BAGA. Mémoires religieuses

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Cet ouvrage est publié à l’occasion de l’exposition

« BAGA, Art de Guinée – collection du musée Barbier-Mueller » réalisée par le musée d’Arts africains, océaniens, amérindiens, Chapelle du centre de la Vieille Charité, Marseille. 13 mai-18 septembre 2016


Une nouvelle fois, Marseille met à l’honneur les arts africains à travers l’exposition « Baga art de Guinée – collection du musée Barbier-Mueller », présentée par le Musée d’arts africains, océaniens, amérindiens, dans le magnifique écrin de la chapelle de la Vieille Charité. Notre ville est très honorée de recevoir, pour quelques mois, la prestigieuse collection du musée Barbier-Mueller, fruit de trois générations de collectionneurs passionnés et la plus grande collection privée d’arts tribaux au monde. Je tiens à exprimer toute notre gratitude à Jean Paul et Monique BarbierMueller qui ont permis la présentation de cette exposition. Marseille a ainsi la chance de faire découvrir le peuple Baga de GuinéeConakry, à travers une sélection rigoureuse de sculptures, de très haute qualité esthétique, exposées pour la première fois en France. Cet ensemble permet également d’ouvrir des champs de réflexion, notamment sur la transmission des valeurs cultuelles à travers les générations, en Afrique, et d’appréhender ainsi d’autres cultures qui ont présidé à ces œuvres. C’est un objectif que poursuit le musée d’Arts africains, océaniens, amérindiens, depuis plus de vingt ans.

Jean-Claude GAUDIN Maire de Marseille Président de la Métropole Aix-Marseille-Provence Vice-président du Sénat


Le musée d’Arts africains, océaniens, amérindiens (MAAOA) et le musée Barbier-Mueller se sont associés à deux reprises autour d’expositions remarquables : « Arts des mers du Sud » en 1998 et « Messages de pierre » en 2001. Des relations privilégiées se sont établies entre ces deux institutions, qui renouvellent aujourd’hui leur riche collaboration à travers cette nouvelle exposition sur le peuple Baga, de Guinée-Conakry : « Baga art de Guinée – collection du musée Barbier-Mueller ». Les visiteurs vont découvrir les Baga et leurs remarquables sculptures en bois, aux formes composites et monumentales, à travers un ensemble de très haute qualité, témoin de la grandeur de la création plastique africaine. Je remercie chaleureusement Jean Paul et Monique Barbier-Mueller pour la confiance qu’ils témoignent à notre ville et à ses musées en nous proposant cette exposition. Ces sculptures majestueuses et emblématiques ont en effet fasciné des générations d’artistes occidentaux (Vlaminck, Picasso, Giacometti, Moore…) dès le début du xxe siècle. Séduits par leurs propriétés formelles, monumentales et géométriques, ils y ont trouvé une nouvelle source d’inspiration pour leurs recherches esthétiques, sans s’intéresser réellement à leur contexte cultuel. L’anthropologue David Berliner nous livre dans ce catalogue le résultat de ses recherches sur le terrain, tout en s’interrogeant sur le processus de transmission culturel et religieux en ce début du xxie siècle, ou comment les jeunes Baga « réinventent leurs traditions ».

Anne-Marie d’ESTIENNE d’ORVES Adjointe au maire déléguée à l’Action culturelle – Spectacle vivant, Musées, Lecture publique et Enseignements artistiques


MUSÉE BARBIER-MUELLER Jean Paul Barbier-Mueller Président-fondateur

Christine Gozzi Ressources humaines

Laurence Mattet Directrice

Emmanuelle Farey Danièle Marsetti Communication

VILLE DE MARSEILLE Jean-Claude Gaudin Maire de Marseille, président de la Métropole Aix-Marseille-Provence, vice-président du Sénat

