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Dépasser les contraintes
CHAPITRE 2 DÉPASSER LES CONTRAINTES
« Les opérateurs n’étant pas résidents, ils se moquent de la qualité. Pour que le système fonctionne, il doit être le moins cher possible. »1
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Dans le cadre de projets où commanditaires et usager·e·s sont distinct·e·s, il peut s’avérer que la conception d’un logement dit « qualitatif » soit compromise au profit de la rentabilité de l’opération. Dans le rapport « Enjeux, critères et moyens de qualité dans les opérations de logements » réalisé par Véronique Biau et François Lautier2, sont définis trois « stratégies de qualité » adoptées par les architectes dans leur positionnement face à la maîtrise d’ouvrage :
« Du côté des architectes, les stratégies de qualité prennent aussi des formes différenciées : - Une première position identifiable est celle où l'architecte fait siennes les exigences du maître d'ouvrage et cherche à lui fournir, avec les meilleures garanties de sérieux (exhaustivité des dossiers produits, respect des budgets, disponibilité, fiabilité) la réponse "attendue". - A l'extrême opposé se trouve la position de l'architecte qui revendique une certaine autonomie de son savoir-faire, de son travail de conception et même de sa définition des objectifs à atteindre, quitte à "tirer" vers le haut les attentes du maître d'ouvrage, en particulier sur le plan des usages ou sur celui de l'insertion dans le paysage urbain. - En position intermédiaire, on a défini un profil d'architecte-stratège, qui recherche une qualité passant par la satisfaction des exigences considérées comme légitimes du maître d'ouvrage mais ne cédant pas sur la revendication à conserver d'une opération à l'autre une "écriture", un style, une démarche
1 ABITTAN, David. Sophie Delhay : «Je ne suis pas seulement architecte, je suis aussi habitante». [Podcast]. Tema archi, 20 janvier 2020, 1h. Disponible sur: http://podcast.archi/articles/hors-concours-podcast-interview-sophie-delhay-architecte. Consulté le 23 juillet 2020.
2 BIAU, Véronique et LAUTIER, François. Enjeux, critères et moyens de la qualité dans les opérations de logement. 2004, 118 p.
spécifique. »
Soit, un·e architecte ayant une posture d’exécutant, avec à l’opposé un·e architecte qui impose sa vision du projet à la maîtrise d’ouvrage, et en position intermédiaire, un·e architecte ayant une approche négociatrice.
Dans le chapitre précédent nous avons présenté le contexte de production du logement qui pousse beaucoup d'architectes à adopter la posture d'« exécutants ». L’objectif du chapitre qui suit est de s’intéresser à la pratique de concepteur·ice·s qui cherchent à dépasser les carcans de la production généralisée du logement social, afin de proposer des solutions innovantes en termes d’habitat. Il s’agit au travers l’analyse de ces approches que je qualifie «d’engagées», de poser des éléments de réponses possibles face aux paradoxes posés dans la production
contemporaine des logements sociaux, dans le cas de logements neufs, et dans le cas de ré-
habilitation de grands ensembles.
« Architectes, nous sommes confronté·e·s à des programmes de logements qui sont issus d’une idée de la société qui correspondait probablement aux années soixante, alors qu’aujourd’hui la société évolue, elle vieillit. Les générations sont beaucoup plus larges, on parle de quatre générations. Il y a une atomisation, avec les séparations et recompositions. Notre travail est de libérer ces programmes qui sont très ficelés et finalement assez inadaptés à la société d’aujourd’hui. »1
Innovation typologique : projeter l'habitat contemporain
Afin de renouveler les productions de logements sociaux et encourager à « l’innovation », Union Habitat organise chaque année des congrès HLM qui réunissent acteurs et actrices de la production du logement social. C’est aussi l’occasion de valoriser le travail de certains bailleurs et d’encourager à l’amélioration de l’habitat social. Lors du congrès de 2019, Sophie Delhay remporte le prix « Innovation architecturale et environnementale », avec son projet « la
1 École Spéciale d’Architecture. Le logement : un espace de liberté, Sophie Delhay. [Conférence]. Champs Critiques, 11 mars 2019, 1h05min. Disponible sur : https://vimeo.com/342531910. Consulté le 19 mars 2020.
