Cet ouvrage a été réalisé à l’occasion de l’exposition « Albert Marquet – Les bords de Seine, de Paris à la côte normande » présentée par le Musée Tavet-Delacour du 13 octobre 2013 au 16 février 2014 dans le cadre de Val d’Oise Océan Exposition organisée par la Ville de Pontoise avec le soutien du Conseil général du Val d’Oise et la collaboration du Wildenstein Institute Commissaire : Christophe Duvivier Directeur des musées de Pontoise
Avec l’assistance de : Claude Jacir Wildenstein Institute, Paris
Michèle Paret Sophie Pirou Assistante de conservation du patrimoine
Ainsi que celle de l’équipe des musées de Pontoise et des services municipaux © Somogy éditions d’art, Paris, 2013 © Musées de la Ville de Pontoise, 2013 © ADAGP, Paris 2013 pour les œuvres d’Albert Marquet © Succession H. Matisse
Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Conception graphique : Sabrina Regoui Fabrication : Michel Brousset, Béatrice Bourgerie, Mélanie Le Gros Contribution éditoriale : Anne-Claire Juramie Suivi éditorial : Christine Dodos-Ungerer Musées de Pontoise : Musée Tavet-Delacour Musée Camille Pissarro Conservation 4, rue Lemercier, 95300 Pontoise
ISBN : 978-2-7572-0728-4 Dépôt légal : octobre 2013 Imprimé en Italie (Union européenne)
ALBERT MARQUET Les bords de Seine, de Paris à la côte normande
Remerciements
Que toutes les personnes et toutes les institutions qui ont contribué par leur soutien, leurs conseils ou leurs prêts à la réalisation de cette exposition et de cette publication trouvent ici l’expression de notre profonde gratitude. Nos remerciements s’adressent tout particulièrement aux responsables des collections publiques et institutions suivantes :
Ainsi que :
Les directeurs ou responsables des galeries :
Guy Cogeval, président du musée d’Orsay et Caroline Mathieu, conservateur chargé des collections du musée d’Orsay, Paris
Charles Bailly, galerie Charles et André Bailly, Paris
Danièle Devynck, directrice du musée Toulouse-Lautrec, Albi
Anisabelle Berès-Montanari, galerie Berès, Paris Françoise et Florence Chibret-Plaussu, galerie de la Présidence, Paris
Bruno Ely, directeur du musée Granet, Aix-en-Provence
Wildenstein Institute, Paris :
Aix-en-Provence Musée Granet
Claude Ghez, président du musée du Petit Palais, Genève
Guy Wildenstein, président
Albi Musée Toulouse-Lautrec
Alain Girard, directeur de la conservation départementale des musées du Gard
Bagnols-sur-Cèze Musée Albert-André
Annette Haudiquet, directrice du MuMa, musée d’Art moderne André-Malraux, Le Havre
Bordeaux Musée des Beaux-Arts Caen Musée des Beaux-Arts Genève Musée du Petit Palais Grenoble Musée de Grenoble Le Havre MuMa – Musée d’Art moderne André-Malraux Lyon Musée des Beaux-Arts Meudon Musée d’Art et d’Histoire Paris Bibliothèque nationale de France Centre Pompidou – musée national d’Art moderne – Centre de création industrielle FNAC – Centre national des arts plastiques Musée Carnavalet Musée d’Art moderne de la Ville de Paris Musée d’Orsay Poissy Musée d’Art et d’Histoire Saint-Tropez Musée de l’Annonciade Strasbourg Musée d’Art moderne et contemporain
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Fabrice Hergott, directeur du musée d’Art moderne de la Ville de Paris Richard Lagrange, directeur du Centre national des arts plastiques, Paris Jean-Marc Lery, directeur du musée Carnavalet, Paris José de Los Llanos, directeur du musée des Beaux-Arts de Bordeaux Hélène Meyer-Roudet, conservateur des musées de Poissy Jean-Paul Monery, directeur du musée de l’Annonciade, Saint-Tropez Alfred Pacquement, directeur du Centre Georges Pompidou – musée national d’Art moderne – Centre de création industrielle, Paris Estelle Pietrzyk, directrice du musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg Bruno Racine, président de la Bibliothèque nationale de France et Sylvie Aubenas, directrice du département des Estampes et de la photographie, Bibliothèque nationale de France, Paris Patrick Ramade, directeur du musée des Beaux-Arts de Caen Sylvie Ramond, directrice du musée des Beaux-Arts de Lyon Guy Tosatto, directeur du musée de Grenoble Francis Villadier, conservateur du musée d’Art et d’Histoire de Meudon
Marie-Christine Maufus, directrice des publications Claude Jacir, en charge du Catalogue Marquet Et l’aimable collaboration de : Michèle Paret Marion Abbadie, Frédéric Audap, Jean Barnaud, Jean Baron, Stéphane Bayard, Maryse Bertrand, Agnès Birot, Marc Olivier Bitker, Amélie Bothereau, Magali Bourbon, Sylvie Carlier, Marie Cathala, Pauline Chapelain, Ludovic Chauvin, Céline Chicha-Castex, Marcel Constantin, Laëtitia Dalet, Virginie Delcourt, Delphine Desveaux, Christiane Dole, Marc Favreau, Serge Fernandez, M. et Mme Jacques Gairard, Marie-Jeanne Geyer, Saïda Herida, Danielle Hodel, Christian Hubert, Michel Hubert, Anne Jouannet, Sophie Kimenau, Marjorie Klein, M. et Mme Pierre Kohn, Sophie Krebs, Monique et Jack-Georges Lang, Stéphanie Lardez, Marc Larock, Perrine Latrive, Sophie Leconte, Géraldine Lefebvre, Dimitrios S. Lekkas, Nadine Lemoule, François Lespinasse, Sylvaine Lestable, Wolfgang Lieb, Pauline MacCrindel, Diane Maestre, Olga Makhroff, Daniel Malingue, Arlette Martinet, Pierre Martinet, Cathie Meyer, Yukiko Mihara, Kazuto Morita, Jacqueline Munck, Jean-Christophe Paolini, Jean-François Pée, Marie-Hélène Petitfour, Joëlle Pijaudier-Cabot, Sylvie Portz, Bernard Rein, Charlotte Reynier-Aguttes, Brigitte Robin-Loiseau, Nanako Sato, Valérie Sax, Hélène Senn-Foulds, Henrique Simoes, Christine Speroni, Julien Spinner, Bérangère Tachenne, Matthieu Vahanian, Guy Van Berchem, Isabelle Varloteaux, Dorothée Vavasseur
sommaire
7 Introduction Christophe Duvivier
17 Chronologie Michèle Paret
30
Les séjours et les voyages d’Albert Marquet
32
Paris
60
La Seine en Île-de-France
94
La Normandie
120
Catalogue des œuvres exposées
125 Bibliographie Claude Jacir
126 Liste
des expositions
Claude Jacir
Autoportrait Avant 1920 Encre sur papier, 12,1 x 9,5 cm Signé en bas à droite Bordeaux, musée des Beaux-Arts – Bx 2010.4.1 Cat. 1
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albert marquet Peintre de la Seine
1
Grâce à de nombreuses donations ou aux legs de grands collectionneurs ou critiques – George Besson, Olivier Senn, Frédéric Lung, Georges Grammont, Marcel Sembat – ou encore de conservateurs du Louvre – Gaston Migeon, Paul Jamot et Carle Dreyfus –, et à une certaine habileté de l’artiste, les œuvres de Marquet entrèrent très tôt dans les musées français. C’est ainsi que la présente exposition, bénéficiant du soutien de nombreuses institutions françaises et notamment du musée national d’Art moderne, peut s’enorgueillir de présenter nombre de ses œuvres : donation de l’artiste, musée national d’Art moderne (no 19), donation Senn-Foulds, musée AndréMalraux – Le Havre (no 13 et no 22), legs Carle Dreyfus, musée national d’Art moderne (no 28), legs Georges Grammont, musée de l’Annonciade (no 18), donation Marcel Sembat, Musée de Grenoble (no 16), donation Marcelle Marquet, musée des Beaux-Arts de Bordeaux ou musée national d’Art moderne (nos 20, 21, 43, 44, 49), donation Philippe Meyer, musée d’Orsay (no 12). Cf. Didier Schulmann, « L’affaire Marquet », in catalogue Albert Marquet, du fauvisme à l’impressionnisme. Les œuvres des collections du Centre Pompidou, musée national d’Art moderne et du musée d’Art moderne de Troyes, Paris, éd. du Centre Pompidou/RMN, 2003, p. 27.
