Les douze capitales d’Arménie (extrait)

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Ouvrage publié à l’occasion de l’exposition « Les douze capitales d’Arménie » réalisée du 4 mars au 4 mai 2010, dans ses locaux, par la Maison arménienne de la Jeunesse et de la Culture de Marseille avec la collaboration du Centre des monuments nationaux. L’exposition « Les douze capitales d’Arménie », présentée par le Centre des monuments nationaux en 2006-2007 à la Conciergerie, dans le cadre de l’année de l’Arménie, est prêtée gracieusement par le Centre des monuments nationaux à la Maison arménienne de la Jeunesse et de la Culture de Marseille. Commissariat général de l’exposition : Gérard Chaldjian, Maison arménienne de la Jeunesse et de la Culture de Marseille (MAJC) Isabelle Chalet-Bailhache, chargée d’offre culturelle, Centre des monuments nationaux, Paris Commissariat scientifique de l’exposition : Mourad Hasratian, historien de l’art, Erevan Claude Mutafian, docteur en histoire, Paris Scénographie : Élodie Hovsepian (architecte DEA) - Édouard Sarxian (architecte DPLG) Photographies de l’exposition : Zaven Sargsyan, directeur du musée Paradjanov, Erevan Graphisme des documents de communication : Anna Chaldjian Contacts : MAJC - Tél. : 04 91 50 15 09 – E-Mail : majc13@wanadoo.fr Gérard Chaldjian - Tél. : 04 91 66 45 33 – E-Mail : gerard.chaldjian@wanadoo.fr Partenaires de l’exposition : Région Provence-Alpes-Côte d’Azur Conseil Général des Bouches-du-Rhône L’exposition « Les douze capitales d’Arménie » a bénéficié du mécénat de Jean-Claude Chahinian, et de Rafy Damlejian. Cet ouvrage est publié avec les contributions de : Fondation Calouste Gulbenkian – Lisbonne Fondation Aram Khatchatourian – Marseille

FONDATION ARAM KHATCHATOURIAN

© Somogy éditions d’art, Paris, 2010 © Maison arménienne de la Jeunesse et de la Culture, Marseille, 2010 Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Conception graphique : Ariane Aubert Fabrication : Michel Brousset, Béatrice Bourgerie et Mathias Prudent Contribution éditoriale : Muriel Montserrat Coordination éditoriale : Tiffanie De Gregorio, assistée de Maëlle Sigonneau et Laura Clavier ISBN 978-2-7572-0343-9 Dépôt légal : février 2010 Imprimé en Italie (Union européenne)


Les douze capitales

Arménie

d’

sous la direction de Patrick Donabédian et Claude Mutafian cartographie d’Éric Van Lauwe

édité par la Maison arménienne de la Jeunesse et de la Culture de Marseille 12-14, rue Saint-Bazile, 13001 Marseille


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Sommaire Introduction

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Patrick Donabédian - Claude Mutafian

Généralités L’Arménie. Histoire et capitales

13

Claude Mutafian

L’architecture arménienne

29

Patrick Donabédian

Capitales ou résidences royales

45

Giusto Traina

Les douze capitales royales

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Van. La première capitale d’Arménie Le royaume de l’Ararat

51 51

Simon Hmayakyan - Yervand Grekyan

Du Moyen Âge au génocide

62

Sergei Vardanyan

Armavir. De l’Ourartou à l’Arménie

67

Inessa Karapetyan

Ervandachat. Des Orontides aux Artaxiades

77

Félix Ter-Martirossov

Artachat. Capitale d’Arménie durant cinq siècles

89

Jaurès Khatchatryan

Tigranakert. L’Arménie d’une mer à l’autre L’éphémère capitale de Tigrane le Grand

97 97

Hayk Hakobyan

La Tigranakert d’Artsakh

105

Hamlet Petrossyan

Vagharchapat. De la capitale royale à la capitale religieuse

111

Patrick Donabédian

Dvin. Capitale administrative et siège patriarcal

125

Aram Kalantaryan

Bagaran. Capitale d’Arménie durant cinq années

139

Claude Mutafian

Chirakavan. Une capitale de transition

145

Claude Mutafian

Kars. De la capitale d’Arménie à la capitale arménienne

151

David Kertmenjian

Ani. La ville aux mille et une églises Rois, patriarches et marchands

159 159

Jean-Pierre Mahé

De la capitale bagratide à la ville déserte Claude Mutafian

178


L’envoûtement de la ville fantôme

183

Claude Mutafian

Fouilles et résurrection

188

Ani Baladian

Sis. Capitale d’Arménie hors d’Arménie

193

Claude Mutafian

Les capitales républicaines

쎒쎒쎒쎒쎓

Erevan. Capitale de la république d’Arménie Erebouni, l’ancêtre d’Erevan

207 207

Ashot Pilipossyan

Teïchebaïni, ville ourartéenne proche d’Erevan

215

Ashot Pilipossyan

L’invention d’une capitale à l’époque soviétique

218

Taline Ter-Minassian

L’Arménie indépendante

230

Claude Mutafian

Stepanakert. Capitale de la république du Haut-Karabagh

235

Claude Mutafian

Les autres capitales médiévales

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Aghtamar. Capitale du royaume du Vaspourakan

240

Claude Mutafian - Edda Vardanyan

Loré. Capitale du royaume bagratide de Lori

249

Igit Gharibian - Patrick Donabédian

Les deux capitales de la Siounie Kapan, capitale du royaume de Baghk

257 257

Grigor Grigorian

Eghéguis, capitale de la principauté du Vayots Dzor

261

Patrick Donabédian

Les trois capitales de l’Artsakh Parissos • Capitale du royaume septentrional

267 267

Samvel Karapétian

Gorozou • Capitale du royaume méridional de Dizak

272

Alexan Hakobian

Khatchen • Capitale du royaume central

277

Alexan Hakobian - Patrick Donabédian

Annexes L’Arménie préourartéenne • L’apparition des villes

284 284

Arsen Bobokhyan

L’Arménie ancienne • La ville et la structure urbaine

293

Félix Ter-Martirossov

Liste des cartes

303


Préface

fig. 1 Le roi Léon II (1271-1289), son épouse Kérane et leurs enfants sous la Déisis, Évangile de la reine Kérane, peintre anonyme, Cilicie, 1272 (Patriarcat arménien de Jérusalem, ms. 2563, fo 380).

L

a géographie de l’Arménie et sa configuration territoriale entre des empires rivaux ont déterminé une histoire tourmentée qui n’a guère connu de périodes de paix. Pour sauvegarder son patrimoine culturel, sa civilisation, sa religion, sa liberté et sa dignité, l’Arménie, au gré des conditions, des changements géopolitiques et de la modification constante de ses frontières, a compté plusieurs capitales. Leur évocation, de Van à Artachat, à Tigranakert ou encore à Ani et Erevan, est le meilleur des guides pour découvrir tous les trésors artistiques et architecturaux qui parsèment le pays : monastères, églises et sanctuaires, khatchkars ou pierres-croix, vestiges et sites archéologiques. Aujourd’hui, au pied du mont Ararat, l’histoire reprend vie.

La Maison arménienne de la Jeunesse et de la Culture, dans la continuité des expositions à caractère culturel et scientifique qu’elle a organisées et qui font date [L’Architecture arménienne (1981), Les Miniatures arméniennes et les Khatchkars (1982), Le Livre arménien à travers les Âges (1985), Arménie 3000 ans d’histoire (1988), Tapis et Textiles arméniens (1991), toutes dans le hall d’honneur de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Marseille, Artisans d’Arménie (1995) à la Maison des métiers et de l’artisanat de Marseille Arménie, la Magie de l’Écrit (2007) au musée de la Vieille Charité à Marseille], est à l’initiative de cette nouvelle exposition, « Les douze capitales d’Arménie ». C’est un panorama où défilent photographies, cartes, clichés anciens et plans, et qui illustre une richesse patrimoniale exceptionnelle. Déjà présentée à la Conciergerie, à Paris, du 15 décembre 2006 au 22 avril 2007 dans le cadre de l’année de l’Arménie en France, cette exposition est aimablement prêtée par le Centre des monuments nationaux. Un ouvrage collectif de prestige, fruit de la collaboration d’une vingtaine de spécialistes (archéologues, historiens, historiens de l’art), accompagne l’exposition. Il est coédité par la Maison arménienne de la Jeunesse et de la Culture et les éditions d’Art Somogy-Paris et réalisé sous la direction de Patrick Donabédian et Claude Mutafian avec une cartographie originale d’Éric Van Lauwe. Qu’ils en soient remerciés. Notre gratitude va à la Direction du Centre des monuments nationaux, au Conseil Général des Bouches-du-Rhône, au Conseil Régional Provence-Alpes-Côte-d’Azur, à la Fondation Calouste Gulbenkian, à la Fondation Aram Khatchatourian, aux différents mécènes et aux donateurs, sans lequels l’exposition « Les douze capitales d’Arménie » n’aurait pu se tenir et cet ouvrage être imprimé. Le conseil d’administration de la Maison arménienne de la Jeunesse et de la Culture remercie la Commission de travail et notamment sa section Jeunes pour leur investissement.

Garo Hovsepian Président de la Maison arménienne de la Jeunesse et de la Culture

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Introduction

L

es Arméniens ont ce rare « privilège » d’avoir une histoire qui s’écrit à travers les déplacements de leurs capitales. Les Français seraient bien en mal d’en faire de même : la Gaule préromaine n’avait pas de capitale, la Gaule romaine eut Lugdunum, la France, Paris l’ancienne Lutèce. L’Arménie, en revanche, eut successivement douze, voire treize capitales. Ce singulier phénomène s’explique à la fois par la trajectoire historique du peuple arménien et par les caractéristiques physiques de son pays. L’Euphrate à l’ouest, la chaîne pontique et le Petit Caucase au nord, la Caspienne à l’est et la haute Mésopotamie au sud constituent les frontières naturelles du plateau arménien, ensemble montagneux complexe dont le fractionnement en vallées isolées était propice au morcellement des pouvoirs. L’Arménie fut rarement aussi « grande » que ne le montre la « Grande Arménie » de Ptolémée. Souvent occupée par un État étranger ou partagée entre deux puissants voisins, elle vit aussi fleurir sur tout ou partie de son territoire des royaumes. Dans le cas de plusieurs rois simultanés, un seul avait la prééminence et portait le titre de tagavor Hayots, « roi d’Arménie ». En arménien, « ville » se dit kaghak, mais on a longtemps utilisé d’autres mots, comme dastakert ou agarak, qui désignent une « construction », un « édifice », un « domaine ». « Capitale » est encore plus difficile à définir. Nous utilisons ici ce mot par commodité, mais

fig. 1 La « Grande Arménie » historique. En clair, l’actuelle république d’Arménie et le Haut-Karabagh.

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il ne correspondait généralement ni à une grande ville ni au siège d’un gouvernement. Dans l’Antiquité et au Moyen Âge, les historiens parlaient de tagavoranist, la « résidence royale ». Le site du palais royal définissait, en effet, ce concept, et puisqu’il n’était pas nécessairement unique, il ne faut pas s’étonner de trouver à certaines époques plusieurs « capitales » simultanées. Ce n’est que plus tard qu’apparut le mot actuel mayrakaghak, littéralement « ville-mère », qui recouvre à peu près le sens moderne de « capitale ». Lorsqu’un roi voulait avoir une résidence à son nom, il faisait édifier une ville. Il lui donnait son nom, suivi de kert ou avan, respectivement « construit par» et « bourg ». On trouve ainsi une « Tigranakert » édifiée par le roi Tigrane le Grand, une « Archakavan » projetée par le roi Archak II. Ce n’est pas moins de douze capitales royales au sens large du terme que recensent en trois millénaires les historiens. Leur durée de vie allait de cinq années pour Bagaran à plus de cinq siècles pour Artachat. À la fin du royaume d’Arménie en 428, la ville de Dvin figure comme capitale bien qu’elle ne fût évidemment pas résidence royale. Abritant le siège du catholicos, autorité religieuse suprême qui prenait le relais du pouvoir séculier, et celui du représentant local de la puissance occupante, perse puis arabe, elle reste considérée comme capitale. Entre les IXe et XIe siècles, à côté de petits royaumes qui avaient chacun leur siège, le royaume bagratide d’Arménie posséda quatre capitales, dont la dernière, Ani, la plus prestigieuse de toutes les « villes-mères » d’Arménie, fut la première à mériter le nom de capitale au sens moderne du terme. La suivante, Sis, le mérita peut-être encore plus, même si elle se trouvait en Cilicie, hors d’Arménie. Elle sera suivie par la capitale républicaine actuelle, Erevan. Des treize villes, à part Van, la toute première, Tigranakert l’éphémère, et, bien entendu Sis, dix étaient concentrées dans une zone réduite – cœur administratif de l’Arménie – autour de l’Araxe et de son affluent l’Akhourian, plus précisément du bas cours de ce dernier et du cours de l’Araxe juste en aval du confluent. Les sites des capitales de la vallée de l’Araxe se trouvent presque tous sur la rive gauche, au nord du fleuve, en Arménie actuelle, tandis que ceux des capitales de la vallée de l’Akhourian sont tous sur la rive droite, à l’est du fleuve, en Turquie actuelle. Toute perspective de fouilles de la part des archéologues arméniens y est donc, pour l’heure, compromise. Cet ouvrage esquisse, en présentant l’état actuel des recherches, des fouilles en cours et des découvertes récentes, une histoire de chacune des douze capitales royales, ainsi que de la capitale républicaine. Nous y avons inclus également des villes qui, sans avoir jamais été capitales d’Arménie, n’en ont pas moins joué un rôle important en tant que capitales annexes du royaume d’Arménie ou capitales d’États secondaires arméniens. Les contributions et mises au point d’une vingtaine de spécialistes d’Arménie et de France, impliqués pour certains depuis de longues années dans l’étude de ces sites, enrichissent et renouvellent l’approche d’une histoire fascinante. PATRICK D ONABÉDIAN C L AUDE M UTAFIAN

fig. 2 Les villes des vallées de l’Akhourian et de l’Araxe.

