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alain kleinmann
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"L’essence de la peinture réside dans les matières, les formes, les couleurs, les techniques, plus que dans la thématique ou la chronologie..." A. K.
S O MMAI R E 1 Atelier
257 Blanc
41 Textes
295 Huiles sur toile et matériaux
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Amos Oz Elie Wiesel Vladimir Jankélévitch Alain Finkielkraut André Glucksmann Louis Aragon Marcel Marceau Pierre Restany Ivry Gitlis Georges Moustaki Martin Gray Jack Lang Richard Dembo Charles Mopsik élisabeth de Fontenay Marc-Alain Ouaknin Laurence Sigal-Klagsbald Gérard Xuriguera André Parinaud Hastaire Alicia Dujovne Ortiz Reinaldo Montero Abelardo Mena Maurice Halimi Marie Costa Yves Leroux Maria Milian Jorge Luis Rodriguez Aguilar Jean-Jacques Lévêque élyette Lévy-Heisbourg Thomas Robache Paule Pérez Pascale Weil Yvon Taillandier Patrice de La Perrière Sandra Fuentes Guevara Peter Samis
399 Orient 415 Multiples : lithographies et sculptures sur papier 425 Mur-Mur 435 Théâtre : La peinture et autres lieux 437 438 439 440 441 442 443
Frank Padrón Toni Piñera Sandra Fuentes Guevara Esther Suarez Duran Viviane Martínez Tabares Isabel Cristina Hamze Aimelys Diaz Octavio Borges Pérez Irene Borges
483 Théâtre : autres décors 489 Monographies 497 Affiches 503 Couvertures de livres et de revues 519 Illustrations / images doubles 527 Illustrations pour les Pirkei Avot 535 Illustrations pour la Haggadah de Pessah 543 Groupe Mémoires 553 A. K. vu par des peintres
79 Œuvres sur papier
561 Images biographiques
161 Sculptures / objets
571 Biographie / bibliographie
215 Livres
582 Remerciements
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textes
Amos Oz Cher Alain Kleinmann, vos œuvres sont une puissante commémoration d’un monde qui a été assassiné. Votre travail est calme, murmuré, mais accablé de nostalgie, de compassion et de chaleur. Merci !
ELIE WIESEL Je trouve les images d’Alain Kleinmann émouvantes et même bouleversantes... J’ai regardé, bien regardé... Les portraits, surtout, me touchent...
VLADIMIR JANKéLéVITCH Je suis saisi par la beauté des images d’Alain Kleinmann. J’ai conscience de me trouver devant un talent exceptionnel, absolument original et qui renouvelle de fond en comble la plastique et la force expressive des images. J’admire profondément le peintre luimême, au-delà de sa peinture.
ALAIN FINKIELKRAUT Il y a ce que l’on appelle l’art contemporain, l’art qui a le label d’art contemporain, mais il y a aussi l’extrême solitude d’un certain nombre d’artistes qui se refusent aux diktats de cet art contemporain titularisé. Moi, je voudrais en citer un, qui a été en son temps célébré par Aragon : c’est Alain Kleinmann. C’est un peintre de la transmission, un peintre de la mémoire, un peintre de la catastrophe, même de la Shoah, qui est très moderne par l’usage qu’il fait d’un certain nombre de matériaux des plus nobles aux plus humbles à l’intérieur de sa peinture, mais c’est une peinture extrêmement émouvante puisqu’elle nous dit la catastrophe ; simplement cela reste de la peinture et cela reste de la beauté.
André Glucksmann Depuis quelques siècles, un peintre est un être qui peint des tableaux. Là s’arrêtent nos certitudes. Sous prétexte qu’un tableau prenne de la place, il est supposé contenir un morceau d’espace et retenir des ombres, images, idées, absences ou fantômes de choses. Expressionnisme, impressionnisme, idéalisme, formalisme, sur – et hyper – réalisme définissent les manœuvres par lesquelles on s’imagine le peupler de présents. Tant de présence n’a pas lieu. Car le tableau ne coagule que la durée. Dût-elle poursuivre la chose même, hollandaise donc, la peinture saisit seulement une éternité de perles chronocongelées. Quand un être temporel s’ausculte, il échappe et allonge par les deux bouts, il se découvre sans cesse plus vieux que soi, donc procède simultanément à l’autopsie d’un soi plus jeune que lui, comme un homme rétrospectif "qui aurait la longueur non de son corps, mais des années" (Proust). épiant des miroirs qui alors dégèlent, un temps parfois se regarde dans les yeux, celui, retrouvé par Alain Kleinmann, apparaît impérativement périssable, définitivement fini, dûment perdu. Inflexible.
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Louis Aragon Les regards que je vois dans les toiles d’Alain Kleinmann, je les reconnais, ils sont comme surpris de notre mémoire vraie : les écritures qui les barrent, les espaces qui les enveloppent, les mouvements dans lesquels ils frissonnent semblent des morceaux arrachés à la réalité. Souvenirs d’instants de vie, art puissant qui ancre ses racines dans le quotidien même et qui par pudeur s’autoparaphe à l’infini comme après un long chemin dans le temps. La peinture d’Alain Kleinmann appartient à ce qui fonde l’art : un sentier pétri d’humanité chaude et douloureuse qui bouleverse par sa vérité plastique et poétique. Ses thèmes sont notre vie : gares, lieux publics, mouvements de foules, rapports entre les regards, scènes théâtrales, espaces de murmures inquiétants, de mascarades secrètes, d’espoirs et de lueurs nichés dans les ombres. En contemplant les œuvres d’Alain Kleinmann, c’est devant notre profondeur que nous nous trouvons, c’est un des chemins par lesquels nous regagnons notre lumière intérieure.
MARCEL MARCEAU Le temps intemporel qui se déchire, la vie fugitive sortie de l’immobilité qui soudain devient mouvante, les corps impassibles qui semblent de granit et soudain se décomposent comme le sable mouvant de notre vie, voilà un fragment des visions que nous offre Alain Kleinmann, et cela nous frappe d’autant plus que ces images font partie intégrante des déchirements de notre existence cosmique ancrée au cœur même de notre mémoire et qui témoignent de notre vie déchirée par la lumière et l’ombre, où les trains se figent pour l’éternité. Voilà masques et visages qui surgissent sculpturalement, se dédoublent et triplent comme pour témoigner de notre conscience dans un siècle qui glisse et meurt pour renaître de ses cendres. Ces peintures fragmentées entre la lumière et l’ombre font éclater les soleils de notre cœur. Alain Kleinmann est un grand peintre dont la révélation nous fait toucher du doigt l’essence même de notre vie éphémère qui prend soudain les dimensions d’un songe rempli de visions dantesques, mais où le cœur de l’homme bat fragilement pour l’éternité.
PIERRE RESTANY / Critique d’art dans les revues Cimaise, Domus… théoricien de l’école des Nouveaux Réalistes Alain Kleinmann demeure pour moi l’incarnation d’un mythe de la mémoire, d’une mémoire collective, fluide et planétaire au-delà de ses fixations originelles. C’est qu’il y a au-delà de la lacérante précision de telle ou telle référence comme un sentiment de déchirure du temps, du temps de Kleinmann qui est celui des autres et qui entraîne tout naturellement les autres hors du temps. Marcel Marceau, dans un beau texte dédié à Alain Kleinmann, a bien ressenti cette impression fondamentale et furtive de l’échappée fugitive de la vie hors du temps. La peinture vit aujourd’hui la plus grave crise de son histoire et cette crise est d’autant plus grave qu’il s’agit en fait de la crise de l’image peinte. Les défenseurs actuels de la peinture revendiquent pour elle le droit à l’expression de la masse affective immense de nos nostalgies, ce qui reviendrait à dire que ce sont d’autres formes d’art et d’autres genres d’expression qui assurent aujourd’hui le relais dans la transmission de notre mémoire vivante. Eh bien Alain Kleinmann s’inscrit à l’opposé de cette opinion qui n’est qu’un compromis aussi bien avec l’homme et son histoire qu’avec l’art et sa poésie. Alain Kleinmann est un remarquable peintre qui a su mettre sur pied une savante technique de collageslavis qui lui permet de réaliser, couche par couche, la plus efficace entreprise d’épigraphie de la mémoire. C’est sans doute de cette façon, sur le plan mental, qu’ont opéré jadis les talmudistes à Babylone. Le résultat aujourd’hui, à travers l’immense tache noire de l’holocauste, est singulièrement efficace. Alain Kleinmann a le don exceptionnel de faire surgir les images poignantes, simples et définitives du souvenir à travers la stratification de notre mémoire, plus encore que de la sienne. Et c’est ce transfert implicite d’appropriation personnelle de l’information sentimentale qui nous rend les images de cette œuvre extrêmement proches, familières. Le "naturel" qui en émane les rend directement intégrables à la routine mentale et sentimentale de notre quotidien : c’est ainsi, rappelez-vous, que les images de Kleinmann échappent au temps dans la dimension objective de sa finitude. Ces brèves et chaleureuses considérations que provoquent en moi les approches profondes de cette œuvre sembleraient prouver ma réelle connaissance du personnage. Or il n’en est rien. Je ne connais pas vraiment Alain Kleinmann. Il constitue pour moi un signal de la conscience que je reconnais de temps en temps et de façon quasi rituelle lorsqu’il m’arrive de participer à un jury qui lui décerne un prix : le prix Neumann ou le prix Wizo par exemple. Cela me suffit ; je n’éprouve pas le besoin d’aller plus avant dans la connaissance du personnage puisque ce contact est suffisamment aléatoire dans sa périodicité pour m’apparaître comme un bonheur du hasard ! Et après tout a-t-on vraiment besoin de connaître réellement un gourou ou l’auteur d’un bon livre pour en apprécier le message d’authentique sagesse et de générosité humaine ? Seul peut-être l’œil du fou échappe aux messagers de la mémoire, et encore... La folie n’est-elle pas un aspect chaotique de la transparence de l’âme ?
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IVRY GITLIS Trente-cinq ans de "paix" en Europe, et cela se passe... ailleurs. Mémoires, portraits oubliés, kaddish et gares. Des transparences de l'âme sur toile et la plaie reste ouverte, le sang ne coule plus, il est parti avec le train qui ne reviendra pas. Visions fugitives comme disant adieu. Pourquoi, jeune homme qui n’a pas vécu tout cela ? Mais tant mieux n'oublie pas, et nous aussi, avec toi.
GEORGES MOUSTAKI Kleinmann est un de ces démiurges qui recréent le cosmos dans une dimension que l’œil peut embrasser. Comme ces jardins japonais qui contiennent dans un faible espace tous les éléments de la nature, ses œuvres offrent à notre regard les couleurs, les personnages, le graphisme de la mémoire – parfois imaginaire – d’un homme, d’un peuple, d’une Histoire... Images sacrées, visions prophétiques, visages familiers, matériaux improbables, paysages inachevés, son monde ouvre un album de souvenirs qui échappent au temps.
MARTIN GRAY Porter son regard sur les êtres qui nous entourent, sur notre environnement, est un geste naturel, un simple acte de vie. Transmettre les perceptions saisies par ces regards, imprimer dans sa toile d’infinies vibrations, relève d’une véritable démarche artistique. C’est une autre lecture du monde que nous propose Alain Kleinmann. Son regard est chargé de mémoire, il porte une somme de souvenirs qui constituent notre histoire. Il en est le témoin, il en devient l’acteur. Sur sa toile se juxtaposent sensibilité, émotion, force et parfois rudesse. Les visages semblent venus d’ailleurs et les regards des êtres paraissent porter au loin, très loin, derrière nous. J’ai plaisir à parler de la peinture d’Alain Kleinmann, une peinture qui traduit une approche qui m’est chère, totalement inspirée par les autres, tout entière orientée vers les autres. Parfois dans ses toiles, j’ai l’impression de retrouver des scènes qui me furent familières, en d’autres temps, sous d’autres cieux. Il serait invraisemblable que l’émotion que je ressens ne soit pas partagée ; je suis persuadé qu’elle l’est. C’est une des forces d’Alain Kleinmann de mettre son talent au service d’autant de vérité. À cette époque où tout va vite, très vite, où certaines valeurs semblent vaciller, où la mémoire paraît quelquefois manquer, nous avons besoin de retrouver des émotions non feintes. Le temps est passé, les choses semblent avoir totalement changé. Le monde est devenu différent et il faut le penser à nouveau. La sérénité apparente ne doit pourtant pas faire taire toute vigilance. Il y a une obligation impérieuse à traduire en termes contemporains la mémoire de ce qui fut un passé terrible, un passé parfois héroïque. Les porteurs de mémoire ne doivent pas transmettre la haine, ils sont des vigies. Au bout de leur veille, on doit trouver l’espoir. Je n’ai pas le langage qu’il faut pour parler de peinture, aussi je parle de vie, et c’est bien de vie dont il s’agit dans l’œuvre d’Alain Kleinmann.
JACK LANG / Ministre de la Culture L’horizon de toute pratique artistique d’avant-garde, comme l’ont montré de nombreux courants poétiques et philosophiques du XXe siècle, et notamment dans la peinture avec les révolutions impressionnistes, cubistes, surréalistes, demeure la transformation du monde. En questionnant notre imaginaire collectif, en projetant de nouvelles visions, l’art nous appelle à inventer d’autres possibles. Ce travail de création artistique est ainsi au cœur des dynamiques culturelles qui nourrissent nos sociétés. La culture est source d’une énergie incontournable, le terreau vivant, le socle fondamental sur lequel se bâtissent les activités économiques et sociales d’un territoire. Une vie culturelle riche insuffle un élan essentiel au tissu urbain et social. Elle est ainsi un facteur puissant d’intégration sociale et de lutte contre les inégalités. Une politique culturelle véritable a donc pour vocation de libérer ces énergies en donnant la priorité aux forces de la découverte, de l’esprit et de l’imaginaire, pour construire l’avenir. Il s’agit ainsi de valoriser toutes les ressources et les gisements d’intelligence encore inexploités. La culture n’est pas un bloc figé, c’est une sorte de mémoire vivante, en renouvellement permanent, ancrée dans un héritage commun. Il s’agit de trouver dans ce patrimoine la source des progrès des développements futurs. La transmission de notre mémoire collective devient alors l’affaire de tous, et notamment celle des artistes, comédiens, musiciens ou peintres ; il leur appartient, chacun dans leur domaine de prédilection, de participer à cette quête collective et indispensable. La démarche artistique d’Alain Kleinmann autour de la mémoire est en tout point remarquable. Je connais et apprécie le travail de cet artiste qui œuvre avec passion et détermination. En contemplant son travail, on ressent au plus profond de soi une impression qui mêle l’immédiat et l’immémorial. Au contact de ses tableaux, on éprouve le vertige de l’interrogation sur l’identité de l’homme mais aussi sur celle du temps...
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RICHARD DEMBO Le Baal Chem Tov, lorsqu’il voyageait à travers le pays rencontra un homme dont la fortune avait fait la renommée. Le Baal Chem Tov le prit par le bras et l’entraîna vers la fenêtre. "Que vois-tu par cette fenêtre ? – Je vois la ville, la place du marché, les marchands, la foule qui se presse". Le Baal Chem Tov l’entraîna alors vers un miroir. "Que vois-tu maintenant ? – Je vois mon visage" répondit l’homme, sans comprendre ce que le Maître voulait lui dire. Le Baal Chem Tov s’expliqua : "La fenêtre comme le miroir sont faits de verre, seulement derrière le miroir, on a rajouté un peu d’argent". De même l’art peut servir à vivre le monde ou à s’en séparer et il est des peintres qui usent de leur art comme d’un miroir, d’autres comme d’une fenêtre. La peinture d’Alain Kleinmann s’ouvre aux autres, elle donne à voir, à vibrer, à sentir. Elle dit aussi avec pudeur et profondeur l’histoire et l’âme d’un peuple, sa mémoire, son espoir et sa pérennité. La peinture d’Alain Kleinmann dépasse l’anecdote ou la mode pour venir dire un moment d’ineffable.
CHARLES MOPSIK à Alain Kleinmann, ce "Livre de la Splendeur" (Le Zohar). Pour celui qui sait si bien faire resplendir les ombres et les lumières sur des toiles tendues, morceaux de ciel qui posés sur des murs ouvrent des brèches vers des ailleurs très intimes.
élisabeth de Fontenay Discours prononcé à l’occasion de la remise du prix Jacob Buchmann (Fondation du Judaïsme Français) à Alain Kleinmann
Permettez qu’à l’adresse de ceux qui ne connaîtraient pas encore Alain Kleinmann, je procède à un rapide inventaire des motifs les plus fréquents de son œuvre. C’est d’abord des couleurs ou plutôt des tons qu’il faut parler. Ils sont bruns et sépia, bruns gris, bistre, comme des tonalités du passé qu’un certain rouge tantôt fait vibrer, tantôt assourdit encore un peu plus. Dans ces tonalités s’inscrivent, je le cite, "la persistance d’un regard" et, je le cite encore, les "choses abandonnées" qui "conservent la persistance des présences antérieures comme un silence musical garde la présence des dernières notes jouées". Voici donc, telles que le peintre à la fois les recueille et les invente, quelques-unes de ces choses abandonnées. Le monumental escalier baroque d’une demeure patricienne qu’on imagine juive et pragoise ; le portail du parc d’un château où l’on se dit qu’ont été abrités, pendant et après, des enfants cachés, puis des enfants sauvés ; des cartons à dessins sur lesquels ont germé et éclos des livres ; des empilements de vieux ouvrages secrets, rangés en tous sens, comme c’est le cas dans les bibliothèques de ceux qui lisent ; des accumulations de clés sans serrures et de vieilles boîtes à lettres inouvrables dans lesquelles s’encastrent des médaillons, et que Kleinmann tamponne parfois d’un "annulé" ou encore N.P.A.I., n’habite plus à l’adresse indiquée. Est-ce du peintre lui-même qu’il s’agit comme lui-même nous le confie ? Ou alors des Juifs ? Mais n’est-ce pas plutôt Dieu qui, pendant quelques années, n’a plus habité à l’adresse indiquée. à moins qu’il ne faille, plus paisiblement, entendre dans les quatre lettres fatidiques, N.P.A.I. quelque chose comme cette Énigme éternelle, la Mélodie hébraïque de Maurice Ravel, dont les paroles se réduisent à la répétition enfantine et profonde de deux syllabes tralala lala lala ? Je reprends mon énumération : des cartes géographiques, des réseaux ferroviaires, des valises d’avant-guerre entassées, belles et tristes, mais sans aucun pathos, des variations de pinceaux, signatures répétitives et matérielles du peintre, des suites de tampons, des timbres et des estampilles parfois rouges, qui oblitèrent l’image et qui signalent "fragile" ou inscrivent le sceau d’un numéro dont la netteté n’est jamais indemne de cruauté, des portraits photographiques anciens, souvent flous, anonymes, et traces pourtant d’insistantes réminiscences. Et encore : des instruments, des partitions, évoquant des violonistes dont on se dit qu’après avoir interprété la Sonate à Kreutzer ils se laisseront aller à jouer "un refrain oublié", Mayn Stetele Belz, par exemple. Pourquoi est-ce justement à cette chanson-là que je pense ? D’abord, peut-être, parce qu’aussi loin que je me souvienne, je l’ai entendue chantonnée. Ensuite, parce que Daniel Mendelsohn – qui me semble avoir une sorte de parenté avec Alain Kleinmann, à cause d’une commune douceur dans l’obstination du lien au passé – raconte, dans son livre Les Disparus, comment les nazis et leurs supplétifs ukrainiens, s’amusant ignoblement d’une proximité phonétique entre Belz et Belzec, contraignaient à chanter Mayn Stetele Belz ceux qu’ils conduisaient vers le camp d’extermination. Les douces mesures, les paroles enfantines, le rythme troublant sur lesquels les exilés du yiddishland berçaient et dansaient leur nostalgie de l’ancienne vie, ont fourni aux exécuteurs ce raffinement pervers qui leur permettait d’humilier et de désespérer un peu plus leurs victimes. Je voudrais encore évoquer – mais je m’arrêterai là dans l’énumération des thèmes kleinmanniens – ces carrioles attelées à un cheval, conduites par un ou deux hommes coiffés de chapkas, et qui parfois se retournent. Ils nous apparaissent à leur tour, dans leur humble et fier équipage, comme parfaitement emblématiques de l’inquiet bonheur des Stettl, de cet enracinement de l’errance juive dans les villages, dans les campagnes d’Ukraine et de Pologne. Tels sont donc les motifs les plus insistants de l’œuvre que nous célébrons ce soir. Ce prix qu’Alain Kleinmann se voit décerner et qu’il partage avec Shlomo Venezia porte le nom d’un homme originaire de ces pays d’Europe centrale, Jacob Buchmann, dont la femme et la petite fille furent assassinées à Auschwitz. Aussi Kleinmann ne trouvera-t-il pas indiscrète cette approche seulement juive d’une œuvre dont on peut certes parler d’une toute autre façon, comme en ont
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témoigné Aragon et quelques autres illustres amateurs. J’espère qu’il comprendra mes raisons de ne mettre l’accent que sur l’aura juive de son travail. En iconographie religieuse, l’aura désigne une auréole, un nimbe entourant l’ensemble du corps d’un homme sanctifié ou d’une divinité, elle représente sa sainteté ou sa puissance. Le philosophe Walter Benjamin a repris le terme d’aura pour caractériser la spécificité de l’œuvre d’art en tant qu’elle est unique et qu’elle s’inscrit dans un contexte historique et spatial. Et il définit l’aura comme la "manifestation d’un lointain quelle que soit sa proximité". Or ce que Kleinmann nous donne justement à voir, c’est la douloureuse proximité de ce lointain, la présence-absence de ce peuple du yiddish. Car la catastrophe, hurban, est omniprésente dans cette œuvre. Mais on voudrait dire qu’elle l’est en sous-impression comme on parle de surimpression. "Je crois que le pouvoir de suggestion du murmure est plus fort que celui du hurlement", écrit-il. Ce ne sont pas les processus terminaux de la cruauté absolue qu’il évoque en effet, c’est tout ce qu’il y avait de vivant, auparavant, tout ce qui existait et dont nul ne pouvait prévoir ou prévenir l’abominable interruption. Kleinmann nous rend quelque chose des visages, des costumes, du maintien de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants qui, par-delà les généalogies interrompues, nous ont engendrés, il réinvente cette petite vie entre soi concrète, quotidienne, amère et douce, cette vie sépia du yiddishland, qui ne pouvait sans doute pas durer indéfiniment mais à laquelle il est arrivé ce qui n’aurait jamais dû avoir lieu. C’est, le plus souvent, dans l’agrandissement des détails qu’on découvre les trésors de remémoration que j’ai trop rapidement inventoriés. Chaque fragment de cette œuvre, quand on le grossit, donne à voir comme un monde en soi. Permettez, cher Alain Kleinmann, à la philosophe que je suis de s’adresser au mathématicien que vous êtes en citant la Monadologie du grand philosophe mathématicien Leibniz. "Il y a un monde de créatures, de vivants, d’animaux, d’âmes dans la moindre partie de la matière. Chaque portion de la matière peut être conçue comme un jardin plein de plantes et comme un étang plein de poissons. Mais chaque rameau de la plante, chaque membre de l’animal, chaque goutte de ses humeurs est encore un tel jardin ou un tel étang." Cette philosophie s’est désignée elle-même comme "le labyrinthe du continu", et on a pu la rattacher à un certain baroque, celui des artistes qui ne laissent jamais subsister le moindre vide dans l’espace de leur œuvre, ce baroque peut-être aussi de Prague que vous vous plaisez à représenter. La philosophie de Leibniz pourrait entrer étonnamment en correspondance avec l’œuvre peinte et sculptée que nous célébrons ce soir, si l’optimisme, la justification de Dieu, la théodicée qui la fondent ne l’avaient pas rendue à jamais étrangère au mal radical nazi dont la sous-impression, encore une fois, hante le geste de Kleinmann. Ce qui fait la génialité de ce travail, c’est, entre autres traits, la singularité de sa matérialité, je veux dire le caractère inattendu des matériaux utilisés ou plutôt subtilisés pour peindre, coller, construire, greffer. "Je m’inspire souvent, a-t-il dit, des hasards de la matière, des imprévus". La langue de l’artiste s’articule à partir de ce que lui-même désigne comme "matières de grenier" : chiffons, gaze, papiers froissés ou gaufrés, feuilles d’or, calques, photos marouflées dans le support de la toile et ces portraits peints qui assurent le lien entre les matériaux et la peinture. Le carton ondulé joue un rôle saisissant, car, comme le peintre lui-même l’indique, il ne laisse pas voir, quand on le déchire, une coupure nette, de sorte qu’intégré à la toile il forme un léger relief, souvent repris par le dessin de stries diagonales, par les modules répétitifs et rythmant de bâtonnets creux et réguliers. Ces œuvres ne relèvent pas plus de la figuration que de l’abstraction, dans la mesure où, à partir des techniques mixtes, sculptures et peintures sur matériaux, à partir des stratifications de matière, à partir des couches superposées, parfois, sans bords, sans vides, se constitue une langue avec son vocabulaire, sa syntaxe, sa grammaire, ses articulations : Unser Wort, écrit-il sur l’un de ses tableaux et le titre du vieux journal yiddish semble prendre en charge l’ensemble de ces toiles qui semblent provenir de très loin, semées qu’elles sont d’allusions familières et étranges auxquelles s’agrafe la mémoire. Ce ne sont, comme Laurence Sigal l’a fait remarquer, que labyrinthes de superpositions, de reprises et de masquages qui rendent en même temps familières et indéchiffrables les références incluses dans la matière, voire les lignes d’écriture. Les signes sont à la fois précis et effacés comme si tout flottait entre le dit et le non-dit, comme si le peintre veillait à ce qu’on ne puisse pas lire les mots qu’il trace. On peut dire que Kleinmann nous présente les vraies fausses archives de l’histoire, de nos histoires ravagées, car c’est le temps que remonte l’espace de sa peinture et c’est le passé qu’il arrache magiquement au néant, même si tous ne reconnaissent pas comme leurs les objets et les visages qu’il représente : ces regards désaffectés qu’il se donne pour tâche de réaffecter. "Je peins la carte d’identité d’un événement", a-t-il écrit. Or, Walter Benjamin à qui j’ai eu recours pour qu’il m’aide non pas à entrer dans cette peinture mais à m’en distancer un peu pour pouvoir vous en parler, Walter Benjamin ne disait pas autre chose quand il donnait pour consigne à l’écriture de "donner leur physionomie aux dates". Et l’on trouve cette même volonté minutieuse d’incarnation temporelle chez le poète Paul Celan quand il écrit : "Le poème parle ! de la date qui est la sienne… de la circonstance unique qui proprement le concerne". N’est-ce pas dans cette trace que la tradition juive demande qu’on prononce et qu’on inscrive les noms de ceux qui sont morts ? Car, dans la datation, l’inscription et l’état civil de l’événement unique, il s’agit, pour Celan comme pour Benjamin, comme pour Kleinmann, de se souvenir. Et ce rappel, ce zakhor, loin de seulement le conserver, réactualise le passé dans l’expérience du présent. C’est ainsi qu’en notre nom et à notre intention, Kleinmann fait don de leur aura aux corps et aux âmes qui ont habité ce monde assassiné.