Né à Bordeaux en 1875, de tempérament solitaire, Albert Marquet manifeste très tôt un don pour le dessin. Sa mère va l’encourager en faisant le choix généreux et courageux de tout quitter pour l’emmener vivre à Paris. Elle l’inscrit aussitôt à l’École nationale des arts décoratifs où, en 1892, il fait la connaissance d’Henri Matisse, de six ans son aîné. À la fin de l’année 1893, il entre dans la classe de Gustave Moreau aux Beaux-Arts. C’est dans cet atelier qu’il retrouve Matisse et se lie d’amitié avec Henri Manguin, Georges Rouault, Jules Flandrin, puis Charles Camoin qui formeront désormais son petit cercle d’amis fidèles. Avec eux, il s’engage dans l’aventure du fauvisme. Ce mouvement relativement éphémère n’est pas articulé autour d’un corpus théorique ou d’un manifeste. Il s’agit d’une forme de synthèse des avant-gardes qui, à partir de 1886, ont procédé de l’éclatement de l’impressionnisme : le néo-impressionnisme tel qu’il a évolué après la mort de Georges Seurat avec les œuvres de Paul Signac et d’Henri-Edmond Cross ; l’héritage synthétique de Paul Gauguin ; l’expressionnisme de Vincent Van Gogh ; la décomposition cézannienne de l’espace. Ces esthétiques fortement divergentes seront porteuses de projets bien distincts audelà des intuitions communes de ces jeunes peintres. En effet, derrière la convergence formelle reconnue par Louis Vauxcelles au Salon d’automne de 1905, on relève un large éventail de sensibilités. Aux deux extrêmes s’oppose la touche dynamique d’un Louis Valtat aux aplats d’un Georges Braque préparant le cubisme. Dans le même ordre d’idées, il faut aussi souligner une distinction significative entre Matisse, séduit un temps par une forme de pointillisme et Marquet, qui, bien qu’ayant rencontré Signac et Cross avec son ami, demeura fondamentalement étranger à cette technique de décomposition par petites touches de couleurs complémentaires.
On constate que Marquet, insensible à la dimension abstraite et autonome de la touche, l’un des enjeux majeurs en ce passage du xixe au xxe siècle, a immédiatement trouvé son univers. Il ne remettra jamais en question cette intuition initiale, si bien que son œuvre affirmera une déconcertante homogénéité. Cette unité, sans réelle rupture, lui assurera la fidélité des collectionneurs1 mais le desservira longtemps au regard de la critique historique. Les théories le laissent
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indifférent. Il ne fait pas de la peinture un combat d’idées mais une poétique de la réalité. Ce qui frappe surtout chez Marquet, et ce qui fascinait son ami Matisse, c’est son sens aigu de l’observation, la rapidité et l’économie de moyens avec lesquelles il croque une figure, un personnage ou note les lignes dominantes d’un paysage. Son écriture picturale, étonnamment fluide, est mise au service d’un sens de l’espace spontanément elliptique. Cette facilité à camper l’essence des choses le tint à l’écart des révolutions qui animaient la scène artistique et ouvraient la voie à l’art non figuratif ou aux recherches les plus radicales.
De son enfance bordelaise solitaire et rêveuse comme de ses séjours sur les bords du bassin d’Arcachon, Marquet conservera toute sa vie une attirance pour l’eau. Le Paris qu’il aima tant est celui des quais de Seine animés, le seul fleuve français à ses yeux. Quand, très tôt, des galeries l’exposent et le prennent sous contrat (Berthe Weill dès 1902, et surtout Druet et Bernheim-Jeune à partir de 1904 et 1906), il se lance dans d’innombrables voyages. Ce sont toujours les ports, les côtes, les cours d’eau qui retiennent son intérêt. Marquet est autant le peintre de Paris et de la Seine, que le peintre des rivages et des ports de Rotterdam jusqu’au Bosphore. Il se partageait entre les lumières vives du Midi et de l’Afrique du Nord et les gris argentés des berges de la Seine, suivant un rythme saisonnier interrompu seulement par la Première Guerre mondiale, qui le retiendra le plus souvent à Marseille, puis par la Seconde, qui le vit s’installer à Alger plusieurs années.
Si deux expositions à Paris ont rendu hommage à Albert Marquet, peintre de Paris et des ports, de l’Atlantique et de la Méditerranée, l’une en 2005 au musée Carnavalet, l’autre en 2008 au musée
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Henri Matisse Le Pont Saint-Michel 1900 Huile sur toile, 58 x 71 cm Paris, Centre Pompidou – musée national d’Art moderne – Centre de création industrielle
Albert Marquet Quai des Grands-Augustins Vers 1905 Huile sur carton, 50 x 61 cm Signé en bas à gauche Collection privée Cat. 11
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M arquet – Vues de Paris et d’Île-de-France, Paris, musée Carnavalet, Paris-Musées, 2004 et Albert Marquet – Itinéraires maritimes, Paris, musée national de la Marine, Paris, Thalia édition, 2008.
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Marquet (Marcelle) et Daulte (François), Marquet. Vie et portrait de Marquet. L’œuvre de Marquet, Lausanne, éditions Spès, 1953.
4
M. Marquet, ibid., p. XII.
national de la Marine2, aucune exposition n’avait encore réuni ses œuvres réalisées sur les bords de Seine. Elle fut cependant son véritable havre où, toujours, ses voyages le ramenaient. Marcelle Marquet, son épouse attentive et son historiographe le plus sensible, rapporte avec quelle émotion il retrouva son cher fleuve, de retour d’Algérie en 1945. « Ce spectacle, qui s’offrait nuit et jour aux yeux de Marquet, avait de quoi l’émouvoir. Il ne s’en lassa jamais. Je me souviens de notre retour à Paris en 1945 après cinq années d’absence. La porte de notre appartement à peine franchie, il se dirigea vers la plus belle fenêtre, celle qui dans son atelier domine le Pont-Neuf, et sans prononcer un mot, à pleins yeux il regarda le fleuve qu’il aimait et les quais dont il connaissait la moindre inflexion3. » C’est bien la Seine, dans ses innombrables et larges boucles de Paris jusqu’à son embouchure, qui formait sa véritable patrie et comme l’écrivait encore Marcelle Marquet : « Il vécut à Tanger, à Marrakech, à Collioure, mais toujours pour se retrouver chez lui, il devait revenir à Paris ou dans ses environs. Son fleuve fut la Seine avec ses remorqueurs, ses chalands et ses barques4. »
Entre 1908 et 1911, Marquet séjourne épisodiquement à Poissy, Villennes-sur-Seine et ConflansSainte-Honorine. En 1919, il revient dans la région, à Herblay, d’où il découvre les coteaux du village de La Frette-sur-Seine non loin de Pontoise. En 1929, il est de nouveau à Poissy et, en 1931, il travaille à Triel. Marquet resta fidèle à la région et, en 1939, il fit l’acquisition à La Frette d’une maison-atelier où, après son retour d’Algérie, il devait revenir séjourner longuement durant les derniers mois de sa vie, choisissant d’y être inhumé. Il se reconnaissait dans ce village fluvial dont les courbes douces façonnées par la Seine dégagent de larges perspectives apaisantes. De longue date, nous avions le projet de lui rendre hommage en réunissant ses paysages de notre région qui évoquent un temps où les bords de Seine étaient des lieux de villégiature prisés des citadins.
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De nombreux auteurs ont souligné l’empathie qui unissait l’homme, profondément méditatif, et la mobilité de l’eau et des ciels qui caractérise son art. Marcelle avait observé, avec sa clairvoyance d’écrivain, qu’il avait « en horreur, comme d’un mensonge, de ce qui prenait l’apparence du définitif ». L’impermanence de toute chose qui se traduit chez Marquet par sa position d’éternel observateur, une position héritée d’une enfance tenue à l’écart en souffrance, rejoint l’essence de son art comme de son caractère dans ce qu’ils ont de plus intimement indissociable : la fluidité du temps qui s’écoule et la fluidité de sa technique picturale. Si l’homme est presque toujours présent dans les paysages de Marquet, il n’est que de passage ; il n’exerce pas son autorité sur la nature. Les bateaux peuvent aller et venir avec leurs panaches de fumée, leur activité est inscrite dans une dimension éphémère, une douce fluctuation, une vie sans vanité dont l’artiste peut jouir avec autant d’acuité que de désengagement. Il n’y a pas d’autres enjeux dans les paysages de Marquet que le temps qui passe, un sentiment sourd et imperceptiblement mélancolique. C’est un joueur d’échecs, un esthète qui guette la vie avec malice, sachant en apprécier avec détachement les figures de style. Ses rares traits d’esprit, qui parfois pouvaient sembler cruels, traduisaient en réalité une sensibilité exacerbée que ses interlocuteurs devaient apprécier comme des invitations à la complicité. Ainsi, il répondit à sa femme qui lui demandait si sa présence constante à ses côtés ne l’importunait pas : « Non, avec toi je peux être seul5. » Une réponse qui prend une tonalité de complicité plus tendre qu’il n’y paraît, quand, toujours dans le même texte, Marcelle relevait : « Il prenait place parmi les autres, heureux qu’on ne l’en distinguât pas, conscient sans doute qu’en attirant l’attention sur lui, il aurait perdu l’espace et la liberté qui lui étaient nécessaires6. » Marcelle sut comprendre ce petit homme étrange et si déroutant que Matisse s’inquiétait à la fin de sa vie de savoir s’il lui avait conservé son amitié.
Marcelle et Albert Marquet jouant aux échecs à Paris Photographie, vers 1945 Paris, Archives Marquet – Wildenstein Institute Albert Marquet Le Pont-Neuf sous la neige 1938 Huile sur toile, 92 x 73 cm Bordeaux, musée des Beaux-Arts
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« Le plus modéré des Fauves », « Un impressionnisme tardif » ; l’un des plus mauvais procès qu’il ait été intenté à l’art de Marquet est bien d’avoir voulu l’enfermer dans une posture
10
Marcelle Marquet, Marquet, Paris, Robert Laffont, 1951, p. 187.