Quadrata », une résidence composée de quarante logements modulables dans l’écoquartier Via Romana à Dijon. Projet qui lui a également valu les prestigieux prix AMO 2019 « Prix de la typologie la plus créative » ainsi que l’Équerre d’Argent dans la catégorie « Habitat » en 2019.
Ce projet a été récompensé notamment pour l’innovation en termes de typologies qu’il propose. Les appartements se composent selon un principe de pièces «non affectées» : toutes les pièces, hormis les espaces techniques (cuisines et salles d’eau), sont «neutres». D’une dimen-
sion de 13 m2, elles permettent aux habitant·e·s de leur attribuer l'usage souhaité.
Ces pièces polyvalentes, amples et hautes sous plafond, s’organisent sans hiérarchie pour composer un espace multipolaire : « Comme si à l’appartement traditionnel correspondant à la tribu patriarcale répondait à un nouveau modèle plus en phase avec les transformations récentes de la cellule familiale – monoparentale ou recomposée – et des comportements, plus centrés sur l’individu »1 .
Face à la diversification et à l’évolutivité des modèles familiaux de ces dernières décennies, Sophie Delhay cherche à développer des dispositifs qui permettent une flexibilité et une appropriation du logement selon les modes de vie et la composition des familles de ses occupant·e·s. Ainsi, un appartement composé de quatre pièces neutres peut comporter une à trois chambres, facilitant l’aménagement en cas de modification de la structure familiale (figure 4).
La pratique de l’architecte montre une réelle réflexion sur les modes d’habiter contemporains. Lorsque Sophie Delhay aborde la question de l’intime, elle dit qu’il n’est pas « réservé à [l’échelle de] la ville d’habiter avec les autres. »2, d’où cette volonté de proposer des logements pouvant être favorables à une cohabitation bienveillante.
De la même manière que le logement apparaît comme un lieu de repli dans la ville, lieu à soi et pour soi, la pièce, dans les logements de Sophie Delhay, a aussi cette fonction. Les appartements, amputés de tout espace jugé comme « superflu » (couloirs, corridors et
1 SCOFFIER, Richard. R. D’architecture. N°280. Mai 2020. (page 16). 2 ABITTAN, David. Sophie Delhay : « Je ne suis pas seulement architecte, je suis aussi habitante ». [Podcast]. Tema archi, 20 jan- vier 2020, 1h. Disponible sur : http://podcast.archi/articles/ hors-concours-podcast-interview-sophie-delhay-architecte. Consulté le 23 juillet 2020.
dégagements) se composent donc de pièces carrées de dimensions égales, reliées les unes aux autres par de larges portes coulissantes qui permettent de les connecter les unes aux autres (ou au contraire les isoler) selon les besoins de partage ou d’intimité (figure 5). La richesse des projets de Sophie Delhay se trouve dans ce que le principe (« pièce non-affectée ») apporte au projet : évolutivité, usages, appropriation, des logements s’adaptant à une diversité de familles et différentes temporalités.
Lors d’une discussion informelle avec des collègues durant mon stage1, deux d’entre eux débattaient sur leurs préférences entre les typologies d’appartement avec cuisine ouverte sur le salon, ou avec des pièces clairement séparées. Bien que leur « profil » pouvait s’apparenter, étant donné qu’ils sont tous les deux des architectes masculins âgés d’une trentaine d’année, ils ne trouvaient pourtant pas de terrain d’entente sur la question : convivialité et partage lorsque l’on reçoit, contre la gêne de cuisiner face aux autres, l’inconfort des odeurs, du bruit et du besoin de replis dans le quotidien contre favoriser une large pièce à plusieurs espaces «étriqués». Cette discussion, que j’écoutais sans en prendre part, illustrait pour moi le fait que même dans des milieux sociaux très proches, nous pouvons avoir des rapports bien distincts à l’espace dans notre quotidien. Il m'a paru d’autant plus pertinent, dans le cas de logements sociaux, soumis à la location et donc à un changement plus ou moins fréquent d’habitant·e·s issu·e·s de cultures ou structures familiales variées, de proposer des logements adaptables. La modularité permettant aux occupant·e·s de s’approprier l’espace et de l’interpréter selon l’usage souhaité, solution alternative aux plans figés du logement « standard ».