Les 12 capitales d’Arménie

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L’Arménie Histoire et capitales Le royaume d’Ourartou (IXe-VIIe siècle av. J.-C.) Commençons par la Bible, plus précisément la Genèse (8, 4) : « Au bout de cent cinquante jours, les eaux diminuèrent et, au septième mois, le dix-septième jour du mois, l’arche reposa sur les montagnes de l’Ararat », et non pas sur « le mont Ararat ». On appelle maintenant Ararat la spectaculaire montagne qui culmine à plus de 5 000 m au milieu d’une plaine de 1 000 m. Son vrai nom est Massis : l’Ararat est en réalité l’État dont le nom est plus communément prononcé Ourartou en accord avec les inscriptions assyriennes. On trouve pour la première fois en 1275 av. J.-C. la mention uruatri sur une inscription du roi d’Assyrie Salmanassar Ier. Il ne s’agissait alors que d’une alliance de principautés, appelée également naïri, puis urartu par Assournasirpal dans la première moitié du IXe siècle. Son fils Salmanassar III, durant sa campagne militaire de 855, parvint à « Arzachkou, ville royale d’Aramé d’Ourartou ». L’Ourartou constituait déjà un État unifié, le premier royaume arménien documenté, avec sa résidence royale. Le site de cette première capitale arménienne est encore discuté : le grand historien arménien Nicolas Adontz l’identifiait à Manazkert, sur l’Arsanias, mais on penche maintenant plutôt pour Ardchech, sur la rive nord du lac de Van. C’est à cette époque aussi qu’apparaissent des inscriptions en ourartéen. Le royaume y est appelé Biaïni, un nom d’où dérive probablement celui de Van. En effet, c’est sur la rive orientale du lac de Van qu’allait être déplacée la capitale, appelée alors Touchpa ou Tosp (Tospitis). D’autres villes furent fondées par les rois successifs, sortes de capitales secondaires, comme Erebouni, en 782, et Arguichtikhinili, en 778, par Arguichti Ier, ou Teïchebaïni (Karmir Blour) en 714 par Roussa Ier. L’Ourartou était constamment en lutte avec son voisin méridional, le puissant royaume d’Assyrie. Les deux ennemis s’épuisèrent mutuellement et devinrent une proie facile pour les Mèdes venus d’Iran, qui prirent la capitale assyrienne Ninive en 612. L’Ourartou, encore citée par le prophète Jérémie au début du VIe siècle (51, 27), disparut peu après.

Premier intermède : Mèdes et Perses (VIe-IVe siècle av. J.-C.) Durant presque trois siècles, l’Arménie allait être dépourvue de toute entité étatique, passant du joug mède au statut de satrapie achéménide : les Arméniens figurent dans le défilé des peuples vassaux à Persépolis. Un changement de nom se produisit alors qu’on peut constater sur deux inscriptions

fig. 1 Le prince Sahak Bagratouni confie à Moïse de Khorène (Ve siècle) le soin d’écrire une histoire de l’Arménie. En bas, le commanditaire de cette copie de l’œuvre. Recueil historique, Khizan (au sud du lac de Van), 1567 (Erevan, Matenadaran, ms. 2865, fo 3v).

fig. 2 Vassal arménien sur l’escalier est du palais de Persépolis.

Les 12 capitales d’Arménie

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fig. 3 Le Roman d’Alexandre : traduction arménienne copiée et illustrée au début du XIVe siècle (Venise, Congrégation mékhitariste, ms. 424, fos 89v + 90).

perses du roi des rois Darius Ier : sur son palais de Suse, il mentionne l’« Ourartou » parmi les peuples qui ont dû contribuer à son édification, mais à Béhistoun en 522, il parle d’« Arménie ». Une confirmation de l’identité des deux noms est donnée par une inscription trilingue de son fils Xerxès à Persépolis, où on lit « Ourartou » en akkadien et en élamite, mais « Arménie » en persan. L’Ourartou était devenue l’Arménie. Pourquoi et comment ce changement de nom ? Pour certains, ces Arméniens sont un autre peuple qui, venant de l’ouest, franchit l’Euphrate à la faveur de la chute du royaume et se substitua peu à peu à l’appareil ourartéen. Pour d’autres, il s’agit d’un peuple autochtone qui profita de cette chute pour s’emparer du pouvoir. Le débat est parfois porté sur le terrain idéologique, en particulier par la propagande turque qui refuse la continuité Ourartou-Arménie afin de faire passer les Arméniens pour des envahisseurs et non des autochtones. Nous n’entrerons pas dans cette polémique : après tout, les Francs étaient une tribu venue d’Allemagne, et on commence l’histoire de France avec les Gaulois pour la poursuivre avec les Francs, puis les Français. À la même époque, la langue et l’alphabet ourartéens disparurent et la langue arménienne, indo-européenne, s’imposa peu à peu. Elle allait rester dépourvue d’alphabet – langue orale non écrite – pendant près d’un millénaire.

Le royaume orontide (ca 330-ca 190 av. J.-C.) L’expédition d’Alexandre le Grand, qui mit fin à la Perse achéménide en 330, fut une aubaine pour les Arméniens, car elle les libéra de leur joug sans les annexer : le Macédonien obliqua, en effet, vers le sud après la Cappadoce et ne passa jamais en Arménie. Un satrape local, Ervand (Oronte en grec) combla le vide et recréa un royaume d’Arménie. Il installa sa résidence royale à Armavir, l’ancienne Arguichtikhinili

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ourartéenne, sur la rive gauche de l’Araxe. Selon Moïse de Khorène, principal historien arménien de la période préchrétienne, Armavir tenait son nom d’Aramayis, petit-fils du héros légendaire Hayk, qui l’aurait fondée « sur une colline au bord du fleuve » qu’il appela « Eraskh, du nom de son petit-fils Erast ». Plus tard, à la fin du IIIe siècle, « le lit de l’Araxe s’était éloigné », et le roi Ervand décida de fonder une nouvelle capitale en amont du fleuve, à son confluent avec l’Akhourian. Il lui donna son nom, Ervandachat, et fut le dernier roi de la dynastie des Ervandouni (Orontides).

Le royaume artaxiade (ca 190 av. J.-C.-ca 50 ap. J.-C.) Les données changèrent radicalement avec l’entrée de la puissance romaine en Asie, marquée par la victoire de Magnésie, en 190, sur les Séleucides héritiers d’Alexandre. Deux généraux séleucides, Artachès (Artaxias) et Zareh (Zariadris), changèrent de camp et profitèrent de l’occasion pour fonder deux royaumes arméniens : Zareh en Sophène et Artachès en Grande Arménie, après avoir tué Ervand selon Moïse de Khorène. Artachès s’empressa de déplacer sa capitale en fondant la ville d’Artachat (Artaxata) toujours sur la rive gauche de l’Araxe, en aval d’Armavir. La dynastie des Artachésian (Artaxiades) allait durer jusqu’au milieu du Ier siècle ap. J.-C. et donner le plus célèbre de tous les rois d’Arménie, Tigrane le Grand : profitant du vide laissé entre les Romains à l’ouest et la récente dynastie des Parthes en Iran, il parvint, vers 70 av. J.-C., à se rendre maître d’un énorme territoire, de la Caspienne à la Méditerranée dont il contrôlait toute la côte depuis Tarse jusqu’à Acre (cf. p. 98). Grand bâtisseur, il fonda plusieurs villes qu’il baptisa de son nom, Tigranakert (Tigranocerte), et qu’il peupla en déplaçant des populations. On en a récemment retrouvé une dans la province arménienne d’Artsakh (Karabagh). La plus célèbre est celle dont il fit sa capitale au cœur de son empire pour remplacer Artachat trop

Ci-contre, à gauche : Même manuscrit du Roman d'Alexandre, f° 57v (voir fig. 3).

fig. 4 Selon la légende, Hayk, héros éponyme des Arméniens, quitta Babylone avec son peuple et se dirigea vers le nord. Son souverain Bel le poursuivit, mais fut abattu par Hayk (Giacomo Guarana).

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fig. 5 Artavazde conduit par Antoine devant Cléopâtre. Ateliers d’Aubusson, modèle d’Isaac Moillon (ca 1650) (Nice, palais Lascaris).

décentrée. Sa localisation est encore sujettte à discussion. On l’a longtemps identifiée à Amida (Diyarbakir) au coude du Tigre, mais on penche maintenant pour un site plus à l’est. Tigrane se heurta bien sûr à l’expansionnisme romain. Lucullus ne put en venir à bout, mais Pompée obtint sa reddition en 69 av. J.-C., et lui imposa de revenir dans les frontières antérieures. Tigranakert fut détruite et la capitale revint à Artachat. Pris en étau entre la dynastie parthe des Arsacides fermement installée en Iran et l’Empire romain bientôt maître de l’Asie Mineure, de la Syrie et de l’Égypte, les souverains artaxiades en étaient réduits à mener une délicate politique d’équilibre. Selon Tacite, « d’une foi douteuse […] les Arméniens sont presque toujours en querelle, avec les Romains par haine, avec les Parthes par jalousie ». Ainsi, Artavazde, fils de Tigrane, était allié des Romains mais, devant l’inconscience de Crassus qui aboutit à la retentissante défaite de Carrhes en 53 av. J.-C., il changea d’alliance ; Antoine s’empara de lui et le livra à Cléopâtre qui le fit mettre à mort.

Le royaume arsacide (63-428) Le royaume d’Arménie s’affaiblissait, mais chacun des « deux Grands » qui l’entouraient craignait qu’il ne tombât dans l’escarcelle de l’autre. Ils se décidèrent donc pour un compromis élaboré en 63 ap. J.-C., selon lequel une nouvelle dynastie allait être installée en Arménie. Le premier roi en serait Tiridate, frère du roi parthe, mais devrait marquer sa vassalité à Rome en allant recevoir le diadème des mains de Néron. C’était le début d’une nouvelle dynastie arménienne, les Archakouni (Arsacides), branche cadette des Arsacides parthes d’Iran. Elle conserva sa capitale à Artachat, momentanément rebaptisée Neronia en hommage à l’empereur suzerain.

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La dynastie arsacide allait durer jusqu’en 428 avec, toutefois, quelques interruptions. Ainsi, en 114, l’empereur Trajan lança une grande campagne outreEuphrate, parvint jusqu’à Ctésiphon, la capitale parthe, et annexa l’Arménie et la Mésopotamie. Trois ans plus tard, son successeur, Hadrien, revint à la frontière euphratienne et rétablit sur le trône d’Arménie la dynastie arsacide en la personne de Vagharche (Vologèse), qui fonda plusieurs villes à son nom, dont Vagharchapat, l’actuelle Etchmiadzin. En 163, à la suite d’une guerre romano-parthe, les Romains réoccupèrent l’Arménie et proclamèrent Vagharchapat la nouvelle capitale. Peut-être est-ce à ce moment qu’ils la rebaptisèrent Kainepolis, c’est-à-dire « la Nouvelle Ville ». Les données changèrent de nouveau en 224 à la suite du coup d’État en Iran, perpétré contre les Arsacides parthes par les Sassanides perses, beaucoup plus agressifs et nationalistes, en particulier envers les souverains arméniens, les parents des Arsacides renversés. Peu après, au milieu du IIIe siècle, le roi sassanide Chapour envahit l’Arménie, abolit la royauté arsacide et plaça son frère sur le trône. Le roi arsacide légitime se réfugia à Rome, et sous la pression impériale, le pouvoir sassanide dut céder à la fin du siècle et permettre le rétablissement de la dynastie en la personne du roi Tiridate le Grand, de facto vassal de l’empereur Dioclétien. Grand persécuteur de chrétiens comme son suzerain, Tiridate changea complètement d’attitude après l’abdication de celui-ci en 305, il se fit baptiser par saint Grégoire l’Illuminateur et imposa en Arménie le christianisme comme religion d’État. On n’a pas fini de discuter des motifs de ce processus, les interprétations couvrant un vaste

fig. 6 Monnaie de Trajan (115). Au revers, on voit aux pieds de l’empereur le Tigre et l’Euphrate entourant l’Arménie. La légende latine dit : « Arménie et Mésopotamie réduites au pouvoir du peuple romain » (Venise, Congrégation mékhitariste).

fig. 7 Le roi perse Chapour Ier à la chasse au cerf, argent avec dorure, IIIe-IVe siècle (Londres, British Museum, 124091).

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fig. 8 Cette miniature illustre la légende d’une soidisant visite rendue à Rome par le roi Tiridate et saint Grégoire l’Illuminateur (à gauche) à l’empereur Constantin et au pape Sylvestre Ier (à droite). Recueil, Bitlis, 1569 (Erevan, Matenadaran, ms. 1920, fo 183v).