6
M. Marquet, ibid., p. XI.
Albert Marquet Le Pont-Neuf, la nuit 1935-1939 Huile sur toile, 82,5 x 100,5 cm Signé en bas à droite Paris, Centre Pompidou – musée national d’Art moderne – Centre de création industrielle – AM 2354 P Don de l’artiste à l’État, 1940 Cat. 19 Camille Pissarro Le Boulevard Montmartre, effet de nuit 1897 Huile sur toile, 53,3 x 44,8 cm Londres, National Gallery
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Claudine Grammont, lettre de Matisse à Marquet du 28 février 1898, Matisse-Marquet. Correspondance 1898-1947, Lausanne, La Bibliothèque des Arts, 2008, p. 91.
d’impressionniste tardif. Or, il est impossible de retrouver dans l’œuvre de Marquet ce qui caractérise l’impressionnisme. Marquet a un goût développé pour les nuances de gris et de noir et parfois même de brun et pour une touche en aplats, où presque jamais ne s’opposent ou ne s’entrecroisent les petites virgules de teintes complémentaires qui ont imposé l’impressionnisme de Pissarro à Monet. Tout dans sa technique d’ailleurs l’oppose non seulement à l’impressionnisme mais aussi au postimpressionnisme. Sa facture a été profondément marquée par la simplification de sa période fauve, qui forme l’intuition fondatrice de sa peinture. Ce n’est qu’extrêmement rarement que la technique de Marquet pourrait être rapprochée de celle de l’impressionnisme. Un exemple – le seul probablement –, dans lequel on peut déceler une parenté avec l’impressionnisme, est donné par le rapprochement entre Le Pont-Neuf, la nuit, peint à la fin des années trente (Cat. no 19) et la peinture de Camille Pissarro, Le Boulevard Montmartre, effet de nuit, de 1897 (Fig. ci-dessus). Dans ces deux œuvres, qui s’analysent comme des pochades par leur rapidité d’exécution, la nécessité de rendre les effets produits par les lumières nocturnes se reflétant sur les sols mouillés explique le recours à une touche libre et aux teintes fortement contrastées. Toutefois, chez les deux artistes, ces deux œuvres sont relativement atypiques. En revanche, on ne pourra que constater la divergence d’écriture picturale si l’on compare leurs séries rouennaises consacrées au pont Boieldieu, séries réalisées à une quinzaine d’années de distance avec la même vue et le même cadrage, depuis les fenêtres de l’hôtel de Paris.
En 1898, Matisse écrivait à Marquet : « Le père Pissarro travaille depuis les fenêtres de l’hôtel du Louvre, il fait des vues de la Place du th. français (voilà un tuyau)7. » On peut penser que ce clin d’œil de Matisse à son ami indique que ce dernier lui avait fait part de son intérêt pour les œuvres de Pissarro ; à ce titre, il est significatif que toutes les séries urbaines de Paris, de Rouen ou du Havre du vieux maître impressionniste ont été réalisées depuis les fenêtres des hôtels
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Camille Pissarro Le Pont Boieldieu à Rouen, soleil couchant, temps brumeux 1896 Huile sur toile, 54 x 65 cm Paris, musée d’Orsay En dépôt au musée des Beaux-Arts de Rouen
où Pissarro se réfugiait, ne pouvant plus travailler en plein air. Ce mode de travail – depuis des fenêtres – sera celui que Marquet affectionnera toute sa vie. Si Marquet a relevé un intérêt pour l’œuvre de Pissarro, ce n’est ni dans sa touche, ni dans l’organisation chromatique de sa palette mais bien dans la modernité de ses cadrages.
À propos du Pont Boieldieu à Rouen, temps mouillé (Toronto, Art Gallery of Ontario)8, qui est le plus proche du cadrage retenu par Marquet, Pissarro écrit avec une satisfaction non feinte et tel qu’il annoterait une esquisse : « Par un temps mouillé avec tout un grand trafic de voitures, piétons, travailleurs, sur les quais, bateaux, fumée, brume dans les lointains, très vivant et très mouvementé ; le tableau est assez avancé, j’attends une bonne petite pluie pour y mettre de l’ordre9. » En écho, Marquet écrit à Matisse : « Je suis toujours à Rouen mais plus pour longtemps. Je pense rentrer bientôt, car je ne fais absolument rien par ici. Le pays est pourtant bien beau, mais le temps est extraordinairement changeant. Je reviendrai à Rouen quand je serai plus habile10. »
Pissarro, par une densité parfaitement impressionniste de touches de couleurs vives et contrastées, arrive à animer le temps couvert : le vert de l’eau rehaussé de rouge dans les reflets des vagues, le vert des tonneaux au premier plan s’opposant au rouge des moustaches des péniches ou de la brique des constructions, enfin les bleus timides du ciel sont eux-mêmes « poussés » par des touches croisées d’orangés. Alors que Marquet est mis à mal par la météo, Pissarro semble jouer avec la pluie, les nuages et les fumées des usines. Le vieux maître impressionniste a longtemps travaillé ces « temps gris ». Sous le choc de la série des cathédrales de Monet exposée chez Durand-Ruel en 1895, il relève ce qu’il ressent comme un défi et exalte plus que jamais les variations de luminosités. Est-ce que Marquet a peint Le Pont-Neuf, la nuit en se souvenant des difficultés qu’il avait rencontrées à Rouen vingt ans plus tôt ? Il est intéressant de noter qu’il
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8
Claire Durand-Ruel, Camille Pissarro, Rouen – peindre la ville, Rouen, éditions Point de vues, 2013, p. 102 et suivantes.
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Janine Bailly-Herzberg, Camille Pissarro. Correspondance, 1895-1898, vol. 4, no 1213, Paris, éditions du Valhermeil, 1989.
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Carte postale de Marquet à Matisse du 31 juillet 2012, in C. Grammont, op. cit., p. 91.
Albert Marquet Le Port de Rouen 1912 Huile sur toile, 65 x 81 cm Signé et daté en bas à gauche Lyon, musée des Beaux-Arts B.1019 Cat. 47
y attacha suffisamment d’importance pour l’offrir au musée national d’Art moderne peu de temps après l’avoir terminé.
Aux antipodes de l’impressionnisme, Marquet, bien qu’issu du fauvisme, joue sur une gamme chromatique réduite. Il travaille en aplats rapidement brossés. Ses vues du quai de Paris et du pont Boieldieu usent d’un nombre réduit de couleurs secondaires. Les formes y sont cernées par son trait sombre et souple, comme dessinées au pinceau. En opposition aux œuvres de Pissarro, l’effet qui en résulte s’apparente à celui d’un camaïeu. Comme souvent, les compositions de Marquet reposent sur de fortes lignes qui dressent la perspective. C’est le dessin chez Marquet et non les jeux de couleurs qui établit la profondeur. Cette conception de la peinture « dessinée au pinceau » va dominer toute son œuvre.
« Ce que je veux dire c’est lorsque je vois Hokusai, je pense à notre Marquet – et vice-versa –, je n’entends pas imitation d’Hokusai » Henri Matisse11.
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12
enri Matisse, cité dans Le Point, no 27, H décembre 1943, p. 4. Citation reprise notamment par Hélène Bayou en introduction de son article « Paysages maritimes : de Hokusai à Marquet, similitudes ou influences », in Albert Marquet – Itinéraires maritimes, op. cit., p. 51. M. Marquet, op. cit., p. XII.
« Arriver à ne pas tracer un point qui ne fut vivant » Marquet se référant à Hokusai selon Marcelle Marquet12.
Il y a chez Marquet des simplifications extrêmes du geste qui forçaient l’admiration de son ami Matisse. Didier Ottinger écrivait : « Matisse voyait en Marquet un Hokusai français. Il était fasciné par la célérité de son pinceau, par son aptitude à saisir un geste, le mouvement, la psychologie
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d’une silhouette lointaine. Cette vision fulgurante, ce maniement mousquetaire du pinceau prévalent à la réalisation des paysages, où jamais n’apparaissent ni doute ni repentir13. » La virtuosité de Marquet pour le trait, le croquis rapide est inégalée. Avec le pinceau, il fait de même et brosse personnages, voitures, bus, navires de toutes sortes avec une économie de moyen stupéfiante, qui appartient plus à l’art du dessinateur qu’à celui du peintre. Cette rapidité calligraphique de l’encre appliquée à l’huile nous fait songer parfois, au-delà d’une parenté avec Hokusai, à la peinture chinoise.
Avec la gravure japonaise, il partage la modernité de ses cadrages qui s’imposent dans ses paysages comme dans ses nus. Ainsi, dans le Nu au divan de 1912 (Fig. ci-dessus) ou encore dans La Femme blonde de 1919 (Paris, musée national d’Art moderne), les membres et la tête de ses modèles sont coupés par le rebord de la toile, ils sont tendus par l’espace rectangulaire de la peinture, soulignant la proximité du regard du peintre et le nôtre avec le corps du modèle. La force de ce cadrage provient de sa similitude avec le 55 mm du photographe, la focale la plus familière à l’œil et donc la plus naturelle. La façon dont il coupe les assises des premiers plans de ses paysages relève du même stratagème visuel. Nous sommes physiquement au même niveau que le peintre, partageant la même expérience. Un des exemples de cette manière de créer une intimité de distance entre réalité et peinture est donné par La Plage de Fécamp, 1906 (Paris, musée national d’Art moderne), dans laquelle les deux marins, en bas à gauche, nous installent à leur côté sur le muret. Pour obtenir ce résultat, il fait mourir des lignes diagonales en bas, au centre de ses compositions. Cet « œil Marquet » est décelable dès ses premières œuvres, dans la série des absides de Notre-Dame (1900/1902), dans le Portrait d’André Rouveyre, dans ses quais de Paris de la période fauve, dans le Quai Bourbon, hiver, 1906-1907 (Bordeaux, musée des Beaux-Arts). Le ponton du premier plan du Port de SaintTropez, 1905 (Paris, musée national d’Art moderne), répond à cette perception comme bien plus tard les vues plongeantes sur la Seine de son atelier de La Frette (Cat. no 38), qui obligent
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Albert Marquet Nu au divan 1912 Huile sur toile, 100 x 81 cm Paris, Centre Pompidou – musée national d’Art moderne – Centre de création industrielle
Yvonne (Ernestine Bazin) devant le Nu au divan de 1908 Photographie, avant 1914 Paris, Archives Marquet – Wildenstein Institute
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Didier Ottinger, « Albert Marquet, des putes, des ports », in Albert Marquet, du fauvisme à l’impressionnisme, op. cit., p. 25.
