© Somogy éditions d’art, Paris, 2010 © Musée international de la Parfumerie, Grasse, 2010
Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Conception graphique : Anne Ponscarme et Olivier Fontvieille Fabrication : Michel Brousset, Béatrice Bourgerie et Mathias Prudent Traduction du français vers l’anglais : Barbara Mellor Contribution éditoriale : Julie Houis (français), Sandra Freland et Kathleen Gray (anglais) Coordination éditoriale : Julia Bouyeure, assistée de Sérine Douib
ISBN 978-2-7572-0381-1 Dépôt légal : mai 2010 Imprimé en Italie (Union européenne)
ZESTES DE SOLEIL ZESTANDSUNSHINE Un voyage au pays des Hespérides An Odyssey through the World of Citrus Fruit
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Remerciements
L’exposition « Zestes de soleil, un voyage au pays des Hespérides » a été réalisée par la communauté d’agglomération Pôle Azur Provence (Auribeausur-Siagne, Grasse, Mouans-Sartoux, Pégomas, La Roquette-sur-Siagne), Sous la bienveillance autorité de son président, Jean-Pierre Leleux, sénateurmaire de Grasse, de Dominique Bourret, vice-présidente, d’André Laurent, directeur général, Et en étroite collaboration avec le MuCEM (musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée) de Marseille. Avec le concours de : Ministère de la Culture et de la Communication Direction régionale des Affaires culturelles Provence-Alpes-Côte-d’Azur Conseil régional Provence-Alpes-Côte-d’Azur Conseil général des Alpes-Maritimes Association pour le rayonnement du musée international de la Parfumerie (ARMIP) Cette exposition n’aurait pu avoir lieu sans la générosité des responsables des collections publiques suivantes, auxquels nous adressons nos plus vifs remerciements : Musée national de la Coopération franco-américaine, Blérancourt Musée des Beaux-Arts, Chambéry Musée d’Art et d’Histoire de Provence, Grasse Musée Adrien-Dubouché, Limoges MuCEM (musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée), Marseille Musées de Menton Musée des Beaux-Arts, Nancy Musée Lorrain, Nancy Bibliothèque Forney, Paris Musée des Arts décoratifs, Paris Musée Ernest-Hébert, Paris Musée national Jean-Jacques Henner, Paris Musée national d’Art moderne, Centre Pompidou, Paris Musée de l’Orangerie, Paris Petit Palais – musée des Beaux-Arts, Paris Musée des Beaux-Arts, Rouen Cité de la Céramique, Sèvres Musée des Beaux-Arts, Valenciennes Musée Magnelli – musée de la Céramique, Vallauris ainsi qu’à M. Gil Camatte.
Marchand d’orange de Murcie, Orange Seller, Murcia, Spain Espagne Jacques Grasset de SaintJacques Grasset de Saint-Sauveur Sauveur 1796 1796 Gravure aquarellée Engraving, watercolour Bibliothèque nationale Bibliothèque Nationale du Québec, Canada
The exhibition “Zest and Sunshine: An Odyssey through the World of Citrus Fruit” has been brought to the public by the communities who together form Pôle Azur Provence (Auribeau-sur-Siagne, Grasse, Mouans-Sartoux, Pégomas, La Roquette-sur-Siagne), under the benign auspices of its president, JeanPierre Leleux, Mayor of Grasse, its vice-president Dominique Bourret, and its director general André Laurent; and in close collaboration with MuCEM (Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée), Marseille. With support from: Ministère de la Culture et de la Communication Direction régionale des Affaires culturelles Provence-Alpes-Côted’Azur Conseil régional Provence-AlpesCôte-d’Azur Conseil général des Alpes-Maritimes Association pour le Rayonnement du Musée International de la Parfumerie (ARMIP)
Musée des Beaux-Arts, Valenciennes Musée Magnelli – Musée de la Céramique, Vallauris and M. Gil Camatte. We also offer our grateful thanks to the authors of the texts published in these pages. We offer our thanks also to Narjys El Alaoui, anthropologist in charge of research and collections at the Musée des Civilisations de l'Europe et de la Méditerranée, whose specialist areas include the anthropology and material culture of rural technologies, and preparatory work and documentary research into the religious anthropology, ritual and ethnobotany of the Maghreb.
And we express our gratitude to the scientific, administrative and technical staff of the Musées de Grasse, who have devoted their skills, time and enthusiasm to this project: Ariane Lasson, deputy curator-inchief Claudine Chiocci, Gabriel Benalloul, Grégory Couderc, Geneviève Derogis, Joëlle Déjardin, Hélène Barbiéro, It would not have been possible to responsible for the documentation stage this exhibition without the and management of the collections of generosity the Musée International de la of the directors and curators of the Parfumerie (MIP) and the Musée d’Art following public collections, to whom et d’Histoire de Provence we express our heartfelt gratitude: Nathalie Derra, managing editor Musée national de la Coopération of the catalogue Franco-américaine, Blérancourt Carlo Barbiéro, photographer of the Musée des Beaux-Arts, Chambéry Musée d’Art et d’Histoire de Provence, MIP collections Brigitte Chaminade, Cathy Moulin, Grasse administration Musée Adrien-Dubouché, Limoges Brigitte Lamielle, press office MuCEM (Musée des Civilisations Barbara Mourlane, finance de l’Europe et de la Méditerranée), Christine Saillard, Gilles Burois, Marseille Christine Even, Noélie Malamaire, Musées de Menton Marion Malissen, Laurent Musée des Beaux-Arts, Nancy Pouppeville, public relations Musée Lorrain, Nancy Laure Hocquet, multimedia Bibliothèque Forney Pascale Bars, marketing Musée des Arts décoratifs, Paris Jean-Marie Brémond, Denis Cornesse, Musée Ernest-Hébert, Paris Musée National Jean-Jacques Henner, Paul Lambert, exhibition curators Museum front of house and security Paris Marc Ibot, Marie-France Bénidir, Musée National d’Art Moderne, Laura Bertogliati, Raymond Centre Pompidou, Paris Biancamaria, Carole Brunelle, Musée de l’Orangerie, Paris Virginie Campos, Jérémy Cappellero, Petit-Palais, musée des Beaux-Arts, Coralie Cornuel, Muriel Danve, Miguel Paris Delestre, Musée des Beaux-Arts, Rouen Jean-Philippe Ghigo, Laurence Jagger, Cité de la Céramique, Sèvres
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Nous tenons à témoigner toute notre reconnaissance aux auteurs des différents textes publiés dans cet ouvrage. Notre gratitude s’adresse également à Narjys El Alaoui, anthropologue, chargée de recherche et de collecte au musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée. Ses domaines de compétence sont l’anthropologie des techniques rurales : culture matérielle ; l’anthropologie religieuse : ritualistique et ethnobotanique du Maghreb, pour son travail préparatoire et ses recherches documentaires. Ainsi qu’au personnel scientifique, administratif et technique des musées de Grasse qui a mis ses compétences, sa disponibilité et son enthousiasme au profit de ce projet : Ariane Lasson, adjointe du conservateur Claudine Chiocci, Gabriel Benalloul, Grégory Couderc, Geneviève Derogis, Joëlle Déjardin, Hélène Barbiéro, pour la documentation et la gestion des collections du musée international de la Parfumerie (MIP) et du musée d’Art et d’Histoire de Provence Nathalie Derra, pour la gestion de l’édition du catalogue Carlo Barbiéro, pour les photographies des collections du MIP Brigitte Chaminade, Cathy Moulin, pour la gestion administrative Brigitte Lamielle, pour la communication Barbara Mourlane, pour la gestion financière Christine Saillard, Gilles Burois, Christine Even, Noélie Malamaire, Marion Malissen, Laurent Pouppeville, pour le service des publics Laure Hocquet, pour le multimédia Pascale Bars, pour la commercialisation Jean-Marie Brémond, Denis Cornesse, Paul Lambert pour le montage de l’exposition L’équipe chargée de l’accueil, de la surveillance et de la sécurité du musée Marc Ibot, Marie-France Bénidir, Laura Bertogliati, Raymond Biancamaria, Carole Brunelle, Virginie Campos, Jérémy Cappellero, Coralie Cornuel, Muriel Danve, Miguel Delestre, Jean-Philippe Ghigo, Laurence Jagger, Christiane Letellier, Maria-Cristina Llanos, Alexandre Lovera, Thibault Michel, Mélodie Robert, Olivier Roger de Villers, Anne-Marie Rosier, Fabien Wittling À la boutique Véronique Maciuk, Olivier Bon, Caroline Bracq À la billetterie Lorraine Muschi, Bertrand Chatelain, Céline Tamain À l’entretien du MIP Cassandra De Deus Correia, Marie-Christine Giraud, Franca Oppedisamo Et aux jardins du MIP Gabriel Bouillon, Patrice Dupeyre, Franco Mattutino, Christophe Mége, Marlène Tosi Enfin, que l’ARMIP (Association pour le rayonnement du musée international de la Parfumerie) et tous ses membres soient chaleureusement remerciés pour leur soutien. Son président Jean-Claude Ellena, ses vice-présidents Régine Leroy-Thiébaut et Pierre Vigne, son trésorier Jean-Louis Matout, son secrétaire Charles Letemplier, sa secrétaire adjointe Alice Marcus, les nombreux et passionnés bénévoles de cette association et tout particulièrement Christine Antonetti.
