L'Art des voyages français en Polynésie 1768-1846 (extrait)

Page 1


© Somogy éditions d’art, Paris, 2013 Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Conception graphique : Audrey Hette Fabrication : Michel Brousset, Béatrice Bourgerie, Mélanie Le Gros Contribution éditoriale : Natasha Edwards et Nicole Mison Suivi éditorial : Christine Dodos-Ungerer Ce livre a été écrit avec l’aide financière du Fonds Pacifique. This book was written with the financial support of the Fonds Pacifique.

Imprimé en Italie (Union européenne)

2


- Christine A. Hemming -

l ART des

’ VOYAGES FRANÇAIS en POLYNÉSIE 1768-1846

THE ART OF THE FRENCH VOYAGES TO FRENCH POLYNESIA


Ce livre est dédié à ma mère qui a partagé mon rêve de l’écrire et à Jean-Marc Tera’ituatini Pambrun qui a rendu ce rêve possible Mauruuru maita’i ia ‘o rua


This book is dedicated to my mother who shared my dream of writing it and to Jean-Marc Tera’ituatini Pambrun who made it possible Mauruuru maita’i ia ‘o rua


Planche 15, (dĂŠtail)

Tahitienne tatouĂŠe 6 Tattooed Tahitian woman


SOMMAIRE

CONTENTS

Préface et remerciements, 8

Preface and Acknowledgements, 9

Introduction historique, 19

The Historical Background, 19

Table des planches, 92

List of Plates, 93

Légendes des planches, 94

Annotated Plates, 94

Bibliographie, 155

Select Bibliography, 155

Crédits photographiques, 158

Photographic Credits, 158


PRÉFACE & REMERCIEMENTS

L

’idée de ce livre vient d’une étude semblable que j’ai menée à bien il y a quelques années, concernant le travail des artistes qui accompagnaient les expéditions françaises ayant touché la Nouvelle-Zélande aux xviiie et xixe siècles. Originaire de cette région du Pacifique, je connaissais bien la contribution des Britanniques à l’exploration du Grand Océan, en particulier celle de James Cook, mais j’étais peu au courant de celle des navigateurs, savants et artistes français. Lorsque j’eus l’occasion d’étudier leurs travaux à Paris, je fus étonnée par la richesse des collections de spécimens, d’objets artisanaux, d’œuvres picturales et de journaux de bord que recélaient musées et bibliothèques. Cela m’incita à rassembler et à publier des documents iconographiques sur d’autres régions du Pacifique. Mon propos était double. D’abord, attirer l’attention sur la contribution française à l’exploration du Pacifique, qui est souvent négligée ou, en tout cas, peu connue dans cet environnement majoritairement anglophone et, ensuite, rendre accessible aux peuples du Pacifique une sélection d’images, parmi les plus attrayantes et les plus importantes, représentant leur héritage naturel et culturel. Je choisis donc la Polynésie française comme étape suivante de ce travail, parce que Tahiti avait polarisé toute l’attention du public pendant les expéditions françaises des xviiie et xixe siècles, et parce que les œuvres picturales qu’elles avaient rapportées étaient particulièrement belles. Le financement des recherches nécessaires fut évidemment plus difficile à trouver que les idées sous-tendant le projet, mais j’eus la chance de voir Bruno Gain, à l’époque Secrétaire permanent pour le Pacifique, et son adjoint, Guy de la Chevalerie, s’intéresser à mon idée. Ils m’encouragèrent à faire une demande auprès du Fonds Pacifique (Fonds de coopération économique, sociale et culturelle pour le Pacifique). À Tahiti, Bruno Peaucellier, représentant du président de la Polynésie française au comité directeur du Fonds Pacifique, et chef du service des Relations internationales à la présidence, m’apporta également son soutien. Le personnage-clé sans qui je n’aurais pu mener ce projet à terme fut Jean-Marc Tera’ituatini Pambrun, alors directeur du musée de Tahiti et des Îles. Nous nous étions

8


PREFACE & ACKNOWLEDGEMENTS

T

he inspiration for this book derived from a similar study I conducted some years ago on the artwork from the French voyages to New Zealand. Having originated from the Pacific region, I was well informed of the contributions to the exploration of the Pacific of British voyages, especially those of James Cook, but ill-informed as to the contributions made by the French navigators and scientists. When I had the opportunity to study these in Paris, I was astounded at the richness of the collections of artwork, specimens, artefacts and journals conserved in museums and libraries. I was impassioned to collect and publish the visual documentation of other areas in the Pacific. My aim was twofold. Firstly, to bring to wider attention the French contributions to exploration of the Pacific, overlooked and little known in a largely Anglophone region and, secondly, to make accessible to the peoples of the Pacific selections of the most attractive and most important images documenting their cultural and natural heritage. I chose French Polynesia as the next region because Tahiti was a focus of so much attention during the French voyages in the eighteenth and early nineteenth centuries and because the drawings were especially beautiful. Funding for the research required was harder to find than the inspiration but I was fortunate that Bruno Gain and Guy de la Chevalerie, at the time, respectively, Secrétaire permanent pour le Pacifique and his deputy, liked the idea and encouraged me to make an application to the Fonds Pacifique (Fonds de coopération économique, sociale et culturelle pour le Pacifique). In Tahiti, Bruno Peaucellier, representative of the Président of French Polynesia on the Board (comité directeur) of the Fonds Pacifique and head of International Relations in the Presidency, was equally supportive. The key person without whom I couldn’t have pursued my goal was Jean-Marc Tera’ituatini Pambrun, the late director of the musée de Tahiti et des Îles. We met formally at a Salon du livre d’outre-mer in Paris and then a chance and brief meeting in the rue de Rennes on a winter’s morning several weeks later, during which I told him of my project, sealed his support.

9


rencontrés dans le cadre d’un Salon du livre d’outre-mer à Paris, et puis de nouveau par hasard et brièvement quelques semaines plus tard dans la rue de Rennes, ce qui me donna l’occasion de lui parler de mon projet plus en détail et d’obtenir son soutien. Il proposa au ministère de la Culture de la Polynésie française de contribuer à financer un inventaire des œuvres picturales qui enrichirait le fonds de documentation iconographique du musée de Tahiti et des Îles. Ce projet était ambitieux. L’inventaire destiné au musée devrait inclure toutes les images, publiées ou non, des expéditions françaises dans les archipels de ce qui est aujourd’hui la Polynésie française et servirait de base pour le choix d’illustrations du présent ouvrage. Les images publiées étaient simultanément destinées à constituer la première partie d’un site internet proposant une iconographie du Pacifique provenant de voyages d’exploration de toutes nationalités, pour le Centre de recherche sur la littérature des voyages (CRLV) de l’université de Paris IV-Sorbonne (VIATICA PACIFICA). Guy de la Chevalerie semble avoir beaucoup apprécié mon projet et n’a cessé de me soutenir pendant les années nécessaires pour obtenir le cofinancement indispensable à la participation du Fonds Pacifique. Au commencement du travail pour le CRLV et lors de la confirmation du cofinancement par le ministère de la Culture de la Polynésie française, la subvention fut approuvée sous l’autorité de Patrick Roussel et Guy de la Chevalerie, deux personnes envers lesquelles je suis extrêmement reconnaissante, de même qu’envers le Fonds Pacifique pour sa générosité dans le soutien de ce projet. Ce dernier a finalement vu le jour sous l’autorité d’un nouveau Secrétaire permanent pour le Pacifique, M. Hadelin de la Tour du Pin, et de son adjoint, Jean-Louis Maurer ; à tous les deux, je voudrais exprimer aussi mon sentiment de gratitude. Planche 8, (détail)

Profils côtiers, Marquises Coastal profiles, Marquesas

10


He proposed to the ministère de la Culture de la Polynésie française a contribution to fund an inventory of the artwork which would enrich the collection of visual documents of the musée de Tahiti et des Îles. The project was ambitious. The inventory for the musée de Tahiti et des Îles was to include all published and unpublished images from the French voyages to French Polynesia that would serve as the basis for the selection of images for this book. The published images were destined simultaneously to be the first part of a website of published images of the Pacific from voyages of exploration of all nationalities for the Centre de recherches sur la littérature des voyages (CRLV) of the University of Paris IV-Sorbonne (VIATICA PACIFICA). Guy de la Chevalerie liked my project immensely and remained constantly supportive through the several years it took to find the co-finance necessary for the participation of the Fonds Pacifique. On the commencement of the work for the CRLV and the confirmation of co-finance from the Ministry of Culture in French Polynesia, the grant was approved under the tenure of Patrick Roussel and Guy de la Chevalerie, to both of whom I am extremely grateful, and to the Fonds Pacifique overall for its generosity in supporting this project. The project is completed under the tenure of another Secrétaire permanent pour le Pacifique, M. Hadelin de la Tour du Pin, and his deputy, Jean-Louis Maurer, and I express here my thanks to both of these as well. During visits to Tahiti I met and was encouraged by Denise and Robert Koenig, of Éditions Haero Po, by Serge Dunis of the University of French Polynesia and by the Société des Études Océaniennes who were always hospitable on my visits to their library. I am particularly grateful also to Mme Sylvie André who, during her term as President of the Planche 8, (détail)

