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Les tulumbadjis d’Istanbul

Marie-Christine Bornes Varol

Aviya de ser… los Sefardim

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Les tulumbadjis d’Istanbul

Avec les hamales (les portefaix) et les kayekjis (les bâteliers), les tulumbajis ou pompiers bénévoles font partie du folklore des anciens quartiers d’Istanbul. Les voyageurs européens jusqu’au XX e siècle ne manquaient pas d’évoquer ces diables volants, dévalant les rues avec leur pompe d’opérette. Les compagnies étaient organisées par quartier et par communauté. Chacune arborait sa tenue : une chemise appelée mintan, des pantalons s’arrêtant sous le genou et des chausses ou kamerçin. Les chemises arboraient le signe distinctif de la troupe. Des guetteurs placés en hauteur, notamment à la kula (tour) de Galata, signalaient les départs de feu. Les troupes se faisaient concurrence pour arriver en tête au lieu du sinistre pour des questions d’honneur ou pour mieux tirer parti de la situation. Chaque rôle était codifié par la coutumequ’il s’agisse du porteur de lanterne, de tuyaux ou de sape. La plupart des pompiers volontaires exerçaient d’autres métiers, mais tiraient leur prestige de leur appartenance à la confrérie des tulumbadjis. Ils avaient généralement pour quartier général un café ou

Compagnie de pompiers volontaires d'Istanbul. L'insigne surmontant la pompe indique qu'il s'agit d'une troupe chrétienne. Photographie de Pascal Sebah. Estimée entre 1870 et 1899

Collection Pierre de Gigord. Getty Research Institute.

une taverne. Cette tradition a perdu son éclat en 1912 avec la mise en place d’un service de sapeurspompiers régulier et professionnel. Nous évoquons cette tradition à travers les pompiers juifs de Balat dont Marie-Christine Bornes Varol a recueilli le témoignage et des photographies issues de la collection de Pierre de Gigord.

Tulumbadjis de Balat

Nous avons souvent évoqué dans cette étude 1 les pompiers volontaires de Balat, très présents dans l’histoire quotidienne du quartier, et toujours à vaquer par les rues en raison de leurs multiples occupations. Certains d’entre eux furent à l’époque d’Abdùlhamit II parmi les plus célèbres. Les noms de Aron, du quartier de Sultanhamam Balat aryentro, qui sans avoir reçu aucune éducation composait et récitait de longs poèmes, celui de Fistikçi Nesim, danseur kôçek, et celui de David Reis ont survécu. Craints ou respectés, ils dictaient leur loi. Ils recevaient des subsides de la communauté et lorsqu’ils estimaient les gains insuffisants, ils se livraient à des manœuvres d’intimidation auprès des commerçants et créaient des troubles, forçant les autorités religieuses à intervenir pour arbitrer la querelle et mettre fin aux exactions.

Nous avons vu s’affronter les compagnies de pompiers lors de troubles entre communautés, mais en dehors de ces événements, la rivalité était incessante entre équipes juives et grecques ou turques. Bien souvent, courant vers un feu, les pompiers de Balat croisaient ceux de Fener ou ceux d’Eyùp, des batailles rangées s’ensuivaient qui avaient pour enjeu le signe qui ornait la pompe à eau ou la lanterne. En effet, les Grecs

1. MarieChristine Bornes Varol, Balat, faubourg juif d’Istanbul. Les éditions Isis. Istanbul. 1989

2. Diminutifs respectifs d’Eliyahu, Moshe et Yaakov.

3. kabadayi: fier-à-bras, bandit.

4. Surnom. Laz, désigne en turc les populations du bord de la mer Noire, « Kemal le Lâze ».

5. güzel: beau. Le surnom signifie « le bel Hasan ».

6. kraliçe: reine.

7. dünya güzeli: reine de beauté.

8. cam: carreau, vitre.

9. On peut trouver en turc également forse dans le sens de « par force, exprès ».

10. zorla: de force.

11. boy: taille.

12. Abréviation pour entendites.

13. Al: prends.

14. garez (ou garaz): haine, rancune. La construction atar garez est un calque du turc garez baglamak.

15. kollamak: surveiller.

16. (litt.) tetikte: sur la gâchette, en éveil, sur ses gardes.

17. « Si je ne frappe pas cet homme, je n’aurai pas de repos. » La construction correcte serait l’accusatif adami et non le datif adama qui correspond à la construction judéo-espagnole. arboraient une croix, les Turcs un croissant et les Juifs une étoile de David. Le signe ou la lanterne dérobés étaient ensuite exposés dans le café qui servait de point de ralliement à la compagnie.