Museum shop Véronique Maciuk, Olivier Bon, Caroline Bracq Museum ticket desk Lorraine Muschi, Bertrand Chatelain, Céline Tamain Maintenance team Cassandra De Deus Correia, MarieChristine Giraud, Franca Oppedisamo Gardening team Gabriel Bouillon, Patrice Dupeyre, Franco Mattutino, Christophe Mége, Marlène Tosi
Finally, we offer our warm thanks to the ARMIP (Association pour le Rayonnement du Musée International de la Parfumerie) and all its members for their support: Jean-Claude Ellena (president), Régine Leroy-Thiébaut and Pierre Vigne (vice-presidents), Jean-Louis Matout (treasurer), Charles Letemplier (secretary), Alice Marcus (assistant secretary), and all its many enthusiastic volunteer members, with a special mention for Christine Antonetti.
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Sommaire
Préfaces Forewords Jean-Pierre Leleux Bruno Suzzarelli Denis-Michel Boëll et Marie-Christine Grasse
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Mythe et légende : sources d’une symbolique artistique occidentale Myth, Legend and Symbolism in Western Art Marie-Christine Grasse
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Les agrumes dans l’art Citrus Fruits in Art Marie-Christine Grasse
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Planches botaniques Botanical Plates D’après l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), Corse
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Une production juteuse… A Juicy Business… D’après la Chambre d’agriculture des Alpes-Maritimes
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Petite histoire des orangeries françaises Orangeries in France: A Brief History Jean F. Laporte
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Quelques agrumes présents en Provence aux xIxe et xxe siècles Citrus Species in Provence in the 19th and 20th Centuries Louis Peyron
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Les boîtes dites « bergamotes » et « orangettes » : un savoir-faire grassois “Bergamote” et “Orangette” Boxes: a Speciality of Grasse Louis Peyron
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La Bergamote de Nancy Bergamote de Nancy Ariane Lasson
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Techniques d’extraction des huiles essentielles d’agrumes Methods of Extracting Citrus Essential Oils Rovena Raymo
L’eau de Cologne, une origine entourée de mystères The Mysterious Origins of Eau de Cologne
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En quête de bergamote In Quest of Bergamot Jean-Claude Ellena
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Mandarines du jardin Mandarins from the Garden Céline Ellena
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Les agrumes dans tous les sens The Ubiquitous Citrus Lucien Ferrero
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Pulpe fiction Pulp fiction Jean-Jacques Boutaud
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Les questions que l’on se pose Have You Ever Wondered… ? Jean-Philippe Douge
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Petite histoire de la limonade Lemonade: Just for the Record Denis-Michel Boëll
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Papiers d’agrumes, objets de collection Citrus Fruits Wrappers: Ripe for Collecting Denis-Michel Boëll
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Il y a jus de fruits et jus de fruits ! Juice by any other Name? Denis-Michel Boëll
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Oranges et citrons en fête Orange and Lemon Festivals Denis-Michel Boëll
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Les différentes utilisations des agrumes en cuisine Citrus Cuisine Jacques Chibois
Présentation des auteurs Authors
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Jean-Pierre Leleux
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sénateur des Alpes-Maritimes maire de Grasse
Avec « Zestes de soleil, un voyage au pays des Hespérides », le musée international de la Parfumerie (MIP) inaugure sa première exposition temporaire depuis sa réouverture en octobre 2008. Orange, citron, mandarine… mais aussi bergamote, limette, kumquat… Nous côtoyons quotidiennement ces agrumes, mondialement connus ou à la réputation plus confidentielle, dans des domaines très variés – alimentation, toiletterie, produits lessiviels, d’entretien et de confort pour la maison et, bien sûr, parfumerie – et sous des formes très diverses – fruits de bouche, jus, essences et arômes naturels ou issus de la synthèse. Depuis le mythique jardin des Hespérides, les agrumes sont présents dans les beaux-arts, de l’Antiquité à nos jours mais plus particulièrement dans les peintures religieuses du Moyen Âge et les natures mortes des peintres du nord de l’Europe des xVIIe et xVIIIe siècles, ainsi que dans les arts décoratifs (vaisselle décorative) du xVIIIe au xxe siècle. À Grasse, au xVIIIe siècle, se développa une production spécifique à la cité, celle des boîtes dites « bergamotes », entièrement réalisées dans l’écorce de cet agrume largement utilisé en parfumerie. Le musée possède une magnifique collection de ces délicats réceptacles, qui pouvaient revêtir des formes extrêmement variées et constituaient des présents très recherchés. C’est au Brésil, en Chine, aux États-Unis, au Mexique et en Espagne que se
“Zest and Sunshine: An Odyssey through the World of Citrus Fruit” is the first temporary exhibition to be staged by the Musée International de la Parfumerie (MIP) since its reopening in October 2008. From worldwide favourites, such as oranges, lemons and mandarins, to species that may be less familiar, such as bergamot and pomelo, kumquat and key lime, we are surrounded in every aspect of our daily lives by members of the citrus family. In a variety of forms – raw or as juice, essential oils and natural or synthetic flavourings – they are present in our food and drinks, cosmetics, laundry and household cleaning products, and of course in the world of perfumery. From Antiquity – when the ancient Greeks created the myth of the golden apples of the Hesperides – to the present day, citrus fruits have also formed a recurrent motif in the fine arts, particularly in the religious paintings of the Middle Ages and in northern European still lifes of the 17th and 18th centuries, as well as in the decorative arts (notably ceramics) from the 18th to the 20th centuries. In the 18th century, Grasse saw the emergence of a specifically local product: the small boxes known as
‘bergamotes’, made entirely from bergamot peel and widely used in perfumery. The museum possesses a magnificent collection of these delicate creations, which were made in a wide variety of shapes and sizes and became highly prized as gifts. Nowadays, two-thirds of world production of citrus fruits (a total of 115 million tonnes in 2008, exceeding bananas and plantains by a narrow margin and grapes and apples by a wide one) is concentrated in Brazil, China, the United States, Mexico and Spain. But on average one in two of all citrus fruits sold internationally is grown in the Mediterranean region, which specializes in oranges and small citrus fruits; the symbolic link between the citrus family and the Mediterranean basin therefore remains a potent one. It is for this reason that the MIP has decided to stage this exhibition, a joint venture with the Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM) in Marseille. With its numerous audio-visual and olfactory exhibits, it holds both treats and surprises for the visitor, who will be led on a voyage of discovery through a world that is both familiar and unknown: an unmissable exhibition bursting with the
concentrent les deux tiers de la production mondiale d’agrumes (115 millions de tonnes en 2008), qui constitue la première production fruitière juste devant le groupe des bananes et plantains et très loin devant le raisin ou la pomme. Mais elle demeure emblématique des deux rives de la Méditerranée puisqu’un agrume sur deux, en moyenne, proposé sur le marché international provient du Bassin méditerranéen, dont les petits agrumes et l’orange sont les spécialités. C’est la raison pour laquelle le MIP a choisi de réaliser cette exposition en coproduction avec le musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM), à Marseille. Son parcours, fait de multiples supports visuels et olfactifs, surprendra le visiteur qui voyagera au centre d’un monde familier et néanmoins méconnu. Une exposition estivale zestée, fraîche et pétillante à ne pas manquer ! La Marchande d’oranges The Orange Seller Pierre-Nicolas Legrand Pierre-Nicolas Legrand de Serant de Serant Fin xVIIIe s. Late 18th century Huile sur toile Oil on canvas Musée des Beaux-Arts, Musée des Beaux-Arts, Rouen Rouen
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Bruno Suzzarelli directeur du MuCEM
Le musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM) est particulièrement fier d’être associé à la belle aventure du renouveau du musée international de la Parfumerie de Grasse. D’abord parce qu’il convient de célébrer tous les événements heureux qui marquent la grande famille des musées de société. Ces événements sont la preuve de la vitalité de nos institutions et le meilleur ressort de leur reconnaissance, donc de leur fréquentation par le public. Ensuite parce que cette exposition du renouveau, ce zeste de soleil aux senteurs d’agrumes doit un peu à une collaboration instaurée avec le MuCEM il y a quelques années et qui se traduit ici par des prêts d’objets et par la participation de Denis-Michel Boëll, un ancien du musée, à cet ouvrage. Nul doute que la future implantation du MuCEM à Marseille, où s’est installée depuis quelques années déjà une mission de préfiguration, permettra la poursuite de fructueuses collaborations avec le musée international de la Parfumerie. Marie-Christine Grasse et son équipe ont exprimé de manière exemplaire les trois principales qualités qui doivent être au cœur de notre action : la rigueur scientifique, le sens des publics et, surtout, l’ouverture aux autres qui est ici ouverture au monde.
