Histoire de l’art
chinois xx siècle e
au
Ce livre est dédié à ma fille Lu Jing.
Histoire de l’art
chinois xx siècle e
au
Préface Le terme aujourd’hui en vogue de mondialisation pourrait s’appliquer à l’histoire des relations entre Orient et Occident depuis le XVIe siècle. Avant que lord Macartney n’arrive à la cour des Qing en 1793, peu de Chinois s’intéressent vraiment au monde extérieur. L’immensité du territoire, l’abondance de ses ressources, son état d’autosuffisance et une longue tradition culturelle sont les principales raisons de cette indifférence. Mais les Chinois ne mettront pas longtemps avant de chercher à comprendre l’histoire du monde. Le moment déterminant est sans doute 1840 avec la guerre de l’opium, qui marque la fin de la stabilité structurelle apportée par la tradition ainsi que le début des troubles, des conflits, de l’angoisse et du doute. La guerre navale sino-japonaise de 1895 constitue ensuite le dernier assaut du monde moderne contre la Chine, et la plupart des Chinois s’aperçoivent que leur pays ravagé et imbu de lui-même a perdu. Très vite, cette désespérante défaite pousse le pays, gouvernement et peuple confondus, à observer le monde extérieur et à s’en inspirer. Afin de commencer à le comprendre, de nombreux Chinois partent au Japon, puis en Europe dans des voyages d’observation ou d’agrément, ou pour y faire des études. La plupart d’entre eux prennent profondément conscience de la crise chinoise et de sa gravité, et une curiosité durable naît pour ce monde qu’ils ignoraient. Parmi les ouvrages d’histoire de l’art qui sont traduits et publiés en Chine, les livres concernant l’art occidental du XXe siècle commencent généralement avec l’impressionnisme. Entre 1873, date de la première exposition impressionniste, et l’apparition du Manifeste du surréalisme de 1925, phase précoce du modernisme européen, la poésie, la calligraphie, la peinture et la sigillographie traditionnelles occupent encore l’essentiel des milieux artistiques chinois. Ces arts dont le raffinement est indéniable constituent un loisir encore très prisé. Mais la peinture occidentale touche progressivement la population, sans parler de celle introduite à la cour par les missionnaires chrétiens depuis la fin des Ming. Le commerce n’amène pas seulement les biens des marchands et des voyageurs, il suscite également un intérêt pour leur culture. Comme le montre l’exemple de la peinture occidentale sur la côte du Guangdong aux XVIIIe et XIXe siècles, une influence réciproque entre civilisations s’exerce rapidement dès que des contacts s’établissent. On ne débat plus alors de l’engouement européen pour la Chine, mais de l’influence des goûts européens ou anglais sur les hauts fonctionnaires et dignitaires chinois. La révolution de 1911 et le mouvement pour la nouvelle culture qui s’ensuit font naître une ambiance généralisée d’occidentalisation. Dans les articles de l’intelligentsia, les mots « science » et « démocratie » sont compris respectivement comme le support conceptuel et l’arrière-plan institutionnel de la peinture réaliste. La logique de cette analyse amène les jeunes artistes à s’intéresser à la peinture réaliste européenne depuis la Renaissance italienne et à l’étudier. On comprend ainsi qu’à son arrivée en Europe en mars 1919, Xu Beihong ait commencé par visiter le
British Museum, qu’il se soit émerveillé devant les reliefs du Parthénon, et que, alors que le fol engouement du jeune avant-gardisme parisien touchait déjà à sa fin, il ait choisi comme professeur un élève du peintre académique Jean Léon Gérôme. Certains jeunes artistes sont bien sûr plus sensibles, comme Lin Fengmian, dont l’importance n’est pas moindre dans l’histoire de l’art chinois du XXe siècle, et qui embarque à Shanghai avec des camarades de classe en décembre 1919 à destination de Paris. De retour en Chine, tel le chef de file d’un groupe parisien, il lance une vague moderniste et diffuse avec force le nouvel art avec l’aide de ses amis – dont le critique Lin Wenzheng – et le soutien du célèbre doyen de l’université de Pékin Cai Yuanpei. L’époque est assurément à l’imitation de l’Occident, et un autre peintre important, Liu Haisu, écrit dès 1919 une Histoire abrégée de la peinture de paysage occidentale, dans laquelle il présente l’impressionnisme avec beaucoup d’intérêt notamment pour Pissarro, Monet, Renoir et Sisley. Avant même d’aller étudier en Europe en 1927, son style est déjà très proche de celui de Cézanne. Comme Lin Fengmian et d’autres, il défendra avec persévérance la cause de l’art moderne dans sa pratique et sa théorie picturales. Très vite, le Manifeste de l’association Tempête, similaire au Manifeste du futurisme (1932), fait son apparition. Grâce aux efforts de nombreux artistes rentrant d’Europe, les informations et les débats concernant les différents courants de l’art moderne européen sont dès les années trente accessibles à la population, qui peut voir de ses propres yeux les pratiques artistiques impressionnistes, expressionnistes, cubistes ou surréalistes dans chacune de leurs nuances. Mais la guerre contre le Japon qui éclate en 1937 affecte gravement la créativité des artistes. La plupart d’entre eux sont réduits à l’errance. Même ceux qui se replient à l’arrière dans la ville de Chongqing doivent interrompre leur travail en raison des bombardements. Avec la guerre civile qui commence en 1945, des affrontements politiques apparaissent. Comme tous les intellectuels, les artistes commencent à être contaminés par l’idéologie. L’atmosphère de libéralisme qui régnait touche à sa fin, notamment avec les positions politiques tranchées des artistes influencés par la pensée artistique de Mao. À partir de 1949, la situation de la société et le contexte institutionnel particuliers isolent complètement des pays occidentaux les artistes de Chine continentale. L’art socialiste de l’URSS – principalement la peinture et la sculpture réalistes – se substitue à l’étude traditionnelle de l’art européen. Face aux exigences de l’art officiel et des critères politiques, la création sombre dans une pratique instrumentaliste de l’art, quels que soient les matériaux utilisés. Même la peinture chinoise traditionnelle est sommée de se transformer pour devenir un outil de propagande en faveur du Parti et du socialisme sous la direction de ses dirigeants, malgré la profonde réticence de trop nombreux peintres chinois imprégnés de tradition. Cette situation atteint son paroxysme pendant la Révolution culturelle entre 1966 et 1976, période où l’art chinois est comparable à celui des nazis ou à celui
de la période stalinienne. On le voit, le contexte social et politique entraîne l’art chinois dans des tribulations bien particulières. La réouverture de la Chine au monde fait naître le mouvement moderniste des années quatre-vingt, appelé volontiers « Nouvelle Vague de 85 », « Mouvement artistique de 85 » ou « art d’avant-garde ». De nombreux phénomènes artistiques évoquent les années vingt et trente, au point qu’on pourrait qualifier cette époque de « reprise du modernisme occidental », même si quelques œuvres à caractère postmoderne apparaissent après 1987 et si Duchamp, Rauschenberg, Wharhol, voire Beuys, sont déjà très familiers aux artistes chinois d’avant-garde les plus sensibles. En même temps, les problèmes artistiques qui étaient apparus progressivement au XIXe siècle et qui faisaient l’objet de débats sans fin dans les années vingt et trente réémergent. Phénomène artistique particulier digne d’attention, le goût pour la peinture traditionnelle qui relevait de la « culture féodale » renaît de ses cendres grâce au relâchement du contrôle idéologique. Parallèlement, les artistes font appel aux matériaux traditionnels pour expérimenter un nouvel art, mais l’opportunité d’utiliser les supports, pinceaux et encres de la calligraphie dans cette période en rapide évolution fait l’objet d’une perplexité durable et difficile à dissiper. L’économie de marché qui s’instaure en Chine à partir des années quatre-vingt-dix impressionne le monde entier. À partir de 1993, les artistes auteurs d’un nouvel art comme le « réalisme cynique » ou la « pop politique », sur qui les critiques chinois d’outre-mer s’interrogeaient, deviennent peu à peu les stars du marché pour prendre une place prépondérante dans la première décennie du nouveau millénaire. On se perd alors au milieu d’un monde aux discours complexes formés d’une quantité de mots décontextualisés : art, marché, avant-garde, tradition, idéal… Quoi qu’il en soit, espaces et zones artistiques, galeries, expositions, ventes aux enchères et autres embryons de formes capitalistes apparaissent, qui semblent se rapprocher d’un système dit « mondialisé », même si aux yeux de beaucoup les institutions politiques chinoises n’ont pas changé depuis 1978. L’évolution de l’art chinois au XXe siècle a manifestement peu à voir avec l’histoire de l’art européen et occidental. Les artistes ont suivi dans leur création la trajectoire de leur vie personnelle et de leur civilisation, et l’art chinois de cette période est le produit d’un contexte historique particulier. Mais inversement, les œuvres artistiques qui n’ont cessé d’apparaître ont également façonné partiellement cette histoire particulière, tout en constituant des témoignages indispensables à notre compréhension du passé. Le rôle de l’art et sa complexité historique méritaient de faire l’objet d’un livre mais davantage que les goûts artistiques, ce sont les problèmes historiques qui à mon avis façonnent cette histoire de l’art dont nous allons parler. Par exemple, un tableau des années soixante-dix comme Lijiang de Li Keran constitue avant tout un témoignage historique. Selon le contexte, cette œuvre peut être considérée comme l’éloge d’un territoire socialiste, mais également comme une insatisfaction
politique envers cette société « brillamment ensoleillée ». Pour comprendre et apprécier ce tableau, il ne suffit pas d’analyser formellement l’image, les symboles, la technique (ou l’encre et le pinceau si des matériaux chinois traditionnels sont employés) et les couleurs. J’ai déjà expliqué dans les préfaces des précédentes versions de cet ouvrage ma méthode et mon point de vue sur l’étude de l’histoire de l’art. Je souhaite simplement rappeler ici que dans le cas du XXe siècle, cette étude ne peut pas s’écrire comme celle de la peinture et de la calligraphie chinoises anciennes dont les contextes politique et culturel ainsi que les goûts étaient stables. Ce livre est paru pour la première fois en 2006 aux éditions de l’université de Pékin, suivi d’une version augmentée en 2009, rapidement publiée par les éditions Charta dans sa traduction anglaise. C’est aujourd’hui une troisième édition révisée, achevée en 2012, dont les éditions Somogy publient les traductions en français et en anglais, répondant ainsi en grande partie à mon souhait de faire comprendre aux lecteurs occidentaux les particularités et la complexité du processus artistique de ces cent dernières années en Chine. Par ces publications en différentes langues, j’espère bien sûr également apprendre ce qui, en définitive, fait que l’art d’une civilisation et d’un contexte historique particulier permet à des gens d’une civilisation et d’un contexte historique différents, tout en découvrant leurs différences, d’établir des liens de connaissance mutuels, de définir des caractères communs entre civilisations, et d’analyser l’existence de leurs individualités de façon plus holistique et selon des valeurs civilisationnelles. Ces questions sont peut-être celles sur lesquelles doit se pencher notre époque d’« art global », notion actuellement à la mode. La première décennie du XXIe siècle, dont la description termine ce livre, soulève clairement ce genre de questions. Je souhaite particulièrement remercier ici Bruce Doar, qui, grâce à sa riche connaissance de l’histoire de l’art et à son expérience de la vie chinoise, a non seulement réalisé la traduction en anglais de ce livre, mais encore corrigé avec beaucoup de rigueur la version de cette troisième édition. Je remercie également le secrétaire de l’association CHINEurope, Zhang Xu, sans les efforts de qui la version française de ce livre n’aurait pu être éditée par les éditions Somogy, cette version française qui me tient tant à cœur, non tant pour les lecteurs français supplémentaires qu’elle apporte que pour la fierté de voir un lien établi entre mes travaux sur l’histoire de l’art et la France, ce haut lieu de l’art européen pour lequel j’éprouve une affection particulière depuis mes études dans cette discipline. Xu Dan m’assiste depuis le début dans mes relations avec Bruce et avec les maisons d’édition, et je tiens à lui exprimer ici toute ma reconnaissance pour son aide efficace dans une multitude de travaux qui ont contribué à la publication de ce livre. Enfin, mon épouse Hu Jielan a témoigné une patience et un soutien infinis pendant la rédaction de ce livre, et ma fille a commencé sa carrière dans le domaine de l’art à ma grande satisfaction. En leur dédiant ce livre, je peux difficilement contenir mon bonheur ! 23 mai 2013, place Saint-Marc, Venise
Préface de la première édition anglaise Le 24 avril 2004, sur la route pour Venise, j’ai fait escale à Budapest. Dans l’avion, une charmante hôtesse m’a apporté des journaux. Dans le Financial Times de la veille, à la rubrique « Opinions », je suis tombé sur un texte intitulé « Pourquoi les grandes marques décollent-elles en Asie ? ». Son introduction amusante a piqué ma curiosité : « Il y a quelque temps, Joanna Seddon, une directrice marketing de Millward Brown, a perdu un bouton de son tailleur Louis Féraud. Elle comptait se le faire remplacer dans un point de vente de la marque à New York ou à Londres. Malheureusement pour elle – aujourd’hui promue vice-directrice exécutive –, la boutique new-yorkaise de la maison du défunt couturier français, sur Madison Avenue, avait fermé. Sa seule solution fut donc de faire faire la réparation en Chine, où Féraud possède onze magasins. » L’auteur, John Gapper, expliquait par ailleurs que cette semaine-là, Porsche avait choisi le salon automobile de Shanghai pour exposer la Panamera, une luxueuse cinq portes de sport de la quatrième série de la marque depuis la 911. Au-dessus de cet article, un autre commentaire, intitulé « La Chine affiche sa nouvelle puissance économique sur les marchés étrangers », assurait que « si la marine chinoise était en mesure de tenir tête à celle des États-Unis, Pékin remettrait en question l’équilibre des forces dans le Pacifique hérité de la Seconde Guerre mondiale ». À la rubrique « International », un titre affirmait que « Pour la Chine, l’UE n’est qu’un pion du grand jeu mondial ». Dans les colonnes « Marchés et investissements », Jim O’Neill, économiste en chef chez Goldman Sachs, avait signé une tribune intitulée : « La Chine explique au monde comment traverser la crise économique », ce qui est on ne peut plus clair. Il concluait d’ailleurs que dans les deux années suivantes, la Chine allait sûrement ravir au Japon la place de deuxième économie mondiale. Le fait qu’un journal européen comme le Financial Times accorde autant d’attention à ce pays illustre un phénomène global apparu il y a quelques années : le monde commence à s’intéresser à la Chine. Dans les milieux artistiques internationaux, chacun a constaté que dans le Top 500 Artprice 2008-2009 pour l’art contemporain, huit des vingt premiers artistes étaient chinois. De fait, au cours des dernières années, les artistes contemporains chinois ont acquis une renommée certaine sur les marchés de l’art européen et américain. Mon objet ici n’est bien sûr pas de me complaire dans un nationalisme étriqué et de mauvais goût. Je suis même d’avis qu’il n’y a aucun motif de fierté particulière dans les informations très positives sur la Chine que l’on peut lire ou entendre tous les jours. Né dans les années cinquante en Chine, je ne connais que trop bien le prix exorbitant de notre fameux « essor ». Aujourd’hui encore, si l’on pense aux ravages sur l’environnement, à l’aggravation des inégalités sociales ou à l’accroissement des écarts de richesse, il n’est pas exagéré de dire qu’en Chine les problèmes frisent le stade de la catastrophe. Par ailleurs, je suis convaincu que la majorité des observateurs ne s’extasient sur la Chine qu’en raison de son décollage économique. Pourtant, une analyse plus globale s’impose pour bien saisir le « miracle chinois », selon l’expression convenue ces derniers temps.