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Marc-Alain Ouaknin Pour une métaphysique de la chaussure
Je connais Alain Kleinmann depuis longtemps. D’abord l’œuvre, puis l’homme. Un homme inquiet, joyeux, vif, avec un regard qui vous donne toujours l’impression de vous poser une question. Une œuvre riche, toujours en mouvement, en évolution, en différence, avec comme chez tous les artistes, des périodes, des obsessions, des répétitions et une attention aux lieux, aux objets, aux machines. Période "couleurs d’automne et de mémoire", période blanche qui traquent les rides du temps comme celles invisibles sur le visage du Mime Marceau, période qui reprend certains des thèmes de la période sépia pour les recouvrir, pour retrouver, peut-être, la feuille non écrite et l’épaisseur de la mémoire de ses fibres et de ses lointaines forêts, comme une volonté aussi de tourner la page, de passer, du temps passé au temps à venir, de passer sans oublier, ou peut-être, avec cette conscience de la mémoire que décrit Yosef Hayim Yerushalmi : "J’appartiens à ceux qui craignent que depuis la Shoah, de larges fractions de notre peuple ne se laissent largement ordonner leur vie collective, ou dicter leur politique présente et future, par une obsession de l’ère de la destruction et de la mort. Je comprends cette obsession, mais j’éprouve quand même un grand trouble. C’est comme si nous avions oublié cet enseignement de Rabbi Yehochoua ben Hanania après la destruction du Temple : 'Ne pas du tout porter le deuil, nous ne le pouvons… mais trop le porter, nous ne le pouvons pas non plus !' " 1. Entre le deuil absolu et le non-deuil, il y a l’espoir. "Malgré" le mal et la douleur, nous continuons à espérer. Cette idée du "malgré" est contenue dans le mot "deuil", évèl, mot identique en hébreu au mot aval, "mais" ; nous sommes en deuil, aval… "mais" nous espérons, nous continuons. En ce sens le mot aval / évèl est significatif. Dans sa racine hébraïque de trois lettres aleph-bèt-lamèd, on peut lire "Alphabet de l’étude". La continuation, l’au-delà du tragique se construit par l’alphabet, les mots, le lexique, le langage et l’étude. Cette étude qu’Alain Kleinmann nous offre dans sa série de livres et de bibliothèques qu’il peint de toutes les couleurs et qu’il métamorphose dans toutes les matières. Livres, fragments de bibliothèques talmudiques et de livres de prière. Tradition et transmission soulignées par les Pirkei Avot en écriture Rachi… non pour dire que "ce fut", mais que "cela peut encore être", que cela se doit, encore, d’être… J’aime à penser ici aux sublimes pages qu’écrit Georges Steiner sur les modalités futur du verbe. "Il faut se réjouir avec véhémence du simple fait qu’il existe des formes futures du verbe, que les humains ont mis au point des règles de grammaire qui permettent de parler, de façon cohérente, de demain, de la dernière minute du siècle, de la situation et de la luminosité de Vega dans un demi-milliard d’années". Rappelant aussi, en se référant à Mandelstamm, que "l’Enfer" chez Dante est un lieu où la grammaire ne comporte plus de conjugaison des verbes au futur. "En Enfer, c’est-à-dire dans une grammaire privée de futur, nous entendons littéralement les verbes tuer le temps" 2. "Souviens-toi de ton futur", dit à sa façon Alain Kleinmann reprenant l’intuition de Rabbi Nahman de Braslav qui écrit : èn zikaron éla le’alma deaté 3, "il n’y a de mémoire que le monde qui vient", soulignant que le ’Olam haba n’est pas le "monde futur" mais "le monde en train de venir", le monde que l’on fait advenir par son engagement et sa participation au monde et à l’histoire. Tiqoun comme aime à le dire les Hassidim. Une façon de "mettre la main à la pâte" 4, affinité du peintre et du boulanger, qui nous enseigne que l’homme ne vit pas seulement de pain5 mais aussi de peinture, pain-ture aurait osé Derrida à qui nous devons "Une vérité en pointure", saluant la dimension métaphysique des chaussures de Van Gogh6 ! Chaussures si présentes dans l’œuvre de Kleinmann au détour d’une photographie ou au cœur d’une sculpture. Clin d’œil de Kleinmann à l’histoire de la peinture et de la philosophie pour s’y inscrire et y "ajouter sa patte", un " t " en plus et un accent circonflexe en moins, thé d’une madeleine trempée qui ouvre à tout un monde disparu, pour faire surgir des formes "qui s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables" 7, " a " sans petit chapeau pour ouvrir à l’universalité du propos. Bien sûr je joue sur les mots et les signes mais c’est précisément ce que fait avec sérieux Alain Kleinmann, car le jeu est toujours sérieux, comme nous le rappelle Héraclite parlant du "temps comme un enfant qui joue en déplaçant des pions" 8. Jeu avec les chaussures, mais aussi avec les valises, les landaus, les vieilles photos, les écritures en yiddish, les clefs, & Co 9. Ce serait une erreur de voir dans ces objets lamentation et nostalgie, signes d’une peinture dolorante. Bien sûr il y a aussi de la tristesse, comment pourrait-il en être autrement ? Mais réduire cette peinture à ce regard en arrière serait figer le geste artistique
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Traité talmudique Baba Batra, 60b. Cité par Y. H. Yerushalmi, Un champ à Anatot : vers une histoire de l‘espoir juif, in Colloque Mémoire et Histoire, Denoël, 1986, p. 107. Après Babel, Albin Michel, 1998, p. 202 à 231. Liqouté Moharan, I, 54,1.
"On utilise plusieurs expressions caractérisant l'utilisation de la pâte en peinture : pleine pâte désigne une couche de pâte épaisse travaillée dans le frais et recouvrant tout le tableau ; travailler dans le frais signifie travailler un tableau avant que l'huile contenue dans la pâte ne soit sèche ; la demi-pâte est une couche dont l'épaisseur moyenne constitue une transition entre le glacis, très mince, et l'empâtement en haute pâte et elle forme le revêtement général du tableau sur lequel les empâtements se surajoutent ; la haute pâte est une couche de pâte dont l'épaisseur considérable confère au tableau, sur toute sa surface ou localement, un véritable relief, développement d'une troisième dimension ; l'empâtement est un retour en épaisseurs." Ce Dictionnaire précise que la pâte est un amalgame de matières pigmentaires réduites en fines particules qui, mêlées à des constituants liquides, simples ou mixtes, non volatils, filmogènes (tels que les liants agglutinants, les liants oléagineux et les liants résineux), offrent une consistance variable. La consistance de la pâte dépend essentiellement de la qualité du liant utilisé. Ni l'Antiquité ni le Moyen Âge n'ont connu les pâtes épaisses ; les peintres de ces périodes appliquaient une technique mixte : dessous exécutés "a tempera" recouverts d'une pâte très fluide "de fines couleurs à l'huile", riche en résine et transparente. Ce n'est qu'au xve s. que la technique de la peinture à l'huile par glacis a subi une première transformation : en diminuant la quantité de résine contenue dans le liant de broyage, les peintres du Nord et certains peintres italiens ont augmenté l'opacité de leur pâte tout en lui conservant son aspect lisse. Titien a été considéré par ses contemporains comme l'inventeur de l'exécution "en pleine pâte". Il ébauchait directement avec une pâte épaisse, pauvre en résine et riche en huile siccative. Cette méthode l'obligeait à de nombreux repentirs, pour changer éventuellement certaines parties de ses compositions jugées mal venues. Les repentirs, conséquence inévitable du travail en pleine pâte, sont devenus dès cette époque une habitude très répandue chez les peintres. "Tintoret, Véronèse et Rubens en Flandre ont adopté la technique de Titien – technique des pâtes épaisses et des blancs en épaisseur. Pour préparer les tons de chaque teinte, il convenait d'y mélanger du blanc d'argent afin que la pâte soit assez épaisse pour ne pas couler et qu'elle puisse bien couvrir le support. La technique moderne était née. Certains peintres, tel Watteau, pour rendre leur exécution plus rapide, se servaient même d'huile comme diluant : cet abus d'huile n'a pas contribué à la bonne conservation des toiles. Les impressionnistes – qui, au contraire, ont réduit au minimum la teneur en huile de leur pâte – ont pu ainsi obtenir des épaisseurs de pâte considérables. Van Gogh et Monet ont réalisé des effets de relief en accumulant de nombreuses couches de pâte. La peinture en relief est encore pratiquée dans la période contemporaine : Fautrier, de Staël, Appel, ainsi que les matiéristes comme Tapiès, ont donné à leurs tableaux des qualités tridimensionnelles." (Larousse, Dictionnaire de la peinture). 5
Deutéronome 8, 3 ; Matthieu 4, 4. Je pense aussi à cette lettre qu’Einstein écrivit à Simon Doubnov "… Mais les hommes ne vivent pas que de pain, et les juifs encore moins", 8 avril 1929, in Simon Doubnov, Le livre de ma vie, Cerf, 2001, p. 1122. 6 7 8 9
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Jacques Derrida, La Vérité en peinture, Flammarion, 1993. Marcel Proust, à la Recherche du Temps perdu, Tome I, p. 47. Héraclite, Fragments, Traduction Marcel Conche, Fragment 52 (130), Puf, 1986, p. 447. Dans La peinture et autres lieux, Kleinmann s’en donne à cœur joie avec les jeux de mots, "on a bien le droit de s’amuser ? Non !"
qui est justement une façon à la fois d’assumer la mémoire et de ne pas s’y enfermer, de partager la douleur mais de nous conduire au-delà, de souffrir mais d’avoir confiance en continuant à donner à espérer même si cela peut être désespéré ! Je pense ici à un texte de Bobin que je cite souvent. Dans une lettre à une jeune femme qui porte le nom de Nella, Bobin évoque le carnet écrit par une Juive, sans doute Etty Hillsum, quelques jours avant sa mort : "Elle est dans un camp de transit. Hier la vie le travail l’amour, aujourd’hui la soif la faim la peur, demain rien. Le train qui l’emmènera vers demain est sur les rails vérifié par des mécaniciens scrupuleux. Le train qui filera dans un demain sans épaisseur, dans un jour sans jour. Cette femme regarde autour d’elle, et vers le dernier matin, décrit émerveillée le linge des enfants lavé dans la nuit par les mères, et mis à sécher sur les barbelés. Elle dit combien cette vue la réconforte, lui donne un cœur contre lequel viennent battre, en vain, les aboiements des chiens, les cris des soldats, le souffle lourd des trains plombés. Si ce texte est lumineux, poursuit Bobin, ce n’est pas seulement en raison du voisinage de la mort et de l’encre, de l’espérance et de l’abîme. C’est aussi, c’est surtout, par la pensée qu’il nous donne, et je ne connais pas Nella de pensée plus noble, plus simple, plus noblement simple, je l’écrirais ainsi : la pureté n’est faite que de détails, la bonté n’est faite que de gestes. Ces gestes ne mènent pas à de grandes victoires, aucune légende ne les retient. Ces gestes sont gestes de tous les jours bien plus héroïques que tout héroïsme. Laver le linge, pour que l’enfant, demain, se sente léger, confiant, dans des vêtements frais, propres. Même si demain n’est plus dans la suite des jours, même si demain ne verra pas le jour" 10. L’œuvre de Kleinmann est une œuvre qui s’appuie sur la mémoire, non pour s’y réfugier mais pour lui donner sa place, un lieu, des limites, une frontière, une frontière à traverser. Non pour errer, mais pour voyager. L’"errance", titre de nombreuses œuvres de Kleinmann où l’on voit ces valises si caractéristiques du siècle dernier (XXe) et du siècle précédent (XIXe), peuvent certes nous faire penser à la Shoah et à la destruction des juifs d’Europe, mais elles ont aussi le signe de la mobilité des humains, de la vitalité des peuples qui ont toujours cherché un lieu de vie, un lieu où l’humain peut se déployer, s’épanouir et être heureux. Et j’aime alors à me souvenir que le verbe "marcher" en hébreu, dit aussi le bonheur ! 11 Comme l’a si génialement montré André Chouraqui, le Sermon sur la montagne n’est pas seulement scandé par des "Heureux ceux…", mais par une suite d’invitations au mouvement, au départ, au voyage : "En marche ceux qui…" 12 Je regarde cette photo qui ouvre le catalogue Los lugares del tiempo où deux chaussures (encore elles !) font un clin d’œil (encore un !) à Moïse et Van Gogh (encore lui !), et viennent nous rappeler que la marche n’est pas seulement celle des hommes en voyage ou en promenade mais celle du corps de l’artiste et de sa main en mouvement, du pinceau qui se déplace sur la toile et qui cherche, "intention toujours dépassée par le geste", "paradoxale intention qui devient a posteriori", "intention qui ne sait pas encore", comme dit Michel Guérin, "intention de l’accident", gestes de liberté "qui rend nécessaire les accidents" 13 , selon une autre de ses judicieuses formules. Ou, dit différemment par Bergson : "En vain nous poussons le vivant dans tel ou tel de nos cadres. Tous les cadres craquent" 14. Cette marche, ce voyage et le "demain" que j’ai évoqué, je les rencontre de manière ensoleillée dans le fait qu’Alain Kleinmann a opéré un retournement dans sa vie d’artiste. Un retournement spatial, géographique. Le regard tourné vers l’Est s’est retourné vers l’Ouest, et a traversé l’océan. Buenos Aires, Cuba, La Havane, et le théâtre. Ce n’est pas seulement un changement d’aire géographique mais c’est aussi la rencontre avec une autre langue, non plus seulement le yiddish de sa mémoire mais l’espagnol d’une autre mémoire. Espagne, sepharad, anagramme du Pardes que célèbrent le Talmud et la Kabbale, c'est-à-dire le fait que le monde se perçoit dans la complexité de fils multiples (j’aime l’homographie du fils / enfant et des fils / Shmattes) qui se croisent, se chevauchent, s’entrelacent, se nouent et se défont, tissage, broderie et tapisserie, Maasé hochèv, cette dernière nommée par la Tora "œuvre d’art" par excellence ! Jolie amphibologie de ce hochèv qui dit aussi le fait de "penser", il faudrait dire le "geste de penser", Rachi précisant dans son commentaire de l'Exode 26,1 que ce mot signifie "que ce qui est vu à l’endroit l’est aussi de l’autre côté", que l’on ne doit ainsi pas se contenter de la surface visible mais chercher ce qui se joue de l’autre côté de la toile, dans l’envers du décor ! Peut-être signifie-t-il qu’il faut pouvoir tourner autour de l’œuvre ou du moins que l’œuvre nous donne l’impression de pouvoir tourner autour d’elle. Comme nous le propose Balzac dans son Chef-d’œuvre inconnu dans la critique qu’est faite à Porbus .
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Christian Bobin, La vie passante, Fata Morgana, 1990, p. 37. Achar et ochèr.
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Voici la traduction donnée par André Chouraqui du Sermon sur la Montagne au chap. 5, v. 1-12, dans l’Évangile de Saint-Matthieu : "En marche ! Et, voyant les foules, il monte sur la montagne et s’assoit là. Ses adeptes s’approchent de lui. Il ouvre la bouche, les enseigne et dit : "En marche, les humiliés du souffle ! Oui, le royaume des ciels est à eux ! En marche, les endeuillés ! Oui, ils seront réconfortés ! En marche, les humbles ! Oui, ils hériteront la terre ! En marche, les affamés et les assoiffés de justice ! Oui, ils seront rassasiés ! En marche, les matriciels ! Oui, ils seront matriciés ! En marche, les cœurs purs ! Oui, ils verront Elohîms ! En marche, les faiseurs de paix ! Oui, ils seront criés fils d’Elohîms. En marche, les persécutés à cause de la justice ! Oui, le royaume des ciels est à eux ! En marche, quand ils vous outragent et vous persécutent, en mentant vous accusent de tout crime, à cause de moi. Jubilez, exultez ! Votre salaire est grand aux ciels ! Oui, ainsi ont-ils persécuté les inspirés, ceux d’avant vous." 13
Michel Guérin, Philosophie du geste, Actes Sud, 2011.
http://www.franceculture.fr/emission-les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance-comment-fonctionne-une-oeuvre-d%E2%80%99art-14-l%E2%80%99art-du-ges 14
Bergson, L’évolution créatrice, Introduction, p. II. La citation complète est : "De fait, nous sentons bien qu’aucune des catégories de notre pensée, unité, multiplicité, causalité mécanique, finalité intelligente, etc., ne s’applique exactement aux choses de la vie : qui dira où commence et où finit l’individualité, si l’être vivant est un ou plusieurs, si ce sont les cellules qui s’associent en organisme ou si c’est l’organisme qui se dissocie en cellules ? En vain nous poussons le vivant dans tel ou tel de nos cadres. Tous les cadres craquent. Ils sont trop étroits, trop rigides surtout pour ce que nous voudrions y mettre. Notre raisonnement, si sûr de lui quand il circule à travers les choses inertes, se sent d’ailleurs mal à son aise sur ce nouveau terrain."
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"Regarde ta sainte, Porbus ? Au premier aspect, elle semble admirable mais au second coup d’œil on s’aperçoit qu’elle est collée au fond de la toile et qu’on ne pourrait pas faire le tour de son corps. C’est une silhouette qui n’a qu’une seule face, c’est une apparence découpée, une image qui ne saurait se retourner, ni changer de position. Je ne sens pas d’air entre ce bras et le champ du tableau ; l’espace et la profondeur manquent ; cependant tout est bien en perspective, et la dégradation aérienne est exactement observée ; mais, malgré de si louables efforts, je ne saurais croire que ce beau corps soit animé par le tiède souffle de la vie" 15. Chez Kleinmann, c’est justement ce souffle de vie que l’on sent et que souligne la mise en scène extraordinairement puissante d’Irene Borges et de la troupe du théâtre Aldaba qui l’ont perçu et exprimé de manière si émouvante et si magistrale. Transfiguration et résurrection ! Il s’agit plus d’un "Opéra" que d’une pièce de théâtre, un Opéra de la mémoire et de la vie qui traverse les corps, les lieux, les couleurs, les idées et les océans. Une vie qui monte et descend les escaliers, ces escaliers majestueux, intemporels qui, selon une expression que j’emprunte à Heidegger, et qui fait écho à la même expression dans le Zohar, sont "noces du ciel et de la terre" 16. L’escalier qui ouvre cet "Opéra" en est l’âme à côté des autres objets. "Objets inanimés, avez-vous donc une âme Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?" Les vers de Lamartine 17 jaillissent naturellement devant ces chaises, photos, bougies, parapluies, lunettes, valises, livres, roues, voiles, chaises, landaus, machines à coudre et de tous les autres objets / acteurs du théâtre kleinmannien18. L’escalier en est l’âme et la porte d’un dialogue que par pudeur Kleinmann ne clame pas mais invite discrètement à découvrir. Porte du dialogue avec les maîtres de la peinture des siècles qui l’ont précédé et avec les autres maîtres, ses pairs et contemporains. Je pense essentiellement à cette scène 19 où le corps de l’acteur est debout sur trois marches et danse avec son ombre. On y reconnaît le point de fuite des Ménines si savamment glosées par Foucault en préambule des Mots et des choses, si subtilement réinterprétées par Picasso. Guernica n’est pas loin ! Les Psaumes non plus, chir lama’alot. Un Opéra, donc, qui pourrait aussi s’intituler "Cantique des escaliers", une traduction baroque de l’expression biblique qui donne à la concrétude de l’objet toute une noblesse paradoxale qui se perd dans la sophistication des "degrés". "Quiconque monte un escalier sait que la gravité l’attire vers le bas, vers le début (et le début est toujours en bas), et quiconque franchit une marche sait qu'il fait un petit pas pour entendre Dieu. Dans la montée, il y a le rythme, et dans le rythme il y a la musique, dans la musique il y a le souffle et dans le souffle, il y a le divin. Et quand dans la montée on s'essouffle, c'est pour rendre à Dieu ce qui lui appartient, en blessant l'infini de son éloignement. Surtout quand on a perdu l'âge d'enjamber les marches et de heurter brusquement la monotonie de leur ordonnance" 20. Alors on monte lentement, alors il y a le rythme, et dans le rythme il y a la musique, dans la musique il y a le souffle et dans le souffle, il y a le divin. Merci à Alain Kleinmann de nous en offrir de si belles étincelles !
15
Balzac, Le chef d’œuvre inconnu, Le livre de poche. Cité par Michel Guérin dans Les nouveaux chemins de la connaissance du 28 octobre 2013.
16
Heidegger, Essais et conférences, Essais / Gallimard, 1954, p. 204 et sq.
17
Alphonse de Lamartine, Harmonies poétiques et religieuses, Livre troisième, II. Milly ou la terre natale, 1830.
18
Au cours de l’écriture de ce texte, par la discrète rencontre poétique que fait faire Kleinmann au landau et à l’escalier, me sont revenues les images de la célébrissime scène du landau dévalant l’escalier du film d’Eisenstein, Le cuirassé Potemkine (1925), reprise de manière magistralement parodique par Brian de Palma dans Les incorruptibles (1987). Il est étonnant de retrouver dans cette dernière scène de nombreux autres objets qui traversent l’œuvre de Kleinmann. à découvrir !
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19
La pintura y otros lugares, p. 55.
20
Jacques Derrida et Safaa Fathy, Tourner les mots – Au bord d'un film, Galilée, 2000.
Laurence SIGAL-KLAGSBALD / Conservatrice du Musée d’art et d’histoire du judaïsme de Paris La fabrique des souvenirs
"Ou dans une maison déserte quelque armoire pleine de l’âcre odeur des temps, poudreuse et noire, parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient, d’où jaillit toute vive une âme qui revient. Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres, frémissant doucement dans de lourdes ténèbres, qui dégagent leur aile et prennent leur essor, teintés d’azur, glacés de rose, lamés d’or ". Baudelaire, Les Fleurs du Mal, XLVIII La construction d’un livre redouble l’intention de l’artiste ; s’il restait une once d’inconscient dans la démarche, si le motif était encore qualifié de contingent, de secondaire ou de fortuit, la relecture de l’œuvre annule cette liberté. La première plongée du regard dans un tableau d’Alain Kleinmann est fébrile : du foisonnement du motif, de la stratification des matières et de la cuisine des couleurs, l’œil ne sait où se poser. Comme sur un océan d’intranquillité. à la différence des maîtres anciens où le travail est dissimulé pour faire naître une surface comme stabilisée, ici l’artiste donne immédiatement à lire le temps de son travail et suscite l’archéologue dans le témoin. Quel est ce métier ? à la fin de ce XXe siècle, la peinture peut se jouer de toutes les expériences radicales qu’elle a subies. Nous n’y réfléchirons plus en termes d’école ou de courant. Qu’est-ce qu’un langage pictural : matière, forme, ordre et couleur ? L’artiste travaillant demeure à ce niveau, il peint et ne discourt pas. Pourtant de l’autre côté de la porte, le spectateur s’interroge à mesure que ses yeux parcourent la toile ; arrêté sans cesse par le détail, l’œil tant sollicité cherche le repos dans les images. Tandis que les couches de la matière sont creusées par le regard puis comme lentement reposées les unes sur les autres, les détails se fondent et l’image naît. Il faut parler ici d’image et non plus de motif. En ce sens, lorsque l’artiste dénie l’importance du motif, il anticipe sur la perception que nous pourrons en avoir. La peinture d’Alain Kleinmann nécessite patience et précaution ; le discours qu’on peut y superposer doit être aussi élaboré dans les termes qu’elle est précise dans sa chimie. Tout d’abord, il faut s’arrêter sur la disparition du dessin : point de ligne, nul aplat, nulle opposition violente de lumière ou de couleurs, nulle frontière enfin. Cette disparition incite l’œil à l’errance. Pas à pas, on entre dans un labyrinthe épais d’imbrications, de superpositions, de reprises et de masquage. Puis s’étonner de nos questions primaires : qui sont ces gens ? Quelle est la nature des liens qui les unissent à l’artiste ? Sont-ce des photos de famille ? Où se dressent ces portes, portails et portiques, ces fières cariatides ? Pourrais-je reconnaître des gens, des lieux ? Est-ce une peinture d’observation, de mémoire ou d’interprétation ? Et la certitude que toujours l’artiste est parti d’une photo ou d’une image en miroir éveille notre soupçon. Le soupçon d’un faux. Une sorte de trucage, un piège. Il y aurait piège, si à ce trouble ne s’associait un plaisir, une émotion visuelle indéniable. Comme si le lent travail de déchiffrage que nous impose la laborieuse démarche du peintre, nous plongeait peu à peu dans un bercement, dans la langueur d’une promenade de vieillard. Le labyrinthe des images dans la peinture d’Alain Kleinmann s’apparente à trois structures du cheminement de la pensée : le rêve, le souvenir et l’exégèse. De ces principes de lecture, nous pouvons faire la clé de son langage pictural : stratification des fonds, disparition des lignes, surimpression des motifs et confusion des couleurs. Le rêve procède par association d’idées dont la liberté – on le sait – est fragile et factice ; telles des irruptions fugitives dans une réalité devenue improbable, mêlée d’images anticipées ou déjà vues, se heurtant les unes les autres, les pensées rêvées cohabitent sans souci de cohérence. Comme au réveil d’une nuit peuplée des fantômes incompréhensibles d’une vie antérieure, le spectateur de ces peintures se retrouve parfois transi. Bien sûr, il ne tarde guère à comprendre que l’émotion qui l’assaille vient d’une reconnaissance qu’il n’avait peut-être pas perçue d’emblée. Ce sont ses grands-parents après leurs noces, la photo de classe d’une grand-tante oubliée, son grand-père le caressant enfant, l’immeuble majestueux dans une capitale d’Europe centrale où ses parents étaient nés, la grille du château où après la guerre les enfants avaient été recueillis... Et puis ceux aussi qu’on ne connaîtrait pas mais qui nous seraient pourtant si familiers, formant comme une image générique du XXe siècle en Europe. Passagers et fugitifs, familles et générations, tels sont les individus offerts dans le dédale de cette peinture. Il y a quelques années, Alain Kleinmann travaillait sur un passé plus proche, plus quotidien : les amies, les visions urbaines qui donnaient toujours l’impression d’être peintes en nuit américaine (c’était le cinéma, pas la photo alors !) les portraits vus de l’autre côté du miroir, le photographe photographié. Bref des images ordinaires, des traces banales mais jamais saisies dans leur immédiateté. Entre le passé proche et le passé lointain, la différence ne réside pas dans la nostalgie mais dans l’invention du souvenir. Ici l’artiste admettra que se noue le fond de son travail. Jamais le tableau n’est peint al vivo. Il s’agit d’une recollection au sens français et anglais du terme : un assemblage qui puise dans la mémoire avec une sorte de tension. Si ces motifs relevaient de souvenirs spécifiques, autobiographiques, ils ne parleraient pas aussi fortement que cet écheveau de traces multiples : ce sont des souvenirs imaginaires. C’est précisément le caractère imaginaire, imaginé de cette mémoire visuelle qui rend possible un dialogue dans le regard de l’autre. Si l’artiste cherchait à émouvoir tous les individus dont le regard un jour croiserait sa peinture, il n’aurait pas peint différemment. Les couleurs saturées s’inversent en non-teintes et en gradation d’ombres ; les contours impalpables donnent l’accès à toutes les fantasmagories. La sémantique picturale qu’élabore Alain Kleinmann réalise un tour de passe-passe qui consiste à offrir suffisamment de signes aux regards divers pour que chacun y lise son propre roman ; l’engouement que suscite son travail chez
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des gens si différents qui veulent le posséder, laisse penser qu’il a réussi à écrire en peinture l’autobiographie de tout le monde en accumulant des signes et des motifs que chacun peut reconnaître comme siens. C’est cela l’image générique. Plus encore qu’une dimension nostalgique ou l’évocation d’un monde disparu qui se situe bien souvent dans des contrées d’Europe centrale ou orientale peuplées de vieux savants juifs ou de bambins à la casquette non équivoque, c’est la composition même de nombreux tableaux qui nous met sur la voie d’une des sources intellectuelles de l’artiste. L’élaboration des "images" par juxtaposition concentrique de motifs autour d’un thème central nous fait en effet immanquablement penser à la mise en page du Talmud : thème initial, suivi d’un développement, encadré par le puzzle des commentaires, des signes et des rappels. La configuration si particulière des pages de Talmud constitue une référence multiple en elle-même : à la fois topographie de la pensée, elle peut être lue comme l’inscription de l’histoire d’un savoir ; la mise en page offre la mise en perspective de références qui, ensemble, dessinent une chaîne de savoirs, une mémoire consignée, avec ses filiations et ses associations d’idées. Inscription d’une transmission ("un tel enseigne", "un tel dit au nom d’un tel"), faisant l’objet d’un ressassement infini dans le temps. Le rêve, le souvenir et l’exégèse dévoilent en peinture leur nature profonde, leur relation fondatrice à la temporalité. Nous tenons peut-être ici une clé de la peinture d’Alain Kleinmann : elle est une remontée du temps intime, de multiples histoires individuelles avec leurs points de rencontre. Le désintérêt, l’absence même de natures mortes, de paysages naturels dans sa peinture nous révèlent l’unique souci du peintre : dire l’individu et son histoire à la croisée de l’anecdote et du générique, construire des images de la mémoire humaine en laissant le regard de chacun s’insinuer dans les espaces libres du dessin et de la couleur.
GÉRARD XURIGUERA / Critique d’art, commissaire d’expositions internationales Les archives de la mémoire
Continuellement en route vers lui-même, l’homme est subordonné au souvenir, à la réminiscence. Chez l’artiste, cette quête d’identité, qui passe par le défrichage des territoires embués de l’enfance, en quelque sorte le paradis perdu, s’appuie encore d’avantage sur les pouvoirs d’incarnation de son imagination, c’est-à-dire sur sa faculté de mettre en images les archives de sa mémoire. Tantôt douloureux, tantôt attendri, tantôt ironique, mais toujours ému, ce processus introspectif conjugue simultanément songe et réalité. Et dans ces régions gouvernées par la métaphore, les ombres de la fiction sont souvent plus ancrées dans le réel que la fallacieuse objectivité du souvenir. D’ailleurs, le but de la peinture, n’est-il pas de transgresser les marges limitatives du référent, pour leur substituer la synthèse en apparence antinomique du vécu et du rêvé ? à tel point qu’il est difficile de vouloir séparer la part de l’un et celle de l’autre. "Dans l’histoire des peuples, écrit Hegel, on devrait inclure celle de leurs rêves". Ces deux constantes, en fait, empreintes du même coefficient poétique, car issues des mêmes évidences spécifiques, établissent le juste équilibre nécessaire à l’accomplissement de ce grand théâtre de l’illusion qu’est l’art. à partir d’un mixage d’onirique et de tangible, Alain Kleinmann travaille aussi sur les poussées incertaines de la mémoire. Il la réactive en permanence, afin de ne pas perdre le contact avec la fibre testimoniale qui le nourrit. Sachant les souvenirs fragiles, prompts à basculer dans l’oubli, face aux agressions déstabilisatrices d’une société hyper-médiatisée vouée au fugace et au transitoire, il s’efforce d’arrêter le temps, en soustrayant au néant ce qui constitue un des fondements de son existence et de sa pratique picturale. On l’aura saisi, ses images effritées nous parviennent de contrées trop enfouies pour être délivrées autrement que par bribes et par éclats, tamisées par des flous surveillés et cependant reconnaissables, qui réfléchissent des traces du passé. D’un passé intime, partie intégrante de son être, où interfèrent, par conséquent, des notations autobiographiques, des écritures anciennes, des odeurs familières, des bonheurs paisibles ou contrariés, sortilèges d’un temps qui résiste au temps. Alain Kleinmann affronte donc l’usure des jours, son irréductible érosion sur les êtres et les choses. Diffuse ou concentrée, son iconographie voilée, subrepticement murmurée, comme si elle ne souhaitait pas altérer sa remontée de l’arrière-conscience, apparaît fractionnée, distillée par des images décalées en amont ou en aval, à la manière d’un jeu de patience à réordonner. On y reconnaît, parfois sans véritable lien déterminé, les visions archétypiques d’Alain Kleinmann : portraits de famille, édifices levés par un graphisme sûr et délié, visages graves, groupes d’enfants indistincts, objets utilitaires, musiciens appliqués, photos volontairement désuètes. Autant de signes conviviaux corrodés par la patine des ans, qui recèlent leurs secrets et leurs émois contenus, en se coulant en surimpression dans une brume irréelle happée d’une lumière tombante. Cette lumière, souvent mitoyenne de celle de De La Tour, par son aptitude à sublimer les sujets les plus humbles et à isoler l’essentiel, éclaire de ses phosphorescences localisées, soit des personnages au cours d’une pose, soit une silhouette solitaire, soit une barque à la voile dehors, soit un fauteuil abandonné, qui font corps avec les fonds sépia et leurs textures burinées. Mais si Alain Kleinmann, par les effets de sa thématique à séquences, semble rejoindre l’esprit de la figuration narrative, voire son versant analytique, et bien qu’il se plaise à raconter des histoires, ou plutôt des moments de vie fragmentés, rassemblés dans une histoire globale, il cultive plus les voies de l’imaginaire que le constat. Sa perception de la surface diffère dans les moyens et la finalité. Dans les moyens d’abord, car il affectionne les belles matières froissées, l’introduction de tissus divers, de gazes, de cartons, de tickets de transport, de vieilles lettres qu’il accumule, et n’a pas recours à de simples photo-montages, pas plus, corrélativement, qu’à l’imagerie lisse et aseptisée des tenants du courant narratif. Dans la finalité ensuite, parce que sa syntaxe est chargée d’humanité, de toutes les sensations amères ou jubilatoires qui rendent notre quotidien si précieux et si touchant, à l’opposé de la figuration analytique, volontairement froide et tournée vers l’enregistrement du document.