Conception : la méthode au service du projet
Au cours du podcast « Hors concours »2, Sophie Delhay affirme que le rôle de l’architecte est pour elle de voir au-delà des normes et contraintes posées par le sujet du logement, afin de répondre à l’idée qu’elle se fait d’un habitat de qualité : un logement dans lequel elle souhaiterait elle-même habiter, gage d’une satisfaction du travail effectué. Bien que l’exercice puisse s’avérer compliqué pour les raisons soulignées dans le chapitre précédent – abondance de
1 Agence Avenier Cornejo, stage de septembre 2020 à janvier 2021. 2 ABITTAN, David. Op.cit,
Fig. 4 : Plan du projet de Sophie Delhay présentant trois possibilités d’aménagement. Source : http://sophie-delhay-architecte.fr/
Fig. 5 : Plan du projet de Sophie Delhay les différentes liaisons possibles entre les pièces. Source : http://sophie-delhay-architecte.fr/
normes, difficulté à avoir la confiance des entreprises ou des bailleurs sociaux, aléas du chan-
tier – Sophie Delhay lutte contre le découragement et cherche à tout prix à éviter de tomber dans la lassitude du projet. L’architecte qualifie sa méthode de « jeu », en cherchant à renouveler perpétuellement la manière d’aborder le sujet du logement. Ainsi, si le projet présenté plus haut propose une solution typologique à une modularité de l’habitat, chaque projet de Sophie Delhay a son identité, sa proposition face à l’idée de ce que peut être habiter un logement collectif.
Dans ce même podcast, Sophie Delhay se montre critique à l’encontre de la situation du logement en France : mené par des maîtres d’œuvre qui n’habitent pas les projets financés, il est par conséquent fréquent que ces derniers voient facilement à la baisse les prestations liées à la qualité d’usage du logement. Cependant, elle tempère ses propos en soulignant qu’il existe encore aujourd’hui des opérateurs ouverts d’esprits, sensibles à son approche originale de l’architecture.
Lors d’une conférence intitulée « Le logement, un espace de liberté »1, Sophie Delhay aborde la question du bailleur social. Au travers de l’exemple de son expérience avec le projet « Machu Picchu », elle illustre le fait que de nombreux bailleurs sociaux sont prêts à soutenir des projets innovants lorsque la démarche est bien argumentée et réaliste. Projet de 53 logements sociaux, il se caractérise notamment par la proposition forte de créer, sur chaque niveau, des espaces partagés en plein air, libre d’appropriation pour les habitant·e·s (figure 6).
Ces lieux de partage, connectés les uns aux autres, proposent un parcours alternatif à la cir-
culation rapide par ascenseurs. Chacun de ces six espaces étant uniques par leurs orientations, niveau ou morphologies, l’architecte a réalisé un travail de « carte d’identité » afin de proposer des usages possibles pour chacun d’entre eux. Zone de projection, espace propice aux repas partagés, lieu d’exposition, chaque lieu est pensé pour permettre une pluralité de pratiques.
Lors de la conférence, l’architecte cite la réaction du bailleur social suite à la présentation orale de son projet :
1 École Spéciale d’Architecture. Le logement : un espace de liberté, Sophie Delhay. [Conférence]. Champs Critiques, 11 mars 2019, 1h05min. Disponible sur : https://vimeo.com/342531910. Consulté le 19 mars 2020.
« Ça fait cinquante ans qu’on construit, et ça fait trente ans qu’on a des difficultés de gestion avec nos locataires puisqu’il y a une paupérisation très forte de nos locataires, et ils sont un peu comme des lions en cage chez eux. Il y a un enfermement, une violence petit à petit qui se fait, et vous, vous avez parlez d’architecture, mais vous avez surtout parlé de ces relations de voisinage, de ces possibilités d’habiter au-delà de chez-soi, etc. Et on s’est dit, il ne faut pas se poser de questions, il y a une proposition, il faut y aller. On ne savait pas que l’architecture pouvait apporter des réponses là-dessus. »1
Fig. 6 : Axonométrie du projet « Macchu Picchu », en rose, les paliers partagés. Source : http://sophie-delhay-architecte.fr/
Sophie Delhay parle alors d’une expérience d’architecture très stimulante, notamment grâce à la volonté du bailleur de suivre la pensée du projet et du mode d’habiter proposé par l’architecte. Le bailleur social a notamment pris soin d’installer des locataires artistes de profession dans les logements à proximité de l’espace galerie afin qu’ils encadrent le montage d’expositions. Cette relation « main dans la main » entre maîtrise d’œuvre et d’ouvrage a ainsi permis, non seulement un bon déroulé des travaux, mais aussi de réfléchir à la temporalité du projet post-livraison : penser une organisation, une gestion du bâtiment en accord avec les usages qu’il propose.
