L'art du contour. Le dessin dans l'Égypte ancienne (extrait)

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Cet ouvrage accompagne l’exposition L’Art du contour. Le dessin dans l’Égypte ancienne présentée à Paris, au musée du Louvre, du 19 avril au 22 juillet 2013 et à Bruxelles, aux Musées royaux d’Art et d’Histoire, du 13 septembre 2013 au 19 janvier 2014.

L’exposition L’Art du contour. Le dessin dans l’Égypte ancienne bénéficie du soutien de la Fondation Total.

Le papier de ce catalogue est fabriqué par Arjowiggins Graphic, et distribué par Antalis.

En application de la loi du 11 mars 1957 (art. 41) et du Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992, toute reproduction partielle ou totale à usage collectif de la présente publication est strictement interdite sans autorisation expresse de l’éditeur. Il est rappelé à cet égard que l’usage abusif et collectif de la photocopie met en danger l’équilibre économique des circuits du livre.

© musée du Louvre, Paris, 2013 © Somogy éditions d’art, Paris, 2013 www.louvre.fr www.somogy.fr ISBN musée du Louvre : 978-2-35031-429-7 ISBN Somogy éditions d’art : 978-2-7572-0634-8 En couverture : détail du cat. 109 Dépôt légal : avril 2013 Imprimé en Italie (Union européenne)


l’a r t du c on t ou r

Le

dessin dans

l’Égypte ancienne

Catalogue édité sous la direction de Guillemette Andreu-Lanoë Avec la collaboration de Sophie Labbé-Toutée et de Patricia Rigault


Musée du Louvre

Musées royaux d’Art et d’Histoire

Henri Loyrette Président-directeur

Michel Draguet Directeur général a.i.

Hervé Barbaret Administrateur général

Eric Gubel Chef du département de l’Antiquité

Claudia Ferrazzi Administratrice générale adjointe

Luc Delvaux Conservateur, Égypte dynastique et gréco-romaine

Juliette Armand Directrice de la Production culturelle Commissariat de l’exposition Guillemette Andreu-Lanoë Assistée de Sophie Labbé-Toutée et de Patricia Rigault Exposition Direction de la Production culturelle Soraya Karkache Chef du service des Expositions Claire Chalvet Coordinatrice de l’exposition Direction Architecture, Muséographie et Technique Sophie Lemonnier Directrice Michel Antonpietri Directeur adjoint Clio Karageorghis Chef du service Architecture, Muséographie et Signalétique

Dirk Huyge Conservateur, Égypte préhistorique et protodynastique Karin Theunis Responsable des Expositions temporaires Bart Suys Responsable des Relations publiques France Ossieur Restauratrice au département de l’Antiquité

Édition Musée du Louvre Direction de la Production culturelle Violaine Bouvet-Lanselle Chef du service des Éditions Fabrice Douar Coordination et suivi éditorial Anne-Laure Charrier Chef du service Images Chrystel Martin Collecte de l’iconographie Jean-Pierre Pirat Cartographie Département des Antiquités égyptiennes Sophie Labbé-Toutée, Elsa Rickal et Patricia Rigault Bibliographie Catherine Bridonneau Collecte de l’iconographie (pour les œuvres du Louvre) Christian Décamps et Georges Poncet Photographies des œuvres du Louvre

Somogy éditions d’art Nicolas Neumann Directeur éditorial Sarah Houssin-Dreyfuss Coordination et suivi éditorial

Anne Philipponnat Scénographie

Nelly Riedel Conception graphique

Marcel Perrin Graphisme

Marion Lacroix Contribution éditoriale

Carol Manzano et Stéphanie de Vomécourt Coordination, service Architecture, Muséographie et Signalétique

Michel Brousset, Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros Fabrication

Hervé Jarousseau Chef du service des Travaux muséographiques Xavier Guillot et Philippe Leclercq Coordination, service des Travaux muséographiques Sébastien Née Chef de l’atelier éclairage, service Électricité et Éclairage

Traduction La notice no 41 de Christian Loeben et d’Heidi Köpp-Junk a été traduite de l’allemand vers le français par Elsa Rickal.


prêteurs Que toutes les personnes et les institutions qui, par leurs prêts généreux, ont permis la réalisation de cette exposition, trouvent ici l’expression de notre gratitude : Allemagne Berlin, Staatliche Museen zu Berlin, Ägyptisches Museum und Papyrussammlung Hanovre, August Kestner Museum Hildesheim, Roemer- und Pelizaeus-Museum Leipzig, Ägyptisches Museum der Universität Leipzig Belgique Bruxelles, Musées royaux d’Art et d’Histoire États-Unis New York, The Metropolitan Museum of Art France Avignon, musée Calvet Lyon, musée des Beaux-Arts Paris, musée du Louvre, département des Antiquités égyptiennes Saint-Germain-en-Laye, musée d’Archéologie nationale Italie Florence, Museo Egizio Turin, Museo Egizio Pays-Bas Leyde, Rijksmuseum van Oudheden Royaume-Uni Cambridge, The Fitzwilliam Museum Londres, The British Museum Londres, Petrie Museum of Egyptian Archeology, University College Oxford, Ashmolean Museum Suède Stockholm, Medelhavsmuseet


remerciements J’exprime ma profonde gratitude à tous ceux qui m’ont accompagnée durant la conception, la préparation et la réalisation de l’exposition L’Art du contour. Le dessin dans l’Égypte ancienne et de son cata­ logue, en particulier à Henri Loyrette, président-directeur du musée du Louvre, qui m’a témoigné sa confiance et ses encouragements. Ma reconnaissance va aux administrateurs généraux du musée, à ses directions et services qui ont déployé talent, temps et énergie pour aboutir à un résultat très réussi. Je pense en particulier aux services si compétents de la direction de la Production culturelle (expositions, éditions, audiovisuel), de la direction Architecture, Muséographie et Technique, de la direction de la Communication, de la direction de l’Auditorium, de la direction du Développement et du Mécénat et de la direction de l’Accueil et de la Surveillance, qui n’ont jamais ménagé ni leur peine ni leur inventivité. Nombreux sont ceux qui, au musée, ont travaillé en coulisses, en particulier dans les ateliers ; que tous trouvent ici l’expression de mes pensées reconnaissantes et admiratives pour leur savoir-faire. J’adresse mes très vifs remerciements à mes collègues du département des Antiquités égyptiennes du musée du Louvre pour leur soutien, leur aide, leurs conseils et leurs précieuses collaborations. Ces participations ont été pour certaines quotidiennes, pour d’autres moins régulières mais toutes d’une qualité exemplaire. Il m’est agréable de citer les noms de Sophie Labbé-Toutée et de Patricia Rigault, dont l’assistance parfaite n’a jamais fait défaut. Catherine Bridonneau, Élisabeth David, Elsa Rickal, Aminata Sackho-Autissier, Caroline Biro, Sophie Daynes-Diallo, Fabrice Laurent, Jean-Luc Bovot, Cécile Lapeyrie, Nathalie CoutonPerche, Patrick Solvar, Marie Pellen, Karine Paulus, Dominique Brancart, Françoise Bras ont tour à tour contribué à l’excellence du résultat, certains lors de la préparation de l’exposition, d’autres pour la qualité des textes qu’ils ont rédigés pour cet ouvrage. Christophe Barbotin, Élisabeth Delange, Marc Étienne, Hélène Guichard, Geneviève Pierrat-Bonnefois et Florence GombertMeurice, conservateurs au département, ont accepté de bon cœur et avec un grand talent d’écrire dans ce catalogue. Je les en remercie très vivement. Ma dette est grande à l’égard de trois stagiaires ou vacataires ponctuels : il s’agit de Laeticia Coilliot, Aude SematNicoud et Frédéric Mougenot. Et, depuis Barcelone, Lili Aït-Kaci a exercé son œil savant d’égyptologue et de conférencière sur la signalétique offerte au public dans l’espace Richelieu.

Les restaurations des œuvres du Louvre sont dues aux mains expertes de Sophie Duberson, Christine Pariselle, Cécile Lapeyrie, Véronique Legoux, Stéphanie Nisole et Ève Méneï, tandis que Christian Décamps et Georges Poncet les photographiaient avec l’adresse et le sens du beau qui les caractérisent. Au Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF), qui a abrité et piloté beaucoup de restaurations, grâce à l’accueil et aux compétences de Marie Lavandier, Sylvie Watelet et Noëlle Timbart, aux Musées royaux d’Art et d’Histoire de Bruxelles, qui ont souhaité accueillir cette exposition et s’associer à ce projet, aux éditions Somogy et à notre mécène, la compagnie Total, je dis ma gratitude. De nombreux établissements et institutions ont, par des prêts exceptionnels et les contributions inestimables de leurs collègues, fait de cette exposition et de cet ouvrage, conçu comme un beau livre sur le dessin égyptien autant que comme un catalogue, un hommage spectaculaire, sincère et savant aux artistes égyptiens. Cet hommage est dû à la science, aux idées novatrices et aux talents de Jocelyne Berlandini-Keller, Sandrine Pagès-Camagna, Dimitri Laboury, Pascal Vernus, Luc Delvaux, Vincent Rondot, Youri Volokhine et Frédéric Mougenot pour les essais qu’on trouvera en tête de ce livre, et de Noëlle Timbart, Aude Semat-Nicoud, Marine Yoyotte, Ghislaine Widmer, Pierre Grandet, Christian Loeben, Heidi KöppJunk et Dirk Huyghe pour les notices de certaines œuvres présentées dans l’exposition. Qu’ils en soient tous profondément remerciés. J’ai une dette particulière envers mes collègues – directeurs de collections égyptiennes –, qui m’ont reçue dans leurs galeries et réserves et proposé d’ajouter à ma sélection d’œuvres des objets inconnus de moi particulièrement pertinents. À ce titre, je remercie Friederike Seyfried (Ägyptisches Museum, Berlin), Regine Schulz, (Roemer- und Pelizaeus-Museum, Hildesheim), Eleni Vassilika (Museo Egizio, Turin), Luc Delvaux (Musées royaux d’Art et d’Histoire, Bruxelles), Christian Loeben (Kestner Museum, Hanovre) et Neal Spencer (British Museum, Londres), que j’ai longuement dérangés et qui m’ont réservé un accueil très généreux. Mon mari, Henri Lanoë, s’est, encore une fois, laissé engager dans le rôle du premier relecteur attentif de mes textes et a supporté que les dessinateurs égyptiens envahissent notre sphère privée ; qu’il sache que je lui en suis très reconnaissante. Enfin, j’adresse une pensée émue à la mémoire de Michel Baud (†), avec qui j’ai eu des conversations éclairantes sur nos amis communs, les artistes et artisans du temps des pyramides, lors de nos campagnes de fouilles à Saqqara. gu i llem e t t e a n dr eu - l a noë


au t eur s Guillemette Andreu-Lanoë (G. A.-L.) Conservateur général Directrice du département des Antiquités égyptiennes, musée du Louvre Christophe Barbotin (Chr. B.) Conservateur en chef au département des Antiquités égyptiennes, musée du Louvre Jocelyne Berlandini (J. B.) Ancienne chargée de recherche au Centre national de la recherche scientifique, Paris Jean-Luc Bovot (J.-L. B.) Ingénieur d’études au département des Antiquités égyptiennes, musée du Louvre Catherine Bridonneau (C. B.) Chargée d’études documentaires au département des Antiquités égyptiennes, musée du Louvre Nathalie Couton-Perche (N. C.-P.) Documentaliste scientifique au département des Antiquités égyptiennes, musée du Louvre

Pierre Grandet (P. G.) Professeur d’égyptologie à l’institut Khéops, chargé de mission au département des Antiquités égyptiennes, musée du Louvre

Elsa Rickal (E. R.) Collaborateur scientifique au département des Antiquités égyptiennes, musée du Louvre

Hélène Guichard (H. G.) Conservateur en chef au département des Antiquités égyptiennes, musée du Louvre

Patricia Rigault (P. R.) Chargée d’études documentaires au département des Antiquités égyptiennes, musée du Louvre

Dirk Huyge (D. H.) Conservateur aux Musées royaux d’Art et d’Histoire, Égypte préhistorique et protodynastique, Bruxelles

Vincent Rondot (V. R.) Directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique, UMR 8164, Lille

Heidi Köpp-Junk (H. K.-J.) Assistante à la chaire d’égyptologie de l’université de Trèves