Les pompiers juifs qui avaient en outre leur propre métier et quelquefois même des responsabilités dans la communauté au sein de la synagogue étaient également chargés d’enlever les morts et de les transporter au cimetière sur leur dos. Cela faisait partie de leurs obligations. Ils contribuaient donc pour une large part à la vie sociale du quartier.

Embrouilles de pompiers

Nous reproduisons ci-contre un extrait de l’entretien de Marie-Christine Varol avec Isak Azuz, l’un des pompiers volontaires du quartier de Balat.

Izak Azuz, né à Hasköy en 1908, est venu s’établir avec sa famille à Balat, quartier des Échelles, à l’âge de huit ans. Inscrit à l’école de l’Alliance de Hasköy, et issu d’une famille très pauvre, il l’a peu fréquentée et n’a pratiquement aucune instruction. Assez jeune, il est devenu membre d’une compagnie de pompiers volontaires, qui formait une sorte de milice juive et faisait le coup de poing. Fréquentant les bas-fonds il avait des contacts avec les bandits grecs et turcs. Il s’est marié à Balat avec la fille d’un capitaine de pompiers et il y a vécu jusqu’en 1955, date à laquelle il s’est établi à Galata. Il a exercé plusieurs métiers, commis, épicier, portefaix, vendeur de rues et enfin laveur de morts pour la synagogue Neve Chalom. Il parle un judéoespagnol fortement empreint de turc et il parle à peu près correctement le turc quoiqu’avec un accent. Il ne connaît que les termes de français couramment utilisés en judéo-espagnol, mais comprend à peu près cette langue.

Trez ermanoz aviya en Balat teníyamos. Liyá K., eran trez ermanos Liyá, Mochón, Yakó 2 . Uno de eyos tomava sinko personas en la mano, kaliya ke salyeran hazinos. No saliyan bivos de él. Aviyan unos kuantos Turkos aryentro Balat. I eyos eran kabadayís 3 : Emrulláh, Şevki, Laz Kemal 4 , Güzel Hasan 5 . Verdaderamente ke la ermozura de esta persona, komo lo tyene el nombre: Güzel Hasan. Una kraliça 6 ke sale dünya yüzeli 7 ke dizen, él era el primer. Un chabad, este Liyá K. se hue a la meyaná de eyos. Teniyan meyaná eyos aryentro Balat. Estava bevido. Entró aryentro: « Azemé un duble rakí. » Le dyo el duble rakí. Bevyó. « Dame otro uno! » Le dyo otro un duble. Bevyó otro un duble rakí. Kitó para i le pagó. Pagó el rakí, los dos dubles ke bevyó. Salyendo, (ke ya vino él bevido, ya bevyó en otro luguar), rompyó un djam 8 . Sin kerer. No force 9 , zorla 10 . Vino, este Güzel Hasan: « Tu sos el kabadayí ke vinites akí a romper djam de mozotros? » Tu vinites, no vinites, s’empesaron a peleyar. El no alevantó mano. Vino este Güzel

