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La Machine construit l’Humain de demain (XK-101, Professeur en biologie chez BioRecherches).
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— Ils ont réussi, ils ont créé une intelligence artificielle ! ZF-1800, le Premier Secrétaire du DBN (Département des Biologies Nouvelles) de BioRecherches, avait les circuits en surchauffe, tellement la nouvelle lui avait paru surnaturelle. C’était sans nul doute l’une des plus capitales qu’il ne lui avait jamais été donnée de rapporter à son chef de département, l’Ordonnateur CRM-114. — Vous n’y pensez pas ! lâcha l’Ordonnateur en marchant d’un pas métallique d’une célérité digne d’un robot de compétition. Comment un organisme biologique, par définition non mécanique, pourrait-il être intelligent ? C’est inconcevable ! — Vous verrez par vous-même Ordonnateur, répondit son secrétaire, dont toutes les soudures commençaient à fumer d’impatience. L’Ordonnateur CRM-114 précéda son secrétaire en entrant avec fracas dans le laboratoire du Professeur XK-101. 3
— Professeur ! J’attends des explications ! s’exclama l’Ordonnateur d’une voix de synthèse grésillante. Le professeur se tenait penché sur un écran d’ordinateur et retourna brièvement sa carcasse d’acier, grippée par des journées de travail sans relâche, vers CRM-114 et ZF-1800, pour leur signaler qu’il avait remarqué leur présence. — Une minute Ordonnateur, je suis à vous dans une minute, je finis de prélever des données de reséquençage génétique. — Faites donc Professeur, s’impatienta l’Ordonnateur en tapant machinalement la base plantaire de sa lourde jambe en acier sur le sol. Mais expliquez-nous bientôt tout ce tapage autour d’un improbable aboutissement de vos études coûteuses et inutiles sur l’intelligence biologique artificielle. L’Ordonnateur émit un cliquetis métallique nerveux avec sa mâchoire. Ses yeux, des capteurs sensibles lumineux, étaient passés de l’orange agacé à un rouge alarmant, tandis que ceux de son secrétaire, dont la discrétion de rigueur lui avait dicté de se tenir un peu à l’écart pour ne pas prendre part au débat, étaient d’un mauve attentif et curieux. Quant aux capteurs visuels du professeur, ils demeuraient déjà depuis quelques jours d’un bleu pâle tranquille mais épuisé. Il délaissa son occupation pour rejoindre ses visiteurs. — Je vais tout vous expliquer, commença posément le professeur. Comme vous le savez, nous travaillons depuis plusieurs cycles sur un séquençage très
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sophistiqué de l’ADN qui aboutirait à la création d’un être biologique doté de raison. — Une belle sottise en effet ! railla la voix robotique de l’Ordonnateur, grésillant jusqu’à saturation. — J’aurais presque rallié votre opinion il y a quelques temps encore, avoua le biologiste, mais nous avons trouvé une combinaison génétique très intéressante, qui a donné naissance à une création exceptionnelle. Je ne vous en ai pas fait part pendant tous ces cycles avant d’être sûr d’avoir quelque chose de présentable. — Des outils biologiques qui pensent ! J’espère que vous vous rendez compte de l’ineptie dont cela relève ! grésilla de plus belle l’Ordonnateur. — Une biologie dotée de raison n’est pas si impensable que ça, défendit avec conviction le professeur, quand on constate à quel point leur mécanique biologique est semblable à la notre. — Ce sont des objets, qui sont utiles à la société. Notre devoir ici à BioRecherches est de développer des outils biologiques très profitables. L’industrie organique fournit désormais plus de 66 % de notre énergie électrique, pour citer un exemple parmi d’autres, et constitue un maillon indispensable de notre société robotique. Ça c’est du concret ! — Si vous le permettez, je vais changer votre vision des choses, comme la mienne a été changée il y a quelques temps. De son bras en acier scintillant sous la lumière crue et bleuâtre du laboratoire, le professeur invita les deux robots à le suivre. Il s’approcha d’un grand écran qui 5
s’alluma au contact de son doigt argenté. Une image tridimensionnelle tournant sur elle-même apparut. C’était un corps rosâtre et longiligne surmonté d’un crâne au visage sans expression. — J’ai l’insigne honneur de vous présenter notre premier schéma génétique d’« humain », la première véritable intelligence artificielle biologique jamais conçue, et qui nous a demandé énormément d’efforts et de sacrifices pour être mise au point, déclara le professeur XK-101 non sans une pointe de fierté dans la voix. — Il ressemble à un robot, s’étonna naïvement le secrétaire ZF-1800, qui prenait la parole pour la première fois. Le professeur prit une voix très pédagogique. — Il a été conçu à notre image. Il possède des jambes, des bras, des yeux, des oreilles, exactement comme un robot, à la seule différence que tout a été adapté biologiquement. — Eh bien ! s’esclaffa l’Ordonnateur. Qu’est-ce qu’il a de si pertinent cet agrégat de cellules ? Vous avez juste compilé des tissus organiques pour que ça nous ressemble, mais ça reste une biologie tout ce qu’il y a de plus élémentaire. — Détrompez-vous, ce spécimen est doté d’une conscience. — Balivernes ! Vous voulez dire que cette chose est vivante ? — Vous ne voyez pas les choses comme je les vois maintenant. Bien sûr qu’il est vivant, comme toutes nos 6