Profils côtiers, Marquises Coastal profiles, Marquesas

11


Planche 33, (détail)

Habitants de Mangareva Habitants of Mangareva

Pendant mes passages à Tahiti, j’ai rencontré Denise et Robert Koenig, des Éditions Haere Po, qui m’ont encouragée, de même que Serge Dunis, de l’université de la Polynésie française, et les membres de la Société des études océaniennes qui m’ont toujours accueillie de façon bienveillante dans leur bibliothèque. Je suis particulièrement reconnaissante envers Mme Sylvie André qui, pendant son mandat de présidente de l’université de la Polynésie française, m’a invitée à devenir membre associé de son équipe de recherche, l’IRIDIP (Institut de recherche interdisciplinaire sur le développement insulaire et le Pacifique). Au musée de Tahiti et des Îles, Jean-Marc Pambrun m’a accueillie chaleureusement à chacun de mes passages, tandis que Véronique Mu-Liepmann, Manouche Lehartel et Tara Hiquily m’aidaient à identifier les objets représentés dans les documents ou les coutumes auxquelles ils se rattachaient. Vairea Tessier, du centre de documentation, me fit aussi le meilleur accueil au cours de mes nombreuses visites. Malheureusement un destin cruel, début 2011, devait priver Jean-Marc de ce qui aurait dû être de longues années de créativité, lui ôtant la satisfaction de voir aboutir tant de projets qu’il soutenait ou qu’il avait initiés. Dans mon cas, un grand nombre de documents iconographiques sur la Polynésie française qui ne pouvaient être inclus dans le présent ouvrage seront confiés au musée de Tahiti et des Îles. Théano Jaillet, qui a succédé à Jean-Marc à la tête du musée, a supervisé les dernières étapes du projet et, à elle aussi, je suis reconnaissante de son soutien. Je ne voudrais pas oublier de remercier Teddy Tehei, chef du service de la Culture et du Patrimoine, dont l’aide m’a été précieuse au cours de ce travail. Nombre d’autres collègues ont contribué à entretenir mon enthousiasme au fil des années, et je voudrais remercier ici Mme Anne Lavondès, ancienne directrice du musée de Tahiti et des Îles ; Mme Jeannine Monnier (dont Philibert Commerson, le premier botaniste français à mettre le pied à Tahiti, est un des ancêtres) qui eut la gentillesse de me prêter de nombreux documents ; et Paul de Deckker, que j’ai eu la chance d’avoir comme professeur à l’université, qui fut le premier à éveiller mon intérêt pour l’histoire de l’anthropologie, puis devint un

12


Planche 33, (détail)

Habitants de Mangareva Habitants of Mangareva

University of French Polynesia, invited me to be an associate member of her research team (l’IRIDIP). At the musée de Tahiti et des Îles, Jean-Marc Pambrun welcomed me warmly on each visit and Véronique Mu-Liepmann, Manouche Lehartel and Tara Hiquily assisted me with identifying certain customs and artefacts depicted in the drawings. Vairea Tessier of the documentation centre also welcomed me graciously on my numerous visits. Sadly life was cruel to Jean-Marc, cutting him short, in early 2011, of many productive years and depriving him the satisfaction of seeing the many projects he supported come to fruition. In this case, a great number of unpublished illustrations of French Polynesia, which could not be included in this selection, will be provided to the musée de Tahiti et des Îles. Jean-Marc’s successor, Théano Jaillet, has overseen the final parts of the project and I am grateful to her for her support. I should also like to record my thanks to Teddy Tehei, head of the Service de la Culture et du Patrimoine who was also very supportive of this project. A number of other colleagues kept my objective alive over the years and I should like to thank Mme Anne Lavondès, a former director of the musée de Tahiti et des Îles, Mme Jeannine Monnier (a descendant of Philibert Commerson, the first French botanist to visit Tahiti) who lent me numerous documents over a period of time, and Paul de Deckker, a lecturer in my student days who first interested me in the history of anthropology and became a firm friend, but whose life was also cut short prematurely. I am grateful also to Claude Stéfani, initially of the musée des Beaux-Arts in Chartres and subsequently La Maison de Pierre Loti in Rochefort, who supported my efforts constantly, as did Philippe Peltier and Christian Coiffier of the musée du quai Branly. As my research progressed and in order to make an informed selection from the many drawings, I needed the help of experts in the identification of plants, fish, birds and seashells, for none of which I had the scientific expertise. The scientists, particularly René Galzin, of CRIOBE (Centre de recherches insulaires et observatoire de l’environnement de Polynésie

13


Planche 24, (détail)

Poissons papillons Butterflyfish, Bora Bora

véritable ami, mais qui lui aussi devait nous quitter prématurément. Je voudrais dire aussi ma gratitude envers Claude Stéfani, d’abord au musée des Beaux-Arts de Chartres, puis à la Maison de Pierre Loti à Rochefort, qui n’a jamais cessé de m’encourager dans mes efforts, de même que Philippe Peltier et Christian Coiffier du musée du quai Branly. Tandis que mes recherches progressaient, et de manière à faire un choix raisonné parmi les nombreux dessins et peintures mis à ma disposition, j’eus besoin de l’aide d’experts pour l’identification des plantes, oiseaux, poissons et coquillages, car je n’ai pas de connaissances scientifiques particulières dans ces domaines. Je suis particulièrement reconnaissante envers René Galzin, du CRIOBE (Centre de recherches insulaires et observatoire de l’environnement de Polynésie française, USR 3278 CNRS-EPHE) de Moorea, qui m’a fourni une aide précieuse pour l’identification moderne des poissons, mollusques et crabes. Jean-Yves Meyer, de la délégation à la Recherche de Papeete, m’a aidée pour les problèmes d’identification botanique, et Jacques Florence, botaniste de l’IRD (Institut de recherche pour le développement) que j’avais déjà rencontré au Muséum national d’histoire naturelle à Paris, se trouvait par hasard en même temps que moi à Tahiti où il travaillait sur l’herbier de la Polynésie française et m’a procuré lui aussi une aide considérable. Mme Anne Gouni de la Société d’ornithologie de Polynésie (Manu) et directrice de l’Agence de soutien au développement de projets m’a, quant à elle, aimablement fourni son aide pour l’identification des oiseaux. Je suis aussi reconnaissante à Pierre Ottino pour m’avoir procuré des informations sur les Marquises d’autrefois, à Jean-François Butaud pour ses précisions sur certaines plantes, à Gloria Teai-Dauphin, Raymond et Teva Dauphin, pour leur accueil et l’aide considérable qu’ils m’ont fournie lors de mes nombreuses visites à Tahiti, et à Emmanuel Deschamps pour sa fidélité et sa contribution à la publication de ce livre. J’aimerais aussi remercier le personnel des nombreuses bibliothèques de France dont j’ai pu consulter les archives, dont la bibliothèque centrale du Muséum national d’histoire naturelle, et en particulier Pascale Heurtel, conservateur des archives ; la bibliothèque du département

14


Planche 24, (détail)

Poissons papillons Butterflyfish, Bora Bora

française, USR 3278 CNRS-EPHE), situated on Moorea, provided significant input into the current identifications of fish, molluscs and crabs. Jean-Yves Meyer of the délégation à la Recherche in Papeete helped me with botanical identifications and Jacques Florence, botanist of l’IRD (Institut de recherche pour le développement) whom I had met at the Muséum national d’histoire naturelle, happened to be in Tahiti at the same time as me, engaged on the herbier de la Polynésie française, also gave me much help with plants. Mme Anne Gouni of the Société d’ornithologie de Polynésie (Manu) and Director of the Agency to Support the Development of Projects kindly assisted me with the identifications of birds. I am also grateful to Pierre Ottino who shared information with me, Jean-François Butaud for his botanical precisions, Gloria Teai-Dauphin and Raymond and Teva Dauphin, who helped me in significant and diverse ways over numerous visits to Tahiti and to Emmanuel Deschamps for his fidelity towards seeing this book published. I wish to thank also the staff of the many libraries in France whose archives I consulted, among them the bibliothèque centrale of the Muséum national d’histoire naturelle, and particularly Pascale Heurtel, curator of archives, the library of the département Marine of the service historique de la Défense at Vincennes, especially Alain Morgat and Marion Meunier, the library of the Observatoire de Paris and the library of the Institut de France. Arnaud Flici of St-Brieuc and Philippe Bihouée of the musée des Beaux-Arts de Chartres were also helpful. In Tahiti I was able to use the rich library of the Société des Études Océaniennes and the SEO have subsequently become a partner to the CRLV in providing numerous images for the website. I owe many thanks also to François Moureau and Sophie Linon-Chipon of the CRLV for having entrusted me with the responsibility for the website. Jean-Marc Pambrun had hoped to act in another role, by publishing this book in his newly formed Éditions Puna Honu. I am very grateful to Somogy éditions d’art, and particularly Nicolas Neumann, for accepting my manuscript and seeing it through the process of publication