On ne saurait ainsi comprendre la Chine d’aujourd’hui sans se pencher sur celle d’hier. En effet, depuis la fin de la dynastie Qing, elle connaît de profonds bouleversements : si les Occidentaux sont déjà influents à la cour des Ming, après la guerre de l’opium de 1840, les Chinois doivent complètement se remettre en question. La Chine dispose de sa propre tradition culturelle et d’un environnement unique, si bien que l’art ou les « beaux-arts » (expression progressivement adoptée au début du XXe siècle et aujourd’hui très fréquente) n’y évoluent pas comme en Occident. À la fin du XIXe siècle, alors que les peintres français commencent à s’intéresser aux changements de la lumière et des couleurs dans la nature, les artistes chinois se complaisent encore dans la peinture traditionnelle à l’encre de Chine. Si un Occidental comprend aussi aisément Courbet, Monet ou Matisse que Munch, Picasso, Kandinsky, Dalí et d’autres courants artistiques d’après-guerre, l’intérêt du travail de ces artistes n’est pas tout à fait évident pour le public chinois. Tandis que les jeunes Occidentaux entendent parler à l’école de la culture de la Renaissance européenne et acquièrent dans les musées un certain sens de la perspective, de la lumière, des proportions et de la structure du corps, en Chine, ce n’est qu’à l’aube du XXe siècle que les enseignants progressistes éveillent leurs étudiants à l’observation de cette structure du corps, à la position des objets dans l’espace et à leurs relations. Ces derniers commencent alors enfin à observer le monde, dans une perspective scientifique ou empirique, non sans essuyer les insultes et railleries des conservateurs. Dans le siècle qui suit l’entrée de l’Alliance des huit nations dans Pékin, tandis que le pays traverse de complexes évolutions sociales, politiques et économiques, l’art chinois connaît également des transformations originales. Cependant, je me figure mal quel regard un historien de l’art occidental porterait sur l’art chinois de cette période. Bien sûr, j’ai lu Arts and Artists of Twentieth Century China qu’a publié Michael Sullivan en 1996 (University of California Press) et je pense que cet ouvrage sur l’art chinois au XXe siècle, rédigé par un Occidental, peut être d’une aide précieuse pour le public occidental. Cependant, que représente l’art chinois du siècle passé dans l’histoire mondiale de l’art ? Dernièrement, j’ai lu des histoires de l’art du XXe siècle d’auteurs français, allemands et américains. Chacune abordait, de manière plus ou moins complète, l’art et les artistes chinois mais elles présentaient d’importantes différences dans le choix des artistes et leur approche de l’histoire. En 2006, lors de l’inauguration d’une galerie de Shanghai, l’historien de l’art britannique Edward Lucie-Smith a reconnu que les phénomènes artistiques chinois actuels étaient des plus surprenants et qu’il était encore trop tôt pour mesurer la complexité des questions qu’ils soulèvent (il a pourtant ajouté en 2009 un passage sur Zhang Xiaogang dans sa réédition de Lives of the Great 20th Century Artists). À mon sens, quiconque souhaite rédiger une histoire de l’art chinois se heurte à un obstacle : comprendre le contexte historique chinois. Dans le cas du XXe siècle, les chercheurs chinois euxmêmes n’échappent pas à cette difficulté : des documents historiques et des œuvres d’art ont été perdus au cours des conflits mais encore plus des mouvements politiques ; pour
des raisons administratives, il est difficile de consulter les archives ; des revirements intellectuels fréquents ont provoqué une déformation des souvenirs et de la perception du monde ; l’idéologie a bridé la liberté de propos des observateurs. Ainsi, les musées d’art chinois ne possèdent pas de collections complètes sur les périodes courant de 1900 à 1949 et des années quatre-vingt à aujourd’hui. Ces difficultés ne résultent pas d’omissions volontaires de la part des chercheurs ou de l’insuffisance des ressources (notamment des fonds accordés par l’État). Les collections artistiques sont incomplètes (avant 1949) ou quasiment inexistantes (après 1984) en raison surtout des préjugés et des abus du pouvoir politique, liés notamment à des considérations idéologiques. C’est pourquoi je me suis aussi intéressé à des travaux comme Painters and Politics in the People’s Republic of China, 19491979 (University of California Press, 1994), de Julia Andrews. En effet, l’histoire de l’art au XXe siècle en Chine est, le plus souvent, étroitement liée à la politique. Au second semestre 1989, j’ai écrit A History of China Modern Art: 1979-1989 avec le professeur Yi Dan. Notre objectif premier était alors de raconter, tant qu’il en était temps, cette décennie d’art. Nous craignions en effet qu’en raison de renversements soudains de situation, les générations suivantes ne connaissent pas l’histoire de ces dix années d’art. Fin 1999, j’ai également achevé la rédaction de 90’s Art China. Les phénomènes artistiques des années quatre-vingt-dix ont nettement divisé les critiques et chercheurs qui s’enthousiasmaient jusque-là pour le modernisme. En effet, à compter de la première participation d’artistes contemporains chinois à la Biennale de Venise, en 1993, la plupart des polémiques n’ont plus opposé les autorités aux artistes libéraux : les critiques qui avaient auparavant défendu ensemble le modernisme se sont affrontés entre eux, ce qui reflète la complexité de la réalité chinoise. Un phénomène incontournable est la divergence d’opinion sur l’art contemporain chinois des années quatrevingt-dix entre les critiques, notamment Gao Minglu, qui ont quitté la Chine après 1989, le plus souvent définitivement, et ceux qui y sont restés. Je me suis bien sûr interrogé sur les raisons de ce clivage. J’ai donc étudié les phénomènes artistiques apparus en Chine depuis 1978 en les replaçant dans un contexte historique plus large et plus profond. C’est une des raisons qui m’ont conduit à rédiger L’Art chinois au XXe siècle. Grâce à la politique d’ouverture et de réformes de la fin des années soixante-dix, j’ai pu lire A Concise History of Modern Painting de Frederick A. Praeger (New York, 1959 ; version chinoise publiée en 1979) pendant ma troisième année d’université. En revanche, je n’ai eu accès à History of Modern Art: Painting, Sculpture, Architecture (PrenticeHall, New York, 1978 ; version chinoise publiée en 1986) de H. Harvard Arnason et The Story of Art (Phaidon Press Limited, 1983, 1984 ; version chinoise publiée en 1988) d’Ernst Gombrich que quelques années après la fin de mes études. Les ouvrages de ces historiens occidentaux de l’art m’ont énormément influencé. Néanmoins, des méthodes et une structure différentes me semblaient plus adaptées dans le cas de l’art « moderne » ou « contemporain » chinois. J’ai
donc élaboré une approche tenant compte des spécificités de l’art chinois et de l’environnement dans lequel il se développe mais aussi des particularités du contexte chinois, notamment des éléments politiques, économiques, culturels et des chocs de civilisations qui s’y produisent. Cette méthode est décrite en détail dans la première préface de la version chinoise de cet ouvrage. Je me suis désintéressé de l’essentialisme dès 1990 et je ne crois plus à l’existence d’une nécessité historique. Je préfère interpréter l’histoire à la lumière de documents historiques et de mon expérience personnelle. Bien souvent, je consulte des livres d’histoire influencés par l’école des Annales et des ouvrages philosophiques postérieurs, notamment de Jacques Derrida. Toutefois, je crois à la possibilité de rétablir la forme réelle de l’histoire. En tout cas, je pense que c’est nécessaire. Je sais que cette question touche à « l’objectivité historique » et à « la vérité historique » et que mes connaissances, mon expérience et mes valeurs déterminent mon point de vue sur l’histoire. Parue au printemps 2006, la version chinoise de L’Art chinois au XXe siècle a été suivie par une version à l’usage des élèves du secondaire, puis une version augmentée en 2009. J’entendais alors souvent dire que des lecteurs anglophones espéraient la sortie d’une version anglaise. En effet, à mesure que le monde s’intéressait à la Chine, des personnes toujours plus nombreuses souhaitaient comprendre son présent et son passé. Aussi cette époque voyait-elle apparaître un fort intérêt pour l’histoire de l’art chinois, en particulier du siècle passé, car elle reflétait les évolutions de la société chinoise mais aussi parce que l’art avait modelé l’image de la Chine aux différentes époques du XXe siècle. Or je voulais que mon livre puisse être utile à ces amateurs d’art et d’histoire de l’art chinois. Je tiens ici à remercier tout particulièrement Bruce Doar, pour le temps (il a commencé en août 2008) et les voyages (des allers-retours entre l’Australie et la Chine) qu’il n’a pas comptés pour traduire mon livre. Véritable expert du contexte historique dans lequel s’est épanoui l’art contemporain chinois, il a réalisé une traduction précise, fluide et vivante, sans jamais perdre son calme ni sa patience devant la complexité de l’ouvrage. De nombreux amis occidentaux m’avaient d’ailleurs dit le plus grand bien de sa traduction de Artists in Art History. La traduction de Denis Mair, fin connaisseur de la culture chinoise, est également très belle, ce qui est sans doute lié au fait qu’il traduit de la poésie. Je lui adresse ici mes plus sincères remerciements. La relecture de Sun Yue, une de mes étudiantes, a été d’une grande utilité : son travail de révision a permis de trouver comment exprimer précisément l’esprit du texte chinois sous une forme conforme aux habitudes des lecteurs anglophones. Je remercie aussi Zhao Na, une autre étudiante, pour son formidable travail sur l’annexe de cet ouvrage. Enfin, la publication de cette version anglaise n’aurait pu se faire sans le soutien de Giuseppe Liverani. Je le remercie chaleureusement, ainsi que l’éditeur. Lü Peng Lundi 9 novembre 2009
Sommaire Préface 100 6 Préface de la première édition anglaise 10 Introduction 4
26
Chapitre 1 Influence de la civilisation occidentale et évolution de la pensée traditionnelle
28 29 30 33 36 41 44
48
50 52 54 60 66
68
Contexte : situation à partir de la fin de la dynastie des Ming Peinture d’exportation L’influence des peintres occidentaux Le Dianshizhai huabao Tushanwan et son influence Évolution de la pensée traditionnelle Parmi les mesures d’adaptation, les premières études à l’étranger des peintres
Chapitre 2
102 102 107 110 114 116 123
134
L’éducation artistique moderne Le contexte de l’éducation artistique 138 Les écoles 144 Les associations
Chapitre 4 Les origines et le contexte intellectuel de la peinture chinoise traditionnelle
89 92 94
Contexte de la peinture chinoise traditionnelle Historiographie des beaux-arts et influence japonaise Les traditionalistes Chen Shizeng Contexte des courants intellectuels
L’art de gauche Les organisations, le séminaire de gravure sur bois et la Ligue des artistes de gauche 214 La contribution de Lu Xun 217 Associations de gravure sur bois
204
222
L’art à Yan’an et les Interventions de Mao Zedong aux Causeries de Yan’an sur la littérature et l’art 244
L’art à Yan’an Les Interventions aux Causeries de Yan’an sur la littérature et l’art
256
Chapitre 11
224
L’art dans les régions sous contrôle nationaliste
282
Art, tendances et rencontres modernistes
292
Chapitre 12
258 262 266
150
164 164 168 172 173 177 182 188 190 192 196
Chapitre 10
Chapitre 8
L’Exposition d’art nationale de 1929 152 Xu Beihong 156 Peintres 160 Sculpteurs
Chapitre 7 Le réalisme et les artistes
162
Chapitre 9
Caricatures et caricaturistes Le troisième département et l’organisation de la nouvelle gravure Les débats sur les formes nationales et la vie en temps de guerre Peintres et sculpteurs Les peintres dans leur pratique des formes nationales Autres peintres L’art pendant la guerre civile
La redécouverte des traditions Les sociétés de peintres et le marché L’école de Shanghai et les peintres Ren Bonian, Wu Changshuo et Wang Yiting La signification de l’école de Shanghai
Chapitre 3
202
Chapitre 6
148
La pensée de Cai Yuanpei sur l’art 74 La naissance des « beaux-arts » 77 Chen Duxiu 80 Développement des idées sur les beaux-arts
88
La question de la tradition Huang Binhong Qi Baishi Zhang Daqian Autres peintres traditionalistes Pensée traditionaliste, politique et idéologie La nouvelle peinture chinoise : l’école du Lingnan
L’école de Shanghai et ses peintres
70
84
La naissance de la « peinture chinoise traditionnelle » et son contexte intellectuel
136
La révolution des arts
82
Chapitre 5
Le point de vue d’un poète Liu Haisu Yan Wenliang Les peintres modernistes Les peintres ayant étudié au Japon Les peintres taïwanais ayant étudié au Japon Pang Xunqin et la Société Orage L’Association d’art indépendante de Chine Les idées artistiques modernes Lin Fengmian Le déclin du modernisme
269 272 279
L’art pendant la période de restauration et d’édification de la société Les beaux-arts pendant la mise en place du nouveau système 306 Le mouvement artistique des masses ouvrières, paysannes et militaires 308 Nouvelle estampe du nouvel an, albums illustrés, gravure 294
316
Chapitre 13 La transformation de la peinture chinoise et de ses artistes
Crise et transformation de la peinture chinoise 325 La voie de la transformation 318
335 339 342 346 347 351
354
Fu Baoshi Qian Songyan Guan Shanyue Li Keran Shi Lu Pan Tianshou
Chapitre 14 L’influence de l’URSS
356 357 358 362 367 370 388
Problématique et concepts Le contexte soviétique Apprendre de l’URSS Les « classes Maximov » La transition vers « l’union des deux contraires » La peinture historique du Parti communiste chinois La sculpture
470
Chapitre 15 L’art pendant la Révolution culturelle
L’art en marche vers la Révolution culturelle : 1959-1965 406 L’art pendant la Révolution culturelle : 1966-1976
472 478 485 492 495 498
440 443
504
445 448 452 456 459 461 462 464 466 469
Chapitre 18 Les mouvements artistiques de 1985
506 508 513 525 530 534 537 543
Chapitre 16
549
L’avancée continue du modernisme
554
Le contexte taïwanais La Société de Mai Liu Kuo-sung (Liu Guosong) La Société de peinture de l’Orient La situation du modernisme L’art à Taïwan dans les années soixante-dix Le contexte de Hong Kong Lui Shou-kwan (Lü Shoukun) Wucius Wong (Wang Wuxie) Art et artistes Luis Chan (Chen Fushan) Les sculpteurs
Contexte à partir de 1976 La peinture des cicatrices du Sichuan Chen Danqing et le courant vital Révolution de la forme L’exposition du groupe des Étoiles Concepts et controverses autour de la peinture moderne
552 559 561 562 562 565 570
574
L’exposition des jeunes artistes d’avant-garde Débats sur la peinture traditionnelle Tendances philosophiques Les mouvements et les groupes artistiques de 85 Le groupe du Nord et ses artistes La nouvelle peinture figurative et le groupe des artistes du Sud-Ouest Mao Xuhui La Semaine des arts du Jiangsu et ses artistes Le Nouvel Espace de 85 et ses artistes Zhang Peili Xiamen dada Huang Yongping Gu Wenda Wu Shanzhuan Xu Bing La situation historique et la grande âme L’exposition China/Avant-garde Les artistes vagabonds et le village des artistes de Yuanmingyuan
Chapitre 19 La nouvelle peinture de lettrés et la peinture expérimentale au lavis
576 583
La nouvelle peinture de lettrés La peinture expérimentale au lavis
Chapitre 20 L’art et les artistes contemporains
634
Contexte Les peintres néo-académiques et leurs expositions La Nouvelle Génération et ses peintres Liu Xiaodong Le réalisme cynique et ses peintres Fang Lijun La pop politique et ses artistes Wang Guangyi L’art kitsch Zhang Xiaogang
638
Chapitre 21
594 596 598 604 607 615 618
394
438
592
Début de la nouvelle période des beaux-arts
512 392
Chapitre 17
626 630
Émergence des problèmes économiques et politiques L’idéologie et la question du marché La Biennale de Canton 649 L’exposition China’s New Art, Post-89
640
648
656
Chapitre 22 L’art conceptuel
L’art conceptuel et son évolution L’art vidéo 678 La photographie conceptuelle 690 La question de l’art féminin et les femmes artistes 658 674
706
Chapitre 23 La nouvelle peinture
Évolutions du langage Zeng Fanzhi 728 Zhou Chunya 730 Dernières tendances
708 725
736
Épilogue : l’arrière-plan du nouveau siècle
Notes Bibliographie 786 Index 754 776
Introduction
INTRODUCTION
(page précédente) 1. John Thomson, Atelier de portraits – le maître au travail, 1865, photographie
Avant 1949 L’histoire n’obéit pas à des nécessités, elle nous confronte en permanence à des questions sur lesquelles nous ne devons cesser de réfléchir. L’art produit au cours de la période qui s’étend de 1900 à 1999 et que nous appelons le XX e siècle fait précisément l’objet de ce livre, mais pour quiconque parcourt simplement des documents consacrés à ces cent années, il est très difficile de prendre pour point de départ l’année 1900 de l’ère occidentale. Pour comprendre, commençons plutôt par une scène du roman L’Odyssée de Lao Ts’an publié d’abord entre 1903 et 1904 dans la revue Xiuxiang Xiaoshuo (Le Roman illustré), puis dans le quotidien Tianjin riri xinwen (Gazette quotidienne de Tianjin) : Bien que ce fût un gros bateau, avec ses vingt-trois ou vingt-quatre tchang de longueur, il était endommagé en plusieurs endroits. À son « flanc est », soit à bâbord, une brèche d’environ trois tchang laissait pénétrer directement la houle à l’intérieur. Plus loin, du même côté, une autre crevasse d’à peu près dix pieds de long était peu à peu envahie par les flots. Pas une partie du navire qui ne portât la marque de quelque avarie. Si les huit matelots à la voilure prenaient bel et bien leur travail à cœur, ils ne s’occupaient chacun que de leur voile comme s’ils se trouvaient sur huit embarcations différentes, sans communiquer les uns avec les autres. Quant aux autres marins, ils ne faisaient que se faufiler auprès des passagers des deux sexes sans que l’on pût discerner de quoi ils s’occupaient. En observant attentivement à travers leurs longues-vues, [on découvrait] avec stupeur que ces marins étaient en train de fouiller hommes et femmes pour leur voler leurs maigres provisions et les dépouiller de leurs vêtements1. L’auteur Liu E (1857-1909) dépeint en fait par cette métaphore l’empire mandchou en crise : un bateau dans un état de délabrement indescriptible, des marins qui tirent à hue et à dia sans se préoccuper les uns des autres, et même des gens qui osent dépouiller les passagers sans se dissimuler. Comment en est-on arrivé là ? Nous devons remonter un peu plus loin, jusqu’à 1840. La guerre de l’opium qui éclate cette année-là est le point de départ de l’histoire du XX e siècle. Pour beaucoup de traditionalistes clairvoyants, la peinture chinoise n’est pas restée immobile en deux mille ans. L’évolution et l’enrichissement continuels du vocabulaire pictural
2. Holmes Burton, La Grande Muraille au XIXe siècle, photographie tirée de Around the World 12
3. Sur le quai de Hong-Kong, première vague d’immigration du continent
suffisent à démontrer l’ouverture de la culture chinoise. Mais après l’introduction du bouddhisme indien sous les Tang (618-907) et son influence sur la peinture chinoise, exemple typique d’assimilation d’un facteur extérieur, la tradition suivit le modèle créé sous les Song (960-1279), dont les artistes ne se sont dès lors jamais écartés ne serait-ce que d’un pouce. Ce n’est que dans la seconde moitié du XIX e siècle qu’une certaine hésitation s’installa dans l’esprit des artistes. Exposés par intermittence à la peinture occidentale – même s’il ne s’agissait que d’images religieuses –, ils commencèrent à s’orienter dans leurs portraits vers la « fidélité », le « réalisme » ou la « ressemblance », sans que leur vocabulaire ne s’écarte de la pensée artistique traditionnelle. À cette époque, la représentation de personnages ne servait qu’à célébrer et à commémorer des personnages, et non à consigner des situations délictuelles ou amorales. Une notion universellement répandue parmi les intellectuels lettrés chinois voulait que l’art ne soit qu’un divertissement d’amateur exercé en dehors d’une activité professionnelle ou lorsqu’une activité sociale était impossible. Pour cette raison, il n’était pratiqué que lors de réunions de lettrés consacrées à la récitation de poèmes et au dessin, où l’on s’efforçait de réunir sur le papier ou sur la soie les trois formes artistiques absolues qu’étaient la poésie, la calligraphie et la peinture. De plus, les thèmes se limitaient invariablement à des paysages ou aux sujets classiques du prunier, de l’orchidée, du bambou ou du chrysanthème. Dans ces conditions, la tradition pouvait se consolider et perdurer avec beaucoup de force. Les anciens n’avaient jamais nié l’importance de l’intelligence, mais il aurait été très dangereux d’appliquer cette intelligence en représentant de nouvelles formes déconcertantes pour leur public. Tout comme Dong Qichang s’était montré très réservé envers l’art de Mi Fu, une innovation de l’encre et du pinceau provenant d’un jeune inconnu était difficilement acceptée. C’est ainsi que la « résonance spirituelle » (shenyun) qui s’est perpétuée avec des variations pendant des siècles des dynasties Song aux Qing n’a encouragé personne à renverser le modèle, et cette situation a perduré à peu près dans cet état jusqu’à la fin des Qing. Jusqu’aux premières années du XX e siècle, personne n’utilisait les mots « art » ou « beauxarts » bien que l’importance de la calligraphie et de la peinture dans la constitution même de la culture traditionnelle fût reconnue. Un observateur attentif remarquera que si l’on fait remonter à la fin des Qing le contexte historique de l’art du XX e siècle, cette partie de la culture classique que sont la calligraphie et la peinture s’est toujours trouvée en position de défense, de résistance et de défaite. Ces mots semblent bien étranges pour parler d’art, mais il suffit d’observer sommairement les phénomènes artistiques de cette époque pour s’apercevoir que, consciemment ou non, les peintres ajustaient ou modifiaient précautionneusement l’univers des formes représentées sous leur pinceau. Un peintre ordinaire peut rester indifférent aux transformations de la société, mais lorsqu’il a été spolié par les autorités officielles, qu’il quitte son lieu d’origine pour la ville et se retrouve au milieu d’une société troublée, son cerveau et son cœur ne peuvent que réagir et se transformer. Les honneurs ont toujours été le but des intellectuels lettrés, et même le moindre précepteur de village souhaitait exposer ses œuvres à ses amis pour leur montrer sa noblesse d’âme et sa culture. Dans la pensée confucéenne régnante, les hommes à la morale élevée et à la conduite exceptionnelle étaient universellement respectés et, à moins d’être moines, la réussite sociale était à leur portée. Mais après 1840, concrètement, sous l’attaque des canons et l’invasion de la science occidentale, le pays qui semblait stable se transforma rapidement. Cette transformation ne se limitait pas à l’invasion du territoire ni à la généralisation des échanges, elle se produisait dans les petits détails de la vie quotidienne. Et c’est précisément l’évolution de ces petits détails qui modifie les gens et 13
