Concours Henry Jacques le Même 2020 - Andrei Corbet Nits

Dystopie décomplexée Le nouveau Centre Civique de Bucarest

Le Palais du Parlement en 2010, pièce maîtresse d’un projet pharaonique de renouvellement urbain.

Archive personnelle.

Photo de couverture : le Boulevard de l’Union à Bucarest en 2010, vu depuis les terrasses du Palais du Parlement. Archive personnelle.

Juillet 2019 « Non, madame, l’entrée est de l’autre côté, vers le parc ! » C’est ce qu’essaie de dire, dans un anglais approximatif, un des policiers gardant le portail Sud, à une touriste armée de son appareil photo et d’une bouteille d’eau minérale. « Ça doit être la quinzième qui se trompe aujourd’hui, et ce n’est que midi », pense l’agent pendant que la touriste résignée part vers l’entrée des visiteurs, se trouvant 800 mètres plus loin.

Elle fait le tour de la parcelle du Palais, en restant le plus près du mur en travertin, seule source d’ombre disponible sur son chemin. Dix minutes plus tard, elle arrive devant un portail identique, où un autre policier lui confirme que cette fois-ci c’est le bon. Avant d’entrer dans le hall de contrôle de sécurité pour les visiteurs, elle s’arrête devant un distributeur automatique pour s’acheter une nouvelle bouteille, ayant rapidement vidé l’ancienne à cause de la chaleur écrasante de l’été bucarestois.

Peu après, elle rejoint un groupe guidé. Elle ne connaissait pas grand-chose du Palais du Parlement, à part quelques records : bâtiment le plus lourd au monde, deuxième plus grand bâtiment administratif au monde, construction la plus chère selon certains… Elle avait aussi lu que ce projet pharaonique représentait l’expression ultime du culte de la personnalité du dictateur communiste Nicolae Ceaușescu, fusillé lors de la Révolution de 1989, longtemps avant la finalisation des travaux.

En suivant le guide sur un escalier en marbre aussi large qu’une rampe de parking, tout en prenant photo après photo des lustres de la taille d’une voiture de ville, elle écoute les explications qui mêlent histoire et légende, statistiques et anecdotes.

Peu intéressée du volume de béton utilisé dans la construction ou des kilomètres carrés de tapis fournis pour l’édifice, elle retient que ce colosse, anciennement appelé « Maison du Peuple », constitue la pièce maîtresse d’un ensemble urbain construit à partir des années 1980. Nommé « nouveau Centre Civique », il devait regrouper l’intégralité des ministères, tribunaux, assemblée, académie, bibliothèque et autres institutions d’importance nationale, ainsi que des grands magasins et du logement collectif. Le séisme dévastateur de 1977 marque le début du projet, ayant servi comme prétexte pour renouveler la capitale par une opération exemplaire autour de la colline de l’Arsenal. Cependant, à l’époque, personne n’aurait pu prévoir que la mégalomanie du dictateur ne pouvait être satisfaite avec un projet contextuellement inséré dans le tissu urbain historique ; l’emprise du chantier s’est progressivement étendue jusqu’à atteindre la limite des grands ensembles construits en banlieue durant les décennies précédentes. Au moment de la Révolution de 1989, un tiers de la ville historique avait été rasée – à sa place, un désert visible depuis l’espace, un chantier gelé par le changement de régime.

Vue satellitaire de Bucarest en 1988. L’impact des travaux de démolition sur plus de 500 hectares se voit depuis l’espace, sous la forme d’un désert coupant la ville d’Est en Ouest. © Google Earth.