15


Planche 12, (détail)

Arbre à pain Breadfruit and otaheite apple

Marine du service historique de la Défense de Vincennes, et en particulier Alain Morgat et Marion Meunier ; la bibliothèque de l’Observatoire de Paris et celle de l’Institut de France. Je n’oublie pas non plus l’aide que m’ont apportée Arnaud Flici de la bibliothèque de Saint-Brieuc et Philippe Bihouée du musée des Beaux-Arts de Chartres. À Tahiti, la Société des études océaniennes a mis à ma disposition sa riche bibliothèque et elle est devenue aussi un partenaire dans le projet du CRLV du site web. Je tiens également à remercier très sincèrement François Moureau et Sophie Linon-Chipon du CRLV de m’avoir confiée la direction de ce site. Jean-Marc Pambrun avait espéré jouer un autre rôle, en publiant le présent ouvrage aux Éditions Puna Honu, qu’il venait de créer. Je suis très reconnaissante à Somogy Éditions d’art et à son directeur, Nicolas Neumann, d’avoir accepté mon manuscrit et d’en avoir mené à bien la publication avec l’expertise de Véronique Balmelle. Je dois aussi des remerciements spéciaux à Henri Theureau, de Raiatea, pour sa méticuleuse, voire pointilleuse, traduction de mon texte anglais. Pour finir, je voudrais dire à quel point je suis reconnaissante envers deux savants exceptionnels : Théodore Monod, l’inoubliable, qui m’a guidée et qui m’a aidée depuis très longtemps ; et John Dunmore, biographe de Surville, de Bougainville et de La Pérouse, spécialiste des expéditions françaises dans le Pacifique, qui est resté disponible pendant tous mes travaux, source inépuisable d’informations mais aussi d’encouragements, toujours confiant dans le fait qu’un jour ce livre trouverait un éditeur. C’est pour moi un grand plaisir, en guise de conclusion à cette préface, que d’offrir à travers cet ouvrage ma petite contribution à l’histoire du Grand Océan. Christine Hemming Tahiti 2012

16


Planche 12, (détail)

Arbre à pain Breadfruit and otaheite apple

in the very capable hands of Véronique Balmelle. I also owe a very special thanks to Henri Theureau of Raiatea for his meticulous and excellent translation of my English text. Finally, I shall always be grateful to two exceptional scholars: to Théodore Monod, who helped and guided me from a very long time ago, and to John Dunmore, the gospel on the French voyages to the Pacific, who remained there all along as a source of information and encouragement and hoped quietly that this book would one day appear. It is with great pleasure that I put the finishing words to this Preface and offer this small contribution to the history of the Pacific.

Tahiti 2012

17


Planche 33, (dĂŠtail)

Habitants de Mangareva Habitants18of Mangareva


Introduction historique The Historical Background

S

S

ituée en plein Pacifique, loin de toute masse continentale, Tahiti n’a pas cessé de nourrir les imaginations occidentales depuis sa « découverte » par les navigateurs européens de la fin du xviiie siècle. Samuel Wallis, un Britannique, fut le premier à y débarquer, en 1767, suivi, un an plus tard, par le Français Louis-Antoine de Bougainville, et en 1769 par le capitaine James Cook, qui était venu à Tahiti observer le passage de Vénus. Cette île minuscule, posée pratiquement au centre du vaste océan, attira ainsi l’attention du monde européen et, grâce aux écrits des premiers navigateurs, devint l’épitomé des paradis des mers du Sud, en particulier pour le monde francophone et le monde anglophone. Tahiti n’est que l’une des cent vingt îles formant le territoire de la Polynésie française. Presque à mi-chemin entre l’Amérique du Sud et le nord de l’Australie, à une latitude de 17,5° sud et une longitude de 148° ouest, elle est l’une des îles hautes de l’archipel de la Société, lui-même divisé en deux groupes : les îles Sous-le-Vent et les îles du Vent. Tahiti fait partie des îles du Vent, de même que Moorea – à la beauté exceptionnelle –, l’atoll de Tetiaroa, Maiao et Mehetia. Les îles Sous-le-Vent comprennent Bora Bora – la perle des mers du Sud – Huahine, Raiatea, Tahaa et Maupiti. Chacune de ces îles comprend des îlots plus petits, les motu, à l’intérieur du lagon.

ituated far from any great landmass in the Pacific Ocean, Tahiti has inspired Western imagination ever since its “discovery” by European navigators in the late eighteenth century. Samuel Wallis was the first European to arrive in 1767, followed the next year by the French explorer Louis-Antoine de Bougainville and then in 1769 by Captain James Cook who came to Tahiti to observe the Transit of Venus. This tiny island, sitting virtually in the centre of the vast Pacific Ocean, thus came to the notice of the European world and, initially through the writings of these explorers, became the epitome of the South Sea paradise, particularly for the French- and Englishspeaking worlds. Tahiti is only one of the 120 islands forming the territory of French Polynesia. Lying almost midway between South America and northern Australia, on latitude 17.5°S and longitude 148°W, it is part of the Society Islands archipelago, which consists of two groups: the Leeward Islands and the Windward Islands. Tahiti belongs to the Windward group along with the beautiful Moorea, Tetiaroa, Maiao and Mehetia. The Leeward Islands comprise Bora Bora, Huahine, Raiatea, Tahaa and Maupiti. Each of these includes smaller islands or motu within their lagoons.

19


Planche 13

Vue de Maupiti Maupiti

20


- The Art of the French Voyages to French Polynesia

Le territoire aujourd’hui appelé Polynésie française s’étend sur environ quatre millions et demi de kilomètres carrés dans l’océan Pacifique, une surface à peu près égale à celle de l’Europe, et comprend cinq archipels. Il faut en effet ajouter à l’archipel de la Société celui des Marquises, celui des Tuamotu, les Australes et les Gambier. Les Marquises se trouvent à mille deux cents kilomètres au nordest de Tahiti et s’étendent sur trois cent cinquante kilomètres d’océan ; elles comprennent douze îles, dont six habitées. Au nord, Nuku Hiva, Ua Huka, Hatu Iti, Eiao, Hatutaa et Motu One ; au sud, Ua Pou, Fatu Huku, Hiva Hoa, Tahuata, Fatu Hiva et Motane. Les Tuamotu comprennent environ quatrevingts atolls, dont les célèbres Rangiroa, Tikehau, Fakarava, plus Makatea, une île haute (un atoll bizarrement exhaussé, en fait). Les Gambier, à mille sept cents kilomètres au sudest de Tahiti, comprennent cinq îles hautes et dix-huit motu plus petits. L’île principale, la seule habitée, est Mangareva. Plus loin vers le sud se trouve l’archipel des Australes avec ses cinq îles hautes : Rurutu, Tubuai, Raivavae, Rimatara et Rapa. L’ensemble de ces archipels s’étend entre 7 et 27° de latitude sud, 140 et 155° de longitude ouest. Au xviiie siècle, cette région du monde était peu connue en Europe, bien que divers navigateurs des xvie et xviie siècles aient repéré et découvert certaines îles. Depuis l’époque où, en 1520, Magellan avait baptisé le Pacifique après en avoir trouvé l’entrée en évitant le cap Horn, depuis qu’il avait, pendant sa traversée, repéré une île qui était peut-être Puka Puka dans les Tuamotu, nombre de vaisseaux espagnols et hollandais avaient traversé le Grand Océan, la plupart au cours d’expéditions commerciales. Vers la fin du xvie siècle, en 1595, l’explorateur espagnol Alvaro de Mendaña découvrit Fatu Hiva, Tahuata et Hiva Oa, qu’il baptisa Las Marquesas de Mendoza, en l’honneur du marquis de Mendoza, vice-roi du Pérou, d’où nos modernes Marquises. Pedro Fernandez de Quiros, compagnon