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Toutefois, dans cette vie en suspens, la nostalgie n’est jamais passéiste dans la mesure où nombre d’emblèmes de notre quotidienneté connotent de leur poids intrinsèque le sens des compositions. Superposés et dilués sur la trame rugueuse du tableau, ils provoquent des affaissements et des boursouflures, des replis inattendus et de soudaines ruptures qui respirent au diapason des contre-jours et des textures oxydées et décrépies, en les revêtant d’un ton très contemporain. Une telle inclination matiériste nous rappelle l’intérêt d’Alain Kleinmann pour les passages suscités par la peinture abstraite. Alors, sans dissoudre le sujet ni choir dans le mimétisme, il en utilise les ressources plurielles et l’autonomie des unités. Tensions et pigmentations, étendues accidentées et plages lacunaires scellent ici des alliances aventureuses qui vont permettre la mise au jour superposée des figures et des objets. Un métier éprouvé, une pensée économe, accompagnés d’une gamme chromatique réduite et infiniment nuancée, rythment ces toiles lissées de sonorités nocturnes entrecoupées de fulgurances, où espace, substance et motif ne sont qu’un. Depuis longtemps maître de ses pouvoirs, Alain Kleinmann nous offre une œuvre mûre et cohérente, dont la présence singulière procède à la fois de la tête et du cœur. Une œuvre enfin, qui dans sa longue transhumance intérieure à travers le temps, ne cesse de nous ramener au nôtre.
ANDRÉ PARINAUD / Rédacteur en chef des revues Arts, Galerie des Arts et Arts Magazine éloge de la mémoire, manifeste pour un art existentiel : Alain Kleinmann le nautonier
C’est en faisant appel à un demi-siècle de recherches personnelles que je qualifierais de "laboratoire" du milieu artistique, et pour avoir analysé les œuvres et interrogé les artistes parmi les plus importants – Braque, Giacometti, Max Ernst, Hartung, Matta, Alechinsky, Mathieu, Soulages, Hélion, Soto, Chagall, La Poujade, Botero, Buren, Rauschenberg – que je crois pouvoir dégager aujourd’hui des observations dont chacun pourra apprécier la pertinence, à l’orée de ce millénaire, pour avoir la capacité de transformer les donnes de la quête de l’Homme. C’est à partir des perspectives et des "pouvoirs" de l’art que nos desseins s’annoncent. Il nous faut découvrir et affirmer la même puissance de valeurs qui vont révolutionner nos comportements complexes. Tout se passe comme si les dix milliards d’humains centenaires qui transformeront demain la Terre en cerveau, riche de dix milliards de neurones pensants, s’affirmaient désormais comme les sources d’une énergie incontournable. Mais nous sommes loin d’avoir opéré, au niveau humain, aux recherches et à la mise au point des disciplines qui peuvent rendre possible cette perspective inouïe. La notion de Temps, d’ordinaire, est le fruit d’un raisonnement-réflexe presque instinctif, né de la succession des événements que nous enregistrons et qui devient semblable à la mouvance des aiguilles d’une montre, confortant notre concept de la durée et qui marque l’existence des phénomènes dans leur succession. La chronologie a conféré au Temps une valeur baptisée objective, mais dont la véritable existence est l’irréversibilité et l’élan qui est la force conduisant tous les éléments de l’univers. Mais l’erreur, comme le dit Bergson à propos de Kant, serait de prendre le Temps comme un milieu homogène et de baptiser Temps la chronologie. L’évidence est que nous ne percevons l’existence du fluide cosmique que dans des situations exceptionnelles qui exigent de renoncer à tous les impératifs qui nous isolent et tissent nos codes habituels de pensée et de comportement. La vision de l’œuvre des créateurs artistiques peut faire naître un de ces états privilégiés. L’effet produit par l’image "réinventée" d’un élément emprunté au réel d’un passé aigu et transformé dans un espace particulier dit artistique, offert ensuite à l’œil d’une personne installée dans son présent et traduit par un déphasement, provoque une émotion sensible qui peut accentuer, par la mise en scène de la composition, l’intensité de la couleur et la surprise. L’émotion produite par ce déséquilibre soudain peut également susciter un plaisir de découverte novateur éveillé soudainement. Nous sommes "ailleurs". Présent, passé, ne font plus qu’un, et un fragment lentement élaboré du mental d’un "autre" est immédiatement perceptible. Le raccourci de la vision et la sensation participent à l’émotion. Notre perception du réel est transformée en un élan comme si nous disposions d’un "double cerveau" rendant perceptible l’évidence d’une autre actualité et d’un espace composite qui nous dégagerait des évidences habituelles en révélant une perception neuve d’un autre être, soudain fraternel – phénomène qui devient également une révélation de nous-mêmes, à un niveau d’innocence retrouvée. On peut poursuivre l’analyse, mais situons le "choc" qui établit un contact avec la force primitive qui a fait naître notre état sensible et conduit à l’identité de notre personnalité. Retenons que les éléments sélectionnés du Réel par l’artiste sont proposés dans une perspective originale qui conduit à une prise de conscience d’une "autre réalité" que celle qui cerne le spectateur et nous sommes invités à retrouver et à recomposer la création plastique, véritable apprentissage d’une différence avec le réel et exercice de temporalité, dans la mesure où l’amateur accepte, par ce procédé de recréation, d’éprouver l’existence d’une dimension différente mais aussi vraie que le réel et comme porteuse du "sens" des origines – le "coup de foudre" et le "plaisir d’amour" relèvent des mêmes sources. L’apprentissage "créatif " – conséquence du choc émotif – proposé à l’amateur, peut lui permettre une exploration initiatique capable de lui ouvrir les perspectives de l’existence d’une temporalité, c’est-à-dire l’élan du flux créateur. La première étape étant de comprendre en le vérifiant le code esthétique de l’artiste et sa quête. L’important étant évidemment de considérer l’œuvre comme un diapason d’une musique à découvrir. Nous sommes à la frontière des vérités essentielles, mais il s’agit de ne pas confondre les moyens et les fins. La Beauté est certes une réussite esthétique qui obéit à des règles formelles, mais qui peut également, par le culte qu’elle inspire, nous éloigner du sens du neuf qui nous est révélé. Elle appartient au conditionnement culturel d’une civilisation dont il faut savoir se dégager. Le vrai problème, à partir de l’émotion artistique et du déséquilibre mental que peut produire le choc émotif avec l’œuvre, est d’adopter des règles capables, à partir de l’art notamment, de nous dégager des états qui nous figent et des idées qui nous isolent.
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L’art, proclamons-le, se doit d’échapper à l’ordre économique de spéculation, d’éviter les services des codes sociaux, de s’évader des influences qui peuvent aliéner ses desseins originaux. Nous devons retrouver l’élan préhistorique qui guidait nos ancêtres célébrant leurs bisons. C’est le nous-mêmes de demain qui est en jeu. Il y a vingt ans (en 1984), j’ai fait la rencontre du peintre Alain Kleinmann dont la démarche incarnait remarquablement mon analyse de l’art. L’artiste est juif. Le peuple hébreu des origines nous a transmis le témoignage de sa langue où chaque lettre a une valeur numérique et où les mots sont semblables à des nombres. Les 613 préceptes de la Bible – qui, par ailleurs, énoncent l’existence des 365 jours de l’année – traduisent remarquablement l’héritage des connaissances d’un peuple dont la religion, avec la Tora, énonce les valeurs d’une pensée qui inspirera son histoire. Un artiste juif est en quête permanente du sens. La peinture de Kleinmann célébrait ce que je dénommais une "mémoire imaginative" associant les ressources des connaissances à une recherche de signification permanente qui en dictait les compositions au point que l’évidence de la figuration de son sujet et leur réalisation comme chacun des signes étaient à la fois figuratif et abstrait. Chaque élément semble jaillir d’une mémoire transformée, par le pinceau et l’œil, en taches, en fragments, véritable parcelle d’un langage qui, peu à peu, s’établit. Kleinmann se mobilise aux sources de sa mémoire pour faire surgir par les signes, des formes et des couleurs avec lesquelles il trace un véritable vocabulaire. Son pinceau apparaît comme un sismographe qui retrouve les traces de tous les passés, des lettres typographiques associées aux nombres, un dessin de tissu ou une photo. Il puise avidement dans ses souvenirs comme un architecte édifiant un mur, en utilisant tous les matériaux possibles. Et cependant, Kleinmann ne s’écarte pas de la ligne de temporalité. Chaque bribe fait surgir une suite dont il établit la cohérence, d’abord par la couleur. Le sépia, par exemple, qui apparaît comme le "ciel" du Temps et situe sa dimension – tel un "murmure, dit-il, qui affirme une thématique". Il utilise aussi le rouge qui fait vibrer le brun, et le bleu, couleur des vieux bronzes. Le temps de vieillissement des couleurs lui permet d’atteindre leur véritable densité et devient une mise en valeur de la sensibilité créatrice. Chaque toile est comme la façade d’un immeuble qui enregistrerait les traces des événements dont elle a été témoin. Cette quête de la diversité, je l’ai retrouvée également dans les matériaux – même abandonnés – qu’il utilise comme surface de son œuvre : vieilles photos, lettres, cartes de voyage…, et qui affirment leur présence comme des étrangers qu’il s’agit d’assimiler en transformant l’image. Il a particulièrement adopté le carton ondulé qu’il déchire pour faire surgir – "de derrière les choses", souligne-t-il – un état de complexité semblable à la réalité. Il en utilise la situation comme des strates, et tous les signes comme une écriture. Kleinmann a mis au point la "fabrication de sa toile" en détrempant le papier et en le pressant ensuite comme une gravure, imprimant même les éléments en relief ou en blanc, marouflés à la colle acrylique. Il introduit, dans son support, de véritables bas-reliefs de sculpteur dans la même matière de résine. Chaque toile compose son propre chaînon de hasard de signes et propose des chemins d’aventure qui s’ajoutent aux sujets présents. Tout peut devenir "mémoire". On le découvre même sur la tache d’un tampon, comme pour affirmer l’authenticité d’un espace ou son contraire avec le terme "annulé" qui semble remettre en question son invention. Il s’agit certes d’un voyage intérieur, mais dont chaque étape est un souvenir, comme des ombres sur une main, d’une mémoire, d’une vie qui passe et qu’il dégage du labyrinthe pour composer un rêve. On a remarqué que Kleinmann, pour élaborer son message, utilisait un principe de juxtaposition concentrique sur un thème similaire à la mise en page, si particulière du talmud, encadrée par le puzzle des commentaires dessinés, "une chaîne du savoir". En considérant, avec l’attention d’un amateur, les peintures de Kleinmann, comme le souligne Laurence Sigal-Klagsbald, "Le rêve, le souvenir et l’exégèse dévoilent en peinture leur nature profonde, leur relation fondatrice à la temporalité." − "Nous tenons peutêtre, écrit-elle, une clé de la peinture d’Alain Kleinmann, elle est une remontée du temps intime." À l’époque j’écrivais, lors d’une de ses expositions : "Un ami de province, après avoir visité 'Le Montmartre des ateliers du génie', au cœur du Salon des Indépendants – qui évoque non pas seulement le Montmartre de la nostalgie, mais les lieux mêmes où ont été enregistrés les tremblements de terre de la sensibilité qui ont fait naître l’art et le monde moderne – me demande : "Que doit-on voir de plus important à Paris ?" Et je lui réponds sans hésiter : "L’exposition d’Alain Kleinmann". Et je m’explique : Que s’agit-il, aujourd’hui, de dire en peinture ? Quelle vision ouverte peut-on proposer avec un tableau ? Peut-on peindre au-delà du savoir-faire ? Est-il possible de changer en changeant la peinture ? J’écoute la peinture d’Alain Kleinmann et les émotions subtiles qui naissent en moi : l’évidence d’abord de la qualité du dessin ; d’abord, c’est-à-dire la preuve d’une authenticité instinctive. On dirait une pulsion du subconscient, un fragment arraché à une mémoire ancestrale pour nous parler d’espoir. Puis, se découvrent, comme les alluvions d’un fleuve, les indices d’une autre culture, des griffures, des graphismes, preuves d’une existence différente, de strates d’âges antérieurs et de multiples identités : un foyer de métaphores qui marie le vrai et l’inventé, le mythique et le fantasme, le souvenir et la trace. Nous sommes devant une peinture dont la dimension est le temps − dans sa substance même, sa virtualité, son utopie, sa force onirique, plastiquement transposées. Je crois qu’Alain Kleinmann est un artiste d’une rare qualité qui a le pouvoir de nous proposer avec le sentiment de l’existence du temps − éclaté − la découverte de la nouvelle modernité. Sa peinture n’est pas seulement une invite à concevoir une topographie particulière du tableau, mais une interrogation particulière de notre identité. Ce n’est pas un hasard si Kleinmann est nourri de la maïeutique talmudique qui permet de retrouver le sacré, au nœud des contradictions. Son œuvre nous introduit au cœur du labyrinthe de notre pensée, dans le courant de notre désir de vivre et de survivre, je dirai que cette peinture nous met dans le flux du temps, après la peur de l’apocalypse atomique. Comme si peindre était une prière et la peinture capable de communiquer la force et l’assurance d’un autre sens de la vie. Kleinmann, peintre du temps existentiel, nous le propose comme une grâce à partager. Nous sommes, nous dit-il, sur le point d’être. Un des derniers messages de Louis Aragon a été d’écrire la préface d’une exposition d’Alain Kleinmann.
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Ce qu’il convient de considérer dans cette démarche d’un artiste de sa génération, c’est la force de sa vision dans le grand courant des messages plastiques. Nous sommes à une époque marquée, me semble-t-il, par la réponse des cerveaux humains au bouleversement des images, et la peinture comme l’ordinateur sont des solutions qu’il convient d’analyser. Je crois que chaque instant de notre vie est une création qui métamorphose toutes les valeurs de l’espace que nous sommes capables d’appréhender en temps, un peu comme l’aiguille d’un phonographe ou comme la chlorophylle qui transforme le gaz carbonique en oxygène. C’est peut-être cela notre fonction essentielle. C’est à partir de cette catalyse que nous existons et que le temps devient réalité. Les images sont la matière mentale de notre digestion de l’espace. Et la justification essentielle des artistes, depuis l’origine du monde, est de fixer la texture du temps-espace. Les grands inventeurs de la peinture sont ceux qui élargissent la dimension de cette connaissance existentielle. Je crois qu’Alain Kleinmann est un de ceux-là. L’image kaléidoscopique de notre quotidien, qu’il nous livre, avec une matière parfaitement plastique, une évidence figurative, mais au-delà de l’image, est une façon de nous mettre en face de ce que j’appellerais "la complexité de l’image", qui correspond à celle que nous devons assumer aujourd’hui, pour comprendre et vivre notre réalité. Je trouve également, dans sa peinture, une force de conviction, l’évidence du sens, l’élan qui va au-delà du dit et du peint. Je dirais un amour du spirituel, marié à la sensorialité du détail – toujours tout est vrai dans chaque parcelle de ses toiles − mais transgressé par le signe de l’homme, sa griffure, son langage, son mental en effervescence. Les tableaux de Kleinmann sont comme une radiographie de nos âmes à la dérive du temps, dont nous cherchons à retrouver le fleuve. Je crois − j’espère − que la peinture va de plus en plus s’éloigner des afféteries et des jeux intellectuels, comme des lois de l’offre et de la demande et des procédés du marché, pour retrouver la vérité de sa force tellurique. Oui, les peintres sont des sismographes, dont le témoignage est un des rares messages qui peut nous parvenir des espaces inconnus de l’homme et de l’univers, pour nous permettre de faire le point sur les routes de l’histoire. Kleinmann est un nautonier, dont nous devons scruter l’œuvre, avec l’attention qu’on accorde aux grands voyants. Et c’est alors que le concept de Temporalité, élément fondamental de la démarche de création artistique, a cessé d’être pour moi une hypothèse pour s’affirmer comme une valeur philosophique existentielle au plein sens du terme, et conférant à l’art une fonction initiatique qui concerne chacun d’entre nous pour trouver l’état de lucidité et de sensibilité.
HASTAIRE |1| Une somptuosité chaleureuse comme un don Alain Kleinmann n’est pas un peintre parmi d’autres. Une fois jetée cette affirmation péremptoire, il convient de dire pourquoi, même si ce ne sont pas les motifs objectifs de cette singularité qui font défaut. L’abondance et la qualité des textes écrits sur l’œuvre du peintre invitent sans doute à la modestie. Nous croisons, au hasard de la lecture de tel ouvrage, tel catalogue consacré à l’artiste, d’immenses talents qui, un jour, dirent quelque chose de substantiel sur son œuvre. Comme dans le journal de voyage aux Pays-Bas de Dürer où ce dernier note sobrement "... Celui qui a rédigé ma supplique chez Monsieur Banissi est un petit homme nommé érasme..." , nous rencontrons ici et là, Louis Aragon, Jankélévitch, Elie Wiesel et bien d’autres encore... Nous remarquons que tous insistent sur l’exceptionnel travail de mémoire accompli par Alain Kleinmann (il faut, me semble-t-il, souligner à quel point cette mémoire retrouvée, en sa picturalité, se manifeste rarement de façon aussi efficace − alors qu’elle n’est guère absente des écrits comme des écrans). Cette importance thématique posée, il convient de s’approcher du fait pictural. Or, à cet égard, un texte ne vaut que par sa capacité à faire se lever des images, lesquelles existent dans l’œuvre, parfois de façon subliminale, parfois de manière éclatante, mais aussi aveuglante. Un peintre véritable participe toujours d’une nouvelle manière de regarder le monde, c’est-à-dire donner à voir plus que le pinceau qui nous le montre. Au-delà d’une adhésion spontanée, d’un regard vite fusionnel, l’univers de Kleinmann s’impose à nous, tant sa langue baroque, composite, semble comme impérieusement attendue, une peinture qu’on appellerait si elle ne s’était enfin révélée. Et, si cet art suscite à ce point l’enthousiasme, c’est qu’il en procède (cela tombe bien : l’Occident avait un urgent besoin de chaleur). Dans le climat artistique passablement délétère que nous traversons, il n’est pas bon d’oser la peinture. L’artiste, ici, comme d’autres, relève ce défi. (Aussi, nous sommes en droit de demander des comptes sur l’état des lieux de l’art dont nous héritons en ce tout début de siècle : les tautologies érigées en nec plus ultra de la complexité de la pensée, le signe infra-minimal qui ferait furieusement sens, la redondance archéodadaïste, tout cela fait, semble-t-il, bailler beaucoup, à l’exception des quelques-uns qui en vivent, bien sûr. Réservons-nous, ailleurs, un devoir d’inventaire. Cet héritage encombrant qui nous envahit et n’en finit pas, animé d’un dur désir de durer, ne nous intéresse que parce qu’il s’entête à s’enraciner comme arbre triste masquant les riches bois de ceux qui manifestent leur bonheur d’être libres. Libres du Prince, de son fait, des corridors où ça bruit, des minuscules officines toutes puissantes où l’ennui vient à la soupe à défaut du génie.) C’est bien l’altérité, cette instance supposant son aller-retour, qui caractérise l’œuvre de Kleinmann. Voici un peintre qui se livre, s’expose, ose dire la peinture et ses difficultés, lui, si doué de facilités : maître en mathématiques, sémiologue, talmudiste, expert en herméneutique, comme il aurait été simple à cet Hermès Trismégiste de plaquer un vague discours savant sur une quelconque attitude formaliste ! Or, c’est dans la prise de risque que cet artiste s’accomplit ; choix de ne jamais s’ennuyer, comme celui de ne jamais accabler. Et depuis un quart de siècle nous assistons à un défilé qui nous est une fête sans cesse renouvelée ; une curiosité toujours éveillée qui cherche, trouve, s’incarne et ne se retourne pas ; qui propulse la mémoire en sa douleur comme en ses bonheurs, loin, très loin devant nous, et que nous rencontrerons à notre heure, sur notre chemin.
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Aussi, parce qu’il vient du signe, du chiffre, l’artiste n’a de cesse de vouloir faire sens. De toutes façons et à visage découvert. Il sait, à l’instar de Braque, que les preuves fatiguent la vérité et, comme Montaigne, qu’il n’existe qu’entre glose, que les œuvres peintes ne sont qu’un moment de l’alphabet, les lignes de nos vies, pages que l’on tourne d’un livre qu’on ne terminera jamais. Ces femmes, belles comme l’Orient, ces livres lus, fatigués, entassés, ces clefs qui hésitent à rencontrer leur serrure, ces vieux érudits que l’on craint de déranger, Jérusalem tant de fois céleste, toutes ces images nous regardent droit. Somptuosité chaleureuse comme un don. Alain Kleinmann peint ces hauts plateaux que sont les villes : son histoire n’a pas partie liée avec les champs, les plaines ou autres campagnes ; non plus avec l’océan et ses rivages. D’une ville l’autre, d’un pays l’autre, une valise comme seul bien − et les livres surtout − peinture nomade. Et c’est tant mieux car les villes sont peuplées. Peuplées de ces visages qu’il nous restitue parfaitement ; ceux des siens, ceux de tous les siens. Profondeur de champ : Yvonne, Werner, Babeth, Pierre, et plus récemment, Emmanuelle et Sarah. Nets, car tout proches. Ensuite vient l’emblématique : un peuple auquel il donne tour à tour tel visage, et où chacun se reconnaîtra s’il vient de ces parages où trop a soufflé le vent de la barbarie. Dans sa belle sobriété chromatique, peu d’artistes auront porté si haut les couleurs du judaïsme (l’approche qu’en fit Chagall, si admirable fût-elle, suppose une prise de distance par rapport à son milieu ; la peinture à ce moment de la Russie n’était certes pas un métier juif. C’est la révolution de 1905 qui lui permettra de s’affranchir et de s’exprimer avec le bonheur que l’on sait). Beaucoup plus loin à l’est, le peintre tombera sous le charme de l’Extrême-Orient. Les images qu’il nous en rapporte reflètent son goût immodéré pour tout ce qui fait sens chez un peuple. Le hiératisme des personnages, leur noblesse, là encore, s’imbriquent avec leur écriture. Cela n’est pas fortuit : comme l’hébreu, les idéogrammes chinois sont magiques, jubilatoires, et peut-être plus encore pour ceux – dont je fais partie − qui n’en voient que la part mystérieuse du signifiant. Peut-être une piste afin de comprendre comment deux mondes si différents se rencontrent, et ne font, in fine, qu’un seul tableau ? Baudelaire affirmait avec raison qu’un grand peintre peindra des fleurs, par exemple, mieux que n’importe quel spécialiste en la matière. Ainsi, l’artiste s’affranchit-il de temps à autre du monde hébraïque afin de moissonner d’autres expériences, partir à la rencontre de nouveaux éblouissements. Si cette peinture captivante est très souvent voluptueuse, nous pouvons aussi remarquer une absence d’érotisme manifeste. Ce n’est point là affaire de religion : Alain Kleinmann s’octroie ce que le peintre veut. Ce n’est pas là non plus affaire de morale mais bien plutôt d’éthique personnelle, toute vraie mise en scène de l’érotisme supposant son objet à asservir. Sans doute rencontrons-nous ici le poids de l’histoire et de ses avatars. En cette mémoire, Sade ou Bataille ne peuvent être de mise. Plus prosaïquement : comment cette magie − toute peinture efficace en est une − fonctionne-t-elle ? Ici, je serais tenté de répondre : par l’abondance de signes, de matières, de sens. Mais abondance n’est pas surabondance. Simplement, il est des peintures généreuses, d’autres qui le sont moins ; j’entends là quant à la quantité de signes transmis. Il y aurait chez cet artiste comme un devoir de complexification qui relaierait celui de révélation afin de s’incarner dans le baroquisme heureux dont je parlais plus haut (nous sommes lassés de ce surmoi minimaliste qui prétendrait nous intimer d’être très en deçà de notre ambition à habiter le monde). Historiquement le baroquisme tend à épater, réduire, récupérer, il est une politique. Dérive du langage : j’emploie le mot baroque bien plutôt comme expression d’un moi richement bariolé. Et qui se répand voluptueusement. Plus hugolien que mallarméen, Kleinmann nous offre des images généreuses qu’il se garde bien de censurer. Dans son entreprise de complexification, il sollicite depuis longtemps cette troisième dimension qui a priori ferait défaut à l’image peinte (alors que toute trace apposée − fût-elle d’aquarelle − est physiquement une épaisseur). D’où cette richesse, ces labyrinthes, ces caches (quels dangers veut-on semer ici ?), d’où ce chant plein qui vous envahit et vous emporte. C’est à ce moment où cette troisième dimension achoppe sur les deux autres, que le peintre-sculpteur fait le saut, et devient sculpteur. Bien sûr, peut-être dirat-on sculpture de peintre (parce que souvent frontale) ? Mais si de ces hauts reliefs surgit cette rare séduction jusqu’alors tapie dans les tableaux ? Si l’œil va et vient avec gourmandise dans les plis et replis de ces livres ensemble sidérés ? Univers unique qui brille de toutes ses teintes : noir charbon, bleu roi, vert canon, gris acier, or patiné ; palette de sculpteur que le peintre renaissant tente de s’approprier comme un nouveau monde. Avant de parvenir, chemin faisant, à l’un de ces points d’équilibre possible qui fait qu’un tableau s’achève en une sorte d’hésitation définitive, le peintre aura mis en œuvre une alchimie très savante. Il y a d’abord l’idée, elle continue sa route et, pendant ce temps, il y a aussi de précieuses trouvailles. L’artiste fait son marché, achetant ici et là de magiques papiers. En Afrique, au Japon, en Chine, au Népal, aux Philippines, à Jérusalem aussi : de vieux plans d’urbanisation, de vieux documents qui n’ont de valeur que pour lui seul, ou à peu près. Aussi, ces superbes étoffes du Rajasthan qui participeront à confectionner la chair généreuse de ses toiles. En Europe, en France même, il écume les Puces, s’emparant de lettres, de photos, de tout ce qu’il incorporera à l’œuvre comme autant d’éléments volés. Si la photographie piège l’instant, en piégeant ces clichés, Kleinmann nous en restitue l’image insistante et pérenne ; le passé n’est jamais que du présent qui fuit. Après avoir joué de main de maître des subtils allers-retours en quête de vérité, mais ne goûtant pas l’exactitude, le peintre prétend justement à de nouvelles conquêtes. Il y eut d’abord ces images annulées, saturées, gommées, abolies. Ensuite vinrent ces œuvres à la mémoire lourde, à la virtuosité plus secrète, plus dense. Œuvres riches de matériaux collés, piégés, protégés, masqués, sur lesquelles l’huile, riche, encore, de son histoire à exprimer, se déposera. Et les sculptures que nous avons évoquées. Ici, j’oserais une hypothèse : les grands et somptueux papiers exécutés récemment, dans leur sobriété matiériste relative, doivent leur envol à la réussite incontestable des sculptures. Alain Kleinmann, en montant, aura suivi sa pente. D’une part, le papier − la surface retrouvée − et, par ailleurs, l’incarnation spatiale de cette complexification de l’expression d’un monde qui n’a jamais prétendu faire de la simplicité une vertu cardinale. Que ces hautes œuvres gagnent le large, elles nous accompagneront. Et nous les écouterons.