Le guide mène le groupe jusqu’à la plus haute terrasse du Palais, lieu avec vue sur presque tout le Centre Civique. On aperçoit du début à la fin la Voie de la Victoire du Socialisme, aujourd’hui Boulevard de l’Union, long de trois kilomètres. Cette artère perpendiculaire au Palais, légèrement plus large que les Champs-Elysées, s’articule avec les grandes traversées Nord-Sud de la capitale à travers trois vastes places : la Place de la Constitution devant le Palais, en forme d’hémicycle, rappelant la Place d’Armes de Versailles – elle aussi devenue parking pour voitures et cars amenant les visiteurs ; un kilomètre plus loin, sur le site d’un des grands marchés historiques (l’équivalent bucarestois des Halles de Paris), la Place de l’Union, polygonale, ornée d’un ensemble de fontaines et d’un parc construit à cheval sur la rivière qui traverse la ville, désormais canalisée ; enfin, pour marquer la fin du Boulevard, on arrive à Alba Iulia, une place circulaire dont le rayon mesure 100 mètres, entourée d’immeubles de logement dimensionnés pour être visibles depuis les terrasses du Palais. A l’instar des jardins de Le Nôtre, l’intervention se lit à l’échelle géographique et les dimensions découlent de la perspective depuis le Palais. Sauf qu’au lieu d’un parc du XVIIe siècle, le rond-point, l’hémicycle et les axes symétriques rythment à Bucarest une forêt d’immeubles monumentaux en béton.

Le Boulevard de l’Union, grand axe de composition du nouveau centre en 2010. Les immeubles plus éloignés sont plus hauts afin d’être visibles depuis les terrasses du Palais, ce dispositif rappelant les perspectives des jardins de Le Nôtre. Archive personnelle.

Regard d’automobiliste vers la Place de la Constitution en 2019. A gauche les ministères, à droite le mur quasi-infini en béton et travertin bordant la parcelle du Palais du Parlement. Archive personnelle.

La suite de la visite impressionne beaucoup moins la touriste : ayant déjà visité de nombreux palais en Europe, le luxe formidable des aménagements intérieurs et les dimensions exagérées des couloirs et salles du Parlement lui rappellent les résidences officielles d’une famille royale ou d’une autre. C’est plutôt l’anachronisme d’une telle dépense qui l’interpelle. « Mais qui d’autre qu’un dictateur fou pourrait vouloir ça dans les années ’80 ? ». Pendant que le guide explique les sacrifices financiers du peuple nécessaires à la réalisation en béton, acier, marbre et cristal des rêves du président communiste, elle essaye de cerner le style architectural du bâtiment.

Wikipédia la renseigne qu’il s’agit d’une forme de néoclassicisme. Sur place, cependant, elle trouve facilement des caractéristiques baroques. « Ou peut-être un éclectisme postmoderne ? » Dans un article sur internet, l’auteur déclare l’ensemble du Palais un « kitsch totalitaire ». La vérité est que tout est présent dans un édifice de cette taille, surtout si quelques centaines d’architectes ont travaillé sur le projet qui changeait sans cesse à cause de l’indécision du dictateur-commanditaire.

Même si inauguré officiellement en 1997, le Palais reste inachevé jusqu’à nos jours.

Des hectares entiers d’espaces vides, ne servant à personne et fermés à clé probablement pour toujours, se cachent dans un labyrinthe intérieur dont uniquement quelques fonctionnaires connaissent les secrets. Les projets de programmation des espaces vacants ne manquent pourtant pas – ce sont les parlementaires et députés, locataires occasionnels du Palais, qui s’opposent chaque fois que le sujet resurgit. Mais le guide n’en parle pas.

A la fin de la visite, la touriste se sent fatiguée. Son application de smartphone qui compte les calories consommées en marchant la notifie qu’elle a battu son record de kilomètres parcourus en une seule journée. Elle regarde l’heure et se rend compte qu’elle doit se dépêcher vers son prochain objectif touristique avant que cela ne ferme. Trop fatiguée pour se déplacer à pied, elle consulte le plan du métro.

La station la plus proche se trouve à l’extrémité du grand parc au nord du Palais.

S’imaginant la traversée de ce Champ de Mars roumain sous la canicule, elle décide d’y aller en Uber.

Une fois assise dans la Logan bleue de son chauffeur Uber, elle jette un œil au trajet indiqué par le GPS sur l’écran de son smartphone. Le trajet correspondant à la traversée complète du nouveau centre, la touriste découvre, depuis le siège du passager de la voiture, les détails de ce qu’elle a vu auparavant depuis les terrasses du Palais.

Derniers étages d’un immeuble longeant le boulevard en 2015. Chaque propriétaire d’appartement y a apporté ses propres modifications. La juxtaposition des nombreuses interventions individuelles et hétéroclites parasite la façade monumentale. Archive personnelle.