Dans un musée de société, aucune action d’envergure ne peut faire l’éco-
Aguadora, Séville Aguadora, Seville Henri Achille Zo Henri Achille Zo Début xxe s. Early 20th century Huile sur toile Oil on canvas Musée d’Orsay, Paris Musée d’Orsay, Paris
The Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM) is extremely proud to be associated with the exciting regeneration of the Musée International de la Parfumerie in Grasse. A happy event of this kind within the extended family of social museums is always a cause for celebration. Events such as this exhibition, furthermore, are a clear demonstration of the vitality of our institutions and the recognition accorded to them, and thus of their appeal to a wide public. And last but not least, this celebration of renewal and regeneration, imbued with sunshine and with citrus zest and fragrances, owes a little to a collaboration with the MuCEM instigated a few years ago. This has resulted in the loan of items from the museum’s collections and the contribution to this catalogue of Denis-Michel Boëll, formerly of the
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nomie d’une mobilisation de multiples sources de savoirs sur le sujet traité. Pour concevoir cette exposition, l’équipe du musée a donc fait appel à toutes les disciplines, à toutes les expertises – l’économie, l’agronomie, la botanique et l’histoire –, mais aussi celles qui, a priori, pouvaient sembler moins évidentes, comme l’ethnologie, la sociologie ou l’histoire de l’art. Il faut faire passer le message dans un langage bien particulier, celui de l’exposition. Entrent alors en jeu ces acteurs irremplaçables que sont les collections, sous toutes leurs formes, mais aussi le scénographe, qui a su ici tirer le meilleur parti des formes, des couleurs, des sons, des senteurs dans un parcours dont l’objectif ultime est de capter l’attention du visiteur tout en suscitant émotion et passion. Les odeurs, les chansons, les mots, les fêtes, les goûts que nous fait partager ce beau parcours révèlent aussi des enjeux de société lourds de sens pour l’avenir du Bassin méditerranéen. Enjeux économiques avec les importations massives d’autres continents, enjeux écologiques liés aux traitements chimiques ou à l’approvisionnement en eau des vergers et, plus globalement, enjeux sociaux et politiques.
Comme le montrait magistralement Eran Riklis dans son film Les Citronniers, un petit morceau de terre planté d’agrumes – il pourrait aussi bien s’agir d’oliviers ou de toute autre culture – est beaucoup plus qu’un moyen de procurer des revenus à des habitants. Symbole extrêmement fort de l’attachement à une terre cultivée et transmise de génération en génération, il est révélateur d’enjeux qui le dépassent. Nos institutions doivent faire comprendre au public le plus large que de nombreux faits de société, les plus quotidiens, les plus anodins parfois, ne sont intelligibles que mis en relation avec les tensions de notre monde en marche. Nous n’y parviendrons que si nous savons travailler ensemble. La réussite de la nouvelle exposition du musée de Grasse en démontre l’intérêt. Gageons que nos équipes sauront renouveler cette expérience fructueuse.
MuCEM. There can be no doubt that the MuCEM’s future presence in Marseille, for which the foundations have already been laid, will provide opportunities for further fruitful joint ventures with the Musée International de la Parfumerie. In an exemplary fashion, MarieChristine Grasse and her team have given expression to the three principal qualities that should be central to our work: scientific rigour, an ability to respond to the interests of the public, and – most important of all – an openness to others, which in this context means an openness to the world. Any initiative on this scale within a social museum must avail itself of a wide spectrum of sources of scholarship and expertise on the subject in question. In building this exhibition, the museum team has therefore called on skills and knowledge of experts in the fields of economics, agronomy, botany and history; in addition, it has addressed other perhaps less obvious disciplines, including ethnology, sociology and the history of art. And all this information had then to be expressed in a highly specific language, that of the exhibition. It was at this point that the indispensable asset that is the museum’s collections, in all their forms, came into play. To these were added the skills of the exhibition designer, who has contrived to display to best advantage all the shapes, colours, sounds and smells of this wealth of exhibits, so succeeding in capturing the attention of visitors while at the same time creating a response on the level of emotion, sensation and passion. The scents, songs, words, fêtes and tastes that we savour during a visit to this splendid exhibition also shed light on issues that have important implications for the future of the societies of the Mediterranean basin: the economic effects of imports on a massive scale from other continents; the ecological effects of chemical treatments and irrigation systems for citrus plantations; and the social and political implications at a global level. As Eran Riklis demonstrated so movingly in his film Lemon Tree, for those who dwell on it, a small plot of land planted with citrus trees – or olive trees or any other crop for that matter – represents far more than a
means of earning an income. A highly potent symbol of our attachment to lands that have been cultivated and handed down from generation to generation, it also reveals the major forces at work against whom such small farmers are powerless. It is part of the remit of our museums to bring to the widest possible audience an understanding of the many aspects of our society, so mundane and sometimes so anodyne, of which we can gain a true understanding only when we view them against the background of the tensions in a changing world. We can achieve this goal only by working together. The success of this new exhibition in Grasse demonstrates how much there is to be gained by such cooperation. It is to be hoped that in the future our two museums will again work together in joint ventures that will prove equally fruitful.
Denis-Michel Boëll et
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Marie-Christine Grasse commissaires de l’exposition
Le projet de cette exposition est né pendant le long chantier de rénovation et d’extension qui a abouti, fin 2008, à la réouverture d’un musée international de la Parfumerie métamorphosé. Une envie de soleil, de fraîcheur, de vitamines et d’Orient nous a entraînés dans l’univers des agrumes. Parés de multiples vertus, ces fruits sont présents au quotidien dans notre alimentation et nos boissons, tandis que leurs senteurs donnent lieu à des usages extrêmement variés, depuis la célèbre eau de Cologne de JeanMarie Farina, inventeur d’une fragrance qui lui rappelait « les orangers en fleur après la pluie », jusqu’aux produits d’entretien les plus triviaux. En parfumerie, la famille des hespéridés se caractérise par des notes fruitées issues d’huiles essentielles d’agrumes – orange, citron, mandarine, pamplemousse, bergamote – ou de l’essence de fleur d’oranger (néroli). Le terme hespéridés provient de la mythologie grecque : une référence aux « pommes » d’or du jardin des Hespérides, ces précieux fruits que Gaïa a offerts en cadeau de mariage à Héra, conservés par les nymphes du Couchant, filles d’Atlas et d’Hespéris, et dont Héraclès réussit à s’emparer – c’est le onzième de ses Travaux. Aux collections du musée de Grasse, centrées sur le parfum, nous avons souhaité ajouter une évocation des agrumes sous d’autres biais, économique et symbolique, avec le concours du musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM). C’est pourquoi il est aussi question d’alimentation, de boisson, de production et de consommation, d’agriculture et de commerce entre le sud et le nord de l’Europe. Sont également abordés la botanique, la domestication de la nature et l’emploi des agrumes sous toutes leurs formes : fruits, fleurs, feuilles et même bois. Outre un parcours de l’histoire du goût et des arts, il s’agit enfin de s’attacher aux fêtes,
The idea for this exhibition was born during the lengthy project of refurbishment and enlargement that culminated in the reopening of a new and transformed Musée International de la Parfumerie in late 2008. Inspired by a desire for sunshine, freshness, vitamins and oriental exoticism, we found ourselves drawn to the world of the citrus family. Brimming with a host beneficial qualities, citrus fruits are a constant presence in our daily lives, not only in our food and drinks but also – in the form of their heady aromas – in an enormously wide range of products, from the eau de Cologne of Jean-Marie Farina, to whom it recalled “orange blossom after rain”, to the most mundane of household products. In perfumery the citrus family, also known as the hesperidia, is distinctive for the fruity notes of its essential oils – orange, lemon, mandarin, grapefruit, bergamot – and neroli, the essential oil obtained from orange flowers. The term hesperidia is a reference to the golden apples of the Hesperides of Greek mythology: the precious fruits that Gaia gave to Hera on her marriage, and that were guarded by the nymphs of the Hesperides (daughters of Atlas and Hesperis) in their blissful garden at the western edge of the world. These were the golden apples that Heracles contrived to steal, thus successfully accomplishing the eleventh of his Labours.
foires et autres célébrations dédiées aux agrumes, sources de culture et de rencontres. Cette approche pluridisciplinaire résulte d’une coopération entre nos deux institutions, ainsi que des recherches effectuées par Virginie Allard, Alice Guiet, Solveig Placier et Lucie Scamps, étudiantes du cours d’anthropologie sociale et culturelle de l’Europe de l’École du Louvre, lors de stages au MuCEM. Qu’elles soient ici remerciées.