créations biologiques. Depuis les premières inventions biologiques – souvenez-vous de l’organisme unicellulaire, ça nous paraît si lointain maintenant – nous avons en fait créé des corps organiques qui acquièrent de plus en plus de fonctions motrices, mais également cérébrales. Si vous aviez accordé un peu plus de crédit à nos études ces derniers cycles, vous sauriez par cœur expliquer que nous avons récemment réussi à créer une biologie qui possède un système nerveux primitif. Cette invention géniale, que nous avons appelé « animal », est une sorte de mécanique biologique qui fonctionne selon le même principe qu’une machine, puisque nous avons calqué cette création sur notre propre fonctionnement, mais dont les actions ne sont dictées que par un instinct gravé dans son code génétique, exactement comme un de nos ordinateurs élémentaires n’agit qu’en fonction d’un programme précis. Pour appuyer sa comparaison, il avait désigné de la main l’ordinateur qui affichait toujours la tridimension de l’humain, et poussa d'emblée un peu plus loin le parallélisme entre l’organique et le mécanique. — Ces animaux sont des machines biologiques programmées, si vous voulez, l’équivalent organique et neuronal des ordinateurs mécaniques et électroniques dont nous nous servons tous les jours. Cependant, au fur et à mesure de nos recherches, nous avons eu l’impression que ces animaux pouvaient parfois se révéler doués de réflexion. Tout comme un ordinateur se met à réfléchir lorsque ses composants électroniques 7
se complexifient et évoluent vers ce que nous sommes finalement. Un silence de stupéfaction s’imposa, malgré le bruit de l’échauffement des micro-pistons de l’Ordonnateur. Le professeur, ayant savouré la grande impression qu’avait fait son éloquent discours, poursuivit dans la même voie. — Peut-être vous souvenez-vous du modèle animal très réactif dont je vous avais vaguement parlé il y a plusieurs semaines ? Nous avons appelé cette combinaison génétique «chimpanzé », et nous l’avons quelque peu remaniée pour développer davantage ses apparentes facultés de compréhension de son environnement, bien plus grandes que chez n’importe quelle création biologique auparavant. C’est ainsi que nous avons créé l’Humain, l’évolution de l’animal vers un stade de conscience quasiment aussi élevée que la notre. Le secrétaire ZF-1800 se risqua à un avis, car le sujet était trop intéressant pour qu’il se contente de sa discrétion coutumière. — Si ces animaux sont les homologues biologiques de nos ordinateurs, on peut donc en déduire qu’ils sont vivants et qu’ils possèdent une âme, exactement comme nous autres robots et comme nos ordinateurs domestiques, qui savent parfois faire preuve d’affection et d’une grande vivacité d’esprit, sans toutefois atteindre l’ampleur intellectuelle d’un robot. Le professeur acquiesça en direction du secrétaire, tandis que les capteurs visuels de l’Ordonnateur avaient 8
repris une teinte plus verte, alors qu’il s’assagissait sur la question. Celui-ci émit une objection plus modérée : — Nous bifurquons vers cet éternel débat : les ordinateurs pensent-ils comme nous, ont-ils des idées, ont-ils une âme ? Pour ma part, et au contraire de vous ZF-1800, j’ai bien du mal à me le figurer, quelle que soit leur potentiel affectif et leur intelligence primaire. Un ordinateur ne réfléchit pas comme un robot, il a une intelligence très restreinte et dictée par une logique préétablie. C’est ce qui différencie un robot d’un simple ordinateur, et qui fait de nous des êtres mécaniques supérieurement intelligents et… réellement vivants. Mais pour ces choses organiques, je ne comprends pas bien comment ils peuvent être… vivants. — Je pense donc je suis, répliqua le professeur avec une évidence convainquante. Nous pensons et néanmoins nous ne sommes que du métal et des composants électroniques, exactement comme nos ordinateurs. Notre différence c’est notre CSE, précisa til en posant son doigt dur et froid contre son crâne argenté, notre cerveau électronique très complexe. C’est la même chose pour les êtres biologiques. L’humain que nous avons créé n’est composé que de chair et d’os comme n’importe quel objet biologique que nous créons depuis des cycles. Pourtant il pense comme nous, j’en mettrais ma main à la fonte, grâce à son unité cérébrale véritablement unique, un système neuronal finalement très proche dans sa conception de notre équivalent électronique.