Aminata Sackho-Autissier (A. S.-A.) Documentaliste scientifique au département des Antiquités égyptiennes, musée du Louvre

Sophie Labbé-Toutée (S. L.-T.) Chargée d’études documentaires au département des Antiquités égyptiennes, musée du Louvre Dimitri Laboury (D. L.) Maître de recherches du FRS-FNRS, université de Liège

Aude Semat-Nicoud (A. S.-N.) Doctorante en égyptologie à l’université Paris IV-Sorbonne, enseignante à l’École du Louvre, Paris

Élisabeth David (É. Da.) Chargée d’études documentaires au département des Antiquités égyptiennes, musée du Louvre

Cécile Lapeyrie (C. L.) Restauratrice de textiles au département des Antiquités égyptiennes, musée du Louvre

Noëlle Timbart (N. T.) Conservateur au département Restauration, chargée des Antiquités égyptiennes et orientales, Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF), Paris

Élisabeth Delange (É. De.) Conservateur en chef au département des Antiquités égyptiennes, musée du Louvre

Christian Loeben (CHR. L.) Directeur de la collection égyptienne, Museum August Kestner, Hanovre

Pascal Vernus (P. V.) Directeur d’études à l’École pratique des hautes études, IVe section, Paris

Luc Delvaux (L. D.) Conservateur aux Musées royaux d’Art et d’Histoire, Égypte dynastique et gréco-romaine, Bruxelles

Frédéric Mougenot (F. M.) Conservateur au musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, Marseille

Youri Volokhine (Y. V.) Maître d’enseignement et de recherche, université de Genève

Marc Étienne (M. É.) Conservateur en chef au département des Antiquités égyptiennes, musée du Louvre

Sandrine Pagès-Camagna (S. P.-C.) Ingénieur de recherche, Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF), Paris

Ghislaine Widmer (G. W.) Maître de conférences en égyptologie à l’université Charles-de-Gaulle – Lille III, UMR 8164 HALMA-IPEL

Florence Gombert-Meurice (F. G.-M.) Conservateur au département des Antiquités égyptiennes, musée du Louvre

Geneviève Pierrat-Bonnefois (G. P.-B.) Conservateur en chef au département des Antiquités égyptiennes, musée du Louvre

Marine Yoyotte (M. Y.) Docteur en égyptologie, Paris


sommaire 11-13 14

Préfaces Introduction Guillemette Andreu-Lanoë

ESSAIS Les dessinateurs 28

L’artiste égyptien, ce grand méconnu de l’égyptologie Dimitri Laboury

36

De l’individualité de l’artiste dans l’art égyptien Dimitri Laboury

42

Le long voyage du dessinateur Neb depuis Elkab jusqu’à Sabo en Nubie soudanaise Vincent Rondot

44

Les matériaux du peintre : du contour au remplissage Sandrine Pagès-Camagna

Pratiques et caractéristiques du dessin égyptien 52

Les principes du dessin égyptien Geneviève Pierrat-Bonnefois

58

Dessins atypiques : entorses aux proportions classiques et frontalité Youri Volokhine

66

Le pouvoir créateur du dessin dans l’Égypte ancienne Frédéric Mougenot

68

Écriture et dessin Luc Delvaux

74

Illustrer un papyrus Marc Étienne et Sandrine Pagès-Camagna


L’univers des dessinateurs 82

L’image : de la polyphonie des formes à la jouissance du regard Jocelyne Berlandini

90

Naturalisme et réalisme dans la représentation humaine chez les anciens Égyptiens Christophe Barbotin

96

Scènes d’allaitement : de la scène de genre à la composition symbolique Patricia R igault

102

Les parodies animalières Pascal Vernus

108

Le papyrus de Turin et la pornographie dans l’Égypte ancienne Pascal Vernus

CATALOGUE 119

Les dessinateurs Notices 1 à 36

167

Pratiques et caractéristiques du dessin égyptien Notices 37 à 87

237

L’univers des dessinateurs Notices 88 à 186

ANNEXES 336 338 352

Chronologie Bibliographie Crédits photographiques



pr éface fon dat ion d ’ en t r epr ise to ta l

Depuis vingt ans, une histoire singulière s’écrit entre la Fondation Total et le musée du Louvre. Au fil des expositions, et grâce à notre engagement commun en faveur des publics les plus éloignés de la culture, nous œuvrons conjointement à célébrer la diversité culturelle. C’est dans cet esprit que la Fondation Total apporte aujourd’hui son soutien à l’exposition L’Art du contour. Le dessin en Égypte ancienne. Le dessin égyptien est ancré dans la mémoire collective et appartient aujourd’hui au patrimoine de l’humanité. Mais disposons-nous de toutes les clefs de lecture pour en comprendre les multiples facettes, au-delà de son caractère artistique ? Outre la présentation des conventions du dessin, de ses techniques, pratiques, fonctions et usages, l’exposition présentée aujourd’hui au Louvre puis à Bruxelles, aux Musées royaux d’Art et d’Histoire, engage une réflexion sur la notion d’art en Égypte et permet de comprendre tous les codes qui régissaient l’art officiel. Elle illustre aussi les liens et les différences entre l’écriture et le dessin, les hommes de lettres et les artistes. Ce sont au final notre éducation et notre perception occidentales qui sont ébranlées lorsque nous découvrons ces œuvres d’art égyptiennes. Aimer et apprécier l’autre, c’est aussi le comprendre et l’accepter dans son altérité et dans son identité actuelle qui se nourrit du passé. En comprenant la complexité et la signification du dessin en Égypte ancienne, nous entrons dans cette logique. Cette exposition fait donc parfaitement écho aux missions que se donne la Fondation Total quand elle cherche à établir des ponts entre les peuples en faisant dialoguer leurs cultures.



pr éface h en r i l oy r e t t e Président-directeur du musée du Louvre m ich el dr agu e t Directeur général a.i. des Musées royaux d’Art et d’Histoire

Le musée du Louvre se réjouit d’être la première institution à organiser une exposition sur le thème du dessin, tel qu’on peut le voir dans l’art égyptien au temps des pharaons. Si les vestiges architecturaux, au premier rang desquels se trouvent les pyramides de Giza et les temples de Karnak ou d’Abou-Simbel, sont bien connus du public, la place du dessin en tant que geste graphique préparatoire à ces réalisations ou, mieux encore, en tant que composition d’agrément, réalisée pour elle-même, méritait qu’on lui rendît hommage. C’est à cette approche nouvelle, qui démontre l’omniprésence du dessin dans la production artistique des Égyptiens, qu’invite L’Art du contour. Le dessin dans l’Égypte ancienne dans l’espace Richelieu du Louvre, du 19 avril au 22 juillet 2013, puis aux Musées royaux d’Art et d’Histoire de Bruxelles, du 13 septembre 2013 au 19 janvier 2014. Guillemette Andreu-Lanoë, directrice du département des Antiquités égyptiennes et commissaire de l’exposition, a choisi de montrer deux cents œuvres dont la mise en perspective révèle une réalité souvent insoupçonnée et des talents de premier ordre. L’Art du contour soulève les questions majeures que sont la relation entre l’écriture et le dessin, l’apprentissage, le statut des hommes de lettres et des artistes, le respect des conventions trois fois millénaires et les nombreuses entorses que des dessinateurs leur ont infligées. Tous les sujets sont abordés pour mettre en relief la création de ces artistes et pour donner à admirer l’extrême variété de leur production, permettant de pénétrer au cœur de leurs pratiques et de l’inspiration qui les a guidés.


introduction

guillemette andreu -lanoë

(page de droite) Détail de la fig. 8.

1. Dans Posener, 2011, p. 101-102. 2. Dimitri Laboury, infra p. 28-35 et 36-41, maintient « scribe des formes ». On retrouve cette approche dans Zivie, 2013, p. 12 sq., où le titre est traduit par « peintre (scribe de la forme) ».

Le thème du dessin, tel qu’on peut l’observer dans l’art égyptien au temps des pharaons, n’a encore jamais été traité dans une exposition. Cela s’explique sans doute par ce qu’on peut appeler la difficulté des égyptologues et des historiens de l’art occidentaux à accorder le statut d’artiste aux créateurs de cette production plus de trois fois millénaire, admirée de tous, mais rarement identifiée comme étant l’œuvre d’une main reconnue. La définition du dessin « père de nos trois arts, l’architecture, la sculpture et la peinture » donnée par l’artiste de la Renaissance italienne Giorgio Vasari s’illustre pourtant parfaitement dans les témoignages archéologiques visibles en Égypte et dans les musées. Notre propos, en cette seconde décennie du xxie siècle, est de donner à voir et d’expliquer comment les grilles de lecture des historiens de l’art occidental peuvent contribuer à analyser le dessin égyptien, à lui rendre sa place, que nous estimons majeure, dans l’histoire de l’art universel, tout en respectant et en rappelant bien évidemment la nature complexe de la création égyptienne et les spécificités de la civilisation qui a engendré ces œuvres. Le dessin et les dessinateurs dans l’Égypte ancienne Un manuel récent très précieux, Peinture & dessin : vocabulaire typologique et technique, écrit par Ségolène Bergeon Langle et Pierre Curie (2009), énumère tous les termes qui s’appliquent pour l’art occidental à ce thème ainsi qu’à celui de la peinture. Il n’est pas indifférent de constater qu’un certain nombre de ces termes font sens lorsqu’on cherche à établir des catégories et des types de dessins égyptiens. C’est ainsi qu’on retiendra les entrées suivantes (par ordre alphabétique) : auteur, caricature, carnet de modèles, composition, copie (d’étude, directe, fidèle, interprétée), croquis, dessin (d’ébauche, d’études, de contour, de commande, indépendant, préparatoire, sous-jacent), ébauche, esquisse, essai de plume, étude, figure, mise au carreau, portrait, projet, réemploi, repentir, réplique, reprise, scène de genre, schéma, singerie, sujet, symbole, vignette. S’appliquant aux dessins égyptiens réunis dans « l’art du contour », les définitions proposées par S. Bergeon Langle et P. Curie permettent de distinguer les groupes suivants : – dessins d’ébauche : tracé sommaire déterminant les grandes lignes d’une composition, en rouge, corrigé ou confirmé en noir (ostraca et papyri) ; – dessins préparatoires pour des œuvres réalisées selon une autre technique. On les trouve sur des murs ou des monuments lorsque le tableau prévu est encore au stade du dessin et que la sculpture ou la peinture sont inachevées ; – dessins d’études : travaux et exercices d’apprentissage (ostraca, tablettes, papyri) ; – croquis d’agrément exécutés par leurs auteurs pour le plaisir, œuvres composées pour ellesmêmes. C’est dans cette catégorie qu’on classe les scènes de genre, les scènes de vie, les caricatures, les scènes satiriques et pornographiques (papyri et ostraca) ; – dessins de commande achevés : sur monuments de pierre, papyrus, faïence, terre cuite, bois, cuir ; peintures murales. Ces dessins sont des œuvres en soi et sont, la plupart du temps, également peints. – copies : elles sont peu nombreuses, mais celles qu’on identifie ne laissent aucun doute. Ces dessins sont les œuvres d’artistes que les textes égyptiens nomment sS qd .wt (se lit : sesh kedout) (fig. 1), expression traduite le plus souvent par « scribe des contours » mais parfois par « scribe des formes », cette dernière traduction étant plus conforme au sens du vocable égyptien qd .wt . Dérivant de la racine qd, « façonner, donner forme, tourner (geste du potier) », le mot qd .wt désigne la forme extérieure d’un sujet dessiné par un homme dont le métier est de tracer et d’écrire. Cet homme est un sS (sesh), terme que l’on rend par « scribe » puisqu’il s’applique à celui qui, muni de sa palette et de son pinceau (tige de jonc mâchonnée et battue), d’un godet à eau et de pains de pigments, trace textes et dessins (fig. 2). C’est Jean Yoyotte 1 qui a proposé pour sS qd .wt (sesh kedout) une traduction parfaite avec son « écrivain ès formes », respectant exactement les sens littéraux des deux termes de l’expression. Pour des raisons que seul le souci d’euphonie dans la langue française justifie, et parce qu’il est juste de considérer le dessin comme l’art du contour, la plupart des auteurs de cet ouvrage et moi-même répétons la tradition et employons l’expression « scribe des contours 2 ».



introduction

16

Fig. 1. Un « scribe des contours » de l’atelier du trésor d’Amon décorant une statue, tombe de Néferrenpet (TT 178), 19e dyn.