INTRODUCTION
4. En 1911, les Shanghaiens font leurs adieux à Sun Yat-sen lors de son départ pour Nankin en vue de sa prise de fonctions
notamment ceux qui peignent ou qui écrivent. Au début, personne ne s’aperçut du changement, comme le raconte dans les années quarante Jiang Menglin, un intellectuel célèbre, dans des mémoires qui sont un véritable manuel d’histoire : Avec le soutien des canonnières, les marchands occidentaux étaient comme des pieuvres accrochées à la rive, mais qui déployaient leurs antennes vers l’intérieur du pays dans les riches et populeuses provinces. La Chine était inconsciente de cette infiltration, et encore plus des conséquences qu’elle entraînerait immanquablement. Les centaines de millions de Chinois poursuivaient leur vie nonchalante, du berceau à la tombe, comme par le passé, sans que l’idée de s’attaquer aux tâches de la modernisation ne leur vienne jamais à l’esprit. Certains commencèrent sans la moindre réflexion à adopter les produits étrangers, soit pour les utiliser, soit pour le plaisir, soit encore par pure curiosité 2. Utilisation, plaisir ou pure curiosité, il est certain que la population était attirée par la nouveauté. Après avoir vécu trop longtemps dans un environnement suranné, on accepte instinctivement tout ce qui est nouveau. C’est ainsi qu’un traditionaliste endurci comme Lin Shu traduisit de nombreux romans occidentaux qui devaient influencer toute une génération de nouveaux intellectuels. Selon la nature humaine, les sentiments contenus dans La Dame aux camélias et son histoire même, considérait-il, ne pouvaient que toucher les gens. Dans une grande mesure, l’art de l’école de Shanghai subissait instinctivement l’influence de l’Occident dans son « utilisation », dans le « plaisir » qu’il procurait ou dans la « pure curiosité » qu’il suscitait. Signe de cet aspect instinctif, les peintres se contentaient d’appliquer des couleurs occidentales à leurs thèmes floraux, uniquement pour les embellir et pour y ajouter une sensation plaisante. Mais après la guerre sino-japonaise de 1895 et la défaite totale du pays, la population commença à considérer l’Occident comme un autre monde auquel il fallait faire face, et la notion de la Chine comme centre du monde disparut complètement. Peu après, les Chinois commencèrent à parler de la tradition de la calligraphie/peinture en des termes nouveaux : « peinture de lettrés », « peinture chinoise » ou « guohua », comme pour la différencier de la peinture ou de l’art occidental par sa position de culture d’élite. Mais cette différenciation était le signe d’une attitude défensive, elle semblait indiquer que la tradition calligraphique/picturale chinoise relevait d’une civilisation qui refusait tout lien actif avec l’art occidental. À la fin du XX e siècle, le point de vue académique des intellectuels chinois consistera à isoler radicalement entre elles les transformations sociales, politiques et culturelles. Mais dans cette époque de décadence, parmi l’élite intellectuelle qui avait assimilé à des degrés divers les 14
connaissances occidentales, et plus particulièrement chez les penseurs, certains penchaient en faveur d’une transformation globale. Prenant comme exemple l’échec de la réforme des Cent Jours, ils arguaient que le changement de la Chine devait être politique, parce que les institutions empêchaient la créativité de s’exprimer, mais qu’il devait également nécessairement être culturel et mental, car la pensée confucéenne n’avait fourni aucun concept ni aucune méthode concernant la science. Dès lors qu’ils se souciaient du sauvetage du pays, même les intellectuels disposant de profondes connaissances traditionnelles étaient favorables à l’emprunt des outils occidentaux, qu’ils soient politiques, culturels, idéologiques ou scientifiques. La plupart des gens étaient convaincus qu’un simple apprentissage des techniques ne servirait à rien et que les Chinois devaient se transformer eux-mêmes dans leur pensée et dans leur culture. Un nouveau savoir, une nouvelle morale et un nouveau système de gouvernement formaient l’ensemble à même de sauver la nation. Même si les intellectuels d’aujourd’hui regrettent cette position théorique, l’élite intellectuelle de l’époque, de la réforme des Cent Jours au mouvement du 4 Mai, prônait une révolution globale à la fois sociale, politique et culturelle. Dans ce contexte, on comprend aisément pourquoi ces intellectuels actifs dans les domaines politique, culturel et idéologique entraient dans des débats sur la transformation de l’art. Avant le XX e siècle, il fallait aller chercher dans la culture élitiste des mandarins lettrés pour trouver une pensée sur la calligraphie et la peinture, et cette pensée était principalement une manière de vivre et une culture morale que tout Chinois maniant le pinceau devait respecter depuis Su Dongpo et la dynastie Song. Dès le VI e siècle, Xie He avait défini un état de conscience qui nécessitait un effort permanent, la « vitalité rythmique » qui, bien que difficile à définir avec clarté, constituait le point crucial de cette culture morale. Sous les Tang, les écrits des historiens de la calligraphie et de la peinture comme ceux de Zhang Yanyuan (815-907) n’étaient principalement que des catalogues de documents. Après tout, les calligraphes peintres devaient suivre des principes qui avaient été précisés dans les classiques confucéens et dans la pensée taoïste. Ils se contentaient d’exprimer leur compréhension théorique et intime de ces principes dans différentes situations, encore que cette expression fût trop souvent une application mécanique et une copie servile. Pour cette raison, avant que Xu Beihong, Liu Haisu, Lin Fengmian et les autres peintres et artistes qui avaient assimilé la pensée artistique occidentale n’expriment par écrit leurs idées sur l’art, on ne trouve une opinion différente de la pensée et des notions artistiques anciennes que chez des intellectuels réformistes comme Kang Youwei, Liang Qichao, Cai Yuanpei ou Chen Duxiu. Au début du XX e siècle, quelles que fussent leurs motivations, les nouveaux intellectuels préconisaient une révolution de la calligraphie et de la peinture. Ils exprimèrent des idées sur les formes artistiques concrètes dans cette époque de « transition » où les connaissances sur le sujet étaient rares 3 , espérant, à l’aide des nouvelles formes occidentales, mettre fin à la « peinture des Quatre Wang », déjà symbole d’un art sclérosé. Répondant à l’appel de ces penseurs, les peintres utilisaient les matériaux et techniques de l’Occident et adoptaient les concepts correspondants pour lutter contre la calligraphie/peinture traditionnelle et étendre leur espace de création. Le terme de « calligraphie et peinture » prit alors un sens restreint quand il ne devint pas désuet. Dans le processus de développement d’une nouvelle morale et d’une nouvelle dignité, on préféra les mots « beau » ou « art ». La « calligraphie et la peinture » devinrent ainsi une partie des « beaux-arts » ou de l’« art » et perdirent le monopole qu’elles détenaient pour désigner l’art chinois. Phénomène particulièrement frappant dans une ville comme Shanghai, un nouveau mot, modeng, se répandit alors parmi les masses pour désigner la vie « moderne ». Si chacun en comprenait le sens dans la vie quotidienne, le désordre s’installa lorsque « moderne » fut traduit par le mot chinois xiandai et que ce mot entra dans les débats académiques et idéologiques. Au début du siècle, les termes « moderne » et « modernisation » apparaissent dans les articles d’intellectuels comme Hu Shi. Pour la grande majorité des intellectuels, l’art chinois du XX e siècle suivra la voie du développement de la société dans son entier, celle d’un conflit entre une tradition et une modernisation qui s’interpénètrent, et ce problème inspirera de nombreux articles et ouvrages sur l’art du XX e siècle. Dans les arts visuels, alors qu’en Occident la modernité ne commence qu’avec l’impressionnisme pour se poursuivre avec l’art moderne du cubisme et du futurisme, l’intelligentsia chinoise espère que la modernité sera une description de la réalité ou un réalisme. Beaucoup d’intellectuels ne comprennent pas clairement la relation entre le réalisme académique et le modernisme. C’est ainsi que naîtront de longs et conflictuels débats entre artistes et critiques, et plus particulièrement autour des mots occidentaux de « moderne », de « modernisation » et de « modernité ». Chacun pouvait expliquer et fixer à sa guise le sens de ces mots, et en ces temps particuliers, l’explication semblait d’autant plus 15
INTRODUCTION
convaincante qu’elle émanait d’une autorité. En tout cas, il a été démontré que ces explications et interprétations étaient extrêmement laborieuses en ce qui concerne les phénomènes artistiques et qu’elles plongeaient souvent les gens dans la confusion. Pour comprendre cette période de l’histoire, nous devons nous efforcer autant que possible de nous plonger dans le contexte de cette « modernité », à travers les œuvres et les documents de l’époque et avec toute la force de nos connaissances et de notre imagination. Il est particulièrement nécessaire de revenir à la signification qu’avaient alors les mots ainsi qu’à la réalité initiale des œuvres. Nous pourrons ainsi reconstruire en nous-mêmes une connaissance critique de cette période de l’histoire de l’art sans nous perdre dans les pièges que nous tendent les mots d’occidentalisation, de révolution et de modernisation. Sans doute est-ce Liang Qichao qui peut encore le mieux nous faire comprendre la situation. Il déclarait que la Chine était comme un bateau qui quittait le rivage et se trouvait pris au milieu du courant, dans une situation où « selon le langage populaire, d’aucun côté on ne peut atteindre la rive ». Encore aujourd’hui, cette comparaison laisse un goût amer. On ne se lasse pas de débattre de la culture du XX e siècle en la divisant entre « peinture chinoise » et « modernisme » (de la peinture occidentale), entre peintures « nationale » et « post-coloniale » ou entre peintures « orientale » et « occidentale ». Dans le cas de l’art chinois, cette dichotomisation n’a pas beaucoup évolué jusqu’à la fin du siècle, et « l’heureuse combinaison des éléments chinois et occidentaux » qui s’exprime parfois se présente plutôt comme une tentative de médiation. On pense bien sûr aux mesures d’amélioration de Xu Beihong. Cette tentative de fusion entre arts chinois et occidental ne correspond-elle pas également à une situation où « d’aucun côté on ne peut atteindre la rive » ? Au début, lorsque le très respecté Chen Shiceng (1876-1923) défend avec élégance l’art calligraphique et pictural chinois traditionnel, notre seul motif de réjouissance se limite au fait qu’il le défende, mais alors que sa conception de la peinture de lettrés englobe la qualité morale et la culture personnelle, la manière dont il défend l’évolution de la calligraphie et de la peinture relève de la paresse intellectuelle. Selon une notion de psychologie communément admise, la pensée et les goûts d’une personne sont guidés par ses attentes de l’avenir. Les tenants d’une introduction de la pensée et des méthodes occidentales ne recherchaient pas le désintéressement cher aux lettrés, alors que ces derniers, attachés à conserver une culture de conduite vertueuse, espéraient naturellement exprimer dans la calligraphie et la peinture le monde intérieur qu’ils revendiquaient. Entre les deux, le débat ne pouvait aboutir à aucun résultat et leurs positions respectives ne purent jamais se rejoindre. Il convient néanmoins de ne pas oublier que pour les artistes même les plus radicaux, la compréhension de la nature reste en grande partie immanente. Si Liu Haisu, par exemple, utilise le matériau de la peinture à l’huile pour représenter un paysage, c’est avec le pinceau de calligraphie traditionnel qu’il y exprime la façon dont il appréhende la nature. En réalité, si on les compare aux artistes de la seconde moitié du siècle, ceux nés à la fin du XIX e ou au début du XX e se caractérisent par une éducation très proche de la tradition qu’ils vont remettre en question, critiquer et abandonner ; ils en ont subi profondément l’influence et les bienfaits, et conservent à des degrés divers le raffinement cultivé et l’esprit de pénétration des lettrés, comme le montrent ces lignes de Jiang Menglin : Un étudiant chinois qui souhaite comprendre la civilisation occidentale ne peut le faire qu’à travers sa propre culture. Plus sa compréhension de la culture chinoise est profonde, plus il lui est facile de comprendre la culture occidentale, et selon ce raisonnement, je trouve que mes efforts pour me cultiver ici en Chine, mes nombreuses nuits blanches passées à étudier les canons, l’histoire, les philosophes et la littérature classiques n’ont pas été vains. Si je peux maintenant absorber et assimiler la pensée occidentale, ce n’est que le résultat de ces durs efforts. Je pense que désormais, ma tâche consistera à rechercher ce qui manque à la Chine, puis à assimiler les choses nécessaires de l’Occident. Avec cette notion en tête, je prends peu à peu confiance en moi, je perds ma timidité et mon avenir m’apparaît plus nettement4 . On peut regretter que cet esprit qui animait Jiang Menglin dans les années quarante soit si étranger aux intellectuels d’aujourd’hui. La plupart de ceux qui ont été coupés de l’éducation traditionnelle des classiques ont déjà perdu la capacité de comparer et de connaître des civilisations différentes. L’apprentissage auprès de l’Occident qui a commencé dans les années quatre-vingt est dans une grande mesure une répétition de la période qui a précédé la 16
guerre dans la première moitié du XX e siècle, à cette différence près que dans cette deuxième assimilation de la civilisation occidentale, le feu de la tradition est déjà éteint et que les gens, inconscients de leur identité asiatique, imprégnés par tous leurs sens de leur environnement extérieur au moment où les cicatrices de l’histoire se résorbent peu à peu, n’ont gardé de la tradition que les apparences. Les écoles et groupes d’art qui sont apparus dans les années vingt et trente ont subverti l’éducation artistique traditionnelle. Les changements intervenus dans la pensée, le contenu, les outils et les matériaux ont transformé le modèle d’enseignement de maître à disciple des ateliers et des écoles privées tenues par un précepteur. De plus, la fin des examens impériaux en 1905 a eu pour conséquence pratique d’orienter vers la société et vers les nouvelles connaissances l’apprentissage des jeunes, qui en ont ainsi tout naturellement acquis le goût et accepté la nouvelle pensée. Les expositions et salons de type occidental ont également attiré la participation enthousiaste de ces jeunes gens occidentalisés, sur qui le nouveau mode de vie et une nouvelle attitude à l’égard du monde produisaient une impression intense. Malgré les conséquences négatives pour Liu Haisu du scandale des modèles nus et malgré les menaces auxquelles il fut soumis, les gens laissaient instinctivement libre cours à leur nature sous l’effet du vent de libération. Si les traditionnels articles moralisateurs n’avaient pas encore totalement rompu avec les anciennes habitudes, les gens accueillaient avec joie la nouvelle ambiance morale et les possibilités qu’elle offrait dès qu’ils en avaient l’occasion. À partir de 1927, année de rupture entre le Kuomintang et le Parti communiste, le débat relatif à l’affaire des modèles nus, qui s’était close l’année précédente, cessa d’intéresser le public. Même dans les discussions sur l’art, les préoccupations de la société s’orientaient désormais vers des problèmes sociaux et politiques plus aigus. Entre 1927 et 1937, le Kuomintang s’attela à la construction d’une modernisation éphémère à la faveur d’une relative stabilité sociale. Pour le Parti communiste, la période de Terreur blanche fut l’occasion d’épurations politiques et de remises en question. Ce mouvement plein de vitalité souhaitait reprendre son entreprise révolutionnaire. Il accueillait en son sein de jeunes sympathisants pourvus d’un idéal en vue de leur faire promouvoir la pensée marxiste, considérée comme adaptée à la transformation de la société chinoise. La déception des milieux intellectuels à l’égard du Kuomintang amenait de plus en plus de jeunes vers les forces de gauche du monde intellectuel et culturel. La pensée et les mouvements artistiques de ces forces de gauche subissaient l’influence de l’Union soviétique et du Parti communiste chinois. C’est ainsi qu’apparurent au début des années trente les premiers positionnements partisans et les premières activités politiques risquées dans le monde de l’art. Les controverses des années précédentes comportaient une signification symbolique à long terme : les débats sur le réalisme et le modernisme qui accompagnaient la pratique des jeunes artistes revenus d’Europe (principalement de France), des États-Unis et du Japon ont façonné les premières attitudes diverses du XX e siècle à l’égard du modernisme, mais rares, semble-t-il, sont ceux qui ont réfléchi clairement au rapport des styles et expressions artistiques avec la situation sociopolitique de l’époque. Dans les années trente, le mot « réalisme » revêtait en littérature un sens particulier. Ce sens a évolué de façon complexe, en ceci que les conséquences du massacre des communistes shanghaiens par Tchang Kaï-chek en avril 1927 amènent les écrivains à établir un lien entre les mots « révolution » et « passion ». La littérature est alors caractérisée par une sorte de folle ardeur sensuelle, beaucoup d’artistes débordent d’enthousiasme pour la nature abstraite de la « tempête », c’est le « romantisme de la révolution ». Mais après l’introduction de la littérature prolétarienne, les phénomènes de type « littérature de slogan » qui apparaissent soulèvent des critiques généralisées. En 1929, le monde littéraire commence à répandre le terme de « nouveau réalisme » employé par Mao Dun en 1924 pour présenter la littérature soviétique, mais c’est le théoricien japonais Kurahara Korehito qui introduit complètement ce nouveau réalisme en présentant les principaux éléments théoriques de l’Association russe des écrivains prolétaires (RAPP). Face à cette notion, quels que soient les débats incessants entre auteurs, l’essentiel du point de vue technique réside dans un changement de rhétorique, dans l’utilisation d’un vocabulaire contemporain et dans le développement d’un art prolétarien épique. Or pour certains critiques, le terme de nouveau réalisme évoluera vers une autre forme de pensée, comme pour Qian Xingcun : « La condition essentielle de la littérature et des arts de propagande réside dans son pouvoir d’incitation. » Quels résultats peut donc produire la technique réaliste combinée à la volonté d’incitation ? Appliquée à la peinture sur des thèmes et des modes d’expression populaires, elle produit des images dont le sens saute aux yeux, et qui évoquent inévitablement les questions que pose la littérature.