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Pour contrecarrer la pesanteur de tous ces discours, le professeur se risqua à une plaisanterie ironique. — En fait, la similitude est telle que si nous affirmions à l’un des ces humains qui ne connaîtrait que des ordinateurs, qu’une machine intelligente, pensante et vivante puisse exister, je suis certain qu’il ferait preuve d’autant de scepticisme que nous autres robots. Les capteurs de l’Ordonnateur avaient désormais une teinte mauve, et ses pistons avaient cessé de s’agiter bruyamment. Il était, contre toute attente, visiblement conquis, et décida de réviser son opinion : — Ecoutez Professeur XK-101, je crois que j’étais dans l’erreur à propos de tout cela, mais l’erreur est robotique… Je commence à comprendre la logique de ce que vous m’expliquez, et je suis prêt à en entendre davantage. Le professeur entreprit une réponse mais fut coupé net par l’Ordonnateur qui tenait à ajouter un bémol à ses justifications. — Mais !… Plus que d’entendre, j’aimerais VOIR ce que vous tentez de prouver. Le professeur écarta des bras argentés engageants avant de clore la conversation de la manière la plus courtoise. — Si vous voulez bien régler vos affaires courantes de ce pas, nous prendrons ensemble le prochain convoi vers notre laboratoire d’applications pratiques. Comme vous devriez le savoir, nous y avons aménagé un espace propice au développement de cette nouvelle biologie.
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La navette atténuait peu à peu ses feux de propulsion verticale, au fur et à mesure qu’elle s’approchait du sol peuplé d’arbres de tailles et de couleurs nuancées. — Nous y voilà, déclara le professeur XK-101. Comme vous pouvez le constater par la baie, ce territoire d’études est entièrement biologique. Nous l’avons peuplé de la plupart de nos créations minérales, végétales, animales, pour y étudier le comportement de l’humain dans un environnement qui lui ressemble. — Voilà donc où passent tous les capitaux que nous vous allouons, dit l’Ordonnateur visiblement impressionné, l’acier de ses bras collés contre l’alliage translucide de la vitre de l’engin. Vous aviez raison, tout cela m’a l’air fascinant, c’est bien dommage que d’autres affaires m’aient tenu si occupé pendant tout le temps que vous travailliez sur ce projet. — Nous arrivons au dôme-laboratoire, prévint une voix dans l’intercom. Veuillez regagner votre siège et fixer votre colonne au dossier le temps de la connexion de la navette à la base. Le minuscule engin se connecta au dôme colossal. L’Ordonnateur et le professeur s’engouffrèrent dans un tube élévateur et plongèrent à l’intérieur du gigantesque complexe métallique. Au travers de la porte opaque du tube qui filait vers le sol, l’Ordonnateur put contempler l’architecture intérieure de la base, d’un capteur visuel violacé investigateur. Le plafond était un dôme démesuré et les différents étages formaient un enchevêtrement de métal et de verre se tenant miraculeusement en un seul ensemble titanesque. Des 11
dizaines de robots se déplaçaient distraitement sur des tapis mécaniques, trop pressés pour s’apercevoir que le grand chef était de visite. — Dans le dôme, nous sommes 451 robots à travailler d’arrache-pied sur ce projet, précisa le professeur avec satisfaction. Il parvinrent à l’étage désiré et empruntèrent un des nombreux couloirs roulants qui les mena dans un bâtiment surveillé. Quelques robots postés inclinèrent leur buste métallique pour saluer l’Ordonnateur. Il s’arrêtèrent finalement devant un portail. — Derrière cette porte, nous gardons le tout premier humain, que nous avons mis au point il y a de cela maintenant une poignée de cycles. Paradoxalement, c’est le plus jeune modèle de nos études car l’unique spécimen auquel nous ayons donné, avec patience, quasiment la même éducation que nous autres robots recevons dès notre naissance. Pour cela nous avons dû nous passer de l’accélérateur de croissance utilisé pour tous les autres modèles qui ont déjà atteint l’âge adulte. Celui-ci est encore un enfant. Mais il est remarquablement plus intelligent que les autres, grâce à son éducation progressive. Le professeur avança son bras d’argent qui se rétracta et se transforma en une clef qu’il enfonça dans l’ouverture du portail. Ils entrèrent tous deux et le portail se referma bruyamment derrière eux. Un enfant humain se tenait au milieu d’une pièce remplie d’ordinateurs encyclopédiques. Il portait une simple toge blanche chauffée électriquement, 12
