Autres Maîtres de l’Inde (extrait)

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Stéphane Martin Président Karim Mouttalib Directeur général délégué Jérôme Bastianelli Directeur général délégué adjoint Yves Le Fur Directeur du département du patrimoine et des collections Anne-Christine Taylor Directeur du département de la recherche et de l’enseignement Martine Aublet Directeur, conseiller du président pour le mécénat Gérard Bailly Directeur des moyens techniques et de la sécurité Hélène Fulgence Directeur du développement culturel Fabrice Casadebaig Directeur des publics Nathalie Mercier Directeur de la communication Catherine Menezo-Mereur Directeur en charge du contrôle de gestion


Cet ouvrage est publié à l’occasion de l’exposition « Autres Maîtres de l’Inde » présentée dans la galerie Jardin du musée du quai Branly à Paris du 30 mars au 18 juillet 2010

Commissariat

Production

Édition

Jyotindra Jain et Jean-Pierre Mohen

musée du quai Branly Direction du développement culturel

Cet ouvrage est coédité par Somogy éditions d’art et le musée du quai Branly

Directeur Hélène Fulgence

Somogy éditions d’art

Conseiller scientifique Vikas Harish Scénographie Agence Fantastic : Stéphane Maupin et Nicolas Hugon Conception graphique Philippe Galowich

Responsable de la production des expositions Corinne Pignon Coordination générale Patricia Morejon Chargée de production Anne Ravard Responsable de la régie des expositions Delphine Davenier Régisseur d’œuvres Jorge Vasquez Multimédia Sébastien Priollet et Marc Henry Responsable du pôle image Céline Martin-Raget

Directeur Nicolas Neumann Éditrice Clémentine Petit Fabrication Béatrice Bourgerie, Michel Brousset, Mathias Prudent Contribution éditoriale Renaud Bezombes Traduction de l’anglais Jean-Yves Cotté Conception graphique Éric Blanchard musée du quai Branly Responsable du pôle papier Muriel Rausch Coordination éditoriale Christine Maine


Prêteurs

Remerciements

Allemagne Stiftung Museum Kunst Palast, Düsseldorf

Les commissaires et le conseiller scientifique adressent tous leurs remerciements à : M. Christian Chatton et Mme Reeta Gohade : Alliance Française de Bhopal SE. Jérôme Bonnafont, M. Philippe Martinet, Mme Bénédicte Alliot, M. Nitin Chauhan : Ambassade de France en Inde, New Delhi SE. M. Ranjan Mathai, Mme Namrata Kumar, Mme Nilu Ray : Ambassade de l’Inde à Paris Dr. Vikas Bhatt, Dr. D. K. Jain, M. Sangmacha Singh, Mlle Shampa Shah : Manav Sangrahalaya Archaeological Survey of India, Bhopal M. Madan Soni : Bharat Bhavan, Bhopal Mme Mireille-Joséphine Guezennec, Bourges Indira Gandhi National Centre for the Arts, New Delhi Dr. Jutta Jain-Neubauer, New Delhi Lalit Kala Akademi, New Delhi Mme Lydia Pluckrose, M. Ranjit Mathrani : Masala World, Londres Sangeet Natak Akademi, New Delhi Dr. Jani Kuhnt-Saptodewo, Vienne

Autriche Museum für Völkerkunde,Vienne France Adikala Art Gallery, Beroze et Michel Sabatier, La Rochelle Vikas Harish, Paris Royaume-Uni Pitt Rivers Museum, Oxford Inde Dayanita Singh, New Delhi Abhishek et Radhika Poddar, Bangalore Anshul Avijit, New Delhi Lekha et Anupam Poddar, New Delhi Arjun Sawhney, New Delhi Bharat Bhavan, Bhopal National Handicrafts and Handlooms Museum, New Delhi Gayatri Sinha, New Delhi Jutta et Jyotindra Jain, New Delhi Lalit Nirula, New Delhi Indira Gandhi Rashtriya Manav Sangrahalaya, Bhopal Mamta Singhania, New Delhi Pablo Bartholomew, New Delhi Sanskriti Museum of Everyday Art, New Delhi Vijay Kumar Aggarwal, New Delhi Vivek & Shalini Gupta, New Delhi

M. Jawhar Sirkar, M. Vijay S. Madan : Ministry of Culture, Government of India, New Delhi Dr. Charu Smita Gupta : National Handicrafts and Handlooms Museum, New Delhi Siddharth Tagore, New Delhi M. O. P. Jain : Sanskriti Pratishthan, New Delhi Ils remercient également l’ensemble des prêteurs ainsi que les artistes ayant réalisé les œuvres spécialement pour cette exposition.

Avec le mécénat de :

Cette exposition a été réalisée dans le cadre du Festival de l’Inde en France



Sommaire

8 Préface

Stéphane Martin 10 Introduction

Jyotindra Jain 22 La représentation

de l’« Autre » Vikas Harish 30 Art contemporain

et musée à l’ère de la mondialisation Hans Belting 44 De l’art pariétal

à la peinture murale en Inde Jean-Pierre Mohen

57 Les Autres Maîtres 58 Bhuta

Demeures d’esprit en bois

106 Entre deux mondes :

les artistes populaires et tribaux indiens Jyotindra Jain 122 Cliché et création :

64 Sarguja

Où les murs racontent des histoires 70 Ayyanar

Figures votives en terre cuite 74 Molela

« Village ! Village ! Seulement 75 roupies ! » 78 Rathava

Légendes peintes 84 Santhal

Théâtre de perpétuité 88 Nicobar

Monde magique de guérisseurs 92 Naga

Les guerriers revisités 96 Waghri

Un hommage en mouvement 100 Kondh et Gond

La forêt comme ancêtre

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une figure du sacré en mutation Vikas Harish 132 La peinture tribale

contemporaine De nouvelles voix 138 Jivya Soma Mashe

De l’intemporel au contemporain 146 Jangarh Singh Shyam

L’initiateur d’une tradition 156 Bibliographie


PRÉFACE STÉPHANE MARTIN

À l’écart des castes et des communautés hindoues les plus importantes, vivent encore aujourd’hui des peuples isolés dans des zones montagneuses ou forestières, détenteurs de traditions séculaires et de pratiques culturelles subtiles. Il y a encore peu de temps, seules les grandes civilisations étaient accueillies dans les musées. Une exposition telle que « Les Magiciens de la Terre », en 1989, a modifié le regard que l’on pouvait porter sur l’histoire et elle a également mis l’accent sur la pluridisciplinarité comme tremplin pour de nouveaux champs d’expérimentation. Son impact fut international et dans son sillage, « Others Masters: Five contemporary folk and tribal artists of India », en 1998, contribua également à ce que la création de peuples autochtones jusqu’alors méconnus sorte de l’ombre. Malraux l’avait pressenti : « Ce n’est pas notre perspicacité, qui nous révèle dans les plus grands artistes des civilisations disparues, le pouvoir tantôt délibéré, tantôt subordonné, tantôt ignoré d’euxmêmes (et effacé pendant des siècles) par lequel leurs œuvres nous atteignent : c’est l’entrée en scène de l’art mondial. » À l’aune de la mondialisation, ce carrefour de peuples, cette multiplicité de mondes dans un même pays, tend à évoluer dans le sens de la reconnaissance sans pour autant perdre son intégrité culturelle. Le musée du quai Branly poursuit sa mission en exposant l’art des populations adivasi (« premiers habitants » en sanskrit). Il rend ainsi hommage à la mémoire d’un peuple sans sacrifier à l’immanence du sacré dans un pays fortement attaché à ses traditions et à ses croyances religieuses. Les pièces exposées, auxquelles s’ajoutent photographies, gravures, documents d’archives, offrent une palette de couleurs et de matières prodigieuses : bronzes bastar, bas-reliefs d’argile des femmes du Chhattisgarh, peintures rathava, sculptures en bois bhuta… Quelques-unes proviennent des collections du musée du quai Branly, d’autres appartiennent à des particuliers ou à des institutions publiques que je remercie infiniment pour ces prêts exceptionnels.

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Par ailleurs, cette manifestation a été l’occasion de commander la création de pièces traditionnelles, réalisées pour certaines dans des villages indiens, pour d’autres exécutées devant le public dans un espace de l’exposition qui leur a été spécialement dédié. Une politique d’ouverture, ces dernières années, et l’accès à de nouvelles techniques ont incité des artistes indiens contemporains, oscillant entre tradition et modernité, continuité et rupture, à passer de la tradition collective à une expression plus individuelle. C’est le cas par exemple de Jivya Soma Mashe (né vers 1930), d’origine warli, qui bénéficia de l’arrivée d’un nouveau support, le papier, pour explorer la peinture narrative et de Jangarh Singh Shyam (1962-2001), artiste gond fortement influencé par l’art aborigène d’Australie mais également inspiré des mythes de sa propre culture. Le commissaire de l’exposition, l’historien d’art et anthropologue Jyotindra Jain, s’était déjà distingué avec une manifestation traitant de ce sujet au Crafts Museum de New Delhi. Il nous apporte aujourd’hui sa profonde connaissance et son extrême sensibilité. Je lui suis particulièrement reconnaissant ainsi qu’à Vikas Harish, grand historien de l’art indien et conseiller scientifique de cette exposition. Je souhaite aussi exprimer toute ma gratitude à Jean-Pierre Mohen, qui fut plusieurs années à nos côtés au musée en tant que directeur du patrimoine et des collections avant de rejoindre le musée de l’Homme dont il est actuellement directeur de la rénovation. Je le remercie infiniment pour sa précieuse contribution. Grâce à leurs talents réunis, « Autres Maîtres de l’Inde » érige l’art tribal et populaire au rang d’art mondial, patrimoine commun de l’humanité.

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INTRODUCTION JYOTINDRA JAIN

Bhuri Bai, Voiture de l’ambassadeur (détail, ill. p. 134), peinture sur papier, années 1980-1990, collection Lekha et Anupam Poddar


L’

exposition « Autres Maîtres de l’Inde » s’intéresse à la culture visuelle et artistique des communautés indiennes dites tribales et paysannes. En l’occurrence, ce titre fait référence aux artistes populaires et tribaux que le monde universitaire et le gouvernement ont toujours opposés tant aux tenants – artistes et commanditaires – de l’art considéré comme « faisant autorité » ou « classique » par le colonisateur, qu’à l’establishment artistique des métropoles modernes. Cela revient à dire que, tous autant qu’ils sont, ils ont travaillé et travaillent dans un isolement total. Les premiers historiens de l’art indien, qui adoptèrent généralement une périodisation chronologique de l’histoire de l’art fondée sur les dynasties régnantes, privilégièrent une évolution linéaire des styles sculpturaux et architecturaux. Ainsi, l’histoire des grottes-sanctuaires, des stupas et des temples monumentaux, mais aussi de la peinture et de l’architecture de cour, prit le pas sur les réalisations artistiques des communautés paysannes et tribales auxquelles personne ne s’intéressa réellement. À l’époque coloniale, l’art de ces sociétés resta confiné dans des catégories telles que « culture matérielle », « spécimens ethnographiques » ou « artisanat ». Dans l’Inde postcoloniale, le développement de l’artisanat devint une priorité économique tant en termes d’échanges extérieurs que de création d’emplois. Chose étonnante, pour le gouvernement, l’artisanat en vint à inclure non seulement les créations des « fabricants d’art » coloniaux mais aussi les objets rituels et votifs, sans oublier les peintures de sol ou murales traditionnelles réalisées au sein même du foyer par les femmes dans le cadre d’un rituel religieux. Dès lors considérées comme artisanales, ces formes d’art commencèrent également à se développer – miniaturisation, standardisation, production de masse et commercialisation – car elles correspondaient à la notion imaginaire de « tradition de l’Inde éternelle »1. Cette politique de développement eut toutefois un résultat positif inattendu, celui de libérer les arts rituels – confiés aux femmes – de leurs traditions répétitives, d’une iconographie, d’un espace, de matériaux et de rituels strictement définis en leur ouvrant un champ d’expression visuelle plus libre et plus novatrice2. 1. Pour un résumé détaillé de la politique artisanale dans l’Inde postcoloniale, voir Jyotindra Jain, « Indian “Folk Art” : Tradition, Revival and Transformation », in Pratapaditya Pal (dir.), 2000: Reflections on the Arts of India, Mumbai, Marg Publications, 2000, p. 60-71. 2. L’étude de cas de Ganga Devi sur Mithila est, dans ce contexte, un exemple pertinent. Voir Jyotindra Jain, Ganga Devi. Tradition and Expression in Mithila Painting, Ahmedabad/New York, Mapin Publishing, 1997.

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Femmes kurumba, région des Nilgiris, Inde du Sud, reproduction extraite du livre The People of India, 1868


Au cours des siècles, les artistes populaires et tribaux indiens ont été confrontés à l’apparition de nouveaux moyens de transport et de communication, à l’essor de technologies et de médias modernes, à la mise en place d’une société de consommation, mais aussi à l’avènement de nouvelles formes de gouvernance et à la mise en œuvre d’une politique de gestion des forêts, des terres agricoles et des ressources naturelles. Ils se sont en outre heurtés à la ségrégation sociale et à la relégation économique – non comme des observateurs passifs mais comme des sujets acteurs de ces changements et partie prenante de la modernité dans leur expression artistique à part entière. « Autres Maîtres de l’Inde » montre certaines de ces transformations. L’exposition est centrée sur les œuvres d’artistes qui ont délibérément choisi d’exprimer leur misère sociale et leurs subjectivités individuelles par le biais de l’image.