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|2| Alain Kleinmann : une impérieuse logique passionnée "Tous ceux qui n'ont pas le sens artistique, c'est-à-dire la soumission à la réalité intérieure, peuvent être pourvus de la faculté de raisonner à perte de vue sur l'art." Marcel Proust Telle une signalisation au bord des voies saturées du commentaire sur la peinture, cette réflexion de Proust devrait inciter à la prudence. Aussi, essayons de n'être point raisonnable, et ne pas perdre de vue qu'un texte écrit par un autre peintre n'est au mieux qu'un regard appuyé, enthousiaste, un signe d'amitié, d'altérité, lequel ne comble que celui qui le commet, tant l'important est l'amour porté et non celui que l'on reçoit. Même s'il s'avère que bien souvent les artistes seraient mieux fondés que d'autres à pénétrer en profondeur les œuvres qui les inspirent, la prise de risque assumée en la circonstance reste vécue le plus souvent comme une singulière effraction eu égard à l'habitude − et plus encore à ce qui se présente comme l'habilitation. Posée cette précaution comme liminaire, prenons nos plumes les plus neuves, les plus acérées, afin d'approcher un monde qui ne se laisse pas apprivoiser facilement tant il nous apparaît richement bariolé, foisonnant à l'extrême, irréductible en ses innombrables entreprises. Alain Kleinmann est un homme joyeux et profond, cultivé, heureux du sort favorable que l'exercice de la peinture lui a réservé, affrontant le tragique armé de son fort pouvoir de dérision, ignorant la jalousie et l'amertume, il est une force qui fonce, délaissant les détails aux bons soins des magasins d'accessoires. La formation intellectuelle de l'artiste (les mathématiques, la sémiologie), la passion de la logique qui l'anime auraient pu faire craindre l'apparition d'un plasticien sévère, rigoureux à l'excès, un conceptuel de plus en sa marée, un ennuyeux dogmatique très professionnel. Là où nous attendions Mallarmé, c'est Hugo qui vint. Ce siècle a aujourd'hui deux ans. Et Kleinmann peint, réalise des sculptures, écrit, pense des livres avec bonheur. Sa productivité est grande, décidément tourné vers l'avenir il manifeste peu d'enclin pour le repentir. Il puise à grandes brassées dans l'océan de sa mémoire débordant d'argile humaine les éléments nécessaires à l'élaboration de son magique modelé. Un vers de Fargue semble écrit pour le peintre : "des formes se hâtent avec une sûreté ancienne"... Peut-être touchons-nous là le point sensible de cet art fait de solides fulgurances, parfois sans âge en raison d'une souveraine modernité qui ne concède rien à la mode, passerelle urgente entre des mondes que rien n'aurait dû séparer. à cette séparation artificielle des eaux, la confiscation de la notion de contemporanéité par une clique de mondains retors, Alain Kleinmann répond par l'insolence de peindre. L'origine
La belle insistance d'un choix Dans un livre tout récent, La peinture et autres lieux (éditions Dima), composé de textes écrits par l'artiste, de photos de lieux, d'œuvres, de parents ou d'amis, de rencontres prestigieuses (Aragon, E. Jabès...), une "image" forte, un rien subliminale, clôt l'ouvrage sur une double page : le plateau d'une table de travail, des papiers en devenir, froissés, indociles telles des étoffes jetées là en attente de confection, et, posés sur la droite, des ciseaux de tailleur. Photographie prise à l'atelier. Ce mélange des genres témoigne, au-delà de l'œuvre, de l'indéfectible fidélité du peintre à l'Origine. Ici, le mode singulier est pesé. Après Chagall, lequel aura engendré son lot d'épigones parfois adroits mais peu scrupuleux, Alain Kleinmann, dans sa belle indépendance picturale, est sans doute l'un des seuls à s'être hautement confronté à "l'illustration" de la mémoire juive, pratiquant un aller-retour étonnant entre son monde "privé" et l'universel. "Pourquoi, jeune homme qui n'a pas vécu tout cela ? Mais tant mieux n'oublie pas, et nous aussi, avec toi" écrit fortement Ivry Gitlis à propos de l'artiste. Avec le musicien, avec le peintre, nous n'oublierons pas, nous non plus... Les œuvres en leur accomplissement
Devenir soi-même pour se rassembler Une œuvre de Kleinmann s'identifie immédiatement. Toiles, papiers, sculptures s'imposent comme étant siens au premier regard porté, et ce, quelque soit le pays dans lequel on séjourne, le lieu qui les abrite, la distance à laquelle on se trouve... Nul besoin d'aller chercher la signature discrète, cachée comme dans un jeu de quotidien populaire. On dit : un "Kleinmann" ; la signature est l'œuvre. Tout simplement. Cela paraît aller de soi. Alors que, bien au contraire, en particulier pour un artiste cultivé, être soi-même à soi tout seul relève toujours d'une gageure, d'un pari gagné tant le pouvoir d'attraction des admirations est grand et envahissant. Avant cela, il faut être capable de dévorer − pour ne pas l'être soi-même − les grands autres, les intégrer, les ingérer afin de se nourrir de leurs vertus, à l'instar de ces guerriers cannibales qui imaginaient s'approprier les forces de leurs ennemis vaincus en en faisant leur repas ; pour enfin les digérer… Mais, bien qu'arrivé à cette position, cette "lisibilité" de signature, Alain Kleinmann sait fort bien que l'histoire d'un artiste n'existe qu'en constante dialectique avec l'histoire des autres peintres. Avant de parvenir à cette invention, la somme de signes que l’on désire mettre en scène en un ordre choisi auquel personne jusqu’ici n'avait pensé tel qu'il s'offre (l'absence de style ressortant plus ordinairement d'un arrangement, d'un assemblage plus ou moins réussi de ceux des autres), Kleinmann aura connu les emprunts, les influences, les éblouissements nécessaires à la constitution, à la création de ce qui s'affirme comme sa "griffe", sa "signature". Griffures, chiffres, mots, jeux sur l'apparition / disparition, toutes ces "allusions" furent l'alphabet nécessaire à une figuration nouvelle, plus complexe, plus riche de signes et de sens, apparu dans les années soixante-dix. En y apportant son tempérament à la fois logique et passionné, Kleinmann participa pleinement à cet avènement. Puis le temps, le talent, mais aussi le labeur et la ténacité firent leur œuvre : depuis beaucoup d'années, les images d'Alain Kleinmann ne ressemblent étrangement qu'à elles-mêmes... En un temps où tout le monde fait comme tout le monde afin de se faire remarquer, cette conquête n'apparaît pas sans mérite.
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La profusion
Les coulisses d'une scène baroque Un goût immodéré du détournement où rien ne se risque à se perdre mais bien plutôt à se transformer : c'est avec une véritable intuition d'alchimiste que Kleinmann transmute les matériaux les plus précaires, mais aussi les plus nobles − le bon goût étant aussi éloigné de la peinture que les "belles lettres" le sont du sang nécessaire à l'écriture, un artiste devant aussi savoir, en ses manipulations, "plomber" l'or. Les plus humbles tissus, les plus riches étoffes, les papiers modestes, ceux à la texture royale, les vieux cartons à dessin subiront le même sort : annexés, transfigurés, magnifiés, ils cracheront leurs diamants et deviendront le support ou la partie d'un tout qui s'appellera peut-être un jour "tableau" ; le vieux, le décrépit, l'usé deviendront magiquement le "poli" ou le "patiné". Un véritable chercheur d'or est souvent un faux-monnayeur... Ce sens rare du détournement, de la falsification, du réhabilité, accorde comme un sursis à une nouvelle vie animant ces matières qui n'en finissaient plus de mourir des morsures langoureuses du temps. Ce renouveau n'est pas un supplément d'âme mais bien plutôt une animation au sens de "donner vie" à ce cortège flamboyant que sera l’œuvre. Ce qui n'était que lettre morte devient message de vie... Aussi, réhabilitation par une savante appropriation, qui, parfois respecte le sens premier de l'objet : ces montres à gousset montées sur socle ne s'attardant pas à courir après le temps, se contentant de nous offrir l'heure juste une fois toutes les douze heures. Avec une vitalité brûlant d'en découdre avec la matière, il agit par un impérieux désir de faire se plier les matériaux les plus divers en les appropriant à son monde avec une boulimie d'ogre sympathique. Marée qui toujours monte, train qui tente de se maintenir sur ses rails, parfois trop sage, parfois trop fou, Alain Kleinmann sait que le juste milieu est une terre qui ressemble à l'ennui. Tant d'œuvres aujourd'hui sont muettes avant que d'avoir existé. Matériaux
La fibre inaugurale Les intitulés techniques qui accompagnent les reproductions des œuvres annoncent cette profusion : papier artisanal, huile sur toile et matériaux, mine de plomb et encre sur papier gaufré, huile sur toile et sculpture, lavis sur pâte à papier et matériaux, plâtre, bronze, huile sur papier gaufré, encres sur pâte à papier et papiers divers, matériaux divers sur papier "végétal"... cette énumération nous semble nécessaire à souligner car lorsque nous feuilletons tel ou tel ouvrage consacré à l'artiste, nous nous trouvons devant une œuvre d'une cohérence rare, savamment pensée. Mais cette même cohérence prend aussi le risque de nous cacher une exceptionnelle diversité en sa curiosité, en ses découvertes. Au-delà des intitulés qui ne sont que l'indication du choix du support, il faut ajouter ce qui se montre ou parfois se cache dans les œuvres : photos anciennes, tickets de transport ou autres, vieux papiers officiels, plans d'urbanisation... Peu d'artistes auront eu ce rare bonheur d'invention consistant à adopter des matériaux tout particulièrement choisis en fonction de la "demande" de l'œuvre à naître. Ces mutations sont réfléchies, examinées. Ici sont rassemblés les ingrédients nécessaires à toute vraie création : une volonté, de la jubilation dans la réalisation du projet, et ce qu'il faut d'empirisme, car n'oublions pas cette instance qui toujours amène l'artiste plus loin, le hasard. Pour beaucoup le hasard n'est que ce qui piétine dans le préconscient, cette antichambre où se stocke des "images" qui s'impatientent − tout au contraire des étoiles qui scintillent encore bien après leur mort. L'écrit
La loi et l'urgence N.P.A.I. : n'habite pas à l'adresse indiquée, Les lettres, La table des matières, Questions-réponses, Vocabulaire, Idéogrammes, La bibliothèque de Mondrian, Le livre de Sarah et Yukiel, Le livre de famille, Le livre de Vilna... Les intitulés soulignent avec une belle insistance l'importance de l'écrit dans l'œuvre du peintre. Si "l'œuvre" prend en charge sa part de signifiant, le rôle du signifié est dévolu, lui, à l'intitulé. Alain Kleinmann n'a pas le goût du "slogan", lorsqu'il s'agit de l'œuvre elle-même, il lui préfère la trace, le murmure, l'empreinte ou bien encore l'idéogramme restant à déchiffrer... Ce rôle prépondérant de l'écriture s'inscrit très naturellement dans l'histoire particulière du peintre. Le Livre, les Textes, l'étude. Voici pour le marbre, le silex, le granit. Ensuite viennent les mots en leur ordinaire ; ceux qu'on attend, que l'on espère ; ceux qui n'arrivent pas, ou pire ceux qui n'arrivent plus. Cette tradition de l'écrit, qu'elle ait à s'exprimer soit dans le rituel soit dans l'urgence, le drame de la dispersion ou le tragique des séparations, quel peuple l'aura portée aussi haut ? Et cette communication condamnée à ne point écrire pour ne rien dire, nous la retrouvons exemplairement, entre autres, chez Montaigne ou chez Primo Lévi. L'artiste sait qu'on peut renverser les sens, les inverser, que le signifié ne livre que ce que l'on veut bien en entendre, enfin, avec une certaine intuition de la "chose" psychanalytique, que tout discours est le plus souvent bâti contre ce qu'il veut réellement exprimer. Situations
L'ère délétère du triomphe du rien XXe siècle. Les écrivains écrivent, les photographes photographient, les cinéastes tournent, les comédiens jouent... Seuls les peintres n'ont plus le droit de peindre. L'Histoire de la peinture semble être restée coincée, par on ne sait quel courant d'air, à un moment mineur de son histoire, particulièrement tautologique (minimal, conceptuel). Nous sommes condamnés à vivre l'art institutionnel et international comme un "nouveau roman" définitif. Imaginons Robbe-Grillet avoir raison de tout ce qui s'est écrit
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depuis les années soixante ! Aussi, nous attendons que, par exemple, au Salon du Livre, les éditeurs soient subventionnés par l'état pour présenter des livres non-imprimés empilés, des presses compressées, des stylos calcinés, et interdire sous peine de ringardise l'édition de tout ouvrage coupable de sens manifeste. Qu'au Festival de Cannes on amoncelle les pellicules, etc. Tel Diogène, nous rentrons aujourd'hui dans les lieux d'art contemporains, une lampe à la main allumée en pleine lumière, répétant devant le dérisoire étalé, exposé en majesté : je cherche un homme. Nous avons peine à voir de quel affrontement avec le tragique relèvent ces sempiternels téléviseurs empilés, crachotant leurs images forcément banales. Nous vivons l'avènement du règne de l'escroquerie du Tout - Tautologique, le dérisoire de la dérision permanente... Rembrandt, Van Gogh, revenez, ils sont devenus fous ! Les images que nous propose le vrai talent d'Alain Kleinmann, dans leur densité, leur humanité, font partie de celles qui nous consolent de ce vide sidéral en nous promettant des lendemains qui enfin donneront à voir.
Alicia Dujovne Ortiz Alain Kleinmann et les lieux du temps
La légende raconte que bien des siècles après l’expulsion des sarrasins, un merveilleux trésor caché fut découvert dans les profondeurs de l’Alhambra grâce à un observateur perspicace. Le curieux remarqua que deux statues de femmes, situées dans un coin du palais, semblaient fixer du regard le même endroit. En suivant la direction qu’indiquaient ces yeux, il creusa à l’endroit précis où s’abîmaient leurs regards ; il y trouva un grand coffre enterré, et une pluie d’or et de diamants couronna sa découverte. Ce conte m’est revenu en mémoire en remarquant qu’à l’opposé des statues de la légende, les trois sœurs qui président cette exposition (pages 330-331) regardent dans trois directions différentes, semblant absorbées par une quête non satisfaite par un seul point de vue. Bien que ne souhaitant aucunement décevoir mes lecteurs, je m’empresse de signaler qu’en l’occurrence, en suivant la direction de ces yeux, nous ne serons nullement conduits sur les traces d’un vieux coffre bourré de bijoux. La découverte dont il s’agit ici est de nature subtile : l’on n’est pas à la recherche d’un objet ancien quelque soit sa valeur, mais de l’antiquité même de cet objet. Si nous commençons par comprendre que l’état d’alerte de Nadia et de ses sœurs n’a rien à voir avec une chasse aux objets quelconque mais avec l’empreinte que le temps a déposé sur les choses, nous serons à même d’entreprendre ce voyage à travers une mémoire spécifiquement juive, racontée à travers une série de signes universels qui nous la rendent intime. La première surprise nous est donnée par la limitation volontaire de l’alphabet avec lequel le peintre nous raconte ses histoires. Une limitation se révélant efficace à la transmission du sens : n’importe quel observateur moins perspicace que le chercheur de trésors de notre conte peut capter immédiatement que ces histoires ont lieu quelque part en Europe et au début du XXe siècle. N’importe qui peut se rendre compte que les penseurs barbus qui les peuplent appartiennent à une culture en voie d’extinction, à un monde condamné. Cependant, le fait de les situer avec précision dans leur époque et leur espace ne les éloigne pas de notre propre parcours, de notre propre sensibilité. Bien au contraire, il s’agit d’un hiéroglyphe composé de peu de lettres, mais si proche et si cher, dans sa simplicité, comme l’écriture de ces grand-mères dont les lettres semblaient toujours calligraphiées par la même main : des photographies où chacun de nous croirait reconnaître quelque parent qu’il n’a cependant probablement jamais vu de sa vie ; des livres que nous avons tous cru avoir lus et perdus un jour, on ne sait où ni quand ; des valises entreposées dans un grenier que nous avons tous en mémoire. Au premier regard, à la première lecture de ce récit peint, nous nous rendons compte de l’essentiel : au centre de ces histoires, il y a un voyage. C’est toujours le même voyage, mais il se déroule dans des lieux qui n’existent plus désormais que dans le temps. La désolation de ces parages à la fois solitaires et intensément habités nous le dit avec une clarté qui nous montre l’excellence du langage choisi pour le dire. Derrière chaque paysage, derrière chaque voyage, se cachent des paroles silencieuses que nul n’a besoin de prononcer à voix haute pour les rendre audibles. Les objets que nous voyons ici font partie d’un récit et non d’une maison. C’est le déchirement provoqué par la certitude d’une perte qui nous incite à les regarder de plus près, à les frôler et même à les palper comme pour confirmer un détail qui nous est mystérieusement familier. Les serrures des malles se sont oxydées, il est vrai, mais nous connaissons tous ces malles, nous avons tous en tête l’image d’un grand-père qui savait encore les ouvrir avec ses doigts aussi rigides et rougeauds qu’elles. Et le souvenir de ces bibliothèques dorées entassées dans des niches accusant leur ressemblance avec des squelettes humains est tout aussi prégnant chez nous tous, je dis bien tous, même si nous ne sommes pas issus de récits familiaux contenant de gros livres aux couvertures reliées avec des articulations de tibias et de fémurs. D’où proviendrait alors le sanglot qu’ils suscitent si ce n’est de l’acceptation résignée que ce monde infiniment fin et précieux qu’ils évoquent en creux et en absence, ce monde pour lequel Zweig a mis fin à ses jours, appartient désormais au passé ? Le peintre scrute ce monde comme s’il soufflait sur la poussière pour laisser entendre le son d’un violon. C’est un violon étouffé qui retrouve sa vibration par la grâce du souffle. De la même façon que ses lieux rejettent l’espace pour habiter le temps, et que ses paysages et ses objets cachent des mots, ses formes et ses couleurs désignent clairement une présence musicale. Pour évoquer les temps, les paroles et les musiques et pour délivrer de l’oubli leur étrange beauté, le peintre utilise l’ivoire de la poussière, cette nuance qui subsiste lorsque toutes les autres se sont éteintes, et qui les contient toutes. C’est la nuance sacrée, l’or de Rembrandt qui nimbe les visages spirituels, ces visages de musiciens extatiques ou de talmudistes pensifs que le peintre dessine avec la même
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application délicate avec laquelle le sofer de l’un de ses tableaux écrit pour l’éternité sur le rouleau de la Torah comme si la table sur laquelle il s’appuie n’avait pas disparu dans la tourmente. Une luminosité religieuse ni vivante ni morte, l’éclat d’un pain dur qui conserve, exaltée, la lumière du soleil. Poussiéreuses, ivoirines ou dorées, les créatures surgissent, transparentes, entre les porosités d’immeubles à moitié démolis et des fils de dentelles déchirées. Des grappes de familles d’un sérieux terrible se dressent ou se cachent en des lieux impossibles, tout en haut d’une tour vacillant sur ses fondations, dans les branches d’un arbre ou dans la cavité d’un mur (c’est ainsi que les souvenirs apparaissent lorsque nous fixons notre regard sur une surface quelconque qui, comme par magie, devient l’écran où apparaît un événement ou un être). La matière qui abrite ces familles à l’intérieur d’une grotte que nous imaginons chaleureuse, ou qui les montrent en suspension à l’intérieur d’un nuage que nous imaginons doux, fleurit en champignons et humidités, craquelée et délavée mais triomphante comme une végétation qui envahirait tout, les villes et les champs, une fois la destruction perpétrée. Mais au-dessus de toute matière floue, effilochée ou pâlie, le carton ondulé des emballages, net, solide et formé de bâtons alignés comme des barreaux, émerge tel le signe par antonomase d’une histoire dont l’évidence se révèle sans pudeurs dans la couleur des cachets. Seul ton sanglant dans les nimbes dorées, ce cercle rouge planté sur les passeports, sur les cartes d’une identité sur le point de se diluer dans le néant représente la fin d’une autorisation, la réponse cinglante qui annule tout espoir, l’ordre de partir, la sentence de mort. Ce cachet du policier et du bureaucrate n’est pas là par hasard, bien au contraire : c’est le cachet du destin. Sa mission dans ces tableaux si sensibles, si attentifs, tellement à l’écoute du danger, est d’exercer non seulement notre regard mais aussi notre oreille, cette aptitude ancestrale que la peur nous restitue de rester alerte au moindre frôlement, au plus petit indice. Le cachet freine l’expansion de la nostalgie, il empêche le vol de la mélancolie, il contient l’illimité avec son petit bruit bref et sec, une fois de plus parfaitement audible, il sommeille comme le revers du violon. Il y a pourtant des maisons dans ce récit de départs jamais désirés, de trains inexorables, de gares où un père étreint un enfant assis sur une malle qui servira à tout jamais de chaise. Des maisons nobles et sveltes, avec des coupoles, des colonnes et des tourelles magnifiées par le souvenir d’un départ précipité. Il y a des arcades, des portiques et des vestibules qui conduisent le regard à l’intérieur du tableau, nous indiquant à nouveau le trou de la serrure, comme si le peintre nous invitait à l’accompagner dans sa demeure perdue, transformant notre contemplation ou notre espionnage d’images révolues en une clef qui entre dans l’orifice avec une perfection huilée. Il ne s’agit pas de petites ni de pauvres maisons, ce sont des palais ou des temples pleins de grâce et d’élégance, des rêves de villes européennes dont les expulsés du paradis ont cru un jour qu’elles leur appartenaient, au point que dans leurs valises, ils ne transportaient pas un seul brin d’herbe, ni même une fleur ou une feuille, mais des pans arrachés à une culture vénérée comme une religion. Une culture qui, privée d’un tel amour, ne fut jamais la même. J’ai discuté avec Alain Kleinmann dans son atelier parisien de la rue de Paradis (il y a des choses qui ne s’inventent pas). Les signes de l’alphabet étaient éparpillés sur la table ; des livres au dos doré tels des ossements pâles, ou bien de petites chaussures d’enfants ou de petits landaus de bébés ou de vieilles machines à coudre que le chercheur d’histoires trouve sur les marchés aux puces et qu’il transforme en sculptures de bronze où ce qui est fragile, selon ses propres mots, "s’ossifie". Un alphabet nomade qui s’ouvre chaque jour un peu plus, comme les regards de Nadia et de ses sœurs, vers de nouveaux lieux insoupçonnés du temps : des feuilles de thé pour les labyrinthes de la mémoire juive avec ses lettres de pierre, mais aussi de la mémoire chinoise dont les idéogrammes révèlent leur similarité avec l’écriture hébraïque ; du sucre pour l’exploration des escaliers en colimaçon de la Vieille Havane ; de l’herbe maté pour l’évocation d’une Argentine rêvée, où les gauchos juifs auraient pu être les grands-parents de ce peintre, en supposant que le cachet, estampillé sur quelque passeport peu de minutes avant l’irréparable, soit parvenu à éviter le voyage sans retour. Kleinmann ne mentionne d’Auschwitz que l’indispensable, pour que son parcours familial reste visible. En revanche, il s’étend sur l’élément qui a déclenché son travail, l’album de photos d’une tante russe morte à Paris : "je me suis trouvé tout à coup devant 300 photographies de personnes dont je ne connaissais même pas le nom. Qui étaient-elles ? Comment avaient-elles fini leurs vies, dans quel pays ?". L’impossibilité d’une réponse quelconque le poussa à les inventer et à continuer de chercher chez d’autres inconnus ou disparus la trace d’une parenté profonde. J’ai mentionné que la peinture de Kleinmann évoque le monde d’hier en creux et en absence, mais j’aimerais préciser de quel creux et de quelle absence, à mon sens, il s’agit. J’ai également dit que son alphabet se limite à quelques signes, que l’on peut compter sur les doigts de la main. Je ne voudrais en aucun cas provoquer un malentendu assez fréquent dans l’art actuel. Le creux, l’absence dans l’œuvre de Kleinmann n’ont pas le moindre rapport avec un minimalisme mesquin et frileux, et son art n’est nullement pauvre. Nous nous trouvons face à une œuvre généreuse décrivant la perte avec des matériaux riches qui bordent somptueusement le sentiment de perte comme s’il s’agissait du tissu le plus brillant et velouté, du brocard le plus riche. Kleinmann suggère le vide grâce à la rondeur de la plénitude, de la même façon que le fait l’art baroque depuis que l’être humain est parvenu à identifier l’une de ses deux attitudes possibles face au monde qui n’est justement pas celle qui avance en ligne droite, avec l’économie de moyens maximum caractérisant celui qui possède une terre qui le transforme en unique et paisible propriétaire de toute raison mais plutôt celle qui, torturée, expulsée mais par là même, héritière d’un paradis inaliénable, se déplace en une succession de spirales qui occupent l’espace de façon transversale. Serait-ce un hasard si lorsque Kleinmann dessine, ses traits sont obliques, comme une pluie penchée ou un animal traqué ? Tout émigrant, tout exilé, tout déporté expérimente l’horreur du vide qui se trouve au centre du baroque. C’est une horreur qui emplit son cœur et ses valises d’un tas de choses réelles ou fantastiques dont il ne voudra plus jamais se détacher. Seul celui qui n’a pas été chassé de chez lui peut partir sans rien. Accumuler est le propre du dépouillé. S’attacher est son destin. Je ne crois pas au dépouillement fictif d’un certain art moderne qui, affectant de dédaigner la profusion, parvient tout juste à mettre à nu la froideur de son âme. Pour additionner les histoires au lieu de les soustraire, il faut suffisamment de tendresse pour traverser l’humain et le survoler d’un même élan. Je demeurerais volontiers dans ces bibliothèques auréolées d’un halo d’étoiles éteintes,
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avec une lueur d’espoir qu’une "bobe" vienne nous distraire, le lecteur têtu et moi-même qui le contemple de loin avec une ardeur multipliée par toutes les questions qu’un certain cachet couleur sang m’a empêchée de formuler, en nous apportant une assiette de "varenikes" ou de "kieplaj" encore fumants. Tendresse humaine, tendresse divine, double saveur. Celle du plat, peu ou prou, nous la connaissons, nous avons eu l’occasion de la savourer. "Mais qu’en est-il de celle des questions ? Nous sommes encore dans les temps pour les formuler sans que le séjour parmi les manuscrits contenant les réponses n’ait pris un goût de cimetière." Pour revenir au conte du début, la recherche que nous propose Kleinmann à travers la mort ne conduit pas à la mort. Elle conduit à un trésor caché, vivant et présent en tous temps et en tous lieux à la fois, mais seulement accessible à un regard multiple comme le sien, que j’appellerais "nombreux", un regard ample rempli de gens qui nous contemplent à leur tour avec une envie évidente de parler. Cela n’arrive pas souvent, mais il y a des cas comme ça, rares et bienvenus, des exemples de fidélité où la poussière de l’enfermement se trouve être l’air le plus respirable et sans doute le plus libre.
Reinaldo Montero Une orange
Un grenier rempli de photos, de vêtements, d'innombrables objets est un débordement d'histoires personnelles, familiales, de vies quotidiennes plus ou moins bien vécues et accumulées de manière à ce que nous soyons enveloppés par une paisible anarchie, par une lumière tamisée qui nous empêche de nous orienter, par une brume d'âme qui s'est déposée sur toute chose, par l'opacité qui menace d’occulter ce qui se laisse encore à peine entrevoir ou deviner, par le souvenir fugitif, égaré et qu'il serait vain de vouloir recomposer, par le murmure, la voix et la musique que l'on n'entendra plus, par la douce brutalité que suppose cette érosion du temps et de la mémoire, en définitive par la vie morte comme peut l'être une nature morte, irrémédiablement morte. Mais il se peut que de ce grenier en déshérence ressurgissent des objets singuliers grâce à cette manie française dénommée "vide-grenier" et surtout grâce à cette sorte d'enchantement encore plus singulier qui consiste à les faire entrer dans un tableau ou une sculpture, à les intégrer à un collage où sont censés coexister harmonieusement des stations de train, des enfants avec des femmes, des fauteuils, des instruments de musique, des souvenirs de voyage, des montres, des clefs et des serrures, des petits miroirs, des valises, des chaussures, des pièces de monnaie, des papiers imprimés, des formulaires, des pièces d'identité, des lettres, des cachets qui impriment en rouge ANNULÉ ou N.P.A.I. (n'habite plus à l'adresse indiquée), des couvertures et des dos de livres et toutes sortes de volumes accomplissant ainsi leur destin de sculptures. Alors ces vieilleries et ces papiers qui n'étaient plus que des entités aveugles, sourdes et muettes, trouvent dans cette recomposition un nouvel agencement, une nouvelle identité, une renaissance qui nous surprend non pas par cette soudaine résurrection en soi mais parce qu'ils suscitent des résonances insoupçonnées, d'une consistance à la fois dense et fluide. Le souvenir ou le témoignage de ce qu'ils furent et de ce qu'ils représentent sans doute encore, rejoint précautionneusement l'image générique, l'archétype, rendant abstraite la figuration. Le temps s'arrête alors et cette suspension presque incompréhensible coule devant nous, dans un continuum qui est comme la quintessence de la vie, véritable déploiement, luxe non seulement pour les yeux – parce que tout se fond dans un état de permanence où il n'y a plus d'histoire à exposer ni de récit personnel, ni d'événement à raconter, ni même un quelconque témoignage de vie vécue – mais pour l'émotion à partager ou plutôt pour ce choc émotionnel à expérimenter. Ce "choc émotionnel" sans à-coups, obtenu avec beaucoup de sobriété et de retenue, voilà le triomphe d’Alain Kleinmann. Ce que le temps a de plus substantiel dérive de façon inéluctable vers le présent et Kleinmann le sait parfaitement. Pour le convoquer, il persévère dans ce qui semblerait négligeable et obtient qu'un simple objet perdu, abandonné, retrouvé, parfois seulement évoqué dans la toile ou dans la sculpture, parvienne à sa germination comme revenu de l'hiver où il a traîné une existence larvaire, de pure attente et qu'il rétablisse un lien, qu'il nous parle de son destin entrevu, de son difficile héroïsme en s'obstinant à vibrer en sourdine, comme un segment entêté dans la géographie d'une âme ou dans l'orographie d'une communauté pour laquelle on ne disposerait plus ni de cartes ni de reliefs topographiques précis mais d'images spectrales prêtes à se dévoiler. Il se peut par exemple que la personne qui nous observe depuis la photo intervienne, nous démontrant non seulement que sa façon de regarder n'est pas morte mais qu'est toujours vivace cette ébauche incertaine de sourire ou de grimace, de plaisir ou de déplaisir. Et au fond, dans la célébration que la photo pérennise, il y a de la tristesse, pas précisément parce que la vie a été interrompue ou parce qu'elle le sera demain, mais parce qu'il n'y a jamais eu un seul jour de bonheur. L'idée même de mémoire se trouve ainsi dépassée et celui qui nous regarde depuis la photo nous tutoie alors. Comment Kleinmann arrive-t-il à un effet aussi extraordinaire ? Cela doit être dû au fait que la peinture c'est de la philosophie, comme l'écrivait Léonard dans son traité ; par extension, la peinture et la sculpture pourraient bien être aussi de la sociologie, des mathématiques, de l'écriture, de la vie ressuscitée, l'art de faire s'entendre tout ce que Dieu a conçu puis abandonné. On peut aussi considérer que cette œuvre n'est pas le travail d'un seul homme. L'univers puissant de la culture juive repose de façon naturelle sur les épaules de Kleinmann, un univers dont la force est à la fois contenue et en expansion constante, avec son admirable résistance à toute épreuve, sa dispersion dans la diaspora et son unité obstinée, qui va des six cent treize préceptes du Livre des livres jusqu'au Shabbat du lendemain. Le fait que ne soit jamais dénoncée dans le travail de Kleinmann la répression ni même la moindre trace de cruauté explicite subie par le peuple juif, le fait qu'il y ait des murmures et non des cris, des cicatrices et non des blessures démontre que les questions éthiques relèvent de la poétique. C'est aussi cela le triomphe de l'artiste et du juif qu'est Alain Kleinmann, une personne profondément ancrée dans la tradition tout en appartenant à une espèce rare d'artistes contemporains.
