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Actions locales et réceptions habitantes

CHAPITRE 2 ACTIONS LOCALES ET RÉCEPTIONS HABITANTES

Dans leur article « Un tournant discret : la production de logements sociaux par les promoteurs immobiliers », Matthieu Gimat et Julie Pollard1 analysent la question des logements sociaux à l’aune de la conception de la mixité sociale. Définie comme une « répartition équilibrée des individus sur le territoire, en fonction de critères socio-économiques, culturels ou ethniques », les auteur·e·s décrivent comment cet objectif de mixité sociale s’impose depuis les années 90 comme « un gage de cohésion sociale et un moyen de lutter contre la ségrégation spatiale ». Ainsi les politiques nationales semblent s’engager dans une double lutte : construire davantage de logements sociaux pour pallier le manque tout en favorisant la mixité sociale afin d’éviter la marginalisation des classes les plus défavorisées. Au sein des quartiers prioritaires de la ville, ces politiques se traduisent notamment par les projets de rénovation urbaine ou la construction de Zone d’Aménagement Concerté2, dont le taux de construction de logements sociaux

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est contrôlé par la municipalité.

En tant que quartiers prioritaires de la ville, Saint-Martin et La Mosson sont soumis aux politiques de la ville : La Mosson dans le cadre du plan de rénovation urbaine de l’ANRU et Saint-Martin avec l’arrivée prochaine de la ZAC de la Restanque. La multitude d’instances et d’actions mises en place aux échelles nationales et locales m’a semblé complexe et il a d’abord été difficile de cerner leur organisation. Ainsi, en me renseignant sur cette politique de la ville, je me suis questionnée sur l’accessibilité de ces projets pour les habitant·e·s du quartier, à savoir si ces aménagements sont perceptibles pour les premier·e·s concerné·e·s. L’étude des quartiers de La Mosson et de Saint-Martin a été l’occasion de confronter les regards des habitant·e·s face aux projets d’urbanisation de leurs quartiers.

Dans le cas de Saint-Martin, je me suis intéressée aux actions menées par les associations de

1 GIMAT, Matthieu et POLLARD, Julie. Un tournant discret : la production de logements sociaux par les promoteurs immobiliers. Géographie, économie, société, 2016, vol. 18, no 2, p. 257-282, (p. 261).

2 « Une ZAC est une zone à l’intérieur de laquelle une collectivité publique, ou un établissement public y ayant vocation, décide d’intervenir pour réaliser ou faire réaliser l’aménagement et l’équipement de terrains, notamment ceux acquis ou à acquérir en vue de les céder ou de les concéder ultérieurement à des utilisateurs publics ou privés. ». Site des collectivités locales, https://www.collecti- vites-locales. gouv.fr/lamenagement-urbain. Consulté le 11 octobre 2020.

terrain ainsi qu’à l’analyse d’un diagnostic urbain participatif mené dans le quartier, intitulé les «marches exploratoires des femmes». Pour le quartier de la Mosson, je me suis focalisée sur le programme de rénovation urbaine, ANRU, du point de vue des habitant·e·s et des bailleurs

sociaux.

La sollicitation du réseau associatif par la politique de la ville

Comme nous avons pu le voir dans le chapitre précédent au travers des entretiens avec les habitant·e·s, les deux quartiers ont en commun d’avoir un réseau associatif très présent. Sous forme de comité habitant dans les résidences, de maisons de quartier, de Point Informations Jeunesses, de nombreux·euses acteurs·trices s’investissent afin de rassembler les habitant·e·s, développer des liens sociaux à l’intérieur du quartier, mais aussi les accompagner dans le processus « d’intégration sociale ».

Cette présence associative, je l’ai particulièrement ressentie à Saint-Martin. J’ai tout d’abord rencontré des membres de l’association la Maison Pour Tous qui m’ont mis en réseaux avec les autres associations du quartier : City Citoyen1, Jasmin d’Orient2 , Radio Clapas3. Ce réseau solidaire collabore en organisant tous les six mois des réunions afin de faire des points sur la situation du quartier et leurs projets respectifs. Cours de français, aide aux devoirs ou administrative, cours de sports, sorties diverses, loisirs créatifs : bien que leurs terrains d’ac-

tion divergent, ces associations ont en commun de vouloir rassembler les habitant·e·s autour d’activités favorisant le lien social ou de les accompagner dans leurs projets. Leurs locaux, situés dans le centre de la cité Saint-Martin, en font des lieux accessibles et visibles.