Fig. 2. Deux « scribes des contours » au travail sur e un bas-relief (détail du cat. 1), 26 dyn. (?).

3. Jones, 2000, p. 876. 4. Sethe, 1903, p. 16.

Ce titre 3 apparaît au milieu du IIIe millénaire (sous le règne de Khéphren, vers 2560-2535 av. J.-C.) dans les inscriptions de la tombe du prince Nebemakhet à Giza 4 où le personnage qui le porte est cité parmi des artisans du bâtiment. Dès l’Ancien Empire, le talent de la société égyptienne pour s’organiser et dresser des hiérarchies dédiées à l’encadrement des groupes d’hommes au travail se retrouve naturellement dans le fonctionnement des corporations de dessinateurs-peintres. L’organigramme suivant a ainsi pu être établi pour cette époque : – directeur (i my - rA) des « scribes des contours » ; – administrateur (x rp) des « scribes des contours » ; – inspecteur (sHD) des « scribes des contours » ; – « scribe des contours ».


Au Moyen Empire et à la Deuxième Période intermédiaire 5, l’organigramme se modifie. La documentation ne mentionne plus les grades d’administrateur (x rp) et d’inspecteur (sHD), mais on y trouve : – directeur de l’atelier (?) des « scribes des contours » (i my - rA w ar. t n sS.w qd .w t .) ; – directeur (i my - rA) des « scribes des contours » ; – commandant (Tsw) des « scribes des contours ». Au Nouvel Empire, la graphie du titre évolue et perd dans la plupart de ses occurrences la désinence féminine .w t 6. L’organisation des dessinateurs-peintres en ateliers 7 est confirmée par les textes et par leur appartenance au palais, à la Place de la Maât 8 (cat. 2 à 6) ou à un temple, comme en témoigne la stèle de Dédia (cat. 15), « directeur des scribes des contours d’Amon », qui décline sur une de ses faces les noms et titres de ses aïeux sur six générations d’hommes ayant exercé la fonction de dessinateur au service du dieu Amon. Un grade nouveau apparaît au sein de la direction de ces ateliers : il s’agit du Hry sS(.w) qd, « chef des scribes des contours » dont plusieurs titulaires, munis de leur équipement, sont représentés avec leurs fils, simples dessinateurs, dans l’admirable « tombe des artistes », des règnes d’Amenhotep III et d’Amenhotep IV (vers 1391-1337 av. J.-C.), mise au jour dans la falaise du Bubasteïon à Saqqara (fig. 3) 9. Ici, on remarque que le grade de chef (Hry) désigne un niveau élevé dans la hiérarchie, porté par un personnage d’élite, mais les six attestations de « directeur (i my - rA) des scribes des contours » sur la stèle de Dédia montrent que les deux grades existaient en cette fin de la 18e dynastie et au début de la 19e dynastie. Ces ateliers de dessinateurs sont également bien attestés par l’immense documentation textuelle et iconographique du site de Deir el-Médina et de la Vallée des Rois 10, qui permet d’identifier pour l’époque ramesside des familles et des dynasties d’artistes (cat. 6 et 64) au service de la Tombe du Roi et de leurs propres tombes. Fig. 3. Le « chef des scribes des contours » Thoutmes tenant sa palette à sept godets pour les pigments, Saqqara, tombe Bub. I, 19, 18 e dyn., règnes d’Amenhotep III (1390-1353) et d’Amenhotep IV (1353-1337) (d’après Zivie, 2013, pl. 15, dessin W. Schenk/MAFB).

5. Stefanović, 2012, p. 185-198. 6. Gardiner, 1947, I, p. 71. 7. Bryan, 2001, p. 63-72. 8. Zivie, 2013, passim. 9. Zivie, 2013, passim. 10. Bogolovski, 1980 ; Keller, 1984 ; Davies, 1999, p. 149-175.


introduction

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Fig. 4. Les oiseaux dans le mastaba de Néferherenptah, 5 e dyn., Saqqara.

11. Corteggiani, 2007, p. 543-548. 12. Corteggiani, 2007, p. 487-490. 13. CG 25029, voir infra fig. 3, p 39. 14. Assmann, 1977, p. 56 (2.2.1). 15. Papyrus Berlin 3119, voir Gardiner, 1947, p. 71. 16. Peck, 1978, p. 13-22.

Plusieurs documents montrent régulièrement les dessinateurs invoquant la protection de leurs dieux tutélaires Thot 11 (cat. 2) et Séchat 12 (cat. 17 c). L’ostracon biface du musée du Caire 13 du « scribe des contours » Amenhotep en est une illustration éloquente : d’un côté le dessinateur adresse une prière à Thot ; de l’autre Thot et Séchat lui répondent et lui accordent d’être un bon scribe. Le titre « scribe des contours/scribe des formes » ne tombe pas en désuétude au Ier millénaire, mais ses attestations sont moins nombreuses. On le rencontre par exemple à l’époque tardive (26 e dynastie, règne de Psammétique Ier, 664-610 av. J.-C.) dans la tombe thébaine de Moutirdis (TT 410) 14 et dans la littérature démotique 15. Quelques repères chronologiques et archéologiques 16 Le dessin, composition obtenue par le tracé des contours d’une figure que l’on souhaite représenter, apparaît sur des gravures rupestres dès la préhistoire. Sur les rochers qui enserrent la vallée du Nil, les chasseurs incisent d’une main sûre et habile les silhouettes des animaux du désert et des scènes qui montrent les chasseurs armés de flèches et d’arc, poursuivant le gibier de ces espaces. L’assèchement des déserts environnants, dû au déclin de la pluviométrie tout au long du Ve millénaire, amène à sédentariser les populations le long du Nil. Ces dernières s’organisent en villages, construisent des fours pour la cuisson de la terre cuite et décorent leurs vaisselles. Le dessin égyptien est né ; il développe, au cours du IVe millénaire, une inventivité, des codes et des sujets dorénavant bien établis (cat. 23).


À l’époque thinite (vers 3100-2700 av. J.-C.), le dessin s’applique tant au décor des objets mobiliers qu’à l’écriture naissante, qui met au point un encodage graphique à base de pictogrammes de la langue parlée dans la vallée du Nil. Utilisant l’arsenal extraordinaire que présentent la faune, la flore, le paysage, les humains, les bâtiments et tous les éléments de la nature, les premiers scribes affectent à leurs signes/images des sons qui perdureront et se multiplieront pendant plus de trois millénaires. Avec les témoignages du temps des pyramides (Ancien Empire, 2700-2200 av. J.-C.), qui voit les grandes nécropoles memphites se doter de pyramides royales et de sépultures décorées de nombreuses scènes sculptées en bas-relief au service de l’éternité de l’élite contemporaine, on comprend que toutes ces créations n’ont pu être exécutées sans le tracé initial et préparatoire d’un dessin. Tous les procédés techniques (grille de proportions, trait rouge corrigé en noir) sont en place, de même que les caractéristiques du dessin égyptien, parfois appelées « canons » ou conventions », que ce volume tend à analyser au fil de ses pages. De cette époque fondatrice, on retiendra deux exemples particulièrement remarquables de l’art du dessin des Égyptiens. Tous deux sont situés dans la nécropole de Saqqara. Connue comme étant la « tombe aux oiseaux », la chapelle du mastaba de Néferherenptah, « directeur des coiffeurs du palais », date probablement du temps de Niouserrê (5e dynastie, vers 2450 av. J.-C.). Elle présente un décor partiellement sculpté en bas relief, tandis que l’autre partie, la plus importante, est seulement dessinée 17. Il apparaît que ces seuls dessins, tracés délicatement d’une main sûre, utilisant un pinceau fin, trempé dans les pigments noir et rouge dilués dans l’eau, avec parfois un mélange des deux donnant un ton brun sombre, sont le décor final et délibéré de cette chapelle. La qualité d’exécution et le degré de finition de ces dessins (fig. 4) prouvent qu’ils ne sont pas là pour guider l’outil du sculpteur mais pour être le décor programmé du tombeau. Les thèmes retenus pour ce décor sont essentiellement agrestes et très rares : hommes occupés au jardin et dans la campagne (arrosage, dépiquage de plants de laitues (fig. 5), vendange et récolte des figues de sycomores, chasse aux oiseaux, traite des vaches). Le plafond est peint d’un rouge sombre moucheté de noir, afin d’imiter le granite rouge.

Fig. 5. Le dépiquage des plants de laitues dans le mastaba de Néferherenptah, 5 e dyn., Saqqara.

17. Kanawati et Woods, 2009, p. 52 et fig. 14-18.


introduction

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Fig. 6. Dessins d’offrandes en rouge et noir, caveau du mastaba de Mererouka, 6 e dyn., Saqqara.

Le mastaba de Mererouka 18 (6e dynastie, règne de Téti, vers 2350 av. J.-C.) est un des plus gigantesques tombeaux de l’Ancien Empire. Sa chapelle est composée de trente et une pièces, dont seize sont décorées et laissent voir le rang très important du propriétaire, qui affiche quatre-vingtquatre titres et fonctions, dont celle de vizir, faisant de lui le bras droit du pharaon. Ses liens avec la famille royale lui ont permis de se faire creuser et décorer un caveau somptueux, caractérisé par une rampe monumentale qui mène au sarcophage. Entièrement couverts de textes peints et de dessins, ses quatre murs présentent des listes infinies de toutes sortes d’offrandes destinées à accompagner le défunt dans l’au-delà. Trois des quatre murs ont reçu un décor très soigné et précis, en rouge corrigé en noir, de ces offrandes (fig. 6). On y reconnaît des grilles de proportions pour placer les éléments, ainsi que des traits de délimitation pour les hauteurs et les largeurs. Seul le mur est, dans lequel est percée la porte d’accès, montre dans sa partie supérieure des dessins peints de couleurs vives ; on distingue des aiguières, des vases, du mobilier et des cônes de céréales et de graines diverses (fig. 7). Fig. 7. Dessins d’offrandes polychromés au-dessus de la porte d’entrée du caveau du mastaba de Mererouka, 6 e dyn., Saqqara.

18. Kanawati et Woods, 2009, p. 59 et fig. 12-13.


On peut imaginer que, faute de temps, les artistes ont décidé de traiter en polychromie une seule paroi et de finir les autres en bichromie sans négliger pour autant le tracé de l’ensemble. Aucune partie de ce caveau n’est sculptée en bas relief, tandis que la chapelle qui le suplombe l’est quasiment partout. Là encore, le plafond est peint en rouge sombre, afin d’imiter le granite. Le Moyen Empire (vers 2030-1785) a laissé moins de témoignages de dessins, tels qu’on en a fait la typologie plus haut, par rapport à d’autres périodes historiques de l’Égypte ancienne. C’est à cette époque que les parois des tombes ne sont plus systématiquement décorées et que les artistes exercent leurs talents sur le mobilier funéraire déposé autour des défunts. C’est plus précisément l’observation des dessins qui ornent les cercueils du Moyen Empire qui permet d’admirer le travail des « scribes des contours ». L’interaction du dessin et de l’écriture est dans ce cas particulièrement sensible : aux colonnes serrées des formules des Textes des sarcophages, aux cartes figurées de l’audelà, aux représentations d’éléments architecturaux s’ajoutent les dessins polychromes des frises d’objets caractéristiques des cercueils du Moyen Empire 19 (cat. 104). Ces objets sont là pour aider à la survie du défunt mais aussi pour l’assurer, par leurs seules figurations, de l’efficacité permanente des rituels funéraires qu’ils évoquent. C’est bien là une des clefs du dessin dans la pensée égyptienne : par la magie de l’image, le sujet figuré est doté d’un pouvoir de réalité. Les vestiges du Nouvel Empire (vers 1550-1070 av. J.-C.) illustrent avec un éclat sans égal l’apogée de l’art du dessin dans l’Égypte ancienne. Les centaines de tombes, en particulier celles qui se trouvent sur la rive occidentale de Thèbes, sont assurément le plus grand musée égyptologique du monde dans le domaine de la peinture et du dessin qui la sous-tend. Exposer au musée du Louvre ou aux Musées royaux d’Art et d’Histoire de Bruxelles le dessin dans l’Égypte ancienne relève d’un défi audacieux, puisqu’il faut s’y satisfaire d’œuvres qui donnent à imaginer la beauté et la diversité des monuments bâtis et décorés sur les rives du Nil. De cette abondance d’exemples éblouissants, qui décrivent les étapes du dessin dans la décoration des tombes 20, on peut retenir, mais cette sélection est très réductrice, ceux des tombes de Souemniout, Ramose, Nou et Nakhtmin ou encore, dans la Vallée des Rois, s’arrêter sur le décor de la tombe du pharaon Horemheb (1323-1295 av. J.-C.). C’est assurément la tombe de Souemniout 21 (TT 92), « échanson royal aux mains propres » pendant les premières années du règne d’Amenhotep II (1425-1401), qui est la plus spectaculaire et la plus instructive. Située dans la partie nord de la colline de Sheikh Abd el-Gourna, cette sépulture donne à voir sur ses parois toutes les phases de la création et les méthodes de travail des artistes, qu’ils soient maîtres, artisans ordinaires ou apprentis. L’égyptologue Betsy Bryan a mis en évidence leurs techniques, depuis le dessin de la grille de proportions jusqu’à la mise en couleurs finale, et leur organisation en ateliers (fig. 8 et détail p. 15).