La monumentalité lourde des ministères devant lesquels elle passe en traversant le champ de bitume de la Place de la Constitution ne lui évoque aucun sentiment : c’est le même répertoire de colonnes, pilastres, corniches épaisses et encadrements qu’elle vient de voir au Palais, à une échelle toutefois plus réduite. Les immeubles de logements qui suivent sont en revanche plus intéressants, car ils illustrent le résultat parfois triste, parfois amusant, du croisement d’une architecture grave, conçue pour impressionner, et de la réalité des improvisations informelles que chaque propriétaire d’appartement ait réalisé pour son propre confort. Au niveau des larges trottoirs ombragés, sous les couronnes des grands arbres ayant atteint la maturité, ce sont les terrasses de restaurants, les trottinettes électriques, les enfants et les retraités se mêlant aux fonctionnaires et cadres dans la foule, qui infusent de la vitalité dans ce quartier autrement stigmatisé pour son histoire sombre.

Des deux cotés de la voirie, les piétons bénéficient, durant l’été 2015, de l’ombre des arbres plantés une trentaine d’années plus tôt. Le feuillage dense crée un espace à l’échelle humaine dans un quartier autrement caractérisé par les dimensions exagérées et la monumentalité. Archive personnelle.

Le chantier abandonné du nouveau siège de la Bibliothèque Nationale de Roumanie avant la reprise des travaux en 2009. © portalturism.com.

Le nouveau siège de la Bibliothèque Nationale en 2016. Achevé en 2012, il est le dernier édifice public commencé avant 1989 qui a ouvert ses portes dans le Centre Civique. Archive personnelle.

La voiture s’arrête au feu rouge quand elle atteint la Place de l’Union. L’attente n’est point ennuyeuse, car les panneaux publicitaires géants, les logos en LED des grandes marques et les jeux d’eau des fontaines proposent aux automobilistes un spectacle rappelant plutôt Las Vegas qu’une capitale balkanique. Plus loin, sur la droite, la touriste voit une construction qui semble issue du croisement d’un temple romain et d’un immeuble de bureaux. « C’est la nouvelle Bibliothèque Nationale ! » dit le chauffeur. « Elle a été commencée en même temps que le reste du quartier et finalisée en 2012. Et si vous regardez à gauche, vous allez voir le Palais du Tribunal, qui a l’époque devait être un grand magasin. Et là, où vous voyez ce terrain vague, rien n’a

Fontaines longeant le boulevard au niveau de la Place de l’Union en 2019. Les immeubles sont couronnés d’affichages publicitaires rappelant Times Square ou Piccadilly Circus. Archive personnelle.

été fait depuis ’89. Dix hectares en plein cœur de la capitale et les peupliers poussent à travers la fondation en béton… Vous ne trouvez pas ça dommage ?»

Parfois, entre deux barres de logement, le front bâti est interrompu par une ruelle d’accès aux quartiers anciens. Cachées dans l’ombre des immeubles longeant le boulevard, des maisons ayant survécu à deux Guerres Mondiales, deux tremblements de terre et aux démolitions, attendent aujourd’hui à disparaître, inhabitées, au bout de quelques hivers plus rudes ou du premier séisme conséquent. Seules les églises et quelques villas chanceuses bénéficient d’une remise en valeur dans ce tissu urbain oublié derrière les longs rideaux en béton. Aujourd’hui, des associations formées d’architectes, anciens habitants des quartiers détruits et autres nostalgiques assemblent des bases de données photographiques des bâtiments démolies afin d’en préserver au moins une trace visuelle dédiée aux futures générations, qui n’auront jamais connue la ville d’avant les grands travaux du dictateur.

Croisement du boulevard avec une des rares ruelles transversales en 2015. Derrière le nouveau front bâti, les restes du tissu urbain historique s’acharnent à survivre. Archive personnelle.

1984, vue d’une des nombreuses rues démolies pour faire place au nouveau Centre Civique. Les habitants évacués ont reçu des appartements en banlieue lointaine. © Lucia Stoica.