Dominique Saïani Brigitte Grenier Régie des œuvres

Anne-Marie d’Estienne d’Orves Adjointe au maire déléguée à l’Action culturelle, spectacle vivant, musées, lecture publique et enseignements artistiques Jean-Claude Gondard Directeur général des services DIRECTION GÉNÉRALE DE L’ATTRACTIVITÉ ET DE LA PROMOTION DE MARSEILLE Jean-Pierre Chanal DÉLÉGATION GÉNÉRALE ÉDUCATION, CULTURE ET SOLIDARITÉ Annick Devaux Déléguée générale éducation, culture, solidarité Sébastien Cavalier Directeur de l’Action culturelle Caroline Marini,Véronique de Laval, Cathy Lucchini, Michel Verrando Pôle communication DAC MUSÉES DE MARSEILLE Christine Poullain Directrice des musées de Marseille Jean-Jacques Jordi Administrateur

Sous la direction de Jean-Claude Rosa Jean-Pierre Bocognano, Pascal Cahuac, Rolland Milani-Aluno, Patrick Menicucci, Frédéric Ribaud Réalisation technique Dominique Testa Stéphane Campodonico Sécurité et bâtiment Fanny Leroy Jean-Antoine Santiago Service des publics Caroline Robert Billetterie Marie-Françoise Becchetti-Laure, Virginie Bernard, Fabien Lopes Claudia Serantes Conférenciers et l’ensemble des services administratifs et du personnel d’accueil et de sécurité des musées de Marseille.

assistée de : Raymonde Armati, responsable administrative Floriane Hardy, assistante principale de conservation Gaïa Lettere, stagiaire

Nous exprimons nos remerciements à toutes les personnes qui nous ont apporté leur précieux soutien : Hélène Blanc, Marie-Yvonne Curtis, Vincent Écochard, Fowler Museum at UCLA, Nicole Gérard, Frederick Lamp, Museum d’Histoire naturelle de Toulouse, Museum Rietberg Zurich, RMN-Grand Palais, The Baltimore Museum of Art, The Cleveland Museum of Art, Benoît Valentin,

Sandrine Claeys Service finances

ainsi que l’Association des Musées de Marseille, Alain Vidal-Naquet, Michèle Doucet.

Marianne Pourtal Sourrieu Commissaire de l’exposition Conservatrice du patrimoine, responsable du MAAOA


MĂŠmoires religieuses

BAGA

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Mémoires religieuses

BAGA D A V I D

B E R L I N E R

Musée Barbier-Mueller Genève

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Frontispice : Femme possĂŠdĂŠe. Bulongic. 2001.


AVANT-PROPOS Jean Paul Barbier-Mueller pour Monique

Il y a près de soixante ans, en l’automne de l’année 1955, je faisais à Paris la rituelle « tournée des antiquaires ». À la rue Bonaparte, dans la boutique de Le Corneur et Roudillon, sans crier gare, un immense tambour me décocha une œillade dont j’eus beaucoup de peine à me remettre. Quelles étaient belles ces statuettes féminines supportant une caisse ovoïde ! Je n’étais nullement coutumier de l’art africain, découvert peu auparavant chez mon beau-père Josef Mueller. Pourtant, j’aurais juré que ce style m’était familier. Que ces visages au nez long, fin, ces mains aux doigts déliés ne m’étaient pas inconnus... « Vous avez dit Baga ? » demandai-je à Olivier Le Corneur. « Certes, répondit celui-ci. Et vous avez devant vous, je pense, le plus beau de leurs tambours, le plus majestueux. » La journée était douce. La ronde des feuilles mortes commençait à animer les rues de son froissement léger. Le moment me semblait propice à frapper quelque grand coup, propre à me valoir l’estime d’un beau-père fort poli avec ce gendre un peu trop jeune, un peu trop... Ou pas assez... Bref ! Josef Mueller, s’il était l’homme le plus courtois du monde n’en était pas le plus chaleureux. Je palpais de l’œil les « caryatides ». Rien d’autre, pour moi, n’existait plus que ce tambour, dont je demandai le prix. « Terriblement élevé ! annonça Le Corneur. Je l’ai acheté dans un moment où, hélas ! le collectionneur a le pas sur l’antiquaire. Si je ne puis le vendre, je le garderai pour moi. » La menace sonnait vrai : Le Corneur avait une collection de faible dimension, composée de pièces exception-