Représentation de l’espace habité
Dans le chapitre précédent, j’affirmais que la question de la représentation en architecture ne me paraissait pas neutre. La prise en compte du rapport entre usage(r)s et architecture dans
les pratiques Sophie Delhay, se retrouve dans ses choix de documents graphiques.
« Les chercheurs en architecture qui ne portent pas intérêt à l’usage des espaces rejettent la représentation des objets indépendants de l’architecture pour ne retenir qu’un dessin faisant apparaître les volumes enveloppés par les éléments de construction. Pour ceux des architectes qui, dans leur pratique de conception, prêtent attention à la destination des espaces – ce qui est devenu un enjeu avec la rationalisation des surfaces du logement à caractère social –, l’indication des meubles s’est imposée […]. Quant à l’occupation effective de l’espace, à travers l’attribution des pièces à des personnes, leur ameublement et leur mise en valeur décorative (ou leur abandon), elle intéresse le chercheur qui s’attache à rendre compte de l’appropriation des pièces et de leurs «coins». La photographie aide à capter les traces de cette occupation, et elle peut être un auxiliaire pour la réalisation du relevé, mais il lui manque l’intelligence de l’œil relié au cerveau pour faire le tri des objets accumulés dans telle ou telle pièce. »1
1 PINSON, Daniel. L’habitat, relevé et révélé par le dessin : observer l’espace construit et son appropriation. Espaces et sociétés, (n ° 164-165). 2016, pp. 49-66. https://www.cairn-int.info/revue-espaceset-societes-2016-1-page-49.htm. Consulté le 12 juillet 2020.
Nous distinguons ici trois «types» de postures, celle qui ne représente pas les objets et considère l’architecture uniquement dans les « éléments de constructions » ; celle qui les représente afin de formuler une hypothèse d’ameublement ; et la dernière qui s’intéresse à l’appropriation réelle, notamment par l’usage de la photographie.
Les plans de Sophie Delhay illustrent l’importance qui est accordée dans la conception à la notion d'un usage : sont représentés en traits noirs les éléments fixes (« éléments de construction ») et en traits roses les meubles « mobiles » (figure 7). Pour chaque typologie, l’architecte dessine plusieurs hypothèses d’aménagement afin de vérifier que les espaces permettent une libre appropriation par son usager·e. Par la suite, un an après livraison du projet, Sophie Delhay fait le choix d’effectuer un «relevé habité» des 250 pièces qui constituent son projet de « pièces non-affectées ». Cette étude post-livraison est un moyen d’avoir un retour critique afin d’alimenter son travail, tout en vérifiant les hypothèses faites durant la phase de conception.
Plus que donner une échelle au dessin, placer le mobilier dans les éléments graphiques permet de se projeter en tant qu’habitant·e et vérifier l’habitabilité des espaces conçus. Je me suis moi-même prêtée à cet exercice lors de la phase de conception du projet : dessiner les meubles des habitant·e·s relevés lors du diagnostic, afin de m’assurer que les typologies soient adaptées aux pratiques des familles observées.
Fig. 7 : Hypothèses d’aménagement des plans de Sophie Delhay, selon trois structures familiales. Source : http://sophie-delhay-architecte.fr/
La "plus-value" de l'architecte dans le suivi d'exécution
De la phase de conception s'ensuit la phase chantier et ses aléas.
Au cours de la phase de construction de ce même projet de Sophie Delhay, le béton, coulé en hiver, a été beaucoup moins bien réalisé que prévu. On trouve par exemple de nombreuses cassures aux lieux des trous de banches. Afin de rattraper ces bavures, l’architecte a demandé à tous les ouvriers du chantier, au cours d’une réunion, de dessiner le contour de leur main sur une feuille. Ces dessins ont servi à réaliser des pochoirs afin de couvrir les imperfections du béton proprement (figure 8). Ce parti pris original et assumé a une valeur symbolique forte, laisser la trace de ceux qui ont bâti de leur main, avec une pointe d’humour car « lorsqu’on veut cacher quelque chose, généralement, on met la main. »1. Cet exemple illustre une fois de plus, comment l’architecte peut dépasser les contraintes posées par le processus du projet, de la conception à la réalisation.
