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Hommage à Solly Levy
Hommage à Solly Lévy (1939-2020)
C’est avec beaucoup de tristesse que nous avons appris la disparition le 10 avril 2020 de Selomó (Solly) Lévy, co-fondateur de l’ensemble musical Gerineldo. Solly Lévy nous avait fait l’honneur de venir à Paris pour des spectacles où son talent, son humour, son charisme, sa capacité naturelle à jongler d’une langue et d’une culture à l’autre, ravissaient le public. Il avait partagé ses souvenirs d’enfance dans les pages de Kaminando i Avlando et dans un entretien en haketia avec Line Amselem filmé par Enrico Isacco.
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Solly Lévy est né à Tanger le 1 er novembre 1939 d’un père originaire de Tétouan dont la famille avait émigré à Santa Fé en Argentine. Sa mère, Clara Frija était originaire de Tanger. Il épousa en 1963 une amie d’enfance, Madeleine Gavison, dont il eut deux enfants Claire et Eddy. Toute sa vie professionnelle fut consacrée à l’enseignement du français au lycée marocain de Tétouan, à l’école normale hébraïque de Casablanca et enfin dans un établissement de Montréal. Quelque temps après son arrivée au Canada en 1968, il rencontra un autre émigré du Maroc, James Dahan qui cherchait à développer des activités culturelles pour la jeunesse juive. Solly fonda en 1969 un chœur sépharade qu’il dirigea plus de dix ans. Il co-fonda ensuite le groupe Gerineldo avec Oro
Anhory-Librowicz, Judith Cohen et Kelly Amar. Judith Cohen témoigne ci-dessous de cette aventure musicale au long cours. Nos pensées vont aujourd’hui à sa famille et à tous ses proches. Même s'il nous a quittés, la culture des Judéo-espagnols du nord du Maroc a été transmise et préservée dans ses enregistrements, ses disques et ses livres. En pas ke deskanse.
Quand j’ai connu Solly, il y a quarante ans, je venais de commencer ma thèse de doctorat à l’Université de Montréal, sur la musique sépharade au Canada. Le professeur Samuel Armistead (1927-2013) m’avait présentée à son ancienne étudiante, la professeure Oro AnahoryLibrowicz, spécialiste du romancero judéoespagnol marocain. Oro avait été élève de Solly à Tétouan. Elle voulait créer un ensemble dédié aux chansons judéo-espagnoles du Maroc. Solly,
Solly Lévy devant la porte de sa maison natale au 25 Cuesta de la Alcazaba (Tanger, Maroc). Collection Solly Lévy
Photothèque sépharade Enrico Isacco.
L'ensemble musical Gerineldo: Oro AnahoryLibrowicz, Solly Lévy, Kelly Sultan-Amar, Judith Cohen. Photographie: Stan Adams.
1. Gerineldo est le nom d’une romance sépharade populaire du Moyen-Âge relatant l’itinéraire insolite d’un jeune homme (NdR). qui dirigeait la chorale sépharade Kinor a invité la soliste Kelly (Raquel) Sultan Amar. Mais Oro cherchait un quatrième membre, parlant l’espagnol, qui pourrait jouer des instruments traditionnels et chanter. C’est ainsi que par un beau matin de l’année 1980, Oro et Solly ont frappé à la porte de mon petit appartement plutôt bohémien du vieux quartier de Mile End; ce fut la première réunion du groupe qui allait s’appeler « Gerineldo 1 ». Par la suite, le violoniste, oudiste et percussionniste Charly Edry s’est joint au groupe. Avec Gerineldo, on chantait, on répétait, et on voyageait: en Espagne, aux États-Unis, en Israël. Solly chantait, bien sûr, en exerçant son magnétisme légendaire sur scène, et en plus il créait pour nous des pièces de théâtre musicales en haketia, le judéo-espagnol marocain beaucoup moins connu que le judéo-espagnol ottoman aujourd’hui souvent appelé « ladino ». Il dirigeait ces pièces, tout en jouant plusieurs rôles, et il nous enseignait les expressions et la prononciation de la haketia qu’il aimait tant. Il proposait toujours
de nouvelles idées extraordinaires; de plus, il m’a beaucoup aidée pour certains aspects de ma thèse de doctorat. Solly nous apprenait beaucoup, et il nous faisait rire – je me souviens de moments où nous, les trois femmes de Gerineldo, nous disions, en secouant la tête et en souriant: « Ah, oui, c’est le tempérament artistique de Solly. » Dans ses pièces de théâtre musical, Solly a inventé des personnages qui nous ressemblaient. Lui-même était, bien sûr, Selomó, le patriarche de la famille, dans un Maroc du début du XX e siècle. Nous étions nous-mêmes nos propres ancêtres: los d’embasho [ceux d’en bas], los mizhores de mozotros [les meilleurs d’entre nous]. Solly jouait également le rôle du médecin espagnol « moderne » et celui du gamin marocain qui apportait la dafina, le plat de shabbat, chez toutes les familles du quartier.