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éventail, depuis la version de la foi divine et des miracles présentée par Agathange au Ve siècle jusqu’aux explications purement géopolitiques analysant la stratégie du roi, menacé, d’un côté, par l’encombrante suzeraineté romaine et, de l’autre, par les inquiétants progrès en Arménie du mazdéisme ou zoroastrisme, religion des Sassanides, qui mettaient en péril l’indépendance du royaume. Le IVe siècle marque les débuts de la dynastie arsacide chrétienne. Monté sur le trône en 330, le roi Khosrov « transporte la cour sur une colline dominant la forêt, où il construit un palais ombragé ; il appelle l’endroit Dvin, d’un nom perse qui signifie “colline” », toujours selon Moïse de Khorène, qui est peut-être en avance pour la date de la fondation : en effet, il ne semble pas que Dvin ait jamais été une résidence royale arsacide. L’Arménie fut durant ce IVe siècle le théâtre d’une rivalité entre les pouvoirs temporel et spirituel, entre le roi et le catholicos (patriarche suprême), qui culmina avec les règnes d’Archak (Arsace) II et de son fils Pap, conscients du danger de cette dualité et adeptes de l’« hérésie » d’Arius. Le premier exila le catholicos Nersès le Grand, et le second l’empoisonna avant d’être mis à mort à son tour. D’après le Bouzandaran (texte du Ve siècle traditionnellement attribué à un certain « Fauste de Byzance »), « Archak fit construire un bourg appelé Archakavan d’après son nom, et un palais royal y fut aussi construit.» Cette tentative de fonder une nouvelle capitale tourna court on ne sait pas réellement pourquoi : pour les premiers historiens arméniens, des religieux nourris d’une haine farouche contre ce roi, il s’agissait, bien sûr, d’un châtiment divin. À la même époque, l’opposition aux progrès du christianisme faisait aussi son dernier baroud d’honneur dans l’Empire romain, avec l’empereur Julien l’Apostat qui paya de sa vie sa courageuse tentative désespérée pour rétablir le paganisme. Son successeur, Jovien, signa en 363 avec les Perses un « traité honteux » désastreux pour l’Arménie, qui leur laissait les mains libres face au royaume. Ils ne perdirent pas de temps et commencèrent par capturer Archak et le mettre à mort. La partition de l’Arménie semblait alors

fig. 9 Mesrop Machtots, inventeur de l’alphabet arménien. Grammaire, 1776 (Erevan, Matenadaran, ms. 5996, fo 69 v).

fig. 10 Écriture du Xe siècle entourée par un type de lettres plus récent. Évangile, 1284 (Erevan, Matenadaran, ms. 5547, fo 149v).

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inévitable. La décision fut prise vers 387 par ses deux puissants voisins et, à la fin du siècle, l’Empire romain, devenu officiellement lui aussi chrétien, annexa la partie occidentale. En revanche, la royauté arsacide subsista quelques décennies dans la partie orientale, de loin plus importante (cf. p. 127). C’est dans cette Arménie sous suzeraineté perse que se produisit un événement majeur pour la culture arménienne : l’invention de l’alphabet au début du Ve siècle par le moine Mesrop Machtots. Il permit enfin aux Arméniens d’écrire eux-mêmes leur propre histoire. Il était temps, car, en 428, la Perse mit définitivement fin à la royauté arsacide.

Deuxième intermède : Grecs, Perses et Arabes (428-885) À partir de 428 et pour plus de quatre siècles, l’Arménie allait être dépourvue d’État. Durant les deux premiers siècles coexistèrent une Arménie romaine, divisée en plusieurs provinces, et surtout une Persarménie, « marzpanat » du royaume sassanide. Le gouverneur, ou « marzpan », était au début arménien, et les autorités perses toléraient le christianisme, mais bientôt ces deux privilèges furent abolis. Les Arméniens se révoltèrent. Malgré la célèbre défaite d’Avarayr et le martyre de Vardan Mamikonian en 451, ils ne baissèrent pas les bras et, trente ans après, ils obtinrent gain de cause. C’est aussi en 451 que se tint à Chalcédoine, dans l’Empire byzantin héritier de l’Empire romain, le quatrième concile œcuménique. Les Arméniens n’y participèrent pas et, plus tard, ils rejetèrent ses conclusions concernant la nature du Christ, ce qui rendit leur Église autocéphale et indépendante de Rome et de Byzance. Catholicos et marzpan résidaient à Dvin, qu’on peut donc considérer comme une capitale d’Arménie malgré l’absence d’indépendance. Les Arméniens souffrirent des incessantes guerres byzantino-perses et firent souvent les frais des divers traités de paix. À la fin du VIe siècle et au début du suivant, sous les empereurs Maurice et Héraclius, la Persarménie perdit sa partie occidentale au profit de Byzance. Ces changements ne furent que passagers, car une nouvelle invasion allait changer le cours de l’histoire. Venus du sud et galvanisés par leur prophète Mahomet, les Arabes vainquirent les Byzantins en 636 et les Perses l’année suivante. Ils mirent fin à la Perse sassanide et détachèrent de Byzance la fig. 11 La bataille d’Avarayr : à gauche, l’armée perse avec ses éléphants, à droite, les rebelles arméniens emmenés par Vardan Mamikonian. Hymnaire, Berkri, 1482 (Erevan, Matenadaran, ms. 1620, fos 295v + 296).

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fig. 12 La province arabe d’Arminiya (VIIIe siècle).

Syrie et l’Égypte. Peu après, ils étendirent leur domination sur toute l’Arménie orientale, ne laissant à Byzance qu’une portion congrue. Dans la réorganisation administrative du califat arabe, installé d’abord à Damas, puis en 750 à Bagdad, une vaste entité fut créée, la viceroyauté d’Arminiya, incluant la Géorgie, l’Aghvanie ou Albanie (actuel Azerbaïdjan) et l’Arménie arabe, avec toujours Dvin pour capitale. À sa tête, un ostikan (gouverneur) arabe était assisté d’un ichkhan (prince) arménien. La situation des Arméniens dépendait beaucoup de la politique califale. Il y eut plusieurs révoltes comme celle de 775, durement réprimées, qui mirent à mal certaines grandes familles plutôt hellénophiles. Plus enclins à composer avec le califat, les Bagratides monopolisèrent peu à peu la fonction d’ichkhan.

Le royaume bagratide (885-1045) L’affaiblissement du califat donna aux Bagratides l’occasion de prétendre à une couronne royale. Ils l’obtinrent en 885, ressuscitant ainsi le royaume d’Arménie. Ce royaume était certes formellement vassal de Bagdad, comme le montre l’absence totale de monnaie bagratide mais, en pratique, il mena une politique indépendante. Les derniers ichkhan avaient fixé leur résidence à Bagaran, à l’ouest de Dvin, sur le bas cours de l’Akhourian ; c’est là que le « roi d’Arménie », Achot Ier, installa sa capitale. Elle n’y resta pas longtemps, car son fils et successeur Smbat Ier, qui avait reçu en fief Chirakavan, également sur l’Akhourian, mais plus en amont, y déplaça sa résidence royale. Sur le royaume bagratide d’Arménie planaient deux menaces, plus ou moins attisées en sous-main par le califat qui ne tenait pas à lui voir prendre trop d’importance : d’une part, l’hostilité de certains voisins musulmans, en particulier ceux d’Adharbaïdjan (nord de l’Iran actuel), de l’autre, les tendances séparatistes de plusieurs autres dynasties arméniennes. C’est ainsi qu’au début du Xe siècle Smbat Ier fut capturé et matyrisé par le gouverneur d’Adharbaïdjan, qui avait quelques années plus tôt favorisé la création du royaume arménien du Vaspourakan, autour du lac de Van, par la dynastie rivale des Bagratides, les Artzrouni (cf. p. 246). Peu à peu allait se constituer une série de principautés ou royaumes arméniens, plus ou moins dépendants du royaume d’Arménie : Lori, Parissos, Dizak, Siounie, etc. Les califes appliquaient scrupuleusement l’adage « diviser pour régner ». La partition du royaume d’Arménie lui-même leur facilita la tâche. En effet, la capitale avait de nouveau été Les 12 capitales d’Arménie

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fig. 13 La Vierge entourée de l’empereur Constantin Monomaque et de son épouse Zoé. Mosaïque de Sainte-Sophie de Constantinople.

déplacée, à Kars, plus à l’ouest, sous les règnes successifs des deux fils de Smbat, Achot II Erkat (de Fer) et Abas Ier. Fils et successeur du second, Achot III Oghormatz (le Miséricordieux) remit Kars à son frère cadet Mouchegh, qui y fonda un royaume. Le fils cadet d’Achot reçut en apanage le Lori, qu’il érigea lui aussi en royaume. À la fin du Xe siècle, le royaume bagratide d’Arménie avait donc été divisé en trois, ce qui réduisait considérablement son importance. Le roi Achot III se devait de compenser cette perte d’influence en se donnant une grande capitale. Il semble qu’il ait d’abord essayé, en vain, de reprendre Dvin aux musulmans. Il décida alors, vers 960, de fonder sur la rive droite de l’Akhourian, entre les deux premières capitales, une quatrième : Ani, la « ville aux mille et une églises », reste dans l’histoire comme la plus prestigieuse cité médiévale arménienne, même si sa vie en tant que capitale royale n’allait durer que quatre-vingt-cinq ans. Les nuages s’amoncelaient au début du XIe siècle, avec le réveil de l’impérialisme byzantin suivi des débuts de l’invasion turque seldjoukide. L’empereur Basile II se fit céder le royaume de Vaspourakan en 1022. Il força aussi le roi d’Arménie Jean Smbat à rédiger un testament par lequel il léguait à sa mort le royaume à Byzance. Son neveu, Gaguik II, fut attiré par traîtrise à Constantinople, où l’empereur Constantin Monomaque lui extorqua, en 1045, la remise de son royaume. C’était la fin du royaume bagratide d’Arménie. Quelques royaumes arméniens subsistèrent un peu plus longtemps. Le dernier roi de Kars céda à son tour en 1064. Cette même année, le sultan seldjoukide Alp Arslan enleva Ani aux Grecs, qui n’auront été maîtres de la ville que durant moins de deux décennies ; peu après, en 1071, il remporta sur Byzance une victoire qui ouvrit aux Turcs les portes de l’Asie Mineure.

Troisième intermède : Grecs, Turcs et Francs (1045-1198)

fig. 14 Les frères Zakaré et Ivané, commanditaires de l’église Sainte-Mère-de-Dieu (1201), au monastère Haridchavank.

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La seconde moitié du XIe siècle fut particulièrement pénible pour l’Arménie. À côté des quelques derniers petits pouvoirs arméniens locaux, principautés ou royaumes, la grande majorité du pays était sous le joug de diverses dynasties musulmanes comme les Cheddadides dans l’ancien royaume d’Ani, les Chaharmen dans la région du lac de Van, les Saltoukides autour d’Erzeroum. Le seul espoir pouvait venir du nord, où une branche bagratide régnait sur la Géorgie. Elle profita de l’affaiblissement des pouvoirs turcs au début du XIIe siècle pour entamer une expansion vers le sud, préludant ainsi à une reconquête de l’Arménie par des dynasties arméniennes au service de la couronne géorgienne. Parmi elles se distinguèrent les frères zakarides, Zakaré et Ivané, commandants en chef de l’armée du royaume qui, à la fin du siècle, étaient en passe de libérer toute l’Arménie orientale et septentrionale et d’en faire de facto une principauté autonome dans le cadre du royaume bagratide de Géorgie. Pendant ce temps, la situation évoluait de manière spectaculaire en Syrie et en Cilicie, face à l’île de Chypre, à la suite d’un événement majeur qui changea les donnes dans les dernières années du XIe siècle : l’arrivée de la première croisade. Par une curieuse coïncidence historico-géographique, les Francs, parvenus en 1097 aux portes de la Cappadoce, entrèrent « dans le pays des Arméniens » selon un participant. On était pourtant loin de l’Arménie, mais ce peuplement était une conséquence de l’invasion turque. Certaines grandes familles arméniennes avaient opté pour l’émigration vers des régions byzantines déjà massivement peuplées d’Arméniens à la suite d’une ancienne politique délibérée des empereurs. Il s’agisssait essentiellement de la Cilicie et de l’Euphratèse (cf. p. 194), qui


fig. 15 Le chef croisé Baudouin de Boulogne accueilli par les Arméniens à Édesse le 20 février 1098. Tableau de Joseph-Nicolas Robert-Fleury (1797-1890) (Château de Versailles, salle des Croisades, MV 353).

fig. 16 Les quatre États latins du Levant au début du XIIe siècle.

fig. 17 Le château de Vahka, dans le Taurus cilicien.

s’« arménisèrent » au point que certaines dynasties songeaient à y recréer un royaume. C’est un phénomène que le byzantiniste Alain Ducellier a fort justement qualifié de « migration étatique ». L’irruption des Francs introduisit dans la région un nouvel élément. Jérusalem fut prise en 1099 et, en une décennie, quatre États latins virent le jour au Levant, couvrant tout le littoral de la Méditerranée orientale. Les Arméniens eurent de nombreux contacts avec les Francs, pour le meilleur et pour le pire. Le pire advint en Euphratèse, où les puissantes dynasties arméniennes placèrent dans ces chrétiens une confiance si naïve qu’elle se solda par une élimination totale. En revanche, en Cilicie, la dynastie roubénide affina sa diplomatie depuis le fort de Vahka, dans le Taurus. Elle commença par enlever vers 1110 aux Byzantins la ville-forteresse d’Anavarza, dans la plaine, qui fut en quelque sorte la première capitale de leur principauté. Durant tout le siècle, les Roubénides jouèrent un subtil jeu d’alliances variables entre les Grecs, formellement maîtres de ces territoires, les Francs dont les États étaient frontaliers à l’est, les émirats arabes de Syrie et le sultanat seldjoukide au nord du Taurus. Ils renforcèrent leur puissance, si bien que le prince Léon, qui hérita de la principauté en 1187, était en posture de briguer un titre royal. Il fallait, pour l’obtenir, saisir une

fig. 18 En 1188, le prince Léon aurait mis en déroute l’armée de Saladin entrée en Cilicie. Sculpture sur bois, XIXe siècle (Etchmiadzin, trésor du catholicossat).