L’ARRIÈRE-PLAN SOCIAL D’« AUTRES MAÎTRES DE L’INDE » En Inde, la culture dite « tribale » concerne plus de soixante millions d’individus qui vivent depuis des siècles dans des forêts et des montagnes isolées. Ils appartiennent à différents groupes raciaux, ethniques ou linguistiques exclus de l’organisation sociale de la communauté hindoue dominante, sans pour autant n’avoir aucun contact avec elle. Les ancêtres de certaines de ces populations tribales sont peut-être les anciens habitants des territoires qui composent l’Inde actuelle, raison pour laquelle on les appelle souvent adivasi, ou autochtones. En Inde, la question de l’identité tribale est quelque peu complexe. Selon d’anciens textes indiens, de petits groupes de communautés homogènes – tels les Nishada, les Kirata, etc. – vivaient confinés dans les forêts, unis par le sang ou la langue et dotés chacun de sa propre organisation sociopolitique, formant une jana, ou communauté. Ces groupes vivaient en marge du système hindou des castes. Avec le temps et après d’interminables migrations et de nombreux mélanges socioculturels, il serait difficile et vain d’assimiler l’identité de ces anciennes communautés à celle des tribus actuelles. À l’époque coloniale, la population de l’Inde était étudiée et répertoriée en « peuples de l’Inde », ou « castes » et « tribus » (ill. p. 11). Le terme « tribu » n’a jamais été défini avec précision, avant ou après l’indépendance. La typologie raciale, l’occupation d’un territoire sur une longue période, le relatif isolement des montagnes ou des forêts, un sens non linéaire de l’histoire, l’absence d’alphabet et de littérature, l’archaïsme des techniques de production, les différences d’un groupe à l’autre en matière de langue, d’institutions sociales et de religion, ont vaguement servi de critères pour définir certains groupes comme « tribus ». En outre, le terme de « caste » a été couramment appliqué à des sous-groupes héréditaires à l’intérieur de l’organisation sociale hindoue, sous-groupes marqués par les hiérarchies sociales que reflétaient des termes aussi populaires que « castes supérieures » et « classes inférieures ». Ici, nous utilisons le terme « tribal » conformément à la définition officielle qu’en donne la Constitution indienne. Dans le but d’améliorer le sort des populations socialement et économiquement défavorisées, la Constitution de la république de l’Inde fournit deux cadres: l’un pour les tribus, l’autre pour les castes.

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Ces cadres sont actualisés de temps à autre par des amendements qui relèvent du président de l’Inde. Historiquement, la plupart des populations indiennes dites tribales ont vécu à proximité de leurs voisins, hindous ou autres, favorisant ainsi les échanges culturels réciproques. À tel endroit, les voisins les plus avancés d’un point de vue économique et technique ont influencé de diverses façons les tribus autochtones (adivasi). Ces tribus, quant à elles, ont souvent fait leurs les valeurs culturelles des premiers pour progresser socialement, même si le système hindou des castes exclut toute assimilation sociale des tribus. Néanmoins, localement, paysans et artisans hindous ont très fortement influencé culturellement les communautés tribales tant d’un point de vue matériel que religieux et mythologique. En pratique, en de nombreux endroits, ce sont les castes hindoues d’artisans et non les tribus elles-mêmes qui réalisent les images cultuelles et les figures votives tribales, et font que les objets de la vie quotidienne répondent parfaitement aux besoins de leurs clients tribaux. Cela explique que, dans le contexte indien, l’art tribal renvoie non seulement aux créations propres aux tribus mais aussi aux créations que d’autres ont imaginées pour ces mêmes tribus. Dans le cadre de cette exposition, le terme « populaire », qui désigne principalement les paysans hindouistes (en l’occurrence, ceux qui vivent près des tribus), est utilisé comme marqueur culturel et géographique plutôt que comme critère de civilisation dont la nature est fluctuante. Cela nous permet donc de parler aussi bien de « contemporain populaire » que de « contemporain tribal ». Il faut toutefois noter que, dans une grande partie de l’Inde, les tribus et les communautés villageoises hindouistes vénèrent les mêmes divinités régionales. De même, le développement des traditions des tribus et des communautés paysannes voisines a été grandement favorisé par d’autres influences culturelles exogènes telles celles liées au mode de vie et aux institutions coloniales, mais aussi aux technologies industrielles et médiatiques modernes. Cette exposition présente également la culture composite des communautés tribales et paysannes, dans l’évolution dynamique de leurs identités sous l’influence de la modernité qui s’est imposée par le développement de formes de contact et de communication diverses.

DE L’ICONIQUE À LA NARRATION : L’ÉMERGENCE D’UN NOUVEL UNIVERS VISUEL L’exposition présente un ensemble d’objets d’art, traditionnels ou intermédiaires, dont l’arrière-plan social, culturel et historique est composite. Il nous faut donc éclairer les processus complexes qui participent à la fabrication de l’art populaire et tribal indien. Les castes hindoues d’artisans qui travaillent pour les tribus ont progressivement transmis aux pratiques rituelles tribales leur iconographie et leurs symboles, accroissant ainsi le panthéon tribal – transformant souvent l’aniconisme3 en anthropomorphisme, voire en narration. Par exemple, dans la ceinture tribale de l’Inde centrale qui s’étend du Gujarat à l’Orissa, plusieurs communautés tribales – notamment les Rathava, les Bhilala, les Bhil, les Gond et les Kondh – n’élevaient ni n’utilisaient de chevaux. Cependant, des figures équestres en métal ou terre cuite réalisées par leurs voisins,

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des castes hindoues d’artisans ayant eux-mêmes emprunté ces figures à leurs dirigeants rajput, occupent désormais une place centrale dans les rituels et l’iconographie cultuels des communautés tribales et paysannes de ces régions. Plus vraies que nature, les images en terre cuite du culte populaire voué à Ayyanar, au Tamil Nadu, auxquelles cette exposition fait une large place, sont dues au fait que les Nayaka, les dirigeants de la région, possédaient des chevaux (ill. ci-contre). Dans de nombreuses pratiques tribales, une divinité ou l’esprit d’un ancêtre étaient signalés par un simple tas de pierres ou un pilier de bois, parfois enduits de vermillon, et les rituels votifs consistaient à lui offrir une lampe à huile et de la nourriture. Dans la plupart des cas, ce furent les castes hindoues d’artisans qui remplacèrent tout cela par des images rituelles anthropomorphiques ou thériomorphes. L’histoire de l’origine des reliefs en terre cuite de Devnarayan, une divinité vénérée par les Gujar4, des agriculteurs, mais aussi par les Bhil, les Garasia, les Mina et d’autres tribus de la région Mewar du Rajasthan, en est l’exemple parfait. Racontée par le potier hindou Khemraj, cette histoire atteste clairement que la divinité est apparue à son ancêtre telle une ombre, sous la forme d’une figure équestre. Celui-ci réalisa alors, pour la première fois, des panneaux en relief de la divinité (car dans cette vision, « l’ombre correspond au relief 5 ») qui devinrent aussitôt – et demeurent – les principaux objets de vénération des communautés tribales et paysannes du Sud. Dans plusieurs sanctuaires de la région dédiés à Devnarayan, son image en terre cuite trône au centre du mur principal. Tout autour, des scènes tirées de son épopée sont peintes par les artistes du cru. Ces artistes peignent également de façon très élaborée des pans d’étoffes pour illustrer l’épopée qui permet aux prêtres de la divinité de donner aux fidèles des représentations rituelles audiovisuelles. Là aussi, ce sont les peintres hindous brahmanes qui interprètent visuellement le récit transmis oralement, récit qui devient alors l’objet sacré des fidèles tribaux et ruraux. Shrilal Joshi, un peintre reconnu de ce type de panneaux narratifs, affirmait que les prêtres de Ramdevji, autre divinité populaire du Rajasthan, ont récemment et pour la première fois commandé des panneaux peints illustrant la vie de la divinité afin d’en tirer un revenu. Cela prouve sans ambiguïté qu’un mouvement plus large génère sans cesse de nouveaux récits et iconographies religieux qui s’inscrivent en douceur dans les cultes préexistants. Fait remarquable, une société de cinéma installée à Mumbai a récemment commandé à l’un de ces artistes populaires un grand panneau peint illustrant la vie d’Amitabh Bachchan, célèbre 3. L’aniconisme est l’absence de représentations matérielles du monde naturel et surnaturel dans différentes cultures, en particulier certaines religions monothéistes. Cette absence de représentations figuratives peut concerner les déités, les personnages saints, les humains ou certaines parties de leur corps, tous les êtres vivants, et jusqu’à tout ce qui possède une existence. Le phénomène est en général codifié par les traditions religieuses et devient en tant que tel une prohibition, forme de censure religieuse spécialisée dans les représentations. L’aniconisme peut être source d’une ambiance iconophobe. Lorsqu’il est activement imposé et aboutit à la suppression de représentations, l’aniconisme devient iconoclasme. Le mot lui-même provient du grec eikon, signifiant représentation, ressemblance ou image. 4. Les Gujar du Rajasthan, qui ont le statut de caste hindoue, ont récemment fait pression pour être reconnus comme « tribu » et jouir ainsi des avantages liés aux réserves, avantages octroyés aux tribus par le gouvernement indien. 5. Voir Jyotindra Jain, « “Shadow Corresponds to Relief ” : The Clay Gods of Molela », in Joanna Williams (dir.), Kingdom of the Sun : Indian Court and Village Art from the Princely State of Mewar, San Francisco, Asian Art Museum of San Francisco, 2007, p. 89-109.

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Chevaux et vaches en terre cuite offerts au sanctuaire dédié au dieu Ayyanar, milieu du XXe siècle, district de Pudukkottai, État du Tamil Nadu

vedette de Bollywood. Complété de couplets composés pour l’occasion puis mis en musique, le panneau métamorphose l’acteur en héros légendaire, en une figure cultuelle semblable à celle que l’on trouve sur les panneaux peints de Devnarayan, Pabuji, Ramdevji et autres divinités tribales et populaires. Ainsi, Amitabh Bachchan fait-il désormais partie du large éventail du folklore indien6. Au cours des trois dernières décennies, dans les peintures tribales et populaires de la majeure partie de l’Inde, l’aniconisme des formes rituelles de base a clairement évolué vers une imagerie narrative plus fluide, plus élaborée. Aujourd’hui, dans les maisons des Rathava par exemple, on peut voir sur le mur sacré qui sépare la cuisine du salon des peintures aussi détaillées que colorées, y compris des processions de chevaux et d’éléphants, des puits, des fermes, des fusils, des avions, des locomotives, des couples faisant l’amour, etc. (cf. p. 79). Ces images se rattachent au mythe de la Création de la communauté et aux noces de Pithoro, un dieu rathava. De telles peintures multicolores et élaborées semblent être un phénomène relativement récent. Des recherches anthropologiques effectuées avant les années 1970 indiquent que, dans leurs maisons, les Rathava symbolisaient souvent les divinités Pithoro et Baba Ind, entre autres, par un nombre défini de points vermillon7. Dans un cas, on a retrouvé dans une demeure relativement opulente quelques figures équestres, représentées elles aussi par des points vermillon – un cheval rouge en comprenait douze, un vert dix et un noir deux8. Cette preuve ethnographique capitale suggère que l’aniconisme, premier système de représentation des divinités par de simples points, fut à un moment donné remplacé par des rangées plus élaborées de chevaux sous l’influence des pratiques religieuses rajput voisines, telles les processions de chevaux et d’éléphants lors de la fête de Dussehra. Il importe de noter que pour dessiner les silhouettes des chevaux et des éléphants, les artistes rathava utilisent des pochoirs en bois ou en feuille 6. Un des panneaux d’Amitabh Bachchan se trouve au Tropenmuseum d’Amsterdam. 7. Josef Haekel, « Der Kultische Aspekt des Hauses bei den Bhilala in Zentralindien », Festschrift Paul J. Schebesta, Studia Instituti Anthropos, vol. 18, Vienne-Mödling, 1963, p. 360. 8. Ibid., p. 361.

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de fer-blanc fabriqués par les menuisiers hindous. Il n’est en effet pas dans la tradition des Rathava d’avoir des chevaux ni d’en représenter dans leurs peintures9. Outre le déplacement de l’aniconisme à l’iconique, s’opère un passage de l’oral au visuel. De façon surprenante, dans cette évolution, la conceptualisation des images de personnages se produit presque toujours en termes contemporains : il n’est pas rare que le dieu Pithoro porte des vêtements de sport occidentaux, tandis que d’autres divinités peuvent être représentées installées dans des canapés ou fauteuils coloniaux. Tant la narration orale du mythe de la Création rathava que ses représentations visuelles évoluent sans cesse, chaque nouvelle interprétation incluant des éléments contemporains. Par exemple, le récit oral de ce mythe commence par le motif archaïque de la Création symbolisée par un taureau qui perce la terre de ses cornes, la fécondant de graines de céréales et d’arbres. Au fur et à mesure du récit, on assiste à la naissance de la forêt et des champs, mais aussi à celle du dieu Pithoro. Plus près de nous, un verset décrit l’arrivée des administrateurs coloniaux : « Puis vint le mamlatdar (contrôleur des impôts et des terres)10. » Un autre verset fait allusion à la vie urbaine : « Pithoro porte des lunettes de soleil, Pithoro porte une montre11. » Les différentes peintures ne montrent pas seulement le taureau fécondant la terre (dans certaines représentations, il porte deux paniers de graines sur le dos), elles décrivent aussi des policiers armés, des coffres à fusils, des pendules (une nouvelle mesure du temps), des voies ferrées et même une image d’un Rathava décochant une flèche à un avion comme s’il tirait un oiseau (cf. p. 79). Les nuages de fumée qui sortent des locomotives figurent des démons. L’exposition présente une grande peinture de Paresh Rathwa, jeune artiste issu de la communauté rathava qui partage sa vie entre son village tribal et la ville d’Ahmedabad. Il ne cesse d’explorer et d’approfondir le mythe de la Création et l’imagerie traditionnelle des peintures rathava d’un point de vue très personnel, les sortant de leur contexte rituel et les mettant au service de sa propre expression visuelle contemporaine.

NÉGOCIER LA MODERNITÉ Les rouleaux narratifs peints qui racontent le mythe de la Création propre aux tribus santhal du Bengale et du Bihar comportent des références visuelles répétées à une tribu menottée emmenée par la police. Parfois, Yama, le dieu de la mort qui décide du destin post mortem, est représenté tel un policier en uniforme avec une cartouchière à l’épaule (ill. ci-contre). On trouve également des policiers dans les peintures des tribus warli et rathava, ainsi que dans les reliefs d’argile de Sundaribai. En raison des droits fonciers, de l’accaparement des terres par de puissants exploitants, des propriétaires absentéistes 9. Pour une description détaillée des techniques de peintures, voir Jyotindra Jain, Painted Myths of Creation Art and Ritual of an Indian Tribe, New Delhi, Lalit Kala Akademi, 1984, p. 44-54. 10. Ibid., p. 76. 11. Ibid., p. 77.