Ainsi, la pratique de Sophie Delhay me paraît particulièrement intéressante dans la démonstration qu’elle fait d’une possibilité de dépasser les normes établies et d’innover dans la conception du logement social. Son approche, dans une volonté de stimuler la rencontre et le partage au sein du logement, développe la question de l’habiter à toutes les échelles. Le rapport du bâtiment dans son paysage, dans ses espaces collectifs et partagés, jusqu’à l’intérieur de la cellule du logement.
La recherche comme levier d'action face aux pratiques institutionnalisées
« L’alternative de la démolition, c’est de reproduire des plans types qui sont proposés par des promoteurs et des investisseurs, et avec un architecte se contentera de faire le « décorateur de façade ». Je pense qu’à terme on pourra se passer de l’architecte et qu’un ingénieur sera très bien capable de reproduire des logements standardisés. »2
1 Le logement : un espace de liberté, Sophie Delhay. [Conférence]. Op.cit,
Fig. 8 : Photographie des finitions de « rattrapage » Source : http://sophie-delhay-architecte.fr/
Face aux politiques gouvernementales qui font la «part belle» aux destructions des grands ensembles, en 2004, l’agence d’architecture Lacaton & Vassal, accompagnée de Frédéric Druot, engage une recherche qui s’appuie sur le paradoxe suivant : dans un contexte de déficit de logements sociaux, doublé d’une crise écologique, économique et sociale, pourquoi prévaloir la reconstruction alors que nous avons des logements existants ?
Intitulée «PLUS - Les grands ensembles de logements - Territoire d’exception »1, ce titre est associé à l’idée qu’ils défendent dans leur recherche : il est préférable d’améliorer l’existant que de démolir pour reconstruire. Pour ces architectes, le grand ensemble est un espace qui, malgré
sa mauvaise réputation, à des qualités architecturales et typologiques dont la destruction revient à nier ses qualités ainsi que le tissu social existant.
En se positionnant radicalement contre la destruction des grands ensembles, jugée comme une violence envers ses habitant·e·s, les architectes de l’agence Lacaton & Vassal expriment clairement leur engagement politique :
« C’est absolument scandaleux ce qu’il s’est passé en France avec ces démolitions. La démolition on accepte ça en temps de guerre mais c’est d’une violence inouïe. »
La recherche des architectes, lauréats du Pritzker Prize 2021, a par la suite été mise en application au travers du projet de la Tour-le-Bois-le-Prêtre en 2011, qui leur a valu le prix de l’équerre d’argent en 2014. Système que l’agence a réadapté dans l’opération du grand parc à Bordeaux, un projet de réhabilitation d’une barre de 530 logements qui lui a valu en 2019 le prix Mies Van Der Rohe. Cependant, la démarche architecturale de Lacaton & Vassal se basant sur leur recherche « PLUS » apparaît comme une figure d’exception en France et à l'étranger.
Les architectes restructurent en profondeur les grands ensembles sur lesquels ils interviennent, afin de repenser les cellules du logement et améliorer ses qualités d’usages. Une approche singulière dans un contexte où la majorité des réhabilitations des tours et barres
1 DRUOT Frédéric, LACATON, Anne & VASSAL, Jean-Philippe. Plus - Les grands ensembles de logements - Territoire d’exception. Le Ministère de la Culture et de la Communication et la Direction de l’architecture et du patrimoine. 2004, Extrait 2p (page 1).
semble se limiter à une remise aux normes des logements et une réfection de façade.
