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L’APPLICATION JURIDICTIONNELLE DE L’ARTICLE 230 DU CODE PÉNAL :
Analyse de la jurisprudence
Pr. Wahid Ferchichi
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RÉSUMÉ DE L’ÉTUDE6
La Chambre criminelle de la Cour d’appel de Kairouan a rendu un jugement très important le 2 janvier 20237. Il s’agit d’un jugement se rapportant à la fameuse affaire des six jeunes qui ont été condamnés le 10 décembre 2015 par le Tribunal de première instance de Kairouan (affaire n°6782) à trois ans de prison ferme pour cinq d’entre eux et à trois ans et demi d’emprisonnement pour le sixième. Le Tribunal a aussi ordonné une peine complémentaire, à savoir, l’interdiction de séjour dans la ville de Kairouan pendant trois ans après avoir purgé la peine.
Ce jugement a poussé les organisations de la société civile à former une coalition civile pour défendre ces jeunes victimes de l’article 230. Ainsi, dans l’affaire n°6693 du 3 mars 2016, la Cour d’appel de Sousse a réduit la peine de prison à un mois ferme. La Cour a en outre annulé l’interdiction de séjour dans la ville de Kairouan et a infirmé le jugement d’atteinte à la pudeur. Les jeunes ont été condamnés à 400 dinars d’amende.
Quoique ce jugement soit moins sévère par rapport aux droits des accusés en réduisant la peine de 3 ans de prison ferme à un mois et en supprimant la peine injustifiée de l’interdiction de séjour, la Cour d’appel a néanmoins confirmé la condamnation du Tribunal de première instance de Kairouan sur la base des mêmes modes de preuve : les objets saisis et le test anal forcé auquel les accusés ont été soumis.
Par conséquent, un pourvoi en cassation a été intenté contre le jugement en appel. Le 20 octobre 2017 (affaire n°2016/45647), la Cour de cassation est revenue sur ce jugement et a renvoyé de nouveau l’affaire en appel à la Cour d’appel de Sousse.
Le 22 octobre 2018 un jugement (n°984) en appel a été rendu par contumace, confirmant le jugement de la Cour d’appel de Sousse. Par la suite, les accusés ont fait opposition. Dès lors, la Cour d’appel de Kairouan (qui vient d’entrer en fonctionnement)8 a rendu son jugement dans l’affaire n°384 le 2 janvier 2023.
Cet arrêt constitue une victoire pour les victimes de l’article 230 du Code pénal. Ainsi, le juge a déclaré nulles et non avenues les poursuites engagées contre les accusés. De même, ce jugement a mis en œuvre des principes fondamentaux relatifs aux « respect des procédures comme constituant le principe du procès équitable, la suprématie de l’inviolabilité de la vie privée et le principe selon lequel l’individu dispose de son corps9. »
6 Ce résumé en langue française a été fait sur la base de la version intégrale de l’étude, réalisée en langue arabe et disponible dans son intégralité dans la partie en langue arabe de ce volume, accompagnée de la bibliographie.
7 Arrêt de la Cour d’appel de Kairouan, affaire n°384 le 2 janvier 2023, non publié.
8 La Cour d’appel de Kairouan a été créé en vertu du décret n°3608 du 3 octobre 2014 et a commencé à fonctionner en 2016.
9 Cour d’appel de Kairouan n°384 du 2 janvier 2023. Non publié.
Cependant, cet arrêt qui a souligné l’importance fondamentale des procédures ayant pour objectif de mettre en œuvre le droit au procès équitable n’a pas abordé explicitement l’acte de sodomie ni son élément matériel. La question a été traitée d’une manière indirecte et incertaine.
Ceci traduit la réticence du juge à explorer tous les aspects qui relèvent de l’article 230 du Code pénal, soit par rapport à son application et ses éléments légaux, matériaux et moraux, soit concernant la question de l’inconstitutionnalité de cet article et de sa conformité avec les conventions internationales ratifiées par la Tunisie.
En effet, l’article 230 du Code pénal qui date de 1913 a conduit à poursuivre et à condamner des milliers de personnes10 .