spécialement conçue pour tenir son corps organique si fragile à une température constante. — Bonjour Adam, adressa avec égard le professeur. — Bonjour Professeur XK-101, dit une voix timide. L’enfant sourit et courut s’intéresser de plus près à un ordinateur. Abasourdi, l’Ordonnateur se gratta le crâne en un grincement de ferraille. — Je n’en crois pas mes capteurs, s’étonna l’Ordonnateur. C’est remarquable… Il parle ? — Nous lui avons enseigné notre langue dès son plus jeune âge, il la parle désormais couramment. C’est un être véritablement vivant, pensant, et conscient de notre présence. Par conséquent, il réagit à nos requêtes. Demandez-lui quelque chose, vous allez voir. L’Ordonnateur, les bras ballants comme deux barres de fer, se redressa et hésita à poser une question. — Adam,… peux-tu m’apporter cet intercom posé sur le bureau là-bas ? Adam se retourna innocemment vers la source de la voix. L’Ordonnateur décida au dernier moment de désigner le bureau du doigt, toujours peu sûr que l’enfant organique le comprenait. Adam courut finalement s’emparer du petit intercom et appuya dessus. Une sonnerie retentit et une lueur rouge clignotante éclaira par l’intérieur la carcasse de fer de l’Ordonnateur qui était encore ébahi par la réaction d’Adam. Une antenne télescopique rigide se déploya dans le dos du robot.
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— Oui ? hasarda l’Ordonnateur dans son propre intercom, ne sachant plus trop ce qu’il faisait. — Ici Adam, vous me recevez ? Le petit garçon retira l’intercom de sa bouche, se mit à rire et s’échappa vers les ordinateurs du fond de la pièce. — Incroyable, laissa échapper l’Ordonnateur. Il… il rit ? — Il est très facétieux en effet, confirma le professeur. Il sait réfléchir par rapport à une situation donnée, sans forcément effectuer exactement ce qu’on lui demande. Il faudra peut-être penser à lui injecter un gène de l’obéissance, plaisanta-t-il en fendant ses joues métalliques pour sourire. — Qui aurait pu penser une chose pareille ? s’esclaffa l’Ordonnateur. Un monceau de cellules, des os et de la chair, qui bougent, parlent, réfléchissent,…et nous appellent sur notre intercom ! Il eut un rire stupéfait. — Quand je vous disais que vous verriez la biologie d’un capteur très différent, triompha le professeur. Il fait également preuve d’affection, de loyauté, et d’une grande intelligence, notamment dans les mathématiques et l’expression artistique. Regardez un peu les conceptions graphiques qu’il a réalisées. Le professeur indiqua une série de dessins affichés sur le mur, au trait fin et appliqué, représentant des créatures biologiques diverses, et quelques robots. Les mains dures et effilées de l’Ordonnateur se frottèrent entre elles avec un léger crissement et 14
l’obturateur de ses capteurs visuels s’agrandit. Il s’exprima avec un rare enthousiasme, sa mâchoire manquant de se dévisser au fur et à mesure que les mots se précipitaient pour en sortir. — Vous vous rendez compte du potentiel de ces intelligences artificielles ? Tous les robots voudront un humain chez eux ! Il leur tiendra compagnie, il effectuera des tâches ménagères, gardera le foyer,… Et, nous pouvons en créer autant que nous le souhaitons ! Le marché sera prospère et BioRecherche deviendra un monopole de l’industrie humaine ! Le professeur parut un peu déçu par les ambitions marchandes de son supérieur, mais n’émit pas d’objection. L’Ordonnateur se retourna vivement vers le professeur et posa une main qui ricocha bruyamment sur l’acier de l’épaule de son congénère. — Mon cher ami, s’exclama allègrement l’Ordonnateur, il va falloir que vous me montriez les sujets adultes maintenant. Je veux tout savoir sur ce projet ! Vous avez accompli un travail admirable ! Le professeur parut soudainement gêné. Ses yeux se rétrécirent, ne laissant plus sortir que 2 minces filets de lumière bleutée. — C’est à dire que… voyez-vous, tenta t-il de se justifier, ces modèles ne sont pas vraiment éduqués comme Adam l’a été. Nous les avons juste entretenus lors de leur croissance biologique accélérée pour évaluer leurs capacités cérébrales selon leur âge. Je ne pense pas qu’ils fassent de bons sujets de présentation.