Lors de l’entretien avec l’association Jasmin d’Orient, qui organise des sorties culturelles,

1 Association basée depuis 2005 dans le quartier. Elle propose des activités en termes de loisirs (création de jardins partagés, ateliers jeux d’échec, etc.), éducatifs (soutien scolaire, sorties culturelles ou pédagogiques), services (aide pour faire les dossiers administra- tifs, demandes sociales, etc.), formation (informatique).

2 Association féminine créée en 2005. Son objectif principal est de favoriser l’intégration des familles étrangères par le biais des femmes. Elle propose des activités et loisirs (cuisine du monde, gymnastique, sorties culturelles, etc.) ainsi que des cours de français. 3 Radio et Point Information Jeunesse, implantée dans le quartier depuis une dizaine d’années. La Radio a notamment réalisé une série de podcasts, intitulée « 33 tours et un micro », faisant les portraits des habitant·e·s de la tour Saint Martin dans l’objectif de « donner la parole à ceux qui ne l’ont pas».

sportives, expositions, généralement à l’extérieur de la ville, il est apparu que la majorité des personnes engagées dans la vie associative du quartier étaient des femmes, généralement sans emploi. Les associations permettent de créer du lien social autour d’activités, mais aussi de s’intégrer socialement autrement que par le travail. Cette question de l’intégration des femmes est d’ailleurs évoquée dans le documentaire « Village vertical »1 par une jeune habitante de la tour d’Assas :

« Pour nos mères c’est dur. Nos pères ils sont arrivés avant, ils ont eu le temps de s’intégrer, d’apprendre à parler français. Et puis eux, ils sortent, ils travaillent, ils ont une vie. »2

L’association offre alors une alternative vers l’intégration sociale pour les personnes les plus touchées par l’exclusion (barrière de la langue, sans emploi, racisme, etc.). Au cours de l’entretien avec la journaliste de Radio Clapas3, il est ressorti une nécessité particulièrement présente, dans les quartiers prioritaires, à « aller vers » les habitant·e·s :

« Pour venir dans notre local radio, il faut sortir de la cité Saint-Martin et traverser la route, c’est déjà trop loin. Si on veut se faire connaître, il faut aller à la rencontre des habitant·e·s et toquer à leur porte. »4

Cette démarche a été mise en application par le biais du projet de podcast « 33 tours et un micro ». L’objectif, en « donnant la parole à celles et ceux qui ne l’ont pas » était de réaliser le portrait du quartier du point de vue des habitant·e·s qu’elle définissait comme des « experts du territoire » par leur maîtrise d’usage.

De par leur contact et connaissance des habitant·e·s et des enjeux du quartier, les associations apparaissent comme le lien principal entre habitant·e·s et institutions. En effet, nombreuses interventions menées par les politiques de la ville se servent du « réseau » et des

1 PRADAL, Laure. Op. cit.

2 Ibid.,

3 Entretien avec Lucie (anonymisée), journaliste de radio Clapas et membre du point information jeunesse (PIJ). 12 septembre 2019, Saint-Martin, Montpellier

acteurs associatifs dans leur processus. Il apparaît, notamment depuis la création de l’ANRU, que les politiques semblent être en faveur d’une intégration des habitant·e·s aux processus urbanistiques en poussant vers la concertation habitante ou des processus participatifs. C’est le cas notamment à la Mosson avec l’instauration de «réunions de concertation» dans le cadre de l’ANRU, ou à Saint-Martin avec la mise en place des « marches exploratoires de femmes ». Il s’agit d’un diagnostic urbain national mené conjointement par des groupes de femmes habitant le quartier et par des représentant·e·s des instances locales. A Saint-Martin, ces marches ont été encadrées par l’architecte DPLG Nathalie Ravinal, qui a pratiqué dans le domaine de la conception de logements sociaux et été doctorante sur le sujet de la qualité de vie dans la ville durable, et encadre aujourd’hui les «Atelier Villes»1. J’ai eu l’opportunité de la rencontrer lors du vernissage de l’exposition « Paroles de femmes, images de femmes » organisée au centre d’art «La Fenêtre» sur un ensemble de travaux réalisés par les habitantes du quartier, en par-

tenariat avec les associations de Saint-Martin.