Hommes cueillant des oranges The Orange Pickers Arthur Ladow Arthur Ladow 1939 1939 Huile sur toile Oil on canvas Musée national Musée National de la Coopération de la Coopération Franco-américaine, Franco-Américaine, Blérancourt Blérancourt
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Marie-Christine Grasse
Myth, Legend and Symbolism in Western Art
Mythe et légende : sources d’une symbolique artistique occidentale La mythologie grecque prête un très grand nombre d’aventures à Héraclès. L’une d’elles concerne plus particulièrement les « agrumes ». Suivant l’ordre de l’oracle de Delphes, Eurysthée, roi de Tirynthe (en Argolide), impose au célèbre héros de la Grèce antique douze travaux surhumains afin qu’il expie le meurtre de sa femme et de ses enfants. Il lui ordonne entre autres de s’emparer des fameuses pommes d’or, fruits d’immortalité. Ignorant la localisation du jardin de légende les abritant, Héraclès parcourt diverses contrées à leur recherche. Il traverse la Méditerranée, arrive en Afrique, parvient au sommet du Caucase, où il délivre Prométhée de son supplice en tuant le vautour qui lui dévore le foie. Pour le remercier, celui-ci lui révèle le secret de la cueillette des pommes d’or gardées par les Hespérides et lui conseille de ne pas récolter les fruits lui-même mais de proposer à Atlas d’y aller à sa place pendant qu’il le soulagera du poids du Ciel – fardeau qu’il devra lui rendre aussitôt les pommes ramassées, de crainte que le géant ne veuille plus le récupérer. Héraclès demande donc à Atlas de reprendre momentanément sa charge, le temps de se mettre sur la tête un bandeau qui l’aiderait à supporter ce poids. Le colosse dans sa naïveté pose les pommes à terre et accepte de soutenir le Ciel un moment encore : Héraclès s’empare alors du précieux butin et s’enfuit. Il le dépose devant le roi de Tirynthe qui le lui rend. Le héros décide alors d’offrir les fruits à la déesse Athéna qui les restitue à son tour aux Hespérides. La victoire d’Héraclès dans cette onzième épreuve préfigure son triomphe final sur la mort. On ignore où se situait le jardin qui renfermait ces fruits merveilleux. Suivant Diodore de Sicile, les frères Hespérus et Atlas auraient possédé de grandes richesses dans la partie la plus occidentale de l’Afrique. La fille du premier, appelée Hespéris, aurait donné son nom à la contrée. Elle épousa son oncle Atlas,
made his escape. When at last he laid them at the feet of Eurystheus, the king ordered him to return them to the Hesperides; instead of going Of the many adventures attributed himself, however, the hero gave fruits to Heracles in Greek mythology, to goddess Athena, who restored them one in particular is closely related to to the garden. Heracles’ successful citrus fruit. accomplishment of his eleventh As penance for killing his wife and labour prefigured his eventual children in a fit of madness visited triumph over death. upon him by Hera, Heracles was ordered by the Delphic oracle to serve The whereabouts of the garden that sheltered this magical fruit are a Eurystheus, king of the Mycenean matter of speculation. According to stronghold of Tiryns in the Argolid, for twelve years. Eurystheus imposed the Sicilian-Greek historian Diodorus twelve superhuman tasks, or labours, Siculus, Atlas and his brother on the Greek hero, including stealing Hesperus possessed rich lands in the westernmost part of Africa, which the famous golden apples of the Hesperus named after his daughter Hesperides, which conferred Hesperis. Hesperis married her uncle, immortality. Not knowing where the Atlas, and together they had three legendary garden that sheltered the daughters, the Hesperides or apples lay, Heracles crisscrossed Atlantides, future guardians of the many countries, overcoming golden apples. Ovid and Virgil placed numerous obstacles along the way. the garden at the foot of Mount Atlas. Crossing the Mediterranean, he arrived in Africa, eventually climbing Apollodorus situated it in the states to the rock on Mount Caucasus where that would later become Mauritania. Prometheus was bound in agony, as an Pliny the Elder and Ptolemy set it in the Gulf of Syrta. Maximus of Tyre eagle swooped down every day to consume his liver. After Heracles had described it as a sort of narrow isthmus jutting into the sea; killed the eagle and unchained him, frequently submerged, its shallows the grateful Prometheus revealed to posed great perils for sailors. Many him the secret of picking the golden centuries later, some authorities apples, which were guarded by three nymphs known as the Hesperides. He believed that it lay on an island off the Libyan coast, while others looked for it advised Heracles not to go to the beneath the North Pole. Nowadays garden himself but to send the giant most people believe the garden of the Atlas instead, while he took over the Hesperides lay to the west of Mount task of shouldering the weight of the sky and earth in his place. But he was Atlas. to give Atlas back his hated burden as soon as he returned with the apples, in The Garden of the Hesperides: legend or myth? case Atlas refused to accept it. Heracles duly tricked Atlas into taking his burden back by asking him “There was a legendary garden in the west, on the edge of the world, where to hold the earth and sky for a the evening sun sets the horizon moment while he padded his shoulders and head for comfort, then aflame. The trees there bore the quickly seized the precious apples and golden fruits that the Earth gave to
Hercule cueille les pommes d’or dans Heracles Plucking the Golden le jardin des Hespérides Apples in the Garden of the Vers 25 av. J.-C.-50 ap. J.-C. Hesperides Fresque c.25 BC–50 AD Caldarium de la villa Oplonti, Torre Fresco Annunziata, Caldarium of the Villa Oplonti, province de Naples -Italie Torre Annunziata, near Naples, Italy
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dont elle eut trois filles, les Hespérides ou Atlantides, futures gardiennes des pommes d’or. Ovide et Virgile placent le jardin des Hespérides au pied du mont Atlas. Apollodore l’imagine dans ces États qui constituèrent plus tard la Mauritanie. Pline l’Ancien et Ptolémée le situent dans le golfe de Syrte. Maxime de Tyr dépeint la terre des Hespérides comme une espèce d’isthme étroit s’avançant dans la mer. Cette forme et cette position l’auraient rendue facilement inondable, la transformant régulièrement en un bas-fond très dangereux pour les navigateurs. Quand, bien des siècles plus tard, on voulut retrouver le jardin de ces célèbres nymphes de l’Antiquité, les uns crurent le reconnaître dans une île au large des côtes libyennes, les autres cherchèrent jusque sous le pôle Arctique. Mais, aujourd’hui, le plus grand nombre s’accorde à le placer à l’occident du mont Atlas.
Une légende proche du mythe : le jardin des Hespérides « Il était un jardin de légende, au couchant, au bout du monde, là où le soleil du soir embrase l’horizon. Les arbres portaient ces fruits d’or que la Terre donna à la déesse Héra lors de son mariage avec Zeus, maître de l’Olympe. Un tel trésor ne pouvait que susciter force convoitises, alors, les Nymphes du ponant, celles que l’on appelle les Hespérides et à qui on en avait confié la garde, veillaient sur lui jalousement, jour et nuit, aidées de Ladon, le monstrueux dragon aux cent têtes. Un jour pourtant, Héraclès vint en ce jardin pour accomplir le onzième des “travaux” expiatoires que lui imposait le roi de Tirynthe, Eurysthée, pour avoir, dans un accès de folie meurtrière, tué Mégara, la fille de Créon et sa propre épouse, ainsi que les enfants qu’il avait eus d’elle. Il devait cueillir les pommes merveilleuses, ce qu’il fit en affrontant le terrible dragon dans
the goddess Hera on her marriage to Zeus, lord of Olympus. Such a treasure was bound to be coveted by many, so the Nymphs of the West, known as the Hesperides, to whom they had been entrusted, watched over them jealously, day and night, with the help of the monstrous hundred-headed dragon Ladon. One day, however, Heracles came to the garden in order to accomplish the eleventh of the labours imposed on him by Eurystheus, king of Tiryns, to atone for having killed his wife Megara, daughter of Creon, and their children in a fit of madness. He was to pick the magic apples, which he did by slaying the ferocious dragon in a ruthless struggle. Thus he carried off the treasure, while the monster Ladon became a heavenly constellation.”1 Our knowledge of the nymphs known as the Hesperides remains vague. Sometimes three, sometimes seven, they were – according to some sources – the daughters of Atlas and his niece Hesperis, who had been kidnapped with their herds by the Egyptian king Busiris. Heracles rescued them and returned them to their father, who in gratitude taught Heracles the secrets of astronomy. The blissful garden with its magical fruits, emblems of immortality and fertility, became a powerful symbol in Western iconography. Its legendary golden apples were almost certainly oranges, as oranges were known as golden apples in both Greek and Latin (pomum aurantium).
un combat sans merci. Il le tua et put ainsi emporter le trésor, tandis que le monstre Ladon devenait une constellation du ciel1. » Notre connaissance de l’histoire de ces nymphes nommées Hespérides est imprécise. Tantôt trois, tantôt sept, elles étaient les filles d’Atlas et de sa propre nièce, Hespéris. Busiris, roi d’Égypte, les auraient enlevées, ainsi Armoire à l’oranger
que leurs troupeaux. Héraclès les aurait délivrées et rendues à leur père. Atlas
Armoire with orange tree 1719
lui aurait, en échange, enseigné l’astronomie.
1719 Sapin polychrome, chêne
Le jardin aux fruits merveilleux, emblèmes d’immortalité et de fécondité, est
Polychrome pine, oak Provenant du château de Bouxwiller, From the Château de Alsace Bouxwiller, Alsace Musée historique, Strasbourg Musée Historique,
un symbole fort de l’iconographie occidentale. Les pommes d’or seraient en fait des agrumes. Le terme « pomme » vient en effet du latin pomum qui signifie fruit à pépins ou à graines.
Strasbourg
1 1
Extrait de Jean-Baptiste Ferrari, Hespérides sive de malorum aureorum cultura et usu Libri Quatuor, Rome, Hermann Scheus, 1646. Jean-Baptiste Ferrari, Hesperides sive de malorum aureorum cultura et usu Libri Quatuor, Rome, Hermann Scheus, 1646.