Albert Marquet Quai des Grands-Augustins Vers 1945 Huile sur toile, 65 x 81 cm Signé en bas à droite Collection privée
notre regard à s’ajuster dans un va-et-vient entre premier et second plan. Très tôt, dans son œuvre, Marquet a la maîtrise du procédé, comme le montre Le Bassin du Roy, Le Havre de 1906 (Cat. no 45) ou bien encore La Seine à Paris de 1934 du musée de l’Annonciade (Cat. no 18), procédé qui se trouve souvent accentué par l’habitude prise par Marquet de peindre depuis des fenêtres en surplomb.
Albert Marquet à son balcon du 1 de la rue Dauphine en 1945 Photographie Paris, Archives Marquet – Wildenstein Institute
Ce sens inné de l’espace a pu discréditer Marquet dans une époque qui, par-delà Cézanne ou Seurat, voit la peinture s’affronter à la planéité de la toile. Dans un billet adressé à Louis Vauxcelles, il reconnaît indirectement être étranger à ces recherches, se disant « très peu doué pour la décoration14 ». Dans l’esprit du peintre, « décoration » évoque ici un goût pour l’arabesque ou la géométrie du motif. Cela ne signifie pas qu’il ignore que la réalité résiste toujours à la peinture. Il n’appartient pas à cette modernité qui alimentera l’art de son ami Matisse et dont les gouaches découpées seront l’évolution ultime.
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Aujourd’hui, l’art de Marquet doit être approché au-delà d’une lecture critique à l’aune des avant-gardes de la première moitié du xxe siècle. La présence forte d’un ensemble de trois peintures de l’artiste dans le cadre de la rétrospective « Edward Hopper », au Grand Palais, est peut-être un signe d’une relecture possible de son œuvre. Quand, en 1960, Jean Cassou le plaçait « dans la continuité des grands paysagistes français », il était loin de penser qu’il rendait à Marquet un service empoisonné. Il faut donc reconsidérer le sens à donner à ce qui ressemble à une épitaphe devant laquelle Marquet, ce fou de peinture, aurait esquissé un sourire espiègle, se contentant de nous offrir avec malice son silence et ses œuvres pour toute réponse. Pierre Lévy, L’Art ou l’Argent, Paris, I.S.I., 1982, p. 117-118, repris in Albert Marquet, du fauvisme à l’impressionnisme, op. cit., p. 10 et 11.
Christophe Duvivier
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Albert Marquet La Seine à Saint-Cloud Vers 1904 Aquarelle, 15,2 x 24 cm Signé en bas à droite Paris, galerie Berès Cat. 10
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chronologie Albert Marquet et la Seine
1875 Pierre-Albert Marquet est né le 26 mars 1875 à Bordeaux. Ses parents sont d’origine modeste. Sa jeunesse est difficile ; une malformation de naissance, un pied bot, l’empêche d’avoir l’agilité de ses camarades qui se moquent de lui. Très myope, il ne portera pas de lunettes avant quinze ans. Il trouve l’évasion nécessaire à son équilibre dans le port de Bordeaux, en bord de mer, au Teich et à Arès, le village de sa mère. De caractère plus secret que solitaire, Albert s’isole dans des lieux calmes pour dessiner. Sa mère, qui juge que son fils est doué pour le dessin, se révèle être son unique soutien. 1890 En 1890, Albert et sa mère s’installent à Paris, au 38 de la rue Monge. Elle ouvre un magasin, Jours et Broderies, afin de leur apporter une aide financière, et inscrit son fils à l’École des arts décoratifs. Âgé de quinze ans, timide et complexé, il est accueilli par des moqueries et des quolibets à cause de son accent bordelais. Ses nouvelles lunettes le font surnommer « l’English ». Henri Matisse, entré à l’École en même temps, le prend immédiatement sous sa protection. Matisse, de six ans son aîné, sera le grand frère, sûr de lui. Cette amitié se poursuivra tout au long de leur vie. 1893 Tous deux quittent les Arts Décoratifs à l’été 1893 et entrent alors à l’École des beaux-arts dans la classe de Gustave Moreau. Ils rencontrent là de jeunes artistes parmi lesquels Henri Manguin,
Jules Flandrin, André Rouveyre, Georges Rouault et Henri Evenepoel. Ils seront rejoints par Charles Camoin en 1898. À la mort de leur professeur, ils quittent les Beaux-Arts et vont travailler dans divers ateliers et académies. Ils font alors la connaissance d’André Derain, Maurice de Vlaminck et Jean Puy. Ils s’évadent dans les rues et sur les bords de Seine, lassés de leurs études académiques. Marquet entreprend quantité de dessins et petits formats de la Seine, des quais et des Parisiens en activité. Étant très sociable et entreprenant, les activités de groupe lui sont des sources sans fin d’inspiration et de plaisir. Il fait preuve d’un humour ravageur et possède un bon sens à toute épreuve. Avec ses amis, il découvre Paris et ses plaisirs et manifeste un goût pour les spectacles de cirque, les cafés-concerts comme le Petit Casino et les fêtes foraines. 1902 Ses parents vieillissant et son père étant d’un caractère difficile, il ne peut plus vivre et travailler dans leur appartement. Il loue alors en 1902 une chambre à l’étage, en face du pont de la Tournelle. Il peint les quais et la Seine devant Notre-Dame. Grand admirateur de Claude Monet, il commence à suivre sa technique et réalise une série de toiles à diverses heures du jour, s’attachant aux variations de luminosités. La Seine entre définitivement dans sa vie et son art. Depuis son arrivée à Paris, il a souvent peint des vues de ses fenêtres, rue Monge tout d’abord, puis avenue de Versailles, où il a vécu quelques mois avec ses parents : il apprécie de dominer son sujet. Il est au calme : nul badaud pour lui parler, le distraire ou le gêner.
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Henri Matisse et Albert Marquet, Photo-Éclair, Cannebière Photographie, vers 1915 Paris, Archives Marquet – Wildenstein Institute
1903 En 1903, il travaille sur le motif avenue de Versailles et passe l’été en Normandie avec Manguin et sa famille. En automne, il expose dans les Salons et chez Berthe Weill. 1904 En 1904, la galerie Druet, récemment ouverte au 114 FaubourgSaint-Honoré, expose un groupe de jeunes artistes. Marquet y fait la connaissance de Maurice Denis, Pierre Laprade, Félix Vallotton et Jacqueline Marval venus discuter avec Romain Coolus, Tristan Bernard et Denys Cochin. Il loue une chambre dans un petit hôtel au coin de la rue Dauphine, à l’endroit même où, en 1931, il achètera un appartement dans un immeuble construit à l’emplacement de cet hôtel. Il peint les bords de Seine et le Pont-Neuf. Il réalise aussi une série de dessins pour illustrer Bubu de Montparnasse de Charles-Louis Philippe. 1905 Après avoir passé l’été dans le Midi de la France, en 1905, Marquet et ses amis rapportent leurs œuvres à Paris afin de les présenter au Salon d’automne. Rassemblées dans une même salle, les œuvres de Matisse, Manguin, Camoin, Flandrin, Rouault, Girieud, Puy, Derain, Vlaminck, Valtat, Friesz, Van Dongen et Marquet provoquent un scandale et le critique Louis Vauxcelles, dans le supplément au Gil Blas du 17 octobre, donne le nom de
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« Fauves » à ce groupe. Les artistes ont travaillé dans une orgie de tons purs, technique qui est en rupture complète avec la peinture de leur époque. Avant 1900, Marquet, à Arcueil, avait utilisé des tons purs mais sans excès. Sa palette s’assagira par la suite. Le peintre emménage cette même année quai des GrandsAugustins avec ses parents d’où il peint la Seine, selon son habitude, se tournant, tantôt vers la gauche, tantôt vers la droite, alternant ainsi les vues en direction du Pont-Neuf et du Louvre avec celles en direction de Notre-Dame. 1906 Puis, son besoin de calme et de nouveautés lui fait louer une chambre, quai du Louvre, au septième étage d’un immeuble où Marquet travaille plusieurs mois en 1906. Cet appartement, tout en verrière, lui offre une vue sur les toits vers Saint-Germainl’Auxerrois. Surtout, il domine le quai et son animation, la Seine et ses nombreuses péniches, et il permet à Marquet d’admirer la course du soleil, de l’île de la Cité à la tour Eiffel en passant par l’Institut. De nombreux tableaux sont alors exécutés jouant sur les variations de luminosités. Avec Raoul Dufy, il peint au Havre plusieurs vues du port et des rues pavoisées le 14 Juillet. L’année 1906 est marquée par le décès de son père. Il installe alors sa mère pour quelques mois, 29 place Dauphine, près de son ami Charles Camoin qui vit lui aussi avec sa mère. Les deux femmes sont de bonnes amies qui s’occupent beaucoup de l’avenir de leurs fils. Depuis leurs fenêtres, Marquet peint l’animation du Pont-Neuf.