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occasion. La reprise de Jérusalem par Saladin cette même année fut la cause de la troisième croisade dirigée par Philippe Auguste, Richard Cœur de Lion et l’empereur germanique Frédéric Barberousse. Seul ce dernier prit la voie terrestre, et Léon profita de son arrivée au pied du Taurus pour obtenir la promesse d’une couronne. La noyade de l’empereur en Cilicie obligea le prince à s’adresser à son fils et successeur Henri VI, qui accomplit la promesse de son père et envoya un légat avec une couronne royale. Le 6 janvier 1198, le prince devint Léon Ier « roi d’Arménie ». Bien que situé hors de la Grande Arménie, ce royaume était universellement appelé « royaume d’Arménie ».

fig. 19 Le roi d’Arménie Léon Ier entouré des souverains contemporains (Alichan, Sissouan, Venise, 1885, p. 434).

fig. 20 Les deux Arménie à l’aube du XIIIe siècle.

fig. 21 Gengis Khan, le « Conquérant du monde », mort en 1227. Tapisserie (Oulan-Bator, collection particulière).

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Le royaume cilicien (1198-1375) Selon un chroniqueur, la royauté bagratide prit fin avec « le roi Gaguik, et […] il y eut un manque de royauté durant 151 ans, jusqu’à Léon, fils de Stéphane, qui fut le premier roi en Cilicie ». La capitale de la principauté avait, déjà deux décennies plus tôt, été déplacée d’Anavarza à Sis, qui fut adoptée comme résidence royale jusqu’à la fin. Le début du XIIIe siècle fut une période particulièrement faste : il y avait alors non pas une mais deux Arménie. En effet, pendant qu’en Cilicie avait été recréée une entité étatique, le « royaume d’Arménie », en Grande Arménie les frères zakarides régnaient sur une vaste principauté sous suzeraineté géorgienne, incluant Ani. Il est intéressant de noter que les scribes, qui travaillaient dans cette principauté, terminaient leur copie en inscrivant les noms du roi de Géorgie, leur souverain effectif, et du roi d’Arménie, qui n’avait pourtant aucune juridiction sur eux, si ce n’est son titre. À la mort, sans héritier mâle, de Léon Ier en 1219, la couronne passa à sa fille Zabel, qui épousa en secondes noces le prince Héthoum, de la dynastie jusque-là rivale. Dès lors, les Héthoumides monopolisèrent pratiquement la couronne d’Arménie. Héthoum Ier régna de 1226 à 1269, et c’est à cette époque qu’apparut un nouvel envahisseur oriental, les Mongols. Ils ravagèrent la Grande Arménie et s’emparèrent d’Ani en 1236. Les princes comprirent vite qu’il était superflu de résister et qu’il valait mieux se vassaliser : c’est le conseil qu’ils allèrent donner au roi d’Arménie. Héthoum assimila le message, il fit le voyage en Mongolie pour signer un pacte avec le Grand Khan. Pendant que la Grande Arménie se retrouvait de nouveau sous un joug étranger, en l’occurrence mongol,


fig. 22 Le plus célèbre de tous les miniaturistes arméniens, Thoros Roslin, travaillait au siège catholicossal de Hromkla , sur l’Euphrate, où passa, fin 1259, l’armée mongole. Aux ordres de Houlagou, petit-fils de Gengis Khan, elle allait en Syrie combattre les Mamelouks, ennemis de l’Arménie, c’est pourquoi l’artiste a représenté ici des Mongols derrière les Rois mages. Évangile, Hromkla, 1260 (Jérusalem, Patriarcat arménien, ms. 251, fo 15v).

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le royaume d’Arménie profitait de l’alliance avec ces mêmes Mongols pour s’affirmer à côté de son allié chypriote comme le plus puissant État chrétien en Orient. À l’approche de la fin du siècle, la montée en puissance des Mamelouks égyptiens et l’affaiblissement parallèle de l’alliance mongole condamnaient le royaume à plus ou moins brève échéance. C’est en été 1375 que la chute de Sis marqua la fin du dernier royaume d’Arménie dans l’histoire. Comme résultat d’alliances matrimoniales, le dernier roi d’Arménie, Léon V, était un Lusignan d’ascendance poitevine. Il mourut à Paris en 1393 et son cénotaphe se trouve dans la basilique royale de Saint-Denis avec son gisant, au milieu des rois de France.

Quatrième intermède : Turcs, Perses et Russes (1375-1918) fig. 23 Le gisant de Léon V Lusignan, dernier roi d’Arménie (Saint-Denis, basilique).

fig. 24 L’Arménie partagée entre Perses et Ottomans (frontière de 1639).

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Il n’y eut plus aucun royaume d’Arménie après 1375, et aucun État arménien entre cette date et 1918. Le XVe siècle fut de nouveau une période éprouvante pour la Grande Arménie et la Cilicie, aux mains de plusieurs tribus turcomanes, jusqu’à ce que la situation s’éclaircisse avec l’affermisement de deux nouvelles puissances musulmanes rivales, l’Empire ottoman sunnite et la Perse safavide chiite. Elles se partagèrent l’Arménie, perpétuellement ravagée par leurs guerres. Seules subsistaient dans des réduits montagneux quelques poches autonomes arméniennes, comme le Karabagh en Arménie orientale, perse, ou encore Sassoun, Zeythoun, Hadjine en Arménie occidentale, ottomane. La frontière fut enfin fixée en 1639, passant au milieu de la Grande Arménie. Le XVIIIe siècle marqua l’entrée de la Russie dans la région. Au début du siècle suivant, elle conquit la majeure partie de l’Arménie perse et quelques régions de l’Arménie ottomane. À partir de 1830, les deux puissances ennemies qui se partageaient l’Arménie étaient l’Empire ottoman à l’ouest et l’Empire russe à l’est. Inaugurés en 1894, les mas-


fig. 25 Carte politique au début du XXIe siècle.

sacres d’Arméniens dans l’Empire ottoman culminèrent avec le génocide de 1915 qui, peaufiné par la prise de pouvoir kémaliste à la fin de la Grande Guerre, raya de la carte l’Arménie occidentale. De l’autre côté, la révolution de 1917 provoqua le retrait de la Russie du Sud-Caucase, et laissa un vide qui permit la recréation d’un État.

Les trois républiques d’Arménie (depuis 1918) En 1917, le territoire entre le Caucase et la frontière ottomane était essentiellement peuplé de Géorgiens, d’Arméniens et de Tatares du Caucase. Il était donc logique qu’il fût partagé entre trois États et, en mai 1918, furent fondées trois républiques, la Géorgie, l’Arménie et l’Azerbaïdjan ; ce dernier nom désignait depuis des siècles – et encore maintenant – la province septentrionale de l’Iran, au sud de l’Araxe, mais les Tatares du Caucase se l’approprièrent pour baptiser leur république, au nord du fleuve. Dans les faits se posaient de gros problèmes de frontières, vu le mélange ethnique qui régnait un peu partout ; les revendications frontalières étaient légion, provoquant un état de guerre larvée. Comme capitale d’Arménie fut choisi, loin des frontières contestées, le gros bourg d’Erevan, alors mi-tatare mi-arménien. L’Arménie était sous la menace des troupes turques à l’ouest, où les dirigeants nationalistes ne rêvaient que de parachever le génocide. Au nord réapparut plus tard l’armée rouge, à la suite de la défaite des armées blanches. De la fin 1920 à la fin 1921 furent signés des traités calamiteux qui aboutirent à la création d’une Arménie soviétique à la taille bien réduite, amputée de territoires à l’ouest et au sud donnés à la Tuquie ; en Union soviétique même, le Djavakhk fut attribué à la Géorgie, le Nakhitchevan et le Karabagh à l’Azerbaïdjan. La capitale resta fixée à Erevan, qui se transforma spectaculairement au cours des décennies. La chute de l’URSS entraîna en septembre 1991 la création de la république indépendante d’Arménie, dans ces mêmes frontières réduites et avec la même capitale. C L AUDE M UTAFIAN

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L’Architecture arménienne Notes d’histoire, de technique, de sémantique et de style

Un patrimoine architectural plusieurs fois millénaire

Ci-contre :

fig. 1

Riche en pierres de construction, en particulier le tuf et le basalte aux remarquables qualités esthétiques et physiques, l’Arménie a, depuis des temps reculés, développé une activité architecturale très féconde. Si son architecture est surtout connue par le nombre et la qualité de ses œuvres paléochrétiennes et médiévales, c’est que la christianisation a été, au début du IVe siècle ap. J.-C., un tournant décisif dans son histoire. Mais lorsqu’il aborda ce tournant, ce pays possédait déjà une expérience architecturale plurimillénaire. La civilisation d’Ourartou constitua, aux IXe-VIIe siècles avant J.-C., l’une de ses principales étapes anciennes. Elle se caractérisait par une architecture urbaine de grande ampleur qu’illustraient, non seulement, la capitale Touchpa, actuelle Van, avec ses fortific a t i o n s (les strates inférieures), ses salles rupestres et ses inscriptions cunéiformes, mais aussi les villes et forteresses édifiées en Arménie orientale, parmi lesquelles Erebouni, ancêtre d’Erevan, l’actuelle capitale ; elles frappaient par la régularité orthogonale et la sophistication de leur plan. L’Ourartou possédait également une architecture religieuse diversifiée avec, entre autres, un type de temple à fronton sur colonnades (temple de Moussassir), qui anticipait de plusieurs siècles l’architecture de la Grèce antique. Puis, le fonds arménien a été enrichi par les grandes cultures de la Perse, de la Grèce et de la Rome antique, avec lesquelles le pays a été en contact, dans une dualité d’apports, Orient-Occident, caractéristique permanente de l’Arménie. Sous la dynastie d’Artaxias (Artachès) et de ses descendants, aux IIe-Ier siècles av. J.-C., l’architecture urbaine connut un nouvel essor ; une vingtaine de villes sont alors attestées. Les fouilles menées à Armavir, Artaxata (Artachat) et, tout récemment, à Tigranocerte (Tigranakert) d’Artsakh, reflétaient une culture urbaine développée, dans laquelle l’orientation hellénistique dominait (planimétrie d’ensemble, technique de construction, sculptures, mosaïques, témoignages historiques, etc.), sans toutefois supplanter les affinités perses, toujours tangibles. Au début de notre ère, ce dualisme culturel se maintint avec une dynastie parthe de la famille des Arsacides d’Iran qui tenait sa couronne de Rome. Un précieux témoignage subsiste de la strate romaine, l’une des principales de l’Arménie antique : le fort de Garni. Près d’un ensemble palatin comprenant des bains à hypocauste, on y trouve aussi un temple édifié au Ier siècle ap. J.-C. par le premier roi arsacide d’Arménie, Tiridate Ier (Trdat), au retour de son couronnement à Rome. Ce temple de style romain a échappé aux destructions consécutives à l’adoption du christianisme et fut restauré en 1969-1975. Il présente, entourée de colonnes, une salle à la voûte de pierre munie d’une ouverture centrale peut-être liée au culte du Soleil et au dieu Mithra (Mihr en arménien). Dans son abondant décor sculpté se trouvent de nombreux éléments dont l’art chrétien héritera : bases attiques et chapiteaux ioniques, corniches à bande denticulée et à

Mastara. Église Saint-Jean (milieu du VIIe siècle). Vue du nord-ouest.

fig. 2 Garni. Temple bâti sur ordre du roi Tiridate Ier (Ier siècle ap. J.-C.).

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fig. 3 Crimée. Monastère arménien Sainte-Croix (XIVe siècle).

rinceau, chambranle ébrasé de la porte, etc.

Un patrimoine d’une grande richesse, mais gravement menacé C’est avec l’adoption du christianisme que l’architecture arménienne acquit son identité, particulièrement marquée dans l’architecture religieuse. La christianisation s’accompagna de la destruction des temples païens, pour une totale éradication du paganisme, le temple de Garni étant l’exception qui confirme la règle. Cette identité architecturale chrétienne, fortement affirmée durant l’âge d’or du VIIe siècle, l’Arménie la cultiva du Moyen Âge à nos jours. Elle l’a conservée en dépit de la perte précoce de sa souveraineté nationale, des épreuves infligées par les invasions et les longues occupations étrangères, et des destructions provoquées par les tremblements de terre. Inlassablement, dès que les conditions le permettaient, les bâtisseurs de ce pays n’ont cessé de créer et de restaurer. Cette activité ne fut pas menée seulement sur le territoire national. Nombre d’édifices furent également construits dans les colonies que les Arméniens fondèrent, de l’Italie à l’Inde, de la Terre sainte à la Russie, bien avant la grande dispersion du début du XXe siècle. Le monastère de la Sainte-Croix en Crimée (XIVe siècle) en est un exemple. On évoquera ici, à travers Sis, le foyer extramétropolitain le plus proche, celui de Cilicie. Mais l’éviction des Arméniens de la majeure partie de leur foyer historique, à cause du génocide de 1915, priva les monuments des soins qui leur avaient permis de traverser les siècles. Aujourd’hui, ce précieux patrimoine est menacé, divisé entre plusieurs États : la Turquie, les républiques du Caucase du Sud et l’Iran ; beaucoup d’édifices sont laissés sans entretien ni protection. La situation est catastrophique en Azerbaïdjan où les monuments arméniens sont victimes de destructions systématiques. Il y a peu, il en était de même en Turquie, mais les récentes aspirations européennes ont amélioré leur sort, du moins celui des « heureux élus » des campagnes de restaurations d’Aghtamar et d’Ani. Cependant, les autres vestiges arméniens de Turquie restent impunément livrés aux attaques généralisées des chercheurs de trésors, véritable fléau en constante augmentation. Situé à l’extrémité orientale du pays, le monastère de Horomos, chef-d’œuvre des XIe-XIIIe siècles, a

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perdu une grande partie de ses revêtements et de ses superstructures (fig. 20, p. 177). En Géorgie, c’est une atteinte différente qui s’exerce, celle de la dénaturation par effacement des marques d’appartenance nationale. Seule attitude exemplaire, celle de l’Iran. Ce pays n’a pas seulement soutenu la restauration des monuments arméniens du nordouest de son territoire, il a même obtenu en juillet 2008 leur inscription au Patrimoine mondial de l’Unesco. En république d’Arménie, après les vastes travaux de la période soviétique, puis l’effondrement économique des premières années d’indépendance, d’importantes restaurations sont conduites ces dernières années, sur fonds publics, ecclésiastiques et privés. Ces travaux, qui ne sont pas toujours encadrés par les services compétents, à l’ampleur et aux choix parfois contestables, répondent néanmoins aux attentes de la population, profondément désireuse de voir ces édifices régénérés.