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et du contrôle des ressources naturelles de leurs propres régions par des manipulateurs autoritaires, les communautés paysannes et les tribus de nombreuses régions indiennes souffrent d’immenses injustices. Les images terrifiantes de policiers en pleine action découlent peut-être de cette vulnérabilité face aux puissants auxquels ils sont sans cesse confrontés. L’exposition présente plusieurs exemples de représentations tribales de tels affrontements insurrectionnels avec la modernité. Alors que les univers sociaux des communautés rurales et tribales se sont considérablement transformés sous l’effet de l’évolution culturelle, technique et commerciale des centres urbains Yama, dieu de la mort, représenté en uniforme de policier, peint illustrant le mythe de la Création, voisins, leur champ d’imagerie visuelle s’est égale- rouleau milieu du XXe siècle, Santhal ment élargi. La façon dont les artistes populaires, notamment au Bengale, ont appréhendé cette nouvelle culture dans leur espace artistique est une histoire qui ne laisse pas de fasciner. Il en va de même de la réponse des peintres ruraux à l’avènement du cinéma au Bengale. Selon une longue tradition, des peintres itinérants, les patuas, allaient de maison en maison et racontaient pour l’essentiel des histoires de la mythologie hindoue illustrées sur un long rouleau vertical. Ces patuas, de tout temps ouverts aux nouvelles influences, répondirent au cinéma d’une façon plutôt sarcastique. Pour représenter l’effet pernicieux du cinéma sur la jeunesse de l’époque, ils inventèrent un récit autour des tensions familiales, des conflits sociaux et de l’érosion des valeurs morales. Ces rouleaux faisaient la part belle à des images où l’on voyait des jeunes gens habillés à la dernière mode se ruer au cinéma, indifférents à la pauvreté qu’ils côtoyaient et méprisants envers leurs aînés sous « l’influence maléfique » du grand écran. Les patuas répondirent au cinéma par la résistance et le sarcasme, mais non sans esprit. En fait, ils exprimèrent sans fard la tragédie sociale, l’impuissance et l’agonie que provoquait ce média nouveau et puissant12. Fidèles à leur tradition de répondre par leur art aux transformations sociales, plusieurs patuas réalisèrent des rouleaux peints retraçant les événements qui conduisirent à l’assassinat d’Indira Gandhi et à ses conséquences. Par exemple, Bahar Chitrakar, du village de Noya dans le district de Medinipur, appelé comme d’autres patuas à illustrer la mythologie hindoue, représenta sur un rouleau l’assassinat d’Indira Gandhi, assimilant ainsi à la mythologie un événement séculier et contemporain. Comme dans ses rouleaux mythologiques de la déesse Durga, que l’on voit au début représentée de 12. Pour un rapport détaillé sur les rouleaux de cinéma du Bengale, voir Joytindra Jain, « Folk Artists of Bengal and Contemporary Images », in Yashodhara Dalmia (dir.), Contemporary Indian Art: Other Realities, Mumbai, Marg Publications, 2003, p. 34-43.

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Bahar Chitrakar, rouleau peint illustrant l’assassinat d’Indira Gandhi (détails), 1987, Bengale

face sous sa forme iconographique avec plusieurs bras exhibant ses attributs caractéristiques, il ouvre le rouleau du meurtre d’Indira Gandhi par un portrait photographique frontal, découpé dans une affiche électorale, avec ses attributs iconographiques – une forêt de microphones – lui conférant ainsi le statut de divinité (ill. ci-dessus). Dans ce rouleau, il utilise des versets laudatifs sur le Premier ministre, puis raconte les différents moments de l’assassinat dont il a eu connaissance par les médias : journaux, magazines, cinéma et télévision – déjà mythifié. En traduisant le contemporain en légende, Bahar Chitrakar se permet d’élargir le champ de son expression visuelle pour s’approprier la contemporanéité selon les termes de sa propre tradition. Aujourd’hui, les patuas du Bengale produisent couramment des rouleaux peints qui s’inspirent des catastrophes du monde contemporain, tels le 11 septembre 2001 ou le tsunami de 2004. Chaque patua interprète l’événement en fonction de sa propre compréhension et de sa capacité à traduire les informations reçues en un récit illustré dont les images sont souvent sorties de leur moule didactique et mythologique préexistant, mais néanmoins filtrées par ses propres subjectivités (cf. p. 86). Comme nous l’avons vu, la modernité envahit la vie des communautés populaires et tribales par le biais de nombreuses voies de communication et de contact. L’exposition cherche à explorer la nature de ces voies et, plus important, à comprendre comment l’individu et les communautés négocient l’irruption de la modernité dans leur culture orale et visuelle. C’est ainsi qu’ils pénètrent l’espace de l’art en traduisant le changement culturel en imaginaires individuels. Entre un choix protectionniste qui encourage la production imaginaire, « pure », « authentique » et originale de l’art communautaire et celui qui valorise toute création personnelle et

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novatrice supposée « tendre vers un pur regard moderniste esthétique13 », se dessine en Inde une expression personnelle visuelle et (post)ethnique spécifique : celle d’une transgression des règles liées aux contraintes économiques mondialisées marquées par le combat éternel en faveur de l’identité individuelle et sociale, de la migration et du bouleversement, et l’enchevêtrement avec l’équilibre mouvant entre les forces de la subversion et de la capitulation. Plusieurs œuvres d’artistes présentées dans l’exposition témoignent de ces situations difficiles de la vie rurale et tribale en Inde. Dans une de ses peintures, le peintre tribal warli Jivya Soma Mashe évoque des images inscrites dans la mémoire collective de la communauté, telle celle d’une ligne de Kalam Patua, Barber Shop, aquarelle, 2004, Bengale, collection Gayatri Sinha chemin de fer coupant son village, séparant les familles, les champs et le ruisseau. De même, dans une peinture murale composée de plaques en terre cuite – un médium dont il a hérité – Khemraj Kumhar, qui réalise des images en terre cuite de divinités propres au village de Molela dans le sud du Rajasthan, exprime son inquiétude devant l’expansion urbaine qui engloutit les villages alentour (cf. p. 116). Malheureusement, Khemraj est mort l’an passé sans avoir terminé la version de cette peinture murale qu’il préparait pour l’exposition. Son frère Mohanlal, également partie prenante du projet original, a réalisé sa propre version du même thème, version que l’on découvre dans l’exposition. Sonabai et Sundaribai, artistes rajwar du Chhattisgarh, se sont éloignés de la réalisation des reliefs d’argile mythologiques et décoratifs confiée aux femmes de la région pour orner les murs de leurs maisons. Ils ont élargi leur répertoire afin d’y inclure des panneaux narratifs élaborés pour les expositions urbaines en évoquant leurs souvenirs d’enfance de la vie villageoise, des voyages en train, des épisodes de la mythologie hindoue et des fêtes religieuses (cf. p. 66). Une partie importante de l’exposition est consacrée à l’œuvre de Sundaribai. Jangarh Singh Shyam, le célèbre artiste pardhan gond, est arrivé au Bharat Bhavan de Bhopal à quinze ans. Il y a travaillé en côtoyant des artistes indiens modernes dont il a appris les différentes techniques de peinture et de gravure. Cependant, il n’a pas suivi cette pratique artistique indienne moderne – un univers qui ne lui était pas familier –, préférant transformer les fables, mythes et légendes de sa communauté en une pléthore d’images intermédiaires – intermédiaires par leurs références au monde pictural de l’« Autre », l’univers qu’il a dû pénétrer. Les images qui résultent de 13. Aaron Glass, « (Cultural) Objects of (Cultural) Value : Commodification and the Development of a Northwest Coast Artworld », in Lynda Jessup et Shannon Bagg (dir.), On Aboriginal Representation in the Gallery, Hull, Québec, Musée canadien des civilisations, 2002, p. 97.

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ce mélange des genres sont toujours éphémères – oiseaux se métamorphosant en avions, et réciproquement ; têtes de tigre sur les murs du palais d’un gouverneur local prenant vie sous forme de bêtes géantes et bondissantes ; dieu thériomorphe hindou Ganesha sortant ou se transformant en crabe ; bois d’un cerf dessinant une vaste forêt, etc. « Autres Maîtres de l’Inde » se termine par deux expositions personnelles qui présentent un grand nombre de peintures de Jivya Soma Mashe et Jangarh Singh Shyam. Précurseurs de nouvelles traditions auxquelles leurs noms sont aujourd’hui attachés, tous deux sont à l’origine du passage d’une tradition de l’art rituel réalisé par les femmes à une forme artistique majeure inscrite dans un champ élargi d’individualité et de contemporanéité. Kalam Patua, 9/11 for Breakfast, aquarelle, 2007, Bengale Au XIXe siècle, les peintres itinérants de la communauté traditionnelle patua du Bengale-Occidental réalisaient des images de divinités hindoues, mais aussi des peintures incluant des commentaires sarcastiques à l’égard du mode de vie disparate de la bourgeoisie indienne nouvellement occidentalisée de l’époque, qui singeait les apparences et les manières de la classe dirigeante britannique. Kalam Patua, un jeune artiste contemporain issu de cette communauté, a commencé par décrire l’ironie de la vie dans les ruelles oubliées de Calcutta à travers des œuvres comme Ladies’s Tailor (Tailleur pour dames), Paan Shop (Boutique de Paan [le chewing-gum indien]), Barber Shop (Coiffeur pour hommes), Honeymoon Photo (Photo de lune de miel), 9/11 for Breakfast (Petit déjeuner le 11 septembre), etc. (ill. p. 19 et ci-dessus). Dans cette dernière, Kalam juxtapose l’image télévisée d’un avion détourné percutant le World Trade Center et une peinture encadrée de Kali, la déesse de la mort, avide de sang. La scène se passe dans le salon d’une famille bourgeoise, meublé d’un almirah en fer, d’un ventilateur au plafond, d’une porte-rideau et d’un téléviseur. Pour le couple en train de déjeuner, l’image du 11 septembre ne diffère en rien des autres images. La femme tourne le dos à la télévision (la télévision est une prérogative masculine), tandis que l’homme la regarde d’une façon neutre comme il regarderait une nouvelle quelconque ou une publicité. Dans cette peinture, Kalam fait écho à la société du spectacle et reflète un monde d’images isolées où toute tragédie n’est qu’une simple apparence14. Dans les années 1970 et 1980, un débat sur la nature de la modernité et de la contemporanéité dans l’art populaire et tribal indien fit irruption parmi les milieux de l’art et du monde universitaire. Les premiers écrits de W.G. Archer, Mulk Raj Anand, Verrier Elwin, Stella Kramrisch et Mildred 14. Pour un essai détaillé sur Kalam Patua, voir Jyotindra Jain, Kalam Patua. From the Interstices of the City, catalogue d’exposition, New Delhi, Gallery Espace, 2004.

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Archer, entre autres, avaient préparé le terrain, même si leurs approches oscillaient entre les propriétés ethnographiques et esthétiques du monde visuel de ces communautés. C’était déjà, par rapport aux notions coloniales de « culture matérielle » et de « spécimens ethnographiques », un grand bouleversement en direction d’un engagement esthétique15. Néanmoins, dans l’establishment artistique urbain des années 1980 et 1990, c’est la reconnaissance de l’individualité et de la contemporanéité dans ces arts qui est apparue révolutionnaire. La Gallery Chemould de Mumbai, la Lalit Kala Akademi de Delhi, le Bharat Bhavan de Bhopal, notamment, exposèrent les œuvres d’artistes populaires et tribaux, déplaçant délibérément l’intérêt de leur tradition collective vers la reconnaissance de leurs expressions artistiques individuelles. À Paris en 1989, l’exposition « Les Magiciens de la Terre » présenta pour la première fois les œuvres d’artistes populaires et tribaux du monde entier aux côtés de celles de maîtres modernes, au Centre Georges Pompidou – un espace jusque-là réservé à ces derniers. Au début des années 1980, le Bharat Bhavan de Bhopal, en Inde centrale, avait déjà tenté une présentation conjointe des œuvres d’artistes indiens modernes urbains avec leurs homologues populaires et tribaux. L’exposition « Other Masters: Five Contemporary Folk and Tribal Artists of India » (« Autres Maîtres : Cinq artistes populaires et tribaux indiens contemporains »), que j’ai moi-même organisée au Crafts Museum de New Delhi en 1998, questionnait véritablement pour la première fois – d’un point de vue historique, notamment dans le contexte actuel de la réponse des artistes populaires et tribaux à la situation difficile dans laquelle ils se trouvent – les problématiques de la tradition collective face à l’expression individuelle dans les arts en Inde16. En évitant la simple juxtaposition des œuvres des artistes urbains modernes/contemporains dominants avec celles des artistes populaires et tribaux, « Autres Maîtres de l’Inde » prend volontairement ses distances à l’égard du fait d’apprécier les œuvres des artistes populaires et tribaux « en des termes modernes »17. Et, sur la question de la décontextualisation, l’aspect magico-rituel n’est pas l’unique contexte, ni le seul à être éternellement figé, dans lequel vivent les « Autres ». Lui aussi a un visage contemporain.

15. Les considérations critiques de l’engagement esthétique et individualiste des artistes aborigènes en Australie, plus anciennes, sont pionnières en la matière, y compris sur la question des droits sur la propriété intellectuelle des œuvres d’art de ces artistes. 16. Voir Jyotindra Jain, Other Masters: Five Contemporary Folk and Tribal Artists of India, catalogue d’exposition, New Delhi, Crafts Museum, 1998. 17. James Clifford, The Predicament of Culture. Twentieth-Century Ethnography, Literature and Art, Cambridge, Mass., Harvard University Press,1998, p. 195.