Les marches exploratoires à Saint-Martin

Né au Canada dans les années 1990, ce dispositif a pour objectif d’établir un diagnostic urbain et spatial sur le thème du sentiment d’insécurité, à partir de l’expérience des femmes dans l’espace public. Le point de vue genré de la démarche, justifié par l’idée que « lorsque les femmes ne sont plus exclues, l’inclusion profite à tous »2, part du présupposé que les femmes seraient plus vulnérables que les hommes dans l’espace public. Les femmes sont considérées comme « expertes » de leur quartier par leur connaissance « des dangers et risques auxquelles elles sont confrontées au quotidien»3. Ce diagnostic a pour objectif de favoriser leur intégration par l’appropriation de leur quartier, en les rendant actrices des projets d’aménagement visant à sécuriser l’espace urbain.

Cette démarche expérimentale initiée en 2010 avant de se diffuser plus globalement depuis

1 Les « Ateliers villes » sont des ateliers pédagogiques de sensibilisation à la ville et au territoire, apprentissage de la fabrique de la ville sous force d’exercices ludiques pour les enfants. Ces ateliers sont organisés depuis le centre d’art « La Fenêtre » depuis 2011. 2 Guide méthodologique des marches exploratoires. Cahier pratique. Les éditions du CIV. Disponible sur : http://www.ville.gouv.fr/ IMG/pdf/sgciv-guidemarcheexploratoire.pdf. 3 Ibid.,

2014, s’inscrit dans une volonté émergente de la politique de la ville de promouvoir une participation active des habitant·e·s, notamment dans les quartiers prioritaires, pour les projets d’aménagement du territoire. Comme la loi de « programmation pour la ville et la cohésion urbaine » du 21 février 2014, qui crée des conseils citoyens, accordant un budget aux quartiers prioritaires pour favoriser les projets à l’initiative des habitant·e·s. Sur le principe, il s’agit de proposer un accompagnement et une aide supplémentaire aux projets citoyen·ne·s afin d’encourager l’appropriation de leur quartier.

Dans son article « Logiques de genre dans des quartiers impopulaires », la sociologue Horia Kebabza interroge les implicites de la démarche du diagnostic « non-mixte » dans les quartiers

prioritaires :

« Focaliser l’attention sur le statut inégal des femmes dans les quartiers, et sur des hommes symbolisant à eux seuls la domination masculine, comporte une double particularité : celle d’atténuer l’infériorisation des femmes dans notre société (les diverses situations de discrimination sur le marché du travail ou en politique en témoignent), et celle de disqualifier une culture et une identité « arabe-musulmanemaghrébine» jugée trop voyante ou tapageuse, et bien trop éloignée des valeurs républicaines. Ultime injonction paradoxale en direction d’une population dont l’étrangeté naturalisée serait de toute façon irréductible à l’intégration... créant ainsi les conditions d’un « communautarisme » condamné par avance ? »1

Ainsi, pour la sociologue, mettre l’accent sur l’insécurité des femmes dans les cités – et le prétendu sexisme dont elles sont victimes dans l’espace public – est une manière sous-jacente d’incriminer la modèle culturel et identitaire des habitant·e·s, ce qui favorise leur stigmati-

sation. Selon Horia Kebabza, la focale sur les quartiers prioritaires de ce type de démarche suggère que les problématiques liées à l’insécurité des femmes sont plus concentrées dans ces quartiers. Bien que le terme de quartier « sensible » ait officiellement été remplacé par celui de « prioritaire » par les politiques publiques, la question de l’image des quartiers, leur

1 KEBABZA, Horia. Logiques de genre dans des quartiers impopulaires. Hommes & Migrations, 2004, vol. 1248, no 1, pp. 52-63., (page 63).

enclavement et les problèmes d’insécurité apparaissent comme un enjeu central dans les rapports publiés par l’Observatoire des Politiques Nationales de la Ville (ONPV). Or, lors de mes entretiens avec diverses habitantes de Saint-Martin ou de La Paillade, celles-ci m’affirmaient ne pas se sentir plus en insécurité dans leur quartier que lorsqu’elles se rendaient dans le centre de la ville de Montpellier.

Le 20 novembre 2019, j’ai eu l’occasion de rencontrer Nathalie Ravinal, architecte recrutée par la déléguée du préfet pour encadrer les marches exploratoires de femmes dans le quartier Saint-Martin. Cette rencontre m’a permis de confronter les rapports et objectifs établis par le Comité Interministériel de la Ville à l’expérience de l’architecte, afin d’évaluer certaines limites et contradictions.