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Parenthèse nécessaire Quand James Lee Byars s'arrêta devant l'entrée principale de la Documenta de Kassel de 1972, alléguant un rejet du Musée, de l'art commercial et de la culture industrielle, il devint l'auteur inconnu le plus célèbre du monde par sa perception des faits, personnifiant ainsi, si l'on peut dire, le point final de l'Art qui avait environ trente mille ans d'histoire. Fort heureusement, il existe des artistes de la dimension de Kleinmann dont le travail invalide ce certificat de décès. Il est clair que par les temps qui courent on ne sait où, le monde de l'art est envahi par une cohorte de spéculateurs méprisant la tradition, experts en pièges et tromperies, privilégiant la cote et la médiatisation, ignorant superbement les critiques, les connaisseurs et le public et se prosternant devant des investisseurs qui se font passer pour des collectionneurs. Ils imposent un caractère hégémonique à ce qu'ils ont le culot d'appeler de l'Art et dont le vrai nom serait plutôt escroquerie. Pour plus de I.N.R.I., l'impunité de ces spéculateurs est totale. Les manipulations et le cérémonial ont lieu au vu et au su de tous combinant l'esprit agressif de la Bourse et la vacuité consubstantielle du parc d'attractions, la bouffonnerie et l'amour sans amour que l'on peut respirer au bordel. En conséquence, c’est l'artiste et non son art qui devient une marque commerciale comme celle du paquet de spaghettis que j'ai acheté il y a deux heures. Oui, la marque est devenue l’œuvre. Le retentissement et la visibilité immédiats sont les véritables valeurs. Le talent n'est plus que cela. Alors on ignore et on exclut tout ce qui ne correspond pas au prototype et qui ne joue pas le jeu. Il ne s'agit de rien d'autre que de faire de l'esbroufe avec un vernis d’originalité, aidé de techniciens qui s'y connaissent. Car ici il faut avant tout attirer l'attention : que le saltimbanque fasse les numéros aguichants que l'on attend de lui. Les biennales obtempèrent et les musées d'art contemporain donnent leur bénédiction et canonisent. Pour en finir, il ne reste qu’à prendre les cendres du dernier artiste, à les mélanger à de l'huile − en souvenir des coutumes de l'ancien temps − de jeter la moitié de la mixture d'un aéroplane et d’abandonner l'autre dans le bar d’à côté. Le travail d'un artiste comme Kleinmann est exactement le contraire de tout ce qui précède. Il suffit d'avoir des yeux et de regarder pour le constater. Dernières considérations PKM-zêta est l'horrible nom donné à l'enzyme de la mémoire. D'après ce que je viens de lire, elle se trouve dans les synapses et les unions des neurones du cortex cérébral. Je me demande quel nom on donnera à l'enzyme de la mauvaise mémoire quand on la trouvera, celle dont la fonction est de déconnecter, qui explique la volonté d'oublier et que Kleinmann combat œuvre après œuvre avec ses objets hétéroclites. Car Kleinmann le sait pertinemment, les objets ont bonne mémoire et il n’est nul besoin de les humaniser ; ils sont tout imprégnés d'humanité, ils ont même leur propre existence, une vie après l'obsolescence et ils le montrent avec vivacité après le nouvel usage que Kleinmann leur donne. Il en est de même pour les formes qui conservent leur passé en elles. Un trait évoqué reste toujours en mémoire. L'œuvre de Kleinmann cultive cette évidence tout en sachant que les enjeux réels appartiennent au présent et bien sûr au futur. Il ne se complaît jamais dans la contemplation nostalgique du passé, ce qui nous serait alors indifférent. Cette œuvre qui m'attire tellement, vient de très loin mais elle est du pur présent. Ce présent et cet éloignement me font percevoir dans l'œuvre de Kleinmann quelque chose qui me fait penser à La Havane et à moi-même. Nous avons en commun son horreur du vide, son hasard, plus que synchrone, fécondant, sa soif de montrer des vies et non de porter des témoignages (des vies qui manquent, élaborées, à moitié effacées), son désir d'évacuer la tentation de la sociologie, de s'obstiner à la représentation des manifestations de la vie (encore une fois ce mot "vie"), sa volonté de convertir à tout prix le "constructo" en "res", l'idée en objet, en rien d'autre qu'un objet. J’aimerais vraiment démontrer que d'une certaine façon tout ce que l'on voit chez Kleinmann possède des affinités profondes avec la culture dans laquelle je baigne. J'ai les mots pour le dépeindre. Je dis que les escaliers de Piranèse comme ceux de Kleinmann sont havanais, comme sont havanaises les couleurs que l'on associe au souvenir, à la patine du temps, les couleurs dénommées sépia et gris, comme est havanais le labyrinthe qui transforme la toile ou la sculpture en une étrange aventure, qui parle une langue étrange, qu'il est indispensable de comprendre si nous souhaitons déchiffrer ce qui se trouve derrière les niches murées, peut-être interdites, aux contenus cachés mais prévisibles. De la même façon l'empreinte d'une main dessine clairement la main et une coutume spécifique décrit l'existence d'un homme dans son intégralité. Mais ce ne sont pas les seules raisons ou hypothèses pour lesquelles ces œuvres m'émeuvent. En fait, je ne suis pas sûr de bien les comprendre ou plutôt je ne sais pas si je les comprends comme je le souhaiterais. En réalité, je me vois en train de déduire à tâtons et de les respirer lentement. J'essaie de les appréhender, d'apprendre. J'apprends qu'il se passe quelque chose de très simple. Ce que Kleinmann dit me concerne d'une manière aussi évidente que s'il s'agissait de ma propre histoire personnelle. Car moi, qui ne suis pas juif, je connais quelque chose de très similaire aux pogroms, aux diasporas, aux ghettos. Je connais bien l'espace protégé par la muraille qu'est la famille, la somme de gaspillages d'objets utiles, les restes après la bataille et son paysage dévasté, le brouhaha en sourdine, l'accumulation de caquetages et de bruits que j'appelle silence, par commodité. Et j’éprouve en comprenant tout cela un bien-être comparable à celui que procure un fruit frais, disons une orange.
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Abelardo Mena / Commissaire de l’exposition "Alain Kleinmann" au musée national des beaux-arts de La Havane, conservateur de la section des arts universels du musée Voyageur du temps : Alain Kleinmann à La Havane. De l’Almendares à la Seine : La Havane-Paris Express
Recevoir dans les salles de l’édifice de l’Art Universel les œuvres de l’artiste français Alain Kleinmann constitue un pas supplémentaire dans le pont culturel qui relie La Havane à Paris depuis l’époque de la domination coloniale. Ce dialogue qui emprunte divers chemins s’est tissé peu à peu autour de publications, de voyages et d’échanges artistiques. L’intensité de sa dynamique n’a jamais cessé, bien qu’elle ait souffert parfois − comme toute communication interculturelle − de moments de reflux et même d’opacités. Les liens spirituels entre la France et Cuba sont bien plus que de simples prétextes à des thèses doctorales et à des publications. Cela se manifesta dès le XVIIIe siècle par l’importation en contrebande des idées de la franc-maçonnerie libertaire, alimentant le désir de modernité illustré par les créoles jusqu’au rassemblement massif en plein mois d’août, à la "Rampa Habanera", d’une cinquantaine d’intellectuels français issus de la rive gauche pro-guevariste qui participèrent à la fresque du Salon de Mai de 1967. Dans la jonction de ces deux fleuves profonds que sont l’Almendares de Julian Del Casal et la Seine de Modigliani ou de De Gaulle, le musée national des beaux-arts a eu un rôle essentiel. Celui-ci, après sa réouverture en 2001, est devenu l’estuaire incontournable entre la plus grande île des Antilles et les diverses manifestations de l’univers francophone. Depuis plus de quatre décennies, l’autorité culturelle du musée est issue d’un noyau au poids historique incomparable : sa collection française. Celle-ci est constituée de plus de trois cents pièces qui englobent des œuvres du XVIe siècle jusqu’aux prémices du XXe siècle, ainsi que d’environ cinq cents gravures et œuvres sur papier. On peut en admirer l’illustration la plus achevée à l’ancien Centre asturien : on y retrouve le portrait aristocratique de Messire Jean François, Baron de Rym et de Bellem, les courbes éthérées des femmes de Bouguereau, sans oublier les paysages anti-académiques de l’école de Barbizon. Ainsi la salle "bleue" devient-elle un panoptique permettant de contempler aisément l’évolution stylistique et conceptuelle d’une des plus importantes écoles européennes parmi les collections des musées. Mais les Caraïbes, irrévérencieuses et peu enclines aux normes, ne peuvent prétendre articuler une histoire narrative de l’art français telle que celle que le Louvre met en place avec une évidente facilité. Cette vision "à la cubaine" qu’offre la salle française pointe sa différence par les particularités de notre contexte patrimonial qui privilégie une vision dynamique et intime, à travers une sélection précise d’œuvres et de créateurs qui les ont incarnées avec excellence. Ainsi les fonds muséaux se sont-ils enrichis sans excès mais de façon conséquente par l’apport de collections privées. Cette démarche attend toujours sa reconnaissance par la sphère civile et son intégration dans les fondements de l’histoire de l’art et des idées à Cuba. Mais la présence de l’art français au musée des beaux-arts ne se limite pas à la collection permanente ni même à l’excellence insoupçonnée des collections du musée des arts décoratifs ou du musée Napoléon où les artistes exposèrent successivement jusqu’à l’aube du XXe siècle. En 1997 dans les murs du musée national, la création d’une collection d’art international contemporain a permis la réévaluation des pratiques avant-gardistes liées à l’école de Paris et qui étaient auparavant reparties dans différentes collections. Sa première présentation eut lieu en juillet 2003 dans le cadre de l’exposition "Picasso à Keith Haring". Y furent redécouverts d’autres artistes associés à des mouvements d’après-guerre en France : figuration narrative, Pop Art, collages, art contestataire. L’éclosion et la lisibilité interprétative de cette collection contemporaine (la plus importante par le nombre et la provenance géographique) ont rendu possible l’acquisition d’œuvres françaises récentes ainsi que l’exposition temporaire d’œuvres de créateurs "classiques" de la Ville Lumière : Erró, Fromanger, Le Corbusier, Burri, ainsi que la restauration de la fresque du Salon de Mai de 1967, ce monument incontournable du dialogue La Havane-Paris. Cent ans après la première exposition d’art français contemporain dans la Cuba républicaine (Athénée de La Havane 15 janvier – 15 février 1907), l’édifice de l’art universel renoue avec les aventures plastiques récemment produites dans ce pays européen. C’est ainsi que le parisien Alain Kleinmann débarque sous les cyclones, d’énormes toiles sous les bras. Chronique d'un voyage ou comment La Havane ressemble à Paris Kleinmann avait à peine 15 ans quand les pavés et les mots d’ordre de Daniel Cohn-Bendit jetés à la tête des gendarmes laissaient présager une révolution dans le système politique français. L’attitude énergique des étudiants contre le mode de vie bourgeois que Marcuse définissait comme unidimensionnelle, s’est exprimée simultanément en une exaltation de la dématérialisation de l’art transformé en expérience, en une énonciation conceptuelle, en une critique situationniste des institutions (musées, marchés, objets) ainsi qu’en une érosion du sujet (en tant qu’auteur) pour évoluer vers un travail collectif anonyme utile à la lutte sociale. Les mouvements émergents, symptômes des changements post-modernes de paradigmes culturels ont permis "la fin de la peinture", considérée comme bourgeoise, manipulable, vendable et accrochable dans les somptueux appartements avec vue sur Seine ou dans les musées solitaires pour dames qui s’ennuient ; elle fut mise à l’écart dans les écoles d’art en rébellion. Sous l’impact de la contre-culture, Duchamp est devenu le gardien du Panthéon des handicapés. à la question que se posait Lénine : "Que faire ?", si présente sur les barricades, le jeune artiste a répondu le pinceau à la main, assis à égale distance entre la figuration et l’abstraction, ces deux antinomies historiques. J’imagine que le jeune Kleinmann à la chevelure insouciante comme celle de Belmondo dans à bout de souffle prenait plus de plaisir à lire les BD de Gotlib et de Tintin que les théories anticapitalistes brouillonnes de Guy Debord. Il les reproduisait sans fin dans ses carnets et les montrait aux camarades de son lycée.
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Toujours fidèle à ses critères personnels, il adoptait une position à contre-courant qui s’est ensuite révélée juste : la tradition de la peinture, le contact avec le velouté de la toile, les effluves de térébenthine et le mélange des pigments ont mieux résisté que les assauts des iconoclastes de 68 éblouis par la révolution culturelle chinoise. Une dizaine d’années après, alors que le jeune artiste commence à exposer, on construit à Paris le Centre Pompidou, véritable tournant dans le concept de musée et le critique d’art italien Achille Bonito Oliva révèle le mouvement de la "Trans-avant-garde" : l’art comme institution se recycle. La peinture n’a jamais récupéré sa condition académique, ni sa certitude, ou sa représentation immédiate de la réalité à travers une fenêtre ouverte : on ne pouvait plus aller à Fontainebleau capter les variations de la lumière à travers le feuillage. Le concept d’art avait changé sans possible retour. La peinture devenait un objet, une excroissance freudienne de l’artiste, un jeu linguistique, une touche de hasard, un morceau de mur ou un iceberg de souvenirs. Adieu la vieille peinture sociale procommuniste de l’entre- deux - guerres, remise au goût du jour par Guttuso et l’engagement de Sartre. Bienvenue à la peinture avec un "p" minuscule, trace ou marque intime, texte ouvert, possible fiction. Tout en restant radicalement fidèles à la toile, les peintures de Kleinmann tressent des hyperliens avec d’autres pratiques de l’art en utilisant images et mémoire. Les collages de Robert Rauschenberg étaient des "no man’s land" dans lesquels des photos extraites de la presse se mélangeaient, se superposaient pour devenir des sérigraphies. L’artiste français utilise l’outil le plus humble pour transformer la toile "sans photoshop" en un millefeuille de matières, en un cahier de lambeaux de mémoires. Comme Christian Boltanski et Simon Attie il utilise des matériaux d’archives et des références aux communautés juives. Le premier construit des monuments et des autels de tendance néoréaliste par le mélange de documents, d’objets et des tissus. Attie procède à des interventions urbaines à travers la projection d’images de personnages juifs, sur les lieux mêmes qu’ils occupèrent avant que les nazis ne les en chassent. Chez Kleinmann nous ne trouverons pas les indices de cette débâcle historique. Les photographies de parents, d’enfants, de rabbins plongés dans la lecture, de bibliothèques et de rangées de livres, de gares, de sombres escaliers, sont transformées par l’assemblage des matériaux, rappelant un modèle familier, intime et figé, étranger à toute contingence historique, qui évoque par ses décors architecturaux la France sensuelle de l’Art Nouveau et l’affaire Dreyfus. En ce sens, Kleinmann procède comme un archéologue vagabond : pas de certitudes à démontrer, pas de motifs à exposer ou de coupables à châtier. Nous n’avons pas affaire à un peintre de l’Histoire mais plutôt à un écrivain qui utilise la peinture pour travailler en marge des histoires publiques et officielles afin de créer des textes ouverts, allusifs et en suspension. Sa façon de créer ne propose pas d’évasions nostalgiques. C’est sa profonde conviction qui l’amène à extraire les images des archives, des vieilles publications trouvées aux marchés aux puces ou chez les antiquaires ; c’est avec ces images d’archives que nous construisons le passé auquel nous ne pourrons plus échapper. Kleinmann les arrange en un désordre apparent, incluant des objets à trois dimensions, quelques-uns remodelés en bronze et qui apparaissent en contrepoint entre le Réel et ses représentations. La patine fantomatique des toiles ramène l’aura des images photographiques ; elle les soumet à un entrelacement de sens qui exaspère les textures − réelles ou simulées − et les transforme en une dramaturgie communicative qui souligne la rupture factuelle et son déplacement de la chronique vers l’allégorie. Nous ne sommes pas surpris alors qu’Alain Kleinmann, ce maraudeur au milieu des images du passé, fasse − comme beaucoup d’autres artistes − une incursion à La Havane. C’est avec le regard vif du flâneur de Baudelaire qu’il s’ajoute à la liste des créateurs français qui de Federico Mialhe à Agnès Varda ont observé le caractère et l’atmosphère de l’île. À la différence de nombreux voyageurs, ce n’est ni la vivacité du natif, ni l’élégance de ses attitudes, ni le rythme de sa démarche qui l’attirent. Il n’est pas non plus ébloui par le caractère de ruine "postmoderne" ou "postsoviétique" que Wim Wenders et Ray Cooder nous ont livré dans Buena Vista Social Club. Son approche de La Havane est intime, sans emphase, a sotto voce et surtout portée sur l’architecture. La Havane doit en grande partie son mythe et sa grandeur à l’éclectisme nourri par la modernité du Chicago de Louis Sullivan et par l’urbanisme aristocrate du Paris haussmannien. C’est la recherche de la ressemblance, du familier, qui guide ses pas. C’est pour cela qu’il n’y a pas de césure entre sa création à Paris et celle que nous attendons à La Havane. Alain Kleinmann n’est pas l’exemple triomphant de la peinture rapide que de jeunes artistes s’empressent à fabriquer dans les aéroports en se rendant dans les Foires d’art internationales héritières des Salons du XIXe siècle. C’est par contre l’exemple parfait d’un art fidèle à lui-même, d’une peinture alimentée − comme la philosophie − par des longues conversations tenues dans des cafés ou après un repas. C’est donc là une magnifique occasion que nous avons de le présenter à notre public.
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MAURICE HALIMI / Maire-adjoint de la ville de Perpignan, délégué à la Culture Lorsque pour la première fois je serrai la main d'Alain Kleinmann, je fus frappé par la bonhomie pétillante d'un "petit homme " qui m'invitait à pénétrer son univers. Un univers me semblait-il tout empreint de cette indulgence des grands hommes qui pardonnent à la vie d'être si cruelle. De ces sourires bienveillants qui sont autant de plaidoiries et d'excuses faites aux turbulences et à l'ignominie de l'histoire des hommes. C'est alors que le rideau se levait et que je découvrais toute la magie d'une "résurrection". Comme dans une sainte convocation, Alain Kleinmann rappelait tous les sacrifiés, les martyrisés et les persécutés de l'histoire à venir partager avec lui le pain et le sel de la vie. Comme Moïse au désert, comme Jésus au tombeau de Lazare, il avait prononcé l'incantation fatidique "lève-toi..." Alors, la longue cohorte de tous ceux qui n'avaient que trop peu vécu, nous rejoignait dans une sorte de "nuit sacrée". Pas de noir ni de pathétique, pas de visage effrayant, simplement la douceur des gestes, des attitudes et des regards qui s'imposaient à nous, pour mieux nous étreindre. Ils avaient tous posé leur pauvre valise sur la rampe d'Auschwitz pour retrouver, enfin, la quiétude de la longue caresse de la mort. Alors comme si l'absurde continuait à dépasser le temps, ils décidaient tous ensemble de venir nous rejoindre pour traverser le rideau sacré, celui qui fixe la frontière entre la vie et la mort, entre le profane et le sacré. Tel un démiurge Alain Kleinmann allait retrouver les gestes de la brisure du temps, de la déchirure des voiles et de la négation du principe de réalité. La mort n'existait plus désormais. Nous étions tous emportés dans le tourbillon des frères et sœurs en humanité qui jamais ne mouraient. Comme Pompée qui de son glaive déchirait le voile du tabernacle pour se voir révéler la sainteté dans son absolu, Alain Kleinmann allait inlassablement abolir la frontière indicible entre la vie et la mort, entre le bien et le mal, la boîte de Pandore était enfin ouverte grâce à la palette écorchée d'Alain Kleinmann. Les nus et les morts allaient enfin prendre revanche sur l'absurdité de leur mort pour sanctifier la vie dans une sorte de fulgurance d'amour. Ils n'étaient donc pas morts ces vieillards chargés d'histoires, de contes et de mémoires, ces femmes lourdes de promesses d'amour, ces hommes vigoureux et fiers dont le visage continuait d'être balayé par les vents de la vie, ces enfants au regard clair qui continuaient de nous interpeller par la terrible question de l'enfance : "Pourquoi ?". Alors les pâtes, pigments, cartons, toiles et encres sublimes d'Alain Kleinmann allaient inlassablement retisser la trame de la vie. Comme s'il était encore possible de provoquer l'innommable. Les bourreaux avaient voulu les réduire "à la nuit et au brouillard", mais ils n'auraient construit qu'un lamentable mensonge. La vie était plus forte, ils étaient morts et ils sont ressuscités. Le long et douloureux pèlerinage d'Alain Kleinmann dans la vallée de la mort aura permis l'éclosion de fleurs nouvelles : celles de la tendresse du souvenir.
MARIE COSTA / Directrice de la Culture de la ville de Perpignan Le retard des anges
"Gottes Schweigen trank ich aus dem Brunnendes Haines" "J'ai bu à la source du bois le silence de Dieu"
Georg Trakl, De Profundis
Alain Kleinmann est né d'un monde assassiné, sorti d'un ventre presque mort du retard coupable des anges. D'un monde qui a connu le silence de Dieu. De ce monde subsistent des vestiges désossés et inertes, souvent accumulés, privés de leur part intime, de leur individualité : une accumulation de chaussures, de valises, de photos et d'écrits pour hurler en silence les pieds, les mains, les visages et les yeux de l'absence, pour donner voix aux morts. Sur les quais de gare on attend un train qu'on sait parti il y a longtemps pour nulle part, rejouant la scène primale de l'arrachement, la sur-jouant au cas où elle soit rendue au monde rassurant de la fiction. On voit ce temps déjà enfui désespérément stoppé aux cols de fourrure des femmes, aux carrioles des shtetl, aux couleurs sépia − presque de sang séché − des encres, à la stratification des matières qui donne la légitimité et le relief de l'Histoire : du papier froissé, des chiffons, des photos marouflées... L'écriture aussi, souvent du gothique cursif, est comme suspendue entre dit et non-dit. Elle dessine une Europe du Nord dont les juifs étaient le levain selon le beau mot de Primo Levi, et dont la langue partagée, le yiddish, était alors un véritable latin de la Mitteleuropa. Nous sommes à mi-chemin entre un devoir d'archéologues et un théâtre des ombres, puisqu'Alain Kleinmann restitue la vie à ce qui a disparu et souligne dans ce retour imparfait la fuite de l'âme, laissant monter un point d'interrogation sans réponse, un point d'interrogation qui éclaire son chemin. Dans les dédales architecturaux des escaliers de style colonial de La Havane, dans les vieilles synagogues allemandes, Alain Kleinmann cherche à lire les méandres du dessein secret de Dieu. Et lorsqu'il choisit le blanc, c'est pour mieux conserver par l'acte même d'effacement, pour laisser transparaître le tout dans l'infime préservé. Une économie de survivant.
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Pourtant, le monde enfoui est bien présent : visages sages de rabbins penchés, engloutis dans le ciel haut révélé par les textes, les rouleaux et les livres. Familles resserrées, comme agrégées par l'amour, comme épargnées par le passage d'un temps qui les duplique et les protège. Pas de désespoir, juste le devoir de questionner, de dire et de durer. Cette dialectique de la perte et du retrouvé, si consubstantielle de sa démarche, est en soi une explication et une acceptation de la marranité : rien, jamais, d'essentiel ne peut être gommé. Peut-être est-ce là un bout de la leçon : avoir expérimenté jusqu'au bout de la nuit que l'humain est irréductible, ineffaçable parce que pris dans le cycle des vies, des témoignages, et dans la nécessité absolue de la transmission. Alain Kleinmann, qui livre inlassablement au monde ces instantanés du passé, jetés comme des signes au vent de l'intelligence, sait bien que l'altérité est la condition sine qua non de la conscience identitaire et que l'exil, toujours, est porteur de renoncements. Il se saisit à plein de cette porte étroite qui contraint au dialogue, au questionnement, fût-il intime en nos temps d'identités multiples. Au bout du voyage s'opère, doit s'opérer, une réconciliation : la blessure s'est faite cicatrice. à lire.
YVES LEROUX / Conservateur du musée d'art figuratif contemporain de Fontainebleau L'œuvre d'Alain Kleinmann est singulière. Nous en suivons la constante évolution depuis vingt ans et plus : il n'avait pas vingt-cinq ans et sa personnalité déjà s'affirmait. Marcel Marceau qui préface un de ses premiers cartons d'exposition ne s'y trompe nullement, ni Jankélévitch, ni Aragon, ni Ivry Gitlis : un philosophe, un poète, un violoniste. Il ne lui restait plus qu'à être reconnu par ses pairs et quelques-uns de ses aînés. Ce fut bientôt fait : Ernest Pignon-Ernest, Sandorfi, Velickovic, mais aussi Agam, Weisbuch, Caballero (ces trois derniers firent son portrait). Il réussit alors le plus difficile : non seulement s'imposer mais durer et durer sans stagner. Les thèmes qu'il choisit d'illustrer sont la vie quotidienne de l'homme dans la cité, le train, le métro, mais aussi les instantanés intimistes : la femme, l'enfant, la vie de famille, les ancêtres, l'amour, le rêve. Très vite Alain Kleinmann oriente ses recherches autour de la mémoire, la mémoire ancestrale, collective. Il se penche sur le passé humble, parfois obscur des villes et des villages de l'Est. Il s'empare d'antiques photos devenues anonymes et les inscrit dans ses compositions. Profitant de ses multiples expériences picturales, à partir de matériaux disparates, de cartons ondulés, de surépaisseurs compressées, transformées, évidées, de reliefs et d'empreintes en creux, Alain Kleinmann a réussi à inventer un style et à s'y tenir, même si de façon constante il le complète, l'envahit, l'épure pour gagner en intensité ce que l'œuvre pourrait perdre dans des visions multicolores. Ainsi, poussé par l'instinct et par une certitude intérieure que rien n'arrête, est-il parvenu à une unité chromatique et d'inspiration, indissolublement liée à ce qu'on peut appeler, comme le dit Gérard Xuriguera, "les archives de la mémoire". Ces archives servent toute sa thématique : portail de grille surannée qui ouvre sur la nature d'antan, escalier archaïque dernier témoin de demeures fastueuses, bibliothèques aux reliures ouvragées défiant les siècles, scènes d'intérieur dont une photo en surimpression ranime l'inventaire, portraits d'hier et d'aujourd'hui, objets d'imprimerie assemblés dans des compositions d'abord picturales puis transformées et complétées par des sculptures. Rien ne manque ni n'échappe à la mémoire créative d'Alain Kleinmann de sorte qu'on pourrait définir son art comme étant une traque du souvenir et des réminiscences afin de parvenir à une unité plurielle d'expression. Il n'a encore que quarante quatre ans et est déjà au faîte de ses dons...
Maria Milian / Directrice du Fonds cubain des biens culturels La mémoire du tangible
"La limite de la perception n'est pas la matière, mais la mémoire… La fonction essentielle de l'esprit n'est pas de représenter le monde mais de l'inventer." Henri Bergson La grande vertu d'Alain Kleinmann semble fondée sur sa faculté d’accumuler les passés d'autrui pour les revivre et les transformer en images nourries d'émotions. Son autorité réside sans conteste en sa faculté de reconstruire des scènes évoquant tour à tour des faits simples et des événements de l'histoire universelle. Chacune de ses compositions appelle sa part de réflexions et de sensations. La nouvelle vie de matériaux réinventés et transformés par la poétique intimiste de sa création (photos, objets, livres, timbres, partitions, éléments du passé) lui suffit à recomposer un présent. Il est une sorte d'historien d'images et de philosophe des consciences, chevalier contemporain des combats de l'homme. Il se réapproprie dans sa démarche les gris, les ocres et les sépias du passé et pour que nous puissions sentir l’humidité et la poussière, il en voile encore l’éclat avec son propre trait pour nous rappeler la distance entre hier et aujourd’hui. C’est que tout est à portée de main – semble-t-il nous dire – quand il s'agit de développer le volume et la troisième dimension. Gazes effilochées, vieux pinceaux, cartons abandonnés forment une pâte complexe qui recrée de nouveaux corps semblant chercher à s’échapper de la toile. Tout est permis pour inventer et faire siennes ces autres vies, même ces vides au milieu de vastes espaces naguère architectures monumentales du pouvoir et semblant aujourd’hui s’excuser auprès des grands frontons et des escaliers raides. Dessinateur, peintre et sculpteur de légendes, il mélange tout ce qu'il trouve et pétrit toute matière comme du pain, à seule fin d'alimenter notre esprit.