Lecture des chiffres officiels relatifs aux détenu.e.s sur la base de l’article 230 du Code pénal de 2008 à 2021
En se référant aux 5 documents obtenus par l’Association Damj pour la justice et l’égalité11 par le biais de demandes d’accès à l’information auprès du ministère de la Justice (L’inspection générale et le Comité général des prisons et de réhabilitation) relatives au nombre des détenu.e.s sur la base de l’article 230 du Code pénal au cours de la période de 2008 à 2021, nous notons que ces documents importants soulèvent les éléments suivants :
- Les documents couvrent une période importante, car nous avons pu identifier certains chiffres antérieurs à la révolution tunisienne (2008, 2009 et 2010), ceux durant la période Constituante (2011-2014) et la période parlementaire (2014-2019), ainsi qu’une partie de la période suivante (2019-2021), y compris la période du confinement suite à la pandémie du Covid-19 (en 2020). Néanmoins, ces documents ne couvrent pas la période du changement politique à partir du 25 juillet 2021, il est donc important de lire les chiffres compte tenu de leur contexte politique et juridique.
- Les chiffres indiqués ne précisent pas s’ils s’appliquent aux nouveaux détenus, c’est-à-dire ceux et celles qui ont été emprisonnés dans l’année concernée ou si ce chiffre s’applique à l’ensemble des détenu.e.s et pas seulement aux nouveaux. Par conséquent, nous devons être prudents lors de la lecture de ces chiffres généraux, d’autant qu’une personne condamnée à deux ou trois ans peut être concernée par les chiffres pendant deux ou trois ans.
- Les documents souvent fournis par la même source (le comité général des prisons de réhabilitation) présentent en outre des chiffres souvent contradictoires ne permettant pas une analyse scientifique des statistiques. Ainsi, les chiffres du document n°2 varient pour le nombre de détenus de 404 à 154 ; ceux du document 3 varient de 233 à 71 ; de même que les chiffres du document n°1 varient de 79 à 19 et que les chiffres du document 4 varient de 30 à 1412.
10 Voir : Coalition tunisienne pour les droits des lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres, rapport des parties prenantes pour l’Examen périodique universel de la Tunisie mai 2017.
11 Voir le contenu de ces documents à l’annexe n°1.
12 Voir le tableau comparatif, annexe n°1.
- De même, les chiffres présentés ne divisent pas les emprisonnés en catégories, c’est pourquoi nous ne pouvons pas tirer de conclusions importantes basées sur l’âge des détenu.e.s ou leur statut socioéconomique, leur lieu de résidence ; ou les lieux de leur arrestation… qui sont des éléments importants qui pourraient contribuer à tirer des conclusions pertinentes.
Par contre et indépendamment de ces remarques préliminaires et fondamentales sur le plan méthodologique ; les chiffres partagés par le ministère de la justice nous permettent de tirer certaines conclusions, que nous avançons avec beaucoup de réserves :
- La lecture des chiffres montre que l’augmentation et la diminution du nombre des détenu.e.s varient selon les périodes que la Tunisie a connues au niveau politique et social de 2008 à 2021.
L’augmentation du nombre de détenu.e.s que nous constatons a eu lieu dans les années 2008, 2009 et 2010, ainsi que dans les années 2014, 2015 et 2017. Ces chiffres ont diminué dans les années 2011, 2012, 2013, 2016, 2018 pour atteindre leur niveau le plus bas au cours des années 2019, 2020 et 2021. Cette fluctuation qui marque le début de la période allant de 2009 à 2015, confirme que les procès sur la base de l’article 230 [et les arrestations sur la même base] ont été influencés par le contexte général des droits et libertés. Ainsi, avant 2011, le nombre était plus élevé. Tandis que le nombre a diminué au début des années de la Révolution puis en 2016 et successivement après 2019 à 2021. Cela se confirme à travers le contexte de liberté, le rôle de l'instance nationale pour la prévention de la torture, ainsi que les organisations de la société civile et les mécanismes de suivi internationaux [Examen périodique universel de 2012 et 2017]... Tous ces mécanismes ont eu un impact direct sur le contexte général.
- La période postérieure à 2019 a été marquée par une diminution du nombre de détenu.e.s, d’abord pour des raisons politiques: le contexte de libertés résultant des campagnes électorales de 2019, législatives et présidentielles, mais aussi la période de la pandémie du COVID-19, et les décisions qui ont réduit le nombre de détenu.e.s dans les prisons pour éviter l’infection et sa propagation, ce qui fait que le nombre de détenu.e.s en 2021 a complètement chuté.