La démarche des marches exploratoires pourrait s’intégrer dans celle des associations locales, dans le sens où l’objectif est d’ « aller vers » les habitantes, solliciter leurs points de vue afin de dresser un diagnostic. Ce processus expérimental vise à valoriser la parole de l’habitante, à s’approprier l’espace urbain en les rendant actrices de l’amélioration de leur « cadre de vie ». Mises en place par le passé dans d’autres quartiers de Montpellier, notamment à La Mosson en 2017, le cas des marches de St Martin à la singularité d’être encadré par une archi-

tecte. Habituellement, celles-ci sont davantage dirigées par des associations en lien avec la prévention de violence ou des droits des femmes1. C’est la préfète qui a fait le choix de faire appel à une architecte en estimant qu’elle pourrait apporter un regard extérieur, (« les [habitantes] faire regarder leur quartier autrement»2) tout en transmettant des notions d’architecture et d’urbanisme afin de « comprendre l’histoire du quartier, savoir pourquoi il a été implanté là, ce qui fait qu’il est aujourd’hui comme ça et ce qu’il se passera demain. »3 .

La démarche s’organise sous forme d’ateliers. Au moment de l’entretien trois ateliers avaient eu lieu :

1er atelier : Explication du projet et de la démarche aux habitantes.

1 Guide méthodologique des marches exploratoires. Cahier pratique. Les éditions du CIV. Consulté sur : http://www.ville.gouv.fr/ IMG/pdf/sgciv-guidemarcheexploratoire.pdf. 2 Entretien avec Nathalie Ravinal, architecte. 20 octobre 2019, Saint Roch, Montpellier.

2ème atelier : Situer sur un plan détaillé les lieux pratiqués dans le quartier, repérer les activités et les trajets en précisant leurs impressions selon différentes temporalités. Cet atelier était aussi l’occasion de faire connaissance avec les habitantes et d’observer leur comportement dans le groupe.

3ème atelier : Retracer l’histoire du quartier et son évolution, puis définition du tracé de trois balades urbaines, à des horaires différents, de jour et de nuit.

Pour autant, l’architecte n’avait pas de vision claire sur les débouchées des marches en termes de projets d’urbanisme, à partir des données collectées. Pour elle, l’enjeu se trouvait davantage dans le processus de la participation des habitantes : leur donner des clés pour observer

et comprendre les dynamiques de leur quartier, à travers une analyse de son évolution et de la situation actuelle, afin qu’elles puissent exercer un regard critique dessus et en deviennent actrices.

Faire venir les habitant·e·s

La première difficulté s’est posée dès le démarrage, lors de la constitution du groupe d’habitantes. Celui-ci a été formé à partir d’une liste fournie par les associations Jasmin d’Orient et la Maison Pour Tous répertoriant des personnes susceptibles d’être intéressées par le projet. Il s’est avéré que les personnes connues par les associations sont celles qui participent déjà à de nombreuses activités proposées par celles-ci. Ce sont donc des personnes actives au sein du quartier, investies certes, mais qui estiment être trop souvent sollicitées dans des projets sans réellement en voir les aboutissants :

« Dès la première réunion je les ai senties réfractaires, elles disaient : Ça fait dix fois qu’on explique nos problèmes et il n’y a rien qui change. »1

Le groupe est apparu comme assez homogène en termes de statut social, d’âge et de situation économique et familiale. La majorité d’entre elles étaient des personnes déjà très intégrées à la vie du quartier, notamment par leur fréquente participation aux activités proposées par les

associations. Ainsi, le groupe ne semblait pas représentatif de l’ensemble des habitantes du quartier et celles-ci « ne se sentaient pas tant concernées par les problèmes d’insécurité. »1

Une première restitution de ces ateliers a été réalisée lors de l’exposition au centre d’art « La Fenêtre » dans le quartier St Roch. Était présentée une série de photographies montrant des dysfonctionnements urbains (place de la voiture, absence de passages piétons, bancs dégradés, etc.), une carte mentale reprenant le trajet des marches exploratoires, des post-it avec les suggestions des habitantes et enfin une carte des lieux fréquentés ou inexploités. Le choix de ce lieu s’explique par la volonté de « faire sortir » les habitant·e·s de leur quartier. Nathalie Ravinal expliquait lors de l’entretien que si à Saint-Martin, la majorité des habitantes ne restaient pas cloisonnées dans leur quartier, ce n’était pas le cas dans tous les quartiers prio-

ritaires :

« J’ai travaillé pour le Petit Bard et ils ont refusé de venir à « La Fenêtre ». On a dû faire un module spécifique de leur exposition que nous avons mis à La Maison Pour Tous de leur quartier. »2