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JORGE LUIS RODRIGUEZ AGUILAR / Sous-directeur de l’Académie nationale des beaux-arts San Alejandro (La Havane) Un souffle de temps
Moi aussi je suis frappé par les souvenirs. En fin d’après-midi, lorsque le soleil descend, ils ressurgissent. Parfois, je m’arrête un instant et je ferme les yeux. À ce moment précis, je les revis, je les hume, je les savoure. Les yeux mi-clos, comme au cinéma, j’en perçois les lumières, les scintillements, les sons. Ce sont des instants brefs, des fractions de secondes qui me traversent et m’enrobent, ce sont des éclairs qui me bouleversent, me réjouissent, me congèlent, m’étouffent... toute une vie contenue, parcourue en un souffle de temps. L’Holocauste était pour moi un évènement très distant et abstrait. La transmission des histoires tristes est toujours teintée de mélancolie. Il doit en être ainsi, mais on se demande toujours s’il ne peut tout de même pas exister un sourire parmi tant de douleurs. Comment tout cela a-t-il pu arriver ? Comment a-t-on pu accumuler tant de haine, tant d’injustice ? Je revins aux livres, à mes photos de voyage et à ces maudites circonstances qui ont fait que quelques-uns se sont crus les maîtres du monde et de l’extermination, de l’arrestation de tant de personnes, de l’effacement de l’Histoire. Néanmoins, je me sentais étranger à tout cela, un intrus en Terre sainte qui visitait les synagogues et y trouvait une image qui ne me correspondait pas, qui n’était pas de mon temps et ne pouvait s’expliquer avec des mots. Être un artiste est un métier difficile. C’est un abrégé d’évènements, de décisions, de pas en avant qui la plupart du temps reviennent à nous et nous confondent. C’est un chemin étroit et long, intimement lié à nos vies et à nos souvenirs, une sorte de sacerdoce auquel on s’adonne entièrement, sans rien demander en retour si ce n’est d’accomplir ce qui nous tient à cœur et nous permettre si possible de payer notre dette à l’Histoire. Cet engagement manifeste est présent dans l’œuvre d’Alain Kleinmann, ami indispensable et artiste sincère qui ne craint pas de traverser la route et de l’arpenter parce qu’il en a l’expérience. Pour Kleinmann, la mémoire n’est pas seulement une notion qui nous ramène vers le passé. Ce n’est pas non plus un exercice de psychologie qui cherche à nous dissimuler un Rorschach sous des taches et des analogies. La mémoire, ses étapes, le temps, le présent, le passé, la vie diffuse contenue dans les souvenirs, les années, la présence, le blanc qui nimbe et masque tout, l’éternité qui n’oublie pas, sont autant de questions qui de façon magique se mêlent, pour converger dans son œuvre riche en vécu. Je l’ai souvent suivi, caméra à la main, dans son atelier improvisé au dernier étage de l’Académie des beaux-arts, dans lequel il a œuvré dans l’urgence pour préparer son projet. Un cigare à la main, en tenue de travail, il commençait tôt le matin. Des monceaux de sable, de vieilles photos, quelques objets anciens, une ou deux machines à écrire, une chaussure de femme, divers récipients en ferraille rouillée, un poêle et un tabouret, tous ces immenses trésors mêlés, imbriqués, dispersés, emplis du poids de la mémoire et du passé, commencèrent sous mes yeux à s’organiser en une vie nouvelle. Parfois il s’arrêtait dans un coin de la classe-atelier et regardait songeur par la fenêtre – à quoi pensait-il ? – à travers les volutes de son cigare. Et tout à coup, comme traversé par une idée soudaine, il courait de nouveau vers la toile et y disposait des branchages, un peu de sable, quelques fibres végétales et regardait encore. Et moi qui sais comment naissent les choses de l’art, je ne pouvais alors que garder le silence et diriger l’objectif de ma caméra vers la toile, pour tenter de capturer ces moments à jamais. Quelques mois plus tard était créée par l’Espace théâtral Aldaba, une pièce inspirée par l’œuvre d’Alain Kleinmann La peinture et autres lieux. J’avoue que bien qu’ayant vu naître ce projet, bien qu’ayant fait partie du processus de travail et qu’en ayant enregistré chaque moment avec persistance, j’étais loin d’imaginer la profondeur et la transformation qu’apporterait sa mise en espace. Grâce à une magnifique mise en scène, tous les éléments (les natures mortes-vivantes, les paysages baroques, mais jamais surchargés, la foi juive inébranlable) interviennent dans une histoire où se mélangent le jeu des acteurs, la musique, la lumière, la matière et par-dessus tout, l’une des pages les plus tristes de l’histoire du peuple juif : sa diaspora forcée, l’Holocauste, le sacrifice des familles, ses douleurs et ses pertes. Pour moi maintenant, tout est différent. Quelque chose a changé. Les souvenirs reviennent, mais je les regarde. Je ne ferme plus les yeux. Je les attends avec ce désir que l’on garde après avoir remporté une bataille sur le temps. Je vais à leur rencontre et je lis attentivement l’Histoire. Je cherche et je trouve. Je suis en dette avec la vie.
Jean-jacques lévêque / Fondateur de la revue Opus, critique d’art dans les revues Cimaise, Arts, Les Nouvelles littéraires... Des images surgissent du néant et y retournent, le mur étant le support de cette fugitive apparition qui met en doute la fidélité de la représentation alors même qu'elle valorise le pouvoir de la simple suggestion. En surimpression, en contrepoint, le graffiti vient souligner, balafrer, perturber, valoriser, allez savoir, ce jeu d'images qui n'a de sens que dans la contestation qu'il exprime face au phénomène de la mémoire qui en est le sujet. Une mémoire attentive, consciente de tout ce qu'elle perd, de sa fragilité aussi, une mémoire en émoi.
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élyette Lévy-Heisbourg Quelques questions à Alain Kleinmann
L’on perçoit de grands mystères dans vos œuvres, comment rendez-vous si bien, matérialisez-vous si parfaitement, non seulement les mondes détruits saccagés, mais les traces subtiles de l’absence, du silence des voix qui se sont tues à jamais ? Comment arrivez-vous à nous rendre si évidentes les intermittences du temps et de l’espace, les tremblements de l’oubli et l’évidence du surgissement de la mémoire, et souvent de la douleur de qui se souvient ? De vos tableaux s’entendent les chuchotements des langues perdues, les langueurs des mélodies oubliées, et les vocables de paroles perdues s’égrènent lettre après lettre. N’avez-vous pas subtilement introduit des débris de manuscrits, de partitions ou d’idéogrammes à nombre de vos œuvres ? D’où proviennent-ils ? De quelles destructions rendent-ils compte ? Qui sont ces sofers parfois sortis du ghetto de Prague ou de Vilno ? Que sont devenus ces rabbins copiant méticuleusement des textes sacrés ? Qui sont ces bonzes calligraphes ? Viennent-ils d’un Viêt-Nam écartelé, d’une Birmanie offensée ou d’un Cambodge défiguré ? Que contient leurs idéogrammes ? De quel savoir ou tradition disparus furent-ils les dépositaires ? Décrivez-nous la route de ces jonques et ditesnous le sens des regards énigmatiques et lointains de ces belles indochinoises qui semblent les suivre du regard. Parfois en fétichiste de la lettre, c’est la parole d’un maître qui s’enchâsse dans votre peinture visible et invisible, telle cette valise collée à un manuscrit d’Edmond Jabès ; est-ce son livre Un étranger avec sous le bras un livre de petit format que vous avez ainsi convié ? N’êtes-vous pas le seul à avoir su rendre visible la trace trop méconnue de sa poésie ? Votre peinture restitue le temps arrêté et la mémoire tronquée : photographies repeintes reconstituées de rabbis ou bonzes méditant, lisant ou écrivant, musiciens égrenant des mélodies, jeunes femmes d’autrefois ou messieurs si savants, si sages ; peinture des mondes disparus à jamais mais qui parfois concrétise la présence de l’absence ; peinture qui subrepticement, telle une caresse du temps, suggère bien plus qu’elle ne révèle ; peinture de l’altérité où le visage de l’autre imprime sa trace, remplit l’espace. "Ici, ils ou elles furent", semblent chuchoter certaines toiles. Philosophe du temps de l’espace-temps, est-ce votre goût pour les mathématiques qui vous conduit à d’improbables rapprochements ? Vous nous entraînez sous le joyeux drille, le bon vivant d’apparence si simple et si bon-enfant, à une interrogation "modianesque" sur des boîtes aux lettres bizarrement fermées et égarées avec cette mention : n’habite plus à l’adresse indiquée. Vous nous conduisez tout sourire à une interrogation dérangeante sur le contenu secret ou sacré de ces livres empilés ouverts qui furent lus, demi-détruits, peut-être sauvés d’autodafés. Vous nous obligez à une interrogation plus cruelle encore sur ces valises usagées sans voyageurs et sans propriétaires, sur des objets insolites mais chargés d’une histoire. Dans la blancheur de votre atelier ne trouve-t-on pas ce berceau de fer vide de bébé jusqu’au vertige ? Des zones frontières votre science semble inépuisable. Elle s’apparente tour à tour à celle d’un survivant égaré, d’un déplacé, d’un clandestin usé par des exils successifs, mais aussi à celle d’un géographe, d’un cartographe, d’un stratège, d’un passeur. Combien de vies avez-vous vécu ? Combien d’exilés avez-vous écouté car grande est votre écoute ? Ainsi vous réunissez en un tableau l’Orient et l’Occident, la Jérusalem perdue et la Prague estompée, la vieille Amsterdam et la Bangkok étrange. Tampons, cachets de cire peuplent vos sculptures-tables. Ils viennent de tous les continents. Figurent-ils le lot des déplacés ? De cet universalisme de l’exil et de la frontière, on entend : "Halte, papiers" ou bien le bruit sec du tampon d’encre pour un visa d’exilé. Ces jonques, ces valises, conviennent-elles à un voyage sans retour ? Et ces immenses serrures aux clés ouvragées, quelles portes ouvrent-elles, si elles en ouvrent ? Mais s’il faut se frayer des chemins d’errances, des chemins de bordure pour entrevoir ces ailleurs cachés, dites-nous lesquels. En quels lieux ces escaliers majestueux conduisent-ils ? Sur quelles demeures ou zones improbables donne tel portail majestueux ? Est-il une invite à la visite du Château de Kafka ? Quelle est cette lèpre de la pierre qui mine les façades usées des villes si belles qui jalonnent vos œuvres ? Qu’avez-vous su, vu, perçu de Prague, Jérusalem, Constantinople, Bangkok, Buenos Aires ou Amsterdam ? Chemin faisant, ami que n’avez-vous croisé Wong Kar-Wai qui dépeint ce que furent les maîtres du kung-fu usant de vos cadrages, de vos couleurs, de vos sépias, nuancés de vert, et soudain de couleurs somptueuses pour conter la guerre, les séparations, l’exil du Grand Master. Mais peut-être l’avez-vous rencontré, vous l’adepte d’arts martiaux ? Que savez-vous des mystères de La Havane, votre ville d’adoption ? Vous a-t-elle rendu toutes les autres cités plus lointaines ? Seriez-vous entré dans vos peintures à La Havane ? C’est à Cuba où les utopies du vingtième siècle viennent s’échouer, dans cette île gorgée de révolutions et de misères que votre peinture explose de couleurs et de matériaux neufs. Pour quels hommages assemblez-vous soudain avec grâce et originalité des bagues de cigares en de somptueux tableaux ? Et voilà que vous saupoudrez de sucre et d’autres ingrédients étonnants vos dernières toiles qui perdent leur sépia, leurs verts bronze, leurs bruns des origines au profit de couleurs plus vives ; cependant, elles gardent le mystère et la trace d’un temps qui fut, qui a passé. C’est peut-être là dans ce décor inchangé datant des années trente ou quarante dans ces demeures demi-ruinées de La Havane que vous avez vu rassemblés comme en rêve ces mondes disparus. Ironie du sort vous, le parisien dont la famille vient de l’Est, n’est-ce pas à La Havane que vous faites retour en Sefardi, la patrie des sans-patrie ?
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THOMAS ROBACHE Mon père est un tableau de Kleinmann
Même si je suis plus âgé que lui, je me considère comme le fils naturel d’Alain Kleinmann. La filiation est évidente : mon père, de notoriété publique, était un tableau de Kleinmann. Je n’évoque pas ici son apparence de beau mec glabre au regard noir mais son histoire. Il traverse à pied le pont de Kehl en 1933 et c’est déjà un lavis de Kleinmann. Il survit sur les marchés de Belleville pendant le Front populaire et c’est une toile kleinmannienne parcourue de tampons, de caractères et d’indications mystérieuses. Soldat démobilisé, il démonte la carcasse des bœufs dans les abattoirs du Périgord. Il est donc définitivement un grand format de Kleinmann avec son livret militaire en voie d’effacement, les dernières lettres reçues de Forêt noire… et toujours les photos sur les murs tellement humaines mais tellement allemandes. Alors tout s’enchaîne. À la fin de sa vie, alors qu’il se prépare méticuleusement à accueillir la maladie, mon père, laïque convaincu, s’acharne à ramener triomphalement à la maison des croûtes intégrant obligatoirement, et dans le désordre, une bougie, un caftan, des barbes tristes et quelques prières éparses. La famille lassée pousse un long hululement de désespoir sous les murs encombrés : "Toi dont la culture est le bain quotidien, trouve-nous un peintre… juif mais, s’il te plaît, un peintre…" Une bougie à la main, je cherche, je cherche encore et j’échoue. Plus exactement, je dérive dans ma recherche. En fait, je rencontre un peintre, un homme… mais, s’il te plaît, un peintre. Depuis cette très ancienne rencontre, je regarde Alain caresser nonchalamment les techniques dans le sens du poil de pinceau, l’aisance du trait, les couleurs du temps ou d’un autre temps, les supports, les matières. Il pourrait être "trucs et ficelles". Il pourrait être un homme facile. Je l’ai vu sur une nappe de restaurant remporter contre un artiste de renom une invraisemblable battle du trait improvisé. Alors il se lève. Il dit à voix intelligible : " En vérité, cela ne me suffit pas ". Il ébroue sa courte silhouette et marche au-delà. Il pousse l’élégance jusqu’à faire oublier son talent, sa facilité. Quand il peint, il parle aux autres. Mieux, il les écoute. Et la technique s’efface devant l’intention. Et l’intention s’efface devant l’aboutissement. Souvent je compatis. C’est un travail harassant pour un artiste de juxtaposer un langage à son travail. Double langage : une peinture vers l’intérieur, une parole pour l’export qu’absorbent critiques et acheteurs avisés. Alain Kleinmann fait radicalement l’économie de cette parole exportable. Besoin de rien. Il parle de ce qu’il sait, de ce qu’il aime. Il parle de vous. Il peint même de vous. Il a raison : ses tableaux se débrouillent tout seuls. Bien sûr qu’il a une histoire, celle de son père… et celle du mien. Cela ne constitue jamais un territoire, ni un enfermement. Il franchit les lignes de démarcation avec des papiers fatigués et peu plausibles… Il salue bas une vieille dame très digne à Bangkok. Il gravit sans même être essoufflé les escaliers d’avant Fidel à La Havane. C’est toujours un monde tendre malgré l’inquiétude légitime. Un monde ou l’on pressent l’événement qui va survenir, un monde d’après le séisme, quand les fleurs repoussent et que le vivant reprend sa place. Sur tout cela, j’aurais aimé avoir le temps de dialoguer avec mon père. Il me reste toujours les expositions d’Alain Kleinmann.
PAUle pérez / Psychanalyste, directrice de la revue Temps marranes, commissaire de l'exposition "Alain Kleinmann" au musée Rigaud Une tension vers la légèreté
Lorsque les personnages d'Alain Kleinmann poursuivent leur étude tard dans la nuit, une lueur de chandelle éclaire le livre, le clair-obscur de la toile tissant la trame de notre climat intérieur. Alors nous nous livrons à la rêverie de la flamme qui, dans sa verticalité, traverse les trois couleurs fondamentales, jusqu'à se faire bleu azur, diaphane et enfin transparente, rejoindre le ciel et se fondre dans l'air. De la matière souvent sépia aux couleurs de terre, il travaille en appliquant sa couleur. Puis, en retirant à la brosse et au pinceau des bouts de peinture il fait, par ce retrait, de la lumière et des formes là où il n'y en avait pas. Et de là émergent ses objets et ses sujets, figuratifs, certes, mais aussi tellement intériorisés qu'on se croirait devant leur propre abstraction. Car "il y a une parenté entre la veilleuse qui veille et l'âme qui songe", nous dit Bachelard. Kleinmann peint par générations de toiles autour d'une idée qui le tient − thème, état, objet, photo, petit reste ou lambeaux, matériaux de récupération, architecture, ou même plaisanterie − et une idée va donner lieu à une série de cinq, dix, vingt œuvres à la fois différentes et parentes, traduisant ensemble un "moment" de l'artiste. Il en va de même pour ses sculptures. Ainsi, tout en faisant émaner un climat spécial autour de celui qui regarde, ces déclinaisons sur l'idée de départ ont constitué au fil des ans une sorte d'hypothèse de travail et de pensée de la toile, sa multiplicité, son jeu, sa flexibilité, montrant à quel point on peut dire d'un artiste qu'il "crée des mondes". Au cas particulier de Kleinmann, chaque série de toiles (et a fortiori chaque toile) ne représente pas qu'elle-même, elle nous parle aussi de l'idée que l'artiste se fait de la vie et de la peinture : celle d'une infinité de possibles, portant parfois, dans un cillement, un hommage à un maître disparu, en un siècle révolu, un salut discret à peine perceptible à l'histoire même de la peinture, et aussi, une ligne de fuite, au sens où sa peinture constituerait, au fond, un "art de la fugue" plastique. La vie aussi. Et quoi d'étonnant à cela, s'agissant d'un peintre dont l'atelier résonne de toutes formes de musiques lorsqu'il se met à peindre des jours entiers ou à des heures qu'on dit indues ?
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On dit, on sait que l'œuvre de Kleinmann se stratifie en couches de mémoire, conjugue, empile, juxtapose, les signes d'époques et de lieux, opérant comme l'inconscient du rêve qui nous les restitue dans un récit indistinct, caché et pourtant si éloquent... Et on le sait aussi, il est des événements tragiques qu'il n'a même pas vécus, dont Alain Kleinmann, comme par une sorte de retournement d'image mémorielle, a su longtemps se faire témoin. Pourtant ces signes, objets, figures, formes, matières, s’ils évoquent les multiples ailleurs singuliers de l'artiste et de l'Histoire, en masquent, voilent et recouvrent d'autres. Car de la mémoire ne peut fonctionner qu'en concomitance avec de l'oubli, afin que des jeunes générations puissent advenir et recevoir la transmission nécessaire à leur existence, mais que dans le même mouvement elles trouvent de quoi y puiser l'espérance indispensable à leur devenir, à ce qu'un futur soit possible. C'est dans l'élément que son invisibilité nous fait oublier l'air, que se fond la lumière de la flamme. Elle crée une trouée de lumière dans la peinture et permet de figurer la transparence. Voici quelques années, dans les séries qu'il peignait, il arrivait à Kleinmann de représenter le même motif sous deux supports, une toile "matérielle" avec des collages, des couches de peinture, et une œuvre peut-être plus "immatérielle", réalisée sur papier. Cela pouvait mettre ses collectionneurs dans l'impossibilité de choisir entre ces deux expressions, aussi repartaient-ils avec les deux, qu'ils accrochaient conjointement dans leurs maisons. On pouvait voir dans cette gémellité contradictoire une dialectique entre la transparence et l'obstacle, l'obscurité et la lumière. Et surtout peut-être, la confrontation entre pesanteur et légèreté : voici que depuis peu, l'artiste s'aventure à peindre... le blanc. Comme si la quête de Kleinmann consistait à explorer les confins les plus aériens de la peinture : une tension vers la légèreté.
PASCALE weil / Sociologue Alain Kleinmann ou la mémoire en 5D
Ce que l’on dit d’un peintre n’a rien à voir avec sa peinture. Ce qu’il a à dire, il le dit en peignant. Aussi, ce qui suit ne sera que transfert, parfois utile, mais transfert. Rien ne dit le message pictural, qui ne soit pas la peinture elle-même. C’est pourquoi A.K. m’a toujours dit que le titre de ses toiles lui était indifférent. Il n’a besoin d’aucune étiquette, d’aucune révélation : titrer, c’est réduire. Aussi, sans être dupe, tentons d’apporter un autre point de vue, un autre langage, et suggérer autre chose que ce que ses couleurs, matières et agencements ont déjà dit. L’œuvre d’A.K. est d’une nature singulière, prolifique et diverse, mais absolument cohérente. Elle est un univers. Or, rares sont les artistes contemporains qui déploient un véritable univers, "marquent" un territoire mental, sont immédiatement identifiables, et dont le nom suffit comme clé d’entrée à cette cascade d’images… Encore plus rares sont les artistes qui déploient un univers cohérent alors qu’ils ne se cantonnent pas à un registre. Car A.K. n’aime pas les limites… Aussi, de quelle identité est fait l’univers d’A.K., qui le rend si divers mais si unique ? "Peintre de la mémoire", résume-t-on en général sa singularité. Mais s’il est peintre de la mémoire, il l’est dans un univers à 5 dimensions. Car il a le goût des défis et des paradoxes. S’il a longtemps ancré sa peinture dans une thématique juive, sa réflexion picturale ne porte pas sur ce thème. Certes, ce fils de Juifs du silence a choisi un art qui montre mais qui ne parle pas. Pas avec des mots. C’est donc discrètement, prudemment, qu’il a commencé à exprimer la "mémoire" par transposition, par bribes, par "fragments" dont il tamponnait le terme. Photos jaunies et sépia interposés, il faisait ressurgir un passé, le sien − peut-être − et celui de tant d’autres. Mais c’est au-delà de toute représentation thématique que l’œuvre créatrice d’A.K. doit être soulignée : s’il a choisi d’être peintre, il donne le sentiment d’avoir toujours voulu échapper aux deux dimensions de la peinture. Très tôt, son regard s’est intéressé au mouvement, à la vitesse, au passage. Comment représenter le mouvement sur le plan figé d’une toile ? Comment dire une chose, mais aussi en masquer / dévoiler une autre ? Comment employer deux dimensions à en dire d’autres ? S’il avait fallu des siècles pour inventer la perspective et donner le sentiment d’une troisième dimension dans l’espace, comment procéder pour représenter le temps ? Comment dire l’épaisseur du temps sur un plan lisse ? évoquer le souvenir en peinture ? A.K. a commencé par la couleur, le sépia et les superpositions de matériaux : autant de palimpsestes qui donnaient à son œuvre la profondeur et la patine souhaitées, qui suscitait aussi la mélancolie, la curiosité, l’incertitude, l’indéfini du souvenir. Le passé était là mais enfoui, invisible à l’œil nu. Recouvert. Présent mais inaccessible, autrement que par indices. Peu à peu, son vocabulaire a fait éclater le cadre contraignant du 2D : il a littéralement augmenté le volume en intégrant le relief d’objets, de livres, de pinceaux, de lunettes et de poignées de valises, comme ce qui surnagerait à l’immersion dans la mémoire. Tels ont été ses matériaux picturaux. Et parfois, ses matériaux ont revendiqué leur autonomie. A.K. a alors emprunté le langage de la sculpture. Mais il poursuivait son histoire : ses bronzes aux couleurs sombres faisaient naturellement écho en 3D aux matériaux, papiers, cartons, qui tissaient le relief de ses toiles. Tout se passait comme si ces matériaux avaient voulu se "libérer littéralement du cadre", échapper à leur destin "planifié", en 2D. A. K. leur a accordé un moment d’autonomie mais a exercé sa paternité et leur a rappelé leur appartenance : souvent, il les a rattrapés et réintégrés dans ses toiles.
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Puis, comme si l’espace des toiles se saturait d’images, il a encore exploré une autre dimension de la mémoire : il est passé du sépia au blanc. était-ce pour rompre avec la couleur du passé ? Non, il poursuivait la même empreinte. Mais il passait désormais du plein du souvenir au manque de l’absence. Il disait le vide ou plus exactement la trace du vide ; l’envers de la même pièce. Il était passé de l’enfouissement dans la mémoire au surgissement de quelques codes d’accès. Du sombre au clair. De l’effort du souvenir, à l’accueil de ses échos. Cette "période blanche" est, à mes yeux, une merveille. Elle marque un passage dans tous les sens du terme. Les psychanalystes s’en délecteront. Ils y verront, sans doute, la fin du travail de deuil. Non pas l’oubli, mais la juste place du souvenir et du manque. Le poète du temps continue, de nouveaux mots émergent. Son univers s’élargit aux installations. Le terme ne convient pas. A.K. n’est pas un peintre des installations, au sens événementiel qu’on lui donne aujourd’hui. Non, aucun artifice, aucun effet dans son travail, mais une autre manière de dire son univers, celui où la mémoire travaille l’espace, les objets, les couleurs, la matière : de quelle poussière est faite cette mémoire ? De quelle patine transforme-t-elle livres, petits objets, machines à coudre, papiers, clés… en souvenirs si étrangement familiers, intimes ? De quelle liquéfaction semble-t-elle imbibée ? De quel abandon nous confie-t-elle la trace ? Chacun de ces objets − toujours représenté en déclin − convoque en nous ce que nous avons laissé en friche… et nous saisit de vertige : ce passé est plein de tous les présents qui auraient pu naître. Avec les installations, A.K. élargit encore les dimensions de son univers car il ne se contente plus d’ajouter des reliefs ou de réaliser des sculptures : il fait de ces objets la focale dilatée de ses toiles. Elles disent la mémoire en 3D, pleines et entières. Récemment avec la pièce de théâtre La peinture et autres lieux, il crée la 4e dimension de son univers. A.K. avait déjà fait des décors de théâtre, ou avait prêté des toiles pour la scène. Ici, il ne s’agit pas d’une démarche latérale, mais centrale : à Cuba, c’est à une véritable mise en scène de son univers qu’il a donné naissance. Difficile à décrire tant cette démarche est originale au sens plein du terme, neuve, créatrice, interpénétrant les arts, les disciplines, les langages. Et ce n’est pas une question d’expérience technologique multimédia. C’est le langage artistique même qu’A.K. invente d’une façon aussi surprenante qu’émouvante. Il a bouleversé les Cubains. Comment le dire ? Un exemple, trop réducteur : qu’on imagine, de façon synchronique, une de ses toiles représentant un escalier, la projection sur la scène d’un escalier, et le jeu d’un acteur qui gravit quelques marches… et semble entrer dans la toile. Impossible de distinguer le réel du virtuel. Encore une fois, A.K. défie les frontières : il abolit la distance entre le sujet et l’objet, et fait dialoguer le passé et le présent, la réalité et le souvenir, la mémoire de chacun et celle, universelle. Il parle en 4 dimensions sinon 5… Pour A.K., le temps de la mémoire n’est pas la 4e dimension, mais il a au moins 4 dimensions… et sans doute 5, si l’on creuse ce qu’il nous dévoile aujourd’hui. Avec la couleur du souvenir, l’épaisseur des palimpsestes, la présence des objets, le poids de l’absence, c’était souvent le temps long, le temps de la durée, de la continuité, de la sédimentation qu’évoquait A.K. Il disait le temps qui s’accumule, le passé des générations, le temps qui pèse aussi. Mais dans ses dernières œuvres, ce n’est plus le temps de la durée qui construit la mémoire, mais celui de l’instant qui lui donne vie. L’instant d’un coup de vent. L’instant, presqu’anecdotique, d’une fenêtre qui s’ouvre et vient agiter les feuilles de papier, bousculer l’ordre, rire aux "éclats". C’est un temps léger, presqu’humoristique. Un temps "qui ne fait que passer", même s’il est figé pour l’éternité. C’est cette légèreté virevoltante des installations récentes qui rend son travail du bronze si surprenant. Il allège le poids du temps et, avec ironie, rend un hommage durable à l’éphémère. Le temps a été comme pris sur le vif : il est suspendu, quelque part, ailleurs, sans qu’on le mesure. Comme si la mémoire n’était pas accumulation, mais succession d’instantanés. A.K. aime le paradoxe et nous met le sourire aux lèvres. Il ne propose pas de réponse ; il dépose les éléments qui font poser les bonnes questions (La judaïté s’entend, là). Ainsi son œuvre, singulière, prolifique et diverse, reste-t-elle absolument cohérente. Il parcourt un univers dont il déplie peu à peu les 4 ou 5 dimensions mais dont il conserve l’architecture. Son œuvre se diffracte, sans jamais s’éparpiller : qu’il parle le langage des lithographies, celui imposant du bronze, celui incisif de l’affiche ou des couvertures de livres, celui, changeant, des multiples… son univers emprunte tous ces véhicules, les transforme, mais reste toujours reconnaissable. Et s’il n’a de cesse d’ajouter des mots à son vocabulaire et de repousser les limites de son univers, il a une patte, une signature, une griffe ; c’est sa marque. Rares sont les artistes contemporains dont la marque allie inventivité de vocabulaire, diversité de l’œuvre et identité attribuable d’emblée. C’est la marque des grands.