Une première grande étape : la période paléochrétienne et préarabe La première étape, fondamentale dans l’histoire de l’architecture chrétienne de l’Arménie, est celle qui s’étend de l’adoption du christianisme au début du IVe siècle jusqu’à l’instauration véritable de la domination arabe à la fin du VIIe siècle. Très tôt privée de souveraineté royale, l’Arménie se dota de ces armes indestructibles de sauvegarde de son identité que sont l’alphabet national et l’autocéphalie de son Église, ainsi que l’élaboration de sa propre position dogmatique quant à la nature du Christ. C’est alors que furent posées les bases des développements ultérieurs de l’architecture cultuelle. Durant les trois premiers siècles, c’est-à-dire la période paléochrétienne (IVe-VIe siècles), les édifices du nouveau culte, d’emblée construits et voûtés en pierre, étaient de deux types, les mausolées, martyria et chapelles funéraires d’un côté, et les églises et chapelles paroissiales, de l’autre. Les martyria et mausolées sont de petites pièces voûtées, le plus souvent souterraines. L’un des plus anciens mausolées est celui d’Aghts daté des années 360. Les dépouilles des rois de la dynastie arsacide (Archakouni) y étaient déposées dans des niches-sarcophages (arcosolia) délimitées par des plaques de pierre à décor sculpté symbolique, caractéristique de la période paléochrétienne. Quant aux édifices destinés aux premières paroisses, il s’agissait de constructions allongées et sans coupole, à voûte de pierre couverte d’un toit en bâtière (à deux versants) : des chapelles à une nef pour les plus petites et des basiliques à trois nefs, pour les églises plus grandes. Ces édifices sont tous orientés (tournés vers l’est) et munis à leur extrémité orientale d’une abside

fig. 4 Aghts. Mausolée des rois arsacides d’Arménie (années 360). Arcosolium sud.

fig. 5 Baybourd. Chapelle à une nef (Ve-VIe siècle). Vue intérieure vers l’abside.

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fig. 6 Erérouyk. Basilique à trois nefs (Ve-VIe siècle). Vue du sud-ouest.

où se trouve l’autel, placé au centre d’une plateforme (bèm en arménien) légèrement surélevée par rapport au reste de la nef ; on y accède par quelques marches sur les côtés. Durant la messe, au moment où le clergé prépare les espèces, un rideau est tiré devant cette élévation. Souvent appliqué au linteau de la porte, le décor sculpté en bas-relief a pour motif le plus répandu la croix en médaillon, souvent entourée d’un décor végétal stylisé. Parmi les basiliques des premiers siècles, l’une des plus grandes est celle d’Erérouyk. Elle évoque la Syrie paléochrétienne avec ses hautes chambres angulaires et les bandes moulurées autour de ses fenêtres. La coupole reste rare à cette haute époque. Cependant, elle est très tôt attestée et, d’emblée, symbolise la voûte céleste. L’Histoire d’Agathange, auteur arménien du Ve siècle, est à cet égard fondamentale. Elle rapporte la vision qu’a eue l’évangélisateur de l’Arménie, saint Grégoire l’Illuminateur, au moment de la christianisation. L’emplacement de la cathédrale Sainte-Etchmiadzin lui fut indiqué par Dieu. Le texte évoque clairement un édifice à coupole sur quatre colonnes (voir plus loin, p. 113-114). Or, c’est précisément une structure à coupole sur quatre piliers que l’on trouve à Etchmiadzin, au centre d’un cube échancré de quatre conques. Malgré ses remaniements, sous ses ajouts tardifs, la cathédrale conserve probablement la structure qu’elle avait acquise lors de sa reconstruction à la fin du Ve siècle. Cette composition, reprise au VIIe siècle à Bagaran, est considérée par plusieurs auteurs, J. Strzygowski, G. Dimitrokallis, A. Zarian, comme le modèle d’une série d’églises du monde chrétien, à partir du IXe siècle (Germigny près d’Orléans, San Satiro de Milan, etc.). Comme l’attestent les documents (photographies et relevés) conservés d’une autre très ancienne église à coupole, Saint-Serge de Tékor (années 480, détruite au début du XXe siècle), dès cette période, dans l’architecture arménienne, la coupole est précédée d’un tambour. Cette forme essentielle permet, d’une part, de renforcer la signification de la coupole en la surélevant et, d’autre part, d’éclairer l’intérieur du sanc-

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fig. 7 Tékor. Saint-Serge (années 480), l’une des premières églises à coupole (Archives du Musée d’histoire d’Arménie).

tuaire d’une lumière venue d’en haut, grâce aux fenêtres percées dans le cylindre. Le tambour de Tékor, cubique à l’extérieur, était archaïque, massif. Cette église était liée aux basiliques arméniennes à trois nefs, dont les lourdes voûtes s’appuyaient déjà sur des piliers massifs qui délimitaient des travées presque carrées. À la différence de la composition centrée d’Etchmiadzin, le carré formé par les quatre piliers de la coupole était placé au centre d’une salle allongée. À la période paléochrétienne succède le premier âge d’or de l’architecture arménienne, le VIIe siècle. Les constructions à coupole centrale sur des compositions longitudinales, cruciformes ou rayonnantes, se multiplient dans une création architecturale d’une étonnante diversité mais aussi d’une grande unité de style. Sous le règne sans partage de la coupole, le principe majeur est l’unité de l’espace interne. Sainte-Hripsimé (617-années 620) illustre l’une des compositions les plus achevées. Sa coupole repose sur huit points d’appui constitués par un rayonnement de quatre conques et de quatre niches diagonales (fig. 5, p. 115). Elle présente le premier exemple daté de paires de niches extérieures dièdres que l’on retrouve en Arménie et en Géorgie. Ces niches ont une remarquable « plurifonctionnalité », elles servent à alléger le massif mural, à rendre lisible de l’extérieur l’articulation volumétrique interne, à percer des fenêtres de chaque côté de l’abside et à produire un puissant effet esthétique par leur profonde double césure verticale. Autre construction caractéristique de cette architecture à coupole sur composition centrée, l’église Saint-Jean de Mastara (milieu du VIIe siècle) possède la plus large coupole conservée de l’Arménie ancienne, avec plus de 11 m de diamètre. Elle s’appuie sur les huit points de jonction d’un cube et des quatre conques qui échancrent ses côtés. Relativement sobre, le décor sculpté, constitué de bandes denticulées ou à succession de petits arcs ou de rinceaux de vigne, se limite aux éléments qui soulignent les formes architecturales, portails, fenêtres et corniches (fig. 1, p. 28). Beaucoup plus riche et complexe est la cathédrale de Zvartnots, bâtie sur commande du

fig. 8 Mastara. Église Saint-Jean (milieu du VIIe siècle). Plan.

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catholicos Nersès III, dit « le Bâtisseur », (milieu du VIIe siècle), monument majeur de cette période de grand essor (fig. 7, 8, 9 et 10, p. 117). Ayant probablement pour modèle le Saint-Sépulcre de Jérusalem, détruite par un tremblement de terre au Xe siècle, cette cathédrale avait la forme d’une grande rotonde à trois niveaux. Son noyau cruciforme tétraconque couronné d’une coupole était entouré d’un déambulatoire annulaire voûté. Le décor, très novateur, était abondant, tant à l’extérieur, où dominait une arcature aveugle richement ornementée sur colonnade aveugle, qu’à l’intérieur, où se déployait une succession de colonnes à chapiteaux ; les plus impressionnants, quatre grands chapiteaux, uniques dans tout l’art chrétien, étaient ornés d’un aigle aux ailes largement déployées. Reflétant la fascination exercée par l’édifice, une source médiévale raconte que l’empereur byzantin Constance II, présent à l’inauguration de Zvartnots fut émerveillé. Aussi décida-t-il d’édifier une église semblable à Constantinople. Il invita pour cela l’architecte, qui mourut en route. Outre les compositions centrées, les architectes arméniens de l’âge d’or du VIIe siècle placent aussi la coupole sur des constructions longitudinales auxquelles ils appliquent le principe de l’unification de l’espace interne, libéré des appuis centraux. Le résultat en est la création du type original de la salle à coupole, dont le meilleur représentant est la grande église d’Aroudch (années 660) (fig. 17, p. 39). Principale caractéristique de l’âge d’or, la diversité des solutions élaborées autour d’un principe de base, celui de la coupole assemblant l’espace sous son hémisphère, révèle la richesse et la fécondité de la pensée architecturale de l’époque.

Tout au long du Moyen Âge, une série de floraisons chaque fois interrompues Après l’occupation arabe, la renaissance des IXe-XIe siècles s’effectue diversement selon les provinces, bientôt érigées en royaumes. Les principales sont la Siounie au sud-est, le Vaspourakan au sud-ouest et le Chirak au centre-nord. Dans l’ensemble, les types de constructions élaborés au VIIe siècle sont repris, soumis à des tendances nouvelles : inscription dans un périmètre quadrangulaire (églises du monastère de Marmachen,

fig. 9 Monastère de Marmachen (fin du Xe siècle-début du XIe siècle). Vue du sud-est.

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fin Xe-début XIe) et élévation des proportions (cathédrale Saints-Apôtres de Kars, 930-943), les fenêtres se transformant en étroites meurtrières. Quant au décor, il fait une large place à l’arcature aveugle sur les façades. La peinture, au contraire, est désormais absente des intérieurs en raison de la position antichalcédonienne adoptée par l’Église arménienne. Monument phare du Vaspourakan, la Sainte-Croix d’Aghtamar (915-921) fait exception aux principes susmentionnés : elle expose à la vue, couronné par un large tambour à seize faces, un volume étonnamment découpé par les multiples facettes du rayonnement porteur de la coupole, et enrichi d’un décor très original. C’est un édifice d’exception, une église palatine royale destinée à frapper le regard par la vivacité de sa silhouette et par l’abondance de son décor. L’intérieur est entièrement couvert de fresques, tandis que les façades sont tapissées de bandes sculptées abondamment historiées, une place de marque étant réservée, sur la façade occidentale, à l’image du commanditaire, le roi du Vaspourakan Gaguik Ier Artzrouni (908-ca 943). Dans le royaume du Chirak, l’activité architecturale est dominée par les travaux menés à Ani, capitale des Bagratides (Bagratouni). Dans « la cité aux mille et une églises » louée par les chroniqueurs, la cathédrale (989-1001) est la plus grande et, malgré les dommages causés entre autres par le séisme de 1988, l’une des plus impressionnantes. Elle reprend un plan prisé au VIIe siècle, hérité de celui de Tékor (fin Ve), celui où la coupole est portée par quatre piliers disposés au centre d’une salle allongée d’ouest en est. Par la finesse de son arcature externe – les colonnettes sont uniques, partout ailleurs elles sont doubles –, l’élégance et la richesse des encadrements de fenêtres et la forme fasciculée de ses piliers internes, répondant rigoureusement à l’articulation des arcs légèrement brisés qu’ils portent, la cathédrale illustre le raffinement et l’élan vertical propre à l’école d’Ani. Elle est l’œuvre d’un des plus fameux architectes du Moyen Âge arménien, Tiridate (Trdat), auquel on doit aussi, immédiatement après 989, la restauration de la coupole de Sainte-Sophie de Constantinople. Durant la renaissance des Bagratides et dans les domaines des princes Pahlavouni, aux e X -XIe siècles, l’arsenal architectonique arménien s’enrichit d’une forme originale de couverture des coupoles en lien avec l’accent mis sur la verticalité générale des édifices : la

fig. 10 Aghtamar. Église Sainte-Croix (915-921). Façade ouest. Le roi Gaguik Artzrouni présente au Christ le modèle de l’église.

fig. 11 Ani. Cathédrale (989-1001). Plan en croix inscrite à quatre appuis libres.

fig. 12 Ani. Cathédrale. Vue intérieure vers l’abside (Archives du Musée d’histoire d’Arménie).