The territory now known as French Polynesia spreads over some 4.5 million square kilometres in the Pacific Ocean, an area equal to the size of Europe, and comprises five archipelagoes. In addition to the Society Islands are the Marquesas, the Tuamotu group, the Australes and the Gambiers. The Marquesas Islands lie some 1200 kilometres to the north-east of Tahiti and extend over 350 kilometres of ocean. There are twelve islands, six of which are inhabited. In the northern group are Nuku Hiva, Ua Huka, Hatu Iti, Eiao, Hatutaa and Motu One with the southern group comprising Ua Pou, Fatu Huku, Hiva Oa, Tahuata, Fatu Hiva and Motane. The Tuamotus consist of around eighty atolls with one raised island, Makatea, and include the well-known Rangiroa, Tikehau and Fakarava. The Gambiers are situated 1700 kilometres south-east of Tahiti and consist of five high islands with eighteen smaller motu. The principal and only inhabited island is Mangareva. Situated far to the south is the Australes archipelago with its five high islands of Rurutu, Tubuai, Raivavae, Rimatara and Rapa. This vast area ranges over a latitude from 7-27°S and longitude of 140-155°W. In the eighteenth century this region of the world was little known to Europe, although various navigators in the sixteenth and seventeenth centuries had sighted and discovered certain islands. From the time that Magellan first sailed across this last, great ocean in 1520, named it, and sighted on his travels what was probably Puka Puka in the Tuamotus, a number of Spanish and Dutch vessels had crossed the Pacific, mostly on trading expeditions. In the late sixteenth century (1595) the Spanish explorer Alvaro de Mendaña discovered three islands in the southern Marquesas group (Fatu Hiva, Tahuata and Hiva Oa), which he named Las Marquesas de Mendoza after the viceroy of Peru. Pedro Fernandez

21


- L’Art des voyages français en Polynésie

de Mendaña, revint en 1605, repéra plusieurs atolls des Tuamotu et débarqua même à Hao. Une expédition commerciale hollandaise, menée par Isaac le Maire et les frères Willem et Jan Schouten, traversa les Tuamotu en avril 1616, et leur permit d’ajouter à leurs cartes Takaroa, Takapoto, Manihi et Rangiroa. Plus d’un siècle plus tard, l’expédition de la Dutch West India Company menée par Roggeveen s’arrêta dans certains atolls et dans l’île haute de Makatea, aux Tuamotu. L’un de ses navires s’échoua sur le récif de Takapoto et dut y être abandonné. Poursuivant son chemin, Roggeveen découvrit Bora Bora puis Maupiti en 1722. Enfin, le capitaine anglais John Byron lui aussi traversa les Tuamotu, en 1765, s’arrêtant à Tepoto, Napuka, Takaroa, Rangiroa et Takapoto, où il retrouva des restes de l’épave de l’Afrikaansche Galei de Roggeveen. Alors que ces premiers navigateurs avaient fait un certain nombre de découvertes, aucun d’eux ne repéra Tahiti avant l’arrivée de Samuel Wallis en 1767. Cependant, bien qu’ils n’aient été connus en Europe que tardivement, ces archipels avaient été peuplés longtemps avant, par des vagues migratoires successives de navigateurs qui arrivaient dans de grandes pirogues de haute mer, après avoir accompli l’étonnant exploit de traverser le plus grand océan du monde avec pour seuls guides des étoiles comme Vénus ou la Croix du Sud, la connaissance des vents, houles et courants qui varient selon la saison et fournissent des repères, ainsi que l’observation des formations nuageuses et des vols d’oiseaux de mer qui peuvent signaler la présence d’une terre. Ces techniques de navigation « à l’estime » requéraient une connaissance approfondie du mouvement des étoiles, des courants océaniques et des vents. En prêtant une attention constante à ces paramètres et en se basant sur les étoiles fixes qui indiquaient leur point de départ autant que leur destination, ces navigateurs pouvaient tailler leur route avec confiance. Il est possible que des noix de coco percées d’un trou leur aient servi de grossier compas, en

de Quiros, who had sailed with Mendaña, returned in 1605 and caught sight of several atolls in the Tuamotus, landing on Hao. A Dutch trading expedition led by Isaac Le Maire and the brothers Willem and Jan Schouten sailed through the Tuamotus in April 1616, adding to their charts Takaroa, Takapoto, Manihi and Rangiroa. Over a century later Roggeveen’s Dutch West India Company’s expedition also visited certain atolls and the high island of Makatea in the Tuamotus archipelago. One of his ships ran aground on the reef of Takapoto and had to be abandoned. Carrying on, he discovered both Bora Bora and Maupiti in 1722. Finally, the English captain John Byron had also sailed through the Tuamotus in 1765, visiting Tepoto, Napuka, Takaroa, Rangiroa and Takapoto, where he found remaining items from the wreck of Roggeveen’s Afrikaansche Galei. Although these earlier navigators had made a handful of discoveries, none had come upon Tahiti until the arrival in 1767 of Samuel Wallis. Yet, although known to Europe only from these recent centuries, these archipelagoes had in fact been populated long before in migratory waves by voyagers who arrived in large ocean-going canoes, having undertaken an astounding navigational feat of finding their way across the largest ocean in the world solely by their position in relation to certain stars, such as Venus and the Southern Cross constellation, and their observation of seasonal winds, sea swells and currents, which indicated direction, and cloud formations and the flight of sea birds, which signalled land. This navigational technique, called “wayfinding”, required considerable knowledge of the movement of stars, ocean currents and winds. By paying constant attention to these factors and remaining focused on fixed stars, marking departure and destination, the voyagers were able to make their way with confidence. It

22


Planche 6

Carte des Tuamotu “Dangerous Archipelago”, Tuamotus

23


- L’Art des voyages français en Polynésie

utilisant le vent, pour quelques migrations tandis que d’autres navigateurs avaient une connaissance impressionnante des vents, leurs noms et leurs directions. Ces expéditions transocéaniques, entreprises bien longtemps avant celles que lanceraient les Européens, furent parmi les plus grands exploits maritimes de l’histoire de l’humanité. Ces navigateurs étaient partis d’Asie du Sud-Est et de Taïwan, il y a trois ou quatre mille ans, se déplaçant en groupes importants, avec des plantes et des animaux. Ils s’installèrent progressivement d’abord aux Philippines, puis dans les îles Carolines (autour de 1500 av. J.-C.), en Nouvelle-Guinée (1400 av. J.-C.), aux Salomon (1200 av. J.-C.), au Vanuatu, en Nouvelle-Calédonie et à Fidji (vers 1000 av. J.-C.). Il s’écoula quelques siècles avant qu’ils ne s’aventurent plus loin. En quête de terres, qui étaient rares et précieuses dans ce vaste océan, certains d’entre eux (vers 400 apr. J.-C.) poussèrent jusqu’à Tonga, entrant ainsi dans ce que l’on appelle aujourd’hui le triangle polynésien, et les Samoa furent peuplées environ un siècle plus tard. De là, vers l’an 600 de l’ère chrétienne, ils atteignirent les Marquises dont on pense aujourd’hui qu’elles furent leur premier point de débarquement dans les archipels de ce qui est actuellement la Polynésie française. Mais les recherches continuent pour évaluer les dates de première occupation des îles de la Société, comme des autres archipels. Ce qui est certain, en revanche, c’est que des migrations en direction du nord quittèrent les Marquises pour coloniser Hawaï vers l’an 700, et puis vers l’est et l’île de Pâques autour de l’an 900. Leur dernière conquête de ce qui deviendrait le triangle polynésien fut la Nouvelle-Zélande, entre l’an 900 et l’an 1200 de notre ère. Bien que tous d’ascendance austronésienne, ces peuples, au long des siècles qu’il leur fallut pour coloniser les archipels de tout le Pacifique, finirent par se distinguer de façon assez significative tant par leur physiologie que par leurs langues et leurs coutumes pour devenir les populations que nous

is possible that coconut shells pierced with a hole provided a crude wind compass on some migratory voyages while on others the navigators possessed a more detailed knowledge of the winds, their names and directions. These expeditions, so far in advance of those by Europeans, were one of the greatest maritime achievements in the history of humankind. These voyagers had set off from South-East Asia and Taiwan some 3,000 to 4,000 years ago, travelling in large groups and bringing with them plants and animals. They settled progressively along the way in the Philippines, the Caroline Islands (around 1500 BC), New Guinea (1400 BC), the Solomon Islands (1200 BC), Vanuatu, New Caledonia and Fiji (about 1000 BC). It was a long time before people ventured further. In search of land, which was rare and precious in this great ocean, certain of them moved on towards 400 AD to Tonga, entering what is now known as the Polynesian triangle and Samoa was populated around a century later (500 AD). From there they moved on in about 600 AD to the Marquesas group, thought to be the first landing point in French Polynesia. Research continues as to the dates of settlement in the Society Islands as well as in the other archipelagoes of French Polynesia. What is certain, however, is that migrations headed north from the Marquesas archipelago to settle Hawaii around 700 AD and then Easter Island in about 900 AD. The final conquest of the Polynesian triangle was the discovery of New Zealand between 900 and 1200 AD. Although of Austronesian descent, the centuries of settlement along the way allowed these people to diversify significantly in physiology, language and customs and to become finally the populations whom we recognise today, somewhat disputably, as Micronesian (Caroline Islands, the Marshall group, the Marianas Islands and Kiribati),