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19
Marie-Christine Grasse
Citrus Fruits in Art
Les agrumes dans l’art « Une authentique nature morte naît le jour où un peintre prend la décision fondamentale de choisir comme sujet et d’organiser en une entité plastique un groupe d’objets. Qu’en fonction du temps et du milieu où il travaille, il les charge de toutes sortes d’allusions spirituelles, ne change rien à son profond dessein d’artiste : celui de nous imposer son émotion poétique devant la beauté qu’il a entrevue dans ces objets et leur assemblage. » Charles Sterling, 1952
Traiter de la représentation des hespéridés dans l’art, si l’on exclut l’iconographie liée au mythe d’Héraclès, revient en fait à considérer essentiellement la représentation des agrumes et plus particulièrement des oranges et des citrons1. C’est aborder l’évolution de la nature morte à travers le
“An authentic still life painting is born the day that a painter takes the basic decision to arrange a group of objects and make them his subject. That he may imbue them with all sorts of spiritual allusions, according to the period and milieu in which his is working, in no way alters his profound artistic intent: to communicate to us the poetic emotion he feels before the beauty that he has glimpsed in these objects and their arrangement.” Charles Sterling, 1952 Any discussion of representations in art of the “berries with leathery rinds” known botanically as the hesperidia (after the golden apples of the Hesperides), will inevitably focus on the more familiar forms of citrus fruits, and more particularly oranges
végétal puisqu’il s’agit en quelque sorte de l’évolution du paysage en art. L’expression « nature morte » désigne un sujet constitué d’objets inertes (fruits, fleurs, vases, etc.) ou d’animaux morts puis, par extension, l’œuvre ellemême (peinture, photographie, etc.) qui représente, entièrement ou en partie, une nature morte. Ce n’est pas un hasard si le terme n’apparaît qu’à la fin du xVIIe siècle, période phare dans la représentation des fruits en peinture, et plus particulièrement des citrons pelés dont le zeste est souvent figuré déroulé.
Les premières natures mortes datent de la période hellénistique (IIIe et e
II
siècles avant J.-C.), mais il n’en reste que des descriptions : aucune peinture
relative à ce sujet ne nous est parvenue. Quelques rares vestiges antiques, datant de l’an 79, incluent un citron dans leur composition, comme la mosaïque de Pompéi Oiseaux buvant dans une coupe ou le détail d’une peinture murale de la Casa dei Cervi d’Herculanum. Ils confirment la présence du citron dans la civilisation romaine, certainement aussi son utilisation dans l’alimentation puisque ceux de la peinture d’Herculanum apparaissent disposés sur une étagère typique de l’aménagement d’une cuisine de l’époque. Au Moyen Âge, la suprématie catholique tend à faire disparaître l’œuvre d’art ayant pour seul sujet la représentation d’objets en tant que tels. C’est
Oiseaux buvant dans une coupe Birds drinking from a Basin Antiquité romaine Roman, 1st century AD Mosaïque Mosaic Museo Archeologico Nazionale, Museo Archeologico Naples - Italie Nazionale di Napoli, Italy
Procession du mage Balthazar Procession of the Magus Benozzo Gozzoli Balthazar 1459–1461 Benozzo Gozzoli Fresque 1459–61 Chapelle du Palazzo Fresco Medici-Riccardi, Chapel of the Palazzo Florence, Italie Medici-Riccardi,
l’époque où l’esprit réaliste s’efface au profit d’un langage plus emblématique, compris de tous. Les objets ont en outre une importance primordiale dans la signification de certaines scènes bibliques, qu’ils situent thématiquement et géographiquement, qu’ils datent, dont ils caractérisent les personnages. Les fruits n’y sont plus représentés pour leur existence propre mais pour ce qu’ils symbolisent, et on leur substitue fréquemment les arbres eux-mêmes. C’est l’apogée du paysage arboré, continuité de la parabole de la légende des pommes d’or. Il faut toutefois attendre le xVIe et plus encore le xVIIe siècle pour voir s’imposer la représentation d’objets en tant que sujet d’une peinture. L’humanisation des personnages divins est l’un des premiers aspects de la révolution picturale réalisée par les artistes italiens de la Renaissance. Afin de situer ces personnages et les scènes dont ils sont les protagonistes apparaît également une représentation des lieux. Certaines œuvres sont ainsi le prétexte à réaliser un véritable paysage, où prennent place les agrumes. Jésus entrant à Jérusalem2 de Duccio di Buoninsegna montre des jeunes gens cueillant des rameaux d’olivier dans des vergers, tandis que les coupoles
and lemons.1
In the process, it will also trace the development of the still life genre – through its depictions of the plant world – and therefore of the evolution of landscape in art. “Still life” is the term used to denote a subject comprising inanimate objects (fruit, flowers, vases and the like) or the lifeless bodies of animals; by extension it is also used to describe the work (whether a painting, photograph or other medium) that depicts such a group, in whole or in part. It is not by chance that the term made its first appearance in the late 17th century, as this was a period of seminal importance in the depiction of fruit in painting, and more specifically in images of peeled or half-peeled lemons trailing arabesques of curling rind.
de Jérusalem sont figurées sous les traits du Duomo de Sienne ; dans le même cycle, la scène du Christ au jardin de Gethsémani dépeint oliviers et
The earliest still life paintings, dating from the Hellenistic period, in
21
Retable de l’Annonciation Altarpiece of the Fra Angelico Annunciation 1430-1432 Fra Angelico Tempera sur bois 1430–2 Museo Nacional del Prado, Tempera on panel Madrid, Espagne Museo Nacional del Prado, Madrid, Spain
orangers… de Sienne. La minutie des détails, la limpidité de la lumière, la beauté classique des personnages, caractéristiques de la peinture de Cima da Conegliano, font de sa Vierge à l’oranger3 l’un des plus beaux paysages 4
peints par l’artiste. La Procession du mage Balthazar de Benozzo Gozzoli a pour cadre un vaste panorama où se trouvent notamment des orangers. Le paysage est parfois placé en annexe de la scène principale, sur le côté ou à l’arrière de celle-ci. Sorte d’échappée de verdure, il permet de lire le tableau en deux temps, un peu à la manière d’une bande dessinée. L’arrièreplan (à gauche) d’une Annonciation5 attribuée à Fra Angelico évoque la cause du péché originel : Adam et Ève chassés du paradis marchent sur des roses dans un jardin (prétexte à un paysage) couvert d’agrumes. Dans La Création et l’Expulsion du paradis6 de Giovanni di Paolo, le jardin d’Éden est représenté par un alignement de sept arbres aux fruits d’or, peutêtre des orangers. D’autres œuvres offrent un cadrage végétal plus serré des personnages. La perspective est moins profonde, la verdure, sorte de jardin clos, sert alors d’alcôve à la scène. Giovanni di Paolo peint une Vierge d’humilité7 assise sur un coussin fleuri dans une clairière entourée d’une orangeraie. S’élevant à la façon d’un plan incliné, l’arrière-plan, où chemins et bordures sont délimi-
the 2nd and 3rd centuries BC, are known to us only from descriptions.
When Vesuvius erupted in 79 AD, it preserved a few rare vestiges of artworks featuring lemons in their composition, such as the mosaic in Pompeii showing birds drinking from a basin, and a detail in one of the murals of the Casa dei Cervi at Herculaneum. The latter appears to show lemons arranged on shelves that would typically be found in a kitchen of that time, thus confirming not only the presence of lemons in Roman civilization but also their culinary use. In the Middle Ages, the hegemony of the Catholic Church ensured the virtual disappearance of art devoted to the depiction of the reality of objects for its own sake. The spirit of realism was overtaken by a language of symbolism that was universally understood. Objects assumed a role of vital
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tés par de minuscules arbres et des rangées de pierres, donne une nouvelle dimension au thème de la Vierge au jardin. La Vierge et l’Enfant avec des anges8, attribué à Benozzo Gozzoli, s’insère dans un cadre de verdure et d’orangers. Au xVIe siècle, La Vierge et l’Enfant avec le jeune saint Jean-Baptiste9 de Corrège présente un cadre végétal encore plus resserré, sous la forme d’un simple treillis, rappel de clôture abritant un citronnier en fruit. Cette Vierge est à rapprocher de La Vierge et l’Enfant avec sainte Anne10 de Girolamo dai Libri, représentée devant une haie basse habillée d’une treille et un citronnier en fruit. Il arrive que le cadre de verdure se réduise à la seule présence d’un ou deux agrumes. Gentile da Fabriano place sa Vierge et l’Enfant11 sur un trône entouré de saints et de deux orangers dont les fruits sont remplacés par des angelots, le tout sur fond d’or – assurément une réminiscence du mythe des Hespérides. L’espace végétal demeure le prétexte à un décor en second plan, évolution du fond d’or, symbole d’immortalité. N’en garde-t-il pas d’ailleurs la symbolique lorsqu’il évoque le jardin des Hespérides ? Il s’agit souvent d’une sorte de rideau de fond, à l’arrière de la scène principale. Ainsi, dans le Printemps12 de Sandro Botticelli, sous des orangers, on reconnaît Mercure, gardien du jardin qui en chasse les nuages risquant de l’assombrir : rien, pas même les intempéries, ne doit troubler la quiétude du moment. De même, on aperçoit des orangers dans le cloître, derrière le mur de la salle de La Cène13 de Domenico Ghirlandaio, ou à l’arrière-plan de la Vierge à l’Enfant d’Andrea Verrocchio. Certaines œuvres présentent les fruits traités isolément plutôt que sur des arbres dans un paysage cadré plus ou moins largement. Qu’il s’agisse d’une
La Vierge et l’Enfant The Virgin and Child avec sainte Anne with St Anne Girolamo dai Libri Gerolamo dai Libri 1510–1518 1510–18 Huile sur bois Oil on panel National Gallery, National Gallery, Londres, Angleterre London, England
importance in the meaning of some Bible stories, placing the scenes thematically and geographically, dating them and indicating the characters of their protagonists. Fruits were not depicted for what they were, but rather for what they symbolized, often being supplanted by images of the trees that bore them. This was the heyday of the wooded landscape in art, the continuation of a
development that had begun with the legend of the golden apples of the Hesperides. But it was not until the 16th century, and especially the 17th, that the representation of objects became viewed as a subject worthy of the painter’s art. The depiction of religious figures with more human traits was one of the earliest manifestations of the revolution in painting brought about
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pomme, d’une poire, d’un coing ou encore d’une orange ou d’un citron, l’artiste lui confère assurément un propos allégorique. Dans la partie inférieure de l’Adieu du Christ à sa mère14 de Lorenzo Lotto apparaît le haut d’une orange, peut-être pour symboliser l’immortalité du prophète ou figurer la Passion15.
