Arts & Cultures N° 15 / 2014 (extrait)

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près toutes ces années, pourquoi suis entre ce que je voudrais entreprend mesure de réaliser au quotidien. Pou nisation d’une soixantaine d’expositi moins le même nombre de catalogues s’est installée. Passer de l’intention à pour moi. Et bien non, chaque nouv collaborations, une réelle découverte revue Arts & Cultures ne déroge pas les mêmes sentiments, les mêmes dif la publication du onzième numéro qu É ditorial mains que pour le premier numéro exemple… Pour que les mots mes doigts et s’inscrivent sur prenne l’écran

écouvrez les Baga, annoncions-nous récemment. Nous présentions pour la première fois en Europe un ensemble remarquable d’œuvres baga, d’une grande rareté et dont la qualité exceptionnelle n’avait pas échappé à l’intérêt des plus grands artistes du début du XXe siècle. Des sculptures baga de Guinée Conakry arrivèrent déjà en Occident avant la Seconde Guerre mondiale. Vers 1950, un marabout inspiré parcourut le pays Baga, prêchant avec vigueur la conversion à l’islam. Ses méthodes musclées entraînèrent la destruction d’un grand nombre d’objets rituels traditionnels. Beaucoup de ces sculptures auraient sans doute disparu si quelques Européens ne les avaient pas sauvées à la hâte. Plus de quatre-vingts années ont été nécessaires à Josef Mueller et Jean Paul Barbier-Mueller pour constituer l’ensemble unique que nous avons exposé. Nous nous faisions une joie de rendre hommage aux talentueux sculpteurs baga et de voir notre public s’émerveiller devant chaque œuvre exposée. La magie n’a pas opéré comme nous l’espérions et malheureusement le public a boudé l’exposition en refusant de se déplacer. Pourtant les quelques curieux qui ont accompli le « pèlerinage » conduisant au musée sont repartis enchantés d’avoir découvert le génie artistique baga. Pourquoi donc le public a-t-il fait preuve d’une telle timidité ? Certainement parce que, même si c’est un lieu commun de le dire, il est souvent dépourvu de curiosité et désireux de reconnaître plutôt que de découvrir. Je me prends à imaginer les questions qu’il a bien pu se poser : « Qui sont ces Baga? D’où viennent-ils ? » De la Guinée Conakry. « Où est-ce ? C’est trop compliqué, trop pointu. » Et il a finalement décidé d’aller visiter une exposition consacrée aux tapisseries de Flandres.

Éditorial

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uis-je encore sur prise de ce décalage ndre et ce que je suis réellement en ourtant, après avoir participé à l’orgaitions et à la publication de plus ou es, on pourrait penser qu’une routine à l’action ne devrait plus être un souci uveau projet est source de nouvelles rte, un formidable challenge et cette as à la règle. J’ai éprouvé exactement difficultés, les mêmes angoisses pour que vous tenez actuellement entre vos ro publié en 2000. Cet éditorial, par nent corps, qu’ils parviennent jusqu’à an blanc, l’exercice était ardu ! Le visiteur de musée, même très intéressé, a besoin de repères surtout devant des œuvres issues d’une civilisation non-occidentale. Amateur d’art, il sait distinguer une œuvre très aboutie et équilibrée, bref parfaite de Rubens ou de Cézanne car il possède des éléments de comparaison. En revanche, il a du mal à adapter son regard pour décrypter d’autres formes comme celles de l’art africain. Les parallèles avec l’œuvre d’artistes modernes et contemporains, notamment des chefs-d’œuvre reconnus le rassurent. Combien de fois ai-je entendu des visiteurs s’exclamer : « On jurerait qu’il s’agit d’une sculpture de Giacometti » ou devant un masque blanc du Gabon : « Tiens, on dirait qu’il sort d’un théâtre japonais »… Finalement rien n’est plus gratifiant que la confrontation d’œuvres provenant de cultures diverses. Alors s’établissent entre elles des dialogues qui débouchent sur des propositions inattendues génératrices de nouvelles perspectives. Malheureusement le visiteur n’aime pas être perturbé. Il ne souhaite pas qu’on le « dérange ». Il se sent déconcerté, perdu. Mais en fin de compte, les expositions ne sont-elles pas aussi faites pour bousculer, conduire là où on ne s’y attend pas ? Les plus intéressantes ne sont-elles pas celles qui nous révèlent des civilisations, des œuvres, des formes peu connues ? Quelle que soit leur fonction ou leur valeur magico-religieuse, ces œuvres produites par les Baga sont « universelles », au même titre qu’un tableau de Léonard de Vinci, un vase ming ou un portrait du Fayoum. Il est de notre ressort de soutenir le visiteur et stimuler sa capacité à regarder et plus seulement reconnaître. Ainsi la chance lui sera offerte de s’ouvrir aux multiples aspects de la création artistique en accédant aux hautes sphères de l’aventure incroyable que vit l’Humanité.