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Dayanita Singh, Regard sur un diorama tribal de l’Indian Museum, Calcutta, photographie, 2000

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LA REPRÉSENTATION DE L’« AUTRE » VIKAS HARISH

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a photographie, une technique alors récente en Europe, est introduite en Inde dans les années 1840, à Calcutta. Auparavant, les dessins réalisés par les officiers coloniaux « européanisaient » l’Inde en une représentation exotique propre à la perception de chaque artiste. La photographie permet donc d’aborder le sujet avec une certaine « honnêteté ». Affranchies du symbolisme européen, les images se rapprochent de la réalité concrète du sujet. La photographie, par la suite définie par son « indexicalité », devient rapidement la technique la plus adaptée pour décrire les autochtones, car « son importance dans l’imagination coloniale reposait sur sa supériorité au regard d’autres indicateurs plus équivoques » (Pinney, 1997). La préoccupation de l’administration coloniale d’identifier et classer la population indienne au moyen d’une multitude de projets de recensement donne naissance à un nouveau type de fixation photographique, « le portrait contextuel ». L’anthropologie établit ainsi une homologie entre le sujet et son milieu. Les sujets indiens sont souvent représentés avec les outils propres à leur catégorie professionnelle – un balayeur avec son balai, un chasseur avec son arc et ses flèches. The People of India est une étude picturale de la population indienne autochtone, publiée en 1868 par l’administration coloniale en huit in-folio. Somptueusement illustré, composé de 468 photographies tirées séparément sur du papier albuminé, cet ouvrage propose un « enregistrement visuel impressionnant de la multiplicité des castes et tribus qui constituent la population du sous-continent au milieu du XIXe siècle » (Watson et Kaye, 1868). Vers la fin du XIXe siècle et au début du XXe, d’innombrables photographies choisissent les Indiens comme sujets d’étude. Prises de face et de profil, ces images mettent l’accent sur la physionomie et évaluent les caractéristiques ethnographiques. Il n’est pas rare qu’un groupe soit présenté en rangées régulières, les visages étant répertoriés pour élucider l’origine ethnique. Cette étude ne s’intéresse pas à l’individu mais aux groupes, confondant souvent tribal et rural, castes supérieures et castes inférieures ; elle « textualise » l’image que l’Inde présente. « Une attention particulière était portée aux marqueurs de différence, aux indicateurs visibles qui permettaient de cataloguer les identités de groupe. Cette quête de la différence eut pour effet de s’intéresser

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Dayanita Singh, Regard sur un diorama tribal de l’Indian Museum, Calcutta, photographie, 2000

davantage aux femmes du groupe, puisque leurs costumes et leurs cultures matérielles représentaient la résistance au changement » (Pinney, 1997). Des milliers de cartes postales photographiques illustrant les courtisanes indiennes et nautch girls – un anglicisme formé à partir du mot hindi signifiant « danse » – sont publiées comme objets de désir masculin, soigneusement présentées dans des albums qui font office de harems personnels pour les collectionneurs. La photographie devient bientôt le moyen d’expression à la mode, véritable prolongement du cabinet de curiosités. En 1947, un nouveau genre de photographie voit le jour dans la foulée de l’indépendance. Fondée sur la bonne volonté née de l’admiration et du respect de l’« Autre », cette photographie commence à s’intéresser à l’Inde rurale et tribale dans son « innocence » et sa « sensualité ». Il s’agit d’images prises par des photographes indiens, des citadins, tandis que Nehru, futur Premier ministre, écrit La Découverte de l’Inde (1942-1946). Cette réappropriation de l’identité indienne induit un changement de la représentation de l’« Autre », et produit deux types d’images. D’une part, les images prises sous contrôle de l’État des gens et des communautés tribales, souvent à leur arrivée en ville ; d’autre part, les images des photographes indépendants qui parcourent le pays. Ces dernières ne s’intéressent désormais plus au groupe en tant que tel, mais à l’érotisation, souvent obscène, du corps féminin. Comme le rapporte un photographe de l’époque: « J’allais dans les villages tribaux car j’en étais venu à aimer ces gens, je me sentais heureux et détendu avec eux […]. J’aimais l’excitation visuelle des costumes, et photographier la beauté naturelle de ces gens était un vrai plaisir » (Janah, 1993).

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Dayanita Singh, Regard sur un diorama tribal de l’Indian Museum, Calcutta, photographie, 2000

Par le biais du cinéma et de la publicité, l’Inde moderne s’empare elle aussi de l’érotisation et de l’exotisme du « tribal » pour autoriser la nudité dans un pays pour le moins prude. Au cours des années 1960 et 1970, dans un renversement des rôles, la ruralité (et souvent même la nature sauvage) sert de prétexte à l’héroïne citadine pour revêtir les habits des femmes des tribus. Il s’agit avant tout de présenter des vêtements qui sollicitent l’imagination sans outrepasser les règles de la bienséance. Nous sommes bien loin de la réalité tribale. Les tribus, même quand elles symbolisent la diversité culturelle du pays à l’occasion des fêtes du Jour de la République, sont souvent représentées sous forme de tableaux inspirés par les albums de photographie orientale et les dioramas des musées. Vestige probable de l’époque coloniale, la notion de diversité des « peuples de l’Inde » offre désormais aux écoliers des activités coupées-collées à partir de dessins encadrés de couples revêtus de la tenue traditionnelle de chaque État. Les hommes et les femmes politiques demandent à être photographiés avec les communautés tribales. L’essentialisme de l’image tribale est désormais au cœur de la photographie contemporaine, la définition de l’identité tribale – souvent le fait des castes supérieures – devenant l’image ellemême. Dans les musées, les dioramas ne donnent rien d’autre qu’une image figée des communautés tribales. Les « aspirations d’ascension sociale », au nom desquelles le mode de vie contemporain fait disparaître les caractéristiques propres à certaines communautés, constituent désormais un autre paradigme.

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Porteurs d’eau, gravure, 1882 Femme enroulant du coton, gravure, 1882

Fakir étendu sur un lit de clous, gravure, 1882

Femme hindoue allongée, carte postale, début XXe siècle

Groupe d’hindous de tribus diverses, photographie, 1890-1899, musée du quai Branly, inv. PP0023894


Indira Gandhi en compagnie de danseuses tribales, photographie, années 1960, collection Sangeet Natak Akademi, New Delhi

Devadasis : danseurs du Temple, gravure, 1882

Silhouettes de femmes à bicyclette, carte postale, début XXe siècle

Danse tribale dans un film de Bollywood, tirage photographique, début des années 1970

La chasse aux poux, carte postale, début XXe siècle

Collection Jutta et Jyotindra Jain pour toutes les cartes postales et gravures de la double page


Pablo Batholomew, Enfants portant des lunettes de soleil à l’intérieur, Nagaland, photographie

Pablo Batholomew Demoiselles d’honneur à un mariage, Nagaland, photographie

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Pablo Bartholomew, Chef naga devant des trophées de guerre humains, Nagaland, photographie

Pablo Batholomew, Préparation du concours « Miss Nagaland », Nagaland, photographie

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ART CONTEMPORAIN ET MUSÉE À L’ÈRE DE LA MONDIALISATION H A N S B E LT I N G


INTRODUCTION Cet essai rassemble de larges extraits de l’exposé prononcé par l’auteur lors de la conférence « L’idea del museo : identità, ruoli, prospettive », organisée du 13 au 15 décembre 2006 par les Musées du Vatican dans le cadre de leur cinq centième anniversaire, « Quinto Centenario dei Musei Vaticani. 1506-2006 ». Il a été publié dans son intégralité dans Peter Weibel et Andrea Buddensieg (dir.), Contemporary Art and the Museum: A global perspective, Ostfildern/Karlsruhe, Hatje-Cantz et ZKM, 2007, p. 16-37.

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ongtemps, les musées d’art semblent avoir spontanément bénéficié d’une identité solide que leur assurait la double fonction d’exposer l’art et de lui offrir le rituel indispensable à sa visibilité. Désormais, alors que nous sommes entrés dans l’ère de la mondialisation, ils doivent relever un nouveau défi. Il s’agit de savoir si, oui ou non, le musée d’art, cette institution riche d’une histoire de plus de deux siècles dans les pays occidentaux, est adapté à la mondialisation. Il n’existe aucune définition simple de l’art qui puisse être appliquée automatiquement à toutes les sociétés. L’art contemporain soulève de nouvelles et délicates questions. D’un côté, la production artistique est une pratique qui se répand dans le monde entier ; de l’autre, cette explosion même semble menacer la survie de toute notion cohérente de l’art, à supposer qu’il en existe encore une, y compris en Occident. Il est vrai que de nouveaux musées d’art ont vu le jour en de nombreux pays : mais l’institution elle-même survivra-t-elle à cet essor? Malgré la présence d’un art contemporain non occidental dans les biennales et les collections privées, il est impossible de prévoir si cette présence sera institutionnalisée en entrant dans les collections permanentes publiques ou si, au contraire, la nouvelle production artistique sapera le profil du musée. Ailleurs qu’en Occident, les musées d’art pâtissent d’une absence d’histoire ou souffrent d’une histoire liée à la colonisation. En bref, je voudrais analyser le musée à la lumière d’un courant de l’art contemporain que j’appelle l’art mondialisé.

LES ARTS ETHNIQUES Les objets ethniques n’ont jamais été créés comme des œuvres d’« art » au sens occidental du terme. Ils servaient à des rituels ethniques qui, sous de nombreux aspects, peuvent être considérés comme des religions indigènes. Il est bien connu que le vol de tels objets, qui ont atterri dans les collections occidentales, de pair avec le zèle missionnaire des colonisateurs, a éradiqué bien des religions vivantes. Le musée est ainsi devenu une menace pour la survie de cultures entières, et le monde de l’art s’est approprié l’essence culturelle de nombreuses religions.

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Même dans leurs pays d’origine, les objets ethniques semblaient insolites et anachroniques quand ils étaient exposés dans des musées de type colonial. Le public autochtone était alors incapable de reconnaître des masques qui, devenus des objets inutiles dans une collection où même les anciens propriétaires ne retrouvaient plus leur signification intime, avaient perdu toute référence à des entités vivantes. Le problème, en outre, fut le choc entre les stratégies mémorielles de l’Occident, qui résultaient de la réification et du statut d’objet, et la mémoire indigène qui ne pouvait survivre que dans la représentation vivante. La perte d’accessibilité fut ressentie comme une privation et le musée colonial se transforma en un « cimetière » d’objets inertes, pour citer Mamadou Diawara. À l’époque postcoloniale, des stratégies inverses ont par conséquent conduit à la re-consécration de certains de ces musées comme de prétendus « musées populaires » : « Rendre le musée au peuple », est le but de tels projets, comme le dit Bogumil Jewsiewicki de ses deux programmes menés à Haïti et au Congo. Il n’est pourtant pas certain que les publics autochtones veuillent récupérer des musées qui ne leur étaient pas destinés en premier lieu. De même en Occident, quand les arts ethniques furent introduits dans l’art comme une devise étrangère, la question du musée devint sujette à d’infinies controverses. Deux conceptions s’opposèrent alors. La question resta ouverte quant à savoir si un beau masque devait entrer dans un musée ethnographique ou dans un musée d’art1. Dans un cas, on lui déniait sa place dans l’art au sens d’« art mondial » ; dans l’autre, il perdait tout lien avec sa culture d’origine et devenait hermétique à toute signification locale. Après un long débat passionné, la destination des prétendus « arts premiers », une nouvelle étiquette pour « art primitif », fut scellée par la création du musée du quai Branly, un nom d’une étrange neutralité. Il réunit des collections qui se trouvaient dans l’ancien musée des Colonies et, pour d’autres, au musée de l’Homme2. Ce nouveau musée est un musée d’art à peine déguisé, déguisé en ce qu’il masque l’ancien fossé qui séparait les deux types de musées. Après son inauguration, la topographie de la mémoire fut clairement répartie entre différentes institutions parisiennes. Le musée du quai Branly rassemble le patrimoine africain et océanien, le musée Guimet présente l’art asiatique, et le Louvre possède les antiquités – notamment les antiquités égyptiennes que les Français considèrent comme leur propre héritage – et le nouveau département islamique qui ouvre une fenêtre sur un monde plus vaste. Cette place du nouveau musée sur une carte coloniale, une carte intellectuelle, est confirmée par une absence que nul ne semble remarquer. Je veux parler de l’absence d’art contemporain venu de ces parties du monde où les objets des époques coloniales et précoloniales ont été réalisés. Cette absence a de nombreuses justifications, parmi lesquelles la crainte des artistes contemporains indigènes à être classés comme ethniques n’est pas des moindres. Néanmoins, elle creuse un fossé qui révèle un problème global de la scène artistique. Où ces artistes non occidentaux s’inscrivent-ils, 1. Weibel et Buddensieg, op. cit., p. 164-175. 2. Bernard Dupaigne, Le Scandale des arts premiers. La véritable histoire du musée du quai Branly, Paris, Mille et une nuits, 2006.

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eux qui très récemment ont été « inclus » sur le marché de l’art ? J’irai jusqu’à suggérer que leur art contemporain, dans un contexte mondial, prend la place de l’ancienne production ethnique. Cette assertion a besoin d’être précisée pour éviter de nombreux malentendus. Je ne suis pas en train de dire que la production ethnique continue simplement dans ce que nous définissons couramment comme l’art mais, au contraire, qu’un fossé se creuse entre des traditions indigènes qui sont épuisées et interrompues, et quelque chose d’autre qui a encore besoin d’être défini et, pourtant, n’est généralement pas entré dans l’art contemporain non occidental des musées.

L’ART CONTEMPORAIN L’art contemporain, un terme qui génère encore beaucoup de confusion tant on l’identifie traditionnellement à la production la plus récente de l’art moderne, au moins en Occident où cette distinction en termes de chronologie ou d’avant-garde a résisté même aux notions postmodernes et n’a pas été remise en cause jusqu’à très récemment. Toutefois, dans le reste du monde, l’art contemporain a une signification fort différente qui infiltre lentement la scène de l’art occidental. Il y est salué comme une libération de l’héritage du mouvement moderne et identifié aux courants artistiques locaux apparus récemment. Dans de telles conditions, il constitue une révolte contre l’histoire de l’art, au sens de son origine occidentale, mais aussi contre les traditions ethniques qui, dans un monde globalisé, ressemblent à des prisons pour les cultures autochtones. Les raisons de cette double résistance méritent qu’on s’y arrête. D’une part, l’histoire de l’art n’a jamais été une réalité pour une grande majorité de pays. Elle ne saurait donc être opportune sans être adaptée. D’autre part, l’art et l’artisanat ethniques, enfants chéris des enseignants et des collectionneurs coloniaux, ne sont plus des traditions vivantes, même s’ils survivent comme matière première du tourisme mondial. « La mort de l’art primitif authentique », pour reprendre le titre d’un livre de Shelly Errington, laisse le champ libre à l’art contemporain et sa dualité intrinsèque : posthistorique au regard des Occidentaux ; postethnique au regard de son propre environnement3. Je ne dis pas que c’est une description de la réalité, mais que cela traduit ce que ressentent les artistes actuels. Il semble que l’histoire de l’art soit perçue par les artistes occidentaux comme un fardeau semblable à celui que représente la tradition ethnique pour les artistes non occidentaux. Je ne dis pas non plus que l’histoire n’existe qu’en Occident et que la tradition est propre aux autres régions du monde. Mais les deux étiquettes jouent un rôle capital dans la genèse d’une conscience spécifique. Sous ces deux aspects, la situation est inédite. Il est donc logique que l’art contemporain soit, dans de nombreux cas, compris comme synonyme d’art mondialisé. En fait, le mondialisme est presque l’antithèse de l’universalisme, car il décentralise une conception unifiée et 3. Shelly Errington, The Death of Authentic Primitive Art : And Other Tales of Progress, Berkeley, University of California Press, 1998. Voir aussi Sally Price, Primitive Art in Civilized Places, Chicago, University of Chicago Press, 1989, et Raymond Corbey, Tribal Art Traffic, Amsterdam, Royal Tropical Institute, 2000.