Hasan, travó un kutchiyo este boy 11 . L’apanyó la mano, ansina se l’aboltó. Le tomó el kutchiyo de la mano. Tomó ansina: esto es la parte ke korta, tomó ansina, ende 12 ? Se lo partyó en dos. Seryozo es lo ke t’estó avlando. Se lo çafteó ansina. « Al 13 , toma! », le dicho, se lo çafteó en la kara. I salyó. I se hue. El, agora le ató garez 14 , ke kale ke lo çaftee. Lo kolladó 15 . El ya stá tetikte 16 . Yine se apanyaron, pasó unos kuantos diyas. Yene l’estravó kutchiyo. El dicho, Güzel Hasan: « Bu adama vurmazsam rahat durmam 17 ». Yine se lo tomó el kutchiyo de la mano por sigunda vez, yine se lo rompyó. « Al! », le dicho. Se lo arondjó ansina. No se keriya éste pelear. Pasaron unos kuantos diyas. Estávamos en la kavane, moz asentávamos djusto ahuera Balat. El kal ke ay afuera Balat ke te amostré enfrente… Ke es un meydan 18 ke aviya, ke ayí era la kavane de Avram Z. Era kon siyikas este modo, bachikas. Ama no teniyan d’arimar. Estávamos este modo asentados, estamos asperando mozos ke va vinir haber ke aviya fuego. I él está ayá asentado. Le vino por detrás, lo çafteó i fuyó. Vinyeron loz ermanos le korryeron ensima. No lo apanyaron. S’esparesyó. Se lo yevaron al ospital. – Ande? – Al de mozós, de Balat. Vino Pulis. Kuálo le dize al Pulis: « Hayde sen git da, davací degilim, arkadasiz! 19 » – No se kechó?! – No egzistiya kecharse. Se fue. Estuvo etchado. El, agora s’está espantando, Güzel Hasan, ke en salyendo no va kedar bivo. Vino al reis 20 muestro de la tulumba 21 : « Yusef, azemos paz. Ya ize un kabahat 22 ». Se fueron a verlo. Déchalo ayá. No tengo dar i aver 23 . «Ya me ago paz! » El se kere azer paz. Avló a uno, avló a otro, dingunos no lo stavan akseptando. Todos están arefuzando. A la fin, a kén kayó avlar? Aviya Aribí Chimón, un haham k’era mui nombrado. Ribbí Chimón Asayas. Kuando pasava por la kaye, por el karakol, el komiser se alevantava i le dava selam. Este karar de… Ande él se fue: « Hoca effendi, ayagini öperim, biliyorsun, biz cagiliz, böyle böyle 24 ». « Adam olmayacaksiniz bakalim?! 25 », dicho. Se fue al ospital kaminando entró aryentro. El está etchado ama ya se izo bueno ke ya va salir. « Chalom rebí! », « Hayrola! 26 ». Era mui mui mui savyo. Dicho: « Tengo un meldado akí, en el ospital. » S’asentó un poko, « Por modo de vos vine », « Bueno, kuálo ay? », dicho. « Hasan va venir i te vaz a azer paz », « Ribí, él ke no se karisee ! », « A mí m’estáz avlando ?! Te vaz a azer paz o no?! ». Bueno, no lo refuzó. Vino este Hasan, fue intchó dos ridas, al tyempo eran çevre 27 se yamavan, intchó de fruto, sigarros, kolonya, i se fue i se bezaron. S’izo paz. Kuando salyó del ospital lo invitó en la meyaná a bever Güzel Hasan, a la meyaná ke rompyó el djam. Agora « Acaba 28 , dicho, karpelik 29 me va azerme? me va azer. » Ké izo? Kutchiyo no kulaneava. Se metyó un bokal de rakí vaziyo akí, se lo guadró akí, i vino a la meyaná, i loz amigos metyeron la meza, trucheron rakí, empezaron a bever i se izyeron paz.

Il y avait trois frères à Balat: Liya, Mochon et Yako 2 . Un seul d’entre eux pouvait régler leur compte à cinq types et ils en ressortaient pas vivants. Il y avait quelques Turcs dans Balat et c’étaient aussi des durs à cuire: Emrullah, Shevki, Kemal le Laze, le bel Hasan. Vraiment la beauté de cet homme était aussi vraie que son nom. Une reine de concours de beauté comme on dit, il lui serait passé devant. Un shabbat, ce Liya K. a été à la taverne [des Turcs]. Ils avaient une taverne dans Balat. Il était saoul. Il entre [et dit]: « Sers-moi un double raki! ». On lui donne un double raki. Il boit. « Donne m’en un autre! » On lui en sert un autre. Il boit son autre double raki. Il a sorti l’argent, il a payé ses deux raki. En sortant, (il était déjà ivre après avoir bu ailleurs) il a brisé une vitre, sans le vouloir. Sans violence, sans le faire exprès. Arrive alors le bel Hasan en question: « C’est toi la racaille qui est venue casser une de nos vitres?» Tu es venu, tu n’es pas venu, ils ont commencé à se quereller. Lui, [Liya] il n’a pas levé la main sur lui. Mais voilà que le bel Hasan a sorti un couteau grand comme ça. L’autre lui a attrapé la main, il l’a retournée comme çà et il lui a pris le couteau. Il l’a pris comme ça: là c’est la partie qui coupe, et il l’a pris ainsi tu comprends? Il l’a cassé en deux. Sérieux!

Photographie page de gauche: M. Isak Azuz au jardin de thé de Galata. Istanbul 1980. Photo: M.-C. Bornes Varol.

18. meydan: place.

19. « Allez, va-t-en je ne porte pas plainte, on est amis. »

20. reis: chef, patron.

21. tulumba: pompe à eau.

22. kabahat: faute.

23. Tener dar i aver kon uno: être en relation avec quelqu'un.

24. « Monsieur le prêtre, je vous baise les pieds, vous savez, nous sommes des ignorants, ceci cela. »

25. « Est-ce que vous ne vous comporterez jamais en êtres humains (convenables, responsables)? »

26. Hayir ola prononcé de la même façon en turc. Exclamation marquant la surprise: « Que se passe-t-il !? »

27. çevre: mouchoir brodé.

28. Acaba: Est-ceque par hasard ?

29. kahpelik: tromperie, perfidie.

Compagnie de pompiers volontaires d'Istanbul. L'insigne de la Vierge indique qu'il s'agit d'une troupe chrétienne. Photographie Abdullah frères. Vers 1880.