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MUSÉE BARBIER-MUELLER

ARTS & CULTURES Un magazine consacré aux arts :

de l’Antiquité, de l’Afrique, de l’Océanie, de l’Asie et des Amériques P. 34 Le sphinx en bronze de la collection Barbier-Mueller

publié par l’Association des Amis du Musée Barbier-Mueller (fondée en 1978) Directrice de publication Laurence Mattet Graphisme et production Atelier KI Photographies

P. 100 Le seigneur d'Ucupe, une tombe royale mochica

Studio Ferrazzini Bouchet

Dessins et cartes Helder Da Silva

Photolitho, impression et reliure Musumeci S.p.A.

P. 116 Interview de Nimrod

ARTS & CULTURES est coédité avec les éditions SOMOGY 57, rue de la Roquette – 75011 Paris Tel : ++ 33 1 48 05 70 10 – Fax : ++ 33 1 48 05 71 70 e-mail : somogy@magic.fr

P. 152 Wayang kulit, le théâtre d’ombres indonésien

L’édition anglaise de ARTS & CULTURES est distribuée par : John Rule Sales & Marketing 40 Voltaire road London SW4 6DH /UK Phone : ++ 44 20 7498 0115 - johnrule@johnrule.co.uk


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Laurence Mattet Alain Pasquier Jacques Chamay Alain Zivie Mary Taylor Simeti Inge Schjellerup Steve Bourget

Éditorial

P. 29

Le sphinx en bronze de la collection Barbier-Mueller

P. 34

Trésors de l’Italie préromaine

P. 44

Thoutmes, l’auteur du buste polychrome de Néfertiti

P. 58

La Dormeuse de Malte

P. 76

Les morts-vivants : les purunmachu chez les Chachapoya

P. 86

Le seigneur d'Ucupe, une tombe royale mochica

P. 100

Interview de Nimrod

P. 116

Un mystérieux cimier de l’ouest du Cameroun

P. 124

Werner Munzinger Pacha, ethnographe et orientaliste d’avant-garde

P. 138

Walter Angst

Wayang kulit, le théâtre d’ombres indonésien

P. 152

Lionel Obadia

Les tambours chamaniques du Nord-Népal

P. 168

Pensées vagabondes

P. 178

Ma rencontre avec George Ortiz

P. 188

• Arts premiers et arts derniers

P. 196

• Ils nous ont quittés en 2013 : Irène de Charrière Pierre de Ségur, adieu l’ami...

P. 204 P. 208

• Chronique des ventes aux enchères internationales : Archéologie – Afrique – Océanie – 2013

P. 212

Liste des membres

P. 238

Liste des annonceurs

P. 242

Laurence Mattet Christraud M. Geary Wolbert G. C. Smidt

Nigel Barley Laurence Mattet CONFIDENTIELLEMENT VÔTRE :

Jean Paul Barbier-Mueller

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LE SPHINX EN BRONZE de la collection Barbier-Mueller ALAIN PASQUIER

C’est un grand succès que la composition de cet objet, qui plaît au regard par l’alliance heureuse qu’il scelle entre la force et le charme. Mais où et quand le bronzier l’a-t-il créé ?

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Parmi les créatures monstrueuses que l’art grec a accueillies dans ses représentations, le sphinx est loin d’être la plus rare.