« Les réhabilitations qui ont été faites jusque-là, qui tournent autour de 10 000 euros par logement, sont absolument insuffisantes. Le principe de démolition - reconstruction, on dépense environ 250 000 euros par logement. Il nous semblait intéressant de dire qu’entre la réhabilitation minimum et la démolition-reconstruction, il pouvait y avoir une position à 50 000 euros par logement, ce que l’on essaie de faire, qui donne de bien meilleurs résultats que la démolition-reconstruction. »1
En réponse à un contexte de crise économique et de recherche de rentabilité dans la ques-
tion du logement social, les arguments avancés sont d'abord économiques : il revient moins cher de mettre des moyens plus importants dans des projets de réhabilitations profondes, qui proposent de réelles qualités d’usages, que de démolir pour reconstruire un nouveau logement. La démarche des architectes vise alors à proposer un système peu coûteux pouvant revaloriser ces architectures dépréciées en y ajoutant de l’espace, de la lumière, et des usages.
Le système élaboré par l’agence Lacaton & Vassal, est celui d’une extension à la façade, double peau épaisse qui permet d’ajouter une pièce supplémentaire à chaque logement, tout en modifiant l’image de cette façade dégradée. L’extension est une structure indépendante qui vient se rattacher à la façade, ce qui permet une installation rapide, cinq jours par logement, répondant à la volonté de déranger le moins possible les locataires. Large de 3,80 mètres, divisés en une pièce « jardin d’hiver » de 2,80 mètres de largeur et en un balcon filant d’1 mètre de large, ces nouveaux espaces permettent d’agrandir considérablement la surface habitable et de stockage des habitant·e·s. L’architecte explique que dans une démarche de travaux d’extension, la surface de celle-ci ne multiplie pas le coût du projet : ce qui revient cher étant l’installation des échafaudages et le montage de l’extension, légitime le fait d’être généreux lorsque l’on décide d’intervenir.
« La générosité c’est ça : quant à faire une extension autant faire un grand jardin d’hiver, un endroit où on peut mettre une table, des chaises, des plantes,
pleins de choses. Il vaut mieux faire les choses de manière ambitieuse que de façon limitée. »1
Au cours de l'entretien, Jean-Philippe Vassal insistait sur cette nécessité à faire « acte d’architecture » en assumant ses partis-pris. La majorité des extensions que nous pouvons trouver sur des projets de réhabilitations courantes de grands ensembles sont de tailles minimes : elles sont généralement un outil pour la restructuration de la façade mais ne permettent pas de réels usages. Le système élaboré par l’agence Lacaton & Vassal est à l’inverse un traitement de l'intérieur, agrandissement des logements, dont découle l'aspect extérieur, réfection de la façade.
« Aujourd’hui, faire des logements de très bonne qualité et peu chers, c’est possible. Ce n’est pas au niveau de l’architecte que ça se joue, c’est à un autre niveau. Le problème c’est de favoriser un système capitaliste, de bâtisseurs privés. En tant qu’architecte ça me paraît important cette question de logement: comment faire une habitation qui n’est pas seulement une habitation de « contraintes » mais une habitation de bonne qualité, dans laquelle les gens peuvent ressentir de la liberté, ne pas être dans des boîtes à chaussures toutes petites, c’est pour ça que moi j’ai appris l’architecture. »2
Face aux incohérences que pose la commande publique et les politiques nationales à l’en-
contre de la question sociale (destruction de logements, programmation standardisée des ha-
bitats, exclusion des habitant·e·s du processus, etc.), la recherche apparaît comme un levier
pour interroger la production généralisée. Que ce soit la recherche par la pratique, comme l'exerce Sophie Delhay en élaborant de nouvelles "règles du jeu" à chaque projet, ou empirique, tel que le travail préalable au projet effectué par l'agence Lacaton & Vassal.
Cependant, malgré la critique faite à l'égard des politiques nationales qui, de prime abord, semblent privilégier une production capitalisée du logement, il est nécessaire de souligner que les architectes ne sont pas les seul·e·s à s'engager pour un habitat qualitatif et innovant.
1 Ibid.,
En effet, des organismes tel que l'Union Social pour l'Habitat propose des programmes d'ac-
compagnement pour aider les bailleurs sociaux à améliorer leurs parcs locatifs, le dispositif
"REX Rénovation" propose des outils et conseils sur la rénovation énergétique en s'appuyant sur des retours d'expériences d'acteur·ice·s de la filière, et des missions interministérielles, telle que le Puca, investit des moyens, au travers le programme "REHA", dans la recherche et le financement de projets de réhabilitations lourdes de logements dégradés – dans le parc public comme privé.