Oro avait deux rôles: Maknín, la vieille grandmère qui suivait toujours la vie traditionnelle, et le petit-fils qui préparait sa bar-mitsva avec Selomó. Notre belle Kelly, qui n’avait jamais perdu l’accent andalou de sa ville natale de Melilla,
était Tsiporá, la belle-fille – avec son accent andalou qu’elle préférait à la haketia. Et moi ? Ashkénaze, née à Montréal, anglophone, ethnomusicologue, quel personnage pouvais-je être? À l’époque, pour mes travaux de recherche, je venais d’enregistrer Bouena Sarfatty Garfinkle 2 , qui me chantait et me racontait sa vie à Salonique avant et pendant l’Holocauste. Donc, Solly a inventé le personnage de la tia Paloma, veuve de Salonique, qui parlait le judéo-espagnol oriental, et affirmait avec force que les chansons, la cuisine, les coutumes de « Selanik » valaient mieux que celles du Maroc.
Solly était tout à fait dévoué à sa famille, à sa communauté, à sa culture. Madeleine voyageait souvent avec nous; et leur fille Claire nous aidait souvent pour les préparatifs en coulisses. La toute première « performance » de ma fille Tamar Illana fut un bref enregistrement de ses pleurs à l’âge de deux ou trois mois que Solly m’avait demandé pour la scène de la naissance du bébé dans la première pièce qu’il avait créée pour Gerineldo : Ya Hasrá, que tiempos aquellos [C’est ce qu’il y aura en ces temps-là]. Tamar a été présente à presque toutes les répétitions et a commencé à chanter avec nous dès l’âge de cinq ans. Deux nièces d’Oro ont joué des rôles de temps en temps, et le mari et les fils de Kelly ne manquaient jamais une représentation à Montréal : Gerineldo était vraiment une famille. Après le décès prématuré de son mari en 1994, Kelly Amar n’avait plus le cœur de chanter sur scène et par solidarité le groupe a mis fin à ses activités artistiques.
Ayant pris leur retraite en 2000, Solly et Madeleine ont déménagé à Toronto, pour y rejoindre leurs enfants et petits-enfants. Pour Solly, bien sûr, prendre sa retraite voulait dire prendre sans délai un rôle central dans sa communauté sépharade, et créer une série de nouveaux projets artistiques. D’un côté, il a collecté et enregistré les piyyoutim traditionnels du nord du Maroc; en même temps, il a créé ses Sollyloquies/Sollyloquios multilingues qui provoquaient en nous des fous rires, et ses one man shows de Jizzofrenia – nom
basé sur un jeu de mots avec le terme judéo-arabe « khiz » qui signifie « carotte. »
Entre maints projets, pour lesquels il a reçu de nombreux prix d’honneur bien mérités, Solly a traduit – et adapté – des extraits des pièces de Molière en judéo-arabe marocain/français québecois/haketia. Le Bourgeois Gentilhomme, par exemple, est devenu Le Boujadi Gentilhomme. Il a également adapté Pygmalion de Georges Bernard Shaw, avec toutes les chansons. Il a dirigé des classiques du théâtre québécois, en construisant des ponts entre les communautés juive et catholique du Québec. Je me souviendrai toujours d’avoir assisté à une répétition de la comédie musicale West Side Story qu’il avait adaptée au contexte francophone/anglophone de Montréal: chaque étudiant devait apprendre un rôle central, un rôle mineur et un rôle technique, pour se confronter à tous les aspects du théâtre.
Au cours des années 2014 et 2015, Gerineldo s’est à nouveau produit à de brèves reprises. Solly a chanté aux concerts de Paris, pour la communauté juive marocaine, et ensuite à Toronto, à l’Alliance française. Pour ce dernier spectacle de Toronto, il y avait trois générations sur scène : Tamar avait déjà pris la place de Kelly, qui n’était pas disponible, et Matan Boker, le petit-fils de Solly, a ajouté sa belle voix aux piyyoutim qu’il avait appris de son grand-père adoré.
Ce fut le dernier concert de Solly. Ses problèmes de santé l’ont empêché de retourner chanter avec nous au festival sépharade de Montréal qu’il avait contribué à fonder des décennies auparavant; ou encore à Paris lors du festival des cultures juives. Sa longue maladie impitoyable ne lui permettait plus de réaliser les activités qu’il aimait tant, mais n’a jamais pu interrompre ses relations avec sa communauté, qui faisait tout son possible pour lui et sa famille; et encore moins l’amour profond qu’il partageait à tout moment avec Madeleine, leurs enfants et leurs petits-enfants.
Solly Lévy nous a quittés, le 10 avril 2020, durant la fête de Pessah. Judith Cohen
2. Bouena Sarfatty Garfinkle (1916- 1997), née à Salonique, était une partisane grecque pendant la Seconde Guerre mondiale. Ses mémoires et recueils de chansons, de proverbes et de vers sont de précieux documents sur la vie juive à Salonique. Elle et son mari ont immigré au Canada en 1947.