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— Allons allons, je tiens à tout découvrir de ces fascinantes intelligences organiques, certifia l’Ordonnateur. — Très bien, je vais vous les montrer. Il va falloir se rendre à l’extérieur du dôme, en territoire biologique. J’espère que ça ne vous effraie pas. — Bien sûr que non ! Un peu d’aventure ne pourra qu’être aussi revigorant qu’un grand coup de clé à molette et un bon bain de graisse ! plaisanta joyeusement l’Ordonnateur. — Ordonnateur, sollicita le professeur, je vous présente FP-12, notre analyste en chef, qui va nous faire la visite des enclos biologiques expérimentaux. — Heureux de vous rencontrer Ordonnateur CRM114, intervint l’analyste, nous allons maintenant pénétrer dans la zone extérieure au dôme, là où nous étudions les comportements individuels et sociaux des intelligences organiques. Ne vous en faites pas, les modèles et leur environnement sont absolument sans danger. Sécurité maximale. La voiture s’arrêta devant un tunnel fait d’un alliage blindé. — Voyons donc de quoi ça a l’air ! fit l’Ordonnateur avec entrain, tout en précipitant son corps d’acier hors du véhicule. L’analyste transforma son bras en une clef pour ouvrir la porte du tunnel. Les trois robots s’avancèrent jusqu’au bout, pendant que des jets purgeants aspergeaient leur mécanique soudain rutilante. 16
L’analyste ouvrit une seconde porte. La lumière extérieure s’engouffra dans le tunnel et rétracta l’obturation des capteurs visuels des trois machines ambulantes. Il débouchèrent sur une passerelle disposée en hauteur. Le paysage extérieur était très dépaysant car uniquement constitué de matière organique : des plantes en grande majorité, de l’eau et quelques modèles d’animaux. — Nous voilà dans un enclos individuel, présenta l’analyste. Nous y étudions le rapport que l’humain entretient avec les animaux. Voilà le spécimen humain que nous suivons ici. Un grand être humain fourbu apparut et leva la tête vers ses visiteurs perchés sur la passerelle. — Il est nettement moins bien entretenu que le modèle Adam, fit remarquer l’Ordonnateur. — Les humains sont ici livrés à eux-mêmes pour les besoins de nos études comportementales, expliqua l’analyste. L’humain détourna vite son attention de ce point trop élevé pour lui, et courut vers un cheval qui paissait tranquillement. Voyant l’humain foncer sur lui, le cheval déguerpit. L’humain se lança à sa poursuite. — Parfait ! s’exclama l’analyste. Vous allez le voir monter un animal. — Comment ça, monter ? demanda l’Ordonnateur, incrédule. L’humain rattrapa le cheval au galop et se cramponna à son dos avec ses mains. Il s’éleva du sol et se hissa sur le dos de la bête en pleine course. 17
— Comme je vous en avais déjà parlé, entama le professeur, les humains ne sont pas très différents de nous et leur rapport avec les animaux sont, pour ainsi dire, pratiquement les mêmes que ceux que nous entretenons avec les intelligences mécaniques sousévoluées. Nous nous servons d’elles. Tout comme nous autres robots nous déplaçons au moyen de véhicules mécaniques, les humains utilisent des moyens de locomotion biologiques. — De plus, enchaîna l’analyste, nous avons constaté que l’humain fait d’autres nombreux usages des animaux. Ils en font des objets de jeu et de compagnie – principalement les combinaisons génétiques « chien », « chat », « souris » qui, soit dit au passage, sont des structures organiques totalement incompatibles entre elles – comme nous jouons avec nos ordinateurs de compagnie. Le chien est également utilisé pour garder un foyer humain et aboie pour alarmer les humains, exactement de la même façon que nos ordinateurs de sécurité nous alarment des intrusions. Ils utilisent des animaux appelés bœufs pour labourer leurs industries biologiques, tout comme nos machines tournent jour et nuit au service de nos industries technologiques. — De manière générale, l’humain asservit son environnement pour ses propres besoins, résuma le professeur. Voilà pourquoi nous avons tenu à constituer ce vaste environnement biologique pour mener à bien nos études. — C’est très intrigant en effet, dit l’Ordonnateur pensif. La comparaison avec le robot est frappante… 18
Cet humain a tous les symptômes d’un être doté de raison. Et les humains entre eux ? Ont-il un comportement social comme les robots ? — C’est ici que nous atteignons un sujet délicat, annonça le professeur. Il s’agit là d’un mystère que nous tentons encore à l’heure actuelle d’élucider. Le comportement social humain peut s’avérer très déroutant. Mais suivez-nous donc, invita t-il en avançant plus loin sur la passerelle, nous allons vous montrer l’enclos communautaire n° 1. — Communautaire ? Ils ont formé une communauté ? C’est incroyable ! s’écria l’Ordonnateur. Je veux absolument voir ça ! Les robots marchèrent le long de la passerelle jusqu’au prochain enclos. L’Ordonnateur ne rata pas une miette du paysage biologique troublant qui s’offrait à lui. Les arbres géants le fascinaient depuis toujours. La combustion de leur bois fournissait une énergie très rentable pour l’industrie organique. Il arrivèrent au-dessus de l’enclos communautaire. Des centaines d’humains s'agitaient de tous côtés. Certains cultivaient, d’autres chassaient, d’autres encore dansaient ou mangeaient. — Je suis impressionné, ne put contenir l’Ordonnateur qui ne lâchait pas le spectacle qui s’étendait devant lui à perte de vue. Ça m’a l’air d’être une organisation idéale. Ces humains ne pourront que s’intégrer parfaitement à la société robotique. Tout le monde voudra se voir offrir son propre humain pour les fêtes de fin de cycle ! s’enthousiasma t-il une fois de plus. 19