Mais étant donné le caractère encore minoritaire de ces procédures, dans un contexte contemporain qui favorise l'économie au projet, la recherche permet aux architectes de démontrer la pertinence de leur démarche afin de convaincre la maîtrise d'ouvrage de les ac-
compagner. Ainsi, ils et elles parviennent à contourner les carcans de la production généralisée et faire évoluer la commande publique. Cette posture engagée de l'architecte est définie, dans le rapport « Enjeux, critères et moyens de qualité dans les opérations de logements »1, sous le terme d'architecte « moteur·trice » :
« Il y a une dimension pédagogique et militante dans cette posture. Pédagogique, surtout envers le maître d'ouvrage dont ce type d'architecte a le souci d'infléchir les décisions en fonction d'un savoir-faire qu'il pense être seul à détenir : la synthèse, l'anticipation. [...] La dimension militante va au-delà, quand l'architecte "se bat" contre son maître d'ouvrage pour l'amener à mieux faire. »2
Bien que les sujets traités par les architectes Sophie Delhay et Jean-Philippe Vassal sont distincts (projets de logements neufs d’une part, réhabilitations de grands ensembles d’autre part), leurs démarches visent à proposer des solutions alternatives à la standardisation du
logement. Et apporter des réponses réalistes et constructibles qui impactent sur la production des logements sociaux en France, où la marge de manœuvre de l’architecte tend à s’ame-
nuiser.
1 BIAU, Véronique et LAUTIER, François. Op.cit.(Page 72) 2 Ibid.,
Le succès et la reconnaissance de leurs opérations révèlent que par la recherche et l’argumentation, en étant «force de propositions», il est possible d'amener les bailleurs sociaux vers
d'autres conception de l'habitat.
ORIENTATION DE PROJET
De l'intérieur vers l'extérieur
Le projet a été l'occasion de réfléchir aux moyens d'adapter une typologie héritée des années 60 aux modes d'habiter contemporains :
Qu'est-ce qu'habiter aujourd'hui une tour dans la ville de Montpellier ?
Les problématiques soulevées par Sophie Delhay, que sont la multiplicité des modèles familiaux, font partie des constats forts, vérifiés dans la tour, qui ont guidés les orientations de projet vers la recherche d'adaptabilité, modularité et évolutivité des logements.
Le sujet de la réhabilitation posait quant à lui des contraintes techniques (gaines existantes, structure, etc.) et de surface, m'engageant à développer mes propres "règles du jeu".
PARTIE 3. RÉHABILITATION SOCIALE ET ARCHITECTURALE
« Les logements sociaux ont été construits sur un modèle simple, unique : celui du couple hétérosexuel actif où le mari est ouvrier, l’épouse, employée ou à la maison, avec deux à quatre voire cinq enfants. Aussi ces logements ont une pièce de vie, le séjour ; une pièce fonctionnelle, la cuisine, destinée à l’épouse ; des pièces d’hygiène, toilettes et salle de bains ; des chambres. Or on s’aperçoit aujourd’hui que ce modèle n’est pas intemporel. »1
Si nous avons signalé plus haut que, face à la dégradation des grands ensembles, les poli-
tiques nationales oscillent entre démolition puis reconstruction des grands ensembles et réhabilitation, la citation de Patrick Bouchain attire l’attention sur le fait que l’obsolescence de ces logements est aussi due à leur inadaptation aux modes d’habiter contemporains. Face à une société qui évolue, vieillit, mais qui est aussi traversée par une multiplicité de cultures et de modèles familiaux, les plans standardisés, conçus pour la « famille nucléaire » des années soixante, ne semblent plus appropriés. Pourtant, si Patrick Bouchain constate l’obsoles-
cence de ces immeubles, il se positionne aussi contre leur démolition : «les logements sociaux existent, il est absurde de les démolir. Je les considère comme une propriété sociale, dotés d’une histoire positive, parfois érodée. Ils pourraient alors faire l’objet d’une transformation menée par les offices HLM et les habitants. »2 .