24


Planche 20

Vue de Bora Bora Bora Bora

divisons aujourd’hui – de façon parfois quelque peu arbitraire – en Micronésiens (Carolines, Marshall, Mariannes et Kiribati), Mélanésiens (Nouvelle-Guinée, Salomon, Vanuatu, Nouvelle-Calédonie) et Polynésiens (Samoa, Tonga, Polynésie française, îles du Cook, île de Pâques, Hawaï, Nouvelle-Zélande…). Cette division, établie par un navigateur français, est de plus en plus remise en question, mais elle a fourni pendant plus de deux siècles une classification pratique qui prenait en compte certaines différences considérables entre les populations des archipels du Pacifique. Chacun des cinq archipels de la Polynésie française possède un environnement naturel très spécifique, depuis les îles basses, ou atolls, des Tuamotu et de la plupart des Gambier, jusqu’aux montagnes des Marquises ; et des pics vertigineux qui dominent les lagons bleus des îles de la Société – comme Bora Bora, Tahiti et Moorea – jusqu’aux Australes, plus froides et moins luxuriantes, parce que

Melanesian (New Guinea, the Solomon Islands, New Caledonia, Vanuatu) and Polynesian (Samoa, Tonga, the Cook Islands, Hawaii, Easter Island, French Polynesia, New Zealand). This division, coined by one of the French navigators, is increasingly challenged but for nearly several centuries has provided a convenient classification of the considerable differences among the people dwelling in the islands of the Pacific. Each of the five archipelagoes of French Polynesia possesses a very different natural environment, from the low atolls of the Tuamotus and most of the Gambiers to the mountainous Marquesas and from the stunning peaks overlooking blue lagoons of the Society Islands, such as Bora Bora, Tahiti and Moorea, to the colder, windswept, rather barren Australes. Though some commerce between them took place, these geographical differences and the huge distances between the archipelagoes meant that

25


Planche 39

Mollusques de Tahiti, des Marquises et de Mangareva Shellfish of Tahiti, the Marquesas and Mangareva


- The Art of the French Voyages to French Polynesia

balayées par les vents venus de l’Antarctique. Bien qu’il y ait eu des échanges entre les archipels, ces différences géographiques et les énormes distances maritimes qui les séparaient eurent pour résultat que chacun d’entre eux devait développer sa propre culture – langue, habitations, vêtements, alimentation, artisanat – et son style de vie suivant l’environnement où il se trouvait. Les pirogues des Tuamotu, par exemple, étaient entièrement fabriquées à partir du seul cocotier, alors que dans d’autres archipels les gens avaient accès à des arbres plus gros dans lesquels ils taillaient leurs embarcations. La terre des Marquises, fertile, était propice à l’agriculture et permit plus tard l’élevage de chevaux en liberté, tandis que les lagons des îles de la Société constituaient des viviers pour la pêche et leurs vallées luxuriantes des lieux idéaux pour l’horticulture. Les différents styles d’artisanat allaient de la sculpture sur bois et sur pierre, particulièrement aux Marquises et à Tahiti, jusqu’au tissage de fibres végétales comme les feuilles de pandanus aux Australes. Même le tatouage et la décoration du tapa avaient des styles distincts et des motifs différents selon les archipels. Et,s’il existe une flore et une faune endémiques et communes à toute la Polynésie orientale, de nombreuses espèces de poissons, d’oiseaux et de plantes sont propres à certains archipels, voire à telle ou telle île. À l’époque de l’arrivée à Tahiti des navigateurs européens, à la fin des années 1760, la société y était structurée de façon assez rigide sous l’autorité d’une aristocratie composée de grands chefs appelés ari’i. Considérés comme les descendants des dieux créateurs, ils étaient très respectés. Ils faisaient partie d’une hiérarchie qui reflétait autant le rang de leurs ancêtres que la taille et l’importance des districts – ou villages – où ils régnaient. Nombre de rites et d’ornements leur étaient exclusivement réservés. Une caste plus modeste, les ‘iatoai ou to’ofa, avait des pouvoirs assez étendus et gérait les activités et l’administration du village

each group developed its own culture, language, clothing, housing, cooking and fabrication of artefacts and ways of life according to their environments. Canoes in the Tuamotus, for instance, were constructed entirely from different parts of the coconut palm tree while people in other archipelagoes had access to larger trees from which to carve their canoes. In the Marquesas Islands fertile land allowed agriculture and horse breeding while the lagoons of the Society Islands favoured fishing and their lush valleys were suited to horticulture. Craftsmanship and its styles varied from wood and stone sculpture, particularly in the Marquesas and Tahiti, to elaborate weaving of pandanus trees and coconut palms in the Australes. Even tattooing and the decoration of tapa bark cloth had their distinctive styles and different motifs according to the archipelago. Although some flora and fauna are endemic through French Polynesia, there are many species of fish, birds and plants that are specific to archipelagoes and sometimes even to islands within them. At the time the European navigators arrived in Tahiti in the late 1760s, society was tightly structured and governed by a chiefly class known as the ari’i. These were high chiefs, seen as descendants from the gods of creation and greatly respected. Their rank was hierarchical according to their descent and the size and importance of their villages. Many rites and ornaments were strictly reserved for these high chiefs. A lower chiefdom (‘iatoai or to’ofa) had wide powers and managed the administrative and essential activities of the village and district for the ari’i. Ranked below the chiefs were freeholders or gentry (ra’atira) and on the lower echelon were the manahune, who had few or no rights, and who worked the land for the upper classes, possessing probably very little themselves. It seems everyone was entitled to

27


- L’Art des voyages français en Polynésie

ou du district au nom des ari’i. Au-dessous, on trouvait les ra’atira, propriétaires fonciers, sorte de petite noblesse, et, en bas de l’échelle, les manahune, sorte de serfs, qui avaient peu ou pas de droits, travaillaient la terre pour les classes supérieures et ne possédaient sans doute pas grand-chose. Il semble cependant que chacun ait eu droit à une certaine quantité de terre, mais que la situation et la taille de celle-ci aient été fonction du rang social du propriétaire. Tahiti est formée de deux îles jointes par un isthme. La plus grande est appelée Tahiti-nui, et la péninsule Tahiti-iti. Sur Tahiti-iti, les plaines côtières étaient plus rares et les maisons groupées autour des embouchures des rivières qui descendaient des hautes vallées. Sur Tahiti-nui, les districts étaient plus grands et plus étendus. La taille des villages était variable mais chacun avait son marae, temple de pierre construit en plein air, généralement dans un lieu ombragé, où se déroulaient les cérémonies religieuses. La maison du chef était généralement située près du marae. La plupart des maisons – ou fare – étaient rectangulaires et habituellement composées de différentes constructions réservées à diverses fonctions – comme la cuisine, les repas ou le sommeil. L’école se tenait souvent dans une maison ronde, tandis que chaque communauté possédait en général son fare pote’e, une longue construction réservée aux réunions. Dans cet environnement subtropical, de nombreux fruits et légumes poussaient de façon spontanée – les noix de coco, les fruits de l’arbre à pain, les bananes – tandis que l’on en cultivait d’autres – taros, ignames, patates douces. Porcs et volailles étaient élevés comme compléments au poisson, qui était la source principale de protéines. Les chefs et les prêtres pouvaient mettre un tabou – ou rahui – sur certaines espèces, végétales autant qu’animales, lorsque leur nombre se trouvait menacé. C’était une société dominée par les hommes, où la fonction de chef se transmettait de père en fils aîné, où

some land but its position and size was determined by the social standing of its owner. Tahiti consists of two islands joined by an isthmus. The larger is known as Tahiti-nui while the peninsula is called Tahiti-iti. On Tahiti-iti, where coastal plains were fewer, houses gathered around the mouths of rivers flowing down from the high valleys. On Tahiti-nui districts were larger and more spread out. The size of villages varied but each had its marae or stone temples, which were built in open air, shady areas and served as the place for religious ceremonies. The chief ’s home was usually situated close to the marae. Most houses (fare) were rectangular and there were usually separate fare for different functions – for cooking, eating and sleeping. Schooling often took place in a round house, while each community would also have its long house (fare pote’e) for reunions. In this sub-tropical environment, many fruit and vegetables grew spontaneously – coconuts, breadfruit, bananas – while others were cultivated. Pigs and poultry were raised to supplement the supply of fish. A taboo or rahui would be placed on any of these when numbers were threatened. It was a male-dominated society, with chieftainship descending from father to eldest son, many of the religious ceremonies reserved only for men, and certain housing forbidden to women. Clothing and tattooing were also distinguished by gender. But women exercised important functions in society and had specialised tasks, such as the preparation of food and the making of tapa. Men were responsible for the habitual male activities: canoe building, agriculture, weaving sails, building houses, carving paddles and canoe bailers, attending to fish hooks, nets and spears. The sea was obviously crucial, both for inter-island communication and nourishment. The range and elaborateness of fish hooks carved from bone, shell,