5. En 1932, cérémonie en hommage aux combattants de la 19e Armée de route morts à la bataille de Shanghai
17
INTRODUCTION
6. Wang Xiaoting, Enfant sous les bombardements japonais à la gare de Shanghai, août 1937, photographie
7. Mao Zedong et Tchang Kaï-chek lors de négociations fin 1945 18
Dans les années précédant l’incident du pont Marco Polo le 7 juillet 1937, qui marquera le début de la guerre contre le Japon, les relations entre les intellectuels chinois et les Japonais deviennent plus complexes et plus conflictuelles. Dans ce contexte, des opinions relatives à la justice et à la morale s’expriment de façon chaotique entre intellectuels au sujet de la compréhension des objectifs politiques et des fondements de la société, ainsi que de la crise de la nation et de la maîtrise des principes de l’État. L’avance insatiable des Japonais offre au Parti communiste, qui a jusqu’alors toujours combattu politiquement le Kuomintang, l’occasion d’acquérir une légitimité, et il s’allie avec ce dernier en 1936 dans un « second front uni ». L’occupation de Shanghai, Nankin et Hangzhou par l’armée japonaise contraint de nombreux Chinois à suivre le gouvernement dans sa fuite vers l’ouest. Pour le pays, c’est une retraite stratégique obligée. Pour les individus, il s’agit plutôt d’une débâcle ou d’une fuite. C’est pourquoi, à l’exception de quelques traîtres et de quelques individus qui évaluent mal la situation, la plupart des gens ressentent de la peine et de la colère. La guerre est l’affaire de l’armée, mais les artistes soucieux de la nation entrent eux aussi en résistance par leur propre travail, surtout lorsqu’ils sont organisés par des services gouvernementaux. Dans les zones sous administration du Kuomintang, de nombreux artistes participent à la lutte avec leurs pinceaux de peintres et leurs gouges de graveurs dans la propagande de résistance au Japonais et dans l’exposition des problèmes concrets. Malgré les conflits d’opinions qui avaient antérieurement opposé les artistes, les intérêts du pays et de la nation se simplifient dans la résistance à l’ennemi. Devant le péril national, les artistes se dégagent enfin de leurs querelles tumultueuses et d’un radicalisme qualifié « de gauche » pour faire de leur art une arme contre les Japonais quand ce n’est pas pour s’engager eux-mêmes sur le champ de bataille. La guerre jette de nombreux artistes dans le mouvement de salut national. Pour survivre et pour résister aux Japonais, ceux de Yan’an orientent leur art dans la direction fixée par les dirigeants communistes. Sur la question « l’art au service de qui ? » et sur celle de sa « popularisation », les Interventions de Mao aux Causeries de Yan’an sur la littérature et l’art constituent la pensée directrice des artistes de Yan’an, mais influent également sur la réflexion artistique dans les zones sous administration du Kuomintang. Même si le fond des Causeries n’est pas sans rapport avec les luttes politiques au sein du PCC, cette pensée produit un effet particulier sur le travail des artistes, grâce à son objectif simple dans un moment clé de l’histoire où toute la population est appelée et mobilisée dans la guerre de résistance. Dans la pratique, tant dans les zones administrées par le Kuomintang que dans les zones « libérées » par le Parti communiste, la tendance des artistes à faire de l’art quelque chose de national et de populaire sert son objectif de résistance contre le Japon, mais elle est également le résultat logique du mouvement de la nouvelle culture. À la fin de cette guerre de huit années, les artistes ne retrouvent pas pour autant leur tranquillité. La guerre civile dans laquelle les deux partis se disputent le pouvoir pousse beaucoup d’entre eux à utiliser leur art pour démasquer la dictature du Kuomintang et pour appeler à un gouvernement de coalition préconisé par les communistes. Dans la seconde moitié de 1949, il apparaît déjà certain aux yeux de tous que le Parti communiste va gouverner le pays. Le 2 juillet s’ouvre à Pékin le premier Congrès national des travailleurs de la littérature et de l’art qui rassemble des artistes et autres intellectuels venus des deux zones sous la direction du PCC qui l’a ingénieusement organisé en plaçant, par exemple, à la présidence de l’Association des artistes chinois Xu Beihong, qui vient de la zone Kuomintang, et à sa vice-présidence Jiang Feng et Ye Qianyu, le premier venant de Yan’an et le second s’étant déplacé d’une zone à l’autre. Le même jour, les artistes organisent une exposition artistique nationale. Manifestement, cette conférence nationale et l’exposition qui présente des gravures, peintures à l’huile, guohua, sculptures, caricatures et séries d’images d’artistes des deux camps montrent que le Parti communiste contrôle déjà complètement les milieux littéraires et artistiques anciennement sous la mainmise du Kuomintang. Dès lors, le PCC dirige et contrôle légitimement et durablement l’art de la Chine continentale, en exerçant sur lui une profonde influence. Après 1949 L’atmosphère spirituelle des années cinquante est enthousiaste et riche en perspectives : la population, qui aspire à la tranquillité et à la reconstruction, accueille avec joie la nouvelle société. Les impérialismes japonais et américain ont été boutés hors de Chine, le Kuomintang qui avait déçu une grande partie de la population a quitté le continent pour Taïwan, et le PCC qui vient de prendre le pouvoir commence à diriger le pays et sa population. Pour la majorité des gens, les motifs de crainte et de suspicion semblent entièrement dissipés.
Plus important, les artistes venus de Yan’an prennent la direction des différents établissements d’enseignement et organisations artistiques en tant que cadres du Parti, mettent en place de nouveaux groupes comme l’Association des artistes chinois et utilisent ces nouvelles entités pour organiser et diriger les artistes dispersés. Les artistes et gestionnaires passés par Yan’an détiennent alors un grand pouvoir. Ils sont généralement considérés comme politiquement fiables et sont chargés de représenter le Parti pour consolider son autorité et diriger le pouvoir artistique. Quant aux artistes venus des zones administrées par le Kuomintang, on leur demande d’accepter la pensée marxiste sur l’art et d’étudier les Causeries de Yan’an. Ils commencent à s’adapter à la réalité sociopolitique d’un art au service des « ouvriers, paysans et soldats » et de la politique. La plupart acceptent ces principes. L’art n’est-il pas au service de la plus grande partie de la population ? Début 1949 commencent le mouvement de la nouvelle estampe du nouvel an et celui de transformation de la peinture chinoise traditionnelle, et les vieux peintres attachés à la tradition s’en inquiètent. Ils s’aperçoivent que leurs anciens acheteurs ont pratiquement disparu avec la chute du Kuomintang et que leurs moyens d’existence sont compromis. En même temps, on leur demande d’« abandonner leurs anciens goûts artistiques » (Wang Zhaowen). Certains parmi eux déclarent que « la nouvelle société est arrivée et avec elle la mauvaise fortune de la peinture chinoise », à quoi Li Keran répond que « la peinture a déjà commencé à décliner il y a déjà six ou sept cents ans avec le déclin de la société féodale ». Très vite, les peintres doivent représenter la construction du socialisme et glorifier les héros de l’époque. Ils se querellent sans cesse sur les questions des thèmes et de la technique ou de l’héritage et de l’innovation, mais la plupart d’entre eux manquent de la sensibilité politique exigée par le Parti. Ils mettront très longtemps à comprendre l’essentiel : les peintres doivent impérativement entreprendre une transformation radicale de leur pensée et de leurs sentiments. Certains persisteront autant qu’ils le pourront dans leurs goûts artistiques mais devront se conformer aux exigences du Parti sur la pensée artistique. Malgré tout, beaucoup ne pourront éviter le mauvais sort au fur et à mesure des différents mouvements politiques. Dans leur processus de transformation, l’enthousiasme forcé qu’ils manifesteront, comme celui exprimé par Fu Baoshi, ne sera en réalité que l’expression déguisée de leur souffrance intérieure. La transformation de la peinture chinoise est destinée en fait à unifier au moyen de l’idéologie artistique du Parti la position de tous les artistes : l’art reflète la réalité, c’est-à-dire celle des dirigeants du Parti ; l’art est au service des ouvriers, paysans et soldats, c’est-à-dire des objectifs politiques du Parti. Lorsque l’art se révèle clairement n’être plus qu’un outil, la population sent que le travail artistique est en réalité désormais lié indissociablement à cette période historique particulière. La création de nouvelles estampes du nouvel an est censée satisfaire les besoins des paysans libérés tout en transformant l’art traditionnel et populaire, elle est censée représenter la construction du socialisme tout en propageant la pensée correcte des dirigeants du Parti.
8. Fondation de la commune populaire de Yashan dans le canton de Suiping au Henan en 1958, première commune populaire chinoise
9. Marc Riboud, Shanghai, 1949, photographie 19
INTRODUCTION
10. Les capitalistes du quartier de Huangpu engagés dans le commerce international font la queue pour soumettre leurs « confessions » au comité des cinq-anti
20
La transformation de la peinture chinoise traditionnelle n’est pas seulement l’abandon de la pensée décadente féodale et mandarinale, elle lui donne la possibilité de représenter la réalité et de faire l’apologie d’une pensée politique. Le slogan du « réalisme socialiste » reflète l’imitation de l’URSS à une époque, et l’union maoïste du « réalisme socialiste » et du « romantisme socialiste » qui suit ne traduit que la libération de la domination soviétique. Dans les années cinquante et soixante, les arts plastiques constitueront des histoires en images dans lesquelles on lira tous les événements politiques et économiques, à l’intérieur et à l’extérieur du Parti : guerre de Corée, campagnes des trois-anti et des cinq-anti, collectivisation de l’agriculture, Grand Bond en avant, mouvement des communes populaires, mouvement anti-droitier, mouvement d’éducation socialiste, etc. La représentation d’une telle réalité par l’art ne soulèvera pendant longtemps aucune objection. Au moins, la plupart des artistes, qu’ils viennent de Yan’an ou des régions administrées par le Kuomintang, conviendront que l’art doit servir le politique et qu’il devient un outil destiné à glorifier les grandes réussites du Parti. De façon certaine, la pensée et les goûts de la classe féodale des propriétaires fonciers et de la classe bourgeoise sont considérés comme toxiques et font déjà l’objet de la critique, et l’art semble ne pouvoir désormais servir que la majorité des ouvriers, paysans et soldats. Personne n’a alors la possibilité ni l’audace d’aller enquêter auprès des grandes masses des paysans, des ouvriers et des soldats sur leurs goûts réels. Les artistes se contentent de suivre les instructions qui leur disent que l’art doit être un positionnement politique sain, élogieux et répondant aux exigences du Parti. Soumis à la propagande et à l’éducation incessante de la pensée artistique du Parti, la population semble vraiment cultiver de nouveaux critères et une nouvelle sensibilité esthétiques, au point que lorsqu’elle voit qu’un aviateur n’est pas représenté à son avantage, le peintre est dénoncé pour diffamation de l’Armée populaire de libération, et que Lin Fengmian est critiqué pour ses paysages parce que « sa pensée serait fondamentalement malsaine » 5 . Malgré les diverses campagnes politiques que subissent les artistes dans les années cinquante, ils conservent encore leur propre vision de l’histoire et de la réalité dans leurs œuvres d’avant la Révolution culturelle, ainsi que leurs propres goûts et leur propre ambiguïté. Même dans les grands thèmes de l’histoire révolutionnaire, ils sont conscients que la réalité historique n’est pas détachée de ce qui fait la chaleur de la nature humaine. C’est ainsi que Hou Yimin peut peindre Liu Shaoqi en compagnie de mineurs aux visages noircis et que Zhong Han ose représenter Mao s’éloignant côte à côte avec un paysan. Plus puissant que ne pourrait l’être aucun mouvement démocratique, le Parti communiste chinois est néanmoins entraîné au bord de la crise par ses luttes politiques internes. Lorsque apparaissent en son sein des idées divergentes qui créent des différends idéologiques et des conflits de pouvoir, les luttes atteignent leur paroxysme. C’est ainsi que la force politique représentée par Liu Shaoqi et Deng Xiaoping perd son pouvoir et que ses membres perdent leur liberté au nom « de la critique et du renversement de la faction en place qui suit la voie du capitalisme au sein du Parti ». En même temps émerge dans le Parti un nouveau groupe politique formé de Wang Hongwen, Zhang Chunqiao, Jiang Qing et Yao Wenyuan qui interprétera, dirigera et fera respecter la pensée littéraire et artistique pendant les dix années de la Révolution culturelle. Au nom de la révolution prolétarienne, ce groupe produira une idéologie menaçante. Au nom de la dictature du prolétariat, il exercera une dictature fasciste. La plupart des jeunes étudiants seront entraînés par ferveur révolutionnaire dans un mouvement politique dont les motifs internes leur échapperont complètement, et le carnaval révolutionnaire qu’ils auront imaginé et créé réduira en cendres tout ce qui avait un rapport avec les générations passées tout en détruisant le pouvoir politique des autorités centrales et locales du haut en bas de la hiérarchie. Lorsque le processus arrivera à un certain point, les ouvriers investiront les écoles pour mettre un terme aux désordres des factions étudiantes rebelles, et les étudiants devront partir dans les campagnes se faire rééduquer par les paysans pauvres et moyens-pauvres. On demandera à l’armée de soutenir les factions « de gauche » dans le but de contrôler le désordre provoqué par la violence armée aux différents endroits du territoire, après quoi l’ensemble de la population sera invité à se mettre à l’école de l’Armée populaire de libération, signe de la progression de Lin Biao dans sa conspiration politique. En 1972, l’exposition artistique nationale commémorant le trentième anniversaire des interventions du président Mao aux Causeries de Yan’an sur la littérature et l’art constitue la première exposition artistique officielle de la Révolution culturelle. Beaucoup des œuvres importantes qui y sont présentées sont dues à des artistes de la nouvelle génération. Si les thèmes et le caractère contraint de l’exposition ne constituent pas une nouveauté, on y voit que les peintres ont évacué les thèmes grandioses et qu’ils expriment leurs goûts et leur style
11. Gardes rouges chantant devant la porte Tian’anmen pendant la Révolution culturelle
personnel, quoique dans les limites de la technique réaliste. Alors que les autorités officielles font grand cas de l’art paysan et ouvrier, on observe une évolution de la technique et du vocabulaire pictural chez les professionnels, tant dans la peinture à l’huile que dans le guohua. En 1975, la population accepte une technique de peinture et des styles artistiques limités. Cette année-là, Mao fait revenir Deng Xiaoping du Jiangxi pour lui confier de nouveau la charge du gouvernement central. Mais les luttes politiques dans le Parti, loin d’être terminées, évoluent en un combat sans merci pour le pouvoir. Il faudra plusieurs événements tragiques en 1976 pour que l’ancienne équipe arrête les membres de la Bande des Quatre, reprenne en main le pouvoir à tous les échelons du Parti et du gouvernement et déclare à l’ensemble du pays que la dictature fasciste de la Bande des Quatre a mené la Chine au bord de l’effondrement. La lutte des classes cède alors le pas à la construction économique, qui revient à l’ordre du jour. L’art commence à s’arracher peu à peu à son rôle d’instrument et retrouve ses riches et diverses possibilités sans s’éloigner pour autant d’une représentation réaliste. L’année ne s’est pas terminée que les grandes séances de dénonciation des gardes rouges, les portraits de Mao et les images d’ouvriers, paysans et soldats sont rangés au rayon des oripeaux artistiques de dix ans de Révolution culturelle. Pendant que le continent pratique le réalisme socialiste, les artistes taïwanais poursuivent le mouvement moderniste entamé au début de l’ère républicaine et en prolongent les diverses expériences. Mais le Kuomintang considère le modernisme comme une hérésie. Avant que le ban imposé à ce courant ne soit levé, les institutions littéraires et artistiques taïwanaises tentent autant que possible de contrôler le nouvel art dans l’île. Pourtant, grâce à des groupes comme Mai et l’Orient, qui entraînent dans leur sillage de nombreux créateurs ou auxquels de nombreux créateurs participent directement, les artistes taïwanais ne se contentent pas de dépasser l’impressionnisme, le fauvisme, le futurisme ou le cubisme des débuts, mais suivent également dans un environnement politique encore répressif les mouvements artistiques européens et américains des années soixante et soixante-dix, sans jamais perdre de vue leur propre tradition. Les artistes venus du continent et ceux de la nouvelle génération contribuent au progrès de l’art moderne dans l’île, au point de créer un rapprochement et un écho avec le modernisme de Chine continentale. D’un point de vue chronologique et artistique, Taïwan offre une continuité entre le mouvement de peinture occidentale et l’art contemporain. Ses artistes maintiennent ininterrompu le processus d’entrée du peuple chinois dans la communauté culturelle humaine de l’ère mondialisée. Dans les années quatre-vingt, divers phénomènes « d’art moderne » accompagnent une nouvelle transformation globale de la société qui se fait jour en Chine, dont ils forment un maillon à l’intérieur d’une immense structure. Cette transformation globale et cette immense structure, on en trouve un témoignage officiel dans le communiqué du troisième plénum du 11 e Congrès du PCC : « La réalisation des quatre modernisations exige une augmentation de grande ampleur de la production, et donc nécessairement une transformation dans différents
12. Nixon avec Mao lors de sa visite en Chine en 1972 21
INTRODUCTION
13. Le 1er octobre 1984, les étudiants de Pékin défilent pour la fête nationale en brandissant des banderoles où est écrit « Bonjour Xiaoping »
22
domaines des rapports de production et de la superstructure qui sont incompatibles avec le développement de la production, une transformation de tous les modes de gestion, d’action et de pensée inadaptés ; il s’agit donc d’une révolution vaste et profonde. » De l’exposition des Étoiles au courant de pensée artistique de 85, les divers styles ne sont pas que des jeux formels, ils expriment par le vocabulaire artistique les transformations d’ensemble de la société. Leurs causes fondamentales (et celles des transformations globales) proviennent d’un besoin d’évaluation de la réalité et de critique historique de la part des artistes. C’est par diverses expositions, divers livres de peinture et autres canaux que les artistes chinois se familiarisent avec les œuvres des artistes occidentaux modernes. Comme dans les années vingt et trente, de nombreux peintres occidentaux comme Cézanne, Van Gogh, Gauguin, Matisse, Picasso, Kandinsky ou Mondrian deviennent les modèles des jeunes artistes. On retrouve Kaethe Kollwitz dans les gravures sur bois de Ma Desheng, Andrew Wyeth dans les peintures à l’huile de He Duoling, Duchamp et Rauschenberg dans certains phénomènes du pop art chinois, et les traces de l’expressionnisme allemand dans de nombreuses œuvres. L’inspiration et l’influence apportées par ces artistes occidentaux aux artistes chinois ne sont peut-être que formelles, mais on observe qu’après avoir été traduites en chinois, les œuvres de nombreux philosophes, psychologues, écrivains et esthéticiens comme Schopenhauer, Nietzsche, Sartre, Freud, Jung, Camus et T. S. Eliot sont déjà sorties des domaines purement académiques pour devenir aux mains des artistes des « armes de pensée » destinées à comprendre et à critiquer la société et l’époque. Dans une grande mesure, le mouvement artistique de 85 est partie intégrante du mouvement de libération de la pensée des années quatre-vingt. Dans son jugement sur la peinture chinoise en 1985, le critique Li Xiaoshan ne fait que refléter la critique de la tradition institutionnelle dans le domaine artistique. Vers la fin de la décennie, le mot « avant-garde » était très prisé du monde de la critique artistique, qui jugeait que seule l’avant-garde était révolutionnaire. Les critiques avaient été inspirés par la pensée de Marcuse : le style et la technique, supports formels de l’être, reflètent le succès et le caractère révolutionnaire de l’art, et ce succès ou caractère révolutionnaire « annonce ou reflète la transformation concrète de toute la société ». Autre marqueur digne d’être mentionné, le mot xiandai, « moderne », revient souvent sous la plume des artistes des débuts du modernisme. Dans ce livre, sa signification est relativement étroite. Il s’applique principalement à la critique effectuée depuis les années quatre-vingt par les artistes, dans leurs représentations et dans leurs comportements, de la pensée, des notions et des formes artistiques très familières au public chinois. Clement Greenberg décrit le mouvement moderne comme « impliquant une sorte de transformation, une sorte de réinterprétation de la tradition des anciens ». Dans les années quatre-vingt-dix, ce qu’on appelle la « mondialisation » se développe rapidement. Submergés par une multiplicité de systèmes de valeurs, les gens découvrent qu’il n’existe déjà plus aucune logique ni aucune technique qui puisse faire consensus, ni aucune autorité stable sur ce sujet qui puisse bénéficier d’un statut dominant, ni même aucun centre de l’autorité. Se pose alors un problème implicite : la réalité de la nature de l’art est déjà remise en question. Contrairement à la décennie précédente, l’art chinois moderne des années quatrevingt-dix, lorsqu’il ne se dissout pas dans la vie quotidienne, devient un moyen d’éviter les problèmes, un artisanat honteux et un gagne-pain superficiel. Dans de nombreuses circonstances, il permet aux détenteurs du pouvoir de profiter de leur statut d’organisateurs pour envoyer aux artistes des invitations idéologiques et pour exposer leurs projets de stratégie culturelle. En maintes ocasions, les gens découvrent que les artistes et les organisateurs sont moins intéressés par les œuvres elles-mêmes que par ce qu’elles peuvent leur apporter 6 . Encore une fois, il nous est impossible de ne pas évoquer le terme de « pensée critique ». Ce terme rigoureux des années quatre-vingt est devenu dans la décennie suivante une formule rhétorique extrêmement douteuse et riche en ambiguïtés, qui rend perplexes critiques et historiens7. En même temps apparaissent avec une certaine fréquence les mots « canaille » (popi) et « kitsch » (yansu) dans le domaine de l’art et les formules « fuite de ce qui est noble » (duobi chonggao) et « racaille » (pizi) dans la littérature. Les questions commencent à perdre leur précision, les principaux acteurs des milieux de la critique et de l’histoire de l’art s’aperçoivent que le vocabulaire devient confus et difficile à utiliser. La recherche d’une pensée qui pourrait finalement dissiper l’ambiguïté des mots et former des points de vue convaincants devient déjà gravement problématique. De plus, la marchandisation est en train de développer rapidement son système de pouvoir. Le discours du marché devient une force d’influence, rendant la pensée et la production des artistes encore plus dirigées par l’intérêt et par les objectifs matériels.