- La variation du nombre des détenu.e.s selon le sexe est aussi très significative. En effet, quel que soit le document fourni par le ministère de la Justice, le nombre des détenues femmes est largement plus bas que celui des détenus hommes. D’ailleurs le nombre de femmes détenues sur la base de l’article 230 n’a jamais dépassé le 9 et pourrait être de 0 détenues en 2018 et en 2020 (selon le document n°2)13 Ceci fait que le taux des femmes détenues sur la base de cet article ne dépasse pas 1,5% du nombre des détenus sur cette base, ce qui est conforme au nombre total des femmes détenues par rapport l’ensemble des détenus qui ne dépasse pas également 1,5%.
Néanmoins, ces conclusions préliminaires ne peuvent être absolues, d’une part en raison des contradictions dans les chiffres fournis par les autorités tunisiennes, et d’autre part, faute de chiffres pour 2022, qui constitue une année fort importante tant au niveau des changements politiques effectués que de l’aggravation de la crise économique et financière.
Ce texte est toujours appliqué en dépit des critiques qui lui ont été adressées par les chercheur.e.s, les défenseur.e.s des droits humains et les juristes.
Sur le plan international, plusieurs critiques ont été adressées à la Tunisie à l’occasion de l’examen périodique universel devant le Conseil des droits de l’Homme des Nations Unies en 2012, 2017 et en 2022.
En 2017, la Tunisie a reçu 48 recommandations, se rapportant à l’article 230 et à son impact, demandant à l’Etat tunisien de mettre fin aux examens anaux, d’abroger l’article 230 du Code pénal, de protéger les droits des personnes LGBTQIA+, et d’éliminer les formes de discrimination à leur égard. A ce stade, la Tunisie a accepté toutes les recommandations liées à mettre fin à l’examen anal et à la protection des droits. Mais, elle a émis une réserve quant à l’abrogation de l’article 23014 . Quant au dernier examen périodique15, la Tunisie a reçu 20 recommandations relatives à la non-discrimination sur la base de l’orientation sexuelle, de l’identité et des expressions de genre. La Tunisie en a accepté 3 relatives à l’interdiction des examens anaux et à la protection des personnes contre toute discrimination sur la base de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre. Mais, elle a émis une réserve pour le reste.
Ceci montre clairement la position officielle de la République tunisienne quant à l’abrogation de l’article 230. Il s’agit également de la position de nombreuses autorités judiciaires, qui continuent d’appliquer littéralement l’article 230 en négligeant l’application du reste des textes juridiques : constitutionnel et conventionnels. Ainsi, les juges affirment : « nous appliquons l’article 230 tant qu’il n’a pas été explicitement abrogée ».
D’autres instances officielles ont appelé à :
- Abroger l’article 230 : c’est ce qui a été proposé par la Commission des libertés individuelles et de l’égalité. Elle a recommandé soit de l’abroger soit de remplacer la peine d’emprisonnement par une amende de 500 dinars16
- Parmi les recommandations du rapport final de l’Instance vérité et dignité : l’interdiction des tests anaux et l’abrogation de l’article 230 du Code pénal17.
- Quant à l’Instance nationale pour la prévention de la torture, elle a explicitement déclaré que le test anal constitue une torture en se basant sur la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Ainsi, elle recommande d’abroger l’article 230 du Code pénal et d’interdire et de punir le recours au test anal18 .
14 Voir Les recommandations faite à la Tunisie sur le lien suivant : chrome-extension://efaidnbmnnnibpcajpcglclefindmkaj/viewer.html?pdfurl=https%3A%2 F%2Fdocuments-dds-ny.un.org%2Fdoc%2FUNDOC%2FGEN%2FG17%2F188%2F13%2FPDF%2FG1718813.pdf%3FOpenElement&clen=616409&chunk=true
15 Voir le Rapport tunisien, 8 novembre 2022 et les réponses finales de la Tunisie le 24 mars 2023, le lien : chrome-extension://efaidnbmnnnibpcajpcglclefindmkaj/ https://documents-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/G22/606/33/PDF/G2260633.pdf?OpenElemen
16 Voir le rapport de la COLIBE, juin 2018, Lien : http://adlitn.org/download/rapport-de-la-commission-des-libertes-individuelles-et-de-legalite/
17 Voir le rapport de l’IVD n°14-2018 du 31 décembre 2018 relatif à la publication du rapport final dans le JORT. JORT n°59 du 24 juin 2020, p. 1536.
18 Rapport de l’Instance nationale pour la prévention de la torture, sur les conditions de détentions des personnes vulnérables, 2017-2019, publié en langue arabe.