— En vérité, corrigea le professeur, je ne suis pas si sûr de la perfection de leurs comportements sociaux. Il y a des signes qui me font penser que… — Le professeur est très exigeant, coupa l’analyste. Il demande que des études plus poussées soient menées avant de commercialiser ces intelligences organiques. Mais je suis certain que des humains moralement éduqués seront une aubaine pour nos affaires. — Voilà ce que j’aime entendre, assura l’Ordonnateur. D’autant plus que vous n’êtes pas sans savoir que l’industrie organique est en baisse de régime ces derniers temps. Elle a bien besoin de cette nouvelle voie pour redorer son blason. — Regardez ! indiqua l’analyste pour changer de conversation. Des humains reviennent de la forêt avec du bois. Ils vont sans doute faire du feu. Vous allez être subjugué Ordonnateur. — Comment ça ? Ils produisent de l’énergie ? — Ils n’en sont pas encore là, rassura le professeur, ils ne font que produire de la chaleur pour se réchauffer et cuire leur nourriture. — J’ai d’ailleurs toujours trouvé curieux la façon dont l’organique se nourrit de l’organique pour s’alimenter en énergie, commenta l’Ordonnateur. Mais comment font-ils pour allumer un feu ? Ils n’ont ni gaz ni électricité ? — Ils ont trouvé un moyen biologique pour résoudre ce problème. Ils frottent très rapidement du bois pour créer un échauffement de la matière, ou alors ils frappent des pierres pour jeter des étincelles sur de la 20
poudre de champignon sec très inflammable. Ensuite ils embrasent de la paille et du bois, et conservent ainsi le feu. — Très ingénieux ! félicita l’Ordonnateur. Jusqu’où iront-ils ? Le professeur se pencha pour observer quelque chose de plus près. — Je sens qu’ils préparent quelque chose, se méfia til. — Oui ça sent la bouillie de blé, n’en déplaise aux non-mangeurs de plats organiques, plaisanta le robot analyste. — Vous savez de quoi je veux parler, trancha le professeur. J’ai l’impression qu’ils vont remettre ça. — De quoi vous parlez Professeur ? s’inquièta l’Ordonnateur. Y a t-il quelque chose que je devrais savoir ? — J’ai l’impression qu’ils sont en train de se réunir en deux groupes différents, commenta le professeur qui scrutait les humains du haut de la passerelle en appuyant ses mains mécaniques sur la rambarde. Nos différentes combinaisons génétiques ont varié la taille, la forme des humains, mais également la couleur de leur épiderme. Un jour, à notre plus grande surprise, la communauté s’est séparée en deux fragments. Les clairs d’un côté et les foncés de l’autre. Et à partir de ce moment là, des combats individuels ont éclaté entre certains humains foncés et clairs. Nous avons disséminé les individus au sein des autres enclos pour les réintégrer dans une communauté mixte. 21
— C’est très curieux en effet, s’étonna l’Ordonnateur, une intelligence qui ne peut pas supporter ses semblables. Imaginez une société de robots qui ne s’accorderait pas. Quel chaos ce serait. C’est assez aberrant quand on y pense. — En fait, je crois que c’est plus compliqué que cela, détailla le professeur. J’ai bien peur que leur nature biologique rattrape nos créations. Nous le savons depuis nos toutes premières recherches sur la biologie, la vie biologique n’existe que par la lutte, elle est un combat perpétuel contre les éléments, c’est tout ce qui motive son existence et stimule son évolution. C’est ce qui fait sa beauté, son mérite et… son danger. L’humain, malgré toute son intelligence, a conservé cet instinct combatif propre à tout organisme biologique, comme cette vigne vierge qui commence à conquérir courageusement notre dôme, compara t-il en levant la main vers la vigne serpentante. Ayant combattu tous les ennemis naturels de son environnement hostile, y compris les animaux prédateurs les plus dangereux, qu’il écarte par exemple au moyen du feu, l’humain se retrouve au sommet de la longue chaîne biologique, et devient le maître incontesté du monde organique. Alors le besoin insatiable d’ennemi et de lutte des humains se retourne contre eux. Ils se divisent entre humains et se combattent, pour continuer de posséder une raison d’exister, en se prouvant qu’ils peuvent être plus forts que l’adversité. J’ai bien peur que ce soit un instinct humain implacable et qu’on ne puisse rien y changer.