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YVON taillandier Kleinmann est un peintre paradoxal. Sa peinture au lieu de parler de l'espace parle surtout du temps, de la mémoire et de ce qu'elle contient : les souvenirs. Ceux de Kleinmann sont tragiques : plusieurs de ses parents proches ont été assassinés par des criminels dont les abominations se sont, hélas, inscrites dans l'histoire. Il ne représente pas directement ces victimes ; mais la cruauté dont ils ont été mortellement blessés, il l'évoque avec une douceur triste par son style. Les objets et les personnages que ses tableaux proposent à la vue le sont non pas avec violence, mais avec une douceur qui ressemble à un brouillard de larmes. Sa peinture ne hurle pas, mais elle gémit doucement. D'ailleurs, il se comporte, en agençant les moyens qu'il emploie, de manière qu'elle garde ses distances. Il remplace les doigts de la main qui dessine, sa propre main, sa propre personne, par un appareil, l'appareil photographique. Mais la distanciation ne s'arrête à cette substitution ; elle va beaucoup plus loin. L'appareil photographique n'est pas le sien et ce n'est pas lui qui l'a fait fonctionner. Les photographies dont il se sert ce sont de vieilles photographies dont la teinte est affaiblie, dont les contrastes sont usés et réduits à de simples différences d'éclairage. Ces photographies, en outre, comportent parfois d'autres photographies plus petites. De ces plus petites on peut imaginer qu'elles contiennent la reproduction de photographies minuscules contenant l'image de photos microscopiques. Et ainsi de suite à l'infini... Dès lors à l'évocation de la douleur, de la tristesse s'ajoute la suggestion d'un développement sans limite. Si l'on prête attention à cet illimité suggéré, l'image devient effrayante. Toutefois Alain Kleinmann met un terme à cet effroi par l'esthétisation. Celle-ci consiste d'abord en une unification des divers éléments de l'image photographique par l'imposition d'un revêtement chromatique de cette image, une teinte à travers laquelle êtres et choses apparaissent unifiés, liés, enveloppés avec délicatesse et rassemblés étroitement, mais sans violence. Bien sûr, cette absence de violence pourrait avoir pour conséquence la monotonie. Mais celle-ci est résolument écartée au moyen de l'apparition de rectangles qui impose l'idée d'ordre au milieu d'un désordre voulu. Un rayon de bibliothèque et des valises en haut et en bas d'une image de rue vue en perspective mêlent l'intérieur à l'extérieur et encadre celui-ci. Le rayon de bibliothèque forme une bande horizontale au-dessus des verticales des maisons. Et au-dessous, une valise apparaît, qui est aussi horizontale. Ce jeu entre la verticalité et l'horizontalité se retrouve dans la disposition des livres sur le rayon de bibliothèque : les uns sont debout, à côté d'autres qui sont couchés. De ces dispositions il résulte pour le regardeur l'impression qu'à la vue s'ajoutent les perceptions de l'ouïe, qu'il entend une conversation où s'affrontent des opinions diverses mais que l’intelligence aidée par l'amitié ou la courtoisie rendent complémentaires.
PATRICE DE LA PERRIèRE / Rédacteur en chef de la revue l’Univers des Arts Dans les œuvres d'Alain Kleinmann, les objets apparaissent, à la fois incomplets dans leur aspect physique, et pourtant terriblement présents, comme un souvenir dont on ne se rappelle que quelques éléments, ou comme un rêve difficile à reconstituer au réveil... Ce phénomène qui lie l'apparition et la disparition, véritable pulsion vitale, est l'expression de la réalité d'un devenir en mouvement, se heurtant aux obstacles inhérents à la résistance de l'âme humaine face à la divinité. Quelquefois, Alain Kleinmann privilégie l'objet puisqu'il a peint sur une porte, une tête de lit ou encore un accoudoir de fauteuil. Façon de détourner l'objet de sa fonction première, et d'en faire une sorte d'écran pour projection mentale. Comme si les objets usuels devenaient, par la magie d'Alain Kleinmann, des lieux privilégiés de notre mémoire. Mais au-delà de la simple émotion sentimentale, l'œuvre d'Alain Kleinmann nous oblige à nous retourner en arrière, à prendre conscience de notre origine et aussi à pouvoir envisager l'avenir : le passé, le présent et l'avenir devenant une seule et même entité, un seul et même but apparent. Kleinmann se bat pour arracher au néant des fragments de visages, morceaux de mémoire à la réalité saisissante. Par son entêtement à vouloir nommer les êtres et les choses, et à vouloir aussi les extraire de leur gangue, le peintre leur donne la vie, au-delà d'une simple matérialité de principe, en quête d'une perception intemporelle.
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SANDRA FUENTES GUEVARA / Directrice de l'Académie nationale des beaux-arts San Alejandro (La Havane) Au-delà de l'art et de l'œuvre créée, Alain est également un artiste de la vie à la personnalité tout à fait singulière. Depuis sa première visite dans notre Académie accompagné d'un ami, il y a dix ans déjà, nombreux sont les liens d'amitié que nous avons pu tisser, tant avec l'artiste qu'avec l'homme. Les traces qu'il a laissées ont dépassé les limites de la seule œuvre d'art. Dès le premier instant a germé une amitié qui n'a cessé de croître à chacun de ses séjours, avec la direction de l'Académie, ses sous-directeurs, ses artistes-professeurs, ses étudiants. Alain est devenu un fidèle ami prêt à partager ses connaissances et son art avec tous. Aussi est-il fréquent de le voir entouré d'élèves et de professeurs, dans une salle de classe ou dans un couloir, discutant de tout, essayant d'offrir le meilleur de lui-même à ceux qui commencent aujourd'hui leur cheminement sur les sentiers de l'art. San Alejandro est le pont qui l'a mené sur les routes d'une île qu'il a fait sienne et où il a rencontré en retour l'amour qu'il y a donné. Il devint alors l'un des nôtres (professeur, guide, consultant, maître de conférences...). Ses premiers amis à San Alejandro sont Yoel, Angelito et Jorge Luis, sous-directeurs de l'Académie, qui l'ont accueilli dès sa première visite et ont été immédiatement impressionnés par cet artiste français qui, regardant avec admiration une exposition de Yoel dans l'une de nos galeries (huiles sur toile de grands formats), les observa attentivement et commença dès lors à promouvoir cet excellent artiste qui enseignait également l'anatomie et le dessin dans notre Académie. Il le fit non seulement en France, mais dans les autres pays où se trouvaient des artistes appartenant au "Groupe Mémoire" et soutenus par Alain. À partir de ce jour, Jorge Luis resta à ses côtés, partageant chacune de ses visites dans notre pays un peu comme un journaliste, mais la plupart du temps s'impliquant directement dans chacune de ses interventions, comme au cours de sa dernière visite lors d'une exposition commune. Angelito participa à ses conférences et à ses ateliers, l'assistant dans l'organisation de certains projets. Ses gravures furent exposées dans la galerie d'Alain à Paris. Avec beaucoup de soin et d'affection, il le conseilla et prit en charge toutes ses œuvres. Alain est connu dans presque tout le pays et dans la plupart de nos écoles d'art et de nos galeries. En 2008, il présente au musée national des beaux-arts sa grande exposition "Le Voyageur du Temps", couronnée d'un énorme succès auprès des artistes et des intellectuels de notre pays. Son œuvre suscita également l'intérêt d'un large public jeune et populaire. Nous visitons le Centre d'art contemporain Wifredo Lam. à cette occasion, son directeur Jorge Fernandez lui explique l'objectif des Biennales, le fonctionnement du Centre et lui fait part de son désir de l'intégrer à la Xe Biennale de La Havane. Son œuvre rayonna et se développa alors à travers tout le pays. Son empreinte artistique s'impose lors de cette Xe Biennale, à l'occasion de son exposition personnelle à l'Académie San Alejandro. Puis il y a un premier dialogue avec un créateur cubain, Rigoberto Mena, lors d'une exposition conjointe à la galerie Collage Habana. Tous deux parlent du temps avec des langages divers aux multiples points communs. Par la suite, il fait connaissance de Roberto Fabelo et, comme des vases communicants, leurs œuvres se rencontrent à l'occasion d'une exposition exceptionnelle, de nouveau à l'Académie San Alejandro. Deux artistes d'origines différentes, l'un Cubain, l'autre Français, parlent de la mémoire, de l'homme et se trouvent des points communs qui font apparaître avec évidence que pour eux, l'être humain est UN, d'où qu'il vienne. Cette exposition fut précédée d'un débat entre les deux artistes face aux étudiants, aux professeurs et au public attendant en nombre cet évènement. Avant cette importante exposition avec l'ami Roberto FabeIo, Alain rencontre Ruben del Valle, président du Conseil national des arts plastiques, qui, écoutant son désir de continuer à rencontrer des artistes et à collaborer avec les écoles d'art des autres provinces, lui fait une proposition : réaliser des lithographies à l'Atelier graphique et rejoindre les plasticiens qui y créent, partageant son expérience avec Lara et d'autres artistes. De ces rencontres est issu un travail que conservent en mémoire de nombreux amis, les artistes de l'atelier et naturellement les jeunes diplômés de notre école. Alain fait ensuite une tournée commençant par l'Académie d'art Eduardo Abela de San Antonio de los Banos, avec une exposition des toiles présentées précédemment au musée national des beaux-arts. Il donne des conférences autour de son œuvre, dialogue avec les étudiants, se faisant de nouveaux groupes d'amis. L'exposition itinérante se poursuit au centre du pays, à la Galerie régionale de Santa Clara, ville du Che où se rencontrèrent par un après-midi pluvieux, des étudiants, des professeurs de l'Académie, des artistes et de très nombreux intellectuels désireux de connaître son œuvre. De Santa Clara, l'exposition se déplace à Matanzas dans la Galerie régionale où Alain dialogua avec les étudiants de l'Académie des arts plastiques et les artistes de cette province. Lors de la Xe Biennale, il va voir le projet de Kcho à la Cabane avec la brigade Martha Machado, s'intéressant de près à tout le travail réalisé avec d'autres artistes-plasticiens dans les zones touchées par les cyclones. Il déjeune avec Kcho et passe tout l'après-midi avec lui, se faisant expliquer l'ensemble du travail effectué avec la brigade depuis la mise en route du projet. Alain exprime alors son désir de soutenir cette initiative et, deux jours plus tard, se met à travailler avec les jeunes enthousiasmés par sa participation, donnant des conférences sur son œuvre et son travail. Au cours de cette Biennale, il est invité à participer à une grande fresque avec des artistes de Cuba, ce qu'il accepte d'ailleurs avec plaisir. L'histoire d'Alain avec Cuba est riche en souvenirs et en amitiés. Durant ce parcours, il rencontrera une autre grande figure des arts plastiques cubains : Nelson Dominguez, avec qui il tissera d'étroits liens d'amitié, tous deux étant d'inlassables travailleurs, cherchant et œuvrant sans cesse. Ce sera également le cas avec Juan Moreira et Alicia Leal. Car au-delà de son atelier et du chevalet sur lequel il crée, Alain a besoin de la chaleur des gens, besoin de partager ses connaissances et ses expériences avec de jeunes débutants. En cela, il est fidèle à son œuvre ; la mémoire se garde puis se partage pour continuer à être ce qu'elle est : de la mémoire et des souvenirs. Ainsi, il est fréquent de retrouver l'artiste français dans n'importe quelle province, dans n'importe quel coin du monde où se nichent l'art et l'amour de l'autre dans toutes ses dimensions. À Villa Clara, à Matanzas, dans la province de La Havane, il a laissé ses marques d'artiste, d'ami et d'homme : dans les écoles d'art, les ateliers, les maisons de la culture, les galeries, les espaces ouverts ou fermés ; qu'il parle seul à seul avec des étudiants ou des professeurs, dans une salle de classe, dans un théâtre ou dans la rue.
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Toute tribune est bonne pour enseigner, pour partager son savoir, pour ouvrir une brèche au talent, pour motiver une idée, faire naître une flamme qui ne s'éteindra plus. Il a laissé son empreinte dans l'Atelier expérimental des arts graphiques de la place de la Cathédrale de La Havane où il a réalisé une très belle pièce sur le Temps, son ami fidèle, et sur la Mémoire, cette ombre qui le poursuit. Lors de ses séjours à Cuba, Alain a rencontré différentes personnalités de la Culture et du gouvernement. Ses relations se sont multipliées avec le Conseil des arts plastiques et celui des arts scéniques. De même, on l'a vu dans des expositions, des théâtres, participant à une inauguration ou à une représentation. Il parla avec Abel Prieto (ministre de la Culture) de la mise en scène qu'ils venaient de voir − il n'a rien d'un étranger − et avec Fernando Rojas (vice-ministre de la Culture) qui lui demanda de soutenir les écoles d'art en y réalisant des ateliers et en y exposant ses œuvres. Guillermo Solenzal du Fonds cubain des biens culturels lui proposa un nouveau projet après l'exposition de Collage Habana, parce que l'art est vaste, le sien particulièrement ; parce qu'il va au-delà de toutes les frontières, parce qu'il les dépasse avec un talent inné qui l'a amené à être un homme noble, de grande valeur morale et éthique, ayant gagné l'amitié de nombreux Cubains qui l'admirent et le respectent. Lors de son dernier voyage, il nous a réservé une surprise : il n'est pas venu seul, mais accompagné de son ami peintre David Kessel, qui nous a présenté une excellente exposition de peintures, d'aquarelles et de gravures, à la technique épurée et à l'humour singulier, très proche de notre langage. Un ami qu'il a fait connaître à tous ses amis cubains et avec qui il a pu partager le plaisir des applaudissements lors de la première de La peinture et autres lieux, inaugurant avec lui son exposition et contribuant à la magie de cet événement, bien que ce fut la nuit la plus pluvieuse que nous ayons eue à La Havane ces derniers temps. Voici ce promoteur culturel de Cuba et de la France, l'ami, l'artiste, le voyageur du temps, le gardien de la mémoire et de l'amitié. Voici ses amis, ses connaissances, les gens appréciant son art et son âme toujours prête à aider les autres, à montrer le chemin, afin qu'ensemble nous puissions avancer avec son aide, celle de son art et de ses images ; voici celui qui nous sauve du temps, pour que nous gardions notre mémoire collective et que le jour où nous ne serons plus là, rien ne soit oublié.
PETER SAMIS / Musée d’art moderne de San Francisco, commissaire de l’exposition "Alain Kleinmann" au Magnes Museum de Berkeley à trente-cinq ans, Alain Kleinmann s’est déjà affirmé comme l'un des artistes européens les plus intéressants de sa génération. Il a soigneusement forgé son propre langage de signes, un vocabulaire visuel unique dans lequel Rembrandt et les artistes de l’histoire européenne fusionnent avec les innovations des maîtres de l’après-guerre tels que Francis Bacon, Larry Rivers et Robert Rauschenberg. Ses œuvres ont été exposées au Centre Georges Pompidou à Paris, à la Kunsthalle de Berlin, au musée Charlottenborg de Copenhague, et dans de nombreux autres musées et galeries internationaux. Il a reçu près d'une douzaine de prix, est membre de huit Salons différents, a créé des costumes et des décors pour des spectacles à Paris, ainsi que des illustrations pour les principaux journaux français, des couvertures de livres et pour la presse. Maintenant, à l'occasion de cette exposition au Magnes Museum de Berkeley, sa première exposition en solo dans un musée américain, il convient de donner quelques informations concernant Kleinmann et ses peintures au public anglophone. Kleinmann a commencé son exploration de la peinture et de la gravure dès l’adolescence. Cette formation précoce a été complétée par des études universitaires le menant à des diplômes d'études supérieures en mathématiques théoriques et en sémiologie, la science des signes. Pendant et après ces études, il a continué à peindre, en passant par l'apprentissage des tendances dominantes dans lesquelles il a adopté et maîtrisé un large éventail de techniques et de styles. Rétrospectivement, les approches qu'il tentait durant cette période (1974-1983) peuvent être considérées comme une volonté d'étendre la surface bidimensionnelle et prisonnière du temps de la toile et de lui donner plus de poids dans l’espace. Inspiré de ses propres questionnements sur la relation de l’art à la vie et à la mort et des expérimentations de l'artiste anglais Francis Bacon, Kleinmann a fait une série de tableaux composés de plusieurs images superposées de visages en mouvement, explorant implicitement le concept de l'âme en tant qu’elle anime ou déplace un corps. à peu près au même moment, l'artiste s’est intéressé à une autre des limites de la peinture : son caractère bidimensionnel. Travaillant avec des résines synthétiques, il sculptait des visages et des mains qui sortaient de la toile et les peignait pour les intégrer parfaitement à la composition. Rétrospectivement, il semble clair qu'il essayait d'ajouter un supplément de vie ou de réalité tangible à la surface peinte. Il n’avait pas encore trouvé le chemin − qui finira par se révéler à lui − pour dépasser la peinture traditionnelle de chevalet. Après avoir abandonné le travail des résines synthétiques qui affectait sa santé, Kleinmann se tourna vers une autre tendance de l’art contemporain, dans son effort continu pour obtenir une confrontation humaine entre la peinture et l'observateur : le photoréalisme. Alors que ses travaux avec des résines faisaient sortir leur sujet dans l'espace de vie du spectateur, ses grands tableaux, à la surface plane, noire et blanche, emmenaient le spectateur vers l'espace de leur sujet. Peut-être Kleinmann avait-il choisi le noir et blanc pour ces travaux afin de souligner l’artifice de la peinture que les figures réalistes démentaient. En attendant, il commençait déjà à développer un autre style, qui lui permettrait de synthétiser beaucoup de ses réalisations d’alors dans un nouveau langage visuel, plus complètement intégrées. Ce sont ses lavis, travaux de collage et encres sur papier qui mêlaient ses talents de superbe dessinateur à de grandes surfaces abstraites constituées de cartes, de tickets de métro, de typographie et de billets de voyage, le tout colorié avec de vives encres de Chine. Il construisait les surfaces de ces compositions en y ajoutant de la pâte à papier afin de créer un magma pictural lié à une figure adjacente.
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Alors que, dans ses gros plans photo-réalistes, tout était révélé, Kleinmann commençait à expérimenter un langage d’absences dans les lavis. Ces travaux, illustrés par "Identity 7" ou "Le départ de Mr. K.", traitaient des questions du temps et de la mémoire, des vies inconnues dans leur réalité, mais suggérées par des traces, des gestes, des fragments d’images ou de mots, le tout perçu comme des documents obsolètes à travers la patine du temps. Kleinmann transcendait les limites de l'imagerie statique du cadre de la toile en creusant dans la vie des matériaux à portée de main ; notamment le papier, premier pourvoyeur d’identité à l'ère de l'Information. Le papier, après tout, prend une vie propre quand il traverse le temps : le processus de sa dégradation. Il commence neutre et neuf et gagne du caractère à mesure qu’il disparaît. Au cours des dernières années, Kleinmann a transposé cette méthode de travail vers la toile. Ce faisant, il a assimilé les tons de lavis sépia des toiles de Rembrandt − archétypes dans la tradition européenne de la quête de l'âme dans une surface de peinture − à ses propres opérations complexes, créant une série de peintures qu'il appelle "Fragments de Mémoire". Chose intéressante, lorsque Kleinmann crée ces compositions, les figures n’apparaissent souvent qu’en dernier. Il construit à partir de la base, prépare sa toile avec une sous-couche de gesso teinté et une superposition de textures, de billets, de gaufrages et de tissus. C'est seulement plus tard, après qu'il ait travaillé sur une série de couches intermédiaires, qu’une figure se dégage pour humaniser cet ensemble de références. Le résultat est une unité qui n'est jamais purement anecdotique, un art qui met la figure dans un réseau d’implications, à la fois textuelles et texturales. Son expérience de la sémiotique met Kleinmann en position de force quand il manipule une multiplicité de langages visuels : photos, dessins, tampons en caoutchouc, billets, chiffres, phrases manuscrites ou lettres, pages de livres de prières, correspondances personnelles et documents officiels. Ses textures proviennent de matériaux qui ont vécu et souffert, qui ont déjà reçu l'empreinte de l'intervention humaine. Témoins, par exemple, les matériaux de la grande œuvre Fragments de mémoire, dans l'ombre de ses yeux : carton à la surface arrachée, révélant ses nervures intérieures et ses arrière-plans ; papier froissé puis aplati de nouveau ; papier à la peau grattée violemment ou imprimée mécaniquement avec un motif sans sens ; papier qui s’est déformé ou froissé dans son collage sur une autre surface ; et enfin, photographies cachées derrière une gaze ou de la paraffine, en retrait, partiellement révélées ; elles reculent dans le temps, comme cachées à la vue, comme si leur précision avait été engloutie dans la demi-vie de la mémoire générationnelle. Tous ces éléments, si divers et individualisés, sont harmonisés dans la composition finale par la main de l'artiste. Les dernières toiles ressemblent à des paysages topographiques, remplies de crêtes, de montagnes et de plaines, de surfaces minérales, comme des régions sèches avec des lits de rivières occasionnels, l’Arizona ou l'Utah vus du ciel. La surface de peinture abstraite prend les qualités de l’âme. La répartition de la matière de l'image conduit à la construction du sens. Kleinmann fait attention à s'assurer que ses modèles imaginaires soient au meilleur de leur apparence, comme ils l'auraient souhaité en étant enregistrés pour la postérité par le pinceau du peintre ou l’objectif de l’appareil de photo. Les sœurs bien habillées dans Fragments de mémoire en sont un exemple. Elles existent dans leur pose dans un premier "moment" imaginaire de sa peinture. Mais ce qui a commencé comme un instant d’immuabilité, arrêtant le processus de vieillissement et d'écoulement de temps, se transforme en son contraire : le processus de vieillissement est infligé à "l’instant immuable". Un deuxième "moment" apparaît, le temps qui vient après, dans le travail assidu de composition du portraitiste se décompose. De manière significative, ce processus s’applique à des individus, et non à tous de façon générique. Le visage donne forme à l'âme ; quand un visage est attaqué, comme c'est le cas de la sœur la plus âgée, nous avons l'intuition de la tragédie. Kleinmann peint les présences, il sent qu'il a quelque chose à en apprendre. Pour lui, il n'y a pas de spiritualité sans des personnes spécifiques qui cultivent leur vie intérieure. Comme il le dit : " La dimension des choses est exactement là. Pour moi, la vraie spiritualité est dans l'acte d'embrasser la vraie matérialité, et non de l’éviter du regard ". Les personnes qu'il évoque ont un double fardeau à porter : celui de leur propre vie, entourée et façonnée par les circonstances historiques et celle de leur relation plus large à l'homme et au cosmos. Ils font l'expérience de leur condition humaine personnelle, et en expriment leur compréhension à travers leur regard. Le troisième " moment " dans une peinture de Kleinmann se produit lorsque nous, les spectateurs, y sommes directement confrontés. Il y a une double réponse : une fascination et une tristesse. Une fascination pour les textures, la richesse des surfaces, la sensibilité du regard peint, la diversité des matériaux utilisés, mais aussi une douleur qui vient des couleurs vieillissantes et de la conscience que nous attribuons à une présence qui nous regarde comme un miroir, nous interrogeant à travers le temps. Ceux qui étaient censés rester derrière, disparaître, nous regardent, nous, les vivants, présents, en chair et en os aujourd’hui. Et pourtant, il se pourrait bien que nous soyons transitoires alors que ces œuvres d'art continuent de vivre (ce fut peut-être l'une des leçons les plus amères pour Picasso vieillissant que d’être confronté à " l’immortalité " de ses œuvres). En raison de la valeur de l’art dans la culture occidentale, ces simulacres, ces substituts d’âmes pourraient supporter sur leur fin support de toile, au-delà de notre superficialité, des corps plus solides. C'est peut-être là un rééquilibrage de la balance. Nous pouvons profiter entièrement de ces créations maintenant en nous engageant à un examen mutuel, à un dialogue de regards : la curiosité de ce monde pour un autre, du présent pour le passé, du vivant pour le mort. Plus tard, nous passerons nous-mêmes par ce chemin, tandis que les peintures survivantes deviendront des témoignages pour une génération future. Et notre génération, dont un membre a pourtant fabriqué cet artifice, pourrait bien être expulsée du centre de l'équation sans même y laisser de trace. Mais, plus probablement, ces peintures montreront l’empreinte de notre passage dans le temps, peut-être même au-delà de tous les autres. Durant les cinq dernières années, les artistes de toute l'Europe et des Amériques ont de plus en plus désiré exprimer une " conscience historique ", établissant une connexion, à la fois dans le sujet et dans le traitement, avec les générations et des civilisations passées.
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À une époque où nous doutons de la valeur de toute construction mentale pour expliquer le monde, Kleinmann crée une surface d'interprétations. Cette surface, ainsi que les réponses qu'il suscite, offrent une complémentarité frappante avec les peintures beaucoup plus monumentales de l'artiste allemand d'après-guerre qui partage ses initiales : Anselm Kiefer. C'est comme si Kleinmann et Kiefer avaient été engagés dans un dialogue involontaire mais fatidique, enracinés dans les schismes de leurs peuples respectifs au cours de la Seconde Guerre mondiale, une guerre qui a pris fin avant leur naissance, mais dont les conséquences ont profondément affecté chacun d'entre eux, l'un allemand, l'autre juif. Les deux hommes ont pris sur eux le fardeau de la conscience de leur nation, se lançant dans la reconstruction et la guérison de leur mémoire. Kiefer le fait dans de grandioses et larges déclarations wagnériennes : il fait des peintures épiques se référant aux dieux et aux héros teutons, ainsi qu’à leur chute. Contrairement à ces grandes déclamations germaniques, Kleinmann joue le juif précis, sensible et doué. Si Kiefer représente la peinture des oppresseurs repentants, Kleinmann représente la réponse des victimes involontaires. Les gens ordinaires, les juifs inconnus du passé, sont ressuscités, sanctifiés et transformés en héros. Leurs destins précis sont inconnus, mais souvent nous craignons le pire. Alors que l'art de Kiefer évoque les grands cycles de l'histoire et l'importance du collectif, Kleinmann semble réaffirmer l'importance de l'individuel. Il paraît parfois que Kleinmann fabrique des cartes d’identité individualisées pour racheter ceux que les nazis avaient massacrés en masse. Il semble avoir adopté pour mission la réhumanisation de ceux qui ont été dépouillés de leurs noms, de leurs maisons, de leurs familles et de leurs identités, de ceux qui ont été rabaissés au rang de bétail, parqués dans des wagons et conduits vers leur extermination. Quoiqu’il en soit, cet artiste né en 1953, produit de deux " miracles " (deux parents juifs qui ont survécu à l'Holocauste), a été doté du privilège et de la responsabilité du souvenir. Il existe d'autres artistes qui travaillent dans des veines affiliées dans la génération actuelle ; parmi eux les Starn Twins, les Californiens Stephen De Staebler, Betye Saar, Harry Fritzius et Deborah Oropallo, le Yougoslave Mersad Berber, et le Tchèque Jiri Anderle. Ils travaillent dans des techniques aussi diverses que la peinture, la gravure, la sculpture et la photographie − traversant et brouillant souvent les frontières entre ces domaines. Tous sont activement impliqués dans la conjuration et la résurrection du passé, le plus souvent à un niveau incomplet ou de compromission, emplis de la rémanence de l’action du temps ou de la douleur qui l’accompagne. Le passé rampe dans leurs œuvres comme une souillure, souvent une souillure rembrandtesque, renforcée par l'apparence de vieilles photographies. Le critique Robert Hughes a suggéré que " Ainsi que le théâtre remplace vie, la nostalgie remplace l’histoire ". Quelque part entre le domaine saccharine de la nostalgie et les noms et les dates précis de l'histoire, il se trouve un terrain mythique du milieu dans lequel les artistes comme les écrivains tentent une recherche de sens, un axe de continuité pour notre temps présent déraciné. Les œuvres d’Alain Kleinmann dans la présente exposition créent réellement une " mémoire d’images ", un forum éloquent pour se souvenir du passé à travers notre imagination et réinvestir le présent avec des résonances que nous co-créons.
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Ĺ’ uvres sur papier
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"Porte II". Techniques mixtes sur papier. 70x40 cm
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Les fruits de la mémoire Travailler sur la mémoire est un acte de projection vers le futur et non une nostalgie passéiste. Pour qu'un arbre ait un tronc, des branches et puisse porter des fruits, il faut d'abord qu'il établisse ses racines. C'est dans un rapport construit à la mémoire que se définit l'identité avec laquelle on peut fonder son présent et son avenir. La mémoire et l'identité sont peutêtre d'ailleurs profondément des synonymes. L'une explique constamment l'autre et chacune est cette galaxie de petits morceaux de réalité séparés qui deviennent une unité et en peinture une unité plastique. A. K.
"Portrait de mon grand-père". Mine de plomb sur papier. 14x20 cm
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"IdentitĂŠs". Techniques mixtes sur papier. 28x40 cm
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"Le heurtoir". Mine de plomb sur papier. 20x30 cm
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"Escalier de la Vieille Havane IX". Techniques mixtes sur papier. 23x40 cm
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La peinture et le temps Le temps est naturellement inscrit dans de nombreux aspects de la peinture : le temps de fabrication d'un tableau, le temps dans lequel la toile est plongée et vieillit, le temps représenté dans la toile, le temps que met un spectateur à regarder la toile. Or curieusement, on oblitère souvent cette dimension en ne considérant une toile que dans son rapport à l'espace. A. K.
étude pour "Escalier de la Vieille Havane I". Mine de plomb sur papier. 30x25 cm
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"Escalier de la Vieille Havane I". Techniques mixtes sur papier. 23x40 cm
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"Fragments de mémoire". Lavis sur pâte à papier et matériaux. 125x157 cm (détail)
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"Errance I". Techniques mixtes sur papier (dĂŠtail)
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sculptures / objets
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Les valises On dit de certaines personnes aux visages fatigués qu'elles ont des valises sous les yeux. D'autres, dans l'inquiétude de leur errance ont aussi des valises sous les yeux. De vraies valises et qu'aucun maquillage jamais ne semble pouvoir faire disparaître. La mémoire des objets Tout a une mémoire. Il y a quelques années, je travaillais surtout sur des représentations humaines. Je me suis rendu compte que des objets ou des lieux pouvaient porter autant d'histoire, d'intensité émotionnelle, d'humanité que des regards. Ils ont leurs propres souvenirs. Une façade d'immeuble devient le témoin de toutes les histoires qui se sont déroulées devant elle, un fauteuil vide garde la trace de celui qui avait l'habitude de l'occuper, les valises gardent la mémoire de leurs contenus et de leurs errances. Les choses abandonnées conservent la persistance des présences antérieures comme un silence musical conserve la présence des dernières notes jouées. A. K.