14. 4 juin 1989, quatre heures trente du matin, les troupes chargées d’appliquer la loi martiale commencent à évacuer la place Tian’anmen
Deux événements importants influant sur la vie de la société chinoise entravent le déroulement de l’histoire de façon grave et embarrassante : la tempête politique qui se déroule entre le mois d’avril et le 4 juin 1989 ainsi que le discours de Deng Xiaoping lors de son voyage dans le sud de la Chine en février 1992. Entre ces deux événements politiques, les milieux intellectuels et artistiques sont dépourvus de visibilité et de capacité de discernement face à l’avenir. Les impulsions politiques irrationnelles ont été réprimées, et tant conservateurs que progressistes découvrent rapidement les limites de ce qu’il est convenu d’appeler la force de la pensée. Aussi mauvais que soit le pouvoir, il commande la conduite de l’histoire. Qu’est-ce que la vérité historique ? Comment le caractère de véracité de l’histoire peut-il devenir une réalité inébranlable ? Il n’est déjà plus possible de répondre à ce genre de questions, à moins que les milieux intellectuels ou artistiques disposent d’un pouvoir réel. C’est ainsi que le moral baisse, jusqu’à rechercher des preuves normales et légitimes dans « la fuite de ce qui est noble » et « la racaille », et, dans le domaine de l’art, jusqu’à considérer « la canaille » comme une idéologie de résistance. Lorsqu’il n’est plus possible de décrire frontalement sa propre attitude, il devient nécessaire de rechercher par divers moyens des prétextes rationnels pour expliquer l’état auquel on se trouve contraint. C’est là que réside clairement la différence entre les années quatrevingt-dix et la décennie qui précède. Dans une telle période, la Nouvelle Génération devient une forme historique médiocre, une forme qui a abandonné « la préoccupation ultime » des années quatre-vingt sans toutefois devenir un modèle académique. L’individualisme apparaît pour de bon dans l’art. Quoi qu’il en soit, 1992 est dans le domaine de l’art l’année où le mythe de « l’immatériel », en amont des formes visibles, s’écroule complètement. La Biennale de Canton, qui fait sensation dans le milieu, se termine fin octobre en soulevant une série de questions artistiques, politiques, économiques et juridiques. Les procès qu’elle entraîne lui valent une réputation détestable. Bien qu’un nouveau phénomène artistique, la pop politique, y ait fait son apparition, on en retient surtout les problèmes de marchandisation et d’argent qu’elle a entraînés. La déconstruction, qui constituait un austère sujet de débat, n’a pas servi de catalyseur au nouvel art du début des années quatre-vingt-dix, et l’argent a mis en suspens toutes les interrogations relatives à la notion de « signification » en portant cette dernière aux nues. Personne ou presque n’a semblé prendre conscience que le problème du « marché » affectait concrètement l’édification d’un art chinois en tant que système, et qu’il entretenait un rapport étroit avec la désintégration des anciennes structures entraînée par la mondialisation, suspecte d’impérialisme, et avec la libre circulation des capitaux, des ressources et des personnes, ainsi qu’avec de nouveaux systèmes en mouvement. L’apparition du marché et le consumérisme qui 23
INTRODUCTION
15. Chute du mur de Berlin en 1989
16. Manifestation altermondialiste à Seattle le 29 novembre 1999
17. Le 11 septembre 2001, le deuxième avion frappe la tour sud du World Trade Center alors que la tour nord est déjà en feu. 24
l’accompagne, loin de se limiter à des phénomènes purement économiques comme le croient beaucoup d’artistes et de critiques, constituent un événement à la fois politique, économique et culturel, un nouveau moyen de s’opposer à l’ancienne idéologie. Ni les critiques d’art, ni les historiens de l’art n’ont jamais été confrontés à une telle situation, dans laquelle l’art, l’argent et le pouvoir sont combinés en un tout pour former de nouveaux courants artistiques et un nouveau paysage historique. Tout comme le mot « moderne » avait dominé les années quatre-vingt, celui de « postmoderne » envahit dans la décennie suivante un monde de l’art qui n’avait pas encore bien compris le sens de la modernité, comme une épidémie venue d’on ne sait où on ne sait quand 8 . Les noms de Nietzsche, Schopenhauer, Freud et Sartre qui apparaissaient dans les écrits des artistes et critiques des années quatre-vingt sont supplantés dans les années quatre-vingt-dix par ceux de Foucault, Derrida, Habermas, Lyotard, Jameson et Rorty. Mais il convient de signaler que les débats académiques sur le postmodernisme dans les milieux artistiques de l’époque ne sont pas très cohérents. Articles sans thème central ou dont le thème central ne se distingue pas des thèmes périphériques, juxtaposition des symboles traditionnels et modernes, clichés caricaturaux, manipulations marchandes qui dépassent leur but ultime, cris féministes, regrets du passé et insatisfaction de la réalité constituent le contenu sur lequel les théoriciens théorisent et que les artistes assimilent et représentent. Une telle utilisation du postmodernisme ne se limite pas à la peinture, mais concerne également les installations, la performance artistique et l’art conceptuel. Les notions consuméristes et avec elles les goûts de la culture de masse deviennent les fondements les plus importants de l’existence de ce « postmodernisme ». Même dans certaines expositions dites « clandestines », la recherche de la confrontation politique ne se débarrasse jamais de l’envie d’apporter à ses œuvres un surcroît de valeur marchande. En 1993 et dans les années qui suivent, on commence à prendre conscience que l’exposition « China’s New Art Post-89 » organisée par Johnson Chang (Chang Tsong-zung) de la galerie Hanart TZ et présentée à Hong Kong, puis à l’étranger, a apporté au public international une compréhension directe de l’art chinois contemporain. Cette apparition de l’art chinois contemporain sur le devant de la scène produit des effets importants. Toujours en 1993, l’Italien Achille Bonito Oliva joue un rôle majeur dans le sort des artistes chinois d’avant-garde en leur permettant d’accéder à la scène artistique internationale et au marché international. C’est avec beaucoup d’excitation que certains d’entre eux, qui seront les premiers artistes chinois contemporains à devenir des artistes internationaux, participent à la Biennale de Venise qu’il préside. L’événement donne lieu à des discussions animées pendant plusieurs années. En mars 1993, une exposition d’art chinois d’avant-garde a lieu à Berlin, suivie en juin d’une exposition « Mao Goes Pop » à Sydney et de la participation d’artistes chinois à la 45 e Biennale de Venise, puis en octobre 1994 à la 22e Biennale de São Polo. Par la suite, les artistes chinois d’avant-garde apparaissent de plus en plus fréquemment dans les expositions internationales, grandes ou petites, grâce à leurs propres efforts et à la promotion des échanges internationaux. Mais pour cela, il faut avoir une identité. La question de savoir si cette participation doit être centrale ou à la marge, s’il convient de se distinguer aussitôt après avoir accédé à ce statut, prend de l’importance. En raison des nombreuses invitations d’artistes chinois aux expositions occidentales, cette question de l’identité internationale de l’art chinois continue de perturber les milieux artistiques du pays. Depuis 1997, l’art chinois est entré dans une phase de tiédeur par rapport aux années précédentes. Phénomènes post-guerre froide, confrontations militaires, conflits régionaux, crises économiques, retour du religieux, modification des équilibres régionaux, prolifération des conduites criminelles : tout ceci semble laisser indifférents les artistes, comme ces histoires fabriquées diffusées par les médias ou par des ouvrages comme Le Choc des civilisations d’Huntington. Les événements nationaux et internationaux ne soulèvent plus de vagues d’indignation générale ni d’inquiétudes communes concernant la raison ou la justice comme dans les années quatre-vingt. En 1998, les graves inondations qui frappent encore une fois le pays s’offrent à la vue indifférente et à la stupeur des artistes naguère si attentionnés au sort de la population. Seul l’argent ou la promesse d’expositions rémunératrices, peut-être, peut exciter la créativité de nombre d’entre eux. Dans les albums de photos personnelles de nombreux artistes, les années soixantedix et quatre-vingt resplendissent d’ouverture et d’idéal, alors que la décennie suivante montre des visages imbus d’eux-mêmes ou pleins de mondanité. Les nombreux événements artistiques et transformations de l’art de la dernière décennie du XX e siècle montrent que la période de l’essentialisme est révolue.
Influence de la civilisation occidentale et ĂŠvolution de la pensĂŠe traditionnelle
1
I N F LU E N C E D E L A C I V I L I S AT I O N O C C I D E N TA L E E T É VO LU T I O N D E L A P E N S É E T R A D I T I O N N E L L E
(page précédente) 1.1 Li Tiefu, Le Musicien 音乐家, 1918, peinture à l’huile, 68 x 56 cm
1.2 Mateus Van, Martyrs de Nagasaki, Japon 日本长崎的殉道圣人, 1640, huile sur toile 28
Contexte : situation à partir de la fin de la dynastie Ming Au début du XVe siècle, les Portugais arrivent au sud de la Chine. Avec l’ouverture et le développement croissant des routes commerciales et l’arrivée des premiers récits sur cette terre mystérieuse, des missionnaires se rendent aux quatre coins du monde pour y apporter la parole divine. Le premier contact de la Chine avec l’art occidental remonte à la dynastie Ming, en l’an 7 du règne de Wanli (1579). Le missionnaire jésuite italien Michele Ruggieri emporte avec lui « des peintures religieuses en couleurs et au style délicat ». Matteo Ricci, le plus célèbre des missionnaires jésuites, arrive à Macao en 1582. Plus tard, avec le soutien de l’empereur, il fonde à Pékin la première résidence de missionnaires et offre au souverain des œuvres d’art, dont « un tableau représentant le Christ et deux tableaux représentant la Sainte Vierge1 ». Au cours de l’ère Wanli, Gu Qiyuan (1565-1628) indique dans son ouvrage intitulé Propos décousus d’un invité que les images chrétiennes apportées par Ricci « se fondent sur le principe de la gravure sur cuivre, mais avec une application de couleurs, ce qui leur donne un aspect très vivant ». Pour des raisons évidentes, la peinture s’imposa rapidement comme un outil indispensable d’évangélisation, c’est pourquoi les missionnaires portugais et espagnols ne manquèrent pas d’emporter sur les bateaux des peintures religieuses, des ouvrages illustrés et toutes sortes de gravures. À la fin du XVIIIe siècle, plus de quatre cents ouvrages illustrés ont été traduits en chinois, on peut donc imaginer qu’à cette époque la diffusion de la peinture occidentale en Chine est déjà bien avancée. Étant donné la confusion initiale des couches populaires entre les statues de Vierge à l’Enfant et les représentations de la déesse Guanyin portant un nourrisson, et pour éviter que cette confusion se perpétue, Giovanni Niccolo, peintre jésuite qui avait accompagné Matteo Ricci à Macao en 1583 et dont la toile intitulée Le Sauveur est peut-être la première peinture à l’huile réalisée par un peintre occidental en Chine, a essayé de se distinguer de la sculpture chinoise en représentant Jésus tenant un orbe crucifère. Niccolo est décrit par Ricci comme « le premier maître européen à avoir enseigné aux Japonais et aux Chinois les techniques picturales occidentales2 ». Peu après, en juillet de la même année, il est envoyé à Nagasaki. En 1601, il crée au Japon une école d’art où il enseigne la peinture à l’huile et la gravure sur cuivre. You Wenhui, connu sous le nom occidental d’Emmanuel Pereira (1575-1633), est un peintre chinois emmené par Niccolo en 1590 de Macao au Japon pour étudier la peinture. De retour en Chine, il réalise de nombreuses peintures religieuses, dont un portrait de Matteo Ricci (1610) qui aujourd’hui encore est accroché dans l’église jésuite du Gesù, à Rome, et considéré comme la première peinture chinoise transmise à l’Occident. Jacopo Niva est un peintre métis sino-japonais parti du Japon pour la Chine en 1601. Il se rend régulièrement à Macao, Nankin et Pékin où il réalise de nombreuses peintures religieuses. Il est l’élève de Niccolo de 1601 à 1610, puis produit des peintures à l’huile à sujets religieux à Pékin, Macao et Nanchang. Des documents attestent qu’en décembre 1603, il peint à Pékin Saint Luc et la Sainte Vierge tenant l’Enfant Jésus. En 1606, lors de la reconstruction de l’église Saint-Paul, il peint L’Assomption de Notre Dame au-dessus de l’autel. Niva a la réputation d’être un peintre exceptionnel. La représentation de Saint-Michel au monastère Saint-Joseph, à Macao, serait de lui. Bien que la technique soit occidentale, les traits du visage, la plastique et les vêtements évoquent le Japon et l’Extrême-Orient en général. La présence de Giuseppe Castiglione à la cour des Qing s’étend sur les trois règnes de Kangxi, Yongzheng et Qianlong. Il arrive à Pékin pendant l’hiver 1715 avec d’autres peintres missionnaires. Ils se
voient accorder par l’empereur le titre prestigieux de fonctionnaire impérial, mais leur travail est soumis à ses exigences. C’est ainsi qu’émerge un style « sino-européen » attentif à la précision des formes et à la rigueur de la composition, mais qui s’efforce d’éliminer les jeux d’ombre et de lumière par aplatissement, de rendre l’ensemble plus décoratif et de recourir à un style adapté au goût chinois. Peinture d’exportation Au cours de la vingt-troisième année du règne de Kangxi (1685), le gouvernement Qing proclame officiellement l’ouverture du commerce, installe quatre postes de douane dans les provinces du Guangdong, du Fujian, du Zhejiang et du Jiangsu, et crée un système douanier. Rapidement, les Occidentaux qui se livrent à des activités commerciales s’installent dans le quartier des Treize Factoreries, à l’ouest de Canton, sur les berges de la rivière des Perles3. Des documents attestent que Giuseppe Castiglione a vécu dans ce quartier. Autour de la cinquante-neuvième année du règne de Kangxi (1720), apparaît ce qu’on appelle aujourd’hui « la peinture d’exportation ». Progressivement celle-ci intègre la peinture à l’huile, la peinture sur verre, l’aquarelle, la gouache, et prend comme sujets les rites et institutions, les grands événements, les paysages maritimes ou urbains, les personnages, l’artisanat, la végétation et les animaux, les coutumes et les croyances ainsi que les scènes de rue. L’apparition de ce type de peinture s’explique facilement par le nombre croissant de commerçants et de voyageurs étrangers qui rapportent de leur voyage en Chine un tableau pour montrer à leurs amis les paysages et les coutumes de ce pays exotique et pour satisfaire la curiosité naissante vis-à-vis de l’Orient. La production de tableaux et de dessins des ateliers locaux est ainsi stimulée. Les Occidentaux apprécient particulièrement les images sur papier et les tableaux polychromes sur bois ou sur verre. Ces œuvres étant essentiellement destinées à des clients européens et américains, les historiens de l’art les ont regroupées sous le terme « peinture d’exportation ». Si, dans un premier temps, les principaux sujets concernent la production de la soie, du thé et de la porcelaine, ainsi que des compositions florales, les sources d’inspiration se diversifient largement par la suite. La plupart des boutiques et des ateliers qui vivent de ce commerce s’installent dans le quartier des Treize Factoreries, rue Jingyuan ou rue Tongwen, baptisées « quartier chinois » par les Occidentaux. À partir de 1800, les relations et les communications entre la Chine et l’Occident s’approfondissent malgré une tension croissante. Entre 1757 et 1840, Canton étant le seul port commercial ouvert aux étrangers, c’est la ville la plus visitée par les voyageurs occidentaux4. Avec le développement du commerce et de la circulation des personnes, la peinture connaît un franc succès en tant que mode de transmission d’informations sur un pays étranger. Comme en témoignent des peintures représentant la fabrication de la porcelaine entre 1770 et 1790, les peintres sont clairement influencés par la représentation en perspective occidentale. L’approche de la perspective est certes marquée par une naïveté et une certaine liberté, mais les artistes s’attachent manifestement à la fabrication de la porcelaine et à la représentation des coutumes locales. L’utilisation de l’aquarelle rend toutefois impossible le recours à la technique traditionnelle chinoise de rendu des surfaces. Vers 1800, les représentations du processus de fabrication du thé adoptent un style similaire : perspective, effets d’ombre et de lumière, arbres stylisés. L’aspect documentaire de ces œuvres, destinées à des acheteurs et à des spectateurs européens, est encore très important : les tableaux représentent principalement la culture, la récolte, le traitement et la vente du thé, car les peintres ou les responsables des ateliers pensent qu’il s’agit d’un sujet intéressant pour le spectateur. Les scènes de rue à Canton constituent un autre sujet de prédilection des peintures d’exportation. On y voit des échoppes, des chants de bonzes, des maçons, des écrivains publics, des spectacles de lanterne magique, des distillateurs, des rémouleurs, des tailleurs, des fabricants de papier, des égre-
1.3 You Wenhui, Portrait de Matteo Ricci 利玛窦像, 1610, peinture à l’huile sur bois
1.4 Giuseppe Castiglione, Chevaux dans un pâturage 郊原牧马图, règne de Qianlong, dynastie Qing, encre colorée sur soie, 51 x 166 cm
29
I N F LU E N C E D E L A C I V I L I S AT I O N O C C I D E N TA L E E T É VO LU T I O N D E L A P E N S É E T R A D I T I O N N E L L E
1.5 Réparateur de bols 补碗, vers 1790, aquarelle sur papier, 36 x 46 cm 1.6 Vendeur de livres 买书, vers 1790, aquarelle sur papier, 36 x 46 cm 1.7 Égreneur de coton 弹花, vers 1790, aquarelle sur papier, 36 x 46 cm 1.8 Polisseur de pierre 打磨, vers 1790, aquarelle sur papier, 36 x 46 cm
neurs de coton, des polisseurs, des verriers, des étals de nourriture, des bouffonneries, des vendeurs de livres, des chanteurs, des voyants, des figurines de soldats en terre cuite. Ces personnages et objets sont l’occasion de peindre autant de scènes variées de la dynastie des Qing et les œuvres qu’ils inspirent montrent l’importance croissante de l’image dans la compréhension de la société chinoise.