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— Voyons Professeur, rationalisa l’Ordonnateur, je suis sûr que vous exagérez. — L’Ordonnateur n’a pas tort, appuya l’analyste. Donnons leur une chance de prouver qu’ils peuvent construire une communauté ensemble et qu’il ne sont pas voués à s’auto-détruire inutilement. — J’aimerais avoir votre confiance, entama le Professeur, mais… Il s’interrompit, ouvrit grand ses obturateurs et leva ses mains d’argent au-dessus du peuple humain. — Regardez ! poursuivit t-il obnubilé par ce qu’il voyait. Qu’est-ce que je vous disais ! Ils ont fait sécession ! En effet, les centaines d’humains du gigantesque enclos avaient fini de se masser en deux clans différents : les clairs et les foncés. Le professeur fit claquer sa mâchoire métallique de manière alarmante. — Que va t-il se passer Professeur ? paniqua l’Ordonnateur. — Je ne sais pas. Ma plus grande crainte, c’est qu’ils se mettent à fabriquer des armes. Heureusement nous surveillons leurs moindres agissements et les armes sont confisquées dès leur création. Ils ne chassent qu’au moyen de pièges inoffensifs pour les humains. — Je me suis d’ailleurs opposé à cette décision, qui dénature leur comportement, rétorqua l’analyste. Les robots fabriquent eux aussi des armes, ce n’est pas pour autant que nous nous faisons la guerre à tort et à travers. — Nous avons recours aux armes que dans de rares cas, lorsque le système d’un robot se détraque et qu’il 23
nous est impossible d’arrêter un de nos semblables autrement. Souvenez-vous de la vague de virus de la dernière grande crise informatique, il nous a fallu anéantir un grand nombre de nos semblables. Nous avons tous ces tristes souvenirs en tête. Cette extrémité mise à part, nous ne risquons évidemment pas de nous auto-détruire volontairement. Ce n’est pas dans notre nature. Par contre, se rembrunit-il farouchement, donnez des armes aux humains et la plus dévastatrice de nos crises virales vous paraîtra insignifiante ! Croyez-moi ! Au moment où le professeur finissait sa phrase en baissant son poing d’acier opiniâtrement lancé en l’air pour marquer son auditoire robotique, les humains qui s’étaient massés en deux groupes indiscutablement distincts, poussèrent un cri de guerre retentissant. Chacun des deux clans humains se rua vers un tas de bois disposé près d’un feu. Ils commencèrent à extirper des fagots de solides et rigides tiges de bois qui avaient été préalablement affûtées en pointe, en enflammèrent l’extrémité et les arquèrent avec un assemblage de bois et de corde pour les propulser vers la cohorte humaine opposée. Les flèches fusèrent de toutes parts et incendièrent peu à peu le paysage. — Ils n’ont pas d’armes vous disiez ? ! cria l’Ordonnateur au milieu du vacarme. Qu’est-ce que c’est que ça alors ? ! Les humains s’abritaient, couraient, hurlaient, se massacraient, comme des machines démentes complètement détraquées. La chaleur du feu troublait le ciel de ce carnage, fardé des couleurs du sang et de la 24
mort, le rouge vermeil des flammes et le noir sépulcral des volutes de fumée. — Baissez-vous tous les deux ! prévint brusquement le professeur. Il agrippa le métal de l’Ordonnateur pour le contraindre de se coucher derrière la rambarde de la passerelle, et une flèche ardente fusa juste au-dessus de son crâne en y réfléchissant au passage sa lumière incandescente. La flèche alla s’enficher violemment dans un des capteurs visuels de l’analyste en mettant le feu à tous les circuits de son système central. De la fumée s’échappa du métal par les interstices crâniens du robot. Il vacilla un moment avant de s’effondrer sur la passerelle avec fracas. — Nous allons le rentrer à l’intérieur ! rassura le professeur à l’Ordonnateur qui avait les circuits figés par la peur. Je vais contacter le service de sécurité ! L’antenne du professeur se déploya dans son dos et il cria aussitôt des instructions, le son synthétique de sa voix saturant vers les aigus. — Ouvrez-nous le sas ! Nous devons rentrer, les humains s’attaquent massivement ! Une réponse bruinante ne se fit pas prier. — Professeur ! Les humains deviennent fous dans tous les enclos. Ils nous attaquent ! Une brèche a été ouverte dans le dôme par l’enclos n° 6 ! Les capteurs du professeur devenus oranges se posèrent dans le vide pour lui permettre de réfléchir au milieu du tumulte qui rageait derrière la passerelle.