Pages de titre : Sphinx assis. Bronze à patine vert foncé, partiellement conservée. Vers 530 av. J.-C. Haut. : 13,4 cm. Long. : 11 cm. Grande Grèce ? Inv. 202-108. Musée Barbier-Mueller. Fig. 1. Sphinx trouvé à Pérachora (sanctuaire d'Héra Liménia). Ivoire. Haut. : 8 cm. Vers 650 av. J.-C. Inv. 16519. National Archaeological Museum, Athènes, photographe : E. Miare. © Hellenic Ministry of Culture and Sports/Archaeological Receipts Fund.

omposée d’un corps de lion qu’on a pourvu d’ailes, et coiffée d’une tête humaine presque toujours féminine, son image – dans toutes les variations de tailles possibles, du petit sphinx en ivoire trouvé à Pérachora (fig. 1), près de Corinthe, jusqu’au marbre monumental offert par les gens de Naxos au sanctuaire de Delphes (fig. 2) – est présente dans tous les registres et tous les matériaux de la création artistique1. N’oublions pas qu’il trônait au centre du casque de l’Athéna Parthénos de Phidias2. Comme on s’en doute, sa lointaine origine se situe en Égypte. Mais le sphinx est adopté par les peuples du Proche-Orient, comme les Assyriens qui lui ajoutent les ailes qu’il a rarement en Égypte, ou les Hittites qui lui donnent une coiffure à longues mèches bouclées. C’est sans doute du monde syro-phénicien qu’il est venu vers la Grèce du haut archaïsme, en passant par Chypre3. Il faudrait d’ailleurs plutôt écrire « revenu » ; car le sphinx a connu un long succès dans les productions de l’art mycénien, dont on sait aujourd’hui qu’il est la première expression de l’art des Grecs.

Fig. 1.

On ne sait pas trop à quel moment

cette créature fabuleuse

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a été introduite dans la mythologie...

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Mais si l’on veut bien reprendre son histoire à l’aube de l’âge « orientalisant », c'est-à-dire le temps qui s’écoule entre la fin du VIIIe siècle et le début du VIe siècle av. J.-C., on constate que son image se répand dans le décor des vases peints ou à reliefs, dans les ouvrages de toreutique ou d’orfèvrerie, dans le répertoire des figurines de terre cuite. Il y est d’ailleurs figuré dans les positions les plus diverses : debout sur ses quatre pattes, assis, couché, voire rampant, dans l’attitude préludant au bond. On ne sait pas trop à quel moment cette créature fabuleuse a été introduite dans la mythologie, au cœur du cycle thébain, avec la célèbre légende d’Œdipe4. Toutefois il est clair qu’on lui affecte assez tôt une fonction soit votive, comme sur l’Acropole d’Athènes, soit funéraire, comme au cimetière du Céramique : le grand sphinx des Naxiens, à Delphes, pourrait même assurer ce double rôle5. Mais sur ce fond de religiosité, la plupart des images grecques du sphinx ont une valeur essentiellement décorative, convertissant l’apparence redoutable du monstre oriental en un motif harmonieux.

Fig. 2. Sphinx des Naxiens. Vers 570 av. J.-C. Marbre. Haut. totale, avec la colonne : 12,10 m ; haut. du sphinx : 2,32 m. Musée de Delphes.

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C’est le cas du sphinx en bronze conservé au musée Barbier-Mueller (pages de titre), un bel objet à la patine vert foncé qui appartient à l’abondante famille des ornements empruntant cette forme pour décorer un vase, un miroir, un élément mobilier quelconque, voire une pièce d’armure. L’examen des surfaces peut-il aider à en préciser l’emploi ? L’observation la plus rapide indique déjà que ce sphinx était fait pour être vu principalement sur son côté gauche. Figuré de profil assis sur sa croupe, il tourne sa tête vers l’observateur, les pattes antérieures bien droites et posées côte à côte sur le sol. Notons tout de suite que ce sol reste virtuel : la base sur laquelle ces pattes devaient reposer n’était pas fondue avec le sphinx, comme c’est le cas sur une nombreuse série d’appliques, où le même monstre est posé sur une barrette en forme de chapiteau ionique (fig. 3)6. Cependant la surface sous les pattes du sphinx genevois est bien plane, de même que celle du segment de la queue qui, partant de la croupe, était en contact avec le sol : quelques rugosités, toutefois, indiquent probablement qu’elles étaient soudées à l’objet qu’il était chargé de décorer (fig. 6).

Fig. 3. Sphinx (applique de meuble ?). Bronze. Deuxième quart du VIe siècle av. J.-C. Haut. max. : 7,92 cm. Grande Grèce ? Musée du Louvre, Br 1680.

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Fig. 4. Vue du revers.

Fig. 5. Vue arrière.