- Pareillement, la Commission supérieure des droits de l’Homme et des libertés fondamentales a recommandé dans son rapport relatif aux droits humains (2016-2019) d’abroger l’article 230 du Code pénal qui pénalise l’homosexualité, ainsi que toutes les dispositions législatives portant atteinte aux libertés individuelles19 .
- Par contre, cette position anti-article 230 et qui s’oppose à la pénalisation de l’homosexualité n’a eu d’écho dans la jurisprudence depuis 2015 que de manière très limitée.
- D’une part, on a observé une divergence de position quand il s’agit de l’objet du recours. D’autre part, la position diffère selon le degré de juridiction.
La position quant à l’homosexualité selon l’objet du recours
Nous avons remarqué que la position du juge quant à l’homosexualité est plus ouverte lorsqu’il s’agit du contentieux des associations, contrairement au contentieux pénal. En effet, lors des recours intentés contre l’association Shams par le Chef du contentieux de l’Etat20 visant la dissolution de l’association et celui intenté contre l’association Shams par le Syndicat des Imams21 les tribunaux ont été favorables à l’application de la liberté des associations défendant les droits des personnes LGBTQIA+. Ainsi, il a été jugé dans l’arrêt de la Cour d’appel de Tunis le 17 mai 2019 que « la défense des droits des personnes homosexuelles est un objet direct et explicite de l’association » et que son engagement pour l’abrogation de l’article 230 du Code pénal fait partie de ses objectifs tel qu’il est mentionné dans ses statuts22.
Quant au contentieux pénal, le juge prend une position plus conservatrice en ce qui concerne l’homosexualité et surtout en appliquant l’article 230. Ceci peut s’expliquer par l’existence de lois liberticides qui pénalisent l’homosexualité (article 230) et tout autre acte se rapportant à l’acte sexuel non conforme (les articles 226, 226bis, 227, 228, 231 à 236 du Code pénal). Toutes ces dispositions ne permettent pas au juge de décider autrement ni de les omettre. De même, une partie des juges judicaires sont connus pour être les protecteurs des « mœurs de la société23 ».
La position des juges selon le degré de juridiction : à travers les jugements que nous avons étudiés, la peine prononcée est plus sévère en première instance qu’en appel : les peines sont souvent réduites de trois ans à un ou quelques mois… https://urlz.fr/gD4a
19 Voir aussi : Rapport national de la Commission supérieure des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, 2016-2019, publié en août 2020 en langue arabe, p. 100.
20 Jugement en appel en matière de sursis à exécution, TPI de Tunis, Chef du contentieux de l’Etat contre l’association Shams, affaire n°24473 du 17 mai 2019, non publié.
21 Jugement en première instance en matière de sursis à exécution, TPI de Tunis, du 14 février 2018, le Syndicat des Imams contre l’association Shams, non publié.
/http://adlitn.org/download/les-libertes-au-pretoire-les-juridictions-protectrices-des-libertes
/http://adlitn.org/download/les-libertes-au-pretoire-les-juridictions-protectrices-des-libertes
Quant à la cassation, depuis 2015, la Cour de cassation contrôle le respect de la légalité des procédures et casse les jugements en renvoyant l’affaire devant la cour d’appel afin d’être réexaminée.
Cependant, la Cour de cassation n’a toujours pas vérifié de façon directe le contenu de l’article 230 ni ses éléments, ce qui constitue à notre sens un obstacle à l’opportunité qui aurait permis au juge de déclarer l’illégalité des éléments de cet article et permettre qu’il tombe en désuétude et soit abrogé.
En se référant aux jugements analysés, il apparait que les juges donnent plus d’importance aux procédures qui constituent la véritable source de danger, puisque les poursuites s’effectuent sur la base de l’apparence ou des circonstances dans lesquelles les personnes ont été arrêtées et non pas en cas de flagrant délit (première partie). De même, que l’interprétation de l’article 230 par le juge s’avère large et dangereuse (deuxième partie). Quant à la peine prononcée par le juge, elle nous semble lourde et injustifiée (troisième partie).
Premi Re Partie
La procédure une véritable source de danger
Les procédures constituent un élément fondamental dans le déroulement des poursuites et du procès. Néanmoins, en analysant les jugements et les arrêts appliquant l’article 230, nous remarquons le non-respect de ces procédures. Il en résulte des atteintes graves au principe du procès équitable. Ceci a conduit la Cour de cassation à casser les décisions attaquées et à les renvoyer aux juridictions du fond pour réexamen.