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unidirectionnelle du monde et permet de « multiples modernités », pour reprendre le thème d’un numéro de Dédale consacré à ce sujet en 2000. Cela signifie également qu’en art, la notion de « moderne » devient une définition historique et perd ainsi sa dimension de modèle universel. Elle pourrait même apparaître comme un passé lié à l’Occident, de la même façon que les autres cultures voient leurs propres passés. Nous sommes maintenant arrivés à un stade de notre analyse où les concepts de moderne (ou modernisme), de contemporain et de mondialisé deviennent pertinents pour les musées, notamment ceux qui ont été créés récemment ailleurs qu’en Occident et doivent aborder de telles questions tant sous l’angle de leur collection que sous celui d’un public autochtone. Les musées ne sont pas dans la même situation que les foires d’art, telles les biennales, qui sont organisées par des commissaires individuels, s’adressent à des collectionneurs individuels, sous-tendent les lois du marché, et sont des manifestations éphémères qui peuvent aller à l’encontre de toute démarche antérieure sans avoir à justifier tout changement de cap. Au contraire, ils doivent en principe légitimer leurs collections et traduire des idées qui vont bien au-delà du simple goût personnel. Comme ce sont des institutions officielles, ils sont également soumis à la pression du public et doivent tenir compte de leurs autorités de tutelle. Ils sont ainsi tenus de proposer un programme qui, en l’occurrence, éclaire le caractère local et la constellation des termes moderne, contemporain et mondialisé.

LE MYTHE MODERNE ET LE MOMA Quand on se penche sur l’histoire du mouvement moderne, il est impossible d’ignorer le rôle capital que les musées ont joué dans son développement. En cela, le Museum of Modern Art (MoMA) est incontournable puisqu’il fut à l’origine du canon de l’art moderne il y a quelque soixante-dix ans. Ce musée a récemment redécouvert son passé à l’occasion de sa réouverture en 2004. Dans l’intervalle, le mouvement moderne était devenu un mythe4. « Le Modern », comme on le surnomme à New York, « nous rend modernes », selon la formule d’Arthur C. Danto5. Il nous faut cependant distinguer le mouvement moderne d’avant-guerre de celui d’après-guerre. Le premier naquit en Europe avant de faire son apparition dans les musées américains, le second est exclusivement américain. Ce n’est qu’avec le recul dû à la guerre que nous pouvons appréhender le « mouvement moderne occidental » comme un espace commun dont, néanmoins, l’universalisme a également permis de masquer la nouvelle hégémonie américaine : l’objectif du MoMA était d’être à la fois un musée américain et universel6. Quand le MoMA a rouvert en 2004, le canon dual qu’il avait créé a refait surface dans ses principales salles d’exposition. Un étage était consacré au mouvement moderne européen et un autre, 4. John Elderfield (dir.), Imagining the Future of the Museum of Modern Art, New York, The Museum of Modern Art, 1998. 5. Arthur C. Danto, Beyond the Brillo Box, New York, Farrar, Straus & Giroux, 1992. 6. Hans Belting, The Invisible Masterpiece, Chicago, University of Chicago Press, 2001, p. 362 sqq.

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à quelques exceptions près, au mouvement moderne américain. Pendant la rénovation du musée, une bonne partie de la collection avait été prêtée à Berlin où elle donna lieu à l’une des plus grandes expositions jamais organisées en Allemagne. Cette tournée ne fit que confirmer le mythe du musée et la sacralisation du mouvement moderne comme canon classique. À New York, le musée a succombé à la tentation de présenter l’histoire des lieux et d’exposer son mythe. Tous les responsables étaient parfaitement conscients que, d’une certaine façon, ils « muséalisaient » leur musée. Ils annoncèrent donc un colloque au titre évocateur de « De quand date l’art moderne ? Une question contemporaine ». Je fus invité à ce colloque dont la rhétorique était quelque peu en désaccord avec la réalité du nouveau programme du musée. L’art contemporain a toujours joué un rôle crucial dans la politique d’acquisition du musée, même si, presque aussitôt, le fossé naissant entre art moderne et art contemporain ne put être comblé.

LE DÉCLIN DU MOUVEMENT MODERNE C’est aussi au MoMA que William Rubin célébra le mythe moderne pour la dernière fois par deux expositions complémentaires que nourrissait la nostalgie d’une histoire enfuie. Je parle de la magnifique exposition Picasso présentée en 1980, six ans après la mort de l’artiste, et de celle sur le primitivisme au XXe siècle qui, quand je la vis en 1984, suscita pourtant en moi une résistance largement inconsciente. L’exposition sur le primitivisme aurait tout aussi bien pu s’intituler « Picasso et l’art primitif »7. Elle avait pour but de réconcilier deux traditions dominantes de l’art, ethnique et moderne, mais elle ne fit en fait que reprendre une fois encore le dualisme de « l’art tribal », comme fut appelé entre-temps le prétendu art « primitif », dont les masques et les fétiches étaient encore une source d’« inspiration » pour l’avant-garde artistique, de la même façon que près d’un siècle plus tôt ils l’étaient pour le jeune Picasso. On aurait pu tout aussi bien parler d’appropriation de l’art ethnique par l’histoire de l’art moderne, au sens de l’influence des objets ethniques sur les artistes modernes, un processus équivalant à la métamorphose de la pratique religieuse (collective) en création artistique (individuelle). Il est presque inconcevable que seules cinq années séparent l’exposition de Rubin du projet que Jean-Hubert Martin présenta en 1989 au Centre Pompidou dans le cadre de l’exposition « Les Magiciens de la Terre »8. Cette exposition rompait avec le projet précédent en ce qu’elle présentait la production non occidentale comme contemporaine plutôt que comme ethnique et primitive, une grande première à l’échelle mondiale. Non seulement Martin choisit quinze artistes vivants issus du prétendu « tiers-monde », mais il décida de les présenter aux côtés d’un nombre égal d’artistes 7. William Rubin, « Picasso », in Rubin (dir.), « Primitivism » in 20th century Art. Affinity of the Tribal and the Modern, New York, Harry N. Abrams, 1984, vol. I., p. 241-340. 8. Thomas McEvilley, « Ouverture du piège », et Homi Bhabba, « Hybridité, hétérogénéité et culture contemporaine », in Jean-Hubert Martin (dir.), Les Magiciens de la Terre, catalogue d’exposition, Paris, Éditions du Centre Georges Pompidou, Paris, 1989, p. 20 et 24.

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occidentaux. Par une telle juxtaposition, il entendait les rapprocher dans un dialogue imaginaire plutôt que de définir une « influence » de l’un sur l’autre. Martin n’utilisa pas le mot « art », lui préférant le terme « magique » afin d’éviter toute confusion et critique sur le mélange des concepts. Il n’en déçut pas moins la plupart des critiques. Les occidentaux lui reprochèrent de saper l’autonomie de l’art moderne, ceux du tiers-monde de n’avoir pas promu leurs artistes sur les plus hautes marches du mouvement moderne. Il présenta son exposition comme « une enquête sur la création dans le monde d’aujourd’hui9 ». Rétrospectivement, nous lui sommes redevables d’avoir créé la première manifestation attestant de la présence naissante de l’art contemporain mondialisé. Rasheed Araeen, qui participa à l’exposition, objecta par la suite que la manifestation ne représentait pas « l’hétérogénéité culturelle du mouvement moderne originaire du monde entier » et qu’elle avait maintenu le clivage selon lequel « le moi représentait une vision moderne, universelle » alors que « les autres » étaient encore enferrés « dans leurs origines ethniques ». Il consacra l’intégralité du sixième numéro de Third Text à une critique de l’exposition. Deux ans plus tôt, en 1987, Araeen avait fondé cette revue à Londres « dans le but de fournir un forum critique aux perspectives du tiers-monde en matière d’art plastique », comme il l’écrivit dans le premier éditorial10. Le magazine devait traduire « un changement historique d’orientation du centre de la culture dominante vers sa périphérie » et considérer le centre avec un regard critique. Au cours des dix premières années de son existence, Third Text fut principalement « consacré à mettre l’accent sur les barrières institutionnelles du monde de l’art et les artistes qu’elles excluaient ». La décennie suivante commença par enquêter sur « (le nouveau phénomène) […] de l’assimilation de l’Autre exotique par le nouvel art mondialisé », comme Sean Cubitt nous le rappelle. Un genre nouveau de « racisme artistico-institutionnel » obligeait les nouveaux venus « à voir leur travail assimilé par le système […]. La lutte a conduit certains artistes à se retirer de la scène internationale et à revenir au pays […]. D’autres ont abandonné le concept tout artistique » et cherché des « modes alternatifs de pratique culturelle » pour échapper aux forces assimilatrices du monde de l’art. Par ailleurs, l’espace mondialisé s’accapare le privilège de représenter l’histoire en incluant la variable de l’histoire de l’art dans le monde occidental. Il menace également de saper le système du monde de l’art. L’arrivée de ceux qui furent autrefois considérés comme des étrangers n’était pourtant pas encore envisageable quand Araeen lança sa revue en 1987. Dans l’intervalle, la géographie de l’art a également connu une rapide mutation, comme en témoigne une nouvelle terminologie. L’appellation de tiers-monde n’a plus lieu d’être dans cette nouvelle géographie. Il semble désormais approprié de parler de « Sud mondialisé », comme l’appelle Beral Madra, la fondatrice de la biennale d’Istanbul. Le « Sud mondialisé » apparaît comme une nouvelle périphérie par rapport

9. Martin, ibid., p. 8 sq. 10. Rasheed Araeen, Sean Cubitt et Ziauddin Sardar (dir.), The Third Text Reader on Art, Culture and Theory, Londres, Athlone, 2002.

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aux autres centres émergents dotés d’une puissance économique récente (telle la Chine) et qui se posent en rivaux de l’Occident sur tous les plans. À cet égard, le marché de l’art mondialisé est devenu un miroir déformant. Y réussir ne signifie pas nécessairement être accepté localement par les sociétés dont les problèmes sont abordés par les artistes autochtones et réciproquement. Curieusement, le marché de l’art ne va pas de pair avec la reconnaissance publique. Le marché prive souvent les artistes de leur voix critique et de leur portée politique, et leur potentiel critique a besoin de clients extérieurs au système, dont le jugement ne soit pas neutralisé par la critique artistique mondialisée et assimilée. L’acceptation sur la scène de l’art fut encore la question soulevée par l’exposition « Inklusion : Exklusion » de Peter Weibel en 1996, qui représenta une étape importante dans le débat (et la défense ?) autour d’une telle évolution11. Mais, l’« inclusion » (de qui et pour quelles raisons ?) n’est possible que dans le cadre d’expositions mondialisées, une culture récente, alors que l’acceptation dans les collections des musées est une tout autre question. L’exposition de Graz réussit à dessiner « une nouvelle carte de l’art à l’ère du postcolonialisme », comme le dit le sous-titre. Néanmoins, « migration mondialisée », la seconde partie du sous-titre, demeure une expérience personnelle. La migration se reflète dans l’imagination des artistes et façonne la mémoire individuelle. Les musées, au contraire, ne migrent pas (même si les collections voyagent), mais doivent façonner un nouveau public ou sont eux-mêmes façonnés par un public autochtone. Mais, alors, comment les musées se prêtent-ils à la mondialisation stricto sensu, à supposer qu’une telle définition existe ?

L’AVENIR DES MUSÉES D’ART On pourrait croire que l’« art » en termes de modernité occidentale, quelle que soit sa pertinence, a gagné la partie et est même devenu une expérience mondialisée, triomphant ainsi de la production ethnique et nivelant toute différence culturelle. Dans ce cas, les musées d’art privilégieraient un avenir mondialisé où ils seraient tous semblables partout. Mais une telle conclusion est prématurée et s’appuie sur des observations superficielles qui cachent des évolutions nouvelles et inattendues. Nous assistons indéniablement à une explosion de musées d’art de par le monde. Ils représentent une nouvelle géographie d’institutions qui, parfois, ont moins de dix ans. Ils traduisent généralement la prospérité économique et servent la représentation (et une valeur partagée globale) du capital local. Ils sont ainsi souvent parrainés par de grandes multinationales dont les investissements n’assignent – dans le cadre d’une fondation donnée – qu’un rôle secondaire à l’aspect musée, une situation que ridiculise déjà l’appellation « restaurant avec musée ». Dans leurs attributions, ils continuent de revendiquer le fait de servir de laboratoires culturels ou de centres urbains de culture, culture étant synonyme d’avant-poste local d’économie avancée qui, en l’occurrence, signifie aussi conformisme 11. Peter Weibel (dir.), Inklusion : Exklusion, Graz, Steirischer Herbst, 1996.