Épilogue / Janvier 1994 « C’était tellement mieux quand j’habitais juste en face de l’école ! » se dit, chaque soir depuis la rentrée en septembre, un élève dont les parents sont parmi les premiers à avoir déménagé dans les appartements situés autour de la nouvelle Bibliothèque Nationale sur le Boulevard de l’Union. Depuis que son père a reçu un poste dans une des institutions publiques récemment installées dans le quartier, l’élève traverse le Centre Civique chaque jour jusqu’à son collège, dans un quartier historique aujourd’hui caché derrière le front bâti de la Place de l’Union. Ce n’est pourtant pas la distance du parcours qui le dérange, car il comprend le manque d’alternatives tant que les nouvelles écoles de proximité sont en chantier : depuis la fenêtre de sa nouvelle chambre, il ne voit que des grues et des immeubles inachevés. Mais le trajet, en revanche, relève d’un parcours de combattant.

La nuit tombe vite en hiver - il est 16 heures et les chauffeurs des voitures qui passent à toute vitesse dans la Place de l’Union allument les phares. Les lampadaires ne fonctionnent qu’à moitié, et la poussière épaisse stratifiée sur la chaussée ne laisse pas apercevoir l’emplacement des passages piétons. Quand le flux de voitures s’atténue, l’élève réussit à traverser le boulevard. Il préfère longer la voie du côté du grand magasin, car il peut s’acheter des friandises dans un des nombreux kiosques en tôle bleue érigés chaotiquement sur le parvis du centre commercial. Ici, la présence humaine plus forte lui donne un sentiment de sécurité. Malheureusement, cet espace ne représente qu’une oasis d’humanité au milieu du désert d’un immense chantier en grande partie abandonné. L’élève poursuit son trajet en direction de la Bibliothèque Nationale sur le trottoir noyé dans l’obscurité, en essayant d’éviter les débris de travaux ou les plaques glissantes de glace.

Presque arrivé à la maison, il se voit obligé d’effectuer un détour par une des ruelles à l’arrière des immeubles, car une meute de chiens errants lui bloque le chemin sur le boulevard. Connaissant des voisins qui se sont fait attaqués dans les environs,

l’élève évite toujours de s’en rapprocher. « C’est pourtant curieux, quand j’étais petit je n’en voyais presque jamais » se dit-il en passant devant les ruines et terrains vagues restés derrière les barres du boulevard. Il avait entendu qu’à l’origine de ses bêtes redevenues sauvages se trouve l’abandon des animaux par les familles habitant dans les maisons avant l’évacuation forcée de l’ancien quartier. Maintenant, leurs descendants rôdent au cœur de la capitale…

L’élève accède par la porte arrière dans le hall de l’immeuble éclairé au néon blanc.

Le nouvel ascenseur n’ayant pas encore été mis en fonction, il est obligé de prendre l’escalier. Sur les paliers en béton poli, les locataires ont disposé des pots de fleurs comme pour distinguer leur étage des autres. Au premier, un énorme ficus, au deuxième des cactus dans des pots de yaourt… et enfin au sixième, le monstera que sa mère arrose deux fois par semaine.

Place de l’Union en 1992. A droite, au loin, les nombreuses grues marquent l’inachèvement du chantier à l’extrémité Est du boulevard. A gauche, une auberge du début du XIXe siècle témoigne de l’ancien quartier aujourd’hui disparu. © flickr user Norman

Immeubles de logement en cours d’achèvement en 1994. Après l’arrêt du chantier du nouveau Centre Civique lors de la Révolution, les travaux ont lentement repris, puis continué jusqu’aux années 2010. © Azopan Photoarchive.

Une fois arrivé dans sa chambre, le garçon pose son sac à dos sur le parquet et met tout de suite ses mains engourdis par le froid sur le radiateur brûlant situé sous la fenêtre panoramique à trois vantaux. Dehors, les quelques poteaux d’éclairage jettent une lumière pale sur les arbres anémiques plantés le printemps dernier. La carcasse vide de la grande bibliothèque se distingue difficilement dans l’obscurité, tandis qu’au loin, au-delà de la Place de l’Union illuminée par les phares des voitures passantes, des centaines de projecteurs de chantier font briller la colossale Maison du Peuple, dont la silhouette de pièce montée domine l’horizon de la ville. Dehors, un aboiement sourd coupe de temps en temps le silence du nouveau Centre Civique de Bucarest…

Fontaines de la Place de l’Union en 2019. Au fond, la silhouette de la Maison du Peuple, aujourd’hui Palais du Parlement. Archive personnelle.