19. Willems, 1988, passim. 20. Baud, 1935, passim ; Davies, 2001a, passim. 21. Baud, 1935, p. 138-150 et pl. XIX-XXIII ; Bryan, 2001, p. 63-72.

Fig. 8. Scène de chasse et de pêche dans les marais montrant les étapes du dessin et de la peinture dans la tombe de Souemniout (TT 92), 18 e dyn., règne d’Amenhotep II (1427-1401).


introduction

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Fig. 9. Détail d’un couple sculpté en bas relief dont seuls les yeux et les sourcils ont été peints en noir, tombe de Ramose (TT 55), 18 e dyn., règnes d’Amenhotep III (1390-1353) et d’Amenhotep IV (1353-1337).

22. Baud, 1935, p. 102-107 et pl. X-XIV ; Davies, 1941, passim.

La tombe de Ramose 22 (TT 55) a été réalisée dans la partie sud de la colline de Sheikh Abd el-Gourna pour le gouverneur de la ville de Thèbes et vizir du temps d’Amenhotep III (1391-1353) et de son fils Amenhotep IV, le futur Akhénaton (1353-1337 av. J.-C.). Très vaste, elle présente une salle hypostyle dont les parois sont couvertes de scènes exécutées selon des techniques diverses. Les tableaux du mur sud sont modelés en relief avec infiniment de détails, d’élégance et de raffinement dans le calcaire tendre de ce secteur de la nécropole : on remarque que seuls les yeux et les sourcils des personnages ont été soulignés d’un trait de peinture noire (fig. 9), comme si le peintre avait commencé par appliquer cette couleur et n’avait eu le temps de se consacrer aux autres couleurs de sa palette. Un mur est décoré de tableaux seulement dessinés, extrêmement précis. On y voit des dignitaires égyptiens et des représentants des pays étrangers voisins de l’Égypte, rendant hommage au roi Akhénaton et à Néfertiti, dont la présence en cette tombe indique qu’ils n’avaient pas encore transféré leur capitale à Tell el-Amarna. Les portraits de quatre Africains, de trois hommes du Proche-Orient et d’un Libyen sont saisissants par la maîtrise de l’artiste (fig. 10), alors que des incisions dues au ciseau du sculpteur sur leurs vêtements suggèrent que ces dessins attendaient d’être traités en bas-relief.


Fig. 10. Détail des visages des étrangers, figurés en dessin à la peinture noire, tombe de Ramose (TT 55), 18 e dyn., règnes d’Amenhotep III (1390-1353) et d’Amenhotep IV (1353-1337).

Datant du règne de Toutânkhamon à celui d’Horemheb (1336-1295 av. J.-C.), la chapelle de la tombe de Nou et de son fils Nakhtmin 23 (TT 291) est située dans la nécropole de Deir el-Médina. Son décor, très caractéristique du style de la fin de la 18e dynastie, est inachevé et garde les traces des étapes qui l’ont mis en œuvre. En effet, la peinture polychrome des scènes et l’inscription des légendes de texte sur la voûte du plafond et le cintre du fond de la chapelle sont terminées, tandis que le mur ouest, dans sa partie inférieure, offre, tracé à la peinture blanche, un très bel exemple de « dessin hâtif pour mémoire 24 » et de mise en place du décor par une main sûre et rapide (fig. 11). Fig. 11. Dessin d’ébauche du tableau à réaliser sur une paroi de tombe restée inachevée, tombe de Nou et Nakhtmin (TT 291), 18 e dyn., règne de Toutânkhamon-règne d’Horemheb (1336-1295).

23. Bruyère et Kuentz, 1926, p. 1-65 et pl. 1-11. 24. Lhote et Hassia, 1954, pl. 32.


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Dans la Vallée des Rois, trois tombeaux sont célèbres pour leurs décors illustrant l’art du dessin égyptien. Il s’agit de ceux de Thoutmosis III 25, d’Amenhotep II et d’Horemheb, tous pharaons de la 18e dynastie (1550-1295 av. J.-C.). Les deux premiers sont exemplaires par les dessins et textes funéraires tracés sur les murs comme sur un papyrus, révélant un trait linéaire et incisif dû aux scribes de l’élite, ceux qui connaissent les livres sacrés. Il s’agit alors d’un dessin au service d’un décor programmé et définitif, exécuté avec cette seule technique. La tombe d’Horemheb 26 (13231295 av. J.-C.) est la sépulture dédiée au dernier pharaon de la 18e dynastie, issu de l’armée 27, qui s’employa à rétablir les structures étatiques et religieuses qui régissaient le pays avant le schisme d’Akhénaton. C’est dans ce tombeau admirable qu’apparaît pour la première fois dans la Vallée des Rois, succédant au décor traditionnel seulement peint, la technique du bas-relief peint, témoignant d’une maîtrise parfait de l’art pariétal, avec des couleurs nuancées d’une grande subtilité. Cependant, la décoration de nombreuses parois de cette tombe n’est pas achevée ; elle est, de ce fait, l’occasion d’y observer toutes les étapes de la réalisation du programme, depuis l’ébauche sur la grille de proportions jusqu’à l’attaque de la paroi enduite par le ciseau du sculpteur, en passant par les corrections du trait rouge par le trait noir (fig. 12). Le temps des Ramsès puis la production artistique qui suivit au Ier millénaire avant notre ère témoignent d’un respect relativement constant des procédés mis en place par les dessinateurs des deux premiers millénaires de cette civilisation. Si les ostraca figurés, auxquels on a fait une place de choix dans cet ouvrage, et toute la documentation issue des fouilles du site de Deir el-Médina deviennent pour l’étude de ce sujet à l’époque ramesside une matière de premier ordre (fig. 13), les observations que l’on peut faire sur les œuvres du Ier millénaire ne modifient pas le discours sur le sujet. En préparant cette exposition, il est apparu qu’il était finalement assez malaisé de montrer des documents pertinents pour cette période de l’Égypte, à l’exception de papyri et de mobilier funéraire en bois polychromé. Ce qui n’était pas un choix délibéré est devenu une évidence : tant en Égypte que dans les collections de musées, les monuments et œuvres susceptibles d’illustrer le thème du dessin égyptien appartiennent majoritairement aux IIIe et IIe millénaires avant notre ère.

(page de gauche) Fig. 12. Du dessin à la sculpture en bas relief : paroi montrant les étapes de la décoration dans la tombe du pharaon Horemheb (KV 57), 18 e dyn., Vallée des Rois. (ci-dessus) Fig. 13. Dessin d’agrément, composé pour lui-même : une danseuse-acrobate, ostracon figuré, Deir el-Médina, 19e-20 e dyn., Turin, Museo Egizio, cat. 7052.

25. Voir infra p. 85. 26. Hornung, 1971, passim. 27. Une première tombe lui avait été construite à Saqqara lorsqu’il était général des armées. Voir Martin, 1989.



Les

dessinateurs


l’ a r t i s t e é g y p t i e n , ce gr and méconnu d e l’ é g y p t o l o g i e di m i t r i l a b ou ry

(page de droite) Détail de la fig. 3.

1. Sur cette question, voir Kris et Kurz, 1979. 2. On notera cependant que le thème idéologique du roi – ou du dignitaire qui s’y assimile – en tant que promoteur ou parfois même acteur de la création artistique témoigne d’un certain prestige lié à cette fonction, prestige dont la médecine ne semble jamais avoir joui. Pour quelques nuances concernant cette vision technique de la production artistique par les anciens Égyptiens eux-mêmes, voir la suite du présent article, et notamment la note 6.

Dans notre vision contemporaine, l’art de l’Égypte antique est caractérisé par un singulier paradoxe : en effet, s’il est universellement reconnu comme un art à part entière – en témoignent les sections égyptologiques de tous les grands musées d’art à travers le monde –, c’est avec la même unanimité que la majorité de ses commentateurs, professionnels ou amateurs, s’accordent à nier l’existence d’artistes véritables au sein de la civilisation pharaonique. Doit-on, dès lors, imaginer un art, soit une production humaine, sans artiste ? La proposition paraît évidemment absurde, même si l’on a pris implicitement l’habitude de l’admettre. Le paradoxe, comme c’est souvent le cas, réside avant tout dans la définition des concepts que nous mettons en œuvre, et ce d’autant plus qu’il s’agit ici d’intégrer dans notre perception moderne et occidentale une réalité pharaonique, c’est-à-dire une réalité qui émane d’une culture dont le système de références est sensiblement différent du nôtre. L’investissement plastique et sémantique dont témoigne la production monumentale ou figurative de la civilisation pharaonique et, surtout, l’émotion esthétique que bon nombre de ses œuvres suscitent encore aujourd’hui valident et justifient pleinement l’idée et l’acception modernes d’un art égyptien à part entière. Peu en disconviendront. C’est la qualification de l’artiste qui est, de toute évidence, plus problématique. L’égyptologie et la question de l’artiste Comme la majorité des notions que nous utilisons au quotidien, le concept d’artiste a une longue histoire moderne qui conditionne de façon déterminante son acception contemporaine dans le monde occidental – ou occidentalisé – et les nombreuses connotations que nous avons pris l’habitude de lui associer. Ainsi, l’héroïsation de l’artiste, en tant qu’intellectuel créateur, qui se distingue comme tel du commun des mortels, remonte très spécifiquement à des auteurs occidentaux aussi influents que Pline l’Ancien ou, surtout, Giorgio Vasari, avec son célèbre ouvrage Les Vies des plus excellents architectes, peintres et sculpteurs italiens (Florence, 1550). Cette conception particulière de l’artiste, loin donc d’être universelle et intemporelle 1, a néanmoins induit de nos jours une vision dominante de l’histoire de l’art en tant qu’histoire des – grands – artistes, dont un des buts majeurs est d’identifier individuellement ces génies créateurs. Face à de tels objectifs, l’égyptologie et l’histoire de l’art égyptien se trouvent bien démunies. En effet, d’une part, malgré une rare propension au monumental et au pérenne, et, de ce fait, un développement extraordinaire de ce que nous convenons aujourd’hui d’appeler art(s), la civilisation des pharaons n’a jamais engagé de véritable processus de glorification particulière de l’artiste, comme cela surviendra plus tard de l’autre côté de la Méditerranée, dans des contextes de société assez différents. Tout au plus, ainsi que le suggérait Hermann Junker dès 1959, les anciens Égyptiens semblent-ils avoir valorisé les artistes et les facteurs d’œuvres d’art en tant que spécialistes, détenteurs d’un savoir et d’une habileté techniques spécifiques, à l’instar, par exemple, des médecins 2. D’autre part, du point de vue de l’égyptologue et de l’analyste moderne, la rareté des œuvres pharaoniques signées par leur(s) auteur(s) et l’absence de tout traité théorique d’esthétique dans la littérature de l’Égypte antique ont souvent incité à reconnaître l’art égyptien comme un art fondamentalement collectif et anonyme – voire, aux yeux de certains, comme l’art anonyme par excellence – et à nier le concept même d’art pour la culture pharaonique, considérant l’ensemble des monuments qui font encore aujourd’hui la notoriété de cette civilisation comme le produit d’une armée de tâcherons sous l’autorité d’un directeur administratif lettré, et dégradant ainsi le facteur de l’œuvre du rang d’artiste à celui d’artisan, au mieux. De telles idées reçues, qui constituent l’opinion communément admise en matière d’art égyptien, relèvent évidemment d’une méprise, et ce à plus d’un titre. Tout d’abord, elles sont fondamentalement induites par notre conception occidentale et moderne de ce que doivent être l’art et l’artiste. Ainsi, comme le soulignait Jan Assmann – non sans une certaine ironie –, l’art égyptien n’est en aucun cas anonyme, mais, bien au contraire, mérite le qualificatif d’éponyme, dans



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(ci-dessus et page de droite) Fig. 1. Scène d’atelier de sculpture dans le temple d’Amon-Rê à Karnak, figurée dans la tombe de Rekhmirê (TT 100), 18 e dyn., règne de Thoutmosis III (d’après Davies, 1943, pl. 60, et in situ).