Albert Marquet Au bord de la Seine à Poissy Vers 1908 Huile sur panneau, 23,5 x 33 cm Collection D. S. Lekkas
Salons et voyages se succèdent. Marquet est désormais sous contrat avec la galerie Druet ; ses soucis d’argent sont en partie résolus. 1907 En 1907, sa famille le fait revenir de Londres où il espérait pouvoir travailler. Sa mère décède en août. Très affecté, Albert reste parmi les siens, avant de partir à Saint-Jean-de-Luz. 1908 Dans les premiers jours de 1908, Marquet déménage de nouveau. Henri Matisse lui a laissé son appartement au cinquième étage, 19 quai Saint-Michel. Avec Henri Manguin, il part ensuite en Italie. Revenu, fatigué par la chaleur, il décide alors de séjourner à Poissy quelques semaines à l’hôtel de Rouen. Marquet s’y rend par le train depuis la gare Saint-Lazare. Située à l’extrémité d’une boucle de la Seine, cette petite ville bénéficie depuis toujours d’une situation 1
privilégiée. Proche de la forêt de Saint-Germain et de Villennessur-Seine, c’est une cité historique : Mérovingiens, Francs et Capétiens s’y succédèrent et en firent une véritable résidence royale. Au xixe siècle, elle devint cité industrielle mais garde pour les Parisiens un charme certain, grâce à ses guinguettes, à ses promenades le long des deux bras de la Seine et au canotage entre les îles. Le peintre exécute des petits formats de L’Esturgeon, joli restaurant placé près du vieux pont. Celui-ci fut construit et fortifié au xviie siècle. Dès l’origine, les arches centrales furent surmontées de moulins ; en 1908, un seul est encore visible1. L’artiste y réalise de nombreuses esquisses et plusieurs toiles du pont et du fleuve. Le temps est souvent médiocre et Henri Matisse vient le rejoindre pour leur sport favori : la pêche à la ligne. Dès 1908, Marquet entreprend aussi une série de vues depuis ses fenêtres du quai Saint-Michel. Il les poursuivra jusqu’en 1931, date de l’achat de son appartement rue Dauphine, multipliant les vues du pont Saint-Michel par tous les temps et toutes les luminosités, profitant de l’animation des quais et des bateaux.
Olivier Delas, Jean-Bernard Rigaudeau, André Roddier, Poissy, cent ans d’images, Poissy, Société Atlantique d’impression, 1988.
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Le Pont de Poissy Carte postale, avant 1914 Poissy, musée d’Art et d’Histoire
1909 En 1909, il reprend les études de nus, abandonnées depuis plusieurs années. Pour ce faire, il reste dans son atelier et peint de jeunes modèles. Il fait la connaissance, en particulier, d’une toute jeune fille, Yvonne-Ernestine, délurée et vive, qui, avec ses compagnes, va le distraire et adoucir sa vie un peu solitaire. Quelques années plus tard, Marquet la prendra pour compagne, mais il ne semble pas avoir éprouvé une profonde affection pour elle. Ses amis Henri Manguin, Charles Camoin et Henri Matisse la trouvent légère. Le peintre, plus cérébral et amical que vraiment passionné, gardera sa liberté. Il est avant tout réaliste et a soif d’aventures. D’une santé fragile, il lui faut s’économiser, ce qui ne sera pas le cas pendant son séjour à Hambourg, dans les premiers mois de 1909. Les intempéries et le froid le verront rentrer à Paris très fatigué. Les années suivantes, il passera ses hivers à Paris pour peindre en atelier. 1910 La critique est excellente lors de son exposition à la galerie Druet, en mai. En août, il s’installe pour deux mois dans la villa des Cytises dans l’île de Villennes-sur-Seine. Henri Manguin passera un mois avec lui. Othon Friesz viendra ensuite le rejoindre. Villennes est proche de Poissy où l’artiste a passé ses vacances en 1908. Au xixe siècle, de nombreuses propriétés ont été construites ou achetées par des Parisiens amateurs de canotage et de pêche. Le village a pris à cette époque un aspect résidentiel.
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1911 En 1911, Marquet peint l’église de la Trinité à Paris et continue ses nus en atelier. En mai, il passe une quinzaine de jours à Conflans-SainteHonorine afin de travailler au confluent de la Seine et de l’Oise, peindre les péniches à quai et profiter de la verdure et de la beauté du site. Malheureusement, il en est chassé par le mauvais temps et ne rapporte que quelques toiles à Paris. En juin, il est à Honfleur avec Félix Vallotton et travaille à l’entrée du port. Il reprendra nus et vues de la Seine au retour de son voyage au Maroc avec Eugène Montfort. 1912 Il travaille à Rouen en 1912. Sur le quai de Paris, il loge dans l’hôtel du même nom. La météo ne lui est pas favorable et ses toiles consacrées à l’activité du quai sont réalisées par temps gris. Déçu, il repart à Paris. En juin, soleil et chaleur sont revenus et il reprend ses toiles inachevées. Henri Matisse vient lui rendre visite et le persuade de prendre le train pour Collioure, où les attend Charles Camoin. Les tableaux de Rouen seront terminés en octobre puis exposés les années suivantes. 1913 En 1913, à l’occasion d’une nouvelle exposition particulière à la galerie Druet du 31 mars au 12 avril, il expose des vues de Villennes, Paris, Conflans, Honfleur, Rouen, Tanger, ainsi que des
Albert Marquet Le Pont et le moulin, Poissy 1908 Huile sur toile, 24 x 33 cm Collection privée
figures et des nus. Plusieurs très bonnes critiques dans la presse. En été, il travaille sur les bords de la Marne avec Yvonne-Ernestine et profite des plaisirs qu’offrent les guinguettes et la pêche. En septembre, il visite le sud du Maroc avec un groupe d’amis et s’arrête à Tanger où il espère travailler, mais il ne reviendra qu’avec une série de gouaches. 1914 En janvier 1914, la galerie Druet présente une exposition de dessins et d’aquarelles et l’on peut lire dans Le Petit Bleu du 21 janvier : « Les dessins de Marquet paraissent un travail de Japonais sur bibelots. » Les premiers mois de l’année sont consacrés à de nombreuses expositions. Il participe avec ses amis au bal costumé organisé par Kees Van Dongen dans son atelier de la rue Denfert-Rochereau. Fin mai, il est à Rotterdam où il se consacre à des vues du port aux eaux agitées. Le 3 août, l’Allemagne déclare la guerre à la France. Marquet et Henri Matisse sont réformés. Charles Camoin, Jean Puy et Eugène Montfort sont mobilisés, ainsi que bon nombre de leurs camarades. Matisse et Marquet décident de quitter Paris. Les deux amis se sentent inutiles. Début septembre, ils prennent le train pour Collioure. Ils essaient de travailler, mais angoissés par les nouvelles de la guerre, ils reviennent à Paris en octobre. Marquet se remet au travail. En compagnie d’Henri Matisse et de Kees Van Dongen, il se promène sur le boulevard Saint-Michel. Une abondante correspondance sera échangée avec les amis
partis au front. Ils envoient aussi vêtements et nourriture afin de les aider au mieux. 1915 En 1915, à Paris, Marquet retrouve lors de leurs permissions quelques amis des Beaux-Arts et aide dans la mesure de ses moyens tous ceux qui font appel à lui. En août et septembre, il retourne sur les bords de la Marne en compagnie d’Yvonne-Ernestine et de ses amies modèles pour travailler – souvent installé sur une barque – autour de La Varenne et de Champigny. Il écrit de préférence de petites cartes. Sa réserve naturelle l’empêche de se livrer et, à la différence de ses amis qui confient leurs soucis, il préfère les plaisanteries et l’humour. En novembre, Henri Matisse réussit à l’entraîner à Marseille, mais lui-même rentre très vite à Paris. Marquet, de son côté, séduit par l’activité du port et ses couleurs, s’installe à l’hôtel Beauvau. Rejoint par George Besson, les peintres Apy et Mathieu, puis la famille Jourdain, il apprécie les plaisirs que lui offrent la ville et le soleil. 1916 En janvier 1916, Élie Faure annonce à Marquet la mort de son marchand Druet, alors que le peintre est toujours à Marseille. Marquet, soucieux quant au contrat qui le lie au marchand, rentre à Paris. Au printemps, il fait la connaissance de Walther Halvorsen, peintre norvégien, qui vient lui rendre visite dans son atelier afin de
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Vue générale de Conflans Carte postale, avant 1905-1914 (détail) Collection privée
choisir des tableaux pour une exposition consacrée à l’Art français à Oslo. W. Halvorsen achète des œuvres pour des collections scandinaves. L’artiste travaille à des vues de Paris : pont de l’Institut, ponts Saint-Michel et Notre-Dame. Revenu à Marseille, il s’installe dans un atelier quai de Rive-Neuve et travaille beaucoup. En décembre, il est de nouveau à Paris pour signer un contrat avec Madame Druet et avec la galerie Bernheim-Jeune.
amis font de nombreuses excursions ensemble. Marquet rentre ensuite à Paris, mais il en est vite chassé par le bruit des canons. Henri Matisse raconte à George Besson, le 9 mai : « Marquet est revenu à Marseille, a été faire un petit tour à Paris puis est de nouveau à Marseille d’où il m’a envoyé une carte il y a quelques jours signée de sa légère Ernestine. Il se propose de se fixer à l’Estaque pour travailler – je le verrai en retournant2. » En novembre, après un été de travail intensif, l’artiste rentre à Paris fêter la Victoire avec ses amis.