Au milieu du xVe siècle, Andrea Mantegna rend hommage à la famille Gonzague qui lui a laissé toute liberté de création sur le plafond de la Chambre des époux du Palais ducal de Mantoue. Ce plafond en coupole offre un décor d’oculus qui s’ouvre en trompe l’œil sur un ciel d’où se penchent des putti ailés et des figures féminines aux attitudes variées. Un baquet où pousse un arbuste d’agrumes et un paon complètent la scène. Éléments de décor fréquents dans les jardins italiens de l’époque ou souvenir de son passage dans l’atelier de Francesco Squarcione16 qui incluait souvent des guirlandes de fruits à ses compositions religieuses ? À la même période, l’artiste peint un Saint Marc17 dans une niche dont l’arcature est ornée d’une guirlande de fruits composée d’épis de maïs aux feuilles séchées et d’un agrume, peut-être une orange. Un second agrume, encore vert, posé devant le saint, évoquerait-il le cédrat, symbole de perfection dans la culture judaïque ? Quelques décennies plus tard, le Titien représente une jeune fille avec une coupe de fruits comportant un citron18. Par ailleurs, la devise utilisée par le roi René et par Jeanne de Laval (à partir de 1457)19 intègre un décor emblématique. Le prénom royal est enluminé et son « R » initial est formé d’une souche sèche reverdissant en une branche identifiable à l’oranger, comme le confirme le rameau inséré dans la lettrine et dont le fruit à demi mûr est assurément une orange. Le message « VERT MEURT » qui lui est associé renforce cette hypothèse : la souche
Jeune fille à la coupe de fruits Woman with a Fruit Bowl Titien
Titian
1555
1555
Huile sur toile
Oil on canvas
Germäldegalerie,
Germäldegalerie,
Berlin, Allemagne
Berlin, Germany
by the Italian artists of the Renaissance. And in order to place these figures and their stories in fitting contexts, painters also began to paint recognizable settings. Thus some works became the pretext for the depiction of authentic landscapes, complete with citrus trees. Duccio de Buoninsegna’s portrayal of Christ’s entry into Jerusalem2 shows young people plucking olive
branches in an olive grove, while the domes of Jerusalem appear in the guise of the Duomo of Siena; and Christ in the Garden of Gethsemane in the same cycle depicts the familiar olive and orange trees of Siena. The meticulous detail, the limpid quality of the light and the classical beauty of the figures – all so characteristic of his work – make Cima da Conegliano’s Madonna of the Orange Tree3 one of the finest
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reverdissante constitue un jeu de mots sur le prénom du roi, renatus. L’oranger, symbole de fécondité, est sans doute lié aux espoirs du roi en la matière.
examples of this artist’s work. Benozzo Gozzoli’s Procession of the Magus Balthazar4 is set in a sweeping landscape studded with orange trees. Sometimes the landscape is subordinate to the principal action, relegated either to one side of the composition or to the background. These vistas of verdant countryside allowed the painting to be read in two separate time scales, almost like a cartoon strip. The background on the left side of an Annunciation5 attributed to Fra Angelico treats the subject of original sin: Adam and Eve, banished from Paradise, trample underfoot the roses of a Garden of Eden (the pretext for a landscape) filled with citrus trees. In his
Creation of the World and Expulsion from Paradise,6 Giovanni di Paolo represented the Garden of Eden by means of a row of seven trees bearing golden fruit, which may be orange trees. Other paintings offer natural settings like enclosed gardens, more crowded with human figures, shallower in perspective and serving as a sort of niche of greenery against which the action takes place.
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La Cène The Last Supper Domenico Ghirlandaio Domenico Ghirlandaio 1476 1476 Fresque Fresco Tavarnelle Valdi Peso, Church of Ognissanti, Florence, Italie Florence, Italy
Plafond de la Chambre Ceiling of the Camera degli des époux Sposi (Bridal Chamber) Andrea Mantegna Andrea Mantegna 1465-1474 1465–74 Fresque Fresco Palais ducal, Mantoue Palazzo Ducale, Mantua, Italie Italy
L’Apocalypse20, le chef-d’œuvre de Luca Signorelli, est un cycle de fresques peint dans la chapelle San Brizio du Duomo d’Orvieto. Les intrados des arcs sont ornés de citrons et d’oranges formant relief dans d’épais feuillages verts21. Les Della Robbia, dynastie de sculpteurs à Florence au temps des Médicis, avaient acquis une réputation grâce à la terre cuite. Nombre d’églises de Toscane et d’Ombrie possèdent des sculptures de madones, de saints, d’anges dues à ces artisans, aux coloris, au modelé et à l’éclat caractéristiques. Le relief de La Vierge en adoration22, par exemple, présente la Vierge et l’Enfant entourés d’une couronne de citrons et de feuillage.
Giovanni di Paolo’s Madonna of Humility7 sits on a flowered cushion in a glade fringed by an orange grove. Rising behind her, like an inclined plane, is a distant landscape delineated by rows of tiny trees and rocky outcrops, which lends a new dimension to the theme of the Virgin in the garden. The Virgin and Child with Angels,8 attributed to Benozzo Gozzoli, puts the holy group in a verdant setting of orange trees. In the 16th century, Correggio placed his Virgin and Child with the Young St John the Baptist9 in a leafy setting that is even more tightly framed, taking the form of a simple trellis supporting a lemon tree in fruit. This Virgin also
recalls Gerolamo dai Libri’s Virgin and Child with St Anne,10 depicted in front of a low trellised hedge and a lemon tree laden with fruit. Sometimes the leafy setting is reduced to a citrus tree or two.