Fig. 2. Artisan utilisant un foret lesté pour creuser un vase en pierre dure, figuré dans une scène d’atelier de la tombe de Rekhmirê (TT 100), 18 e dyn., règne de Thoutmosis III (d’après Davies, 1943, pl. LIV).

3. Pour un autre exemple d’émergence textuelle de ce discours égyptien sur l’art, voir Assmann, 1992. 4. Pour des vestiges archéologiques d’ateliers de sculpture royaux, voir Phillips, 1991 ; Laboury, 2005.

le sens où il n’existe pratiquement aucune œuvre d’art pharaonique qui ne soit – dans son état original et achevé – accompagnée et même désignée par un nom de personne. Mais ce nom – omniprésent et toujours mis en évidence, voire en scène – n’est pas celui qu’attendrait l’historien de l’art ou l’amateur formaté par la tradition occidentale ; c’est le nom du commanditaire qui « s’autothématise » à travers l’œuvre, et non celui du facteur de l’objet en question, qui s’efface quant à lui derrière son donneur d’ordre et sa création. On se trouve donc en présence d’une conception de l’œuvre et de la relation de celle-ci à ses acteurs très différente de celle qui a majoritairement cours de nos jours. Par ailleurs, l’absence de traité théorique d’esthétique dans la production textuelle de l’Égypte pharaonique ne doit pas surprendre et s’explique sans doute moins par le hasard des découvertes que par le fait que cette littérature se composait de genres bien particuliers et définis, au sein desquels de tels écrits n’auraient pas trouvé place. À nouveau, les attentes de l’Occident sont bien inadéquates face à ce que la civilisation des pharaons prétendait produire. On peut d’ailleurs être certain qu’un discours sur l’art existait dans l’Égypte antique, comme une célèbre maxime de l’Enseignement attribué au vizir Ptahhotep s’en fait l’écho : « on ne peut atteindre les limites de l’art et il n’y a pas d’artiste qui maîtrise totalement son savoir-faire 3 ». (à prononcer, conventionnelleQuant au concept d’art, précisément, les usages du mot égyptien ment, hémou) et de ses dérivés révèlent parfaitement qu’il était conscientisé comme tel – soit au sens où nous l’entendons aujourd’hui – par les anciens Égyptiens, puisque ce terme et la racine à laquelle il est associé servent aussi bien à désigner l’habileté et la maîtrise techniques d’un praticien des arts plastiques que celles d’un littérateur, qui sait manier les « belles paroles » avec art. On en revient donc à notre paradoxe initial : s’il y a effectivement art, de notre point de vue comme de celui des anciens Égyptiens eux-mêmes, peut-on le concevoir sans artiste ? Enfin, la dimension collective traditionnellement attribuée à la production artistique dans l’Égypte antique résulte, en réalité, de la généralisation – abusive – de principes d’organisation du travail à grande échelle dans le cadre des chantiers royaux. Nul ne s’étonnera, bien sûr, que le campement destiné aux ouvriers du site des grandes pyramides de Giza ait pu accueillir jusqu’à dix-huit mille hommes (selon les estimations que l’on peut faire à partir des fouilles de ce campement) ou que les quelques attestations iconographiques (fig. 1) et archéologiques qui nous sont parvenues d’ateliers de sculpture royaux révèlent un travail en équipe, suivant une procédure déjà presque semi-industrielle 4. C’est évidemment l’ampleur de l’ouvrage qui impose une telle fragmentation des tâches. Mais il convient, ici aussi, d’éviter une nouvelle erreur de raisonnement, qui consisterait à dissoudre la notion d’artiste dans cette multiplication des intervenants dans le processus de réalisation de l’œuvre. En effet, qui songerait, de nos jours, à refuser le statut d’artiste à un sculpteur comme Auguste Bartholdi, sous prétexte que sa monumentale statue de la Liberté nécessita la participation d’une multitude d’ouvriers de spécialisations diverses, ou, pour prendre un exemple occidental plus ancien, à un Phidias, qui conçut et supervisa l’ensemble de la décoration sculpturale du Parthénon, mais avec l’aide – inévitable – d’un atelier certainement nombreux ? Il en allait sans doute de même dans l’Égypte des pharaons, comme le suggèrent les revendications de créativité et


d’originalité des grands ordonnateurs de monuments royaux, tels Senenmout sous Hatchepsout ou Amenhotep, fils de Hapou, sous Amenhotep III. En outre, si, dans l’Égypte antique, une telle procédure collective semble bien avérée pour les productions royales, le modèle doit-il – et même peut-il – être transposé tel quel lorsque le donneur d’ordre n’était plus Pharaon, mais un particulier, comme ce fut assurément le cas pour la plupart des œuvres commentées dans le présent ouvrage ? Dans ce contexte théorique confus et mal défini, pollué, on l’aura compris, par une vision beaucoup trop occidentalo-centriste et moderno-centriste, l’égyptologie s’est souvent contentée d’admettre que l’artiste égyptien demeure aujourd’hui un personnage particulièrement évanescent et insaisissable – voire, aux yeux de certains, inexistant – dans le paysage que cette discipline vise à reconstituer. La documentation égyptologique foisonne pourtant d’informations, de traces et d’indices d’ordres divers qui permettent d’étudier assez précisément la réalité historique des artistes de l’ancienne Égypte et, surtout, de dépasser la traditionnelle question de l’identification individuelle – et nominative – de l’artiste, en la transcendant en celle, sans doute plus fondamentale, de l’identification sociétale de l’artiste, de la place et de la position de celui-ci au sein de la société pharaonique, si intensément productrice et consommatrice d’œuvres d’art. La désignation des artistes par les anciens Égyptiens Pour appréhender la réalité antique des artistes de l’époque pharaonique, il n’est évidemment pas sans intérêt de se pencher sur la manière dont les anciens Égyptiens eux-mêmes désignaient les facteurs d’œuvres d’art. Les termes et titres en question, assez nombreux, renvoient avant tout à une catégorisation et à une vision techniques de ces praticiens, c’est-à-dire à une classification en fonction de leurs compétences ou activités sous un angle technique. Ainsi trouve-t-on de multiples mentions de « teneurs de (divers types de) ciseau » (soit des sculpteurs), de « directeurs de la construction » ou « des travaux », de « plâtriers » (qui préparent les murs et certains enduits ou décors modelés) ou de « scribes des formes » (c’est-à-dire des peintres ou spécialistes des arts graphiques), pour n’en citer que quelques-uns, parmi les plus fréquents. (hémou), liée, nous l’avons vu, à la notion d’art tel que nous l’entendons aujourd’hui, a La racine généré un substantif qui sert à nommer toutes sortes de facteurs d’œuvres, des sculpteurs aux orfèvres, en passant par les hémouou de chars, d’aviron ou de « toute pierre précieuse » (en une acception qui semble s’apparenter à celle de « spécialiste » de tel objet ou de tel matériau) 5. Au neutre pluriel – qui sert à exprimer l’abstrait en égyptien –, le mot permet d’évoquer (toutes) les « fonctions artistiques » ou les « activités de production (de type) artistique », au sein d’un temple et de son administration, par exemple. Le hiéroglyphe utilisé pour transcrire les différents termes dérivés de cette racine renvoie d’ailleurs directement à une pratique technique spécialisée, puisqu’il représente le foret de silex lesté qui servait, depuis la fin de la préhistoire, à creuser les vases de prestige en pierre (plus ou moins) dure (fig. 2), à l’origine de cette longue tradition de travail de la pierre qui caractérise la civilisation pharaonique. Quelques titres peuvent cependant se placer sur un autre plan de référence. C’est en particulier le (à prononcer, convencas de la désignation courante du sculpteur en ronde bosse, appelé tionnellement, séânkh ou sânkh), ce qui signifie littéralement « celui qui fait vivre », allusion à la capacité d’animation magique de son œuvre qui était prêtée au sculpteur 6.

5. On notera toutefois que, dans cet usage, le mot hémou(ou) ne semble pas être associé à n’importe quel objet ou n’importe quel matériau ; ainsi, le fabricant de flèches, ou celui du pigment bleu artificiel connu aujourd’hui sous l’appellation de bleu égyptien, est tout simplement désigné comme le facteur ou, littéralement, « celui qui fait » l’un ou l’autre de ces produits. Il semble donc que, dans la perception des anciens Égyptiens, il y ait une distinction entre des objets qui relèvent d’une certaine maestria artistique et d’autres d’une pratique considérée comme plus simplement technique. 6. Au contraire de l’art grec classique et postclassique, fondé sur l’idéal de la mimesis, l’art égyptien entretient avec le réel un rapport de nature plus fonctionnelle que formelle. De ce point de vue, au lieu de comparer les artistes pharaoniques aux médecins, comme le suggérait H. Junker (1959), il conviendrait peut-être plutôt de les rapprocher des magiciens, avec lesquels ils partagent cette faculté d’agir sur le réel et, en particulier, sur sa face cachée, que nous appelons l’au-delà.


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Fig. 3. Le « scribe des formes » Pahéry tel qu’il s’est lui-même représenté dans la tombe de son grand-père maternel, Ahmose, fils d’Abana, à Elkab (T Elkab 5), 18 e dyn. (d’après Davies, 2009, p. 166, fig. 7, et in situ).