1917
1919
En janvier 1917, il peint sur les boulevards. En avril, on le retrouve en Espagne et aux Baléares, où il s’amuse beaucoup mais ne travaille pas, hormis à ses carnets de croquis. Claude Monet achète un port de Naples de Marquet par l’intermédiaire de Bernheim-Jeune et invite le peintre à lui rendre visite à Giverny avec son ami Matisse. L’été se passe à Samois-sur-Seine avec Yvonne-Ernestine. Proche de Fontainebleau, ce ravissant village situé en bord de Seine lui offre une nouvelle inspiration. Marquet a loué la villa Le Lary où Louis Jou lui rend visite, le trouvant au travail. À la fin de l’été, il retourne travailler quai de Rive-Neuve à Marseille.
En février 1919, le peintre, fortement grippé, appelle son ami le docteur Élie Faure à son secours. Ce dernier lui conseille de partir au soleil. Après plusieurs jours de repos forcé à Paris, il prend le train pour le Midi et rejoint Matisse à Nice. Il reste là plusieurs semaines et, en avril, annonce à Élie Faure qu’il va mieux. Marquet souhaite déménager de Marseille. Afin d’achever sa convalescence, il s’arrête d’abord à l’hôtel de la Réserve sur la promenade de la corniche. Sa santé est meilleure et il y peint plusieurs toiles, puis revient travailler quelques jours depuis l’hôtel de la Méditerranée sur le Vieux Port. Fin mai, l’artiste est à Paris. L’été se passe à Herblay, petite ville située sur la rive droite de la Seine, face à Maisons-Laffitte et aux Jardins de Paris. La commune est proche de Conflans-Sainte-Honorine où il est déjà venu en 1911. Du haut des coteaux, il dispose d’une vue plongeante sur le village de La Frette tout proche. C’est là qu’il louera une maison en 1938. Le temps, très clément cette année-là, lui permet de retrouver une
1918 En 1918, depuis Marseille, il retrouve Matisse à Nice. Tous les deux rendent visite à Auguste Renoir à Cagnes-sur-Mer. Les deux 2
Archives André-Besson, catalogue Marquet, Lodève / Milan, éditions Musée de Lodève / Electa, 1998, p. 39.
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Albert Marquet Vue de Conflans-Sainte-Honorine 1919 Huile sur toile, 60 x 73 cm Signé en bas à gauche Collection privée Cat. 25
meilleure santé grâce au sport : natation et canotage, promenades le long des berges et pêche à la ligne avec ses amis venus en visite. Il retourne à Paris en septembre. En novembre, il manifeste le désir de partir à Alger, après avoir signé un nouveau contrat avec ses marchands Druet et BernheimJeune qui lui ont acheté la majeure partie de ses toiles d’Herblay. Il suit les conseils de son médecin, Élie Faure. Il ira dorénavant passer tous les hivers en Algérie afin de ménager sa santé devenue fragile. 1920 En 1920, il rencontre, grâce à une lettre de recommandation, Marcelle Martinet, à Alger. Elle va lui faire découvrir la beauté de cette ville. Elle est fine, intelligente et cultivée. Il correspond avec elle pendant les mois d’été qu’il passe à travailler à La Rochelle. Marquet, timide et renfermé, ne peut se confier qu’à ceux qui lui sont proches. Marcelle se révèlera très vite digne de sa confiance. 1921 De Saint-Tropez, en 1921, Charles Camoin écrit à Henri Matisse : « À Paris, j’ai fait quelques parties d’échecs et un billard avec Marquet qui m’a semblé débarrassé de sa poule3. » Cette situation ravit ses amis qui n’appréciaient Yvonne-Ernestine que très modérément. À chaque retour d’Alger, l’artiste se consacre à Paris, à ses bords de Seine et ses monuments. L’été, il choisit un port ou une plage 3
et travaille plusieurs semaines tout en profitant des bains et promenades que la région lui offre. En 1921, il choisit Les Sables-d’Olonne que lui a recommandés Jean Launois, un jeune peintre dont il a fait la connaissance en Algérie. Il achète une Ford et passe son permis de conduire en rentrant à Paris. 1922 En 1922, il parcourt le Sahara avec Marcelle Martinet et Jean Launois. Rentré à Paris, il travaille à des vues de Notre-Dame depuis la rue du Petit-Pont et reste sans doute une grande partie de l’année dans la capitale. 1923 Le 10 février 1923 à Alger, Albert Marquet épouse Marcelle Martinet, à la grande satisfaction de ses amis. Ensemble, ils partent plusieurs mois en Tunisie d’où l’artiste rapportera une moisson importante d’œuvres. On peut lire dans le Comœdia du 11 décembre : « Très peu ou pas de notes violentes. Nulle brutalité [...] le peintre semble avoir dépouillé l’âpreté de ses jeunes années. [...] Il a gagné en délicatesse ce qu’il dissimule de vigueur. » 1924 En 1924, le couple Marquet est à Alger, chemin Laperlier. Marcelle, auteure de contes et de poèmes, prend en charge la
Claudine Grammont, Correspondance entre Charles Camoin et Henri Matisse, Lausanne, La Bibliothèque des Arts, 1997, p. 130.
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correspondance ; son mari lui délègue avec grand plaisir la tâche qui lui a toujours pesé. Marcelle se liera avec les femmes des meilleurs amis de son époux et les tiendra au courant de leurs déplacements. Rentrés en France après un détour en Espagne, les Marquet repartent rapidement avec Jean Puy en Bretagne. Henri Manguin les accompagne quelques jours, mais s’arrête pour travailler à La Rochelle. Marquet et Jean Puy continuent ensuite leur route. Henri Manguin viendra les retrouver à Bayonne. En juillet, ils sont à Sète où Marquet trouve l’inspiration. Le peintre rentrera fin août à Paris. 1925 Après Alger en 1925, l’artiste se rend à Bougie, où il travaille en compagnie de Jean Launois, Étienne Bouchaud, Marius de Buzon et Eugène Corneau, tous peintres de la villa Abd-el-Tif. Fin avril, les époux Marquet sont de retour en France. En juin, ils entreprennent, avec le peintre Pierre Deval et son épouse, un voyage en Norvège, accompagnés par Walther Halvorsen qui sera leur guide et interprète. 1926 En 1926, ils retournent en Tunisie. Albert et Marcelle restent plusieurs semaines à La Goulette. De nombreuses expositions en France et à l’étranger montrent les œuvres de l’artiste ; il est maintenant très apprécié. La Ford a beaucoup servi et son conducteur l’a menée avec témérité. Il
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s’offre une Buick avec laquelle il part à Hendaye où il n’était pas revenu depuis de longues années. Il ne rentrera à Paris qu’à la fin de l’année avec une grande quantité de toiles. 1927 Comme les années précédentes, les Marquet sont à Alger début 1927. Ils décident ensuite de profiter du mois de juin pour visiter la Normandie. Signac leur ayant vanté la région, ils s’installent à Vieux-Port, sur les bords de la Seine, dans une chaumière à colombages. Les Camoin viennent les rejoindre pour de longues promenades dans la forêt de Brotonne toute proche. Le temps est très humide et malgré le travail et les parties d’échecs, passion de Charles Camoin et de Marquet, la pluie et la fraîcheur leur font reprendre la route. Ils arrivent à Rouen en août et espèrent y retrouver le soleil. Marquet et sa femme prennent pension à l’hôtel des Chasseurs, à Canteleu. Connaissant bien la ville où il a peint de longs mois en 1912, le peintre jouit, depuis Canteleu, d’une vue magnifique sur les méandres de la Seine, sur le vaste panorama du port et des flèches de la cathédrale de Rouen, ainsi que sur le port marchand de Croisset. Il se rend à La Mailleraye où il peint des yachts. De ce séjour, il rapportera à Paris un ensemble varié de toiles. Mais le temps n’est malheureusement pas meilleur qu’à VieuxPort et les Marquet repartent vers le sud. Ils s’arrêtent à SaintJean-de-Luz, où Albert s’était déjà réfugié en 1907 à la mort de sa mère. Ils ne rentreront qu’en novembre, ravis d’avoir enfin trouvé le soleil.