Voici ce que nous avons pu déduire des jugements analysés :
1. Indifférence quant à l’illégalité des modes de preuve. Les décisions en première instance et en appel se basent sur les procès-verbaux et surtout sur les actes de l’officier de police judiciaire chargé de rassembler les preuves : saisie des préservatifs, lubrifiant, recherche dans les communications ou les messages, aveux, et test anal. Les juges ne se soucient pas de vérifier les preuves, ni de s’assurer qu’elles sont conformes aux procédures et aux dispositions légales. Il s’agit donc davantage de présomptions que de preuves. Par conséquent, les jugements sont cassés par la Cour de cassation au motif que : « les actes de l’officier de police judiciaire n’étaient pas conformes aux procédures fondamentales et portaient atteinte aux intérêts légitimes des accusés24 » ;
2. Les juges du fond recourent à des présomptions se rapportant à l’apparence des accusés qui se déduit de la façon dont ils parlent ou leur manière d’être, de s’habiller… pour les poursuivre pour sodomie ;
3. Les juges de fond s’immiscent dans la vie privée des accusés : en contrôlant les communications, les messages, les photos et les vidéos enregistrées sur leur téléphone et leur ordinateur comme étant des pièces à conviction, peu importe la date d’expédition ou de sauvegarde ;
4. L’aveu, comme élément de preuve est utilisé même si les actes ont été commis depuis des années précédant la date de l’inculpation. Ceci constitue plutôt une preuve de l’identité sexuelle de la personne et non de l’acte commis objet d’inculpation.
5. Le recours systématique à l’examen anal : toutes les affaires ont fait recours à l’examen anal auquel les accusés ont été soumis. La police judiciaire ou le juge d’instruction ordonne le recours à cet examen, suite à quoi, le juge se base sur les résultats de l’examen afin d’inculper les accusés pour sodomie, sans vérifier la légalité de cet examen. Aussi, la Cour de cassation a jugé nulles les procédures de l’examen anal. En effet, le juge ne prend pas en compte le refus des accusés de se soumettre à cet examen et abandonne dans ce cas d’y fonder sa décision, faisant recours à d’autres éléments de preuve. Et même si l’examen anal est négatif (absence de signes d’avoir pratiqué le sexe anal), le juge ne donne pas d’importance au résultat et choisit d’autres éléments. La philosophie du juge est ainsi la suivante : si le résultat de l’examen est positif, c’est un indice suffisant d’inculpation et s’il est négatif, il ne constitue qu’un élément parmi d’autres.
6. L’absence de flagrant délit ne signifie pas l’absence de l’acte (sodomie) : Dans la plupart des affaires, les cas de flagrant délit étaient absents. Mais, cette absence n’a pas empêché le juge de condamner les accusés pour avoir commis l’acte de sodomie. En effet, l’apparence, l’ingérence dans la vie privée des accusés, le non – respect du secret de correspondance, de leurs photos et de leurs messages, ainsi que le recours au test anal peut remplacer le flagrant délit aux yeux des juges.
Par conséquent, nous estimons que les tribunaux ne pénalisent pas l’acte/le rapport sexuel anal mais plutôt l’identité de genre des individus. Ceci peut être justifié par l’article 230 qui pénalise l’homosexualité masculine et féminine sans préciser les éléments constitutifs de cet acte. Dès lors, le juge adopte sa propre interprétation afin de déterminer ses éléments matériaux, moraux et légaux.
7. Les juges du fond ne respectent pas l’article 199 du Code de procédure pénale qui dispose que « Sont annulés, tous actes ou décisions contraires aux dispositions d'ordre public, aux règles fondamentales de la procédure et à l'intérêt légitime de la défense. La sentence qui prononce la nullité en détermine l'étendue. » Mais, il convient de souligner que lors des procès, les avocats défendant les accusés inculpés sur la base de l’article 230 ont soulevé la question du non-respect des procédures ou de son illégalité. Cependant, les juges du fond ne vérifient pas la légalité des procédures et fondent leur jugement alors même qu’elles portent atteinte à un principe fondamental à savoir la loyauté procédurale/ la sincérité de la procédure.
8. Différence entre les jugements en première instance et les jugements en appel :
Nous avons remarqué une importante différence entre les jugements rendus sur la base de l’article 230 quant à la peine prononcée en première instance et en appel. Ainsi, les jugements en première instance prévoient une peine d’emprisonnement entre un an et trois ans (la peine maximale de l’article 230). Quant aux jugements en appel, la peine prononcée est d’un mois à un an d’emprisonnement. Une peine pécuniaire complémentaire est prononcée par certains jugements en appel. La question se pose de savoir pourquoi les peines varient-elles d’un degré de juridiction à un autre ?