28


Planche 23

Poissons balistes Triggerfish, Bora 29 Bora


Planche 25

Monarque (gobe-mouches) de Maupiti 30 of Maupiti Flycatcher


- The Art of the French Voyages to French Polynesia

nombre de cérémonies religieuses étaient réservées aux hommes et certaines constructions interdites aux femmes. Les vêtements et les tatouages aussi servaient à distinguer les sexes. Mais les femmes pouvaient exercer d’importantes fonctions dans la société, en plus des tâches qui leur étaient spécifiques, comme la préparation de la nourriture où la fabrication du tapa. Les hommes étaient responsables de l’agriculture, de la construction des pirogues, du tissage des voiles, de la construction des maisons, et de la fabrication des pagaies, des écopes, des hameçons, des filets et des harpons. La mer était évidemment au cœur de la vie insulaire, en tant que source de nourriture mais aussi comme espace de communication entre les îles. La variété et la recherche dans la confection des hameçons, taillés dans des os, des coquillages, des dents de requins ou de cachalots, voire des pierres, autant que la décoration raffinée des pirogues et des pagaies, sont témoins de l’importance que tenaient ces objets dans des populations tournées vers la mer. Mais ces populations étaient également dépendantes de la terre qui leur permettait de fabriquer ces outils essentiels à la vie insulaire. Le rôle le plus important tenu par les femmes était sans doute la fabrication du tapa puisque c’était le seul type de tissu qui puisse être produit sur place. Ses utilisations étaient multiples. Employé comme vêtement, le tapa servait aussi de couverture, d’emballage et de tissu cérémoniel. Il servait de langes pour les nouveau-nés aussi bien que de suaire pour les défunts. Il s’échangeait, servant de cadeau prisé lors de cérémonies comme le mariage. Peint, il constituait un décor de prestige contre un mur. La seule participation masculine dans la création de cet équipement essentiel était le travail consistant à couper les arbres ou les branches des arbres fournissant cette écorce interne dont on faisait le

shark or whale teeth and stone, as well as the detailed decoration of canoes and paddles testify to the importance of these items in a sea-dwelling population. These people were equally dependent on the land in order to construct these essential items of island life. The fabrication of tapa was perhaps the most important role for women since it was the only cloth that could be produced and its needs were manifold. As well as clothing, tapa was used as covering, as wrapping, and in religious ceremonies. It was used to wrap a deceased person for burial and equally to wrap a baby. Tapa was exchanged as gifts and was particularly elaborate in certain ceremonies such as marriage. It was also a mark of prestige when hanging on the wall. The only male participation in creating this essential item was the heavy work of cutting branches or trees in order to access the inner bark from which the tapa was made. Three different trees were traditionally used, each of them providing different colours: the breadfruit tree (‘uru) resulted in a beige tapa, the paper mulberry (‘aute) provided a fine white tapa and the banyan (‘ora) a thicker and brownish tapa. The beige tapa was the most abundant and usually used for clothing, the white tapa from the paper mulberry was reserved for chiefs and religious ceremonies and the brown tapa served for wrapping idols or as a covering cloth. The tapa was often decorated, especially for chiefs or ceremonies, with plant dyes obtained from roots, fruit, leaves or flowers. Only four colours could be obtained – brown, black, red and yellow, the last two reserved for chiefs. Like all societies, those in French Polynesia possessed their creation myths and worshipped numerous gods Double page suivante : Planche 14

Manière de battre le tapa. Demonstration of beating tapa cloth

31


32


33


- L’Art des voyages français en Polynésie

tapa. On utilisait traditionnellement trois arbres différents, chacun offrant un tapa de couleur différente : l’arbre à pain (‘uru) donnait un tapa beige, le mûrier à papier (‘aute) un beau tapa blanc, et le banyan (‘ora) un tapa plus épais et brunâtre. Le tapa beige, le plus abondant, était généralement utilisé pour les vêtements, le blanc était réservé aux chefs et aux cérémonies religieuses, tandis que le brun servait de couverture ou de tissu à envelopper les idoles. Le tapa était souvent décoré, en particulier pour les chefs ou les cérémonies, à l’aide de pigments végétaux tirés de racines, de fruits, de feuilles ou de fleurs. Mais on ne disposait que de quatre couleurs – le brun, le noir, le rouge et le jaune –, ces deux dernières réservées aux chefs. Comme toutes les sociétés, celles de Polynésie possédaient leurs mythes de la Création et célébraient les cultes des nombreux dieux à qui ils devaient d’exister. Bien que les croyances aient quelque peu différé d’un archipel à l’autre, il y avait essentiellement, au commencement, le seul dieu Ta’aroa. Il avait créé les autres dieux qui, à leur tour, avaient séparé le ciel de la terre pour que la lumière puisse éclairer le monde, permettant ainsi la naissance du soleil, de la lune et des étoiles. L’un des dieux les plus importants dans la création de l’univers était Tane, dieu de la paix, de la beauté et des artisans. Tane était aussi le dieu de la fertilité et son union avec la Terre Mère donna naissance à la première femme, la déesse Hina. Ta’aroa façonna ensuite Ti’i (Tiki), le premier homme, pour qu’il dorme avec Hina et que cet univers vide puisse être empli d’êtres humains. Il y avait aussi des divinités secondaires tel Hiro, dieu des voleurs, qui avait fendu Huahine en deux à l’aide de sa pirogue, enfoncée comme un coin dans l’isthme de Maroe ; et Maui qui avait tiré de l’eau avec sa ligne et son hameçon nombre d’îles de Polynésie, à travers tout le Pacifique. Le culte de Tane dura fort longtemps, mais au xviiie siècle, c’est ‘Oro, le fils de Ta’aroa et de Hina, dieu de la fertilité et de la guerre, qui était le plus vénéré.

responsible for their existence. Although beliefs differed somewhat from one archipelago to another, there was, essentially, in the beginning just the one god, Ta’aroa. He created others who separated the sky from the earth in order that light could come in and who enabled the birth of the sun, moon and stars. One of the most important gods in the creation of this universe was Tane, the god of peace, beauty and craftsmanship. Tane was also the fertilising god and his union with Mother Earth bore the first woman, the goddess Hina. Ta’aroa then fashioned Ti’i, the first man, to sleep with Hina in order that this empty universe could be filled with human beings. There were also lesser gods, such as Hiro, the god of thieves, who separated Huahine into two islands by ploughing his canoe through the narrowest part, and Maui who fished up many of the islands in Polynesia and throughout the Pacific. Tane was worshipped for a very long time but by the eighteenth century, it was ‘Oro, the son of Ta’aroa and Hina and the god of fertility and war, who was the most revered. In this profoundly religious society, priests (tahu’a) held an important place and were highly respected. Like chiefs, they were ranked hierarchically according to the importance of the marae and the ancestors of the chiefs who had founded it. They were responsible for off iciating at numerous religious ceremonies as well as for traditional healing with plants of the various illnesses known before the arrival of Europeans. The priest was responsible for funeral rites, which could last for a considerable time in the case of an important chief and for taking care of the deceased person’s body until these rites were completed. It was not a peaceful society despite some of the early navigators’ accounts. The warriors were another important part of the community and had fought many

34


Planche 16

Costume de deuil Mourning costume,35 Tahiti


- L’Art des voyages français en Polynésie

Dans cette société profondément religieuse, les prêtres (tahu’a) tenaient une place importante et ils étaient l’objet d’un profond respect. Comme les chefs, ils se situaient dans une hiérarchie selon l’importance du marae où ils officiaient et les ancêtres des chefs qui l’avaient fondé. Ils étaient responsables du déroulement des nombreuses cérémonies religieuses, et ils étaient aussi experts en médecine traditionnelle et soignaient à l’aide de plantes les diverses maladies connues avant l’arrivée des Européens. Ce sont les prêtres, bien sûr, qui étaient chargés des rites funéraires, lesquels pouvaient durer un temps considérable dans le cas de la mort d’un chef important, et ce sont eux qui prenaient soin du corps du défunt – pratiquant souvent une forme d’embaumement – jusqu’à l’accomplissement des rites. Ce n’était pas une société aussi paisible que l’ont parfois laissé entendre les récits des premiers navigateurs. Les guerriers constituaient une autre classe importante de la communauté, et ils avaient pris leur part dans de nombreux conflits intertribaux sur l’île de Tahiti elle-même, de même qu’en combattant les envahisseurs, ou en envahissant eux-mêmes les îles voisines comme Moorea et Bora Bora. La variété de leurs armes, le soin qu’ils mettaient à les sculpter, la construction des pirogues réservées à la guerre (pahi tama’i) et les vêtements très élaborés qui étaient l’apanage des guerriers révèlent l’importance de cette classe de la société de même que l’état de guerre plus ou moins permanente dans lequel vivaient ces populations. En revanche, il existait dans cette société un groupe qui cultivait la beauté et l’élégance, et dont les activités n’étaient pas guerrières mais culturelles, les ‘arioi. Il comprenait plusieurs centaines d’hommes et de femmes, souvent jeunes, de belle apparence, habituellement d’origine aristocratique, qui voyageaient entre les districts et les îles en animant des fêtes et en donnant des spectacles de chants et de danse. On y trouvait des orateurs, des acteurs, des artistes, des