7. Alors que, par exemple, divers textes établissent avec certitude l’existence d’écoles de scribes.

La formation des artistes égyptiens Cette terminologie des artistes met régulièrement en évidence des chefs ou directeurs de telle ou telle activité artistique à côté de simples praticiens – sculpteurs ou peintres – et, plus rarement, d’apprentis littéralement « celui qui est sous la main ou l’autorité (du maître) » –, ce ou assistants – qui suggère un certain mode d’apprentissage et de transmission des compétences nécessaires à l’élaboration des œuvres. De manière générale, en Égypte antique – comme dans la plupart des sociétés préindustrielles –, les fonctions professionnelles se transmettaient de père en fils, et le domaine artistique ne faisait évidemment pas exception à cet égard. Un bel exemple nous en est fourni par une stèle du musée du Louvre au nom du « chef des scribes-dessinateurs d’Amon Dédia » (cat. 15), issu d’une lignée d’artistes d’origine levantine, qui occupèrent la même fonction durant sept générations. Le phénomène est également bien attesté au sein de l’institution royale appelée « la Tombe », qui rassemblait, sur le site de Deir el-Médina, les artistes et artisans chargés de la réalisation des hypogées de la Vallée des Rois. Ce modèle familial était à ce point fréquent qu’il arrive que l’on rencontre dans la documentation de Deir el-Médina un maître et son apprenti qui s’appellent mutuellement « père » et « fils », bien qu’aucun lien généalogique direct n’ait existé entre eux. Dans ce contexte, il n’est évidemment pas étonnant qu’aucune trace archéologique – ni même textuelle – d’école d’enseignement des arts n’ait pu être mise en évidence jusqu’à ce jour 7. La formation artistique devait avant tout être assurée sur le terrain, en atelier (notamment pour la sculpture) ou sur chantier, voire à domicile, lorsque le maître n’était autre que le père. De nombreux exercices sur ostraca – aussi bien peints que sculptés – découverts en contexte domestique (voir les multiples exemples d’ostraca figurés présentés dans cet ouvrage) étayent cette déduction, tout comme la présence régulière dans les tombes inachevées de schémas de décor (par exemple de plafond) à caractère pédagogique, manifestement destinés à servir de support visuel à une explication – orale et donc aujourd’hui perdue – de la manière de procéder. Par ailleurs, dans l’Égypte pharaonique, l’apprentissage se faisait essentiellement par l’étude et la reproduction des œuvres des prédécesseurs. C’est ainsi que le futur scribe se formait à l’écriture – aussi bien le tracé des signes et la graphie de mots que l’art de s’exprimer correctement par l’écrit –, en recopiant des « classiques ». Il en allait manifestement de même pour les praticiens des arts plastiques. Quantité d’inscriptions de visiteurs attestent de cette habitude que les artistes égyptiens – en particulier les « scribes des formes » – avaient d’aller visiter et admirer les monuments réalisés par leurs devanciers, mais aussi de les imiter ou de s’en inspirer. Plusieurs cas assurés de copie de motifs hors de l’ordinaire existent, comme celui de la reine de Pount, à l’anatomie difforme, dans la décoration du temple d’Hatchepsout à Deir el-Bahari, reprise par un artiste de l’époque ramesside sur un célèbre ostracon conservé de nos jours à l’Ägyptisches Museum und Papyrussammlung de Berlin (cat. 40). En marge de cette formation des professionnels de la production artistique, il convient de signaler que quelques documents permettent de penser que certains membres de l’élite pouvaient eux aussi recevoir une formation artistique personnelle : c’est le cas des deux palettes de peinture, à plusieurs godets, au nom du vizir Amenemopé (chef de l’administration d’Amenhotep II), ou de celles des princesses Méritaton et Méketaton, les deux filles aînées d’Akhénaton et de Néfertiti. Les artistes pharaoniques qui ont laissé une trace nominative de leur existence affichent volontiers des compétences multiples et variées, qui dépassent souvent la catégorie technique dans laquelle leur titre principal inciterait à les confiner. C’est à nouveau une stèle du musée du Louvre qui en offre sans doute l’un des exemples les plus parlants : celle du « directeur des artistes, le scribe (ou peintre) et sculpteur Irtisen » (dont le nom est parfois lu Iri-irou-sen) (Louvre, C 14). N’hésitant pas à contredire la maxime de Ptahhotep évoquée précédemment – lorsqu’il se présente comme « un artiste qui excelle en son art » et « à qui rien ne peut échapper », – ce contemporain de Montouhotep II fait étalage de toutes ses capacités artistiques, depuis le rendu de compositions iconographiques complexes jusqu’à la préparation des émaux, « sans laisser le feu les brûler, sans que l’eau les puisse non plus effacer », en plus de ses connaissances concernant « les secrets des paroles divines (= les hiéroglyphes) », les rituels de fêtes et la magie. Et de conclure sa longue énumération en précisant : « personne n’en aura connaissance, sauf moi seul et mon fils aîné, de ma chair, car le dieu a décrété qu’il pratique, ayant été instruit à cela (…), Irtisen-iqer (c’est-àdire Irtisen-(l’)excellent » !). Par ailleurs, il n’est pas rare que des « scribes des formes » signent des œuvres qui relèvent de la sculpture ou de la gravure (par exemple, la stèle du Rijksmuseum van Oudheden, à Leyde, cat. 116), quand l’un d’eux n’affirme pas avoir « dirigé tous les travaux » de réalisation d’un monument, comme le peintre d’Amon Pahéry à propos de la tombe de son grandpère maternel, Ahmose, fils d’Abana, à Elkab (fig. 3). Il y avait donc, à l’évidence, des artistes aux talents multiples, dont la formation embrassait plusieurs disciplines ou secteurs distincts de la production artistique tels que les concevaient les anciens Égyptiens eux-mêmes.


Fig. 4. Fragments d’une tablette d’apprentissage en bois stuqué présentant un exercice de dessin et d’écriture, découverts à Dra Abou el-Naga et datables de la 18 e dynastie (d’après Galán, 2007, fig. 3, p. 98, et fig. 1, p. 96).

Puisqu’ils avaient accès à la mort – ou à tout le moins à l’autocommémoration – écrite, ces maîtres artistes témoignent en outre de compétences scribales, qu’ils revendiquent en général explicitement et qui les situent dans le faible pourcentage de la population pharaonique capable de lire et d’écrire. Les artistes égyptiens et le monde des scribes et de l’écrit Comme le rappelle le célèbre Enseignement de Khéty, également connu sous son nom moderne de Satire des métiers, dans l’Égypte antique, la caste des lettrés formait l’élite dirigeante, fière et jalouse de ses prérogatives : « Vois, il n’y a pas de métier qui soit exempt de chefs, à l’exception de scribe ; c’est lui le chef », professe Khéty à son fils Pépi, sur le chemin de l’école des scribes, « Mais si tu apprends à connaître l’écriture, ce sera meilleur pour toi que ces métiers que je te mentionnais juste avant. » De manière assez intéressante, les activités artistiques ne figurent pas dans la liste des professions manuelles que raillent Khéty et les autres textes issus de la même tradition 8. Quelques indices suggèrent d’ailleurs que l’enseignement des arts, et en particulier celui du dessin, pouvait s’accompagner d’une formation à l’écriture – autre art du trait 9 – et, ce faisant, à la littérature. C’est ainsi qu’une tablette d’apprentissage – en bois stuqué – découverte par la mission archéologique

8. Même si Khéty souligne : « je n’ai pas vu de sculpteur en mission ; l’orfèvre, on ne l’a pas commissionné », deux affirmations qui sont pourtant contredites – ou à tout le moins nuancées – par les inscriptions d’expéditions dans les carrières. 9. On notera que ce parallélisme était également admis par les anciens Égyptiens puisque, dans leur langue, le même mot (que l’on prononce aujourd’hui conventionnellement dérèf) pouvait servir à désigner un trait de fard ou de dessin et des écrits.


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Fig. 5. Signatures du peintre Séni et de son frère, le « scribe des écrits divins du palais » Izézi dans les tombes de Khéni et de Tjéti-iqer à El-Hawawish (TH 24 et 26), fin 6 e dyn. (d’après Kanawati et Woods, 2009, fig. 6, p. 10).

10. Galán, 2007. 11. Kruchten et Delvaux, 2010. 12. Kruchten, 1999, p. 54-55.

égypto-espagnole à Dra Abou el-Naga présente côte à côte un double dessin d’une statue royale vue de face sur une grille de proportion et un exercice d’écriture hiératique (c’est-à-dire cursive), reproduisant trois fois la première strophe de la Kémyt (la « somme »), une sorte de manuel scolaire utilisé pour la formation des apprentis scribes, au même titre que l’Enseignement de Khéty (fig. 4) 10. , que l’on prononce de manière conventionnelle zesh, pouvait Le mot égyptien qui signifie « scribe », en outre assurément servir à désigner un peintre. La racine verbale dont ce substantif est dérivé renvoie à l’action d’écrire, certes, mais aussi à celle de décorer, de façon plus générale, voire de concevoir un décor. C’est ainsi que dans le cimetière de l’Ancien Empire à El-Hawawish, deux frères travaillant de concert, le peintre Séni et le « scribe des écrits divins de la Grande Maison (= le palais) » Izézi, revendiquent tous deux le prestige d’avoir effectué l’action de zesh la même tombe, celle du notable Khéni (fig. 5) ; à l’évidence, le savant Izézi en a conçu le programme décoratif, tandis que son frère peintre, Séni, l’a concrètement réalisé. Cette étendue du spectre sémantique couvert par le concept de zesh explique sans – en doute que l’expression habituelle pour désigner un peintre ou un dessinateur est celle de , à prononcer conventionnellement zesh qèd(out) –, c’est-à-dire « scribe des formes ». Mais, abrégé en même temps, elle permet, à côté de ce terme précis – marqué, dirait-on en linguistique – d’employer un vocable plus générique, celui de zesh, en jouant sur la polysémie du concept égyptien mis en œuvre : scribe, peintre, dessinateur, décorateur, concepteur de décor. C’est probablement en réponse à cette possible ambiguïté – et, en tout cas, dans la droite ligne de la traditionnelle fierté scribale – qu’un prêtre et scribe savant d’Esna signa – à plusieurs reprises – le décor d’une tombe d’Elkab qu’il avait été invité à « inscrire », en gravant : « Le scribe des écrits divins [Mérirê, le juste de voix] ; ce n’est pas quelqu’un qui appartient à la catégorie des “scribes des formes”. C’est son cœur (soit son intelligence) qui l’a conduit lui-même, sans qu’un supérieur ne lui ait donné de directive 11. » Si les grands imagiers qui conçurent ou réalisèrent le programme décoratif des tombes et monuments privés ont souvent laissé des signes patents de leurs compétences scribales (comme des adaptations des brouillons d’inscriptions, des annotations de travail sur les murs, etc.), il n’est pas rare de rencontrer aussi des fautes dans les textes peints ou sculptés, qui révèlent la présence d’artistes ou d’artisans moins lettrés que leurs maîtres – et avec lesquels Mérirê d’Esna ne voulait manifestement pas être confondu. Bien que, par définition, ces facteurs d’images peu lettrés – et sans doute moins gradés – aient laissé moins de traces de leur existence et – surtout – de leur individualité, on peut citer ici un cas tout à fait remarquable : celui d’un certain Sennéfer, membre de la communauté des artisans de Deir el-Médina, qui parvint à trouver les moyens de réaliser lui-même une tombe décorée en l’honneur de son père, Amenemhat, de même profession (TT 340). L’étude des inscriptions de ce petit tombeau a permis au regretté Jean-Marie Kruchten de montrer « que le décorateur de la tombe 340 […] connaissait seulement les signes hiéroglyphiques unilitères (l’alphabet, en quelque sorte), auxquels il ajoutait quelques bilitères réduits par acrophonie à leur consonne initiale […], et qu’il reproduisait, pour le surplus, de mémoire, d’une façon qui pour être mécanique n’en excluait pas certaines fluctuations, des groupes de signes caractéristiques, qu’il avait l’occasion d’apercevoir, chaque jour, un peu partout autour de lui sur les stèles ou dans les chapelles de la nécropole thébaine 12 ». Fort de cette culture visuelle des hiéroglyphes, Sennéfer a tenu à signer son œuvre en complétant l’une de ses représentations par une inscription dont les fautes trahissent son véritable niveau d’alphabétisation, même s’il y affirme : « (qua)nt à (m)oi, je suis le fils qui écrit correctement, en tant que celui (qui fait) vivre (son) nom » (<i >r <i >nk ink zA (pour zA.f ?) zSi (sic) mty <s>anx rn <.f >) (fig. 6).


Les employeurs des artistes dans l’Égypte antique Quels que soient leur niveau d’instruction ou leur statut (directeur, maître, apprenti…), ces artistes et artisans professionnels se revendiquent presque systématiquement d’une affiliation administrative à une institution religieuse : ils sont « peintres d’Amon », « supérieurs des sculpteurs du domaine d’Amon », « directeurs des peintres dans la Place de la Maât », etc. Cela signifie qu’ils sont employés par l’État et, de ce fait, œuvrent au service de Pharaon et de sa politique monumentale. Certains d’entre eux, surtout à l’Ancien Empire, se présentent d’ailleurs comme dépendant directement du palais. Dans ce contexte de travail et en raison de la finalité idéologique, magique et religieuse de leurs œuvres, il n’est pas rare de rencontrer des maîtres artistes qui affichent, parmi leurs titres, des compétences de prêtrise à divers niveaux, quand ils ne se figurent pas eux-mêmes, dans le domaine privé, en train d’exécuter des rituels. Précisément, à côté de cet emploi officiel et principal au service de l’appareil étatique de Pharaon, plusieurs recherches ont mis en évidence l’existence d’une économie parallèle pour les productions artistiques privées. Ainsi, Kathleen Cooney, en s’intéressant au « coût de la mort », a-t-elle pu révéler tout un système d’échange de biens et de services qui permettait aux membres de la communauté de Deir el-Médina de se créer un nécessaire funéraire pour affronter le passage dans l’au-delà. De multiples indices en marge de la documentation exceptionnellement riche du site de Deir el-Médina convergent pour assurer que le modèle fut utilisé partout et de tout temps dans l’ancienne Égypte. Il est d’ailleurs très fréquent qu’une signature d’artiste fasse apparaître un lien familial, amical ou encore professionnel, entre le commanditaire et le(s) facteur(s) de l’œuvre. De toute évidence, s’il semble très difficile d’imaginer des artistes indépendants dans la structure sociétale de l’Égypte antique, il est clair que, comme beaucoup de leurs compatriotes, les artistes de Pharaon avaient de nombreuses activités professionnelles que nous qualifierions aujourd’hui de complémentaires. Conclusion L’art pharaonique avait bel et bien ses artistes, identifiés et formés comme tels par leur propre société ! Les traces qu’ils ont laissées de leur aspiration à la commémoration montrent que s’ils avaient, certes, moins l’habitude de signer leurs œuvres que nos artistes modernes, ils recherchaient tout autant que ceux-ci une reconnaissance durable pour leur inventivité et leur originalité – dans le contexte spécifique de l’art égyptien, bien sûr 13 –, aussi bien plastiques qu’intellectuelles (voir supra fig. 5). Mais restituer l’existence même de ces artistes conduit surtout à constater celle d’une profession complexe et ramifiée, bien hiérarchisée, tant en termes de structuration du travail (directeurs, maîtres, …) qu’en termes de compétences. Et si beaucoup d’artisans ou d’artistes subalternes sont restés des ouvriers anonymes au service de Pharaon, d’autres ont su se hisser jusqu’à faire partie de l’élite dirigeante du pays 14. En définitive, quel que soit l’angle sous lequel on l’observe, l’artiste égyptien se révèle un acteur essentiel de la civilisation pharaonique, si intensément productrice et consommatrice d’œuvres d’art.