Les juges de première instance sont-ils les plus soucieux de la protection de la moralité publique ? Sontils plus conservateurs que les juges d’appel ? S’agit-il d’un manque d’expertise concernant l’analyse des présomptions et de la vérification de la légalité des procédures fondamentales ?
Reste néanmoins, que les juges du fond se rejoignent au niveau de la criminalisation. Ils sont tous d’accord sur le fait de pénaliser les actes des accusés conformément au droit pénal. Le seul point de différence réside dans l’appréciation de la peine.
La Cour de cassation en tant que juridiction de droit ne va pas dans le même sens.
9. Les juridictions de droit respectent la légalité des procédures : Depuis 2015, concernant les affaires relatives à l’article 230, la Cour de cassation a cassé les jugements en appel qui ont condamné les accusés pour sodomie. Elle a également souligné que la Cour d’appel n’a pas respecté l’article 199 du CPP et que les actes de l’officier de police judiciaire n’étaient pas conformes aux procédures fondamentales et à l’intérêt légitime de l’accusé25. Ceci a impacté tout le processus des poursuites. Par conséquent, le jugement a été cassé et l’affaire renvoyée à la Cour d’appel afin d’être réexaminée.
25 Les arrêts suivants de la cour de cassation :
- Arrêt cassation n°45647/2016 du 20 octobre 2017 ;
- Arrêt cassation, affaire n°5180 du 6 octobre 2020 ;
- Arrêt cassation, affaire n°72975 du 11 juin 2019.
DEUXIÈME PARTIE :
L’induction des éléments de l’article 230 du Code pénal par le juge
En se référant à l’ensemble des jugements et arrêts objets de cette analyse, on remarque que l’interprétation de l’article 230 diffère d’un tribunal à un autre et selon le niveau de juridiction (première instance, appel, cassation), même s’ils ont des points en commun. La question est importante en matière pénale, car il s’agit de dispositions liberticides (trois ans d’emprisonnement conformément à l’article 230).
L’article 230 est formulé en termes vagues (homosexualité masculine et féminine liwat/mousahaka), ce qui a conduit à une interprétation large de cet acte aux conséquences souvent anormales et fort dangereuses.
1. De l’induction des éléments du crime de sodomie
• Au niveau de l’élément légal à savoir l’article 230, il est systématiquement appliqué sans vérifier sa constitutionnalité ni sa non-conformité avec les conventions internationales. En outre, les tribunaux ne vérifient pas et ne répondent pas aux griefs, sauf dans un unique arrêt rendu par la Cour de cassation (arrêt du 11 juin 2019) dans lequel, néanmoins, bien que convaincu de l’inconstitutionnalité de l’article 230, le juge a préféré ne pas l’évoquer. Or en l’absence d’une cour constitutionnelle, il appartient au juge de le faire afin d’appliquer les lois en vigueur, y compris le texte suprême de l’Etat, ainsi que les conventions internationales qui bénéficient d’une valeur supra-législatives (supérieures, entre autres aux dispositions du code pénal).
La situation est devenue plus compliquée en raison de l’interdépendance de l’article 230 avec d’autres articles. La confusion s’est opérée au niveau des actes d’attentats à la pudeur, atteinte à la moralité publique, outrage public à la pudeur, attirance publique de l’attention sur une occasion de commettre la débauche. Ceci a pour eu pour résultat de porter atteinte aux caractéristiques du crime de sodomie qui se base essentiellement sur la discrétion, la majorité et le consentement.
• Au niveau de l’élément matériel, l’article 230 rompt avec un principe fondamental du droit pénal, à savoir l’interprétation restrictive du texte pénal. Les tribunaux appliquent l’article 230 pour incriminer des actes « sexuels » selon l’expression du juge. Par conséquent, plusieurs interprétations sont à invoquer surtout en l’absence d’un cas de délit flagrant (ce qui est le cas pour la plupart des affaires que nous avons traitées). En effet, suivant cette logique, se maquiller, porter des vêtements de femmes, consulter des sites web pornographiques, posséder un préservatif et un gel lubrifiant constituent un acte de sodomie. Le juge va même plus loin lorsqu’il s’agit de fouiller dans le passé des individus en les accusant de sodomie sur la base de rapports précédant la date de l’accusation. Il s’agit dans ce cas de l’incrimination de l’identité des individus et non de leurs actes.