Or il apparaît comme nécessaire pour l’architecte d’emmener les habitant·e·s ailleurs, de montrer comment fonctionnent d’autres quartiers afin de permettre l’exercice d’un avis cri-

tique sur le leur et être à même de faire des propositions. Le présupposé induit par la démarche semble être que l’exclusion réside dans une sorte d’enfermement des habitant·e·s dans leur quartier, ce qui semble être le cas dans le quartier Petit Bard d’après l’expérience de l’architecte. Pourtant, au cours de mes entretiens avec les habitant·e·s de la Mosson ou bien de Saint-Martin, je n’ai pas ressenti ce sentiment de cloisonnement. Au contraire, la présence du tramway et des bus semblait rendre accessible le centre-ville où se rendaient fréquemment les habitant·e·s. Le cloisonnement m’a paru être plus réel dans le sens inverse : les habitant·e·s du centre-ville ne vont pas dans ces quartiers. Moi-même, en cinq ans de vie à Montpellier, je n’étais jamais allée à La Mosson ou à Saint-Martin avant d’axer ma recherche sur les quartiers prioritaires de la ville. Nous pouvons alors nous demander si l’intérêt de l’exposition dans ce centre d’art ne résiderait pas davantage dans l’ouverture – et la dé-stigma-

1 Ibid.,

tisation – du quartier Saint-Martin au public habituel du centre d’art qui le connaîtrait peu.

Conflits d’intérêts

Dans le cadre des réunions de concertation mises en place à La Mosson au sujet du plan de rénovation urbaine prévu par l’ANRU, si le bailleur social, Julien Prieur, affirmait que les habitant·e·s ne venaient pas aux réunions et ne se sentaient pas concerné·e·s par ce type de processus, la perception habitante différait. Mme López [nom modifié], membre du comité habitant de la résidence Mercure, y voyait davantage une explication de projets qu’une prise en compte réelle de leurs opinions :

« C’est politique. On nous laisse poser quelques questions à la fin mais le projet passera quand même ».1

Les réunions en question concernaient l’avenir de sa résidence, dont le plan de rénovation prévoit une démolition partielle et la réhabilitation des bâtiments préservés. Il s’est avéré que la majorité des habitant·e·s se positionnaient en faveur de la réhabilitation lorsqu’elle était possible, de peur de devoir changer de quartier et d’être relogé·e·s dans des logements moins qualitatifs.

« Les gens sont déçus par les logements, et puis ils sont beaucoup trop chers ! On a vu des logements où il n’y avait pas de fenêtre dans la cuisine, ce n’est pas un agencement respectable ça. »2

L’habitante ressentait une incompréhension face aux décisions de l’ANRU de détruire partiellement le bâtiment. La raison mise en avant dans les discours des bailleurs et des politiques était un risque d’effondrement. Ce que l’on voit dans de nombreux projets de rénovation urbaine c’est que la question de la sécurité paraît s’imposer comme un argument d’autorité en ne donnant pas la possibilité aux habitant·e·s, qui n’ont ni les connaissances techniques, ni

1 Mme López (anonymisée), habitante résidence Mercure. Entretien du 16/09/19, La Paillade.

accès aux documents justifiants de la dangerosité du bâtiment, de le contester. Les réunions de concertation se déroulent de telle manière que les différent·e·s interlocuteur·ice·s ne sont pas dans un rapport d’égalité, ce qui limite fortement le dialogue ainsi que le pouvoir déci-

sionnel des habitant·e·s1 .

« On m’a dit : « tu ne parles pas de l’éco-quartier en construction. » 2

Le quartier Saint-Martin est un quartier en mutation, notamment avec l’arrivée de la nouvelle ZAC à proximité. L’expérience des marches exploratoires a révélé des paradoxes dans la volonté des politiques, qui d’un côté prétendent vouloir rendre les habitantes actrices de leur quartier, mais qui d’un autre côté donnent la consigne à l’architecte de ne pas parler des projets d’urbanisme en construction. Ainsi l’architecte se trouve dans une situation délicate, en conflit d’intérêts entre donner les clés aux habitantes pour qu’elles puissent se positionner face au devenir de leur quartier et les politiques qui veulent à tout prix éviter de potentielles réactions qui pourraient altérer l’avancement des travaux.