Fig. 6. Représentation de Sennéfer revendiquant la réalisation de la tombe de son père, Amenemhat, dans le décor de celle-ci, à Deir el-Médina (TT 340), tout début 18 e dyn. (d’après Cherpion, 1999, pl. 8).

13. À ce propos, voir infra l’essai consacré à l’individualité de l’artiste égyptien, p. 36-41. 14. Parmi divers exemples, on peut citer celui de Pahéry d’Elkab (voir supra fig. 3), qui devint gouverneur de sa province natale.


d e l’ i n d i v i d u a l i t é d e l’ a r t i s t e d a n s l’a r t é g y p t i e n di m i t r i l a b ou ry

(page de droite) Fig. 1. Détail des hiéroglyphes notant le titre de « porteur des offrandes végétales d’Amon » du jardinier Nakht dans la scène illustrée à la fig. 5.

1. Laboury, 1998. 2. Mekhitarian, 1956, p. 247. 3. Laboury, 2010b. 4. Kanawati et Woods, 2009, p. 8-10. 5. Davies, 2001b.

En théorie, tout dans l’art de l’Égypte pharaonique, de l’esthétique fondatrice du système au fonctionnement profondément sémiotique et magique de ce dernier 1, en passant par les modalités de conception et de réalisation concrètes des monuments, tout contribue à neutraliser le style individuel du facteur de l’œuvre, qui s’efface littéralement derrière celle-ci et se fond – au mieux – dans le style en vogue à son époque. On se trouve donc a priori dans un contexte fort peu propice à l’expression de l’individualité de l’artiste – et, a fortiori, à sa détection par l’égyptologue. Pourtant, comme le rappelait très judicieusement Arpag Mekhitarian, il y a déjà plus d’un demisiècle, en abordant la question de la « personnalité de peintres thébains » : « L’âme d’un grand artiste ne se laisse pas étouffer par des lois : elle vibre, au contraire, d’autant plus ardemment que les barrières sont rigides […] Il y a, sans contredit, une manière de traiter tel ou tel thème qui varie d’une époque à l’autre ; mais il y a davantage encore un style propre à chaque artiste, et c’est ce que l’on n’a pas assez vu 2. » Un très bel exemple de cette réalité artistique fondamentale nous est fourni par la célèbre série des triades de Mykérinos (fig. 2). En tant que portrait royal, soit une production artistique où la contrainte du modèle imposé par le commanditaire était maximale 3, chacune de ces triples statues reproduit clairement le portrait officiel de Mykérinos, à la physionomie si aisément reconnaissable (joues pleines, bouche étroite et très dessinée, à la lèvre inférieure plus épaisse, nez court au lobule rond et charnu…). Cependant, chaque triade conservée se caractérise par de légères variations stylistiques, qui suffisent à la distinguer des autres et sont, en même temps, parfaitement constantes sur les trois visages d’une même œuvre, dénotant une seule et même main, ou plus exactement un seul et même artiste derrière (l’achèvement, à tout le moins, de) chacune de ces sculptures, avec ses propres habitudes pour creuser un sillon entre la bouche et la joue, marquer les commissures et le rebord des lèvres ou souligner le contour des yeux. Ce cas, exemplaire, rappelle que l’art égyptien, même s’il était commandité par un pouvoir à la volonté de standardisation et d’uniformisation très forte, est une production humaine, avec toutes les fluctuations et variations que cela présuppose. Et c’est bien évidemment dans ces détails qui s’écartent de la norme ou du normalisé que se manifeste le plus souvent l’individualité de l’artiste pharaonique. Toutefois, il est en général impossible d’établir si les traces personnelles de ce type ont été laissées par le facteur de l’œuvre de manière consciente ; et celui-ci reste en outre presque toujours anonyme. Pour les arts graphiques et picturaux, au cœur de cet ouvrage, nous disposons cependant de quelques cas privilégiés qui permettent de pousser plus avant la réflexion et la recherche de l’individualité de l’artiste et de son expression dans le contexte particulier de l’art égyptien. En effet, plusieurs œuvres signées autorisent la mise en évidence de personnalités spécifiques d’artistes. C’est ainsi que dans le cimetière de la fin de la 6 e dynastie à El-Hawawish, près d’Akhmim, deux tombes, déjà mentionnées (voir supra fig. 5, p. 34), aux noms de Khéni et de son père, Tjéti-iqer, font chacune apparaître, dans le même environnement iconographique, un petit panneau où le peintre Séni et son frère, le « scribe des écrits divins de la Grande Maison (= le palais) », Izézi se présentent comme les auteurs du programme décoratif du monument. Naguib Kanawati, qui a publié les deux chapelles funéraires, a souligné l’étonnante parenté qui unit non seulement la conception générale du décor des deux tombes, mais aussi leur style, la manière de composer les images, de les peindre ou de recourir à telle ou telle astuce iconographique inhabituelle 4. Un cas tout à fait analogue, datant cette fois de la Deuxième Période intermédiaire, a été signalé par W. Vivian Davies dans la région d’Elkab : dans la nécropole de ce site, la tombe du gouverneur local Sobeknakht fut apparemment décorée par le peintre Sédjemnétjerou, qui y apposa son effigie dûment identifiée et que l’on retrouve en compagnie de « son frère, le peintre Ahmose » dans la chapelle contemporaine, de style et de composition iconographique fort semblables, de Horemkhaouef à Hiérakonpolis, de l’autre côté du Nil 5. Ce genre de signatures, textuelles, mais aussi – semble-t-il – dans le registre de la conception même de l’œuvre, traduit assurément une volonté de reconnaissance individuelle de la part de l’artiste.



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Fig. 2. Comparaison du visage des trois personnages sur deux des triades de Mykérinos, découvertes à Giza, Le Caire, Musée égyptien, JE 46499 et 40678.

6. Pour un exemple probable, voir Junker, 1957. 7. Bien entendu, d’autres motivations pouvaient également intervenir. Ainsi, dans la tombe d’Ahmose, fils d’Abana, toujours à Elkab, les multiples signatures de son petit-fils, Pahéry, « qui a dirigé les travaux dans cette tombe en tant que celui qui fait vivre le nom du père de sa mère » (voir supra fig. 3, p. 32), pourraient en partie s’expliquer par le fait que la famille semble avoir compté plusieurs peintres (Davies, 2009) et qu’il y avait dès lors peut-être lieu de lever toute ambiguïté sur le rôle de chacun dans la réalisation du monument érigé à la mémoire du glorieux ancêtre commun. Une même préoccupation de reconnaissance du travail effectivement réalisé semble avoir guidé le peintre Séni, lorsqu’il écrivit dans la tombe du notable Tjéti-iqer à El-Hawawish : « je suis celui qui a peint la tombe du prince Khéni et je suis en outre celui qui a peint cette tombe, étant seul ! » (voir supra fig. 5, p. 34). Une fois encore, la situation de l’artiste peut être comparée à celle du scribe : si une maxime à l’allure de proverbe rappelle qu’« il est agréable qu’un scribe soit reconnu » (Vernus, 2012b, p. 420), les auteurs des compositions littéraires officielles sur les monuments royaux sont presque toujours restés anonymes, alors que les signatures affleurent beaucoup plus volontiers à mesure que l’on s’éloigne de cette sphère de production à l’échelle de l’État. 8. Bickel et Mathieu, 1993. 9. Keller, 2001 et 2003 ; Bács, 2011. 10. Keller, 2003.

Même si elles demeurent relativement rares, on les rencontre plus facilement dans les provinces, loin des grandes résidences royales, soit dans des contextes sociologiques où le commanditaire du monument pouvait probablement tirer un grand prestige d’avoir à son service des artistes reconnus (parfois dépêchés – voire distraits – de la capitale) 6 et, corollairement, où ceux-ci disposaient sans doute d’une plus grande liberté d’expression et de promotion personnelles 7. Il convient par ailleurs de mentionner ici un petit groupe de trois peintres exceptionnellement bien attestés au sein de la communauté des artistes et artisans chargés de la réalisation des tombes de la Vallée des Rois sous la 20 e dynastie. Il s’agit, d’une part, des deux frères Nebnéfer et Hormin, fils du chef des peintres Hori ; et, d’autre part, de leur contemporain, le chef des peintres Amenhotep, fils du célèbre Amennakhte, qui fut lui aussi peintre avant de devenir « scribe de la Tombe » (l’institution qui les employait tous à Deir el-Médina) et un grand intellectuel de son temps, révéré pour ses multiples compétences savantes. Les deux familles étaient assurément en contact étroit, puisque Amennakhte rédigea un Enseignement – le genre littéraire le plus valorisé dans l’Égypte antique – dédié à Hormin (qui baptisa d’ailleurs l’un de ses propres fils du nom d’Amennakhte) et que Hori fit de même envers le frère aîné d’Amenhotep 8. En outre, plusieurs inscriptions associent Hormin et Amenhotep, le premier se présentant parfois comme le « frère » du second, ce qui suggère qu’ils étaient peut-être plus que de simples collègues, unis par de probables liens d’amitié. On connaît plusieurs autographes de Nebnéfer, Hormin et Amenhotep, et en particulier des dessins sur ostraca signés (fig. 3), qui permettent d’étudier les caractéristiques de leurs styles individuels d’écriture comme de représentations figurées. Grâce à ce matériau exceptionnel, la regrettée Cathleen Keller est parvenue à suivre avec une remarquable précision leurs activités dans les tombes aussi bien royales que privées qu’ils ont été amenés à décorer, parfois ensemble 9. Le cas d’Amenhotep, le mieux documenté, est sans doute le plus intéressant pour notre propos, car il révèle parfaitement la présence d’un style formel à côté d’une façon de faire plus libre, mais aussi une évolution manifeste du style personnel du chef des peintres de Deir el-Médina au cours de sa carrière 10. Comme toutes les autres productions artistiques de l’histoire de l’humanité, l’art égyptien n’empêchait donc assurément pas un artiste d’avoir son propre style, qu’il pouvait volontairement adapter selon le contexte et qui évoluait – inévitablement – au cours de son existence. En marge de ces quelques signatures explicitement revendiquées à travers des inscriptions, il en était d’autres, implicites et plus discrètes. Ainsi n’est-il pas si rare de rencontrer au fil des monuments des membres de l’élite un « scribe des formes » qui s’est introduit dans sa propre composition


