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L’HOMOSEXUALITÉ , AUPRÈS D’UN ÉCHANTILLON DE MAGISTRAT.E .S TUNISIEN .NE .S.
Introduction
L’attitude face à l’homosexualité est un construit complexe, composé de plusieurs dimensions et renvoie à des acceptions différentes en fonction de la distance qui sépare l’individu de la personne ayant une orientation homosexuelle (Belhadj, 2020). En effet, il a été démontré que l’attitude face à l’homosexualité peut être favorable ou défavorable (Myfield, 2001 ; Worthinhton et al., 2005) par conséquence, le recours au concept d’homophobie dans les études sur l’attitude face à l’homosexualité est réducteur et peu spécifique. Le terme phobie renvoie à l’anxiété alors que l’émotion décrite par les personnes ayant une attitude défavorable envers l’homosexualité renvoie plutôt à la colère (Parrott, Adams et Zeichner, 2002). De plus, il serait judicieux d’identifier les dimensions que renferme l’attitude composite face à l’homosexualité afin de cibler, de manière plus précise, les composants faisant l’objet d’une acceptation ou d’un rejet. En d’autres termes, il a été démontré dans les précédents travaux menés dans le contexte tunisien (Belhadj 2020 ; Belhadj 2022), qu’une personne peut avoir des attitudes hétérogènes en fonction des liens plus ou moins proches qu’elle a d’avec la personne ayant une orientation homosexuelle. Plus précisément, l’attitude globale face à l’homosexualité peut être une attitude d’acceptation, en revanche, quand il s’agit de l’homosexualité d’un proche parent la même personne présente une attitude de rejet. Cette hétérogénéité a été déjà démontré dans d’autres contextes socioculturels tels que le contexte italien (Lingiardi, et al., 2016). En effet, les niveaux les plus forts de rejet concernent l’homosexualité des proches voir, dans certains cas, l’homosexualité de la personne homosexuelle elle-même (Hefez, 2003).
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Au regard de cette hétérogénéité et de cette complexité de l’attitude face à l’homosexualité, plusieurs travaux (Withley & Lee, 2000 ; Ekstam, 2023) se sont attelés à identifier les variables permettant d’expliquer les attitudes de rejet ou d’acceptation. Ainsi, une série de variables a été mise en exergue, à savoir, l’âge, le genre, le niveau éducatif, le niveau socio-culturel, l’appartenance religieuse, l’appartenance au milieu urbain, l’appartenance à un pays ayant une législation en faveur des personnes LGBTQI++, l’orientation politique, notamment le fait d’appartenir ou d’être un sympathisant des partis de droite. Plus précisément, il a été démontré que les jeunes ont une attitude plus favorable, comparés aux personnes âgées. Ce type d’attitude a été objectivé, de manière plus prépondérante, chez les femmes que chez les hommes. En ce qui concerne, le niveau d’éducation, plus le niveau est élevé plus l’attitude envers l’homosexualité est positive. De même, les personnes qui appartiennent au milieu urbain et qui ont un niveau socio-culturel et de revenu élevé sont plus favorables à l’homosexualité. En revanche, les individus qui vivent dans des pays dont la législation criminalise l’homosexualité, de même que les personnes qui sont d’une mouvance politique de droite, ont plutôt une attitude de rejet envers l’homosexualité.