1.9 George Chinnery, Autoportrait 自画像, 1774-1852, huile sur toile, 23 x 18,5 cm 30
L’influence des peintres occidentaux Le style de la peinture d’exportation, qui à ses débuts se rapproche de la technique chinoise traditionnelle, devient plus réaliste à partir du XIXe siècle. À son apogée, son commerce prend une ampleur phénoménale : plusieurs dizaines de boutiques emploient des milliers de peintres. Cependant, on ne sait pas exactement dans quelle mesure les artistes venus d’Europe ont influencé les peintres et employés de ces ateliers. Bien sûr, les nombreuses reproductions d’œuvres d’art apportées avec eux par les Occidentaux ont servi de modèles à la foule des artistes chinois anonymes5. Par la suite, les reproductions d’art occidental réalisées par les peintres chinois seront envoyées aux États-Unis et en Europe pour être vendues. Les échanges sont si denses que sitôt les peintres occidentaux de retour chez eux, des copies de leurs œuvres, produites avec leurs styles et leurs techniques, sortent des ateliers. Pour ne prendre comme exemples que le peintre français Auguste Borget et le Portugais Marciano Baptista, le premier, arrivé à Canton en septembre 1838, n’est resté en Chine que dix mois, mais ses tableaux ont laissé une empreinte durable sur la peinture d’exportation ; le second, qui était l’un des élèves préférés de George Chinnery, est devenu lui-même professeur et a laissé de nombreuses œuvres de commande. Les peintres occidentaux venus en Chine sont nombreux6, mais George Chinnery est sans doute celui qui a laissé l’œuvre la plus riche. Contrairement aux missionnaires plus ou moins bien éduqués aux arts, Chinnery a bénéficié d’une excellente formation – comme de nombreux peintres anglais. En 1792, il entre à la Royal Academy of Arts de Londres, où l’un de ses camarades est le grand peintre de paysage William Turner, et où il a pour professeur sir Joshua Reynolds, le très respecté président de la Royal Academy. On reconnaît d’ailleurs aisément le style de Reynolds dans son portrait de Mme Da Silva Pinto, la femme du gouverneur portugais de Macao, peint en 1840. En mai 1802, il part en Inde pour fuir un mariage malheureux et vit en réalisant des portraits ; en 1807, il arrive à Calcutta où il peint le portrait d’un juge suprême de la Cour de justice, Henry Russell, qui lui apporte la célébrité ; en 1825, il se rend à Macao où il restera jusqu’à sa mort. Rappelons d’abord dans quel contexte Chinnery arrive en Chine. En 1839, plus de trois cents étrangers vivent dans le quartier des Treize Factoreries, dont des Américains, des Allemands, des Hollandais, des Français et des Danois. On y trouve des commerces traditionnels, des bureaux, des entrepôts, mais aussi des bibliothèques, des salles de billard et des restaurants qui servent uniquement des plats occidentaux,
1.10 Auguste Borget, Place devant le temple d’A-Ma 妈阁庙外的广场, 1838, lithographie coloriée, 29 x 41,5 cm
on entend parler anglais à tous les coins de rue et l’on peut croiser des familles venues de différents pays. C’est un monde à part dans lequel on ne voit presque que des Occidentaux. Un tableau anonyme des Treize Factoreries, datant approximativement de 1840, représente une scène de salon dont on pourrait croire qu’elle se déroule en Europe. Cet environnement explique l’engouement de ce district de Canton pour la peinture à l’huile occidentale. Avant l’arrivée de Chinnery en Chine, les styles italiens et hollandais sont les plus appréciés, mais c’est le style anglais qui emporte les faveurs du public après l’arrivée de peintres britanniques comme Chinnery. Contrairement à de nombreux missionnaires, les raisons de son départ sont probablement très personnelles : il se rend en Chine pour fuir sa femme et ses dettes, après avoir vécu vingt-trois ans en Inde. Il séjourne d’abord à Macao, mais quand il apprend que son créditeur ou son épouse – « la femme la plus laide jamais vue de [s]a vie » – est sur le point d’arriver, il prend ses toiles et ses pinceaux pour se cacher dans le quartier des Treize Factoreries ou dans un lieu proche de Canton. Il gravite surtout autour du Comptoir impérial d’Autriche, où il se fait inviter dans les familles de riches marchands occidentaux pour enseigner la peinture. Dans ce nouvel environnement, il jouit d’une excellente réputation et se voit confier portraits et peintures de paysages. Par ailleurs, nombre de ses tableaux dépeignent la vie quotidienne de la population chinoise. À Macao, il accumule plus d’un millier d’esquisses, au crayon ou à la plume et à l’encre de Chine, sur les rues, les maisons, les églises, les remparts, les bords de mer, les marchés, ainsi que sur toute une galerie de personnages, pêcheurs, soldats, marchands, prêtres, pèlerins… Dans l’édition du 8 août 1835 du Register, une gazette de Canton, on peut lire ces quelques lignes dans un article consacré aux peintres chinois : « Aujourd’hui, nous allons évoquer l’œuvre d’un peintre chinois, qui dépasse de loin les peintres du commun, il s’agit de Lamgua, le disciple du grand George Chinnery. » Le nom de Lamgua correspond en fait à plusieurs personnes. À ce jour, on ne peut l’attribuer avec certitude qu’à Guan Qiaochang, dont beaucoup d’œuvres portent cette signature. Le peintre chinois Spoilum (Shi Beilin), qui jouit d’une immense réputation au moment de la naissance de Guan Qiaochang (1801-1854), constitue pour ce dernier un modèle au moins jusqu’à l’arrivée de Chinnery à Macao en 1825. De Spoilum, il nous reste un portrait sur verre du capitaine anglais Thomas Fry achevé en 1774 à Canton ainsi que d’autres pièces datées de 1805 et 1806, ce qui laisse raisonnablement penser qu’il s’agit de l’un des premiers auteurs de peintures d’exportation réputé pour ses portraits à l’huile, actif à Canton des années 1770 au début du XIXe siècle. Un autre nom est resté dans l’histoire, celui de Guan Zuolin. Si l’on peut douter que ce peintre chinois soit le fils de Spoilum, voire Spoilum lui-même, il n’en est pas moins vrai que cette autre incarnation de Lamgua est un peintre à l’huile influent. De lui, la Monographie du canton de Nanhai nous dit : Guan Zuolin, de son nom public Cangsong, est originaire de Zhuqing dans la préfecture de Jiangpu. D’origine pauvre, il cherche à travailler pour gagner sa vie, mais ne souhaite pas se mettre au service d’un patron. Il s’embarque donc sur un navire et voyage dans 31
1.11 George Chinnery, Le Docteur Thomas Colledge, directeur de l’hôpital d’ophtalmologie de Macao, avec des patients chinois 澳门眼科医院院长托马斯 · 柯立治博士与中国病人在一起, 1835, huile
plusieurs pays d’Europe et d’Amérique. Comme ses portraits à l’huile sont appréciés pour leur expressivité, il poursuit dans cette voie. Il rentre à la fin de ses études et s’installe à Canton, où il peint des portraits pleins de vie qui surprennent quiconque les voit. Au milieu de l’époque Jiaqing, ses œuvres commencent à pénétrer dans le reste de la Chine, et les Occidentaux, qui n’ont jamais rien vu de tel, sont émerveillés par son art. En résumé, le peintre Lamgua dénommé Guan Zuolin était actif au milieu de l’époque Jiaqing (1760-1820) mais pas après 1825, alors que le Lamgua élève de Chinnery, alias Guan Qiaochang, fut un peintre important actif au milieu du XIXe siècle. Au contact de Chinnery, Guan Qiaochang change de style, au point qu’il devient désormais difficile de distinguer ses œuvres de celles de son maître. Il s’établit à son compte quelques années après. Les témoignages écrits laissent imaginer un atelier très similaire à ceux des artistes actuels : accrochés aux murs, des portraits réalisés par les peintres anglais qui lui servaient de modèles ; partout, des reproductions imprimées apportées par ses clients occidentaux ; et un va-et-vient incessant de clients étrangers et chinois venant commander leur portrait. En réalité, si Guan Qiaochang revêt une telle importance, c’est que ses œuvres se rapprochent énormément des techniques et des goûts occidentaux. Lors de leur exposition aux États-Unis, on a pu dire d’elles « qu’elles étaient comparables aux œuvres des peintres américains et anglais les plus académiques de la même époque ». On voit que même avec la formation graphique traditionnelle des lettrés, les peintres chinois pouvaient exceller dans le maniement du pinceau et de l’huile en faisant preuve de sensibilité envers ces matériaux7. Des documents écrits révèlent que Guan Qiaochang peut, quoi qu’il en soit, être considéré comme un élève de Chinnery dans la mesure où ce dernier acceptait, contre dédommagement, de lui prêter ses œuvres pour qu’il les copie, que le premier se rendait souvent dans l’atelier du second pour y acheter ses fournitures, et qu’il y laissait ses propres tableaux en dépôt-vente. Pour un Chinois, apprendre en copiant des tableaux, en dialoguant avec son professeur et en collaborant à son travail, constituait déjà un excellent apprentissage. À la fin du XIXe siècle, la politique de la porte ouverte renforce la vitalité de l’économie shanghaienne, et après 1852, le volume du commerce extérieur de la ville dépasse déjà celui de Canton. Pour les artistes qui souhaitent vendre davantage, Shanghai devient encore plus attirante. C’est ainsi qu’un peintre cantonnais nommé Chowgua vient y ouvrir une galerie. Selon les témoignages écrits, Chowgua « excellait à dessiner des portraits, des bâtiments, des esquisses de personnages et des scènes portuaires. Beaucoup de ses œuvres portaient une étiquette avec un nom écrit à l’encre noire. Il a notamment signé un paysage de Shanghai, à la manière de Sungua. Les œuvres de Chowgua se distinguent par la finesse des descriptions8 ». Le tableau Scène du Bund sur la rivière Huangpu 黄浦江 外滩风光 révèle l’extrême attention portée par le peintre aux paysages de cette ville coloniale. Le Dianshizhai huabao L’ouverture du port de Shanghai ne tarde pas à y faire pénétrer une riche culture occidentale. Sorti en 1884, le périodique d’actualités illustré Dianshizhai huabao (Revue illustrée de l’atelier lithographique) paraît pendant quatorze ans. Son fondateur Ernest Major pensait probablement que seuls les faitsdivers pouvaient attirer l’attention des lecteurs. C’est ainsi que Wu Youru (? - vers 1893) croqua autant qu’il le put événements et personnages, y compris inspirés par l’actualité internationale. Intitulée Le prince d’Angleterre regarde les lampions sur le Bund 外滩英皇子观灯记, l’illustration du Dianshizhai huabao reproduite ici ressemble étroitement à une photographie de 1887 représentant un Carnaval catholique romain sur le Bund. Ces illustrations réalistes de reportages durent être extrêmement bien accueillies tant le public était friand des dessins d’information reflétant la vie quotidienne. Originaire de Suzhou, le célèbre Wu Youru avait certainement vu beaucoup d’illustrations traditionnelles de livres et l’utilisation de la ligne lui était familière. Il s’adapta facilement à la perspective linéaire et aux procédés associés, bien qu’il continuât souvent à utiliser la perspective parallèle. À l’image du contenu éditorial extrêmement hétéroclite du journal, les sujets des illustrations de Wu Youru englobaient actualités, faits-divers, contes populaires et récits extraordinaires de l’étranger. Elles étaient regardées par la plus grande partie des lecteurs comme des informations ou des témoignages9. Les images dont Wu Youru illustrait les textes n’en constituaient qu’un banal matériau de type purement documentaire : aucun ornement – arbre, fleur ou oiseau – pour le plaisir des yeux, encore moins de vitalité rythmique dans le trait. Si ni les lettrés traditionnels reclus et réduits à la misère, ni les partisans de la dynastie déchue parmi les familles en déclin ne prenaient au sérieux de telles illustrations, leur compréhension du monde extérieur reposait néanmoins sur ces gazettes et sur ces supports de communication. En fait, ce sont des médias émergents comme le Dianshizhai huabao qui ont entraîné l’introduction des nouvelles connaissances et diffusé les événements de Shanghai et de l’étranger. Or ces événements modifiaient chaque jour la perception et la connaissance que la population avait du monde extérieur.
1.12 George Chinnery, L’Épouse du gouverneur portugais de Macao madame Da Silva Pinto 澳门葡萄牙总督之妻达西华 · 品托夫人, vers 1840, huile
1.13 Lamgua, Patient du docteur Parker après une opération 包阿兴手术后的情景, 1836-1837, huile 33
1.14 Sum Qua, Feuilles d’album sur le commerce du thé 茶贸册页 : (1) Binage du sol 锄地 ; (2) Semailles 播种 ; (3) Amendement du sol 施肥 ; (4) Cueillette du thé 采茶 ; (5) Sélection des feuilles 拣茶 ; (6) Séchage des feuilles 晒茶 ; (7) Seconde sélection des feuilles 选茶 ; (8) Torréfaction 炒茶 ; (9) Roulage et tamisage 揉茶与筛茶 ; (10) Conditionnement 装茶 ; (11) Transport 运茶 ; (12) Commercialisation 行商 ; 1843, série de douze planches, 13,7 x 23,5 cm chacune (page de droite) 1.15 Spoilum, Portrait d’Anglais 英国人像, env. 1770, huile sur verre, 38 x 28 cm
I N F LU E N C E D E L A C I V I L I S AT I O N O C C I D E N TA L E E T É VO LU T I O N D E L A P E N S É E T R A D I T I O N N E L L E
1.16 Chowgua, Scène du Bund sur la rivière Huangpu 黄浦江外滩风光, 1850-1885, aquarelle, 28 x 52 cm
1.17 Wu Youru, Portrait du général Grant 格兰特将军像, 1885
1.18 Carnaval catholique romain sur le Bund 外滩举行罗马天主教狂欢节, 1887 36
Tushanwan et son influence En 1847, un moine espagnol nommé Juan Ferrer est envoyé à Shanghai. Il a reçu une excellente éducation artistique dès son enfance, poursuivie à Rome où son père l’avait envoyé, mais est devenu moine par inclination naturelle. Sa principale mission à Shanghai consiste à dresser les plans de l’église de Dongjiadu, mais il doit également dessiner des images saintes et sculpter. Les œuvres d’art religieuses doivent être décorées et, pour les besoins de son travail, il met sur pied un atelier afin de former des assistants et diriger des artisans. Avec l’aide du père Languillat, il crée une salle d’enseignement artistique dans l’atelier de l’aile sud-ouest de la cathédrale Saint-Ignace de Xujiahui afin de former les apprentis sculpteurs et peintres. En 1852, sur la recommandation du père Languillat, il accueille un élève chinois, Lu Bodu (18361880). Mais Ferrer ne prend que très peu d’élèves. À sa mort en 1856, c’est le père Nicola Massa, entré comme enseignant en 1851, qui lui succède à la direction de l’atelier d’art de Saint-Ignace. Le moine chinois Lu Bodu continue à bénéficier de la formation du père Massa, qui lui enseigne la technique de la peinture à l’huile et la connaissance de la préparation des couleurs par de nombreux exemples pratiques. Fin 1864, l’orphelinat dirigé par les jésuites déménage de Dongjiadu à Tushanwan, sur la rive du Zhaojiabang au sud
1.19 Dianshizhai huabao de Shanghai, illustration du Prince d’Angleterre regardant les lampions sur le Bund 外滩英皇子观灯记
de Xujiahui, et c’est probablement à ce moment que Lu Bodu devient le premier Chinois à diriger l’atelier de peinture et de sculpture. Il restera à ce poste jusqu’en 1869. Trois ans plus tard, l’orphelinat s’agrandit et s’enrichit d’une petite chapelle. Le nombre de pensionnaires atteint trois cent quarante-deux. Selon des témoignages écrits, bien que l’école artistique fondée par Ferrer en 1852 ait été annexée à l’orphelinat en 1864, elle est restée à son emplacement de Xujiahui. Le seul changement qu’elle a connu a été de devenir un atelier multidisciplinaire. Mais en 1867, Lu Bodu et son élève Liu Dezhai déménagent l’atelier à Tushanwan. Atteint d’une maladie chronique, Lu Bodu laisse à Liu Dezhai la réelle responsabilité de l’atelier de sculpture en 1869. Liu Dezhai (1843-1912), alias Liu Bizhen, originaire de Changshu, proche de la ville-préfecture de Suzhou, est un ami de Ren Bonian10. Il est probablement devenu l’étudiant du père Massa et de Lu Bodu après le décès de frère Ferrer. À la mort de Lu Bodu en 1880, il prend la direction de l’atelier de peinture de Tushanwan et la conservera pendant plus de vingt ans. Selon nos sources, Notre Dame de Chine, version de la Vierge à l’Enfant de Liu Dezhai, constitue un exemple de réinterprétation selon les canons d’un peintre chinois, mais l’on ne dispose que d’une mauvaise photographie pour asseoir notre jugement. On peut seulement remarquer que la Vierge et l’Enfant présentent des traits nettement sinoïdes et qu’ils portent des vêtements de la dynastie des Qing. L’atelier de peinture de Tushanwan, qui constituait un élément important du centre artistique, comportait des cours d’aquarelle, de dessin au crayon de papier et à la plume, d’estompe, de fusain et de peinture à l’huile. Les sujets étaient pratiquement tous liés à la religion. Beaucoup d’orphelins y apprirent les techniques du dessin et de la sculpture, ce qui permit de diffuser les matériaux et les méthodes de l’art occidental. Si l’on peut s’interroger sur les notions auxquelles, derrière la technique, le genre de sujet et les objectifs de la pratique artistique, s’astreignaient les jeunes Chinois, la compréhension et la maîtrise de la perspective, du clair-obscur et des connaissances associées induisaient dans les esprits sensibles de ces élèves une nouvelle réflexion sur le monde réel, et les portaient à analyser ces nouvelles méthodes. Les productions graphiques de Tushanwan ont subi le déclin de l’atelier de dessin et la destruction due au désordre politique. Pour comprendre les documents de cette période de l’histoire, on ne peut que s’appuyer sur les livres que nous a laissés l’orphelinat, comme ce cours d’introduction au dessin (Huishi qianshuo) ou ce recueil de modèles pour s’exercer au maniement du crayon (Qianbi lianxi huatie) parus en 1907, et qui présentent l’esquisse, la perspective, l’anatomie ou les méthodes de la peinture à l’huile et de l’aquarelle. Ces ouvrages étaient des matériaux d’enseignement reproduits par les orphelins.