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mondialisé par rapport au marché de l’art. Mais les musées sont par définition locaux, et ils vivent en fin de compte de l’attente des publics autochtones. Cela implique également une notion de l’art qui, actuellement, ne coupe pas une société d’une autre, mais au contraire sépare l’élite économique de la majorité, et ce dans toutes les cultures. Il peut être utile de situer la création de musées par opposition aux nouvelles foires et biennales qui, après avoir commencé à se tenir dans des villes comme Istanbul, ont désormais atteint Shanghai. La différence est que de telles manifestations sont éphémères et reflètent une stratégie commerciale dans laquelle les artistes du cru ont pour seul privilège d’être présentés dans le contexte d’un art international reconnu. Ainsi, les conservateurs en poste, pour l’essentiel des étrangers, garantissent ou prétendent garantir un haut niveau d’acceptation et d’attention aux artistes locaux. La biennale de Johannesburg a ouvert en 1995, un an après la tenue des premières élections démocratiques, et a assurément servi de hautes visées politiques. Toutefois, il n’est pas rare que de telles manifestations favorisent la participation à ce qui est identifié comme le « monde de l’art contemporain ». Ce dernier, néanmoins, est sans cesse à la recherche de nouvelles sensations et ne tarde pas à se désintéresser d’une scène artistique locale, comme ce fut malheureusement le cas pour Sarajevo. Les musées sont, par définition, des institutions locales qui ne peuvent suivre le rythme imposé par les expositions à la mode. Bien qu’il leur arrive de les accueillir, ils se préoccupent avant tout de leurs collections, ce qui rend le choix difficile, même si nous excluons toute intervention de collectionneurs privés: soit la collection d’un musée est indigène et ne peut ainsi capter l’intérêt des visiteurs et sponsors, soit elle se hisse à un niveau international qui est économiquement inaccessible et écarte les artistes du cru. Enfin, de telles institutions publiques s’appuient en définitive sur un public autochtone qui ne partage pas le goût du monde de l’art. Leurs stratégies de représentation les lient à la culture indigène. La question est donc de savoir si, et dans quelle mesure, l’art contemporain peut représenter une culture locale, même avec des visées critiques, ou si l’art nous dit simplement quelque chose de sa propre existence. On peut aussi retourner la question. Qu’est-ce qu’un public autochtone, qui en de nombreux pays demeure étranger à l’art, s’attend à voir dans un musée d’art ? Comme Colin Richards, nous pouvons nous demander : « Qu’est-ce qui reste spécifique et captivant en matière d’art ? » Il affirme que c’est « la relation [de l’art] à une dynamique politique et sociale plus vaste » et nous rappelle qu’en Afrique du Sud, dès que le mouvement artistique a gagné du terrain, s’est ouvert « un débat au sujet de l’autonomie de l’art vis-à-vis des sphères politiques et sociales dans lesquelles il évolue, mais aussi, comment la relation entre l’art et ces sphères est la mieux comprise »12. D’une part, on peut dire que l’art est « un des rares espaces où l’on puisse encore imaginer une existence moins encadrée et réglée ». D’autre part, ses demandes de protection et d’autonomie deviennent facilement un obstacle à sa présence publique, raison pour laquelle les musées sont confrontés à un défi qui affecte directement leur rôle traditionnel.

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Tant que l’issue de la mondialisation restera en grande partie floue, l’avenir du musée d’art demeurera incertain, qu’il s’agisse de sa survie comme de sa possible métamorphose. Nous pouvons toutefois supposer que le musée est prédestiné à représenter « les mondes contemporains », pour reprendre la formule de Marc Augé. Ce dernier parlait d’« une anthropologie des mondes contemporains » afin de concevoir un changement structurel de l’anthropologie traditionnelle. « Nous pouvons enfin parler de contemporanéité mais la diversité du monde se recompose à chaque instant : tel est le paradoxe du jour. Il nous faut donc parler des mondes et non du monde. » La situation de l’anthropologie « doit faire avec la coexistence de l’entité singulière qu’implique le mot contemporain et la multiplicité des mondes qu’il qualifie ». Il va même jusqu’à dire que « toute société est composée de plusieurs mondes »13. En ce qui concerne les musées, il ne fait aucun doute que « le monde de l’art » peut devenir plus hétérogène et de plus en plus flou. Cela ne signifie pas uniquement qu’il est en lui-même multiple, mais aussi qu’il nous faut accepter qu’il change d’un endroit à l’autre. Ceci est valable même pour les collections dont les œuvres d’art changent de sens selon le lieu où elles sont exposées : elles ne sont pas porteuses d’une seule signification ou, dit autrement, d’une signification universelle, mais sont soumises à la compréhension d’un public donné. Le monde de l’art peut finalement devenir une entité perméable, poreuse, qui se désintègre dans un ensemble plus vaste ou cède à une diversité de systèmes. L’opposition traditionnelle entre « art » et « production ethnique » est ainsi soumise à de nouvelles pratiques dans lesquelles un tel dualisme n’a plus de sens. Même en Occident, le musée n’est pas une institution beaucoup plus ancienne que ce qu’on appelle l’art moderne. Le musée n’est donc pas indépendant de conditions sociales et historiques bien déterminées.

ART MONDIAL ET ART MONDIALISÉ La nouvelle géographie des institutions artistiques affecte non seulement le domaine de l’art contemporain mais exerce aussi une pression sur les principaux musées occidentaux confrontés à la controverse sur l’art mondial qui s’accompagne de demandes de rapatriement potentielles. En décembre 2002, dix-huit musées métropolitains occidentaux ont signé une « Déclaration sur l’importance et la valeur des musées universels », réutilisant par là même la conception occidentale moderne de l’universalisme mais en l’appliquant à l’entretien responsable du patrimoine artistique mondial. La déclaration affirme servir le monde entier, pas seulement l’Occident. Neil MacGregor, au nom du British Museum, a parlé d’« un musée du monde pour le monde ». Il a demandé pour la forme : « Où ailleurs que dans ces musées le monde peut-il voir aussi nettement qu’il est un ? » Mark O’Neill, 12. Colin Richards, « The wounds of discovery », in António Pinto Ribeiro (dir.), The State of the World, Lisbonne, Fundação Calouste Gulbenkian, 2006, p. 18 sq. 13. Marc Augé, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Paris, Aubier, 1994. Voir aussi Francis Affergan, La Pluralité des mondes. Vers une autre anthropologie, Paris, Albin Michel, 1997.

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directeur des musées de Glasgow, objecta néanmoins que les musées dotés d’une collection d’origine internationale, afin d’agir au nom du monde, « doivent prendre acte des conflits qui entourent certains objets » et « révèlent l’origine tant impérialiste qu’humaniste des collections »14. Alors que cette activité est centrée sur le patrimoine artistique mondial, d’autres très grandes institutions, pour la plupart des musées d’art moderne tels le musée Guggenheim à New York ou le Centre Pompidou à Paris, réagissent différemment au défi d’un monde globalisé en étendant leurs sphères d’influence et en établissant des succursales néocoloniales de l’art moderne à l’étranger. La rhétorique mondiale cache à peine les aspects matériels et économiques qui sous-tendent de telles visées. Nous avons appris récemment que Hong Kong a été choisi pour accueillir un centre d’art géant qui surpassera tout ce qui a été fait en Occident, mais s’inscrira dans la continuité des stratégies occidentales. Il semble qu’un conflit opposant institutions et concepts porte en germe une nouvelle économie muséale mondiale. Non loin, le prétendu musée national d’Art occidental de Tokyo trouve son origine dans la volonté d’assimiler l’Occident à une culture autochtone et de distinguer l’influence et l’héritage occidentaux du patrimoine national. En Chine continentale, le tout nouveau musée d’Art de Pékin va à l’encontre du projet hongkongais en faisant siennes les revendications occidentales pour les besoins chinois. De façon significative, le musée reflète et adapte l’esprit d’une discipline récente de la critique d’art, appelée « histoire de l’art mondial » en Chine, qui revendique la compétence de débattre de l’« art mondial » d’un point de vue chinois. Le concept d’art mondial mérite ainsi une lecture plus attentive puisqu’il diffère de l’art mondialisé tant par le sens que par l’intention. La différence peut ressembler à un jeu de mots, mais elle nous permet de distinguer la production artistique mondialisée, en tant qu’expérience récente, de l’ancienne idée définissant l’art mondial comme l’apogée du « patrimoine artistique mondial ». L’art mondial, un concept déjà ébauché par André Malraux dans Le Musée imaginaire qui représentait l’autre héritage. Les rêves de Malraux devinrent réalité durant les heures sombres de la Seconde Guerre mondiale, dans Paris occupé. Son célèbre livre, publié pour la première fois en 1947, présente l’art mondial comme la somme de ce qui a été créé plastiquement dans les différentes cultures et qu’il identifie comme l’« art » au-delà du discours artistique occidental15. Son approche, entièrement plastique et esthétique, ne laisse place à aucune différence historique et culturelle. Il affirme dépasser le dualisme traditionnel entre l’art (occidental) et les objets (ethniques), qu’il considère comme une attitude coloniale surannée. Non sans ironie, il révèle également un complexe de culpabilité déjà ancien. En effet, jeune homme, Malraux a été condamné pour crime colonial par l’administration de l’Indochine française en 1924. Il a été accusé d’avoir volé les sculptures d’un temple ancien dans l’intention de les vendre sur le marché international16. 14. Moira Simpson, « A World of Museums : New Concepts, New Models », in Ribeiro, op. cit. note 12, p. 101 sq. 15. Belting, op. cit. note 6, « My description », p. 153 sqq. 16. André Malraux, Antimémoires, Paris, Gallimard, 1967.

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Malraux, paradoxalement, vénérait encore le musée, même s’il rêvait d’un musée idéal et universel. Dans l’intervalle, le musée, en tant qu’idée (imaginaire ou non), est devenu un problème pour l’art prétendu mondialisé, qui est encore un phénomène récent. Les artistes non occidentaux nourrissent un double parti pris contre le patrimoine artistique, aussi bien envers leurs propres traditions ethniques qu’envers l’histoire de l’art au sens occidental du mouvement moderne. Par leur attitude postethnique et posthistorique, ils contestent deux grandes fonctions du musée occidental. En attendant, les musées occidentaux semblent partagés entre deux rôles contradictoires difficilement conciliables. Traditionnellement, les musées abritaient une collection d’art ancien, sacralisée par sa seule présence au musée : pour preuve l’ancienne loi française selon laquelle un artiste moderne ne pouvait entrer au Louvre de son vivant ni dans les dix années suivant son décès. À la fin du mouvement moderne, les musées se sont toutefois transformés de façon inattendue en une scène éphémère de l’art vivant, souvent créé à dessein et commandé par les musées eux-mêmes. Je parle ici des œuvres et installations prétendues spécifiques au lieu. Il est évident que ces deux conceptions des salles d’exposition sont en contradiction avec l’identité de l’institution, bien que toutes deux soient acceptées comme une utilisation légitime du musée. Cela nous amène à la question de l’institutionnalisation de l’art prétendument mondialisé. Sous cet angle, il est nécessaire de faire une distinction. À mon avis, la question concerne le rôle du musée d’art local, surtout hors des pays occidentaux, et sa survie. En 2005, la conservatrice en chef du musée d’Art contemporain de Taipei, Kao Chien-hui, a abordé de telles questions en initiant une exposition dont le sujet était l’institution en tant que telle. Elle l’a intitulée « Trading Place » [Lieu d’échange], une « exposition reportage » mise en scène comme une « exposition d’art conceptuel mais néanmoins plastique, mais plus encore un discours sur des questions qui intéressent le monde de l’art aujourd’hui »17. Au lieu de faire entendre sa propre voix, le musée a invité des artistes à traiter de sujets tels que « voler, échanger, faire du commerce, re-présenter et détourner ». L’artiste Zhang Hongtu monta une « replica exhibition arena » [copie exacte d’une arène d’exposition] où l’œuvre originale était interrogée comme une notion universelle. Une pièce intitulée MoMAo Museum (Museum of my Art only [Musée de mon Art seul]) se moquait du musée devenu une scène d’autopromotion plutôt qu’un porte-parole du monde artistique comme tel. L’exposition révélait assurément un désir d’impliquer le public autochtone dans les politiques de constitution de collection et d’accrochage. Le public était donc encouragé à regarder le musée, mais aussi le monde de l’art contemporain, par le biais des regards des artistes sur ces sujets, et à se faire ainsi sa propre idée.

17. www.mocataipei.org.tw/_english/ (2006).

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ÉPILOGUE Pendant trois ans, le Collège international de philosophie de Paris a organisé un séminaire qui proposait chaque mois des interventions sur les modèles d’exposition d’art contemporain18. L’accent n’était pas mis sur la collection du musée mais sur l’espace d’exposition avec ses multiples jeux et formes de représentation. Les intervenants français limitèrent en outre le débat en le réduisant à l’art contemporain en tant que thématique occidentale, comme si la mondialisation de la production artistique – en tant qu’expression la plus notable de l’art contemporain – n’était même jamais advenue. L’artiste Alejandra Riera fit une communication intitulée « Un problème non résolu ». Mais quel est le problème ? Je considère que l’institutionnalisation de l’art contemporain, à l’échelle mondiale, est le « problème non résolu ». Il est possible que les musées d’art doivent trouver plusieurs réponses, et non une seule, puisque leur avenir dépend d’une signification locale, même à l’ère de la mondialisation. Le problème repose sur les attentes de leur public. Mais quel est leur public ? D’une part, les musées ont besoin de séduire les touristes, ce qui signifie affirmer leur appartenance à une nouvelle géographie des cultures du monde. Sous cet angle, le conformisme de l’art mondialisé n’apporte aucune solution. D’autre part, ils ont besoin d’être reconnus et soutenus par un public autochtone. La culture, pour commencer, est spécifique au sens local, même si les minorités exigent d’être visibles dans les institutions artistiques. Dans un cas, le problème est d’ordre économique, dans l’autre il se révèle d’ordre politique, en termes de liberté d’expression. En fin de compte, on ne répond pas à la question en considérant simplement les musées d’art comme n’étant rien de plus que des projets économiques et en les reliant ainsi aux vues d’une économie mondialisée élargie. Au contraire, leur problème est enraciné dans la reconnaissance de l’« art », puisque ce concept – à double sens – nourrit et sape la production artistique contemporaine. L’art était une idée occidentale qui s’est épanouie avec la modernité contre la résistance nationale, et a favorisé l’affirmation contestée d’un mouvement moderne international. Puisque l’universalisme, en ce sens, n’a pas survécu au sens commun, nous pouvons poser la question de savoir si, en fin de compte, l’art deviendra une idée locale. Une telle question révèle la complexité inhérente au thème du musée. L’« art local » ne peut traduire des définitions arbitraires qui changent d’un endroit à l’autre. Il lui faut acquérir une nouvelle signification au regard d’un monde globalisé.

18. L’Art contemporain et son exposition (1), Paris, L’Harmattan, coll. « Patrimoines et Sociétés », 2002, avec un texte d’Alejandra Riera, p. 139 sqq.

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Les musées jouent un rôle critique, notamment dans le domaine de l’art contemporain, un rôle différent de celui de représentation du patrimoine mondial. Il est actuellement impossible de prédire ce que deviendra ce rôle. Si on est optimiste, il débouchera sur l’orchestration de rôles différents mais néanmoins compatibles. De tels rôles sont étroitement liés à la revendication contestée de créativité individuelle, y compris la liberté d’expression, qui était garantie comme un idéal accepté de compétence esthétique au sens d’une qualité spécifique de l’« art ». Cela dit, c’est sur cette même conception de l’art que s’appuie la création d’un territoire extérieur que nous nommons musée, une zone protégée de la mainmise du pouvoir politique. Dans ce dernier cas, une telle zone demeure un espoir dans les nombreux pays où la liberté politique apparaît en danger. Pour conclure, le musée d’art doit intégrer le double rôle de rester (ou devenir) une institution indépendante et, en même temps, servir de nouveau forum politique.