Déjà indiqué par le mouvement de la tête, l’angle de vision pour lequel le bronze a été fait est confirmé par l’absence de détail sculpté sur le flanc droit du monstre, de même que par la surface restée muette sur l’aile droite (fig. 4). Il y a plus : le volume du corps et de la patte, sur le côté droit, est comme coupé selon un plan vertical, voire évidé, laissant l’impression qu’il y avait là contact ou au moins proximité avec un élément extérieur. Cependant faire figurer l’aile droite, même dénuée de décor, a paru nécessaire au bronzier, au point d’installer un « pont » qui, invisible sous l’angle de vision principal, la solidarise du revers de l’aile gauche. Et son désir de rendre bien solide l’objet qu’il créait se lit dans la présence d’un autre « pont », celui-là visible, mais fort discret, qui joint au bord inférieur de l’aile gauche le sommet de la volute décrite par la queue (fig. 5). À cette description du dispositif réalisé par son créateur, il convient d’ajouter que la surface du bronze, derrière le cou et sur la nuque, laisse voir des aspérités irrégulières, comme s’il s’agissait des vestiges d’une autre jonction. Fig. 6. Sphinx Barbier-Mueller : vue du dessous et du flanc gauche.

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Fig. 7. Vue de l’avant du corps.

Toutes ces remarques nourrissent maintes interrogations sur la nature du meuble ou de l’ustensile que le sphinx était chargé d’embellir. S’agissait-il d’un grand vase sur la panse duquel il était installé ? L’hypothèse d’un accoudoir de trône, séduisante dans le cas des sphinx à barrette cités plus haut7, ne paraît pas convenir pour le bronze de la collection suisse : outre que la barrette est absente, le monstre n’y porte pas le pôlos* dont la présence est précieuse pour ce montage. Celle d’un ornement pour le support d’un trépied, toute gratuite qu’elle est, ne paraîtrait-t-elle pas préférable ? Quoi qu’il en soit de la fonction à laquelle l’objet était destiné, et sans entrer dans le détail le plus fouillé de la technique mise en œuvre, disons le soin qui a présidé à sa finition : la fonte a été reprise à froid avec le burin pour maints détails, comme le motif d’écailles qui se répand sur toute la surface couvrant les épaules et le buste (fig. 7), comme les petites stries qui parcourent le filet séparant celles-ci du premier registre de plumes, celles qui « graduent » la bordure intérieure des pattes ou rythment le panache de la queue. Tel que l’artiste l’a créé, le sphinx de bronze frappe avant tout par le contraste qui oppose la puissance formidable du corps animal à la grâce aimable du visage humain. Entre les énormes pattes, dont on soupçonne à quel degré les griffes qui s’y logent doivent être redoutables, et les afféteries de la coiffure et des boucles d’oreilles, il y a une alliance contre nature qui accentue ici à un degré inhabituel l’aspect fantastique de l’image. Le sphinx est représenté le poitrail porté en avant par l’élancement du corps et la remarquable hauteur des pattes posées en oblique, comme prêtes au bond : d’où la légère inclinaison de l’ensemble tête-cou vers l’avant. Ce qu’il y a de plus félin en lui est traité avec autant de précision que de vigueur : les pattes postérieures donnent la sensation d’avoir été volontairement allongées et grossies pour accroître l’effet de crainte (fig. 8). Les os et les muscles de ces membres sont modelés avec autant de soin que d’insistance, une insistance sans doute excessive pour ce qui est des articulations des pattes postérieures. Le pelage n’a pas été oublié, semble-t-il : la bordure striée qui ourle l’intérieur des pattes doit y faire allusion, comme les gravures de la queue dressée en S renversé.

Fig. 8. Vue de l’arrière du corps avec les pattes.

* Note de l’éditeur: Couvre-chef cylindrique plus ou moins haut que portent surtout les divinités chtoniennes. 40

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Il y a donc dans ces notations morphologiques une observation indéniable, marquée toutefois par le grossissement volontaire de certains détails. L’étonnante notation des côtes fait partie de ces exagérations : à l’avant du corps souple, la poitrine animale est corsetée d’une série de cinq plis en forte saillie qui se répandent en s’élargissant, comme des ondes (fig. 9). C’est le relief des côtes modelées par exemple sur le corps du sphinx des Naxiens, voire sur celui du Musée du Céramique à Athènes8, mais fortement accentué par le bronzier du sphinx, comme si les os de la cage thoracique étaient à nu. À ce naturalisme du corps quelque peu outré, vient s’associer la stylisation de l’aile d’aigle entée sur l’épaule du félin. Elle se déploie en plusieurs registres : une première zone couverte d’un motif d’écailles où l’on pourrait reconnaître les plumes dites « scapulaires », puis la rangée des tectrices, enfin les grandes rémiges (fig. 10). Mais l’aile s’est métamorphosée en un motif d’une élégante harmonie qui accompagne l’élancement du corps, avec des plumes déployées comme les lamelles d’un éventail, et dont l’extrémité recoquillée paraphe la silhouette avec bonheur.