Cet impératif de rétention d’information, atteste que la concertation s’arrête souvent dès lors où les intérêts politiques commencent. Pour pallier ces situations symptomatiques dans les quartiers populaires, en 2014, a été montée la coordination nationale « Pas Sans Nous ». Elle réunit associations, citoyen·ne·s et universitaires, afin de donner des outils aux habitant·e·s pour s’organiser en « contre-pouvoir » face aux institutions : outiller et informer, dans l’intention de permettre une participation réelle des habitant·e·s. Il ne s’agit pas de s’opposer à la politique de la ville, mais de la rendre plus démocratiques principalement en (re) donnant

voix aux habitant·e·s.

Lors de la première réunion des marches exploratoires, les habitantes ont d’abord cru que l’architecte était une employée municipale envoyée pour faire l’inventaire des probléma-

tiques du quartier. Bien que de nombreuses actions soient mises en place localement – par

1 Source : DEBOULET Agnès, MAMOU Khedidja, « Une expertise citoyenne se construit : le premier projet de rénovation urbaine co- produit. La Coudraie, Poissy, Île-de-France », in Savoirs citoyens et démocratie participative dans les questions urbaines, sous la direction d’A. Deboulet et H. Nez, Co édition Adels/La Villette, 2013. Et DEBOULET Agnès, LELÉVRIER Christine, Rénovations urbaines en Europe, Rennes, PUR, 2014

le biais des associations ou des politiques – dans les quartiers prioritaires, ce qui semble témoigner d’une volonté positive à dynamiser les quartiers et proposer des activités pour les habitant·e·s, la multitude de projets ainsi que la diversité des intervenant·e·s semblent compliquer leur identification. Les habitant·e·s les plus renseigné·e·s étant finalement les «habitué·e·s », fortement intégré·e·s à ce tissu associatif et accoutumé·e·s au fonctionnement des institutions et politiques. La difficulté réside ainsi dans la mobilisation des «non-intégré·e·s». Si les politiques nationales et locales se mobilisent et développent des moyens pour améliorer la situation de précarité de ces quartiers, nous pouvons noter des dysfonctionnements dans l’institutionnalisation de ces politiques. Dans quelle mesure est-il possible de croire à l’ « empowerment »1 de la population dans le cadre de rapports hiérarchiques institutionnalisés entre habitant·e·s et décisionnaires ?

L’enquête de terrain permet d'une part de souligner un écart entre le discours et la mise en place de ces politiques qui ne répondent pas nécessairement aux besoins formulés par les habitant·e·s. D’autre part, aucun pouvoir décisionnel n’est conféré aux habitant·e·s : ils et elles sont simplement « consulté·e·s ». Une manière d’augmenter l’acceptabilité sociale de ces politiques dont les habitant·e·s disent ne pas être dupes et en ressortent souvent bien déçu·e·s. Cet écart est ainsi renforcé par la multiplicité des acteur·ice·s qui complique leur identifica-

tion2 et à la sur-sollicitation dont les habitant·e·s des quartiers prioritaires sont la cible. Cependant, si le processus de conception dite « participative » apparaît partiel et limité, ce n’est pas propre à la politique de la ville dans les quartiers prioritaires : les facteurs temporels, la pluralité des acteurs, les enjeux économiques ainsi que le caractère encore expérimental de la démarche rendent le procédé complexe dans son application.

1 Terme anglo-saxon désignant l’autonomisation, ou pouvoir d’agir. Source : CALVÈS Anne-Emmanuèle, « « Empowerment » : généalogie d'un concept clé du discours contemporain sur le développement », Revue Tiers Monde, 2009/4 (n° 200), p. 735-749.

2 AVENEL, Cyprien. La question des quartiers dits « sensibles » à l’épreuve du ghetto : Débats sociologiques. Revue économique, 2016, vol. 67, pp.415-441. (page 417).

PARTIE 2. L’ARCHITECTE FACE À L’HABITAT

« Le Mercure c’est sûr que ce n’est pas un des plus beaux bâtiments, mais les logements sont pourtant agréables à vivre. On a des pièces assez grandes, bien exposées et bien illuminées. Pour avoir entendu des personnes dire que certains logements sociaux « ce n’est pas tout à fait ça », moi je pense que ceux-là on va les regretter. »1

Bien que le grand ensemble soit fortement déprécié, les entretiens avec les résident·e·s des terrains enquêtés ont révélé un attachement général à leur habitat et ce qu’il en ressort c’est notamment que l’image qu’ils en ont diffère de celle véhiculée par les médias. Malgré le besoin urgent de travaux face à l’état de dégradation des logements, la disposition générale des pièces et la qualité des espaces semblaient convenir à leurs attentes en termes d’habiter. Le passage au projet et l'analyse typologique des habitats de la tour Saint Martin a permis de constater que, malgré l'état de dégradation de la tour et des problématiques d'orientation in-

duites par la systématisation des logements, ceux-ci avaient de nombreuses qualitésarchitecturales : appartements bi-orientés, cuisines indépendantes et ouvertes sur l'extérieur, salles de bain ventilées naturellement, double séjour, etc. Qualités que l'on peine à retrouver dans les logements neufs.