(fig. 4), sans nul doute avec l’accord de son commanditaire, exactement comme le feront, quelques millénaires plus tard, de nombreux artistes de la Renaissance occidentale. L’intervention personnelle de l’artiste dans son œuvre pouvait également se marquer par une interaction très étroite avec son donneur d’ordre. Une tombe thébaine de l’époque d’Amenhotep III, au nom d’un certain Nakht, « jardinier (de l’offrande divine) et porteur des offrandes végétales d’Amon » (TT 161), nous en fournit un remarquable exemple. Si le programme décoratif de cette petite chapelle funéraire s’inspire d’un répertoire de scènes somme toute assez classique – une sorte de passage obligé pour assurer la survie post mortem du bénéficiaire du monument –, jamais les bouquets montés offerts aux dieux et aux défunts ne semblent avoir été représentés avec autant de luxuriance et d’exubérance durant toute l’histoire de l’art égyptien 11 (fig. 5). L’artiste, manifestement lettré, poussa son investissement personnel dans la conception et la réalisation de cette tombe jusqu’à inventer un nouveau hiéroglyphe pour transcrire l’un des deux titres de son commanditaire, en remplaçant le signe conventionnel de l’homme accroupi qui maintient un panier évasé sur sa tête ( , pour noter le concept de « porter » ou de « porteur ») par celui du personnage debout, les bras levés ( ), sur lesquels il ajouta l’idéogramme de la table d’offrandes , symbole hiéroglyphique habituel pour la notion d’offrande), complété par un imposant ( montage végétal (fig. 1). Même si le nom de ce peintre très créatif n’est pas arrivé jusqu’à nous, il est assez vraisemblable que sa mémoire put perdurer un certain temps auprès des proches de Nakht, qui fréquentèrent la tombe de ce dernier pendant quelques générations, ainsi que le suggèrent plusieurs graffiti de visiteurs sur les parois du monument 12. Dans la majorité des productions de l’art égyptien, cependant, l’artiste – ou l’artisan – semble s’être conformé au principe selon lequel il s’effaçait volontairement derrière son œuvre et la glorification exclusive de son donneur d’ordre. Il n’en demeure pas moins que sa créativité et son individualité artistiques pouvaient tout de même s’exprimer – certes, de façon anonyme – et, donc, rester décelables aux yeux de l’égyptologie. En histoire de l’art, la méthode la plus courante pour identifier des particularités d’artistes se fonde sur l’homologie ou l’analogie iconographiques. Habituellement désignée sous l’appellation de méthode morellienne – par référence au célèbre médecin et amateur d’art italien Giovanni Morelli (1816-1891), qui parvint à identifier des « mains » par l’observation minutieuse de la morphologie de certains détails caractéristiques dans les peintures de la Renaissance –, cette démarche consiste à rapprocher des motifs de formes semblables – ou identiques – en les tenant pour indices d’un créateur commun.

(ci-dessus) à gauche : Fig. 3. Autoportrait du chef des peintres Amenhotep sur l’ostracon CG 25029 recto du musée du Caire. à droite : Fig. 4. Autoportrait du peintre d’Amon Ouserhat dans la scène de banquet de la tombe du grand prêtre en second d’Amon, Amenhotep-sisé (TT 75).

11. Ces végétaux ostensiblement mis en évidence sont en outre rehaussés d’un vernis – d’usage peu fréquent dans la peinture des tombes thébaines – qui devait les rendre plus brillants et dont l’auteur du décor de la chapelle a fait un usage exceptionnellement intensif. 12. Pour ces inscriptions, voir Quirke, 1986.


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Fig. 5. Scène d’offrande d’un bouquet monté à Osiris, la déesse de l’Occident et la reine Ahmès Néfertari divinisée par le jardinier d’Amon Nakht, dans la tombe de ce dernier (TT 161) (relevé au trait d’après Manniche, 1986, fig. 13 et in situ).


Si une telle approche s’est révélée très fructueuse pour l’étude de la peinture de l’Occident moderne ou celle des vases de l’Antiquité grecque, hormis quelques cas exceptionnels comme ceux de Nebnéfer, Hormin et Amenhotep, évoqués précédemment, son application dans le contexte de l’art égyptien ne va pas sans poser de sérieux problèmes, principalement en raison de deux caractéristiques fondamentales et véritablement fondatrices de cet art : d’une part, une volonté manifeste d’homogénéisation stylistique, qui implique la neutralisation du style personnel de l’artiste ; et, d’autre part, le phénomène de la copie créative ou de la création par imitation. Sur un plan théorique, on peut en effet montrer que les anciens Égyptiens conceptualisaient l’invention, et notamment l’invention artistique, comme une émulation des modèles du passé, impliquant – fût-ce de manière partielle – une imitation de ces formes héritées des prédécesseurs 13. C’est ce qui donne à l’art égyptien cette apparence si répétitive – qui lui a valu quelques sarcasmes à travers l’histoire de sa réception occidentale à époque moderne – alors qu’il n’existe pas deux œuvres pharaoniques réellement identiques 14. De ce fait, l’art égyptien ne cesse de se citer et de se réinterpréter lui-même, et la reproduction d’un motif ne peut jamais suffire à identifier un même auteur, comme le révèlent de nombreuses copies dont les modèles sont antérieurs de plusieurs siècles. Les cas d’homologie morphologique réellement pertinents dans cette perspective ne concernent d’ailleurs pas l’iconographie, mais relèvent plutôt de la facture du motif, c’est-à-dire du domaine de la technique et de la technologie. Les photographies de détails de peintures de la nécropole thébaine sous la 18e dynastie rassemblées par feu Roland Tefnin nous en donnent une parfaite illustration : dans la tombe de Tjanouny (TT 74) – comme dans la majorité des tombes égyptiennes –, les inscriptions hiéroglyphiques font apparaître des variantes dans le rendu de certains signes, comme, (fig. 6), qui intervient à l’initiale du dans l’exemple choisi ici, pour le hiéroglyphe de l’oisillon nom du propriétaire du monument ; si le motif, en l’occurrence le caractère d’écriture, reste chaque fois parfaitement reconnaissable, il est tout aussi patent que les deux premiers signes, pourtant en sens opposés et de tonalités légèrement différentes, ont été réalisés par la même main, alors que le troisième est l’œuvre d’un individu distinct. Ce qui permet d’être ainsi affirmatif, ce n’est pas tant la forme du motif que la séquence de coups de pinceau qui l’a produite. Comme pour une véritable signature manuscrite, ce n’est pas la forme finale – toujours susceptible d’une certaine fluctuation – mais la manière dont elle a été exécutée qui constitue la signature, qui signe l’individualité de l’auteur. Grâce à ce concept de signature technologique, dans laquelle se marquent les habitudes de facture personnelles de l’artiste – depuis sa manière de dessiner un motif jusqu’à celle de préparer un enduit ou de poser ses couleurs, par exemple –, il est possible de suivre – véritablement à la trace – les facteurs anonymes de l’art égyptien, en étudiant non pas seulement leur style morphologique, mais aussi et surtout leur style technique 15. Une telle analyse des pratiques picturales dans la nécropole thébaine sous la 18e dynastie a ainsi permis de montrer que la tombe du vizir Amenemopé, sous le règne d’Amenhotep II, malgré ses grandes dimensions, fut, semble-t-il, décorée par un seul maître artiste 16, dont on retrouve des signes de l’activité dans une tombe voisine, antérieure d’à peine quelques années 17. Les deux monuments font partie d’un petit groupe de cinq chapelles funéraires pratiquement contemporaines qui se caractérisent par un choix chromatique assez inhabituel, centré sur un jeu de tons ocre rouge, plus ou moins foncés, et de différentes nuances de bleu, mais en l’absence de tout élément de couleur jaune. L’analyse du décor de la tombe d’Amenemopé révèle que celui-ci chercha manifestement à rendre son mémorial funéraire unique et surtout distinct de ceux de ses prédécesseurs directs. Et, dans cette perspective, le choix de ce peintre, à la manière et aux œuvres si particulières – qui n’était en outre assurément pas le plus délicat de son temps –, semble avoir été induit par une volonté de modernité de la part du commanditaire de l’œuvre. En dépit des apparences – et des idées reçues –, l’art pharaonique laissait donc manifestement à ses praticiens une certaine marge de créativité et – de ce fait – d’expression de leur individualité, que certains d’entre eux ont d’ailleurs parfois revendiquées de façon tout à fait explicite, nous l’avons vu. Avec une méthodologie adaptée aux spécificités de cet art, il est encore possible aujourd’hui d’étudier leurs particularités individuelles et même, ce faisant, d’aborder, dans certains cas, la question des motivations de leurs commanditaires dans le choix de tel ou tel artiste.

Fig. 6. Trois occurrences du signe de l’oisillon (TA) dans la tombe de Tjanouny (TT 74).

13. Laboury, à paraître. 14. Récemment, Dorothea Arnold (2007) a proposé de qualifier l’art égyptien de « performing art », soit un art de l’interprétation, à l’instar de la musique ou du théâtre, où l’auteur et l’interprète sont tous deux considérés comme des artistes. Dans ce contexte, la créativité de l’artiste égyptien s’exprimait avant tout par les choix qu’il opérait dans le répertoire des formes héritées de la tradition et dans leurs éventuelles ré-interprétations. 15. Laboury, 2012. 16. Laboury et Tavier, 2010. 17. Bavay et Laboury, 2012.


le long voyage du dessinateur neb dep u is elk a b j us qu’à sabo en nubie soudanaise v i ncen t ron d o t

À Assouan, l’île de Séhel, entre celles d’Éléphantine et de Philae, est fameuse pour les quelque cinq cents inscriptions sculptées ou gravées sur ses rochers ronds. Parmi elles, il est un petit tableau qui représente un homme debout, vêtu d’un long pagne et coiffé d’une perruque, les deux bras levés dans un geste d’adoration. La colonne de texte inscrite devant lui indique qu’il s’agit du « dessinateur Neb, de Nekhen ». Nul doute qu’il est ici – comme beaucoup de ses collègues envoyés en expédition par Pharaon – figuré en prière devant Anouket, la déesse de l’île à son époque, afin d’obtenir d’elle la promesse d’un voyage sans encombres et d’un retour sain et sauf. Peut-être même faisait-il équipe avec son fils : un peu plus haut sur la colline, environ 60 mètres plus au nord, un autre placard montre cette fois « le scribe Hormes, le fils de Neb, de Nekhen ». Nekhen est le nom pharaonique de la ville moderne d’Elkab, à un peu plus de 100 kilomètres au nord de la première cataracte et l’on comprend que, lorsqu’il se représenta lui-même en dévotion à Séhel, Neb attendait le grand départ vers le sud. Ces régions méridionales une fois conquises, les pharaons victorieux avaient l’habitude de faire placarder sur les rochers les plus en vue dans les cataractes des stèles à leur louange, ou c’étaient les hauts personnages de l’État commandant les expéditions (vice-rois de Nubie, généraux d’armée, grands intendants, envoyés spéciaux…) qui ordonnaient la gravure d’images et d’inscriptions à leur nom. Fait rarissime pour un modeste artisan tel que Neb, nous retrouvons son nom quelque 600 kilomètres au sud d’Assouan, en amont de la cataracte de Kajbar, dans un ouadi réputé pour ses inscriptions rupestres, celui de Sabo. Il n’y figure cette fois que par le texte, identique à celui de Séhel : « le dessinateur Neb, de Nekhen ». Les noms de trois scribes – du même corps expéditionnaire ? – l’accompagnent, Ouserhat, Paser, fils d’Ipou, et Djéhoutymès. Détail étonnant, ce dernier précise lui aussi qu’il est un citoyen d’Elkab. Peut-être avons-nous la possibilité de savoir sur quel chantier Neb avait été envoyé si loin en Nubie soudanaise. En effet, sur le promontoire rocheux du Gebel Docha, 150 kilomètres plus au nord, on retrouve la gravure d’un personnage en prière, que sa légende hiéroglyphique désigne comme « le dessinateur Neb ». Il y a toute raison de penser qu’il s’agit de notre Elkabien. La gravure du personnage, en particulier, est très exactement la même qu’à Séhel : tourné vers la droite, les deux bras levés en adoration, coiffé d’une perruque mi-longue et la taille ceinte du même pagne court recouvert d’un pagne mi-long et transparent. Dans les deux cas, le style désigne sans doute possible la 18e dynastie comme date de gravure. Le Gebel Docha est creusé d’un petit temple consacré sous Thoutmosis III à Amon-Rê ainsi qu’au pharaon du Moyen Empire Sésostris III, divinisé et faisant l’objet d’un culte en Nubie. Il est fort possible que la mission confiée à Neb ainsi qu’aux autres artisans de son équipe était celle de mettre en place, de sculpter et de peindre les bas-reliefs de ce petit spéos. Mais il est tout aussi envisageable qu’il ait été envoyé en Nubie soudanaise quelque cinquante ans plus tard pour prendre part à la décoration de l’un des temples les plus magnificents du Nouvel Empire et assurément le plus élaboré des sanctuaires construits par les Égyptiens dans cette région, celui qu’à Soleb Amenhotep III fit construire pour le culte à une forme de lui-même, divinisée et incarnée dans la Lune.




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