La religion est considérée comme une variable explicative prédominante de l’attitude envers l’homosexualité. Ainsi, pour illustrer le rôle joué par la religion, une étude italienne effectuée par Callahan et Loscocco (2021) met en exergue la persistance de l’homophobie dans ce pays malgré une législation qui reconnait l’union entre deux personnes du même sexe. Les auteurs démontrent l’influence de l’état du Vatican au niveau politique, historique, culturel et sociétal, qui constitue un écueil de taille dans la construction d’une attitude favorable envers l’homosexualité et de manière plus large envers les personne LGBTQI++. Cependant, des études belge et britannique (Van Droogenbroeck, Spruyt, Stongers, J & Keppens, G., 2016 ; Siraj, A., 2009) ont montré que la croyance religieuse est multi-composite et en fonction de la dimension à laquelle adhère la personne, l’attitude envers l’homosexualité peut varier. En effet, au niveau de l’individu ce n’est pas la croyance religieuse, quelque soit la religion, en tant que tel qui donne lieu à une attitude hostile envers l’homosexualité mais le sens que donne la personne à sa croyance religieuse. Plus précisément, il a été démontré que les musulman / musulmanes qui accordent de l’importances aux valeurs religieuses en lien avec l’amour du prochain ont une attitude plus favorable que les musulmans / musulmanes qui adhèrent de manière rigide aux textes coraniques et prophétiques. Ainsi, il apparait que des facteurs inhérents à l’individu jouent un rôle dans la construction de l’attitude envers l’homosexualité.
Dans ce sens, des études (Falgares, Manna, Costanzo, De Santis, Kopala-Sibley & Ingoglia, 2022) ont montré que certaines dimensions de la personnalité sont corrélées à l’attitude face à l’homosexualité. La personnalité reflète les caractéristiques innées d’un individu façonnées par les expériences et les interactions sociales (Gazzaniga, Ivry et Mangun, 2001). Plusieurs approches théoriques en sciences psychologiques ont essayé de présenter des modèles explicatifs du fonctionnement et du développement de la personnalité. Parmi ces derniers, le modèle Big- five ou OCEAN qui identifie cinq dimensions de la personnalité (Costa & McCrae, 1992). Ce modèle a accumulé des preuves scientifiques permettant de l’utiliser comme cadre de compréhension dans les recherches menées sur la personnalité ou bien les recherche impliquant ce concept. En outre, dans une perspective psychopathologique, il a été démontré que ce modèle est lié aux troubles de la personnalité tels que décrits par le Diagnostic Statistiques Manual-5 (DSM-5, APA, 2013).
Ce modèle propose cinq dimensions de la personnalité qui sont considérées comme étant universelles et invariables sur le long terme. Il s’agit de :
• L’ouverture : cette dimension est relative au degré de créativité, d’imagination et de curiosité ainsi que de l’appréciation de l’art, de la beauté et de la culture. Les personnes qui ont des niveaux élevés au niveau de cette dimension sont souvent considérées comme étant intellectuellement curieuses, ouvertes d’esprit, créatives et innovatrices. Les personnes ayant une faible ouverture sont plutôt conventionnelles, pragmatiques et préfèrent des activités routinières.
• La conscienciosité : cette dimension renvoie à la fiabilité, la responsabilité, la persévérance et la préoccupation par l’exactitude et l’organisation. Les individus qui présentent des niveaux élevés de cette dimension sont des personnes fiables, responsables, efficaces, consciencieuses, travailleuses et ponctuelles. Les personnes ayant une faible conscienciosité peuvent être perçues comme étant désorganisée, paresseuses et peu fiables.
• L’extraversion : cette dimension reflète l’assertivité, la sociabilité, l’enthousiasme et la confiance en soi d’une personne.
Les individus ayant des niveaux élevés dans cette dimension sont souvent des personnes extraverties, sociables, énergiques et amicales. Les personnes ayant une faible extraversion sont plutôt réservées et préfèrent les activités solitaires.
• L’agréabilité : cette dimension correspond à la gentillesse, la coopération, la patience et la générosité d’une personne. Les personnes ayant une forte agréabilité sont souvent considérées comme étant bienveillantes, compatissantes et coopératives. Les personnes ayant une faible agréabilité peuvent être perçues comme étant égocentriques, cyniques et peu coopératives.
• Le névrosisme : cette dimension renvoie à la stabilité émotionnelle et la résilience d’une personne face aux événements perturbateurs de la vie. Les personnes ayant des niveaux élevés de névrosisme sont considérées comme étant anxieuses, inquiètes, vulnérables et instables émotionnellement. Les personnes présentant de faibles niveaux de névrosisme sont décrites comme confiantes et émotionnellement stables.