Cette publication est liée au programme GAM (Global Art and the Museum) du ZKM Karlsruhe (www.globalartmuseum.de)

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DE L’ART PARIÉTAL À LA PEINTURE MURALE EN INDE JEAN-PIERRE MOHEN


L’

Inde a révélé depuis une quarantaine d’années ses richesses en expressions graphiques pariétales, plutôt peintes dans les régions de grès de l’Inde centrale et gravées dans les chaos granitiques du nord et du sud de ce vaste pays. La pratique de ces arts graphiques sur rochers dont l’origine remonte à la préhistoire et qui s’observe encore dans les périodes historiques médiévales, se perpétue sur les sols et parois d’argile des maisons traditionnelles plus récentes et contemporaines. Ce sont les thèmes et les styles, d’une grande variété, qui permettent de définir plusieurs ensembles qui se succèdent, selon les régions, depuis près de 40 000 ans jusqu’à nos jours. Le concept d’« art pariétal » s’applique à des ensembles très variés de représentations dans lesquels les hommes ont illustré des rassemblements de danseurs, des personnages vénérés, des guerriers, fantassins armés ou conduisant un char tiré par des chevaux, des héros probables de légendes, de simples agriculteurs dirigeant l’araire tiré par deux bovins, ou encore des silhouettes d’hommes courant parmi des chevaux, des éléphants, des cerfs… Les sites pariétaux ont été fréquentés très longtemps et les rochers spectaculaires de Bhimbetka, au centre de l’Inde, en sont des exemples tout à fait caractéristiques. Les figures, leurs thèmes et leurs styles qui se suivent dans le temps et se juxtaposent sur les mêmes roches le plus souvent dans le respect des précédentes, créent ainsi des compositions aux thèmes et aux chronologies multiples, caractérisées par l’exubérance et la variété des sujets peints, énigmatiques par ces rapprochements sur un même panneau témoin de différentes périodes stylistiques. Par opposition aux peintures sur rochers qui restent visibles depuis leur exécution (rares sont celles qui sont recouvertes ou effacées par d’autres messages), les peintures murales bien plus récentes et le plus souvent contemporaines ornent les parois en pisé des maisons ; elles sont destinées en principe à être renouvelées régulièrement, et parfois même tous les ans ; ce sont les femmes qui traditionnellement entretiennent les motifs de ces peintures, souvent protectrices des membres de la famille et de leurs alliés. Si nous avons rapproché les peintures sur rochers de celles des maisons des communautés traditionnelles dites adivasi en Inde, c’est d’abord pour mettre en valeur un aspect propre à de nombreuses sociétés contemporaines : l’usage des compositions peintes, pour exprimer la variété de

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thèmes forts et souvent symboliques des sociétés anciennes, ou des images protectrices et plus récentes des sociétés autochtones de l’Inde. Ce qui caractérise les différences entre les deux types d’expression nous révèle la richesse des fonctionnements de ces sociétés dynamiques à la fois anciennes de tradition et contemporaines par leur statut officiel nouvellement reconnu, avec cette même volonté de solliciter les couleurs et le graphisme dans une vie quotidienne très ritualisée. Quelques exemples montrent des liens iconographiques et stylistiques entre les peintures narratives et sans doute sacrées des anciens, ornant les parois des abris-sous-roche, et les images protectrices et religieuses des maisons plus récentes ou contemporaines. Le cas du site rupestre de Bhimbetka est typique avec ses peintures préhistoriques et historiques, entouré de vingt et un villages et d’une population dispersée formée par les membres d’ethnies anciennes comme les Gond, les Korku, les Bhilala et occasionnellement les Bhil (Ota, 2008, p. 17).

LES PEINTURES MILLÉNAIRES DES ABRIS-SOUS-ROCHE DES RÉGIONS DE GRÈS DE L’INDE CENTRALE L’art pariétal se présente en Inde comme dans d’autres régions de la planète sous forme de motifs peints ou gravés, anthropomorphes, animaliers ou géométriques, mis en place dès le paléolithique supérieur et présents au moins jusque vers le Xe siècle de notre ère, sur les parois d’abris-sous-roche souvent impressionnants. Cette longue période est d’abord celle des chasseurs-cueilleurs dont le mode de vie est celui de prédateurs. Ce n’est qu’à partir du néolithique, qui commence vers les IXe et VIIIe millénaires avant notre ère dans des régions favorables comme la vallée de l’Indus, que l’agriculture et l’élevage des animaux vont se répandre, en même temps que les populations vont se sédentariser et vivre davantage dans des villages ou des villes. La période qui se rapproche de l’histoire est celle de l’âge des métaux, avec l’or et le cuivre d’abord, puis le fer. Ces étapes de l’évolution technique et sociale se vérifient avec la succession des styles de l’art rupestre. Signalés par Archibald Carlleyle dès 1867, douze années avant la découverte en Europe de la grotte d’Altamira (Espagne), les grottes et rochers peints de Sohagighat, dans le district de Mirzapur (Uttar Pradesh), ont été les premiers sites pariétaux à avoir été révélés à notre monde contemporain. Ces sites montraient les plus anciennes traces d’intervention des hommes pour marquer et ritualiser leur présence. Par la suite, on a établi que les plus vieilles manifestations symboliques pourraient être des cupules artificielles réalisées dans certaines grottes comme celle de Daraki-Chattan (vallée du Chambal en Inde). Il est difficile de les dater directement. Les couches archéologiques trouvées au pied des parois de Daraki-Chattan pourraient indiquer, d’après V. S. Wakankar, des dates qui remonteraient à 50 000 ans, soit à la fin du paléolithique moyen (Lorblanchet, 1999, p. 198 et 199). D’autres cupules faites par l’homme, comme nous avons pu le vérifier sur place, ont été repérées dans le vaste ensemble de grottes et de rochers de Bhimbetka. Il est intéressant de faire un parallèle entre les cupules des sites indiens et celles du site moustérien de La Ferrassie (Dordogne),

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Représentations d’hommes et d’éléphants, peintures pariétales, falaises de Bhimbetka, Madhya Pradesh

daté dans un contexte funéraire précis de la fin du moustérien (vers 45 000-40 000 BP), car on peut associer à ces dernières des gravures profondes représentant des « vulves » (Lorblanchet, 1999, p. 198) que l’on retrouve aussi à Pandaba Bakhara en Inde. Ce serait l’une des expressions d’une étape culturelle de l’évolution humaine, celle de la représentation très symbolique de l’humanité créatrice. Les motifs peints de l’art pariétal sont abondants dans les abris-sous-roche des régions de grès de l’Inde centrale, en particulier à Bhimbetka et Bhopal, dont les files de danseurs se tenant par la main remontent à une époque très ancienne et se perpétuent jusqu’aux époques historiques, avec d’autres personnages guerriers, fantassins ou cavaliers, munis d’armes en métal. Très tôt apparaissent les animaux sauvages auxquels s’ajoutent à partir du néolithique des animaux domestiques comme les chevaux. Quelques rares architectures, sortes d’autels religieux, sont également visibles. Par contre, il n’existe aucune représentation de maison domestique. Certains de ces motifs se retrouvent sur les parois internes de dolmens protohistoriques (âge du bronze, au cours du IIe millénaire avant notre ère) en Inde du Sud (Rajan, 2008).

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Certains thèmes comme les danses en ligne apparemment similaires de l’art pariétal sont peints aussi sur des poteries protohistoriques (âges du bronze et du fer) et quelquesuns se retrouvent sur les parois en pisé de certaines maisons, avec cette différence que les peintures rupestres étaient faites pour durer très longtemps alors que celles des maisons demandaient à être renouvelées ou rafraîchies régulièrement. Bhimbetka présente un intérêt majeur pour les peintures rupestres en raison de sa grande superficie, et des multiples thèmes iconographiques qui s’y sont renouvelés durant les périodes préhistoriques et historiques. Au centre de l’Inde, sur la bordure nord de la chaîne des Vindhya, ce site naturel grandiose, si riche en peintures pariétales, a été découvert en 1888 par l’archéologue Représentations de vaches domestiquées et décorées, W. Kincaid. Ce vaste ensemble d’abris-souspeintures pariétales, falaises de Bhimbetka, Madhya Pradesh roche se trouve à trente-quatre kilomètres à l’est de la ville de Bhopal (Madhya Pradesh). Il occupe le sommet d’un escarpement de grès, découpé en rochers érodés et monumentaux dominant le bassin de la Betwa. On y compte sept cents abris-sous-roche dont plus de cinq cents sont ornés, pour quelques-uns de cupules, mais essentiellement de peintures rupestres datées du paléolithique supérieur, et surtout du mésolithique, du néolithique et des époques protohistoriques et historiques. Des recherches approfondies y sont menées depuis 1972 et les résultats des découvertes, publiés régulièrement, confirment l’intérêt de ce site majeur (Ota, 2008). Il existe des preuves sérieuses, à la suite de recherches récentes (Wakankar, 2008), pour définir en Inde une peinture pariétale datant du paléolithique. À Bhimbetka, l’occupation du site est attestée depuis l’acheuléen du paléolithique inférieur, et des cupules faites sur certains rochers dateraient de 50 000 ans. Un niveau à industrie microlithique daté de la fin du paléolithique supérieur contient en effet des fragments d’argile verte utilisée pour des figurations humaines filiformes droites ou en S, évoquant alors des danseuses et des danseurs parmi les plus anciennes peintures figuratives de ce vaste ensemble de sites. Elles sont probablement contemporaines aussi à de gigantesques représentations de bovidés, de sangliers et de rhinocéros. Elles représentent la

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première phase des peintures figuratives définies par V. S. Wakankar (ibid.) et datées de la fin du paléolithique, jusque vers 15 000 BP. Un nucléus mésolithique trouvé à Chandravati dans le Rajasthan montre une spirale losangique emboîtée, gravée et striée selon un motif qui apparaît, semble-t-il, à cette époque. Cette figure paraît correspondre à la période caractérisée par des représentations humaines peintes d’époque mésolithique (15000-10000 BP). Plus statiques que celles de l’époque précédente, elles présentent des détails vestimentaires et des ornements de tête, masques ou signes distinctifs, pour des rôles cérémoniels et probablement religieux. Mais la période la plus faste pour l’expression rupestre en Inde commence avec la préhistoire récente, au néolithique-chalcolithique, dans des abris-sous-roche qui continuent à être fréquentés et peints durant les millénaires de la protohistoire, soient les IVe et IIIe millénaires au cours desquels l’or et le bronze se répandent dans cette région. Cette tradition se perpétue au début des périodes historiques ou de l’âge du fer, et se poursuit jusque vers l’an mil de notre ère avec des personnages et des animaux très stylisés, ou au contraire avec des personnages réalistes et esquissant des mouvements imités de nouvelles conventions de la peinture savante des temps historiques classiques. Sur les rochers de Bhimbetka, l’époque chalcolithique (6000-2700 BP) semble particulièrement dynamique avec des personnages peints intégrés à la vie sociale, soit pour danser en groupe, soit comme cavaliers s’affrontant armés de l’arc et de la lance ou comme conducteurs de char tiré par un couple de chevaux, soit encore en violentes rencontres de deux troupes armées. Les animaux sauvages ou domestiques sont plus nombreux ; le cheval tire l’araire dirigé par un agriculteur. L’époque historique qui commence vers 500 avant notre ère et se poursuit jusque vers 1000 de notre ère, est représentée par des thèmes plus abstraits à Bhimbetka, avec des danseuses professionnelles dans leurs attitudes savantes. Des rondes de danseurs sont peut-être en liaison avec des cérémonies, les symboles – soleils, roues, svastikas, etc. – apparaissant plus nombreux. Des chevaux caparaçonnés sont montés par des guerriers. Quelques figures anthropomorphes, surmontant une base, suggèrent des représentations de statues de dieux. L’époque contemporaine, de 1000 au présent, semble peu représentée à Bhimbetka. En revanche une peinture au sol représentant un motif central entouré de quatre spirales, tel qu’on en trouve déjà sur les parois des abris-sous-roche, a été photographiée lors de notre passage en 2007, à proximité d’un petit temple à l’arrière du site préhistorique, évoquant ainsi la tradition des motifs peints dans l’habitat d’aujourd’hui. L’une des caractéristiques les plus étonnantes des peintures pariétales est de n’être que très rarement effacées ou surchargées par une autre figure. Elles sont faites pour « fixer les mémoires graphiques » qui se côtoient sur les parois. Même lorsque les motifs se superposent, les plus anciens ne sont ni martelés ni effacés – ou très rarement – pour laisser la place aux nouvelles peintures, comme si les sites étaient sacrés et ne devaient recevoir aucun dommage quant à la mémoire du passé.