Lorsque nous avons abordé la problématique de l’architecture des grands ensembles dans la première partie, il est apparu comme difficile de séparer la question sociale (sentiment d’abandon, exclusion, racisme, pauvreté, inconfort, etc.) à son aspect formel. L’architecture étant destinée à accueillir des usages, il me semble que sa qualité ne peut se définir qu’au travers de la manière dont elle est vécue par ses habitant·e·s :
« L’architecture n’est pas seulement un art, pas seulement l’image des heures passées, vécues par nous et par les autres : c’est d’abord et surtout le cadre, la scène où se déroule notre vie. »3
1 BOUCHAIN, Patrick. Covid #7 | Avec et pour les habitants. 29 mai 2020, https://topophile.net/ savoir/covid-7-avec-et-pour-les- habitants-parole-a-patrick-bouchain/. Consulté le 05 aout 2020. 2 Ibid.,
Or, dans les procédures de production et de livraison des logements sociaux en France (concep-
tion, construction, attribution des logements), que ce soit dans le cas de constructions neuves
comme en réhabilitation, il apparaît que les habitant·e·s, pourtant premier·e·s concerné·e·s, ne sont pas – ou peu – concerté·e·s. Si nous avons pu voir, au travers de l’exemple de la pratique de Sophie Delhay ou de Lacaton & Vassal, que la question de l’usage et du bien vivre des habitant·e·s peut être centrale dans la phase de conception pour certain·e·s architectes, cette pratique s'inscrit dans un cadre conventionnel (réponse à un appel d’offre, conception en agence, suivi de chantier, livraison). Cette figure de « l’architecte d’agence » semble donc exclure, a priori, l’habitant·e en tant qu’acteur·ice actif·tive du processus de projet.
Au cours d'une année de césure réalisée en 2017, j’ai effectué un stage de cinq mois dans un organisme chilien, « Un techo para Chile », dont l’objectif est d’accompagner les habitant·e·s des campamentos1 dans une procédure de relogement vers un habitat social, neuf et décent. L’organisme, divisé en trois pôles : « intervention », « développement de l’habitat » et « financement », s’implique aussi bien dans les problématiques sociales [rencontrées par les habitant·e·s] (aide à la constitution d’un dossier, accompagnement scolaire pour les enfants, aide à la recherche d'emploi, etc.) qu’architecturales par la production de logements sociaux neufs. Malgré les très fortes contraintes budgétaires, les habitant·e·s sont consulté·e·s à intervalles réguliers pour discuter du projet et réfléchir ensemble à la manière d’encadrer la gestion de cet habitat collectif. L’objectif, n'est pas de concevoir une architecture séduisante, mais de solidariser le groupe de résidant·e·s pour qu’il puisse cohabiter dans les meilleures conditions possibles une fois le projet livré.
Suite à cette expérience à l’étranger, j’avais pour hypothèse que la co-conception, ou du moins les processus de projets incluant les habitant·e·s, pouvaient être un levier pour préparer un logement qui ne soit « pas seulement un abri » mais aussi un « tremplin » vers « des destinations inconnues et imprévisibles»2. Un moyen de traiter la question sociale par l’architecture, qui me paraissait d’autant plus justifié dans des situations particulièrement touchées par l’exclusion, et déjà habitées telles que pose le sujet de la réhabilitation d'un grand ensemble.
Dans un premier temps, je me suis tournée vers la pratique de l’architecte Patrick Bouchain,
1 Bidonvilles chiliens.
titulaire du grand prix de l’urbanisme en 2019, qui se caractérise par la recherche expérimentale et la place centrale qu’il attribue à l’habitant·e dans ses processus de projet. L'étude de cas de son expérience de « permanence architecturale » à Boulogne-sur-Mer, permettant de donner un autre regard sur les projets de réhabilitation que ceux promus dans les procédures institutionnalisées.
Le passage à l'opérationnalité par l'amorce du projet architectural, a permis d'aborder de nouvelles contraintes – structurelles, morphologiques, typologiques, économiques – que pose le sujet de la réhabilitation d'un grand ensemble dégradé, mais aussi de mettre en lumière les nombreuses qualités architecturales de ces ensembles pourtant très critiqués. Cette nouvelle grille de lecture, induite par le regard d'une étudiante devant faire projet, a permis d'inter-
roger les notions de processus de conception et de parti-pris architecturaux en vue d'une
revalorisation du bâti pour ses habitant·es.
Ainsi, tout l'enjeu de cette dernière partie est d'interroger le rôle de l'architecte, et de l'architecture, ainsi que la place à accorder à l'habitant·e dans un processus de projet réhabilitationnel.