1.20 Atelier de peinture de Tushanwan
1.21 Photographie de groupe pour les cinquante ans de l’atelier d’arts appliqués de Tushanwan, 1912 37
I N F LU E N C E D E L A C I V I L I S AT I O N O C C I D E N TA L E E T É VO LU T I O N D E L A P E N S É E T R A D I T I O N N E L L E
Xu Yongqing (1880-1953) a été formé à Tushanwan. Après son diplôme, il utilise déjà des outils non traditionnels. Il ouvre une galerie d’aquarelle et pratique divers types de dessin commercial. Il a toujours étudié l’illustration traditionnelle, mais à soixante ans, il souhaitera encore apprendre les techniques du dessin occidental avec Liu Dezhai. Extrêmement intéressé par les multiples images et signes qui garnissent rues et avenues, il veut lui aussi dessiner et concevoir ces images commerciales – couvertures et illustrations de publications, paysages, portraits et autres dessins commerciaux. Comme on le voit, les œuvres artistiques et le graphisme commercial utilitaire de cette ville coloniale qu’était Shanghai, comme les décors des studios de photographie ou des scènes de théâtre, ou le dessin publicitaire, commençaient à bénéficier d’une expression féconde dans un espace limité, avec la perspective, le clair-obscur, le rendu de la matière et des couleurs abondantes. C’est dans cet environnement que s’est constitué progressivement le populaire calendrier mensuel illustré, le yuefenpai. La notion de yuefenpai, associée aux autres types de calendrier, remonte à 1896, avec le poster Tirages de loterie illustrés – Scènes de Shanghai offert par la société de loterie Hongfulai. Au début du siècle, sous le crayon de nombreux graphistes en quête d’un art neuf, le yuefenpai a fait naître un nouveau dessin combinant peinture chinoise traditionnelle à l’encre et techniques occidentales. Avec le renforcement de la faculté de compréhension des peintres, le yuefenpai est devenu dans les années vingt le modèle le plus répandu de l’imagerie quotidienne. Si le yuefenpai est issu des images de nouvel an et de l’illustration publicitaire, le transfert en Chine des techniques graphiques occidentales n’en a pas moins servi de catalyseur à l’apparition de ce nouveau type de graphisme. En fait, l’apparition de ce style de dessin est un processus d’adaptation de la tradition à l’occidentalisation qui a transformé, étape par étape, la perception visuelle des Chinois de cette 1.22 En 1910, la cathédrale Saint-Ignace construite par les jésuites français dans le quartier de Xujiahui à Shanghai est achevée
1.23 Li Zheng (signature), La Passion du Christ, 基督受难图, huile sur toile (cadre d’origine) 32,5 x 25 cm 38
1.24 Pages d’un manuel d’esquisses imprimé et diffusé par l’atelier de peinture de Tushanwan
époque. Considéré comme un représentant célèbre de la peinture de yuefenpai et des images de nouvel an, élève de Wu Youru, Zhou Muqiao (1864-1923) est un contributeur important du Dianshizhai huabao et du Feiyingge huabao. Dans cette époque de transition, ce peintre en vogue si dynamique a accéléré autant qu’il était possible la reconnaissance sociale du graphisme commercial. Sur les bases de la peinture chinoise de style minutieux (gongbihua) et de la gravure sur bois populaire de l’imagerie du nouvel an, il a ajouté la technique de rendu des ombres par hachures et frottement. Il utilise les volumes même dans sa représentation des paysages et des personnages à l’ancienne. Ses sujets empruntent principalement à l’histoire et à la mythologie, mais son dessin aux détails minutieux est d’un goût très occidental. Il a produit beaucoup de dessins des premières publicités pour des sociétés étrangères. Par la suite, le dessinateur Zheng Mantuo (1888-1961) connut un succès encore plus important et ses dessins formèrent ce qu’on a appelé les « images occidentales de nouvel an ». Il est considéré comme l’auteur des premiers véritables yuefenpai. Dans sa jeunesse, il avait créé un atelier de peinture dans un studio de photographie à Suzhou et bénéficiait d’une riche expérience de la retouche photographique. C’est pourquoi il pouvait facilement réaliser le fond de son dessin au fusain, dessiner les contours du sujet et les rapports ombres/lumières, puis ajouter des couleurs d’aquarelle sur son dessin en noir et blanc, couche par couche jusqu’à ce que l’image soit complète. Cette méthode était appelée cabi shuicai, ou « aquarelle à l’estompe ». Il est intéressant de noter que le peintre choisissait des images de jolies femmes modernes, loin du canon des beautés classiques traditionnelles. Par leur habillement, par certains objets résolument contemporains et divers symboles commerciaux, le peintre satisfaisait le goût des citadins d’alors et ses calendriers étaient très en vogue. Autre célèbre peintre de calendrier, Hang Zhiying (1900-1947) était originaire de Yanguan, dans le comté de Haining (Zhejiang). Arrivé à treize ans à Shanghai, il fut embauché comme apprenti dessinateur au service des illustrations des éditions Shangwu et formé sous l’autorité de Xu Yongqing en personne. Là, le dessin publicitaire stimula le talent du jeune artiste, qui s’installa à son compte en 1920. La photogravure en couleurs, qui était alors déjà apparue, lui permit de diffuser le goût moderne de ses dessins publicitaires et d’emballage, domaines dans lesquels il exprima un talent particulier. Dans le rapprochement entre graphisme publicitaire et yuefenpai, il constitua pour les peintres de l’époque un exemple. La demande du marché et la confiance qu’il avait dans ses dessins l’amenèrent à ouvrir un atelier réputé. Il recruta des apprentis et des collègues en vue de la production de dessins commerciaux et de calendriers, notamment Li Mubai (1913-1991) et Jin Xuechen (1904-1996). Parmi les peintres de yuefenpai des années trente, on peut encore citer Ding Yunxian (1881-1945), Hu Boxiang (1896-1989), Xie Zhiguang (1900-1976), Jin Meisheng (1902-1989) et Zhang Biwu (1905-1987). Dans le processus d’évolution des dessins de yuefenpai, les peintres utilisèrent encore davantage d’outils et matériaux du dessin occidental, et firent appel à un sens de l’observation très développé. Nombre d’entre eux utilisèrent largement les techniques occidentales dans le dessin de sujets chinois, ce qui influa sur les nouvelles images de nouvel an et les dessins de goût chinois.
1.25 Zhou Muqiao, affiche pour la société de commerce Xiehe, 1914, 75 x 53 cm
1.26 Xie Zhiguang, Plaisir de l’eau 池边异趣, fin des années trente, affiche, 63,5 x 41 cm 39
I N F LU E N C E D E L A C I V I L I S AT I O N O C C I D E N TA L E E T É VO LU T I O N D E L A P E N S É E T R A D I T I O N N E L L E
Considéré par Xu Beihong comme « façonné » par l’atelier graphique de Tushanwan, Zhou Xiang (1871-1934) est peut-être le premier peintre chinois à avoir ouvert une école d’arts plastiques. Le 28 décembre 1910, le journal Minlibao de Shanghai publia les « Statuts de l’Institut de peinture de Shanghai », de Zhou Xiang. On pouvait y lire que l’école « enseignait exclusivement le nouveau graphisme et étudiait les connaissances et capacités nécessaires au dessin, afin de former des talents spécialisés qui pourraient exercer l’enseignement des arts en obtenant d’excellents résultats11 ». Selon les statuts, les cours de peinture englobaient la préparation des couleurs, le clair-obscur, la perspective, le dessin d’après nature, le paysage et le portrait. Ces techniques reprenaient manifestement celles enseignées par les Occidentaux en Chine. Sur le dessin au crayon, les statuts mentionnaient le rendu des ombres par hachurage, le clair-obscur, la nature morte et le dessin de plein air, ce qui se rapproche beaucoup de la notion d’esquisse qui nous est maintenant familière. On considère que les différentes écoles d’arts plastiques fondées par Zhou Xiang de 1909 à 1922 ont formé des milliers d’étudiants. Revenant sur les nouveaux mouvements artistiques de la première période, Xu Beihong déclarait que Tushanwan avait été « le berceau de la peinture occidentale en Chine ». Mais il ne nous reste aucune œuvre que l’on puisse attribuer de façon certaine à l’orphelinat de Tushanwan. La responsabilité en est habituellement attribuée aux saccages de la fin de la Révolution culturelle. L’image que nous reproduisons ici est l’une des très rares œuvres de Tushanwan dont on dispose encore aujourd’hui. La plaque de cuivre incrustée dans son cadre porte la mention suivante : « 18 mai 1926, pour célébrer l’ordination des frères Mao Lun, Dai Aihua et Feng Aowu, par l’élève de première année Xu Hui, monastère du Cœur de Jésus ». L’œuvre représente une scène de la Passion du Christ, mais à la différence des œuvres habituelles de ce genre, le Christ en croix est représenté avec beaucoup de réalisme. L’auteur s’est appliqué à rendre le côté vivant de la peau et les lumières plus ou moins chaudes provenant des deux côtés apportent du volume au personnage de Jésus. Le dessin comporte des changements chromatiques complexes. On voit que l’auteur s’est beaucoup intéressé aux effets de lumière et de couleurs. Évolution de la pensée traditionnelle L’influence grandissante de l’Occident conjuguée à la défaite de la Chine à l’issue de la première guerre sino-japonaise a accéléré chez les élites de la cour impériale une prise de conscience déjà existante. En 1898, Zhang Zhidong (1837-1909), ministre des Affaires étrangères de l’empereur Guangxu, publie son Exhortation à l’étude dans laquelle il conseille de demeurer mesuré dans l’apprentissage de l’Occident, rectifiant également les ouvrages de vulgarisation exposant certains points de vue argumentatifs émis dans les cercles académiques. Il propose une définition des connaissances dites nouvelles et anciennes en usage à la cour impériale et exprime également la position que devraient adopter selon lui les Chinois :
1.27 Zheng Mantuo, affiche pour la compagnie de tabac des frères Nanyang, début des années trente, 104 x 30 cm
1.28 Atelier de Zhi Ying, Ballade au pipa 琵琶谣, 1929, calendrier publicitaire de la manufacture sucrière Meiji 1.29 Liang Saizhu jouant du pipa, magazine illustré Beihai Huabao (Tianjin), 7 décembre 1927 40
1.30 Photo regroupant des artistes de calendriers mensuels illustrés (yuefenpai) ainsi que quelques autres artistes (vers 1925). De gauche à droite : Zhou Baisheng, Zheng Mantuo, Pan Dawei, Ding Song, Li Mubai, Xie Zhiguang, Ding Yunxian, Xu Yongqing et Zhang Guangyu
Les Quatre Livres, les Cinq Classiques, l’histoire, la gouvernance et la géographie de la Chine relèvent de l’ancien savoir ; la gouvernance, les arts et l’histoire de l’Occident relèvent du nouveau savoir. L’ancien savoir pour la substance ; le nouveau savoir pour le fonctionnement. Tous deux sont d’égale importance (Exhortation à l’étude, « L’établissement d’écoles »). Il met également en parallèle savoir chinois et savoir occidental d’une part, nouveau et ancien d’autre part : Le savoir chinois est un savoir tourné vers l’intérieur ; le savoir occidental est un savoir tourné vers l’extérieur. Le savoir chinois s’adresse à l’esprit et au corps ; le savoir occidental s’adresse aux affaires du monde. Nous pouvons ainsi nous conformer aux doctrines sans pour autant être strictement reliés à elles. Si l’on conserve le cœur des sages et si l’on agit comme eux, en considérant la piété, la fraternité, la loyauté et l’intégrité comme vertus, et en considérant le respect pour le souverain et la protection pour le peuple comme principe de gouvernance, nous ne risquons pas de nous éloigner des sages, même si jour et nuit, nous usons des machines à vapeur et des chemins de fer (Exhortation à l’étude, « Étude comparative »). Ce point de vue montre qu’en Chine, la tradition lettrée accepte désormais ces arts occidentaux jusqu’alors tant dédaignés. Cela signifie également que compte tenu de la vie sociale et des besoins de chacun, le savoir occidental et la tradition confucéenne peuvent fort bien coexister sans s’opposer. Il est certain qu’il s’agit-là d’une attitude d’ouverture à l’égard des sciences et techniques occidentales, voire même d’autres domaines affiliés. Bien entendu, l’environnement intellectuel de la fin de la dynastie des Qing connaît alors de nombreux bouleversements et les débats qui animent les sphères intellectuelles se résument peu ou prou à la controverse autour des Han et des Song à propos des classiques confucéens. Il s’agit-là d’un épisode complexe de l’histoire des sciences : l’objet de la controverse qui vit s’entremêler écoles et courants de pensées scientifiques ne saurait être schématiquement ramené à un débat visant à établir une démarcation claire entre ces trois piliers que sont l’étude des Han, l’étude des Song et l’étude des lettres modernes, et les circonstances voulurent que l’évolution et la démarcation entre les écoles fussent également décidées à cette époque. Cependant, avant la réforme des Cent Jours (1898), « l’étude des Han, l’étude des Song et l’étude des lettres modernes, rattrapées par la réalité politique, avaient fini par trouver un terrain d’entente12 », dans le but de fournir, à une époque trouble, un cadre à l’organisation politique. Souvent nourris d’attentes morales, la plupart des gens espèrent en leur for intérieur voir se mettre en place un développement sain de leur société et de leur pays ; malheureusement, la complexité des conflits opposant les peuples, les intérêts et les cultures ne cessent d’enfoncer ce fragile mur de moralité jusqu’à son écroulement total. Lorsque les faits s’imposent, le principe de réalité reprend toujours le dessus. Il en va ainsi de la culture confucéenne. La culture occidentale possède une structure intrinsèque complète qui se suffit à elle-même. Ce qui complique la situation, c’est qu’un missionnaire aura certes fourni un élément de connaissance tiré de la culture européenne ; mais comment cet élément de connaissance pourra-t-il être de quelque utilité rationnelle à l’intérieur d’un autre système culturel qui lui-même traverse une époque de forts chamboulements ? L’histoire est émaillée d’exemples de ce type. Il suffira 41
I N F LU E N C E D E L A C I V I L I S AT I O N O C C I D E N TA L E E T É VO LU T I O N D E L A P E N S É E T R A D I T I O N N E L L E
1.31 En 1872, le gouvernement Qing envoie pour la première fois trente enfants étudier aux États-Unis
alors d’un malentendu fortuit ou d’un conflit pour que, partant de l’antagonisme né d’un événement bien circonscrit, deux cultures différentes finissent par unilatéralement s’opposer et s’exclure. D’une position intransigeante d’exclusion totale du savoir occidental à une version retouchée de « l’origine chinoise du savoir occidental » (xixue zhongyuan), expression fort appréciée par l’empereur Kangxi, puis au rappel du « nouveau savoir pour le fonctionnement » cité précédemment, il s’agissait alors bien là d’un changement sociétal qui venait s’ajouter à d’autres bouleversements dans les domaines économique, politique, militaire et social ; un tel changement résultait certes d’une évolution de la société, mais était également lui-même à l’origine d’une transformation de la société. Voilà pourquoi, en même temps que se succédaient les conflits entre l’État Qing et les grandes puissances occidentales, accompagnés de leur cortège de tensions, circulaient également des opinions telle celle exprimée par Zhang Zhidong : Ceux qui cherchent à nous sauver comptent sur le nouveau savoir. D’autres restent accrochés à l’ancien savoir de peur de voir disparaître les doctrines traditionnelles ; difficile de dire qui a raison. Incapables d’avaler la nourriture, les conservateurs la rejettent ; les réformistes sont tels des moutons qui arrivés à un carrefour ne savent par où poursuivre leur chemin. La vieille école ignore l’ouverture ; la nouvelle école ignore les racines. Ceux sans ouverture ne peuvent trouver les solutions face à l’ennemi et au changement ; ceux sans racines ne connaissent plus les règles de conduite sociale. En conséquence de quoi, les conservateurs critiquent de plus en plus les réformistes, les réformistes détestent de plus en plus les conservateurs, et cela va de mal en pis. Les malfaisants qui sèment la destruction proposent différents courants d’idées, cherchant ainsi à influer sur le peuple. Les lettrés s’agitent mais aucun ne s’impose ; les doctrines déviantes fleurissent à travers le pays. Quand l’ennemi arrive, nul ne le repousse ; quand l’ennemi n’est pas encore arrivé, nul ne travaille à la paix. Je crains fort que le fléau de la Chine ne soit pas à l’extérieur de ses frontières mais bien à l’intérieur même (Exhortation à l’étude, « L’établissement d’écoles »). À l’instar du débat opposant les différentes orthodoxies philosophiques à l’orthodoxie historique, le domaine de la peinture a également produit quelques divergences dans le débat doctrinal. Prenons l’exemple des écoles du Sud et du Nord de Dong Qichang : les goûts et les préférences de chacun avaient instauré une séparation progressive entre le « correct » d’une part et le « déviant » d’autre part. Ainsi donc, pour les peintres affichant une préférence pour l’école du Sud, l’école du Nord est « déviante ». Ce point de vue existait déjà à l’époque où Dong Qichang avait énoncé les concepts d’école du Nord et d’école du Sud : la classe des lettrés plaçait alors le goût des lettrés sur un piédestal. Pour dire les choses simplement, l’école du Sud représentait à elle seule une synthèse du goût des lettrés et quelqu’un comme Su Dongpo préconisait une approche « impulsive » ; a contrario, le goût développé par l’école du Nord était considéré comme plutôt rustre, ainsi que le décrit Shen Hao (1586-1661) qui vécut sous la dynastie des Ming : 42