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fig. 13 Monastère de Tatev, fondé à la fin du IXe siècle, agrandi au fil des siècles jusqu’à la période moderne. Vue générale du sud-ouest.

coiffe en ombrelle (fig. 9, p. 34). La vivacité de son faisceau d’arêtes, qui couronne souvent les bouquets de colonnettes surmontées de pignons pointus disposés sur le tambour, accentue la sveltesse des silhouettes. La renaissance postarabe est, en outre, marquée par la première floraison de l’architecture monastique car, curieusement, on ne possède aucun témoignage architectural de l’existence de monastères avant le IXe siècle. Simultanément, dans les diverses provinces du pays, dès la fin du IXe siècle, apparaissent de nombreux ensembles groupant édifices purement cultuels et bâtiments conventuels destinés à la vie monastique. Certains des plus importants de ces monastères seront évoqués un peu plus loin : Sanahin et Haghbat (cf. p. 252-255), situés dans le nord du pays ; mais il faudrait citer aussi Horomos et Marmachen au Chirak, Tatev en Siounie, Narek et Varag au Vaspourakan, les SaintsApôtres et Saint-Jean-Baptiste de Mouch, et des dizaines d’autres. Outre les premiers exemples de narthex, on y trouve aussi les premiers spécimens datés de bibliothèques monastiques. Cet essor est interrompu au milieu du XIe siècle par l’occupation byzantine, puis par l’invasion seldjoukide. En raison de la disparition progressive des villes et du début de féodalisation de la société, c’est dans ces ensembles fondés du temps des royaumes que se concentrera la vie spirituelle et, plus généralement, culturelle et artistique de l’Arménie médiévale. L’architecture monastique connaît un nouvel épanouissement à la fin du XIIe siècle, après l’occupation seldjoukide (XIe-XIIe siècles), et au début de l’occupation mongole (XIIIe-XIVe siècles). Les monastères sont alors l’objet principal de l’activité des bâtisseurs. Les ensembles monastiques sont formés avec un grand souci de rigueur géométrique et d’harmonie, tant à l’intérieur que dans l’environnement naturel. Parmi les plus beaux ensembles des XIIIe-XIVe siècles que nous évoquerons : Gandzassar et Noravank (cf. p. 282, 264). La majorité des églises monastiques obéit à une composition qui offre un espace interne parfaitement uni et qui s’avère particulièrement résistante, celle de la croix inscrite dans laquelle les appuis de la coupole font corps avec les murs. L’église Sainte-

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Mère-de-Dieu de Nor Varagavank, de 1224-1237, en est un exemple. Logées dans les angles, de petites chapelles à deux étages servent à l’accomplissement de services consacrés à la mémoire de donateurs secondaires. Les proportions gagnent encore en élancement. Le décor sculpté intègre de nombreux éléments nouveaux, communs à l’Arménie et au monde de l’Islam. L’architecture des bâtiments monastiques se diversifie. Une attention particulière est portée aux narthex (gavit ou jamatoun en arménien), toujours adjoints à la façade ouest des églises, comme on peut le voir au monastère de Gandzassar (cf. p. 282). Ces bâtiments typiques des monastères arméniens servent à la fois de vestibule à l’église, de lieu de réunion pour la communauté monastique, et de mausolée pour les membres du clergé et de la famille princière du territoire où se trouve le monastère. Toujours plus large et plus bas que l’église, le narthex est couronné d’un type de coupole sans tambour, à lucarne centrale, probablement emprunté à l’architecture paysanne. Ce type de coupole est porté par quatre colonnes. Le gavit de l’église Saint-Jean de Horomos (1038) en est le premier exemple daté. Ce type sera très souvent repris à partir de la fin du XIIe siècle, par exemple, au début du XIIIe siècle, à Haghartzin. Mais, dès le début du XIIIe siècle, on observe aussi des coupoles de narthex qui s’appuient sur un système plus sophistiqué : la coupole est posée sur deux paires d’arcs croisés qui, enjambant tout l’espace, retombent sur les murs de l’édifice. Le narthex de Haghbat, bâti vers 1210 et appareillé avec un soin extrême, en est le premier exemple daté (fig. 11, p. 254). Les mêmes croisées d’arcs s’emploieront au XIIIe siècle sous les voûtes d’autres types de batiments monastiques tels les réfectoires. Dans l’ancienne capitale, Ani, la montée en puissance de la bourgeoisie se traduit au début du XIIIe siècle par la primauté, en matière de commandes architecturales, du mar-

fig. 14 Monastère de Nor Varagavank. Sainte-Mère-de-Dieu (1224-1237). Vue intérieure vers l’abside.

fig. 15 Monastère de Haghartzin. Narthex (début du XIIIe siècle). Vue intérieure.

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fig. 16 Eghvard. Église funéraire Sainte-Mère-de-Dieu (ca 1311). Vue de l’est.

chand Tigrane Honents. C’est à lui que l’on doit l’une des plus belles églises de la ville, Saint-Grégoire (1215), la restauration d’une bonne partie des remparts et le plus grand palais de la ville, ainsi que le monastère des Vierges (cf. p. 174, 165). Par ailleurs, deux catégories nouvelles apparaissent aux XIIIe-XIVe siècles. L’une appartient au domaine de l’architecture monastique, il s’agit du clocher isolé (ou campanile) en forme de tour : on en trouve deux exemples remarquables à Sanahin et Haghbat (1245). L’autre concerne un type d’édifices isolés de la sphère mémoriale : la chapelle funéraire à deux niveaux surmontés d’une petite rotonde, dont le principe était déjà connu dans l’Antiquité romaine (Thugga, Glanum). Les deux spécimens d’Eghvard (environ 1311) et de Noravank (1331-1339) se distinguent par la richesse et le soin de leur décor sculpté. Le développement de l’architecture est à nouveau interrompu au milieu du XIVe siècle par l’alourdissement de la domination mongole, puis par les terribles campagnes de Tamerlan. Il faudra attendre près de trois siècles, jusqu’au XVIIe siècle, pour que la construction reprenne son cours. À la faveur de la paix revenue entre l’Empire ottoman et la Perse safavide, l’architecture bénéficie alors de l’essor du commerce arménien. Dans les nouveaux monastères construits à partir du milieu du XVII e siècle, l’église précédée de son narthex a tendance à s’isoler au centre de l’enceinte le long de laquelle sont disposés les cellules et autres bâtiments conventuels. Le porche-clocher à rotonde sur baldaquin, sorte de synthèse de l’ancien narthex et du clocher isolé, connaît alors une grande faveur : accolé à la façade ouest de monuments parfois beaucoup plus anciens, comme c’est le cas à Sainte-Etchmiadzin (fig. 12, p. 120), il devient inséparable de l’architecture cultuelle arménienne. Tout en s’appuyant sur les traditions régénérées, l’architecture s’ouvre, aux XVIIe-XIXe siècles, à de nouvelles modes : les échanges avec la Perse laissent une forte empreinte, ensuite l’influence russe et, à travers elle, l’influence occidentale. Dans les villes à forte population arménienne, en métropole comme à l’étranger proche ou lointain, la construction profane et d’intérêt public se développe sensiblement.

Un art ouvert sur le monde et ancré dans son identité S’étant très tôt convertie au christianisme, l’Arménie a été confrontée avant les autres pays à la nécessité de créer une architecture originale au service de la nouvelle religion. Du fait de la précocité de sa formation, de l’autocéphalie de l’Église nationale et des menaces que faisaient peser sur elle ses puissants voisins (Rome puis Byzance d’un côté, la Perse de l’autre), l’architecture chrétienne a connu à ses débuts un développement relativement indépendant du monde extérieur. Pour l’élaboration de ce langage nouveau, malgré son rejet officiel du paganisme, l’Arménie a mis à profit ses ressources propres : son héritage antique et sa situation de pont entre l’Orient et l’Occident, c’est-à-dire les apports qu’avaient pu lui transmettre l’Iran antique, puis les expériences menées au début de notre ère dans l’Empire romain. Grâce à cette situation, les nouvelles formules élaborées par les architectes arméniens du début de l’ère chrétienne sont à la fois originales et enrichies d’éléments empruntés à l’étranger. On commence à mieux mesurer

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l’importance de l’apport romain, surtout celui du Bas-Empire. En même temps, une fois chrétienne, l’Arménie n’est pas restée isolée du monde extérieur. Ainsi l’architecture d’Arménie présente à la période paléochrétienne de profondes affinités avec les écoles voisines d’Asie Mineure, de Mésopotamie du Nord et de Syrie. Tout naturellement, étant donné l’étroitesse des liens de l’Arménie avec sa voisine du nord, elle a toujours été très proche de l’école de Géorgie. De Byzance, au contraire, l’architecture arménienne est restée distante pour des raisons tout d’abord idéologiques. Ayant rejeté le dogme adopté à Chalcédoine en 451 sur les deux natures du Christ et étant taxée par les orthodoxes de monophysisme, l’Église arménienne devait se protéger des tendances hégémoniques de Constantinople et, pour cette raison, rejeter tout élément de ressemblance avec les constructions grecques. En raison de sa position christologique, fondée sur la formule du concile d’Éphèse en 431 (« L’unique nature du Verbe incarné »), antérieur à celui de Chalcédoine, elle privilégiait les espaces unis, dépourvus de peintures. Ces différences avaient aussi des raisons techniques : l’Arménie bâtissait en pierre des édifices austères, dans lesquels la façade, modérément agrémentée de bas-reliefs, revêtait une grande importance, tandis que les architectes grecs recouraient soit à la brique soit à une alternance de pierre et de brique, pour édifier des églises pittoresques, où l’attention se portait sur les intérieurs, richement peints. L’Arménie a pu emprunter à Byzance certains éléments, parmi eux, semble-t-il, le pendentif au milieu du VIIe siècle. Aroudch en donne, dans les années 660, le premier exemple daté. À son tour, elle a pu offrir quelques modèles de composition, surtout aux périodes où les Arméniens étaient très présents dans les élites dirigeantes de l’Empire (IXe-XIe siècles sous les empereurs « macédoniens », d’origine arménienne). La vaste question des rapports entre l’architecture d’Arménie et celle de l’Occident médiéval a fait couler de l’encre, en particulier au début du XXe siècle. Décourageant aujourd’hui les chercheurs du fait de sa complexité, et dévalorisée par la subjectivité dont son étude s’est accompagnée, elle reste en réalité ouverte. Son réexamen exigerait de prendre en compte, entre autres, les facteurs suivants – les deux premiers peuvent paraître s’opposer au troisième : 1. Des présences arméniennes sont largement attestées à Constantinople comme en Occident au Moyen Âge ; 2. L’Arménie, comme d’autres régions de l’Orient chrétien, a anticipé de plusieurs siècles certaines formules adoptées plus tard par Byzance et par l’Europe médiévale ; 3. À partir d’héritages en grande partie communs (héritage de Rome), pour traduire des idées en grande partie communes (symboles chrétiens), les mêmes évolutions pouvaient se faire parallèlement, mais décalées dans le temps, plus tôt en Orient, plus tard en Occident, sans qu’il soit forcément nécessaire de recourir à l’hypothèse d’influences. Il ne faut d’ailleurs pas ignorer que les flux se faisaient également de l’ouest vers l’est, comme le prouve la venue de peintres francs au monastère de Tatev en 930, pour orner l’intérieur de la cathédrale SaintsPierre-et-Paul, ou encore le recours à des iconographies occidentales dans la sculpture et l’enluminure arméniennes des XIIIe-XIVe siècles. L’une des particularités de cette architecture

fig. 17 Aroudch. Église en « salle à coupole » (années 660). Vue intérieure.

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fig. 18 Gochavank. Chapelle Saint-Grégoire (1237). Façade ouest, portail.

fig. 19 Gumri (ancienne Alexandropol, Léninakan). Saint-Sauveur (1858-1876). Façade sud, photographie prise avant le séisme de 1988.

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est la perméabilité de son décor sculpté aux motifs fréquents dans l’art islamique, surtout à partir de la fin du XIIe siècle (portail de la chapelle Saint-Grégoire à Gochavank, 1237), à la différence de la Géorgie voisine qui, malgré l’étroitesse des liens entre les deux pays, y resta fermée. L’Arménie était déjà familière du « goût oriental » grâce à ses traditions propres, remontant à l’Antiquité, ses liens avec l’Orient ancien et la Perse. Elle est surtout réceptive aux procédés répandus dans les arts musulmans après l’occupation arabe (VIIIe-IXe siècles), du temps des Seldjoukides (XIIe-XIIIe siècles) et des Mongols (XIIIe-XIVe siècles). Là encore, il convient de ne pas considérer la question en simples termes d’influences ni d’emprunts. On a, en effet, de bonnes raisons de penser que l’Arménie a joué un rôle dans l’élaboration du langage architectural musulman : si tel est le cas, il serait naturel que ce langage lui devînt très familier. De même que les Fatimides avaient confié l’édification des portes fortifiées du Caire à des architectes arméniens, les commanditaires seldjoukides ont plusieurs fois fait appel à des maîtres d’œuvre arméniens qui ont laissé leur nom sur les constructions. Sans doute est-ce la raison pour laquelle les türbe (mausolées) et les madrasa (écoles coraniques) seldjoukides portent une empreinte arménienne. Pourtant, ces échanges, ces apports extérieurs n’ont pas modifié dans le fond les traits essentiels de l’architecture arménienne. En dépit de l’ouverture naturelle de l’Arménie et des Arméniens aux contacts, des changements de formes et de procédés décoratifs, une grande unité de style se maintient, de la période paléochrétienne jusqu’au XIXe siécle. La cathédrale de Saint-Sauveur de Gumri (1858-1876) le montre. Cette unité est parfois imputée à un profond conservatisme, à un attachement constant aux traditions. Mais elle paraît principalement fondée sur la permanence de deux facteurs dont le premier est particulièrement contraignant : la nécessité de construire en pierre des édifices du culte chrétien capables de résister au temps et aux séismes,


et la prégnance de l’idéal esthétique ancré dans la mentalité arménienne.