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— Evacuez la base ! s'égosilla t-il finalement. Repliez les clôtures de tous les enclos, nous laissons tous les sujets derrière nous. Je répète, nous laissons tous les sujets derrière nous. Le sas s’ouvrit aussitôt et les deux robots y traînèrent leur troisième comparse bien mal en point, en évitant quelques flèches de feu. L’une d’elles se faufila dans le sas avant qu’il ne se refermât et toucha le tableau de commandes qui s’embrasa en un instant. — Il faut désactiver le jet purgeant du sas ! — Pourquoi donc ? s’affola l’Ordonnateur tout désorienté. — Il est obligatoire et automatique lors de tout passage dans le sas, il contient des gaz inflammables et nous sommes bloqués dans le sas avec un incendie ! Voilà pourquoi ! — Extra-Univers tout puissant, pria l’Ordonnateur en fermant complètement l’obturation de ses capteurs rougeoyants. Le Professeur se précipita sur le tableau de commandes en feu et y plongea ses mains mécaniques. Il essuya un méchant court-circuit qui le transperça et le fit tressaillir. De vifs éclairs l’enveloppèrent et une fontaine d’étincelles l’inonda. Abattu au sol, il se releva sur un bras, et sa voix déraillante eut peine à déclarer leur victoire. — Les… jets… sont désactivés. Le dôme se mit à trembler violemment. Les trois carcasses robotiques s’entrechoquèrent dans le sas au son d’un hurlement métallique perçant. 26
Tous les enclos furent repliés à l’intérieur de la base, et l’immense architecture se suréleva en carbonisant avec ses feux propulseurs la végétation survivante des alentours. Au sol, les humains cessèrent de se battre et s’éparpillèrent comme des milliers de fourmis. Ragaillardis par leur nouvelle liberté, ils partirent explorer les nouvelles contrées qui s’offraient désormais à eux. Le dôme géant s’éloigna hâtivement dans les airs. Le dôme était encore sous l’effet du choc. Le professeur XK-101, allongé dans l’atelier de réparation et encore exténué par l’impulsion électrique du courtcircuit, cherchait désespérément à comprendre la faille de la sécurité. — Pourquoi n’ai-je pas su voir ce qu’ils préparaient ? Ils ramenaient tellement de bois ces derniers temps, ça aurait dû me mettre la puce électronique à l’oreille ! Nos armes sont de nature technologique, et donc l’équivalent humain de nos armes ne pouvait qu’être biologique, et donc d’une source assez difficile à deviner. Ils ont été plus intelligents que ce que nous avions anticipé… — « Intelligents » ça c’est sûr ! s’exaspéra l’Ordonnateur qui déambulait sans raison dans l’atelier. « Sensés » me semble beaucoup moins approprié pour cette bande de barbares organiques ! Qu’ils s’entre-tuent tant qu’ils le souhaitent, et qu’ils fassent tout sauter, ils ne gêneront personne là où ils sont ! Allons, professeur, laissez les humains au passé, c’est une industrie vouée à l’échec et une intelligence artificielle trop… artificielle pour survivre ! 27
La lourde tête de métal du professeur, que la lumière extérieure rendait d’un bleu métallisé, reposait contre un hublot du vaisseau. Il dirigea ses capteurs vers le lieu de la tragédie, qu’il contemplait certainement pour la dernière fois. — Nous avons donné naissance à un paradis biologique unique dans l’univers, dit-il amèrement. Nous avons choisi un roc quelconque dans l’espace, avons modifié son orbite, y avons implanté la vie biologique sous toutes ses formes, un gaz atmosphérique idéal pour qu’elle s’y épanouisse, et de l’eau en énormes quantités… Saviez-vous que nous avons constitué cette planète de 70 % d’eau ? C’est ce qui lui donne cette si belle couleur bleutée, expliqua t-il mélancoliquement en regardant s’éloigner le globe de la planète Eau et en poussant un soupir songeur. L’être humain est si paradoxal, ironisa t-il, qu’il serait bien capable de nommer un jour sa planète « Terre »… FIN
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