Le bouddhisme chan et la peinture furent tous deux divisés à la même époque en école du Nord et école du Sud. Le souffle animant ces deux écoles était très différent. […] L’école du Nord était représentée par Li Sixun dont le style était clair et vigoureux ; il maniait le pinceau avec force et fermeté et fonda une école reprise ensuite par Zhao Gan, Bo Ju, Bo Su, Ma Yuan, Xia Gui, et jusqu’à Dai Wenjin, Wu Xiaoxian, Zhang Pingshan, et bien d’autres encore. Malheureusement, cette école tomba progressivement dans l’hypocrisie et leurs successeurs subirent l’influence de modes passagères (Poussières de peintures). Bien entendu cette division pour la prééminence porte en elle la marque des goûts personnels ou celle du pouvoir. Par la suite, dans la réfutation des écrits sur la théorie de la peinture et dans la pratique picturale et calligraphique, le concept de « déviant » fut amené à désigner des phénomènes esthétiques aux origines difficilement retraçables. Une telle situation finit par devenir intenable. Aussi, au début de la République de Chine, tous ces usages et toutes ces pratiques qui, dans les théories de la peinture traditionnelle, avaient maintes fois été pris au pied de la lettre, furent-ils tout simplement catégorisés comme étant conventionnels par ces personnes qui avaient accepté le savoir occidental : « Les trois cent ans du règne des Qing n’ont produit aucune peinture digne de ce nom » (Chen Xiaodie). De fait, avant même que le savoir occidental ne vienne s’immiscer dans le débat sur la question de la peinture et de la calligraphie traditionnelles, la controverse autour du « correct » et du « déviant » était déjà étroitement liée à la question de l’autorité, du goût et des intérêts. Cependant, avec l’apparition de l’art occidental en Chine, lorsqu’arriva le moment de comparer la peinture traditionnelle et la peinture « barbare » venue d’Occident, surtout dans un tel contexte, les différentes positions traditionnellement en place perdirent toutes de leur pertinence et de leur utilité. Ainsi, le peintre et marchand de sel Zheng Ji (1813-1874) émit la critique suivante à l’encontre de la peinture occidentale : La peinture occidentale ne sait pas utiliser le pinceau, et ne sait pas utiliser l’encre non plus ; elle ne sait que reproduire les formes. La peinture classique est experte dans le maniement de l’art du pinceau et de l’art de l’encre. Quand elle s’avise, rarement, de reproduire les formes, elle introduit un souffle à l’intérieur et la structure extérieure est unique. Ainsi, une peinture vigoureuse contiendra la vigueur du mont Tai et des océans ; ainsi encore, une peinture d’une élégance simple débordera de poésie. Ainsi encore de Ma Yuan lorsqu’il peint Guangong : quelques coups de pinceau lui suffisent pour peindre la majesté de Guangong. Sa renommée est sans pareille. Comment la peinture occidentale pourrait-elle faire le poids ? (Bref Aperçu des théories de la peinture par le Maître du Pavillon de la Rêverie). Qui connaît un tant soit peu l’art occidental aura immédiatement vu qu’une telle affirmation s’écarte du sujet. Passé maître dans l’art de la calligraphie et de la poésie, Zheng Ji avait reçu une éducation fondée sur les Quatre Livres et les Cinq Classiques, laquelle avait déterminé sa tournure d’esprit. S’il vécut dans le district de Xinhui, appartenant à la province du Guangdong, il demeure néanmoins impossible de trouver trace chez lui du moindre intérêt pour la peinture d’exportation ou la peinture occidentale, pourtant toutes deux très en vogue alors dans le proche Macao et sur la côte avoisinante. En définitive, dans le domaine de la peinture traditionnelle, qu’importent les divergences de position des parties prenantes : aucune d’entre elles ne se dressa jamais pour défendre les traditions picturales et calligraphiques traditionnelles chinoises. Lorsque à la suite des idées venues d’Occident, ce sont les arts occidentaux qui déferlèrent sur les villes chinoises, et que parallèlement les milieux politiques et intellectuels virent apparaître les réformistes, on peut aisément comprendre que le domaine de la culture et des arts vit naître en son sein deux points de vue aussi radicaux que la sauvegarde acharnée de la tradition d’un côté et l’« occidentalisation intégrale » de l’autre. Tout comme Zhang Zhidong dans son Exhortation à l’étude, Liang Qichao devait employer le terme d’« art occidental » dans sa bibliographie critique des livres traduits en chinois, la Bibliographie du savoir occidental. Il nous est cependant permis de croire que l’un comme l’autre avaient peu étudié l’art occidental ; ce qu’ils en connaissaient s’approchait davantage de la synthèse née de la méthode dite « des mers occidentales » ou « de l’Extrême-Occident » mise au point par les missionnaires présents en Chine à la fin de la dynastie des Ming, qui effectuait un condensé de la peinture occidentale allant de la Renaissance à l’impressionnisme, et qui de plus avait totalement passé sous silence l’analyse des différents styles artistiques qui se manifestaient dans l’art de l’illusion d’optique. Mais le recours au vocabulaire issu de cette méthode a permis au moins de s’écarter de l’habituelle controverse autour des théories de la peinture et des écoles ; le nouveau vocabulaire a ouvert une possible nouvelle voie vers la connaissance. Il est certain néanmoins que la question demeure. Zhang Zhidong et d’autres encore ont également clairement établi la différence entre « savoir chinois » et « savoir occidental », ainsi que leur fonctionnement
1.32 Portrait de Zhang Zhidong
1.33 Portrait de Li Hongzhang 43
I N F LU E N C E D E L A C I V I L I S AT I O N O C C I D E N TA L E E T É VO LU T I O N D E L A P E N S É E T R A D I T I O N N E L L E
1.34 Feng Gangbai, Grand-père de Huang Jusu 黄居素祖父像, 1924, huile sur toile, 60 x 50 cm
respectif ; quel modus operandi ces deux cultures si distinctes devaient-elles alors adopter pour pouvoir enfin communiquer et s’expliquer ? Déjà, lorsqu’aux tout débuts, les missionnaires avaient transmis la culture occidentale, ils n’avaient pu s’accorder avec les lettrés chinois sur une méthode pour accommoder leurs deux systèmes culturels. C’est ainsi que Giuseppe Castiglione, se pliant au goût des empereurs, avait cependant tout fait pour conserver ses techniques de peinture personnelles. Dans l’histoire des beaux-arts des temps modernes en Chine, ce que l’on nomme fusion, compromis, intégration sont des concepts aux contours changeants qui ne cessent de valser au gré des techniques revendiquées par l’un ou l’autre des deux systèmes artistiques et ainsi d’être engagés dans un incessant va-et-vient. Ne renonçant jamais à leur mission première mais soucieux de satisfaire les besoins de leurs « mécènes » chinois, les missionnaires avaient néanmoins accepté de procéder aux adaptations qui s’imposaient en termes de matériaux et de coloris, ainsi que pour le clair-obscur, la perspective et les proportions. De leur côté, les peintres chinois, tributaires de leur éducation et de leurs habitudes de travail (matériel et techniques utilisés), purent à l’évidence très difficilement modifier leurs goûts picturaux et leurs méthodes.
1.35 Photo de groupe prise à Canton : Hu Gentian (premier à gauche), Li Tiefu (deuxième à gauche), Feng Gangbai (troisième à gauche), 1930 44
Parmi les mesures d’adaptation, les premières études à l’étranger des peintres Quoi qu’il en soit, ce gouvernement de la fin des Qing était déjà enfoncé dans une crise politique profonde. Moins de deux ans plus tard, malgré le mandat d’arrêt lancé contre Kang Youwei et Liang Qichao après le mouvement de renouveau et de réforme, chassée à Xi’an avec son gouvernement par l’Alliance des huit nations, Cixi est contrainte de laisser Guangxu édicter la réforme des Cent Jours. Un élément très important de ce
mouvement est la réforme de l’éducation, qui reprend l’un des Trois Changements de direction dans la réforme des institutions de Zhang Zhidong et Liu Kanyi (1830-1902) : « Assouplir la politique, accorder la priorité aux talents humains, respecter la flexibilité des décisions prises après discussion »13. Le gouvernement commence à encourager les jeunes à étudier à l’étranger ou dans les écoles modernes. En 1904, Zhang Zhidong, Zhang Baixi (1847-1907) et Song Qing (1859-1917) élaborent une réglementation de l’enseignement appelée Mémorial en vue de décisions sur la réglementation des écoles. Un an après, le gouvernement promulgue pour l’année suivante l’abandon total des examens impériaux, qui peut être considéré comme une mesure d’ajustement face à l’agression occidentale. Dès lors, le statut des intellectuels chinois comme hommes de pouvoir se modifie. Privés de la hiérarchie des examens impériaux, ils perdent leur enracinement local. L’invasion des capitaux étrangers et le mouvement Yangwu entraînent l’industrialisation et le développement associé des métiers urbains, ce qui a pour conséquence une rapide complexification de la division du travail dans la société, et l’on découvre que pour être socialement utile, il est nécessaire de disposer des nouvelles connaissances, et non plus de s’épuiser dans l’étude des classiques confucéens. Les longs efforts des missionnaires et les nombreux ouvrages des publications officielles ou privées font de la presse le centre d’attention des lettrés, qui s’échangent, discutent et critiquent toutes sortes de journaux et de revues dans leurs associations, espèces de salons modernes, et dans leurs écoles. Dans ces réunions incessantes et pleines de vitalité naissent des idées, des groupes, et jusqu’à des mouvements politiques, culturels ou sociaux bien concrets. En 1895, l’issue de la guerre sino-japonaise a une influence réellement déterminante tant sur le gouvernement mandchou que sur la majeure partie de la jeunesse. La défaite chinoise et la signature du traité de Shimonoseki mettent profondément à mal l’estime de soi de la gentry chinoise et conduisent l’intelligentsia rationaliste à adresser à l’empereur des mémoriaux préconisant de prendre les Japonais en modèle. C’est en 1896 que les premiers étudiants chinois sont envoyés au Japon. L’année suivante, ils sont vingt mille. Parmi eux figurent de jeunes élèves partis apprendre « l’art occidental ». Dans ces premiers contingents de jeunes étudiants partis étudier de façon systématique la peinture occidentale, on peut citer Li Tiefu, Feng Gangbai, Li Yishi et Li Shutong. C’est au Canada que Li Tiefu (18691952) commence à suivre des cours d’art. Il n’y va pas pour changer le destin de sa patrie, mais pour y gagner sa vie. Là-bas, il étudie neuf ans. Vers 1896, il arrive aux États-Unis. Si l’on peut considérer Li Tiefu comme le premier artiste chinois étudiant à l’étranger ayant obtenu d’excellents résultats artistiques, c’est à un autre titre, symbolique, que son nom s’inscrira dans l’histoire de l’art : ses confrères américains le considèrent comme un étudiant étranger modèle, alors que peu de jeunes en entendent parler dans son pays. En Chine, la vague d’engouement pour l’Occident naît au retour des premiers artistes partis au Japon, tels Li Shutong et d’autres étudiants encore plus jeunes. Li Tiefu participa au mouvement révolutionnaire de Sun Yat-sen et fut même secrétaire permanent de la branche new-yorkaise de la Tongmenghui à partir de 1909. Son rôle dans les activités du parti révolutionnaire révèle un peintre plein d’enthousiasme et d’idéal politique. Condisciple plus chanceux de Li Tiefu à l’Institute of Fine Arts de l’université de New York, Feng Gangbai (1883-1984) a non seulement vécu plus longtemps, mais également bénéficié d’une longue renommée. Comme Li Tiefu, c’est pour gagner sa vie qu’il part étudier à l’étranger. En 1905, il entre à l’École des beauxarts de Mexico pour y étudier la peinture à l’huile. Cinq ans plus tard, il arrive à San Francisco et étudie brièvement à la Bujily puis à la Chicago Art Academy. Après être entré, en 1912, à l’association des étudiants de l’Institute of Fine Arts de New York, il maîtrise encore mieux la technique de la peinture à l’huile. À cet égard, il fait preuve d’une compréhension stupéfiante de la lumière et de la couleur qui évoque Rembrandt. Mais ses toiles reflètent des influences diverses : il a vu trop d’œuvres et de reproductions occidentales. On peut citer ici des peintres américains comme Thomas Eakins, William Merritt Chase, John Singer Sargent et Robert Henri, dont la véritable filiation est la tradition réaliste européenne, et c’est pourquoi des artistes de la Renaissance comme Titien ou Rubens semblent également l’avoir influencé. Mais rien ne laisse entrevoir à quel peintre occidental il s’est particulièrement intéressé, auprès de qui il aurait étudié, si ce n’est son professeur Robert Henri, ancien élève de l’Académie Julian et de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris dont l’enseignement lui fut bénéfique pendant sa vie entière, qui lui déclara un jour : « Avec ton talent, tu n’as plus rien à apprendre en Amérique. Pourquoi ne retournes-tu pas en Chine ? Tu es chinois, et les Chinois ont leur propre style14. » À l’évidence, pour ce jeune homme, la chance de pouvoir utiliser les pigments des couleurs à l’huile dans une expression typiquement chinoise représente un défi et une attraction considérables, et lorsqu’il apprend que le doyen de l’université de Pékin Cai Yuanpei invite des peintres à revenir enseigner en Chine, il rentre à Canton au début de l’automne 1921. À la différence de Li Tiefu, ses dix-sept années d’études à l’étranger lui permettent d’être l’un des premiers artistes chinois à enseigner la peinture occidentale en Chine. Le peintre devait ensuite exprimer ainsi sa conception de l’art : « Un portrait n’est pas collé sur une toile, il y a de l’espace derrière [le sujet] et on peut toucher sa nuque. » Pourquoi un tel intérêt pour cet effet de réel ? Un tel critère ne s’éloignait-il pas de l’exigence confucéenne traditionnelle de conduite morale et d’accomplissement ? Manifestement, Feng Gangbai s’accordait très bien avec l’ère industrielle et l’environnement urbain en cours de modernisation. Des années plus tard, il se souviendrait encore
1.36 Li Shutong, Femme nue 裸女, avant 1910, peinture à l’huile
45
de ce que Robert Henri lui avait enseigné dans ses premières années, au sujet duquel il manifesterait encore plus d’intérêt : « le sang qui semble circuler sous la peau ». En fait, si ses sujets sont des individus ordinaires, des natures mortes ou des paysages, il ne s’attache qu’à la matière, fait entrer cette préoccupation dans son enseignement et la diffuse par l’intermédiaire de ses élèves. Peu à peu, pour ces gens qui avaient suffisamment goûté aux jeux littéraires, dans le cheminement de cette attention portée à la matière, à la lumière vue sous l’angle des sciences naturelles et non dans une compréhension intellectuelle de notions abstraites, commença une transformation radicale de leur perception – puis de leur notion – de la nature et de la société. Arrivé en 1903 au Japon avec son frère, Li Yishi (1886-1942) y a étudié le droit avant d’entrer dans une école d’officiers, et n’a commencé l’apprentissage sérieux de la peinture qu’en 1907 lorsqu’il fut reçu à la Glasgow School of Art. Doté d’une logique rigoureuse et du sens de la nuance, il est féru de science et connaît mieux l’histoire et la théorie de l’art que ses condisciples chinois de cette période. Ses études d’art achevées, il reste à la Glasgow School of Art, où il s’inscrit dans le département de physique. Contrairement à Li Tiefu et à Feng Gangbai, partis à l’étranger pour y gagner leur vie, Li Yishi bénéficie d’un autre environnement familial : son père est peintre et son oncle paternel Li Baojia (1867-1906) est l’auteur d’un roman important de la fin des Qing, La Bureaucratie révélée sous son vrai jour. Comme les autres peintres chinois, Li Yishi recherche son inspiration dans la poésie classique et son tableau La Complainte du palais 宫怨, achevé en 1931, porte en sous-titre le dernier vers d’un célèbre poème de Bai Juyi, Penchée sur son brûle-parfum, en attendant l’aube15. On voit là tout l’intérêt que Li Yishi éprouve à exprimer le sentiment poétique chinois par un réalisme total. À la différence des peintres chinois traditionnels, cette scène apparaît extrêmement concrète, et l’artiste veut faire appréhender les quartiers interdits du palais impérial et l’absence de liberté par l’image du tableau et par un sujet réaliste. Parti étudier au Japon en 1905, Li Shutong (1880-1942) est un véritable personnage de roman. Par sa jeunesse à Shanghai, il évoque le lettré des temps anciens : talent littéraire, beuveries poétiques, fréquentation de courtisanes belles et cultivées. Originaire de Pinghu, au Zhejiang, sa famille s’installe à Tianjin. Son père est banquier et grâce à son environnement familial, Li Shutong bénéficie d’une excellente éducation. L’élégance naturelle qu’il révèle dans sa maîtrise tant de la poésie que de la gravure des sceaux ou de la calligraphie contrastera avec son engagement ultérieur dans la vie monastique à partir de 1918. En 1905, il s’embarque pour le Japon avec une bande de jeunes étudiants, mais ne s’étant pas inscrit assez tôt pour les examens d’entrée, il attendra l’année suivante pour accéder à l’École des beaux-arts de Tokyo. Son professeur est Kuroda Seiki, peintre impressionniste le plus influent de l’ère Meiji. On comprend alors facilement la présence de paysages impressionnistes dans la peinture à l’huile de Li Shutong. Parallèlement, il prend des cours de piano et de composition dans une école de musique et étudie le théâtre auprès de l’auteur dramatique Fujisawa Asajiro. Contrairement à l’attitude de nombre d’étudiants étrangers au Japon envers leur sujet d’étude, Li Shutong se laisse simplement aller à sa nature, et ni les bases de son éducation primaire auprès d’un précepteur ni ses nouvelles connaissances ne le portent au combat politique dans le parti révolutionnaire. Au Japon, il forme avec Ouyang Yuqian (1889-1961) la Chunliushe, ou Compagnie du saule printanier, dans laquelle il joue le rôle de Marguerite dans La Dame aux camélias et celui d’Emily dans La Case de l’oncle Tom. La Chunliushe exercera une influence sur le milieu théâtral et conduira à la naissance du théâtre chinois moderne. En même temps, il fonde une revue de musique, Yinyue xiao zazhi, et compose. Des années plus tard, ses œuvres musicales nous laissent encore un enchantement inoubliable :
1.37 Li Shutong, Autoportrait 自画像, 1910, huile sur toile, 60,6 x 45,5 cm (page de gauche) 1.38 Li Yishi, La Complainte du palais 宫怨, 1933, peinture à l’huile
Devant le pavillon des adieux, au bord de la vieille route, l’herbe odorante étend sa verdure jusqu’au ciel. Le vent du soir agite les saules, un son de flûte s’attarde, le soleil couchant disparaît derrière les montagnes. Aux quatre coins du monde, mes amis sont dispersés. Finissons cette cruche de vin trouble pour nous réjouir, nous nous séparons cette nuit, mes rêves seront glacés16. Ces paroles, dont la tristesse est suscitée par une opposition entre temps humain et intemporalité de la nature, sont extrêmement proches de l’état d’esprit de certains intellectuels de cette époque. En même temps, elles reflètent le tempérament particulier de Li Shutong, qui est précisément l’un des principaux facteurs qui le poussera plus tard à s’éloigner du monde en devenant moine. Les souvenirs de son élève Feng Zikai permettent de comprendre le don et les capacités de Li Shutong pour l’enseignement artistique ; ce fut l’un des premiers professeurs à utiliser les modèles en plâtre, à emmener ses élèves dessiner en plein air et à enseigner l’histoire de l’art occidental (sujet sur lequel il a écrit un ouvrage) ; et l’utilisation de modèles vivants dans ses deux classes à l’école normale du Zhejiang montre son audace et son ouverture d’esprit. Avec l’utilisation par Liu Haisu de modèles nus en classe, ces événements sont entrés dans l’histoire de l’art chinois du XXe siècle, si riche en rebondissements17.
1.39 Li Shutong (au dernier rang, partie droite, au milieu) en classe de peinture à la première école normale du Zhejiang, 1913 47