La technique de construction Les montagnes d’Arménie sont d’anciens volcans. Le pays est riche, dans sa partie centrale et nord-orientale, en basalte et en tuf. Ces roches volcaniques sont faciles à extraire et à tailler, ce qui permet d’obtenir des surfaces parfaitement rectilignes. Ces pierres poreuses s’unissent solidement au mortier. Leurs couleurs très variées, souvent vives, enrichissent l’effet esthétique des monuments. Cependant, plusieurs régions, dont celle, méridionale, du Vaspourakan, sont privées de roches volcaniques ; elles recourent donc au calcaire et au schiste. Ces matériaux moins propres à la taille confèrent aux édifices un aspect plus rustique. Le bois est presque uniquement utilisé par l’architecture paysanne. La brique est rare, sauf dans le sud du pays et à la période moderne, où elle est employée sous l’influence persane. Le monastère de Kirants du XIIIe siècle, apparenté à la Géorgie, est l’un des rares à recourir à ce matériau. Quant à la terre crue ou cuite, et au pisé, ils se rencontrent dans les constructions d’habitation tant médiévales que modernes, et dans quelques remparts tardifs comme à Sainte-Hripsimé. Dans l’Antiquité, les Arméniens connaissaient diverses techniques tel le grand appareil à pierres de taille jointes à vif, employé dans l’architecture grecque. Ce procédé fut abandonné au début de notre ère, peut-être parce qu’il n’assurait pas une bonne résistance aux secousses sismiques. La technique traditionnelle de l’Arménie, vieille de 2000 ans, consiste à construire les murs en ce que l’on pourrait appeler un blocage de « béton » entre deux parements. Un mélange de chaux et de pierraille est coulé entre deux parements soigneusement taillés à l’extérieur. Grâce à la porosité du matériau, les blocs de parement s’unissent solidement au mortier et l’on obtient des massifs muraux très résistants, quasi monolithes. Le noyau du mur est l’élément porteur, tandis que le revêtement joue un rôle principalement esthétique. Les parements remplissent une certaine fonction architectonique, car, durant la construction, ils maintiennent le blocage, puis ils le renforcent lors du séchage. Ainsi sont construits non seulement les murs proprement dits, mais aussi les voûtes et la coupole. Pour des raisons idéologiques, l’architecture arménienne a très tôt choisi de couronner ses édifices cultuels d’une coupole à tambour et de couvrir les autres espaces de voûtes. Elle devait tenir compte des poussées considérables qu’exercent ces superstructures de pierre. La technique du blocage assure une transmission verticale de l’essentiel des charges, du sommet de la coupole aux fondations. Appliquée à des compositions ramassées, équilibrées, cette technique contribue à prévenir les destructions. Il fallait aussi se préoccuper de l’assise de la coupole en portant une attention particulière aux appuis. Le support isolé, sous forme de fines colonnes, vulnérables, était évité. Il fut remplacé par la colonne massive ou, plus souvent, par le pilier composé, ou mieux encore, par la forme la plus caractéristique de cette architecture, l’appui engagé qui fait partie du massif mural (fig. 14, p. 37).

fig. 20 Talin. Cathédrale (VIIe siècle). Maçonnerie à « béton » entre deux parements.

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Symbolique et typologie : la coupole sur croix

fig. 21 Monastère Saint-JeanBaptiste. Église SainteMère-de-Dieu (1301). Vue du nord-ouest.

On peut supposer que deux facteurs entrent en compte pour l’élaboration des compositions en Arménie : la capacité de résistance, tant en mode statique que dynamique (en cas de séismes), et la symbolique des formes. Les architectes partaient de plans cruciformes, rayonnants ou centrés, proches du carré ou du cercle, sur lesquels ils dressaient des espaces internes unis et clairement lisibles de l’extérieur, qu’ils couronnaient d’une coupole précédée d’un tambour. À cet effet, ils construisaient sur des murs robustes mais pas trop épais, des structures équilibrées aux dimensions modestes. Les églises d’Arménie ne dépassent pas les 35-40 m de hauteur et de longueur. Cette relative petitesse facilite la perception immédiate de la silhouette que l’on peut résumer par la formule « coupole sur croix ». La compacité, la symétrie des volumes simples, l’acuité des arêtes rectilignes à la jonction des façades très régulières, tout cela confère à la silhouette svelte et pure un aspect « cristallin ». La coupole marque l’axe vertical. Surélevée par le tambour, la coupole, après les coiffes arrondies couvertes de tuiles des premiers siècles, est revêtue à partir du IXe siècle d’une coiffe pyramidale, conique ou plissée, toujours pointue. Dans les compositions cruciformes, les plus répandues, la coupole se dresse à l’intersection des bras de la croix. La croix peut être entièrement dégagée et l’église est dite « en croix libre ». Quand la croix est englobée dans un périmètre quadrangulaire, ou polygone dans certains types, l’église est dite « en croix inscrite ». Même dans ce cas, la structure cruciforme se manifeste nettement au niveau des toits : chacun des quatre bras est couvert d’une bâtière, tandis que les compartiments angulaires ont des toits abaissés. Dans tous les édifices, la coupole, symbole du Ciel, le Royaume de Dieu, recouvre une masse unie, solidement implantée sur le sol représentant l’assemblée des croyants réunis autour de la croix, l’Église terrestre. En outre, l’articulation intérieure entre les conques et les pièces d’angle est très souvent rendue perceptible de l’extérieur par l’insertion de paires de niches dièdres dans les façades. L’église est dirigée vers l’est, où le soleil se lève et d’où viendra le salut. L’espace intérieur est éclairé principalement par les fenêtres percées dans le tambour. Au centre de cet espace, les lignes verticales des appuis, décomposés en stricte concordance avec la configuration des arcs qu’ils soutiennent, mènent le regard à l’hémisphère de la coupole. Les murs internes, souvent dépourvus de peintures, pour des raisons dogmatiques évoquées plus haut, ont l’austérité de la pierre lisse et nue. Cet espace uni et relativement réduit, couronné par la coupole, est à l’échelle de l’homme. Ce dernier ne s’y sent pas subjugué, au contraire, il est placé au centre de la Création.

Catégories de monuments. Image de l’église isolée dans la montagne L’architecture de l’Arménie médiévale est principalement cultuelle. Davantage que dans les autres régions du monde chrétien médiéval, les énergies se sont concentrées ici sur

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la construction religieuse, comme l’attestent les nombreuses inscriptions gravées sur les murs des monuments. Dès que le pays recouvrait ne serait-ce qu’un semblant de paix, rois, princes, évêques et notables faisaient ériger ou restaurer des monastères, des églises et des chapelles. Ils le faisaient pour renforcer l’institution ecclésiastique, gagner le salut de leur âme et manifester leur prestige. La construction ou la rénovation d’un édifice religieux était l’acte de piété le plus important qu’un homme pût accomplir dans sa vie. Il arrivait que la population de toute une région se cotisât pour bâtir un monastère. L’image que l’on a généralement de l’église arménienne est celle d’un édifice isolé dans la montagne. Cette vision n’a pas toujours correspondu à la réalité. En effet, jusqu’aux Xe-XIe siècles, les édifices religieux étaient surtout des églises paroissiales construites dans des sites urbains ou villageois. Pour le VIIe siècle, âge d’or de l’architecture arménienne, de nombreux exemples entièrement ou partiellement conservés le montrent (Talin par exemple). Au contraire, dès les Xe-XIe siècles et particulièrement au XIIIe, parallèlement à la féodalisation de la société, comme indiqué plus haut, le pays se couvrit de monastères établis à l’écart des lieux habités, tandis que les villes périclitaient progressivement. Or le nombre de monastères conservés est de loin supérieur à celui des églises antérieures. Très nombreux à partir des XIe-XIIIe siècles, les monastères jouèrent un rôle majeur dans la sauvegarde et la transmission de la culture arménienne : ils en furent le refuge et le foyer tout au long du Moyen Âge. C’étaient généralement des ensembles fortifiés qui groupaient, outre une ou des églises ou chapelles, un ou plusieurs narthex, un clocher, une bibliothèque, un réfectoire, ainsi que des bâtiments de service, d’habitation et d’activité agricole et artisanale. Le monastère de Dadivank en Artsakh (XIIIe siècle), l’un des plus grands ensembles conventuels de l’Arménie médiévale (cf. p. 236), est composé de bâtiments d’une grande diversité fonctionnelle. À côté des très nombreux spécimens d’architecture cultuelle, l’Arménie possède aussi des vestiges de constructions civiles et militaires : forteresses, palais, hôtelleries et caravansérails, ponts, bains et fontaines. Mais ces monuments, rarement conservés en entier, sont beaucoup plus rares que les édifices de culte, car ils ont davantage souffert des destructions. Il existe cependant une exception en dehors de l’Arménie proprement dite : la Cilicie qui a gardé de son passé arménien bien plus de châteaux que d’églises. Les invasions, surtout celles des Mongols, puis de Tamerlan, entraînèrent le déclin puis la mort des villes. Aussi le Moyen Âge arménien a-t-il conservé peu de vestiges d’architecture urbaine. Il subsiste néanmoins les ruines de quelques villes qui prospérèrent jusqu’à la tourmente mongole. La principale est Ani qui, comme le lecteur pourra le voir plus loin, conserve des restes importants, non seulement de ses églises, mais aussi de ses remparts, de sa citadelle et de ses palais.

Place du décor sculpté et ouverture aux apports extérieurs Le matériau le plus employé par l’architecture arménienne, la pierre volcanique, facile à tailler, favorise la décoration sculptée. Pourtant, sa place reste modeste. La comparaison avec les architectures géorgienne et seldjoukide, qui utilisent le même matériau mais ont des décorations sculptées bien plus abondantes, est à cet égard révélatrice. La décoration sculptée arménienne anime les façades de quelques accents qui, du moins jusqu’au milieu du VIIe siècle, se limitaient aux principaux éléments architecturaux. Traitée en basrelief plat, cette sculpture contribue, par ses contrastes d’ombre et de lumière, à atténuer la sévérité des édifices. Une évolution vers le modelé conduit dans le cas de quelques figurations humaines, aux Xe-XIVe siècles, au haut-relief. Mais la ronde-bosse, Les 12 capitales d’Arménie

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c’est-à-dire la sculpture entièrement dégagée, reste inconnue au Moyen Âge arménien, à l’exception d’une statue du roi Gaguik d’Ani (cf. p. 164) : sans doute trop liée à l’idolâtrie païenne, elle fut abandonnée après l’adoption du christianisme. La figuration humaine et animale n’est pas rare. Souvent fortement stylisée et associée à la croix, elle occupe des emplacements privilégiés, tels que les linteaux et tympans des portes. Nous avons déjà évoqué la raison pour laquelle la Sainte-Croix d’Aghtamar, au début du Xe siècle, présentait une formule exceptionnelle de bandes richement sculptées à abondante figuration humaine et animale couvrant ses façades. Les principaux motifs végétaux sont la vigne, la grenade, des variantes d’acanthe et de palmette et, à partir du Xe siècle, des feuillages complexes. Parmi les motifs géométriques prédomine l’entrelacs, arrondi ou anguleux. La seconde moitié du VIIe siècle voit l’élaboration d’une décoration sculptée assez abondante qui fait une large place à l’arcature aveugle. Celleci était réservée initialement aux parties courbes des bâtiments (absides/conques et tambours). Puis elle s’appliqua, à partir du Xe siècle, à des façades planes. Elle se répandit aux Xe-XIe siècles dans l’école d’Ani. Elle y est souvent associée, sur les coupoles, à la forme pittoresque de la coiffe en ombrelle. Aux XIIIe-XIVe siècles, la décoration sculptée acquiert une certaine liberté par rapport au support architectural et tend à augmenter sa présence sur les façades. D’importantes compositions figurées montrant Dieu et la Vierge occupent les tympans des portails monumentaux. Les décors sculptés présentent un faisceau de courants iconographiques et stylistiques : traditions locales, iconographies byzantines et occidentales, motifs géorgiens et musulmans. Des images d’animaux héraldiques ou protecteurs surmontent les portes et les fenêtres. Sous l’effet des contacts avec le monde musulman, une série de motifs prend place dans l’arsenal ornemental, notamment sur les portails : l’arc en accolade et les stalactites, le gros entrelacs dit « chaîne seldjoukide », les rangs d’étoiles à huit pointes, les arabesques très fouillées, etc. Cette richesse montre à quel point est erronée l’image d’un art arménien figé. Elle prouve, au contraire, sa large perméabilité aux apports étrangers, grâce au dynamisme interne de la création, l’une des principales caractéristiques de cet art étant précisément cette constante conjonction d’ouverture sur le monde extérieur et de profonde fidélité à l’essence de la tradition. PATRICK D ONABÉDIAN

fig. 22 Eghvard. Église funéraire Sainte-Mère-de-Dieu (ca 1311). Détail de la façade sud.

fig. 23 Ermitage de la Vierge Blanche. Église SainteMère-de-Dieu (1321). Façade ouest, portail.

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Capitales ou résidences royales La ville dans l’Arménie ancienne

En arménien moderne, le mot « capitale » se traduit par « mayrakaghak », un terme déjà attesté au Ve siècle après J.-C., qui est le calque du grec « mêtropolis » et peut indiquer à la fois une grande ville ou encore un siège ecclésiastique. En revanche, parler de « capitale » dans l’Arménie ancienne est anachronique. En fait, depuis l’Ourartou jusqu’à la fin du royaume arsacide en Grande Arménie, le pouvoir royal favorisa l’installation de plusieurs centres urbains à fonction variable : certaines villes accueillaient un palais royal et gardaient des structures administratives, par exemple des archives. Ainsi une ville arménienne désignée comme centre de pouvoir était-elle appelée « siège royal » (tagavoranist) ou « ville royale » (tagavorakan kaghak). Mais les rois n’étaient pas obligés de séjourner longtemps dans les villes. Si un roi pouvait également décider de fonder ou refonder une ville à sa propre gloire, le pouvoir central n’était pas lié pour autant à tel ou tel autre centre : il se déplaçait avec le roi, qui résidait souvent dans un « camp royal » (banak arkouni).