Au cours de l’entretien de Mme López [anonymisée], il est ressorti que les habitant·e·s préféraient, lorsque c’était possible, rester dans leur quartier à un déménagement dans un logement social neuf, changement qui pouvait parfois être perçu comme un arrachement.

Aujourd’hui, face à la crise du logement et à l’obsolescence de la plupart des grands ensembles, les politiques d’aménagement du territoire et les bailleurs sociaux oscillent entre deux approches : la destruction puis la reconstruction de logements neufs et la réhabilitation des bâtiments anciens. Depuis 1999 et la création du label « patrimoine de la seconde moitié du XXème siècle », une sensibilisation de l’État à l’égard de la préservation des grands ensembles semble s’être développée. Cependant, très peu de grands ensembles bénéficient de ce label et la politique de restructuration des villes, marquée par la création de l’ANRU en 2003, en-

1 Entretien avec Mme López (anonymisée), habitante résidence Mercure. Entretien du 16 septembre 2019, La Paillade, Montpellier.

QUALITÉS TYPOLOGIQUES DE LA TOUR SAINT MARTIN

Les premiers entretiens de l’enquête ont été réalisés dans des lieux neutres, ce qui ne permettait de récolter des données ethnographiques et architecturales. Il ne m’était pas possible de mettre en parallèle les propos des personnes interviewées à l’observation de leur « chez-soi ».

La méthode employée dans le relevé nécessaire au projet architectural a permis d’affiner l’analyse typologique et de vérifier la richesse architecturale que proposent ces habitats. Ainsi, mon approche a été de croiser et faire dialoguer l’entretien avec les habitant·e·s des logements à un relevé mesuré des pièces et de leur aménagement. L’objectif était d’appréhender les usages et pratiques faites dans chacune des pièces afin de définir les enjeux architecturaux à projeter dans l’idée d’une réhabilitation de la tour Saint-Martin.

Le diagnostic des typologies est donc développé à la page 46 de la notice de projet.

traîne chaque année la démolition de nombreux bâtiments1. Une situation qui peut appa-

raître comme paradoxale étant donné le contexte de crises plurielles dans lequel nous nous

trouvons : manque de logements abordables, crise économique et crise écologique. Par ailleurs, le statut de copropriété d’une partie des grands ensembles complexifie la question : le montant des travaux nécessaires à la réhabilitation est généralement au-dessus des moyens de copropriétaires majoritairement pauvres.

Bien que l’État tente, au travers d’actions interministérielles, telles la « prime rénov » proposée par l’Agence Nationale de l’Habitat2 (ANAH) ou encore le programme REHAdéveloppé par le PUCA3, de débloquer des fonds afin d’aider les copropriétaires les plus démunis, j’avais pour hypothèse en débutant ce mémoire que la nature des travaux, lorsqu’ils sont réalisés, se limitait à une mise aux normes sécuritaires et thermiques ou une réfection de façade sans prendre en considération les pratiques habitant·e·s. D’autre part, la politique privilégiée par l’État pour pallier la crise du logement et faciliter la construction, me paraissait être, a priori, d’encourager des opérateurs privés à intervenir sur le plan du logement social.

La controverse s’accentue avec le passage de la loi ELAN4 en 2018, qui réduit la marge de manœuvre de l’architecte afin de faciliter la production de bâtiments, prévalant l’aspect quantitatif au qualitatif. Ce qui apparaît comme paradoxale étant donné qu’il s’agit de la prin-

1 "L’article 6 de la loi prévoyait la démolition de 200 000 logements sociaux entre 2004 et 2008. La loi « Lamy » de programmation pour la ville et la cohésion urbaine du 21 février 2014 a modifié cet article en portant l’objectif à 250 000 démolitions entre 2004 et 2015." Source : LELÉVRIER Christine, DRIANT Jean-Claude. Mai 2021. Extrait du "dictionnaire de l'habitat : Démolition (des logements sociaux)". Site : https://politiquedulogement.com/dictionnaire-du-logement/d/ demolition-des-logements-sociaux/ [Consulté le 10/06/2021].