and violent inter-tribal conflicts on the island of Tahiti itself, as well as against invasions and conflicts with people on neighbouring islands such as Moorea and Bora Bora. The range of weapons, the attention to carved detail on them, the construction of canoes specifically for war (pahi tama’i) and the elaborate clothing reserved for warriors reveals the importance of this class in society as well as the extent of conflict these people had known. By contrast, a peaceful and elegant cultural group in society was the ‘arioi. These were several hundred good-looking men and women, usually of high birth, often young, who travelled between districts and islands performing dances, songs and animating festivities. They included orators, actors, artists, musicians and priests. The ‘arioi were specifically devoted to the god ‘Oro. Although they practised infanticide, their overall demeanour was nevertheless elegant, accomplished and graceful. Like chiefs, they were privileged to wear white tapa and took care to stay out of the sun in order not to darken their skin. Though forbidden to have children themselves, they nevertheless indulged in explicitly erotic dances, even including the act of procreation, especially in the season of plenty or fertility (Matari’i-i-ni’a). For these ceremonies they were usually skimpily clad or totally naked. It was probably the ‘arioi who greeted some of the early European visitors and gave them the idea that Tahiti was an island of sexual freedom and promiscuity. The most sacred marae in Polynesia, Taputapuatea, at Opoa on the eastern coast of Raiatea (the Sacred Island believed to be the mythical birthplace of Polynesia, or Hawaiki), was dedicated to ‘Oro. It was from here in the 1760s that a certain high priest by the name of Vaita prophesied that people, who were different yet also the same, were coming to these islands and that these people would take over their land and destroy their customs.

36


- The Art of the French Voyages to French Polynesia

musiciens et des prêtres. Les ‘arioi vénéraient tout particulièrement le dieu ‘Oro. Malgré qu’ils aient pratiqué l’infanticide, leur comportement était empreint d’élégance et de grâce : c’étaient des artistes accomplis. Comme les chefs, ils avaient le privilège de porter des vêtements de tapa blanc et veillaient à ne pas s’exposer au soleil, pour ne pas assombrir leur peau. Bien que leur statut leur ait interdit d’avoir des enfants, ils ne s’en livraient pas moins à des danses explicitement érotiques, incluant même l’acte sexuel, spécialement pendant la saison de l’abondance ou de la fertilité (Matari’i-i-ni’a). Lors de ces cérémonies, ils étaient habituellement fort peu vêtus, voire totalement nus. Ce sont probablement des ‘arioi qui ont accueilli certains des premiers navigateurs européens, leur donnant ainsi l’impression que Tahiti était une île où régnaient liberté, voire promiscuité sexuelle. Le plus sacré des marae de Polynésie, Taputapuatea, se trouve à Opoa sur la côte est de Raiatea (qu’on appelle « l’île sacrée » car elle est le lieu de naissance mythique de la Polynésie, le Hawaïki originel), et il était dédié à ‘Oro. C’est là qu’un grand prêtre du nom de Vaita, dans les années 1760, avait prophétisé que des hommes, qui étaient différents et pourtant semblables, arriveraient dans les îles et que ces gens s’empareraient des terres des Polynésiens et mettraient fin à leurs coutumes. Il avait expliqué ensuite qu’ils viendraient – Te haere mai nei na ni’a i te ho’e pahi ama ‘ore – sur une pirogue sans balancier. Et pour montrer à son auditoire qu’une pirogue sans balancier pouvait flotter, il s’était saisi d’un grand ‘umete, un récipient de bois de forme allongée, l’avait lesté de pierres et fait porter sur l’eau, où il flotta. La prophétie de Vaita n’était pas une pure vision. Le passage de Roggeveen à Bora Bora en 1722 avait laissé des échos, de même que celui de Byron, plus récemment, à travers les Tuamotu, tous deux sur d’étranges pirogues en forme de récipients. C’est sur l’épave de l’Afrikaansche Galei à Takapoto que les gens de ces îles avaient découvert le fer et

He went on to explain that “Te haere mai nei na ni’a i te ho’e pahi ama ‘ore” (They are coming up on a canoe without outrigger). To demonstrate to his listeners that a canoe without an outrigger could float, he placed a large ‘umete (wooden container) balanced with stones in the sea, which stayed afloat. Vaita’s phophecy was not entirely visionary. Contact between Bora Bora and Raiatea, though one of conflict, was longstanding and the passage of Roggeveen in 1722 was known about, as were the sightings of Byron’s strange floating vessels passing more recently through the Tuamotus. It was from the wreck of the Afrikaansche Galei at Takapoto that the people of these islands had discovered iron and its usefulness – hence their later demands for nails from the first navigators to arrive in Tahiti. The event that triggered his prophecy, however, was a sudden and violent whirlwind that tore off the head of a sacred tamanu tree on the marae, leaving only the bare trunk standing. Winds were powerful forces controlled by the gods and this whirlwind was seen as an omen from the gods. The unease aroused by the sightings of the isolated visitors in previous times was entrenched with this omen. Vaita’s words were greatly respected and spread fear and trepidation among the inhabitants of the Society Islands. On the other side of the world, plans were indeed being laid for foreign navigators in large canoes without outriggers to explore the Pacific Ocean. By the eighteenth century this remained the last ocean in the world to be encountered. It had hitherto escaped detailed investigation on account of its distance from Europe and the fact that Spain had ruled the southern seas in earlier centuries. Now Britain and France were the main maritime powers and were in fact rivals in their ambitions to explore the Pacific Ocean.

37


- L’Art des voyages français en Polynésie

ses utilisations – d’où plus tard le fait qu’ils aient demandé des clous aux premiers navigateurs à arriver à Tahiti. L’événement qui déclencha cette prophétie, en fait, fut un coup de vent violent et soudain qui décapita un tamanu, arbre sacré, sur le marae, ne laissant debout que son tronc nu. Les vents étaient des forces puissantes contrôlées par les dieux et cette tornade fut considérée comme un présage divin. Le malaise provoqué par les apparitions passées de navigateurs isolés se trouva justifié et consolidé par ce présage. La parole de Vaita était respectée, et sa prophétie sema la crainte et l’angoisse parmi les habitants des îles de la Société. Il est vrai que, sur l’autre bord du monde, on tirait des plans pour envoyer des navigateurs dans de grandes pirogues sans balancier explorer l’océan Pacifique. Au xviiie siècle, il était en effet le dernier océan à explorer. Il avait jusque-là échappé aux « découvreurs » à cause de son éloignement de l’Europe, à cause aussi du fait que c’est l’Espagne qui avait régné sur les mers du Sud pendant les deux siècles précédents – sans jamais partager ses découvertes. Maintenant la Grande-Bretagne et la France étaient les principales puissances maritimes mondiales, et mêmes rivales dans leurs ambitions d’explorer le Pacifique. Ces expéditions en préparation avaient des objectifs multiples. On espérait que les découvertes que l’on ferait dans cette région enrichiraient les sciences de nouvelles connaissances, fourniraient des ports stratégiques pour le repos et l’approvisionnement en nourriture et en eau des équipages des vaisseaux de commerce, et offriraient peut-être des possibilités de colonisation. La France et la Grande-Bretagne étaient toutes deux des puissances en train de se constituer un empire et souhaitaient établir une présence dans l’hémisphère sud. Elles savaient que certaines des terres qu’elles trouveraient seraient sans doute habitées. Elles croyaient cependant qu’en hissant leurs pavillons nationaux et en donnant un nom aux terres qu’elles « découvraient »,