Strabon et Artaxata Ce statut « oriental » des centres urbains arméniens pouvait gêner la sensibilité des auteurs « occidentaux ». Strabon, un Grec d’Asie Mineure, qui aurait dû théoriquement mieux comprendre les problèmes de l’Arménie, est formel (XI, 14, 6). À l’époque où il écrit sa Géographie (premier quart du Ier siècle de notre ère), seuls deux centres arméniens méritaient l’appellation de polis, tous les deux sur le fleuve Araxe : la résidence royale d’Artaxata et la ville d’Arxata (ou Arzata) près de la Médie Atropatène. Dans un autre contexte, Strabon mentionne également (XI, 14, 3) la ville d’Azara, toujours sur l’Araxe, en amont d’Artaxata. Quant à la ville de Tigranocerte (Tigranakert), fondée par Tigrane le Grand aux confins de l’Arménie et de la Mésopotamie, il affirme que le général romain Lucullus « la détruisit de fond en comble et la laissa après son passage à l’état de petit village » (XI, 14, 15). Les données de la Géographie de Strabon sur les villes de l’Arménie posent problème aux commentateurs modernes. Si Artaxata est bien connue, les localisations d’Arxata et d’Azara demeurent obscures : la confusion chez Strabon est claire, d’autant qu’il dit que la ville de Tigranocerte se trouvait « près de l’Ibérie », la confondant sans doute avec une autre fondation de Tigrane, peut-être la ville récemment retrouvée dans le HautKarabagh. Le toponyme « Azara » pourrait correspondre à une localité d’Adjarie (Géorgie méridionale), mais s’il coïncide avec le même toponyme cité par Ptolémée (V, 12, 7) il faudrait plutôt se tourner vers l’Arménie occidentale. Faute de recherches archéologiques plus approfondies, notamment en Turquie, on doit se limiter à des suppositions. De toute manière, on peut en conclure qu’à l’époque de Strabon la mémoire des villes plus anciennes d’Arménie s’était déjà perdue. N’ayant jamais visité le pays, le géographe se bornait à recueillir les renseignements qu’il glanait dans ses sources et qui, pour l’es-

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sentiel, se référaient à des sites d’intérêt politique ou militaire pour ses lecteurs romains. Sans doute n’était-il pas au courant de l’existence de villes encore prospères au IIe siècle av. J.-C., comme Armavir ou Ervandachat. Strabon désigne Artaxata (Artachat) comme la « résidence royale du pays » (basileion ousa tês chôras) et rappelle qu’il s’agit d’une fondation du premier roi de la nouvelle dynastie de Grande Arménie, Artaxias (Artachès), qui aurait chargé le grand Hannibal, refugié en Orient, de présider à sa fondation et de veiller à la mise en place de son dispositif de fortification. Effectivement, le site surprend encore aujourd’hui par la complexité de ses fortifications, souvenir de l’intelligence stratégique du Carthaginois. L’expérience technique de l’époque hellénistique avait montré à Artachès l’importance du modèle urbain pour favoriser la sécurité stratégique et le développement du commerce, sans oublier l’unité politique et administrative. Les fouilles d’Artaxata attestent un degré d’hellénisation remarquable, peut-être à cause de la présence de communautés grecques et juives, mais surtout parce que le style hellénistique s’était répandu dans tout l’Orient à la suite des conquêtes d’Alexandre le Grand.

Tigranocerte

fig. 1 Le monastère de Khor Virap sur le site d’Artaxata.

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Comme on l’a vu, l’autre métropole célèbre était Tigranocerte (Tigranakert), située dans l’ancienne région d’Arzanène, sur les rivages du Garzan Su, un affuent du Tigre. Après Strabon, les auteurs du IIe siècle ap. J.-C., Plutarque et Appien, nous laissèrent de précieux témoignages sur la ville que le roi Tigrane le Grand avait fait construire près de la frontière sudouest du royaume de Grande Arménie. Pour sa politique d’urbanisation, Tigrane avait adopté une pratique suivie depuis des siècles par les souverains orientaux : des transferts massifs de population. À Tigranocerte, il fit venir des Cappadociens et des Ciliciens, mais aussi des nomades arabes, utiles au trafic caravanier. Lors de sa prise par Lucullus, en 69 av. J.-C., Tigranocerte contenait déjà une population assez importante évaluée, à tort ou à raison, à plusieurs centaines de milliers de personnes. Tigrane avait obligé ses sujets les plus en vue à s’y établir avec tous leurs biens, ce qui semblerait indiquer que, pour son fondateur, Tigranocerte était destinée à un rôle central dans un empire multi-ethnique : selon Appien (Mithrid. 67), c’est dans cette résidence que Tigrane avait revêtu le diadème de roi d’Arménie (plus probablement, de « Roi des rois »). Quand Lucullus entra dans la ville conquise, il y trouva un grand nombre de comédiens « que Tigrane avait rassemblés de toute part », et s’en servit pour les spectacles qu’il donna pour célébrer sa victoire. Le problème de Tigranocerte est encore ouvert car, actuellement, même si la localisation du site semble assez certaine, la documentation archéologique nous fait défaut. Alors que les sources littéraires évoquent le caractère hellénique que Tigrane avait voulu conférer à sa résidence, à l’enseigne d’un brassage entre Orient et Occident qui imitait la politique d’Alexandre le Grand, d’autres nous présentent un tableau différent. Ainsi Appien met-il en valeur les éléments les plus typiques de cette fondation, « une


enceinte haute de cinquante coudées, dont la base était truffée d’écuries, et il [Tigrane] avait créé un palais et de grands parcs d’agrément dans les faubourgs, ainsi que de nombreux terrains de chasse et des étangs » (Mithrid. 84). De surcroît, ses habitants avaient été déportés de Cilicie et de Cappadoce (ibid. 67) : selon Appien, Tigrane avait fondé la ville « pour se faire honneur à lui-même » (ibid. 84). Certes, le récit d’Appien est avant tout au service de Lucullus, qui avait tout intérêt à faire passer le roi pour un tyran oriental. Mais le titre de « philhellène », dont Tigrane est affublé sur certaines émissions monétaires peut-être destinées à ses mercenaires, n’était pas de la simple propagande. Non content d’être un monarque dans la plus pure tradition iranienne, il s’appliquait aussi, à l’instar de son beau-père et allié Mithridate Eupator, à diffuser et à promouvoir la culture hellénique dans son empire. La situation de Tigranocerte est particulière, car il s’agissait d’une « capitale » de frontière. Malgré la présence attestée de la plupart des peuples sujets de Tigrane, une partie des sources nous donne l’impression que les Grecs ramenés des villes ciliciennes et cappadociennes formaient le gros de la population. En réalité, Tigrane avait rassemblé non seulement des Grecs, des Anatoliens plus ou moins hellénisés – plus les Juifs mentionnés seulement par les sources arméniennes –, mais aussi des « barbares » (Plutarque, Lucullus 29,5). D’ailleurs, Tigranocerte n’était pas qu’une fondation de type hellénistique. Dans sa description de la ville, Appien met clairement en évidence ses éléments les plus typiquement iraniens – le complexe du palais royal avec son « paradis ». Dans l’unique évocation précise de la cité, Appien s’arrête sur la présence de nombreuses écuries attenantes aux enceintes. À la différence de Plutarque, il se tait sur la présence de colons grecs et définit tous les habitants de la ville comme cappadociens. Appien utilisait des sources romaines hostiles à Tigrane, qui mettaient en évidence l’élément barbare de Tigranocerte afin de souligner le caractère oriental, donc négatif, du roi. L’analyse des sources nous permet d’en conclure que la fondation de Tigrane était une cité hétérogène, au caractère mixte, reflet du projet ambitieux de constituer un royaume multiethnique gouverné par un roi qui se voulait à la fois hellénique et iranien. Dans ce dessein, qui prévoyait une réorganisation radicale des espaces et des populations comme dans le cas des nomades arabes fig. 2 Le site de Tigranocerte. Vue du haut du théâtre (selon l’auteur).

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« bousculés dans leurs habitudes », on pourrait déceler un modèle utopiste.

Les points de vue arméniens Strabon est le seul auteur classique à nous avoir laissé une description, bien que limitée, du développement de la ville dans la Grande Arménie. D’autres renseignements proviennent de sources arméniennes, qui reflètent un point de vue plus tardif. Même si l’archéologie nous permet de formuler quelques conclusions provisoires, le problème historique demeure ouvert. Les historiens et les archéologues arméniens semblent être d’accord sur l’importance de l’élément urbain dans le système économique de l’Arménie ancienne : c’était l’opinion du spécialiste de géographie ancienne Souren Érémian, dont les thèses furent développées et testées sur le terrain par des archéologues tels Babken Arakélian, Guévorg Tiratsian, Jaurès Khachatrian ou Félix Ter-Martirossov. Dans la même logique on a également entrepris les fouilles de la ville de Dvin, qui connut son apogée au cours du Moyen Âge bagratide. C’est donc dans cette direction que les archéologues d’Arménie soviétique entreprirent des grandes campagnes tout en privilégiant les principaux centres urbains de la vallée de l’Araxe, qu’il s’agisse des centres ourartéens comme Metzamor, Arguichtikhinili, Erebouni ou, pour la période « hellénistique » (de la fin des Achéménides à la christianisation), les « capitales » mentionnées par les sources littéraires, Armavir et surtout Artaxata. Après l’indépendance, on a continué dans la même direction, mais dans d’autres territoires de la république : les exemples les plus voyants sont le site achéménide et hellénistique de Benyamin en Arménie du Nord et, tout récemment, les villes hellénistiques telles Ervandachat, fouillée par Félix Ter-Martirossov, ou le centre toujours anonyme près de Mardakert, en Artsakh, très probablement lié à une fondation de Tigrane le Grand et dont les fouilles sont dirigées par Hamlet Petrossyan (cf. p. 105). Les résultats de ces recherches sont évidemment d’un grand intérêt, mais ils sont toujours à intégrer dans des prospections territoriales qui permettront de considérer ces sites comme des entités non isolées. La question de l’urbanisme, en particulier, constitue un point de dissension entre les savants d’Arménie et les chercheurs de tradition européenne. En fait, si le pouvoir central, qu’il fût ourartéen, achéménide ou arsacide, favorisa l’urbanisation dans la province d’Ayrarat, il n’en allait apparemment pas de même dans tous les cantons administrés par les seigneurs locaux (nakharar). Selon Nicolas Marr et Nicolas Adontz, la présence de villes de type hellénistique en Arménie était le résultat d’un processus de « différenciation sociale », sous l’influence du commerce extérieur, dans une période où la Caucasie était déjà passée d’une organisation clanique ancestrale à une forme de « proto-féodalisme » basé sur la propriété foncière. Cela a été reproposé, en Arménie soviétique, par le célèbre historien et académicien Hakob Manandian, qui nuança toutefois ces positions en relevant l’importance de ces centres commerciaux dans l’économie arménienne. En Occident, les historiens développèrent des tendances plus radicales. Avec son analyse du « dynastisme » caucasien, le grand spécialiste de l’histoire de la région, Cyrille Toumanoff, ouvrit la voie à une série de recherches visant à mettre en valeur les aspects du système aristocratique arménien où l’élément urbain semblerait jouer un rôle marginal. Effectivement, les sources arméniennes nous présentent une palette très variée de sites, comprenant une majorité de villages et de forteresses, ou bien des centres hybrides entre ville et village. L’idéologie des nakharar, représentée par des historiographes comme le pseudo-Fauste de Byzance ou Ghazar Parpetsi, semblerait refléter la conscience d’une identité ethnique basée également sur le refus d’un urbanisme « hellénistique ». C’est ainsi que, aux dires de la spécialiste contemporaine Nina Garsoïan qui développa

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avec beaucoup d’efficacité les arguments d’Adontz et de Toumanoff, on en arrive à désigner la ville comme un « élément étranger » par rapport à la société de l’Arménie ancienne. C’est correct dans la mesure où l’Arménie ne connut pas de véritables cités avec leurs institutions, mais ces positions demeurent en quelque sorte extrêmes, car elles furent élaborées sur la base des historiens arméniens des Ve-VIe siècles, en particulier le pseudoFauste qui représente le point de vue des nakharar hostiles à la politique d’urbanisation des rois d’Arménie. Le développement d’un modèle historiographique peu sensible aux modèles urbains était justifié par deux raisons : d’abord, la construction d’une ville était par tradition une prérogative royale et impliquait de lourdes corvées, le changement des équilibres commerciaux et donc l’affaiblissement du pouvoir de la noblesse locale. De toute façon, la ville semble devenir un « élément étranger », surtout à partir du IIIe siècle après J.-C. Malgré les objections des historiens, il conviendra de ne pas trop réduire l’importance des villes dans le système économique du royaume de Grande Arménie : il ne s’agit pas, en effet, d’une hellénisation superficielle dont les modalités furent influencées par les contacts avec le mode hellénistique et romain. D’ailleurs, tous les auteurs arméniens ne se trouvaient pas sur la même longueur d’onde. La position de Moïse de Khorène par rapport au modèle urbain arménien est bien différente : il défendait la mémoire du royaume arsacide et non pas les revendications des nakharar. Cette connotation, qui paradoxalement fait du « Père de l’histoire » arménien une sorte d’historien atypique, favorisa la tendance à lui accorder une datation basse (partagée, entre autres, par Toumanoff). Dans son Histoire de l’Arménie, Moïse de Khorène, qui décrit avec admiration Constantinople et Alexandrie, narre une histoire du royaume arménien qui est aussi une histoire de ses « capitales », depuis la Van de Sémiramis jusqu’à la fondation de Theodosiopolis (Karin, aujourd’hui Erzurum). Il nous donne des indications précieuses sur le rôle joué par les fondations royales dans le conflit entre roi et nakharar. Un épisode révélateur est celui de la fondation d’Archakavan, au IVe siècle, sur l’initiative du roi Archak. Moïse de Khorène (III 27) considère cet acte comme « insensé », et, à l’instar du pseudo-Fauste (IV 13), décrit cette ville comme une nouvelle Gomorrhe où se seraient réfugiés « les dépositaires infidèles, les débiteurs, les esclaves, les délinquants, les voleurs, les assassins, les ravisseurs d’épouses et autres canailles de même sorte ». Tandis que Fauste, comme la plus tardive Vie de saint Nersès, attribue sa destruction à la colère de Dieu, Moïse dénonce la responsabilité des nakharar et n’omet pas d’évoquer le massacre de toute la population, dont on n’épargna pas les enfants en bas âge, car chaque nakharar « sévissait contre les esclaves et les délinquants de chez lui ».

fig. 3 Khor Virap vu du côté turc.

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