• En ce qui concerne l’élément moral, le juge le constate dans tous les cas. Pour lui l’acte homosexuel constitue en soi un consentement. En effet, la volonté de des personnes pratiquant des actes homosexuels et leur intention est une certitude qui ne peut être justifiée.
Ainsi, l’article 230 est appliqué d’une manière inexplicable sur la base de l’identité des personnes et non de leurs actes car l’acte de sodomie ne concerne que les personnes ayant pratiqué la sodomie passive. Un acte commis avec des personnes qui pourront être soit décédées ou qui ne sont pas en Tunisie. Il s’agit aussi d’un acte suite auquel la victime qui porte plainte devient l’accusé. En outre, il est à noter que l’incrimination sur la base de la sodomie n’est appliquée que pour des personnes en état de vulnérabilité ou exploitées sexuellement.
L’application de l’article 230 par les tribunaux du fond diffère de celle de la Cour de cassation. Au niveau des modes de preuve, la Cour de cassation vérifie le respect de l’article 199 du CPP par les tribunaux du fond qui dispose :
« sont annulés, tous actes ou décisions contraires aux dispositions d’ordre public, aux règles fondamentales de la procédure et à l’intérêt légitime de la défense. La sentence qui prononce la nullité en détermine l’étendue. »
En se fondant sur cet article, la Cour de cassation annule systématiquement toutes les procédures qui ne respectent pas la loi lors de l’interrogatoire du prévenu, de l’instruction, de l’audition des témoins et durant la comparution à l’audience. Par conséquent, les jugements ont été cassés pour cause d’irrégularité liée au test anal.
2. De l’induction du crime de l’homosexualité féminine26
Entre 1960 à 2023 nous avons pu obtenir trois jugements appliquant l’article 230 concernant l’homosexualité féminine. Ce nombre minime doit être mentionné sous réserve pour les raisons suivantes :
D’une part, ce chiffre ne reflète pas la réalité des poursuites judiciaires pour le crime d’homosexualité féminine. En effet, (comme c’est le cas pour l’homosexualité masculine) on ne peut affirmer l’absence d’autres jugements ou arrêts pour ce crime et ce, en raison de la non publication et de l’inaccessibilité aux jugements des tribunaux tunisiens. D’ailleurs les chiffres communiqués par le comité général des prisons prouvent que la moyenne des femmes détenues annuellement sur la base de l’article 230 est de 2 à 3 femmes.
D’autre part, concernant les trois jugements analysés relatifs à des allégations pour homosexualité féminine, il s’agissait d’espèces se rapportant aux crimes suivants : homicide, vol et perquisition de locaux de tierces personnes (sans aucun rapport avec les accusées). Ceci peut s’expliquer par l’absence de flagrant délit dans ces affaires.
• Pour les affaires relatives à l’homosexualité féminine, les tribunaux adoptent la même démarche pour les modes de preuve en matière pénale et ce, en appliquant l’article 150 du CPP qui dispose que « Hors les cas où la loi en dispose autrement, les infractions peuvent être établies par tout mode de preuve et le juge décide d’après son intime conviction. Si la preuve n’est pas rapportée, le juge renvoie le prévenu des fins de la poursuite » et l’article
26 Voir : Jugement du Tribunal de première instance de Tunis, affaire n°4350 du 26 décembre 2015.
170 du CPP qui prévoit que « Si le tribunal estime que le fait ne constitue aucune infraction à la loi pénale, ou que le fait n'est pas établi, ou qu'il n'est pas imputable au prévenu, il renvoie celui-ci des fins de la poursuite. »
Les tribunaux appliquant ces dispositions aux affaires relatives à l’homosexualité féminine et ce, même en l’absence d’arguments bien fondés et que le fait ne soit pas établi, ou imputable aux accusées.
• De l’établissement de l’homosexualité féminine : en l’absence d’un cas de flagrant délit, l’officier de police judiciaire se base sur les circonstances, l’aveu et l’audition des témoins. Cependant, dans plusieurs cas, seules des présomptions constituent des indices de culpabilité pour homosexualité féminine. Il est, en effet, de circonstances « normales » de trouver deux femmes dans la même maison ou deux femmes endormies (pas en situation intime) lors d’une descente/perquisition dans le cadre d’autres affaires.