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Coupe
Médaillon décoratif Dish
Montelupo
Roundel with the Coat of avec emblème de
Montelupo Vers 1540-1580
Arms of the Franciscan saint François d’Assise
c.1540–80 Faïence modelée
Order Atelier des Della Robbia
Moulded faience Cité de la céramique,
Attributed to Luca della Vers 1500-1540
Cité de la céramique, Sèvres
Robbia the Younger Céramique
Sèvres
Les agrumes faisaient partie intégrante de l’environnement végétal des artistes de la Renaissance. On rencontre de nombreux plats ornés de fruits 23
en relief, parmi lesquels des citrons , mais également des objets dont la forme rappelle la fonction, comme Le Citron en ronde-bosse conservé à Sèvres24. Les agrumes peuvent aussi être simples ornements, tel le décor de rondelles d’orange en aplat d’un plat rond hispano-mauresque daté du milieu du xVe siècle25. L’aspect botanique est omniprésent sur les fantastiques portraits composés par Giuseppe Arcimboldo à partir de fruits, de légumes, d’animaux, de livres ou de fleurs. L’Hiver26 figure le profil d’un vieillard à la figure creusée de rides. Son visage est un tronc noueux, de petites racines dessinent sa barbe clairsemée, sa bouche est un champignon, son œil une crevasse. Sur la chevelure, également constituée de racines, pousse du lierre, symbole de fidélité. Les tons sombres dominent. Seuls un citron et une orange, sans doute une évocation nostalgique de l’Italie où naquit Arcimboldo ou bien une métaphore, apportent une touche de couleur à ce portrait hivernal. Si la nature morte au sens actuel du terme naît au xVIe siècle, elle se déve-
c.1525 North Carolina Museum of Art, Glazed terracotta Raleigh, États-Unis North Carolina Museum of Art, Raleigh, United States
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L’Hiver, série Saisons Winter Giuseppe Arcimboldo Giuseppe Arcimboldo 1573 1573 Huile sur toile Oil on canvas Musée du Louvre, Musée du Louvre, Paris Paris, France
loppe surtout à partir du xVIIe siècle, dans les écoles du Nord, en Flandres et aux Pays-Bas. Elle se propage ensuite en Europe, plus particulièrement en France. Outil au service des deux courants religieux dominants de l’époque, la nature morte est également l’occasion pour les artistes de prouver leur habileté. Les objets dépeints conservent certes leur symbolique religieuse, mais l’aspect réaliste de la peinture devient primordial. On oppose souvent les écoles flamande et hollandaise. En effet, dans le nord des Pays-Bas, les mécènes sont des bourgeois – plus ou moins fortunés – plutôt que de riches aristocrates. La nature morte, thème bourgeois par excellence, y prend donc une importance toute particulière. Elle consiste généralement en une composition savante d’un petit nombre d’objets, incluant un couteau placé en travers pour donner de la profondeur et/ou une assiette posée en déséquilibre sur un rebord. Tel est le cas des natures mortes de Jan Davidsz de Heem27, caractérisées par une observation minutieuse, le goût pour un rendu précis des matières comme le taffetas ou le velours d’une étoffe posée sur un meuble, le choix de mets et d’accessoires raffinés – luxueux verre à pied, coupe paraissant d’origine orientale, couteau
Gentile da Fabriano seated his Virgin and Child with St Nicholas and St Catherine11 on a throne flanked by saints and a pair of orange trees, which bear cherubs instead of fruit, all set against a golden background that almost certainly refers back to the golden apples of the Hesperides. This verdant setting offered artists the opportunity to paint decorative backgrounds of a type that had evolved from the golden background symbolizing immortality – a symbolism shared with references to the garden of the Hesperides – and which served as a sort of backdrop to the central focus of the painting. Thus beneath the boughs of the orange trees in Sandro Botticelli’s Allegory of Spring12 we recognize the figure of Mercury, keeper of the garden, who chases away any clouds that threaten to darken it: nothing, not even the vagaries of the weather, is to be allowed to disturb the peace of this magical moment. Similarly, we glimpse luxuriant orange trees over the refectory wall in Ghirlandaio’s Last Supper,13 and in the background to Verrochio’s Madonna and Child. Other works again depict fruit in isolation rather than borne on trees
set in sweeping or tightly framed landscapes. Whether the fruit in question is an apple, pear, quince, orange or lemon, it is invariably imbued with allegorical significance. The top half of an orange on the lower edge of Lorenzo Lotto’s Christ Taking Leave of his Mother,14 for instance, may symbolize Christ’s immortality or prefigure the Passion.15 In the mid-15th century, Andrea Mantegna rendered homage to the Gonzaga family who had allowed him complete freedom in the decoration of the ceiling of the Camera degli Sposi in the Palazzo Ducale in Mantua. The domed roof lent itself to a ceiling painting in the form of an oculus opening onto the sky, where trompe l’oeil cherubs and female figures perch in a variety of poses. A tub containing a citrus shrub and a peacock complete the scene: are these simply echoes of common features in Italian gardens of that time, or do they recall Mantegna’s time in the studio of Francesco Squarcione,16 who frequently included garlands of fruit in his religious paintings? Also at this period, he painted St Mark the Evangelist17 in a niche festooned with a garland composed of ears of maize with dried
au manche finement ciselé, nappe délicate mais négligemment froissée. Si Cornelis de Heem, Willem Kalf, le Conte Meiffren, Pieter Claesz28, entre autres, jouent avec les reflets de la lumière sur des matériaux tels que le verre, le métal ou la nacre d’un coquillage29, l’atmosphère assez sombre de leurs œuvres évoque le silence. La connotation moralisatrice de ces peintures est plus ou moins aisée à décoder. Ainsi, un zeste de citron en spirale peut représenter le temps qui passe, de même qu’un verre couché montre que tout a été consommé et fait référence à la mort… Le citron, bien davantage que l’orange ou les autres agrumes, semble avoir une place de prédilection dans les natures mortes de cette période30. Parmi les nombreuses œuvres de Jan Davidsz de Heem, les plus extraordinaires sont sans doute ses natures mortes où figure un zeste de citron enroulé dans un verre à pied ou pendant négligemment d’un plat, telle une guirlande31. Certains peintres reproduisent à l’infini une thématique dont ils font leur spécialité : les bouquets, les fleurs, les livres, les repas interrompus… les tables dressées32.
leaves and a citrus fruit, possibly an orange. A second citrus fruit, still green, sits on the ledge in front of the saint, perhaps evoking the citron, symbol of perfection in Judaism. A few decades later, Titian depicted a young girl with a bowl of fruit including a lemon.18 Elsewhere, the heraldic device adopted by René of Anjou and Jeanne de Laval from 145719 contained a symbolic use of the orange: the initial “R” of the king’s name was formed from a dried root turning green once more and a branch identifiable as an orange sprig, as is confirmed by the branch intertwined with the initial, which bears a semi-ripe fruit that is unmistakably an orange. The root becoming green again is a play on the king’s name in Latin, Renatus (“reborn”), while the orange, symbol
of fertility, doubtless reflects his dynastic hopes. The intrados of the arches on which Luca Signorelli painted his masterpiece The Apocalypse,20 a fresco cycle in the chapel of San Brizio in the Duomo of Orvieto, are embellished with luxuriant green foliage studded with oranges and lemons.21 The Della Robbia dynasty of sculptors working in Florence under the Medici came to fame with their polychrome ceramics – Madonnas, saints and angels – that now adorn many churches in Tuscany and Umbria, dazzling in their colours and modelling. The Madonna in Adoration,22 for example, depicts the Virgin and Child surrounded by a wreath of foliage and lemons.
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Nature morte avec huîtres Still Life with Oysters et citrons and Lemons Pieter Claesz Pieter Claesz 1638 1638 Huile sur panneau de chêne Oil on oak panel Staatliche Kunstsammlungen, Kassel, Staatliche Allemagne Kunstsammlungen, Kassel, Germany
Nature morte
Still Life with Silver Goblet
au gobelet d’argent dit aussi Jean-Baptiste Siméon Les Apprêts d’un déjeuner Chardin Jean-Baptiste Siméon Chardin c.1730 Vers 1730
Oil on canvas
Huile sur toile
Palais des Beaux-Arts,
Palais des Beaux-Arts,
La nature morte ne se cantonne pas aux pays du Nord33, elle se développe également en France, grâce à Louise Moillon34 et à l’un des plus grands peintres de ce thème au xVIIe siècle, Jean-Baptiste Oudry, ainsi qu’en Espagne avec Francisco de Zurbarán35. Tous deux représentent des hespéridés dans leurs œuvres. Les textes consacrés par Denis Diderot à Jean-Baptiste Siméon Chardin montrent à quel point le plaisir mimétique exprimé dans les natures mortes ou dans les vanités du
xVII
e
siècle s’affirme pleinement au
xVIII
e
siècle. La
représentation d’objets dans la peinture occidentale est constamment partagée entre le réalisme absolu de la copie et la symbolique. Au xVIIIe siècle, on passe du symbolisme à l’esthétisme et vice-versa. Néanmoins, le peintre privilégie les caractéristiques plastiques de ces objets. L’éclatante couleur d’un fruit lui offre ainsi un contraste par rapport au fond de la toile, souvent sombre ; la rugosité de la peau d’un agrume accroche la lumière et crée des reflets. Les agrumes sont surtout perçus comme des curiosités botaniques permettant au peintre des prouesses techniques. Chardin élabore soigneu-
Citrus fruits were an integral part of the natural environment in which Renaissance artists lived. Many dishes from this time are adorned with fruit in relief, including lemons,23 and other surviving objects recall their function through their form, such as the Lemon sculpted in the round kept in Sèvres.24 Citrus fruits were also sometimes used purely decoratively, as in the orange slices on a circular Spanish-Moorish dish dating from the 15th century.25 Giuseppe Arcimboldo, meanwhile, composed surreal portraits using fruit, vegetables, animals, books and flowers. Winter26 depicts the profile of an old man deeply lined with wrinkles: his head and neck are a gnarled and knotted tree stump, with whiskery roots forming the bristles of his sparse beard; a leathery
toadstool forms his lips, his eye is a deep crack, and his hair, a dense tangle of roots, sprouts tendrils of ivy, symbol of fidelity. The sombre palette is relieved only by a lemon and an orange, perhaps a metaphor, or perhaps simply a nostalgic reference by Arcimboldo to his native Italy. If still life painting as we now understand it was born in the 16th century, it developed largely from the 17th century in the northern schools of Flanders and the Netherlands. It then spread throughout Europe, and especially in France. A useful tool for both of the two main religions in Europe, the still life was also an opportunity for artists to show off their skills.
30 - Zestes de soleil - Zest and Sunshine
Nature morte aux Still Life with Apples pommes et oranges and Oranges Paul Cézanne Paul Cézanne 1895-1900 1895–1900 Huile sur toile Oil on canvas Musée d’Orsay, Paris Musée d’Orsay, Paris
sement la composition de ses natures mortes, son sujet de prédilection. Dans la Nature morte au gobelet d’argent, dite aussi Les Apprêts d’un déjeuner, une niche abrite les composants d’un repas frugal : une assiette contenant les restes d’un jambon, une bouteille de vin, une cuillère, un gobelet d’argent.