2 L’Agence nationale de l’habitat est un établissement public placé sous la tutelle des ministères en charge de la Cohésion des territoires et des Relations avec les collectivités territoriales, de l’Action et des Comptes publics et du ministère de l’Economie et des Finances. Sa mission depuis près de 50 ans est d’améliorer l’état du parc de logements privés existants pour lutter contre les fractures sociales et territoriales. L’Anah encourage ainsi les travaux de rénovation et réhabilitation des logements en accordant des aides financières aux propriétaires occupants modestes et aux syndicats de copropriétés fragiles et en difficulté. Elle propose également aux propriétaires bailleurs privés un contrat pour faciliter la mise à disposition d’un parc locatif rénové à loyer abordable. Source : https://www.anah.fr/ Consulté le 23 mai 2021. 3 Le Plan Urbanisme Construction Architecture (Puca) est une agence interministérielle créée en 1998 afin de faire progresser les connaissances sur les territoires et les villes et éclairer l’action publique. Le Puca initie des programmes de recherche incitative, de recherche-action, d’expérimentation et apporte son soutien à l’innovation et à la valorisation dans les domaines de l’aménagement des territoires, de l’urbanisme, de l’habitat, de l’architecture et de la construction. Source : http://www.urbanisme-puca.gouv.fr/ Consulté le 23 mai 2021. 4 La loi n°2018-1021 du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique.

cipale critique faite à l’égard des grands ensembles : la rapidité de leur mise en œuvre et leur gigantisme ayant engendré des impairs en termes d’urbanisme, vecteurs des disparités socio-spatiales vues précédemment.

Dans cette partie, il s’agit de comprendre le cadre dans lequel s’exerce le métier d’architecte face au sujet du logement social neuf et en réhabilitation. En m’appuyant sur les constructions récentes réalisées à la Paillade et Saint Martin, ainsi que sur des entretiens, je me suis intéressée à des opérations dites « courantes », bâtiments reconnus comme représentatifs de la production actuelle, puis à des exemples plus «exceptionnels», soit des constructions ayant pu recevoir des reconnaissances publiques mettant en valeur leur qualité.

Pour cela, je suis allée à la rencontre de bailleurs sociaux, ainsi que d’architectes travaillant sur le sujet du logement social. Je me suis d’abord tournée vers des acteurs et actrices opérant sur les quartiers étudiés : Jean-Michel Miramond, architecte travaillant sur des projets de logements neufs et en réhabilitation à La Mosson, Nathalie Ravinal, qui a par le passé conçu des logements HLM en agence, doctorante sur la thématique de la «qualité de vie dans la ville durable » et responsable des « marches exploratoires de femmes » évoquées précedemment, et

Julien Prieur, directeur des politiques de la ville chez ACM habitat, principal bailleur social

de Montpellier.

Par la suite, mon expérience de stage dans l’agence Avenier-Cornejo ainsi que la lecture de revues d’architecture et l’écoute de conférences, m’ont ouvert sur la pratique d’architectes qui tentent de proposer des habitats innovants malgré le cadre restrictif de la commande contemporaine. Je me suis particulièrement intéressée au travail de Sophie Delhay, architecte primée pour la qualité typologique de ses projets de logements sociaux neufs, et à l’agence Lacaton-Vassal1, dont le travail, tant sur la conception de logements neufs que sur la « transformation » de grands ensembles en français, leur a valu le prestigieux Pritzker Prize 2021.

Sophie Delhay et Jean-Philippe Vassal sont deux architectes dont je qualifie l’approche « d’engagée » par leur volonté de dépasser les contraintes et paradoxes présents dans la production du logement social – standardisation des plans des programmes de logement face à une po-

1 Les propos reccueillis sur l'agence Lacaton & Vassal proviennent d'un entretien réalisé auprès de Jean-Philippe Vassal en novembre 2019, et d'une conférence présentée par Anne Lacaton au cours d'un séminaire proposé par l'ENSAM en mars 2021.

pulation hétérogène, ou encore démolition de bâtiments dans un contexte de crise du logement – afin de proposer une architecture qui fait sens dans ce qu’elle produit comme habitat.

L’objectif de cette partie est donc de comprendre le contexte généralisé de la production de logements sociaux en France, tout en examinant des leviers possibles vers une qualité architecturale au travers l’exemple d’architectes qui cherchent à avoir un impact sur la production du logement.

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