• De l’aveu du crime d’homosexualité féminine : comme c’est le cas pour l’homosexualité masculine, les poursuites engagées contre l’homosexualité féminine se fondent sur l’aveu des accusées. Toutefois, compte tenu des conditions de l’interrogatoire et de l’état de vulnérabilité des femmes arrêtées, il est fort probable que celles-ci sont acculées à avouer afin d’en finir avec la longue et dure procédure d’enquête. En revanche elles se rétractent de leurs aveux préliminaires en présence d’un avocat lors de l’instruction ou devant le juge. Ainsi, les juges prennent au sérieux cette rétractation pour motiver leurs jugements. Cela a été affirmé dans un jugement rendu par le Tribunal de première instance de Tunis le 26 février 2015 : « les aveux sur lesquels l'accusation était fondée ont été abandonnés par la rétractation des accusés lorsqu›elles ont comparu devant le tribunal. »
• De l’audition des témoins dans les affaires relatives à l’homosexualité féminine : la question du témoignage a été soulevée en tant que mode de preuve dans les affaires relatives à l’article 230, surtout lorsqu’il s’agit du témoignage d’un accusé contre un autre accusé (jugement du Tribunal de première instance du Kef, affaire n°1460 du 9 juin 2020 qui a été confirmé en appel par la Cour d’appel du Kef, affaire n°769 du 28 juillet 2020.) Alors que dans l’affaire relative à l’homosexualité féminine du Tribunal de première instance de Tunis du 26 février 2015, il a été noté que « le juge n’a pris en compte le témoignage du maitre de la maison où se trouvaient les deux accusées parce qu’il s’agit d’un témoignage infondé et qui ne peut être entendu comme témoin. »
Ce jugement démontre que lorsque la justice accorde une importance et examine les différents modes de preuve, ces derniers ont été écartés, au motif qu’ils ne constituent pas « une évidence, une preuve ou une présomption que l'accusé a commis le crime qui lui est imputé, et ils ne correspondent pas à l’intime conviction du juge par rapport à l’établissement de ses éléments moraux et matériaux ».
Il convient donc de déduire que la Cour applique un principe fondamental : la preuve doit être rapportée et claire. Cette preuve ne permettra d’inculper l’accusé qu’en respectant le principe de la sécurité juridique en matière pénale qui rejette le doute.
• De la non application des examens médicaux aux accusées : dans les affaires relatives à l’homosexualité féminine, le ministère public ne demande pas de soumettre les accusées à l’examen médical. Ceci est très important du fait que pour l’homosexualité masculine le recours à l’examen anal est récurrent, car qu’est- ce que l’examen médical va pouvoir prouver dans une relation homosexuelle féminine ?
En effet, le recours systématique à ce test a pour objectif de prouver l’homosexualité masculine en se basant généralement sur l’acte de pénétration. Le test anal vise par conséquent la répression de l’homosexuel passif, alors que pour l’homosexuel actif ce test s’avère inutile.
De surcroit, l’homosexualité féminine dans l’imaginaire de la société et celui d’une partie des juges est liée aux rôles sociaux. Ainsi, l’idée est que les femmes homosexuelles préservent l’identité sociale conçue pour elles. Cependant, pour les rapports sexuels entre hommes, la situation est différente puisqu’ils menacent l’équilibre social.
• De la pénalisation des identités : la persistance d’une partie des juges à prouver la pratique de la sodomie en se fondant systématiquement sur le test anal constitue, à notre sens une criminalisation de l’identité homosexuelle et plus particulièrement la criminalisation de l’homosexualité passive, dès lors, que ce test est imposé aux prévenus homosexuels passifs. Ainsi, alors que l’article 230 du CP ne dresse aucune classification entre les types d’homosexualité, les tribunaux procèdent à une distinction et fixent leur attention sur l’homosexualité passive. La raison est que ce comportement est en effet « le plus simple » à prouver, que ce soit en se fiant à l’apparence de l’accusé ou en interrogeant son corps à travers le test anal, ce qui évidemment n’est pas possible pour l’homosexualité active.
Comment appliquer en effet des examens médicaux pour prouver l’homosexualité active ?
Ainsi, dans nombreuses affaires, il a été noté que l’homosexualité passive a été facilement établie en condamnant l’accusé sans que nécessairement l’existence d’une relation sexuelle entre l’accusé et d’autres personnes ait été établie, puisque celui-ci a comparu devant la justice et a été condamné et sans la présence de toute autre personne accusée d’avoir effectué la pénétration. Et lorsqu’il s’avère que la personne condamnée a effectivement pratiqué la sodomie avec une autre personne, généralement il s’agit d’une relation « très ancienne » et passagère.