The expeditions planned for the Pacific had a combination of objectives. It was hoped that discoveries in this region would bring considerable new knowledge for sciences, provide strategic places for landing to rest crew on trading expeditions, for the supply of fresh water and food and hopefully find potential colonies. Both Britain and France were imperialistic powers and each sought to establish its presence in the southern hemisphere. They knew that some of the lands they would find would be probably inhabited. Both powers believed nevertheless that by planting their national flags on the soil and naming the lands they “discovered”, they would become the rightful owners of these lands, despite the presence of their original inhabitants. One of the most intriguing objectives was to find the elusive Terra Australis. The existence of a large continent in the southern ocean had been assumed for a long time, primarily because it was believed that the globe must be balanced in order not to topple. This belief was nourished by numerous sightings of land by various explorers in the sixteenth and seventeenth centuries. It was known that the Marquesas Islands existed, for instance, and Abel Tasman had sighted New Zealand. There was much speculation as to where exactly this land was situated and whether or not it was a large continent or a number of islands. It was generally believed to be a continent but one philosopher, Charles de Brosses, was closer to reality in suggesting that the Pacific Ocean was filled by a number of islands and he coined the name Polynesia (from the Greek poly, many, and nesos, islands). The voyage of Byron in 1765 had been undertaken specifically to find this continent and it remained an objective for numerous successive voyages. In terms of the sciences, the exploration of the Pacific held great potential. The French voyages were

38


- The Art of the French Voyages to French Polynesia

elles deviendraient les propriétaires légitimes de ces terres, malgré la présence éventuelle d’indigènes. L’un de leurs objectifs les plus surprenants était de trouver la fameuse – et insaisissable – Terra Australis. En effet, l’existence d’un grand continent dans l’océan austral était une hypothèse fort ancienne, surtout parce que l’on croyait qu’il était nécessaire à l’équilibre du globe. Cette hypothèse avait été confortée par les nombreuses fois où divers navigateurs avaient aperçu des terres dans cette région, aux xvie et xviie siècles. On connaissait par exemple l’existence des Marquises, et Abel Tasman avait aperçu la Nouvelle-Zélande. On se perdait en conjectures sur l’endroit où cette « terre australe » pourrait bien se trouver et sur le fait de savoir si c’était un continent ou un archipel. On pensait généralement que ce serait un continent, mais un philosophe, Charles de Brosses, se trouva plus proche de la réalité lorsqu’il imagina le Pacifique rempli d’îles innombrables et inventa le nom de Polynésie (du grec poly, nombreux et nêsos, île). Le voyage de Byron de 1765 avait été entrepris spécifiquement pour trouver ce continent, et cette recherche resta un des objectifs assignés à de nombreuses expéditions par la suite. En termes scientifiques, l’exploration du Pacifique était riche de potentiel. Les explorateurs français étaient plus systématiques dans leurs observations scientifiques que les Britanniques, pour qui les affaires de l’empire l’emportaient sur les préoccupations des savants. La Grande-Bretagne recherchait, par exemple, des plantes qui puissent être cultivées pour nourrir ses populations, tandis que les savants français, tel le comte de Buffon qui était chargé du jardin du roi et du récent Muséum d’histoire naturelle, étaient plus soucieux de se livrer à la classification des plantes et des espèces qu’ils découvraient. Mais les deux nations prirent cependant grand soin d’adjoindre à leurs équipages des artistes et des savants pour dessiner, peindre, décrire et enregistrer les nouveautés qu’ils rencontreraient. Chaque expé-

more scientific and systematic in their observations and study than the British ones for whom imperial concerns outweighed the scientific objectives. Britain sought plants that could be cultivated and used to profit its populations, while scientists in France, such as the Count Buffon who was in charge of the jardin du roi and the newly created Muséum d’histoire naturelle in Paris, were more interested in classifying new plants and species. Both nations, however, selected their crew with care to comprise artists and scientists to record the new phenomena. Each voyage had its specific instructions. In Britain these were drawn up by the Royal Society. In France the Navy Minister officially organised the expeditions but the instructions were mostly written by scientists at the Observatoire de Paris, the Académie des sciences and the Muséum d’histoire naturelle. Artwork was important because it was the only form of visual documentation, which complemented and was sometimes more reliable than written journals. Because sciences in the eighteenth century were not yet categorised into human and natural sciences, the scientists were required to draw everything they encountered. It was hoped that these voyages would reveal many new species of plants and wildlife as well as important knowledge concerning the extent of diversity of humankind, which was necessary for scientific classification at this period and would also be useful for racial theories that would emerge from the basis of these classifications. In Europe the nature of the people who may or may not populate this region of the world gave rise to great speculation. Did they walk upside down? Were they tall or short? How many heads did they have? Incredible theories of the earlier centuries gave way to more realistic predictions in the eighteenth century and certain philosophers, on the basis of very little evidence, were

39


Planche 3

Pirogue de Tahiti Sketch of Tahitian canoe

dition avait ses instructions spécifiques, lesquelles étaient déterminées en Grande-Bretagne par la Royal Society, en France par les savants de l’Observatoire de Paris, de l’Académie des sciences et du Muséum d’histoire naturelle, bien que le ministère de la Marine ait été l’organisateur officiel des expéditions. Le travail des artistes était essentiel car ce sont eux qui fourniraient la seule forme de documentation visuelle qui compléterait les journaux des savants, et serait parfois plus fiable que les descriptions écrites. Du fait qu’au xviiie siècle les sciences n’étaient pas encore divisées en sciences naturelles et sciences humaines, on demandait aux explorateurs de dessiner tout ce qu’ils rencontraient. On espérait que ces voyages révéleraient l’existence de nombreuses espèces nouvelles de plantes et d’animaux et apporteraient de nouvelles connaissances sur la diversité de l’espèce humaine, ce qui était nécessaire pour les systèmes de classification scientifique de l’époque et serait aussi d’importance pour les théories raciales qui émergeraient plus tard sur la base de ces classifications. En Europe, la nature des gens qui peupleraient ou non cette région du monde avait fait l’objet d’interminables spéculations. Marchaient-ils sur la tête ? Étaient-ils grands

already defining categories of mankind likely to be found in the Pacific as well as their attributes. One theory was particularly popular – the belief of Jean-Jacques Rousseau that man in a state of nature was a noble savage. While European sciences speculated on the differences to be found among the people dwelling in the Pacific, those in Tahiti and the other islands who knew of Vaita’s prophecy were also curious. They wondered what these newcomers would be like, different in body yet the same, and they had no idea what to expect. It was finally Samuel Wallis who fulfilled Vaita’s prophecy, arriving in the Dolphin in Tahiti in late June 1767. Not knowing how to interpret the intentions of the islanders who surrounded the ship in their canoes, the Europeans quickly resorted to violence. The early days were marked by misunderstandings and the first week saw two particularly vicious battles in which a number of Tahitians were killed. This bloodshed had the desired effect of leading to the surrender of the islanders. Although initially a troubled encounter, some friendships were established during the course of the visit of just over five weeks, notably with Purea, an ‘arioi and formerly

40


- The Art of the French Voyages to French Polynesia

ou petits ? Combien de têtes possédaient-ils ? Les théories fantastiques des siècles précédents faisaient place, à la fin du xviiie siècle, à des prédictions plus réalistes et certains philosophes, se fondant sur des preuves bien minces, étaient déjà en train de définir les catégories d’humanité qu’on risquait de trouver dans le Pacifique ainsi que leurs caractéristiques. L’une de ces théories était particulièrement populaire – l’idée émise par Jean-Jacques Rousseau que l’homme à l’état de nature était un bon sauvage. Tandis qu’en Europe les sciences spéculaient sur les différences que l’on trouverait parmi les peuples du Pacifique, les gens de Tahiti et d’autres îles qui avaient eu vent de la prophétie de Vaita n’étaient pas moins curieux. Ils se demandaient à quoi ressembleraient ces nouveaux venus, différents mais pourtant semblables, et ne savaient trop à quoi s’attendre. C’est finalement Samuel Wallis qui accomplit la prophétie de Vaita, en arrivant à Tahiti sur le Dolphin à la fin juin 1767. Ne sachant comment interpréter les intentions des insulaires qui semblaient être venus assiéger le navire dans leurs pirogues, les Européens eurent rapidement recours à la violence. Les premiers jours furent marqués par des malentendus et, la première semaine, eurent lieu deux batailles particulièrement violentes au cours desquelles un certain nombre de Tahitiens furent tués. Cette effusion de sang eut l’effet désiré et amena les insulaires à se soumettre. Bien que cette rencontre ait donc commencé dans la confusion et la violence, elle dura plus de cinq semaines au cours desquelles des amitiés furent nouées, en particulier avec Purea, qui était une ‘arioi, ex-épouse du grand chef de Papara, et un certain nombre d’échanges, commerciaux et sexuels, eurent lieu. Pour finir, les provisions d’eau et de nourriture ayant été refaites, le Dolphin repartit. Il laissait derrière lui la crainte des étrangers équipés d’armes à feu et ce fut sans doute l’une des plus importantes rencontres dans l’histoire du Pacifique.

the wife of the high chief of Papara, and trade and some sexual exchanges took place. Finally the Dolphin’s supplies of water and food were replenished and the ship sailed. It left behind a fear of strangers armed with guns and was one of the most important encounters in the history of the Pacific.

41



Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.