Photographies de la salle de bains d’Albert Marquet, rue Dauphine Paris, Archives Marquet – Wildenstein Institute
Albert Marquet Carreau de céramique pour la salle de bains du 1, rue Dauphine 1931 15 x 15 cm Paris, collection Larock- Granoff
1928 1928 sera une année de voyages à l’étranger. L’Égypte et l’Algérie en début d’année. Marquet rentre à Paris après son exposition particulière chez Druet en mai et durant laquelle sont exposés une cinquantaine de paysages. En juin, il fait un circuit en Bretagne, s’arrêtant à Audierne tant vantée par Paul Signac et Jean Puy. Pendant l’hiver, Marquet travaille à une série de vues de la pointe de l’île Saint-Louis. Il aura l’occasion de faire des effets de neige et de glace sur la Seine. 1929 En 1929, le séjour à Alger est agrémenté d’un voyage de découverte dans le Sahara. De retour en région parisienne en juin, Albert et Marcelle louent une villa dans l’île de Migneaux, à Poissy. La famille de Marcelle vient les rejoindre pour un bel été de jeux et de baignades, de pêches et de promenades. Le soleil permet à Marquet de se promener en barque et de peindre les différentes luminosités du fleuve et des îles. Ils profiteront, avec leurs amis, de gais déjeuners dans les guinguettes alentour. 1930 À nouveau sur les routes dès janvier 1930, dans une nouvelle Ford qui remplace sa Buick, Marquet et sa femme traversent l’Espagne avant de retrouver le Maroc. Rentrés à Paris, ils visitent un chantier ouvert à l’angle de la rue Dauphine et du quai des Grands-Augustins, à l’emplacement du 4
vieil hôtel où Marquet avait séjourné pendant sa jeunesse. Tenté, le peintre confie à Marcelle le soin de négocier l’achat d’un appartement. L’été, ils passent deux mois à Boulogne-sur-Mer. De retour en octobre à Paris, ils surveillent l’avancement des travaux de leur futur domicile. 1931 Le 27 mars 1931, Marquet signe l’acte d’achat d’un appartement situé au cinquième étage, en état futur d’achèvement. Vaste et lumineux, avec de nombreuses fenêtres, il domine le Pont-Neuf et le quai des Grands-Augustins. Ils quittent l’appartement du quai Saint-Michel, où Marcelle a accepté de vivre depuis leur mariage, malgré son étroitesse et son peu de confort. Le peintre, interrogé par le notaire surpris de cet achat important, lui répond : « À cause des fenêtres… sans penser une seconde que cette raison fournie, évidente pour lui, pût paraître surprenante à quelqu’un d’autre4. » Marquet décide alors de décorer lui-même sa salle de bains. Le céramiste Josep Llorens Artigas lui ouvre son atelier et lui enseigne la technique. Fatigués des travaux et du déménagement, Marcelle et Albert louent une maison pour l’été, à Triel-sur-Seine, afin d’accueillir la famille venant d’Algérie. Artigas viendra lui aussi les rejoindre quelque temps. La maison possède un jardin qui descend jusqu’à la berge de la Seine, où pêcheurs et voiliers amarrés animent les rives. Le peintre va passer ces semaines de repos en famille et recevoir ses amis de passage. Intelligent, très cérébral, Marquet s’est lié avec plusieurs écrivains, dont le poète Paul Fort qui possède
Marcelle Marquet, Marquet, Paris, Robert Laffont, 1951, p. 110.
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Albert Marquet et le docteur Philippe Auzépy, La Frette-sur-Seine 1945-1946 Paris, Archives Marquet – Wildenstein Institute Albert Marquet, La Frette-sur-Seine 1945-1946 Paris, Archives Marquet – Wildenstein Institute
une maison dans le village. Le sculpteur Pablo Gargallo, ami du peintre depuis son séjour en Espagne, viendra avec sa fille Pierrette, tandis que Pierre Bonnard passera en voisin. À partir de juin et jusqu’à fin août, le temps instable permet à l’artiste la réalisation de toute une gamme d’effets, du temps le plus ensoleillé au plus orageux. Triel a été « à la naissance de son histoire, le lieu de passage et de repos, le gîte d’étape, dirions-nous aujourd’hui, des pèlerins se rendant bâton à la main et besace au dos, à Saint-Jacques de Compostelle ou à Vézelay […] naturellement placée sur une des boucles de la Seine d’où, entre ses deux rives et à quelques centaines de mètres en amont du pont suspendu, se trouvaient trois îles5 ». Marcelle écrira : « La Seine était pour lui le seul fleuve français, elle avait des bateaux. Je l’ai vu s’ennuyer sur les bords de la Loire parce qu’il ne passait rien sur l’eau, une pauvre petite barque de pêcheur de temps en temps, pas de quoi animer un paysage immense et mélancolique6. » Fin août a lieu le déménagement du quai Saint-Michel pour la rue Dauphine ; il permettra à Marquet de trier ses photographies et ses papiers anciens. De ses fenêtres, il commence à peindre des vues du Pont-Neuf et des quais, vues qu’il poursuivra sans cesse jusqu’à la fin de sa vie.
En août, ils arrivent en Espagne où ils visitent plusieurs villes avant de s’arrêter quelque temps à Santander. Ils se rendent ensuite au Portugal et reviennent à Paris en octobre, où le peintre expose déjà, au Salon d’automne, une toile de la Samaritaine le soir. 1933 1933 sera marquée par une croisière à travers la Méditerranée, la mer Égée, la mer de Marmara et la mer Noire. En mai, à peine de retour, Marquet repart pour plusieurs mois peindre aux Sables-d’Olonne. 1934 Travail intense à Alger en 1934, avant le retour à Paris où, en juin, la galerie Druet organise une rétrospective des quatre dernières années de Marquet. En août, le peintre et son épouse partent en URSS, où l’artiste est entouré et fêté. Ils sont de retour à Paris en septembre. L’année ayant été peu productive après le séjour d’Alger, Marquet se rend au Havre pour y travailler trois semaines. 1935
1932 En 1932, les époux Marquet partent à Alger. À leur retour, Marquet est accaparé par les expositions organisées par ses marchands. Lorsque arrive l’été, ils se rendent en Bretagne. 5 6
En 1935, il n’y a pas de séjour en bord de Seine. Après le retour d’Alger, l’été sera passé en famille au Pyla. À Paris, il travaille, comme chaque année, des fenêtres de son appartement.
Georges Beaujard, Daniel Biget, Triel-sur-Seine… son histoire… ses légendes, Paris, éditions du Valhermeil, 1985, p. 16. M. Marquet, op. cit., p. 57.
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Vue générale de La Frette-sur-Seine Carte postale, avant 1905-1914 (détail) Collection privée Albert Marquet La Frette, le village vu des hauteurs 1939-1946 Huile sur panneau, 32,5 x 41 cm Signé en bas à droite Collection privée Cat. 39
1936 Découverte de la Suisse en 1936 : Lausanne, Davos, Zurich. Après le séjour à Alger, Marquet et son épouse passent l’été à Venise. En septembre, ils prennent la route du retour. À Paris, l’artiste prépare son exposition « Venise », qui remporte un grand succès. 1937 En 1937, Marquet se rend de nouveau en Suisse et ensuite à Alger. Puis, il retrouve la Seine à Méricourt, près de Rolleboise. Le site, avec son écluse, est ravissant. Le peintre y loue pendant deux ans une modeste maison avec un jardin garni de roses trémières. Il travaille, suivant son habitude, de sa fenêtre ou s’installe le long de la berge en toute tranquillité. 1938 En 1938, Marquet se rend aux Pays-Bas, puis en Suède, à Stockholm. Après deux mois de travail intense et une exposition, il revient début mai. Il se repose à Méricourt et poursuit la série de ses vues de la Seine et de l’écluse. Marcelle, qui ne peut se passer de la Méditerranée, l’accompagne ensuite dans le Midi. À Paris, en octobre, le peintre André Barbier propose au couple une maison à La Frette. Mais celle-ci est à aménager et les Marquet, ne pouvant l’habiter immédiatement, repartent pour le Midi, invités par des amis. En décembre, la galerie Druet, victime des temps difficiles, est dissoute. Son stock de tableaux sera dispersé à Drouot.
1939 Le peintre, de nouveau à Alger depuis décembre, part en mars en excursion dans l’Aurès. À son retour d’Algérie, il se rend dans la maison de La Frette, désormais aménagée, où il peut travailler au calme. Il a réservé ses vacances d’été à Porquerolles et prêtera la maison à François Desnoyer, peintre rencontré l’année précédente et qu’il apprécie. « La Frette a toujours eu, au cours de son histoire, une vocation fluviale du fait de sa situation au bord de l’eau et de ses activités7. » Proche de Conflans-Sainte-Honorine, la petite ville profite du passage des péniches. Marquet loue l’une de ces maisons rurales construites près « de l’ancien chemin de halage, au pied des coteaux. De nombreux artistes ont été attirés par le site8 ». Des pavillons de villégiature ont été construits au xixe siècle par les Parisiens qui ont découvert ce village proche de la capitale, jouissant de toutes les distractions des bords de l’eau et de la campagne. À la fin de l’été, le 3 septembre, alors qu’ils séjournent encore à Porquerolles, Marcelle et Albert sont brutalement tirés de leur insouciance par la déclaration de guerre. Marquet décide de rentrer à Paris et, bien vite, il retourne à La Frette. Marcelle Marquet racontera dans son ouvrage de souvenirs sur Marquet : « C’est peut-être dans cette modeste maison de La Frette qu’Albert se sentait le plus chez lui. Nous y étions sans téléphone. Son atelier, bien isolé dans le grenier, dominait une boucle de la Seine, son fleuve… Nos amis venaient dans la maison… Albert s’y sentait à l’aise et comme à l’abri9… » Pendant l’hiver, ils alternent : quatre jours à Paris, trois à La Frette. Dans l’atelier sans chauffage, Marquet et son ami
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Les Amis de La Frette, La Frette-sur-Seine – Un village en Île-de-France, Paris éditions du Valhermeil, 1991, p. 70. Ibid., p. 123-141. 9 M. Marquet, op. cit., p. 145. 8
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« C’est peut-être dans cette modeste maison de La Frette qu’Albert se sentait le plus chez lui. Nous y étions sans téléphone. Son atelier, bien isolé dans le grenier, dominait une boucle de la Seine, son fleuve… » Marcelle Marquet, Marquet, Paris, Robert Laffont, 1951, p. 145.