Fig. 9. Détail du poitrail.

Fig. 10. Détail de l’aile.

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Fig. 11.

sourcils, qui se prolongent selon une courbe harmonieuse dans le profil nasal, les yeux sans paupières sont traités comme des amandes dont la saillie s’incline légèrement vers la racine du nez ; ce nez, plutôt fort et droit, surplombe de son extrémité une bouche souriante. Quant au menton, sa pointe arrondie ferme le contour ovale de ce visage juvénile et avenant.

C’est sur cette symphonie de formes que vient se poser la tête féminine, légèrement tournée vers la droite (fig. 11). Le cou allongé est bordé de part et d’autre par l’épaisse et lourde retombée des cheveux répartis en longues mèches qui, régulièrement parcourues d’ondulations horizontales, se répandent jusque sur les épaules, en particulier sur la droite, dont elles épousent joliment le contour. Les oreilles ne manifestent guère l’ambition d’une représentation fidèle du pavillon tel qu’on le voit : leur forme à la fois agrandie et simplifiée a été enrôlée dans la composition d’un motif qui englobe le disque des boucles ornées de gravures en étoile. Le crâne est recouvert d’un voile que maintient un grand diadème décoré de stries gravées alternativement verticales et obliques. De ce diadème, au bord du voile, sortent, en ordre soigneusement distribuées, huit mèches qui s’arrêtent au sommet d’un front large et bombé. Sous les arêtes des

Fig. 11. Le visage et la coiffe du sphinx.

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C’est un grand succès que la composition de cet objet, qui plaît au regard par l’alliance heureuse qu’il scelle entre la force et le charme. Mais où et quand le bronzier qui lui a donné forme l’a-til créé ? Aucun renseignement concernant son origine n’ayant été conservé pour guider la réponse à une telle question, la facture et le style sont les seuls éléments dont on dispose pour tenter de la formuler. Une discussion de fond sur un problème aussi délicat outrepasserait les limites de cette présentation. Rappelons néanmoins l’existence de ces sphinx en bronze évoqués plus haut, dont les pattes antérieures et l’arrière-train reposent sur une barrette en forme de chapiteau ionique. Le dispositif, pour le sphinx du musée Barbier-Mueller, est différent, mais sa création ne peut être complètement isolée de cette série assez riche, qui a fait la matière de nombreuses études. Ce sont des bronziers de Laconie qui, selon toute apparence, en ont lancé le concept dans la première moitié du VIe siècle av. J.-C., suivis, dans la seconde moitié, par des artistes corinthiens10. Et ces créations exportées vers les cités de Grande Grèce et de Sicile n’ont sans doute pas manqué de susciter le désir de les imiter. D’où un ensemble complexe, où les meilleurs spécialistes soulignent les difficultés pour bien distinguer l’origine et la date dans une grande famille où les cousinages ne sont pas rares. À propos du sphinx de la collection Barbier-Mueller, rappelons encore, si c’est nécessaire, l’envergure inhabituelle de ce monstre, comme les accents très « poussés » que le bronzier a voulu donner à certains détails. Nous lirions volontiers dans l’exubérance de cette exécution l’inspiration d’un artiste « colonial » poussé par le désir de rivaliser avec ses collègues de Grèce propre, de faire plus grand, plus fort, plus spectaculaire : d’où ce formidable corps de


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félin dont la puissance bouscule quelque peu le rôle décoratif de l’image, d’où ces pattes énormes et ces côtes qui arment la morphologie du monstre. On a relevé, par ailleurs, que le poitrail gonflé et la ligne horizontale continue selon laquelle le bord supérieur de l’aile prolonge le contour de l’épaule étaient des traits partagés par les sphinx de Corinthe. Quant à la tête, c’est bien celle d’une korè de la fin de l’archaïsme, dont l’exécution pourrait se situer autour de 530 av. J.-C., mélangeant sans doute des influences diverses, mais où celle de la cité de l’Isthme nous paraîtrait volontiers dominante : n’y retrouverait-on pas le « profil anguleux et vertical » qu’on prête à maints visages corinthiens10? ■