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"Errance I". Bronze. 63x68 cm
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"Un voyage". Techniques mixtes. 60x40 cm
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"Questions-rĂŠponses". Bronze. 67x45 cm
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livres
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"Pirkei Avot". Bronze. 25x29 cm
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"écrits I". Bronze. 90x35 cm (détails)
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blanc
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"Mémoire blanche I". Techniques mixtes sur toile. 150x150 cm (détail)
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A-t-elle fini par quitter tes tableaux blancs, la nuit ? Non. C'est toujours la nuit, a-t-il dit. Alors j'ai compris : la nuit a seulement tourné sa chemise à l'envers. Milan Kundera Durant ces dernières années, je ne me suis presque exclusivement intéressé dans mon travail qu'aux teintes sépia, brunes, ocre, pain d'épice ou mordorées. Je n'ai jamais été un grand partisan des explications symboliques ou littéraires autour de la peinture (pour un peintre un "marron terre de Sienne" est avant tout un "marron terre de Sienne"), mais il faut reconnaître que toutes ces patines aux couleurs des vieilles photos jaunies et du temps correspondaient assez bien à cet espoir que j'avais de faire ressurgir des images enfouies dans le passé et la mémoire. Ce n'est que très récemment que j'ai curieusement ressenti un violent besoin de noyer toute cette démarche dans du blanc, jusqu'au désir de ne plus peindre que blanc sur blanc, d'en effacer radicalement toute trace. Le vrai paradoxe était que je souhaitais les en effacer, oui mais en conservant pourtant impérativement leur présence… Ces toiles sont les fruits (sûrement mûris d'incertitudes) de ces interrogations. Comme si inéluctablement l'oubli, un jour, devait effacer la mémoire... Les traces sur les murs, sur les sols, dans les souvenirs, meurent toutes peu à peu... Elles libèrent de nouveaux espaces vierges pleins de promesses, mais elles portent en même temps toujours l'absence de tout ce qu'il a fallu oublier pour cela... A. K.
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"Les déchirures de la mémoire I". Techniques mixtes sur toile. 97x130 cm (détail)
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huiles sur toile E T mat ĂŠ riaux
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"Une vie de pierre". Huile sur toile et matĂŠriaux. 195x130 cm
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"Le temple". Huile sur toile et matĂŠriaux. 97x130 cm
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"La maison d’étude". Huile sur toile et matériaux. 130x195 cm
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"Aube". Huile sur toile et matĂŠriaux. 97x130 cm
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"Enfances à Shanghai". Huile sur toile et matériaux. 130x195 cm
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"Un souvenir d’école". Huile sur toile et matériaux. 130x195 cm
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"Les deux frères". Huile sur toile et matériaux. 97x130 cm (détail)
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O rient
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"Idéogrammes". Huile sur toile et matériaux. 97x130 cm
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En haut "La dame de Shanghai". Techniques mixtes sur papier. 56x58 cm / En bas "Un voyage en Chine". Huile sur toile et sculptures. 92x73 cm
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multiples  : lithographies et sculptures sur papier
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l i thogr a ph i e s
"L’escalier". édition A.M.I. 55x76 cm
"Une mélodie oubliée". édition A.M.I. 55x76 cm
"La soliste". édition Artco France. 55x76 cm
"Architectures". édition A.M.I. 55x76cm
"Un parcours". édition Artco France. 55x76 cm
"Un souvenir d’école". édition Artco France. 55x76 cm
"La grande bibliothèque". édition Artco France. 55x76 cm
"Fragments de mémoire I". édition Manart. 63x87 cm
"Le peintre chinois". édition ArtcoFrance. 55x76 cm
"Persistance d’un regard". édition A.M.I. 55x76 cm
"Le départ". édition A.M.I. 55x76 cm
"Le kotel". édition Artco France. 55x76 cm
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"L’escalier gris". édition Artco France. 55x76 cm
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"Communication". édition groupe Test. 55x76 cm
"Fragments de mémoire I". édition bleue Manart. 63x87 cm
"La grande sœur". édition Artco France. 39x60 cm
"Un voyage oublié". édition Artco France. 76x55 cm
"La grande gare". édition Artco France. 76x55 cm
"La pause". édition Artco France. 76x55 cm
"Une vie de pierre". édition A.M.I. 76x55 cm
"Le grand portail". édition Artco France. 76x55 cm
"La réunion". édition Artco France. 59x44 cm
"Le livre du lieu". édition Dukan. 59x44 cm
"Le maître chinois". édition Artco France. 76x55 cm
"Héder". édition A.M.I. 76x55 cm
mur – mur
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th é âtre : la peinture et autres lieux
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La peinture et autres lieux Ce spectacle inspiré de l’œuvre plastique et littéraire d’Alain Kleinmann a été créé par l’Espace théâtral Aldaba sous la direction artistique et générale d’Irene Borges. Il fut présenté pour la première fois au théâtre Bertolt Brecht de Cuba, à l’occasion de la XIe Biennale internationale d’art de La Havane puis repris par de nombreuses salles. L’installation d’Alain Kleinmann a été réalisée dans les ateliers de l’Académie nationale des beaux-arts San Alejandro, dirigée par Sandra Fuentes Guevara.
DE LA PEINTURE AU THÉÂTRE ET AUTRES CONFLUENCES Les frontières entre les genres artistiques semblent de plus en plus floues, en particulier entre ceux qui, comme le théâtre ou le cinéma, synthétisent et combinent les arts. La peinture et autres lieux, proposition d'Irene Borges et de son groupe l'Espace théâtral Aldaba en est un exemple flagrant. L'œuvre plastique du Français Alain Kleinmann (1953), qui était présent à la première, est à la source de cette création collective présentée au théâtre Bertolt Brecht durant tout le mois de juin. La reconstitution de l'imaginaire individuel et collectif est l'obsession qui régit la poétique de ce peintre-sculpteur-graveur. Descendant d'une famille victime du nazisme, il travaille sur des silhouettes humaines aux contours diffus, suggérant que les traces des guerres, des régimes totalitaires et de ces monstruosités qu'ont été les camps d'extermination restent gravées à jamais dans la mémoire des survivants, de leurs enfants et petits-enfants. C'est pourquoi la tache, le segment ou le fragment apparaissent dans son œuvre comme des zones de signification essentielle. En côtoyant ce monde plastique passionnant, Irene et les membres de son groupe ont conçu un retable tout aussi passionnant. La mise en scène reproduit l'atmosphère et le mystère de la mémoire, évoquant les rêves (parfois les cauchemars) de cet artiste international ayant exposé dans les plus grands musées et les foires d'art internationales et ayant fait l'objet de nombreuses monographies, thèses et films. La scénographie utilise la projection des œuvres de Kleinmann dans l'espace, se fondant avec les costumes des acteurs et arrive ainsi admirablement à créer une atmosphère magique, surréaliste et fantasmagorique, dans laquelle les lumières de Marvin Yaquis, apportant à l'ambiance générale des contrastes et des clairs-obscurs, jouent un rôle déterminant. Un autre ingrédient fondamental est la musique et de manière générale toute la bande-son qui accompagne et complète les textes. Ceux-ci sont tirés d'écrits d'Alain Kleinmann (La peinture et autres lieux et Le livre du blanc) ainsi que du Cantique des cantiques auxquels viennent s'ajouter les contributions des acteurs, sous forme d'envolées philosophiques et poétiques (parfois peut-être un peu appuyées et se démarquant du caractère allusif et métaphorique des autres textes qui constituent la quasi-totalité de la pièce). Une scène particulièrement émouvante est celle où les personnages évoquent leurs proches disparus, montrant leurs propres photos de famille qui sont en parfaite osmose avec l'essence du texte, reflétant ainsi le vécu des acteurs eux-mêmes. Le travail corporel, chorégraphique et textuel n'est pas moins important et constitue une somme d'éléments artistiques parfaitement mêlés qui renforcent l'idée d'alliance et d'intégration, permettant d'entrevoir le fait théâtral comme une interaction. De sorte que le visuel et l'harmonie des sons s'unissent inextricablement pour amener le spectateur sensibilisé et complice à souffrir, se délecter et réfléchir à chaque idée, à chaque image. La direction d'acteurs atteint un parfait équilibre qui jamais ne détone avec la performance globale. Avec La peinture et autres lieux, se rapprochant de nous et partageant un espace commun – celui de la mémoire, de la nostalgie, de l'Histoire qui coïncide avec les histoires, du temps et toujours évidemment de l'amour – Borges et son groupe nous offrent beaucoup d'euxmêmes à travers l'œuvre de Kleinmann, ouvrant en nous une géographie tout à fait inhabituelle et inédite. Frank Padrón
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FRAGMENTS DE MÉMOIRE La modernité pourrait se définir comme une série de fragments, de renseignements, d'expériences, de bribes aléatoires, de vestiges de toutes sortes de disciplines, qui proviennent de voies et d'influences diverses. Bribes significatives pour l'artiste qui assemble ces fragments de vie en dessinant le visage de la mémoire. La mémoire (souvenirs, sentiments, désirs, expériences qui façonnent la vie) est partie intégrante de l'être et a le visage de chacun de nous : elle est personnelle et appartient à une époque, à un lieu précis. Il nous échoit d'y prendre le train de la vie à une station déterminée du temps. Car la vie, commune à tous, nous plonge dans des lieux, des situations, des faits qui nous sont communs et nous mettent en relation les uns avec les autres. En matière d'art, le créateur métamorphose ses expériences vécues et nous livre sa réalité. Il nous l'offre pour que nous participions à son expérience, que nous cheminions main dans la main dans son monde. C'est ainsi que se dessine le visage de la mémoire. Alain Kleinmann savait dès le début quel serait son chemin artistique : reconstruire, fouiller dans la vie de ses ancêtres, de ceux qui vécurent autrefois, pour se retrouver en eux en tant qu'homme. Sa trajectoire biographique est sillonnée d'étapes qui l'ont amené à concevoir un univers de couleurs très particulières. S'il est sûr que chacun d'entre nous est sa propre biographie – car chaque expérience se décante dans notre être – il est également sûr qu'Alain Kleinmann traverse la vie avec frénésie et en extrait une richesse qui se traduit dans ses œuvres par une simplicité lourde de sens. Avec cet arsenal d'idées et d'expériences, Irene Borges a commencé à travailler il y a un moment déjà, à la réalisation d'un rêve : amener au théâtre, à la réalité, cette vie déposée sur cartons, sculptures, toiles et objets d'Alain Kleinmann. Unissant son talent de metteuse en scène à celui de l'artiste et y ajoutant le désir du groupe Espace théâtral Aldaba, elle a créé La peinture et autres lieux, spectacle issu d'un travail de création collective dans lequel chacun a insufflé ses propres expériences. La pièce a pris le titre homonyme du livre de Kleinmann qui est également à la base de ce travail. Grâce à la Biennale de La Havane et à la persévérance de l'Espace théâtral Aldaba dirigé par Irene Borges, le travail d'Alain Kleinmann prend aujourd'hui vie sur scène, respire en temps réel et chemine dans notre propre dimension. S'éloignant des toiles et des cartons où se nichaient les souvenirs, il atteint ainsi son espace transcendé. Un travail passionnant et novateur où la scénographie, la lumière, la gestuelle et la parole font allusion au temps. En un peu plus d'une heure, l'histoire se meut, entourée d'un espace magique et créatif original. Si vous vous engagez à passer le seuil de la salle, vous serez confrontés à un spectacle différent. Vous serez accueillis par un labyrinthe empli d'objets éclairés à la bougie et de comédiens qui évoquent des thèmes se rapportant à La peinture et... le sort en sera jeté. Comme les pages d'un livre singulier ou des fragments de vie, on rencontre des images traduisant le ressenti de Kleinmann. Le drame se positionne, s'immisce dans l'atmosphère par des visions, des mots et un collage musical également protagonistes de la mise en scène. Les images de l'œuvre de Kleinmann apparaissent sur le mur et devant elles s'intègrent et alternent les acteurs qui jouent avec elles, entrent et sortent par les portes, montent les escaliers, respirent dans cette autre dimension. De manière savante, Irene Borges "pénètre" la pensée et le ressenti de l'artiste. La scénographie accumule des objets – landaus, valises, portraits photographiques – et restitue les faits ayant suscité cette vie fixée sur les toiles et les objets que le temps n'a pu dévorer. Tout cela fait surgir une mémoire qui était comme assoupie dans l'œuvre de Kleinmann, incitant les esprits à se souvenir. L'histoire se développe alors entre silences et absences, bruits et présences, conduite par des acteurs qui évoquent sur scène les tons, les ombres, les lignes, les gestes, les angoisses et les douleurs et, avec leurs corps et leurs voix, dessinent sur la réalité l'apparente irréalité d'une peinture (en l'occurrence celle d'Alain Kleinmann), qui est plus réelle que nous ne le sommes nous-mêmes. C'est que sa vie coïncide avec sa création. Ce sont les deux faces d'une même médaille : une vie qu'il a fait le serment de vivre pleinement. Afin de souligner ce qui a été vu au théâtre, ses travaux ont également été exposés dans le hall du théâtre Bertolt Brecht. Il faut savoir que l'artiste français, qui a réalisé plus d'une centaine d'expositions personnelles en Europe, aux États-Unis, en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud, porte dans sa chair les traces indélébiles laissées par un moment de l'Histoire européenne qui a changé bien des vies. Son histoire est dans son œuvre. La retrouver a été la constante de son travail plastique, tel un voyageur du temps. Comme un archéologue, il arrive dans ses créations à reconstruire un passé chargé de souvenirs, de photos, d'objets... à la manière d'un rêve, d'une scénographie qu'il remodèle à sa guise pour élaborer un passé qui n'a pu être. Avec un esprit et un talent tournés vers l'art, ses œuvres (estampes, dessins, peintures, objets sculpturaux...) ont comme protagoniste fondamental la mémoire, celle qu'il recherche et rencontre, tel un détective minutieux qui retrouve ses propres traces dans le passé. Ainsi, entre les lignes, les textures, les fragments, les empreintes et les taches (teintés par les souvenirs : le sépia des vieilles photos, les tons capricieux que répand le temps sur les choses), son travail se peuple de visages et de personnages d'une autre époque, juifs assassinés en Allemagne, en France, en Russie, en Pologne... Pour savoir qui l' on est, on doit reconstruire le passé parce que les personnes ne sont plus là pour en parler, explique-t-il. En regardant son travail, on peut ressentir de la douleur, voire de la tristesse, entendre de l'angoisse, car la mémoire est ainsi faite : sensorielle, visuelle et auditive. Magie de l'art et de l'artiste qui crée
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th é âtre : autres d é cors
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"Il pleut sur le bitume" / Spectacle de Stephan Meldegg, théâtre La Bruyère, Paris, 1984. Décors : Alain Kleinmann et Pierre Lévy
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"mémoire golem" / Chorégraphie d’Elinor Ambash, Maison des arts de Créteil, 1987. Décors, costumes, et affiche : Alain Kleinmann
ELINOR AMBASH Après avoir travaillé à l'Académie de Musique de Jérusalem et à l'école Mudra de Béjart à Bruxelles, elle danse avec les compagnies Bat-Dor, Anne Béranger et Le Ballet Théâtre de l'Arche. Elle fonde sa propre compagnie en 1980. Premier prix de Bagnolet et du Ministère de la Culture en 1981. Bourse "Villa Médicis hors les murs" pour New York en 1984. La Compagnie Elinor Ambash est depuis 1981 subventionnée par le Ministère de la Culture. MéMOIRE GOLEM Chorégraphie : Elinor Ambash Danseurs : Elinor Ambash, Catherine Amory, Olivier Gelpe, Pascale Jurquet, Yann Marussch Décors, costumes et affiche : Alain Kleinmann Musique : Elinor Ambash, Fred Elfassy, Arié Mambouch éclairages : Arié Mambouch Régie: Ivan Rouffignac, Olga Karpinsky Coproduction : Vocalise Danse Théâtre / Maison des Arts et de la Culture de Créteil / Le Théâtre Contemporain de la Danse Subventionné par le Ministère de la Culture
Alain KLEINMANN "Avec une sincérité totale, un don de soi impressionnant, Elinor Ambash maîtrise totalement sa compagnie, elle est une vraie chorégraphe en pleine possession de son métier." / André-Philippe HERSIN − "Saisons de la Danse" "Une oeuvre enflammée, où passe un souffle sauvage et rauque, dont l'énergie puissante et fondamentale revêt une saisissante et pathétique beauté. Elinor Ambash subjugue. Rien qui l'apparente à l'un des grands courants qui sillonnent le marché chorégraphique." / Raphaël de GUBERNATIS − "Le Nouvel Observateur" "Une très forte tension dramatique née d'un travail corporel authentique." Lise BRUNEL − "Le Matin"
Autour de la compagnie travaillent des artistes qui ont imprégné ma vie et qui m'ont fait aimer ce métier.
"Cette chorégraphe est l'une des personnalités les plus fortes de la jeune danse francaise." / Jean-Claude DIéNIS − "Danser"
Mes parents, cinéastes et scénographes, m'ont souvent parlé d'un mystérieux "Golem". Ce mot est lentement devenu pour moi un des noeuds des mes interrogations.
"La voix, propulsée par le mouvement, scande le temps et engendre le rythme." Jean-Marie GOURREAU − "Pour la Danse"
Gustave Meyrink a écrit dans son journal : "Le Golem que j'invente – nousmêmes – une hache pour briser la mer gelée des souvenirs. Le Golem grandit – j'ignore encore qui il est. Mais il existe. Je le nourris de ma cervelle, le vêt d'épaisseurs successives de phrases – l'un des deux mangera l'autre." La peinture d'Alain Kleinmann qui travaille autour de la mémoire me semble aussi très proche de mon univers intérieur. La musique aura plusieurs couleurs : l'élément vocal interprété directement par les danseurs est une base profonde de mon travail permettant d'enraciner constamment la voix dans le corps et le geste. Il sera enrichi par Arié Mambouch et Fred Elfassy d'enregistrements acoustiques en référence à des thèmes imprégnés de bribes d'inconscient. Elinor AMBASH
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Je veux essayer que les décors soient le paysage intérieur de ce qui est mémorisé. Comme les plaques photographiques du cerveau qui conserveraient la trace d'un événement du quotidien et qui revient effacé, fragmenté, transformé, raturé, tamponné. Morceaux d'images accompagnés de phrases entendues, de chants entamés, de blancs oubliés. Envoi des papiers froissés de notre mémoire tentant d'identifier les ressemblances d'images.
"Elinor Ambash utilise le souffle et la voix dans un procédé envoûtant." Marcelle MICHEL − "Le Monde" "Un travail inédit sur la voix, le cri, le souffle." Dominique FRÉTARD − "Le Monde de la Musique" "Le mouvement lyrique part d'une énergie intérieure concentrée qui jaillit parfois dans le cri ou se module dans le chant." / Bernadette BONIS − "Cnac"
Ci-dessus : Alain Kleinmann, "Mémoire", huile sur toile Contact : Compagnie Elinor Ambash − 3, rue Rollin 75005 Paris
monographies
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édition Museo Nacional de Bellas Artes, 52 pages. La Havane, 2008. Format 25x30 cm
éditions Galerie Meyer–Le Bihan, 32 pages. Paris, 2005. Format 25x30 cm
édition Ville de Kitzingen, 28 pages. Kitzingen, 2006. Format 25x30 cm
éditions La Recoleta, Museo del Holocausto et Centro Nacional de Artes Plasticas, 56 pages. Buenos Aires et La Havane, 2010. Format 24x30 cm
édition Musée Rigaud, 84 pages. Perpignan, 2010. Format 21x30 cm
éditions de Liesse, 244 pages. Coignières, 1997. Format 26x34 cm
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édition Espace d’Art du Marais, 196 pages. Paris, 2010. Format 10x15 cm
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édition Crédit Agricole Indosuez, 46 pages. Luxembourg, 2005. Format 25x30 cm
édition Musée de l'Académie des beaux-arts de Chine, 16 pages. Pékin, 1996. Format 21x30 cm
Autour de l’œuvre d’Alain Kleinmann. DVD d’Aline Mopsik. Paris, 2005. Format 13x18 cm
éditions Art Témoin, 84 pages. Paris, 2000. Format 22x28 cm
édition Galerie Alain de Rothschild, 16 pages. Paris, 1996. Format 21x30 cm
affiches
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couvertures de livres et de revues
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illustrations / images doubles
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Le Monde dimanche. 26 octobre 1980
Le Monde dimanche. 14 juin 1981
Le Monde dimanche. 27 juin 1980
Le Monde de l’éducation. Juin 1981
Arts n°60. 2 avril 1982
Le Monde dimanche. 20 juillet 1980
Arts n°52. 5 février 1982
Arts n°47. 24 décembre 1981
Arts n°57. 12 mars 1982
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Le Réfractaire n°30. Juin–juillet 1979
école Ariel. 1978
Minorités n°1. Janvier–février 1976
Le Réfractaire n°70. Janvier–février 1982
Le Monde diplomatique. Décembre 1975
Amitiés France-Israël. Avril 1976
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Le Monde diplomatique. Mai 1977
Le Réfractaire n°49. Juin–juillet 1979
Le Monde diplomatique n°296. Novembre 1978
illustrations pour les pirkei avot
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Pirkéi Avot (Traités des Pères), 152 pages chacune illustrée par A.K., Coffret-sculpture en résine synthétique, éditions A.M.I., 2008
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illustrations pour la haggadah de pessah
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Haggadah de Pessah (Histoire de Pâques), 104 pages illustrées par A.K., Coffret-sculpture en résine synthétique et cuir, éditions A.M.I., 1997
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groupe m ĂŠ moires
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LE groupe mémoires Texte publié dans "Groupe Mémoires", éditions Ville de Montceau et Guide Mayer, diffusion Flammarion, 2004
Groupe né d'échanges et de dialogues entre les artistes Alain Kleinmann et Hastaire à la fin des années quatre-vingt-dix, il était composé pour sa première manifestation et publication des peintres Hastaire, Alain Kleinmann, Yuri Kuper, Martin Vaughn-James, Wang Yan Cheng. Après de nombreuses expositions, le second catalogue du Groupe s'enrichit des talents de Didier Mahieu, Mary Curtis Ratcliff et Boris Zaborov. L'exposition de Montceau voit Lydie Arickx intégrer le Groupe, lequel invite à cette occasion l'artiste cubain Yoel Diaz Gálvez. Plusieurs marchands (C. Meyer, S. Dukan, C. de Smedt, N. Carpentier) invitèrent rapidement les artistes à exposer dans de grandes foires internationales (Art-Paris, Linéart – Gand, Belgique – St'Art, Strasbourg...), et dans diverses galeries (France, Belgique, Allemagne, La Réunion...) Le Groupe Mémoires est composé d'artistes majeurs issus de cultures et de pays divers (Angleterre, états-Unis, Russie, Chine, France, Belgique, Cuba) travaillant autour de l'idée de la mémoire (individuelle et collective), chacun depuis sa propre histoire de façon singulière mais dans des hypothèses picturales proches les unes des autres. Le XXe siècle aura connu d'importants groupes et mouvements en peinture (Surréalisme, Cubisme, Fauvisme, Cobra, Figuration libre...) et il est remarquable que le XXIe siècle qui verra les pays et les identités communiquer, se refondre et s'interroger, s'ouvre par le Groupe Mémoires qui porte précisément au travers de la peinture tous ces questionnements...
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manifeste du groupe mémoires Texte publié dans "Mémoires - Manifeste", éditions Art Témoin, Paris-Bruxelles, septembre 1999, dans "Mémoires", éditions Tiempo Paris février 2001 et dans "Groupe Mémoires", éditions Ville de Monceau et Guide Mayer, diffusion Flammarion, mars 2004
Aucune des Muses, filles de Mnémosyne – la Mémoire – ne présidait à une quelconque pratique picturale. Aussi sommes-nous décidés à prendre nos destinées en main... Pour beaucoup, les divers groupes ou mouvements artistiques de ce siècle et demi passé ne durèrent bien souvent que le temps de leur enthousiasme généreux porté par sa charge d'utopie. Nous savons cependant ce que nous devons à ces fusions brèves mais parfois éclatantes. Aujourd'hui, la peinture apparaît comme un lieu atomisé par le foisonnement des individualités et celui des nombreux mouvements qui le composent ; aussi par les guerres formalistes, les oppositions esthéticopolitiques, voire l'intolérance grandissante qui le décomposent. Sans doute ce siècle passé en aura vu de toutes les couleurs. Il reste qu'un arc-en-ciel est toujours la promesse d'un ravissement. De mouvements constitués autour d'un dogme rigide, à ceux d'artistes rassemblés, soudés par l'aveuglement critique, la plupart de ces fusions opérées nous apparaissent aujourd'hui comme ayant été dans l'ensemble salutaires, décisives et régénératrices. Même si, par exemple, nous saluons Dada pour s'être bâti et battu très raisonnablement contre l'absurde incarné en son époque par une incroyable boucherie et que, dans le même temps, nous nous interrogeons sur la dérive mussolinienne, guerrière et misogyne du Futurisme. MéMOIRES se veut avant tout un espace de liberté où se retrouvent à un certain moment de leur existence des peintres ayant déjà accompli une part significative de leur travail. C'est sur la reconnaissance de l'œuvre de l'Autre, de ses rapports, de son interaction avec la sienne, que se fonde la sympathie, ciment nécessaire à toute association en quête de sens. Certes, nous possédons nos cultures spécifiques, mais c'est notre intérêt pour un travail s'articulant de façon très manifeste autour de ce thème, ainsi que des hypothèses communes dans le langage plastique lui-même, qui nous réunit fortement. Depuis de nombreuses années – et parfois sans se connaître – nous avons souvent investi les mêmes lieux ; différemment, mais de manière troublante : de l'approche du fait pictural, en passant par le goût privilégié de certains matériaux (marouflages, incursions photographiques), comme des thématiques et de leurs intitulés ; tout semblait nous rassembler, tout nous rassemble aujourd'hui. Au-delà des jeux formels que suppose la peinture, nous savons que nous ne sommes que les archéologues de nous-mêmes, comme nous savons que nous sommes condamnés à revivre notre passé afin de nous projeter le plus loin possible en avant ; plus profondes seront les racines, plus l'arbre sera généreux. Par ailleurs, nous imaginons aussi que la mémoire, ce qu'elle nous dispense – nos souvenirs – nous est bien souvent une blessure ; Hugo dans Hernani nous dit que celui dont le flanc saigne a meilleure mémoire. à la fin du XIXe siècle, l'art est devenu partial. La peinture n'est morte que pour ceux qui s'acharnent à tenter de l'achever. Cependant, des iconoclastes tels que Duchamp, Man Ray ou Picabia, entre autres, dans la radicalité somptueuse de leur démarche, nous interdisent de la répéter à l'infini. Aussi nous délivrent-ils de la tentation aujourd'hui très répandue de s'y risquer sans gloire. C'est donc en connaissance de cause – ou pour le moins par son interrogation insistante – que nous nous définissons. Sans doute un véritable peintre n'en finit jamais d'interroger la peinture. Il lui faut néanmoins choisir : si son art ne se constitue pas comme un artefact, il ne relève alors que du simple mimétisme. Nous nous sommes risqués à explorer des contrées inconnues situées aux confins de nous-mêmes, de nos mémoires personnelles et collectives. Partageant un vocabulaire composé d'éléments faisant appel au figuré comme au non-figuré, à la peinture mêlée à des matériaux divers, archéologues de nos vies, artisans de nos propres langages picturaux, dynamisés par une réflexion synergique, si d'aventure nous trouvions au beau milieu de ces scories quelque chose nous apparaissant comme précieux – révélation heureuse de l'enfoui – nous n'aurons alors de cesse que de le faire partager...
Alain Kleinmann et Hastaire, cofondateurs du Groupe Mémoires
En haut : Boris Zaborov, Alain Kleinmann, Martin Vaughn-James, Lydie Arickx et Hastaire à Montceau Au milieu : Alain Kleinmann, Hastaire et Martin Vaughn-James dans l'atelier de ce dernier à Bruxelles En bas : Wang Yan Cheng, Didier Mahieu, Boris Zaborov, Alain Kleinmann, Martin Vaughn-James et Hastaire dans l'atelier d'A. K. à Paris
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A.K. vu par des peintres
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Par Boris Zaborov
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En haut : par Luis Caballero / En bas à gauche : par Sandorfi / En bas à droite : par Agam
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images biographiques
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avec Elie Wiesel
avec Louis Aragon
avec Edmond Jabès devant son portrait
avec Alain Finkielkraut dans l'atelier
avec Simone Veil dans l'atelier
avec Emmanuelle et Amos Oz
avec Julia Kristeva / Sa directrice de thèse en sémiologie
avec David Grossman
avec André Verdet
avec Daniel Boulanger
avec Reinaldo Montero
Alicia Dujovne / Discours inaugural de l’exposition à la Recoleta de Buenos aires
avec André Parinaud
avec Richard Dembo dans l'atelier
avec Hanna Schygulla et Alicia Bustamante dans l’atelier
avec Alicia Alonso
avec Vladimir Velickovic
avec Sandorfi
avec Ernest Pignon-Ernest
avec Yuri Kuper
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avec Boris Zaborov
avec Hastaire
avec Théo Tobiasse
avec Valerio Adami
avec Martin Vaughn-James
avec Roberto Fabelo
avec Nelson Dominguez
avec Michel Lévy et Jacques Chancel
avec K-Cho
avec Rigoberto Mena
avec David Kessel
avec Noëmi Waysfeld
avec Jacques Chirac / Président de la République
Jacques Toubon / Ministre de la Culture, à une exposition
avec Alain Poher / Président du Sénat à une exposition
avec Abel Prieto / Ministre de la Culture de Cuba
avec Eusebio Leal / Maire de la Havane avec Fernando Rojas / Vice-ministre de la Culture de Cuba avec Moraïma Clavijo / Directrice du Musée national des beaux-arts de La Havane
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avec Dominique Baudis / Député et vice-président des Affaires étrangères au Parlement européen