Collection Pierre de Gigord. Getty Research Institute.

Compagnie de pompiers volontaires d'Istanbul. Le croissant (ay yildiz) indique que l'on a affaire à une troupe de Turcs musulmans. Le bec du tuyau pouvait occasionnellement servir d'arme de poing. Photographie M. Iranian. Estimée entre 1870 et 1899.

Collection Pierre de Gigord. Getty Research Institute.

Comme je te le dis! Il le lui a balancé comme ça ! «Tiens! Prends! » et il le lui a jeté au visage. Il est sorti et il est parti. L’autre maintenant, il lui en veut à mort. Il doit absolument le frapper. Il le guette. L’autre il est déjà sur ses gardes. À nouveau, ils se font face, quelques jours plus tard. À nouveau, Güzel Hasan a sorti son couteau. Il s’est dit: « Si je ne poignarde pas ce type, je n’aurai pas de repos. » À nouveau, Liya lui a arraché le couteau des mains et pour la seconde fois il l’a cassé. Il lui a dit «Tiens, prendsça! » et il le lui a jeté à la figure, pareil. Il ne voulait pas d’embrouille. Quelques jours ont passé. On était tous au café, on se tenait basés juste au bord du quartier, à Balat-Ahuera. La synagogue à la périphérie de Balat et que je t’ai montrée… là il y avait une place et le café d’Avram Z. Il y avait des petits tabourets, bas, comme ça, sans dossiers. On était là assis comme ça, à attendre qu’on nous prévienne d’un incendie. Liya aussi était assis là. Güzel Hasan est venu par derrière, il l’a poignardé et il s’est enfui. Les frères de Liya sont arrivés et l’ont poursuivi. Ils n’ont pas pu l’attraper. Il a disparu. Ils ont transporté Liya à l’hôpital. – Où ça? – Au nôtre, celui de Balat. La police est venue. Qu’est ce qu’il a dit à la police, Liya?: «Allez, va-t-en, je ne porte pas plainte, on est amis. » – Il n’a pas porté plainte?

Non, ça se faisait pas de porter plainte. Le policier est parti. Liya est resté à l’hôpital. Le bel Hasan, maintenant, il avait peur qu’en sortant, l’autre lui règle son compte. Il est allé trouver le capitaine de notre compagnie de pompiers: « Yusef je veux faire la paix. J’ai eu tort ». Ils sont allés le voir à l’hôpital. « Laisse-le là où il est. J’ai rien à faire avec lui ». « Je veux faire la paix! » Il voulait vraiment faire la paix. Il a demandé à l’un, il il a demandé à l’autre. Personne ne voulait accepter d’intervenir. Tous refusaient. À la fin qui est-ce qui restait à qui il n’avait pas demandé?

Il y avait Ribí Shimon, un rabbin qui était très renommé. Ribí Shimon Asayas. Quand il passait dans la rue, devant le poste de police, le commissaire se levait pour le saluer. C’était à ce point-là… C’est chez lui que le bel Hasan est allé: « Monsieur le prêtre, je te baise les pieds, tu sais, nous sommes des ignorants, ceci, cela. ». Il a répondu: « Est-ce que vous ne vous comporterez jamais comme des êtres humains?». Sur ces mots, il s‘est rendu à pied à l’hôpital et il est entré. Liya était hospitalisé mais il allait mieux et il était sur le point de sortir. « La paix sur toi Ribí! Que se passe-t-il?». Ce rabbin était très sage. Il lui a dit: « J’ai une oraison funèbre ici, à l’hôpital. » Il s’est assis un moment. « Je suis venu à cause de vous. » «Ah bon, et pourquoi?» a dit Liya. « Hasan va venir et tu vas faire la paix avec lui. » «Ribí, ne vous mêlez pas de ça! » «C’est à moi que tu parles sur ce ton? Vas-tu faire la paix oui ou non! » Il n’a pas pu refuser. Hasan est venu, il a rempli deux grands mouchoirs, on appelait ça des çevre à l’époque, avec des fruits, des cigarettes, de l’eau de Cologne, et il est allé le voir et ils se sont embrassés. Ils ont fait la paix. Quand Liya est sorti de l’hôpital, il a invité le bel Hasan à boire à la taverne, la même taverne où il avait cassé la vitre. Mais il s’est dit «Maintenant, est-ce que, par hasard, il va pas me tendre un piège?» Qu’est-ce qu’il a fait? Il n’utilisait pas de couteau. Il a pris sur lui une bouteille de raki vide qu’il a gardé dans sa veste, là, sous le bras, et il est parti à la taverne. Les amis ont mis la table, ils ont apporté du raki, ils se sont mis à boire ensemble et c’est comme ça qu’ils ont fait la paix.

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