While the objects depicted retained their religious symbolism, it was the realistic aspect of painting that now came to the fore. The Dutch and Flemish schools each developed their own characteristics: in the northern part of the Netherlands, patrons were wealthy or not so wealthy burghers rather than rich aristocrats, and it was here that the still life – bourgeois theme par excellence – assumed a special importance. Generally, still lifes consisted of a
skilful arrangement of a small number of objects, including a knife placed diagonally in order to give depth and/or a plate balanced precariously on the edge of a table or other flat surface. The still lifes of Jan Davidsz de Heem,27 for example, are characterized by their meticulous observation, the precise rendering of fabrics such as taffeta and velvet draped over furniture, and their sumptuous choice of dishes and accessories: opulent long-stemmed wineglasses, oriental bowls, finely
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32 - Zestes de soleil - Zest and Sunshine
Le Citron The Lemon Édouard Manet Edouard Manet 1880 1880 Huile sur toile Oil on canvas Musée d’Orsay, Paris Musée d’Orsay, Paris
Une étude radiographique du tableau en a révélé les repentirs : un énorme chou vert se trouvait initialement derrière la bouteille, tandis qu’un citron remplaçait la petite cuillère. L’artiste a voulu épurer le sujet, évitant l’extravagance ou la surcharge décorative ; quelques objets de la vie quotidienne suffisent. Ils servent de réceptacle à la lumière, leur unité tonale n’empêchant pas de subtiles variations sur la matière36. Avec l’essor des jardins et de l’étude des plantes, les artistes semblent s’intéresser de plus en plus à la figuration de fruits et de légumes. Antoine Risso fait paraître en 1818 une Histoire naturelle des orangers largement illustrée d’hespérides par Antoine Poiteau. Les fruits à la mode sont reproduits sur divers objets, tels une terrine en forme de poisson ornée d’une rondelle de citron37, une soupière ou un petit confiturier38, voire sur des sculptures comme celle de George Segal39, proche d’un ready-made. Au tournant des
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siècles, la nature morte est perçue comme un
genre mineur et peu créatif. Les aspirations en vogue au xIxe siècle trouvent davantage écho dans la peinture d’histoire. Néanmoins, nombre de peintres des xIxe et xxe siècles s’essaient à l’exercice, dans la lignée des maîtres des deux siècles précédents. Leurs natures mortes présentent les attributs caractéristiques du genre, tels le couteau, le plat, le bol… prétextes au travail de la matière et du reflet. Les agrumes restent présents chez Édouard Manet40 ou Paul Cézanne41. La nature morte devient un motif comme un autre, équi-
etched knife blades, and cloths of finest linen crumpled in careless disarray. While artists such as Cornelis de Heem, Willem Kalf, Meiffren Conte and Peter Claesz28 played with the reflections on glass, metal or the pearly interior of a shell,29 the sober palette of their works evokes a tranquil silence. The moral message of these paintings is not hard to decode. A spiral of lemon peel may represent the passage of time, while a glass on its side indicates that all has been consumed and refers to the inevitability of death. The lemon seems, far more than the orange or any other citrus fruit, to have held a special place in the still lifes of this period.30 Among the many works of Jan Davidsz de Heem, the most remarkable are those featuring a curl of lemon peel discarded in a glass, or dangling carelessly from a dish, like a garland.31 Some artists painted an infinite number of variations on a theme that became their speciality, whether bouquets, flowers, books, interrupted meals or laid tables.32 The still life was not limited to
northern Europe:33 it also developed in France, thanks to Louise Moillon34 and one of the 17th century’s greatest still life painters, Jean-Baptiste Oudry, and in Spain thanks to Francisco de Zurburán.35 All of the above included citrus fruits in their works. Denis Diderot’s writings on JeanBaptiste Siméon Chardin indicate the degree to which the mimetic pleasure expressed in the still lifes and vanitas of the 17th century reached its full fruition in the 18th. The depiction of objects in western painting was constantly divided between absolute realism and symbolism. In the 18th century, painting passed from symbolism to aestheticism, and vice versa. Nonetheless, artists focused on the plastic characteristics of the objects they depicted. The brilliant colours of fruit thus offered a contrast with the sombre backgrounds in many compositions; in addition, the pitted rinds of citrus fruits drew the light and created reflections. Citrus fruits were viewed principally as botanical curiosities that enabled painters
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Fraises Strawberries Auguste Renoir Auguste Renoir Vers 1905 c.1905 Huile sur toile Oil on canvas Musée de l’Orangerie, Musée de l’Orangerie, Paris Paris
valent à un corps humain ou à une montagne, mais qui se prête particulièrement bien à des recherches sur l’espace, la géométrie des volumes, le rapport entre couleurs et formes : « Quand la couleur, dit Cézanne, est à sa puissance, la forme est à sa plénitude. » Dans La Table de cuisine, il donne une importance inhabituelle à l’arrière-plan. Nous sommes dans son atelier et découvrons quelques-uns de ses objets familiers : une palette et un encrier posés sur le bahut en haut à gauche ; une tenture, une chaise et, à droite, le pied d’une autre chaise. Sur la table, au centre de l’œuvre, la nature morte compose une forme triangulaire qui s’inscrit dans le rectangle du tableau. Outre les pommes, les poires, le panier et quelques pots, communs à plusieurs de ses œuvres, on remarque ici une grande nappe blanche et un citron42. Dans la même lignée traditionnelle du motif, Auguste Renoir 43
représente des fraises et une moitié de citron prête à être pressée , Édouard Vuillard des oranges44, Pablo Picasso des agrumes45. D’autres artistes de la même époque, tels Paul Gauguin46 ou Jean-Baptiste Debret47, manifestent leur attrait pour l’aspect exotique des hespéridés48, présentés parmi d’autres fruits. L’orange a longtemps été considérée comme un fruit rare et donc un produit de luxe, un cadeau de première importance49. Elle apparaît en tant que telle dans le portrait du Peintre Adolphe Desbrochers, enfant, tenant une orange par Jean-Baptiste Camille Corot50 ou dans la Petite fille à l’orange de Jean-Jacques Henner51. En peignant une femme dans une orangeraie52, Berthe Morisot parvient à transcrire, dans des tons roses et vert pâle, les lueurs produites sur les objets, enveloppés d’une ambiance légèrement dorée. D’autres artistes enfin, témoins de leur temps, s’attachent à représenter la condition sociale ou le travail. L’agrume n’est alors qu’un moyen d’illus-
Petite fille à l’orange Girl with an Orange Jean-Jacques Henner Jean-Jacques Henner Début xxe s. Early 20th century Huile sur toile Oil on canvas Musée national Musée National Jean-Jacques-Henner, Jean-Jacques-Henner, Paris Paris
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trer le sujet. Fernand Pelez peint et photographie les petits métiers au e
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siècle, en particulier ceux effectués par des enfants, dont un Petit mar-
chand de citrons, un citron à la main et une cagette à ses pieds53. Quant à Charles Nègre, il immortalise à travers son objectif la Provence et le citronnier grassois54. Henri Achille Zo peint dans une veine orientaliste une vendeuse de citronnade55, tandis qu’Arthur Ladow montre des ouvriers agricoles cueillant des agrumes56.
Les avant-gardistes du xxe siècle choisissent pour sujet de banals objets du quotidien : ustensiles domestiques, fruits (non exotiques)… Étrangement, la nature morte traverse tout le siècle alors que ce genre est généralement perçu comme étranger à l’art contemporain. La représentation des objets n’est plus étroitement liée à une symbolique chrétienne comme elle le fut jusqu’au xVIIe siècle, et la signification du genre a évolué avec celle de ses objets. Rien de surprenant dès lors de trouver des natures mortes tant chez les surréalistes que dans le pop’art, où elles incarnent la « société de consommation ».
to display their technical prowess. Chardin was painstaking in the composition of his still lifes, his favourite subject. In The Silver Goblet, a stone alcove holds the ingredients for a frugal meal: some leftover ham on a plate, a bottle of wine, a spoon and a silver goblet. X-ray examination of the painting has revealed pentimenti including an enormous green cabbage behind the bottle, and a lemon in place of the spoon. Wanting to pare his subject matter down to the bare essentials, and to avoid all flamboyance and superfluous decoration, Chardin limited his composition to a handful of everyday objects. They hold the light, and this almost monochrome composition renders their textures with extraordinary subtlety.36 With the rise in popularity of gardens and the study of plants, artists appear to have developed an increasing interest in depicting fruit and vegetables. In 1818, Antoine Risso published his Histoire naturelle des orangers, with illustrations by Antoine Poiteau. Fashionable fruits were reproduced on a great variety of objects, such as a fish-shaped terrine decorated with a slice of lemon,37 a soup tureen and a small jam pot,38 and even sculptures like George Segal’s Composition with Orange,39 almost
a ready-made. At the turn of 19th and 20th centuries, still life became viewed as a minor and not especially creative genre. The fashionable aspirations of the 19th century, in particular, found far greater resonance in history painting. Nevertheless, many artists of the 19th and 20th centuries tried their hand at the genre, following in the footsteps of the masters of the two preceding centuries. Their still lifes present the typical attributes of the genre, such as a knife, plate and bowl, which offered them a pretext for working with textures and the play of light. Citrus fruits were a conspicuous feature of the still lifes of Edouard Manet40 and Paul Cézanne.41 The still life became a subject like any other, equivalent to the human body or a mountain, but one that was particularly suited to investigations into relationships in space, the geometry of volumes, and the relationship between colour and form: “When colour is at its most powerful,” observed Cézanne, “form is at its fullest”. In The Kitchen Table, he accorded unusual importance to the background. We are in his studio, where we discover some of his familiar objects: a palette and inkwell sitting on the sideboard to the left, a hanging, a chair and, to the right, the leg of a second chair. Laid out on the table, occupying the centre of the