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PEINTURES DES MAISONS TRADITIONNELLES Il semble que la pratique de l’art pictural des sites rupestres se soit transmise dans une certaine mesure dans les maisons des populations traditionnelles. En effet, on a fait le rapprochement entre les peintures pariétales des abris-sous-roche et les peintures murales subactuelles ou actuelles des maisons et de leurs cours. De nos jours, des dessins blancs à la pâte de riz ou à la chaux appliqués sur des murs ou sur le sol des cours des maisons traditionnelles de l’Inde centrale, crépis avec un mélange sombre de boue ocrée et de bouse de vache, se retrouvent en particulier dans l’État du Rajasthan. L’exemple photographié par Yann Arthus-Bertrand (1999, p. 326-327), dans la cour d’une maison villageoise près de Jodhpur, montre cette tradition sans doute ancienne en milieu rural : les figures géométriques sont appelées mandana et les représentations de personnages ou d’animaux sont désignées du nom de thapas. Ce sont les femmes, comme il est d’usage pour les peintures warli, qui se chargent d’embellir le cadre de vie de l’unité familiale, dans un but autant esthétique que social et religieux (Chakravarty et Bednarik, 1997, fig. 95, p. 81). Car ce surcroît de qualité signifie bonheur et félicité, témoignage divin. À la suite d’un décès dans la famille, par respect pour le défunt, on s’abstiendra pendant une année de repeindre les motifs souvent complexes exprimant généralement la plénitude rayonnante. Des guirlandes de feuilles peintes en blanc soulignent aussi les contours des cours, à la base des murs des bâtiments domestiques ou ruraux. Le panneau mural peint en blanc sur fond ocré d’une maison de Ganjam de la tribu de Saora, dans la province de l’Orissa, montre le travail rural et en particulier deux hommes dirigeant chacun une charrue tirée par deux buffles, selon le même dessin que ceux des peintures sur rocher (Chakravarty et Bednarik, 1997, fig. 97, p. 81). Il semble qu’avec la tendance à la sédentarisation suscitée par le développement de l’agriculture, les groupes humains, tout en continuant sans doute à fréquenter les zones rocheuses favorables aux peintures rupestres, se soient fixés davantage et aient construit de plus en plus – en relation avec la croissance démographique – des maisons rurales et des corps de bâtiments autour de cours parfois protégées par des murs. Les motifs peints qui ornent ces bâtiments ou leur sol ne sont pas sans rappeler certains motifs des rochers rupestres comme les exemples suivants le suggèrent. Des motifs dits « floraux » en étoile ou en rosace, souvent complexes, de même que des svastikas peints en blanc ou en rouge, que l’on trouve de nos jours au sol, dans les cours de maisons, sont identifiés aussi sur les parois du site de Dadikar-Hajipur, dans le district d’Alwar au nord-est du Rajasthan (Sharma, Meena, Kamlesh Kumar Saini et Vineet Godhal, 2008). Et bien que les thèmes s’actualisent et soient susceptibles de changement d’une période stylistique à l’autre, il semble que l’on puisse établir un lien entre certaines peintures rupestres des rochers et les peintures murales des maisons et de leurs cours. Par contre, une composition savante plus récente donne tout son sens à la grande peinture murale contemporaine, qui illustre le mythe de Pithoro, dans une vaste pièce

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d’une maison de la tribu Bhil, dans le Madhya Pradesh. Michel Lorblanchet, qui publie de nouveau cette peinture rituelle faite pour honorer et solliciter Pithoro (1999, p. 46), montre quelques aspects du fonctionnement de cette ferveur. Les chevaux représentent des divinités annexes, les uns sont bleus, d’autres de couleurs rouge, jaune ou noire. L’éléphant bleu est représenté dans le registre inférieur, au centre de la frise selon son rang de « roi des animaux sacrés ». Pour Lorblanchet, les couleurs renforcent l’efficacité de la « peinture-prière » qui consiste à recréer le mythe dans toute son ampleur. Comme dans toutes les cérémonies des peuples traditionnels, la recherche de la beauté savante et créatrice coïncide avec la ferveur religieuse des fidèles. Associées à des chants sacrés et à des rites complexes, ces peintures sont l’équivalent d’images saintes qui permettent de solliciter les divinités pour la prospérité personnelle du propriétaire et celle de son entourage, pour la réussite des cultures et de l’élevage, pour la guérison d’une maladie – et dans ce cas la peinture peut être considérée comme un remède. Dans les villages de traditions pastorales de la région de Chaturbhujnath Nala, les spécialistes Giriraj Kumar et Pradyumn Kumar Bhatt (2008) ont étudié les peintures ornementales des maisons des communautés Bhil auxquelles se sont joints des membres d’autres communautés, Banjara, GujjarJat et Rabari, chassés de chez eux par suite de la construction d’un barrage. Ils sont regroupés dans cinq villages. Les femmes ont la fierté de veiller à la propreté de la maison et d’entretenir les décors peints sur le ou les piliers d’une véranda d’entrée et sur le pourtour des portes. Ces motifs ressortent en ocre ou brun foncé sur le fond généralement blanc constitué de chaux ou de carbonate de calcium. Ces motifs peuvent être des empreintes de main superposées le long des deux montants de la porte, comme celle d’une maison bhil à Dhawad-Khurd. À Barkheda, des empreintes de pied sont alignées sur un rebord de mur. Dans le village voisin, à Dhawad-Danti, la porte est entourée d’une guirlande complexe faite de triangles hachurés réunissant à chaque angle trois motifs étoilés et un quatrième motif formé d’un enroulement : une fleur au sommet d’une longue tige munie de ses feuilles, prenant naissance au niveau du sol, complète l’ornementation de cette porte. Dans la même maison, le pilier peint à la chaux qui maintient un auvent est orné sur deux faces extérieures de deux branches aux ramifications pourvues de feuilles. À la base de l’une d’elles, deux jeunes filles (d’après leur robe courte) jouent avec une grosse balle. Dans le même village, l’intérieur des maisons également blanchi à la chaux peut être orné des mêmes empreintes de main, au-dessus d’une porte par exemple, ou de guirlandes et de motifs floraux autour d’un renforcement à la base du mur pour ranger des jarres à eau, ou, plus haut, d’une étagère pour quelques denrées. À Dhamnia, dans une maison de la tribu des Banjara, des peintures plus naïves apparaissent sur un mur blanc avec des danseurs stylisés, un oiseau, deux serpents, deux autres reptiles dans un temple, un scorpion, deux quadrupèdes et une femme portant sur sa tête des poteries et accompagnée d’un enfant. Un motif circulaire appelé alpana, sorte de rosace souvent complexe, est assez fréquent, surtout parmi les compositions réalisées au sol, pour assurer la prospérité et le bonheur à la maison.

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La présence de ces décors ou de ces symboles ordinairement peints en blanc ou en rouge apparaît aussi sur des animaux, en particulier des vaches sacrées, plus rarement un chameau, dans la jungle de Gandhisagar-Barkheda, orné de motifs simples obtenus en rasant des zones de poils. Pour les vaches sacrées, les motifs et les messages sont plus complexes et couvrent l’ensemble de l’animal avec des pointillés mais aussi des personnages stylisés et, sur le flanc d’une vache des Banjara, un panneau avec le soleil et deux petites silhouettes. Un personnage féminin stylisé, une divinité probablement, apparaît sur le flanc d’une autre vache de Dhawad-Danti (Kumar et Bhatt, 2008, p. 57). Quelques-uns de ces motifs, en particulier des méandres, décoraient également le flanc de certains bovidés ou cervidés représentés sur les parois de Bhimbetka, évoquant ainsi une pratique probablement fort ancienne désignant un animal sacré. Les comparaisons entre l’art pariétal du centre de l’Inde, dans la province de l’Orissa, et les peintures murales des Saora, Kondh, Santhal, Warli et Gond suggèrent des motivations similaires pour accroître la fertilité du pays et de la femme, mais aussi pour exorciser les calamités, les disettes et les esprits démoniaques. En réalité, nous sommes mieux renseignés pour les peintures murales des maisons et pour les peintures de sol parce qu’elles sont contemporaines et que nous disposons souvent des témoignages des femmes qui ajoutent ces gages de protection et de bonheur. Pour jouer leur rôle, ces peintures doivent être fraîches et renouvelées chaque année. Elles sont faites pour être efficaces et belles, symboles de vitalité et de bonheur, c’est pourquoi seul le deuil d’une personne dans la maison entraîne le report d’un an pour repeindre les motifs domestiques. L’art pariétal au sens le plus large du terme concerne toute ornementation, motif ou scène représentée, peinte ou gravée sur un support qui peut être la paroi d’une roche ou d’une falaise, celle d’une maison en pisé ou même le sol de sa cour. Des motifs en relief faits de terre argileuse sont ainsi appliqués sur les murs des maisons ou des greniers à grains dans la cour. Un visage en argile modelée orne également un pilier d’une maison du district de Mandla, dans le Madhya Pradesh (Chakravarty et Bednarik, 1997, fig. 96, p. 81). Ces exemples montrent combien le graphisme peint est intégré dans la vie cérémonielle et quotidienne des sociétés traditionnelles de l’Inde et quelle part il joue dans le décor rituel, qui peut aussi comprendre des fleurs et des statuettes en bronze, en pierre sculptée ou en terre cuite autour d’un autel sacré constituant la symbolique religieuse intégrée dans la vie quotidienne, selon une tradition sans doute séculaire. Des artistes contemporains, reconnus internationalement, comme Jivya Soma Mashe, peintre warli, accompagnent aujourd’hui le rôle des femmes-peintres de grande et noble tradition du décor sur le pisé des façades des maisons. Longtemps sans parole, le peintre Jivya Soma Mashe s’exprime aujourd’hui avec l’inspiration warli la plus profonde à propos de ses toiles diffusées à travers le monde ; c’est une autre façon de transmettre et de faire vivre la richesse des traditions culturelles qui définissent l’originalité et l’existence mêmes du « contrat social » de cette ethnie.

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Décoration contemporaine de vache sacrée, Udupi, Karnataka, 2009

Ce personnage sincère et admirable de simplicité est témoin de l’évolution actuelle de ce savoir ancien, voire très ancien, diffusé à travers le monde sans son contexte intime, ses paysages, ses finesses originales de présence à la vie. N’est-il pas émouvant pourtant de rapprocher tel cortège de femmes stylisées vues de face, et représentées par deux triangles opposés par l’un des angles, par une tête ronde et des membres filiformes, se tenant par la main, identifié aussi plusieurs fois parmi les peintures enchevêtrées millénaires des parois de Bhimbetka, et celui, traditionnel, que Jivya Soma Mashe représente avec tant d’inspiration, dans une danse solidaire spiralée et peinte sur toile ? Il existe certainement une relation sinon directe, du moins formelle de solidarité d’un groupe ethnique entre la danse millénaire

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de Bhimbetka et la danse des Warli, car nous ne percevons que les attitudes et les gestes sans vivre nous-mêmes les intentions profondes des danseurs et de leurs peintres, malgré le témoignage aujourd’hui de Jivya Soma Mashe sur cette culture et cette spiritualité. Telle est sans doute l’une des intentions fortes que l’on peut retenir de cette approche émouvante des « autres maîtres » devenus à leur tour des références vivantes d’autres mondes qui nous émeuvent et nous concernent.

CONCLUSION Compte tenu du temps considérable – plusieurs millénaires parfois – qui sépare les peintures rupestres entre elles et des distances géographiques souvent importantes entre les sites comparés, la plus grande prudence s’impose en ce qui concerne les interprétations comparatives que nous pouvons tirer de ces évaluations qui restent essentiellement visuelles et rarement intégrées dans des comportements sociaux rituels et religieux, ce qui semble pourtant les objectifs encore très mal connus de ces images pariétales ou murales. Malgré leur durée considérable, ces témoignages multiples de dessins le plus souvent figuratifs mais aussi décoratifs semblent bien avoir été durant leur vie fonctionnelle l’expression, soit d’une évocation narrative mythique, soit de pratiques protectrices, soit d’un événement remarquable (victoire guerrière ou consécration d’une maison?), soit encore de plusieurs facteurs à la fois, religieux, événementiels, traditionnels. Les différences dues aux contextes humains ont, semble-t-il, joué entre le monde très ancien des chasseurs et guerriers des falaises à paroi ornée et celui des agriculteurs à proximité de leurs maisons à parois et structures en bois et argile. Pour les premiers et les plus vieux sites pariétaux, des populations dispersées ont choisi des points de ralliement, qui pouvaient être des sites sacrés autour de falaises ornées ; pour les sociétés plus récentes et contemporaines, ce sont les murs en pisé ornés des maisons qui jouent ce rôle sacré dans un monde sédentarisé où l’unité familiale domestique possède son propre sanctuaire et ses propres tatouages. Dans ce cas, l’animal sacré comme la vache ou le chameau sont parfois aussi ornés des motifs protecteurs, motifs que l’on perçoit fréquemment sur les peintures pariétales anciennes et sur les animaux eux-mêmes de notre époque contemporaine. Le respect religieux pour l’animal, en particulier la vache, s’est perpétué jusqu’à maintenant. Derrière ces images pariétales des falaises rocheuses ou des parois en pisé, il n’y a pas seulement une manifestation artistique qui nous interroge mais aussi toute une société qui exprime des moments importants de sa vie sociale et religieuse. Celle-ci, sur une longue durée, semble être passée d’un régime à lieux de ralliements collectifs ornés par les parois peintes des falaises, à une société sédentaire et en même temps plus dispersée dans des villages ouverts avec des maisons rassemblant les images sacrées repeintes en principe chaque année. Malgré ces évolutions sociales, certains thèmes illustrés de la vie collective se perpétuent, comme la danse, la chasse ou certains animaux, en particulier le bovidé, le cervidé et l’éléphant, voire le tigre.

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On ne peut s’empêcher enfin d’être sensible à un autre caractère fort de ces représentations, celui de la recherche des contrastes colorés. Que ce soit sur les rochers de Bhimbetka ou dans les maisons aux parois en pisé teinté, les représentations peintes résultent plutôt des contrastes entre la couleur du fond, naturelle sur les rochers, préparée sur les murs des maisons ou le sol des cours, et les couleurs des figures peintes. Ces contrastes sont obtenus le plus souvent traditionnellement, avec une peinture blanche ou ocre sur fond sombre naturel, et plus récemment avec des peintures blanches sur des supports ocrés préparés ou multicolores sur un fond blanc. La peinture célèbre du mythe de Pithoro, dans la maison traditionnelle de la tribu de Rathava (Gujarat), est une magnifique composition de six couleurs sur un fond blanc. Ces couleurs ne sont pas destinées à rendre compte de l’aspect naturaliste des animaux et des hommes, mais à exprimer un monde surnaturel, hiérarchisé, une cosmogonie complexe et complète, exemple d’une pensée métaphysique collective, approfondie, et en même temps d’une maîtrise magistrale de l’expression picturale, aussi savante que pédagogique. Ces peintures rupestres ou murales, si l’on y reconnaît les animaux, l’action des hommes ou certains motifs floraux, restent pourtant énigmatiques dans leur fonction essentielle, celle des pratiques sociales, religieuses, rituelles, dont elles sont les objectifs d’initiations et de transmissions des savoirs, et pour lesquelles rares sont les éclaircissements du fait des longues périodes concernées, à peine documentées par des études de sites rupestres encore balbutiantes, complétées par des enquêtes ethnographiques dans de vastes régions riches en traditions dynamiques à la faveur d’un climat propice. Ces constances inspirent nos contemporains, en particulier de grands artistes sensibles à ces messages d’humanité. L’Unesco, qui a inscrit en 2003 le site de Bhimbetka sur la liste du patrimoine mondial, retenait deux critères qui résument la longue tradition culturelle des groupes humains dans cette région : « Bhimbetka témoigne d’une longue interaction entre les peuples et le paysage, comme le démontrent la quantité et la qualité de ses peintures rupestres. Bhimbetka est étroitement lié à une économie de chasse et de cueillette dont témoignent l’art rupestre et les vestiges de cette tradition des villages adivasi locaux qui entourent ce site. »

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