En s’appuyant sur ce modèle à cinq facteurs de la personnalité, des chercheurs ont montré que la dimension « Ouverture » est fortement liée à une attitude favorable envers l’homosexualité, chez un large échantillon américain (Shackelford, 2007). Dans un travail plus récemment mené dans le contexte tunisien, le même résultat a été objectivé (Belhadj, 2022). La convergence de ces résultats obtenus dans des contextes socio-culturels différents, est une preuve supplémentaire des liens entre la dimension ouverture d’esprit et l’attitude d’acceptation face à l’homosexualité. Il est à souligner que l’échantillon tunisien est composé principalement d’individu exerçant le métier d’avocat.
Dans le cadre de ce présent travail, nous nous focalisons sur l’investigation de l’attitude d’un groupe spécifique, à savoir les juges tunisiens / tunisiennes face à l’homosexualité. Ce choix est motivé par le fait que les juges tunisien.n.es travaillent dans un cadre juridique qui criminalise l’homosexualité, cependant, ils /elles ont la latitude pour manœuvrer de telle sorte que, in fine, les articles de lois criminalisant l’homosexualité, deviennent obsolètes (Ferchichi, 2023).
En outre, nous nous attelons à comprendre les liens entre les dimensions de la personnalité et l’attitude face à l’homosexualité de l’échantillon susmentionné, à savoir les juges tunisiens / tunisiennes. En effet, comme nous l’avons démontré plus haut, les facteurs sociodémographiques, tels que l’âge, le genre, le niveau d’éducation etc. sont associés à l’attitude face à l’homosexualité. Cependant, ces facteurs généraux ne permettent pas de comprendre les différences inter-individuelles concernant l’attitude face à l’homosexualité. Autrement dit, comment expliquer les disparités au niveau de l’attitude de personnes ayant le même profil socio-démographique ?
Afin de répondre à cette question, nous nous référons à des travaux précédents qui ont été menés dans des contextes socio-culturels différents et dans le contexte tunisien, présentés plus haut et qui mettent l’accent sur les traits de la personnalité comme variable permettant d’expliquer ces disparités.
Nous pensons qu’une attitude favorable envers l’homosexualité nécessite un fonctionnement qui permet d’inhiber les acceptions automatisées et cristallisées de l’homosexualité pour permettre une acception actualisée et postconventionnelle de l’orientation sexuelle. En effet, les acceptions cristallisées sont issues de l’intégration et de la consolidation des normes sociales et donnent lieu à des attitudes concordantes avec celles-ci. Dans ce sens, les personnes ayant un fonctionnement qui permet l’ouverture à des aspects non-habituels / non-normatifs, s’engage dans un processus qui assume la complexité et inhibe la tendance à la simplification et au réductionnisme.
Dans ce cadre, nous proposons les hypothèses de travail suivantes :
Au regard du contexte juridique tunisien, l’attitude des juges face à l’homosexualité est une attitude de rejet ; La dimension de la personnalité la plus prépondérante est l’agréabilité.
1 . MÉTHODES
Dans cette partie nous présentons les caractéristiques des participants et participantes à cette étude ainsi que les outils d’évaluation utilisés et la procédure poursuivie.
1. Participants / participantes :
Les individus ayant participé à cette étude exercent le métier de magistrats (N=5). Ils / elles ont un âge compris entre 20 et 40 ans. Une seule participante a un âge supérieur à 60 ans. L’échantillon est composé de trois femmes et de deux hommes.
2. Outils :
Les outils utilisés sont des questionnaires permettant de mesurer l’attitude face à l’homosexualité et les cinq dimensions de la personnalité.