10. Cf. Payne, op. cit., p. 136. Pour tenter d’y voir clair dans les mélanges de styles, cf. les réflexions de C. Stibbe, op. cit., pp. 2729, et les subtiles analyses de Francis Croissant : « Tradition et innovation dans les ateliers corinthiens archaïques : matériaux pour l'histoire d'un style », BCH 112, 1, 1988, pp. 91-166, et « Sur la diffusion de quelques modèles stylistiques corinthiens dans le monde colonial de la seconde moitié du VIIe siècle », Revue archéologique 2/2003 (n° 36), pp. 227-254. BiBliograPhie DEMISCH (Heinz), Die Sphinx. Geschichte ihrer Darstellung von den Anfängen bis zur Gegenwart, Stuttgart, Urachhaus, 1977. DESSENNE (André), Le Sphinx : étude iconographique. 1. Des origines à la fin du second millénaire, Paris, E. de Boccard, 1957. KOUROU (N.), KOMVOU (M.) & RAFTOPOULOU (S.), « Sphinx » in LIMC, VIII/1, Zurich-Munich, 1997, pp. 1149-1174. VERDELIS (N.), « L’apparition du sphinx dans l’art grec aux

notes

VIIIe et VIIe siècles av. J.-C. » in BCH 75, 1951, pp.1-37.

1. Sur le sphinx (qu’on peut appeler la sphinx, au féminin, voire la sphinge), voir Roscher IV, 1965, 2, col. 1298-1408, s. v.

BiograPhie

« Sphinx » (Illberg) ; Kourou et al., 1997, pl. 794-817. Cf.

Alain Pasquier, ancien élève de l’École normale supérieure,

Verdélis ; Dessenne 1957 ; Demisch 1977. Sphinx de Perachora :

agrégé de lettres classiques, ancien membre de l’École française

H. Payne, Perachora, II, Oxford 1962, pp. 403-404, pl. 171 ;

d’Athènes, a fait toute sa carrière au musée du Louvre, où il a

sphinx de Delphes : P. de la Coste-Messelière, Delphes, Paris,

dirigé de 1983 à 2007 le département des Antiquités grecques,

1943, pl. 47.

étrusques et romaines. Depuis juin 2013, il est membre de l’Aca-

2. Cf. N. Leipen, Athena Parthenos – A Reconstruction, Toronto

démie des Inscriptions et Belles-Lettres.

1971 ; B. Holtzmann, L’Acropole d’Athènes, Paris 2003, pp. 109114. 3. E. Akurgal, The Art of Greece: Its Origin in the Mediterranean and Near East, New York, 1968. 4. Voir Roscher, op. cit., col. 1363-1369 ; L. Edmunds, The Sphinx in the Oedipus Legend, Königstein Ts, 1981 ; Jean-Marc Moret, Œdipe, la Sphinx et les Thébains. Essai de mythologie iconographique, Genève, 1984. 5. Acropole d’Athènes : I. Triandi, To Mouseio Akropoleos, Athènes, 1998, pp. 207-209 ; Musée du Céramique, Athènes : G. M. A. Richter, The Archaic Gravestones of Attica, 1961, p. 15, n°11, fig. 34-39. Sphinx des Naxiens à Delphes : B. Holtzmann, La Sculpture grecque, Paris, 2010, pp. 150-151, n°20. 6. Voir sur cette série C. M. Stibbe, « La sfinge, la gorgone e la sirena. Tre bronzetti di Capo Colonna e i centri di produzione in eta arcaica tra Sparta, Corinto e Magna Grecia », Bollettino d’Arte 116, Avril-Juin 2001 ; et S. Descamps-Lequime, « Une sphinx en bronze : élément de décor d’un trône archaïque ? », dans Essays in Honor of Dietrich von Bothmer, Allard Pierson Series, 14, 2002, pp. 113-119, pl. 30-31. 7. Voir S. Descamps-Lequime, cf. note précédente. 8. Cf. supra, note 5. On peut penser aussi au chien de marbre conservé au Musée de l’Acropole : cf. I. Triandi, op. cit., pp. 210-211. 9. Cf. C. Stibbe, op. cit, pp. 19-20.

Le sphinx en bronze de la collection Barbier-Mueller

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