Albert Marquet La Frette, le printemps 1939-1946 Huile sur toile, 65 x 81 cm Signé en bas à droite Genève, Association Les Amis du Musée du Petit Palais – 7058 Cat. 38
Desnoyer travaillent sans se gêner. Le dimanche, ils reçoivent leurs amis devant la cheminée et font des parties de Diamino et d’échecs qui leur apportent la distraction nécessaire après le travail. Marquet exécute une série de toiles de la Seine en hiver. Rentré à Paris, il peint le Pont-Neuf et les quais de Conti et des GrandsAugustins dominés par la flèche de la Sainte-Chapelle. À la fin de l’année, nouveau départ pour Alger.
œil et pleure de l’autre car je suis content d’aller revoir ce vieux Paris que je n’ai pas vu depuis bientôt 5 ans, je suis navré de quitter notre jardin qui en ce moment est magnifique10… » En mai, il retrouve son appartement parisien et la maison de La Frette. À Paris, il travaille à des lithographies. À La Frette, la maison a maintenant le chauffage ; il reprend ses habitudes, les amis reviennent passer le dimanche. Camoin sera l’un des plus assidus. Marquet est déçu par la situation en France et sa maison d’Alger avec son splendide jardin lui manque.
1940 En 1940, Paris est devenue triste. En mai, Robert Rey, inspecteur général des Beaux-Arts, délivre un laissez-passer à l’artiste qui a signé l’affiche de protestation des artistes et intellectuels contre le nazisme. Marquet, menacé de représailles, se réfugie dans le Midi après avoir confié son appartement et ses toiles à l’oncle de Marcelle. Fin septembre, ils embarquent à Collioure pour l’Algérie. Ils vont devoir rester en Algérie pendant toutes les années de guerre. Marquet loue un appartement sur le port et achète ensuite une maison à Montplaisant, sur les hauteurs d’Alger, avec un jardin et une basse-cour, ce qui lui permettra d’envoyer des vivres aux amis restés en France et victimes des restrictions. 1945 En mai 1945, Marquet annonce à son ami Henri Matisse, avec lequel il a correspondu pendant toutes les années de guerre, qu’il veut rentrer à Paris : « Comme le père Gargantua, je ris d’un 10
1946 1946 verra le dernier séjour de l’artiste à Alger. L’été sera consacré aux tableaux de La Frette. Puis, Marquet rentrera à Paris, comme les années précédentes, revenant par alternance à La Frette durant l’automne. 1947 Mais l’artiste commence à souffrir pendant l’hiver et, le 14 janvier 1947, il est opéré de la vésicule biliaire. Malheureusement, on découvre un cancer déjà métastasé. Durant une brève rémission, il peint ses dernières toiles, rue Dauphine, par temps de neige. Il décline ensuite lentement et s’éteint le 14 juin au matin. Il est inhumé dans le cimetière de La Frette, au sommet d’un coteau dominant la Seine et les paysages qu’il a tant aimés.
Claudine Grammont, Matisse-Marquet. Correspondance 1898-1947, Lausanne, La Bibliothèque des Arts, 2008, p. 172.
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Michèle Paret
Albert Marquet travaillant à la fenêtre de son atelier de La Frette-sur-Seine 1945-1946 Paris, Archives Marquet – Wildenstein Institute
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les séjours et les voyages d’Albert Marquet Les lieux en relation avec le thème de l’exposition sont indiqués en caractères gras.
1903
La Percaillerie (été, avec Manguin)
1905 Malleribes (invité par Manguin) Saint-Tropez (rejoint par Camoin, rend visite à Signac) Agay et Le Trayas (rend visite à Cross et à Valtat), Nice, Menton 1906 Le Havre, Fécamp, Dieppe, Trouville (été avec Dufy) 1907 Londres (avec Camoin et Friesz) Ciboure et Saint-Jean-de-Luz (fin de l’été) 1908 Italie : Naples et Rome (été, avec Manguin) Cassis (été) Poissy (rejoint par Matisse début septembre) Dakar (automne, départ de Bordeaux avec Matisse, escale à Tanger) 1909 Allemagne : Hambourg et Berlin (printemps) Naples, Sicile, Marseille, Séville (été) 1910 Londres (avril) Villennes-sur-Seine (été, rejoint par Manguin et Friesz) Conflans-Sainte-Honorine (printemps) 1911 Honfleur (avec Félix Vallotton) Maroc, Espagne (été, retour par Bordeaux) Rouen (printemps, puis été, visite de Matisse en juillet) 1912 Marseille, Collioure (avec Matisse, retrouve Camoin) Rouen (printemps) Collioure (fin de l’été) 1913 La Varenne-Saint-Hilaire (début de l’été) Tanger et Sud marocain (été) 1914 Rotterdam (printemps, début de l’été) Collioure (été, avec Matisse ; puis avec Gris, il rend visite à Manolo à Céret) 1915 La Varenne-Saint-Hilaire (fin de l’été) Marseille (hiver, avec Matisse) 1916 Il rentre à Paris mais retourne à Marseille en juillet où il loue l’atelier d’Eugène Montfort jusqu’à la fin de la guerre
1919 Nice (printemps, séjour auprès de Matisse, rendent visite à Renoir) Marseille Herblay (été) Marseille (fin de l’été) 1920 Alger (hiver, il y reviendra presque tous les ans) La Rochelle (été, à l’invitation de Signac) 1921 Alger (hiver, voyage jusqu’à Ghardaïa) Sables-d’Olonne, La Chaume 1922
Alger, Tunisie (hiver)
1923 Alger (hiver) Tunis, Carthage, Sidi-Bou-Saïd, La Goulette (six mois) Marseille, Aix-les-Bains (automne) 1924 Marseille (hiver) et Nice (rend visite à Matisse) Alger (fin de l’hiver, puis retour par le Maroc et l’Espagne) Belle-Île-en-Mer (été, rend visite à Jean Puy puis périple en France avec ce dernier et Manguin : La Rochelle, Bordeaux, Bayonne, Sète et retour par Vézelay) 1925 Alger, Bougie (hiver) Norvège (été, Oslo, Hesnes, Stockholm) 1926 Alger, Tunisie, La Goulette (hiver, début du printemps) Hendaye (été) 1927 Alger (hiver) Croisière autour de la Méditerranée : Naples, Palerme, Le Pirée, Lesbos, Constantinople, Turquie, Beyrouth, Liban, Jérusalem (printemps) Vieux-Port (rejoint par Camoin), Canteleu, Rouen, Honfleur (été) Saint-Jean-de-Luz (fin de l’été) Égypte : Le Caire, Assouan, Louqsor (hiver) 1928 Audierne (été) 1929 Alger (printemps), voyage dans le Sahara (mai) Poissy (été)
1917 Barcelone, Baléares (printemps) Samois-sur-Seine (été) Marseille (hiver)
1930 Périple en voiture : Carcassonne, Barcelone, Madrid, Séville, Grenade, Gibraltar, Tanger, Fez, Tlemcen, Oran, Alger Alger, Gibraltar, Maroc (hiver, printemps) Boulogne-sur-Mer (été)
1918 Nice (rejoint Matisse et ensemble, ils rendent visite à Renoir à Cagnes-sur-Mer) Marseille, L’Estaque (printemps, été)
Triel (été) 1931 (Installation du nouvel appartement à Paris, 1 rue Dauphine. Aucun séjour cette année-là en Algérie)
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1932 Londres (court séjour en hiver) Alger (printemps) Ploumanach (été, invité avec Camoin chez les Eiffel) La Bourboule (été) Espagne (fin de l’été) 1933 Croisière en Méditerranée : mer Égée, mer de Marmara, mer Noire, Roumanie et retour à Vienne par le Danube (printemps) Sables-d’Olonne (été) 1934 Alger et Maroc (hiver et printemps) Voyage en URSS : Dunkerque, Leningrad, Moscou, Kharkov, Rostov, Tiflis, Batoum, retour par la Méditerranée jusqu’à Marseille (été) Le Havre (fin septembre/début octobre) 1935 Alger, Maroc (hiver et printemps) Le Pyla (été) Suisse (début de l’hiver) 1936 Alger (hiver) Venise (été, retour par Gênes) Saint-Tropez
1937 Suisse (hiver) Alger (printemps) Méricourt (été) 1938 Pays-Bas, Suède (hiver) Méricourt (début de l’été) Cap Brun, Porquerolles (été) 1939 Alger (hiver, expédition dans l’Aurès au début du printemps) Porquerolles (été, jusqu’à la déclaration de guerre) La Frette (plusieurs séjours dans sa maison) 1940 Céret, Collioure (d’où il embarque pour Alger) Alger (où il passera les années de guerre) 1945 Retour à Paris (mai) La Frette (été, puis alternance Paris-La Frette le reste de l’année) 1946 Alger (hiver) Suisse La Frette (séjours en été et jusqu’en novembre) 1947 14 juin, décès à Paris Marquet est inhumé à La Frette
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Paris
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