1.1.1 L’échelle de l’attitude face à l’homosexualité (EAFH ; Killian, Rutledge & Siebert, 2009) : Cet outil permet d’évaluer l’attitude face à l’homosexualité. Les 19 items qui composent cette échelle sont cotés de 1 à 5 avec une graduation allant de « tout à fait d’accord » à «pas du tout d’accord ». Le score total varie de 19 à 95. Un score total variant entre 19 et 57 correspond à une attitude plutôt de rejet face à l’homosexualité. Un score total variant dans le deuxième intervalle, à savoir entre 57 et 95 correspond plutôt à une attitude d’acceptation de l’homosexualité. Dans cette étude nous avons utilisé la version tunisienne qui a été précédemment validée, dans le contexte tunisien et qui présente de bonnes caractéristiques psychométriques.
Les indices à relever
Un score total est calculé après la cotation de l’échelles. En outre, trois sous-scores sont aussi calculés et sont relatifs aux trois composants de l’attitude face à l’homosexualité. Plus précisément, il s’agit du composant 1 – Attitude face à l’homosexualité des personnes socialement éloignées (AFH-SE), le composant 2 – Attitude face à l’homosexualité des proches et l’attractivité de Soi (AFH-P/AS) et le composant 3- Attitude face à l’homosexualité des personnes jouant un rôle éducatif et social (AFH-ES).
1.1.2 L’échelle Big-five version-courte (Soto & John, 2017):
Cet outil se compose de 30 items, chaque item décrit une caractéristique psychologique. Le participant / la participante est amené.e. à préciser dans quelle mesure chaque caractéristique lui correspond et ce, en choisissant parmi cinq propositions allant de « tout à fait d’accord » à « totalement pas d’accord ». Dans cette étude nous avons utilisé la version tunisienne qui a été précédemment validée, dans le contexte tunisien et qui présente de bonnes caractéristiques psychométriques.
Les indices à relever
Le calcul des cinq sous-scores a été effectué, ainsi, nous obtenons le niveau relatif à chacune des cinq dimensions de la personnalité (Ouverture, Conscienciosité, Extraversion, Agréabilité, Névrosisme).
1.1.3 Procédure :
Une enquête en ligne a été élaborée, elle comporte trois parties. La première partie comporte l’information éclairée et le consentement. La deuxième partie concerne le recueil des données socio-démographiques des participants / participantes. La troisième partie est dédiée aux échelles et questionnaires de l’étude. Nous avons partagé le lien de l’enquête en ligne via la messagerie électronique, à l’adresse des participants / participantes.
2 . RÉSULTATS
Dans cette partie nous présentons les résultats de l’étude. En un premier temps, nous exposons les résultats des analyses descriptives. Les résultats de l’analyse inférentielle sont abordés par la suite.
2.1 Analyses descriptives
Les scores obtenus à l’échelles de l’attitude face à l’homosexualité montrent que le score global s’élevant à 65,4 (7.23) est dans l’intervalle [57-95] correspondant à une attitude favorable envers l’homosexualité.
Cette figure montre que le score global de l’attitude face à l’homosexualité est dans l’intervalle qui correspond à une attitude favorable. Ainsi, ce résultat montre que, de manière globale, les juges ont plutôt une attitude d’acceptation. Cette dernière concerne aussi l’homosexualité des personnes éloignées c’est-à-dire qui n’ont pas de liens avec les participant.e.s. De même, l’homosexualité des personnes jouant un rôle éducatif et social est plutôt tolérée. Cependant, l’homosexualité personnelle et des personnes proches fait plutôt l’objet d’un rejet.
Nous pensons que cette dernière composante de l’attitude face à l’homosexualité est la plus révélatrice de l’acception relative à cette dernière. En effet, les deux autres composantes peuvent susciter une forme d’indifférence, au plan affectif. Autrement dit, la personne ne se sent pas concernée par l’homosexualité d’une autre personne qui lui est étrangère. En revanche, quand il s’agit d’une personne proche et / ou de soi-même le degré d’implication est plus significatif.
Nous détaillons, dans ce qui suit, le pourcentage d’acceptation et de rejet en fonction de chaque item composant le deuxième composant de l’attitude face à l’homosexualité, à savoir l’attitude face à l’homosexualité des proches et l’attractivité de Soi.