nelles. « Mais encore ? » demandai-je. Il y eut un long silence. « Pour vous, six mille francs ! » À cette époque, le franc suisse et le franc français avaient la même valeur. La somme représentait plus de six mois de mon salaire d’avocat-stagiaire. Je demandai « à réfléchir », ce à quoi mon interlocuteur consentit volontiers. « Pas plus d’une semaine ! » ajouta-t-il. Rentré à l’hôtel, je pris mon courage à deux mains et demandai à Monique d’appeler son père. En quelques mots, je le mis au courant de ma découverte et lui dis que je ne croyais pas me tromper : les figures féminines du tambour étaient d’un style très proche de celui de la « statuette de Vlaminck », jadis acquise par lui de Charles Ratton (image de la couverture de ce catalogue). « Vraiment ? » dit Josef Mueller. « Vraiment ! » répondisje d’un ton assuré. « Eh bien ! si vous avez raison, je crois qu’un voyage à Paris s’impose. D’ailleurs je comptais m’y rendre le mois prochain. » Trois jours plus tard, nous nous retrouvions pour déjeuner chez Lipp, puis nous nous rendîmes accompagnés de ma femme chez Le Corneur et Roudillon. Les deux associés, l’aîné et le cadet (celui-ci est aujourd’hui nonagénaire et n’a jamais cessé son activité !) étaient peu à l’aise. Mes genoux étaient moins fermes qu’ils ne le sont aujourd’hui, où j’arpente avec une curiosité inlassable les dédales du labyrinthe conduisant à mon quatre-vingt-quatrième anniversaire. Josef Mueller dialoguait avec la grande sculpture et son œil en parcourait chaque détail. On eût dit que le connaisseur et

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la sculpture avaient entamé une conversation intime à laquelle personne d’autre ne devait se mêler. À la fin, Mueller avisa une chaise, s’assit. Nous attendions tous le verdict avec angoisse, émotion, espoir pour les antiquaires. « Eh bien ! dit Mueller, je connais le prix. Envoyez-le moi, bien emballé et en caisse, à Soleure. » Je m’attendais, quand nous nous retrouvâmes dans la rue, à un petit mot, à une courte phrase louant la beauté de la pièce. Nullement à l’expression d’une quelconque gratitude, mais au moins... un petit mot. Rien. Rien du tout ! Un peu plus tard, attablés à la terrasse du café de Flore, nous sirotions un café. Monique parlait d’une amie qu’elle avait perdue de vue et retrouvée par hasard. L’interrompant brusquement, et comme s’il suivait le cours d’un monologue intérieur entamé depuis longtemps, Josef Mueller pointa son index vers moi, pour me dire : « Je pense que le sculpteur n’est pas le même que l’auteur de la statuette Vlaminck. Même atelier, et non même main. Mais vous me donnerez votre avis en ayant revu la statuette. » La foudre, tombant à mes pieds, ne m’eût pas stupéfié davantage. D’ailleurs, à bien y réfléchir, je ne crois pas que Josef Mueller, dans les vingt-deux années qui suivirent (jusqu’à sa disparition en 1977), m’ait jamais mêlé aussi intimement à une réflexion sur une œuvre de sa collection. Ni n’ait évoqué la possibilité que je donne « mon avis » sur un tableau, un marbre grec ou un masque africain ! Cette exposition, à ma connaissance la première consacrée à l’art des Baga que l’on ait organisée en Europe, avive dans mon cœur (on le comprendra aisément) une petite flamme que je croyais étouffée par la poussière du temps, cet impitoyable assassin.

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SOMMAIRE Avant-propos

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Introduction

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1. Fragments anthropologiques 12 2. Les Baga, gens de la coutume 24 - La religion baga vue de l’extérieur 26 - Quelques catégories religieuses 28 - Les maisons sacrées 30 - Les initiations masculines 33 3. « Puis la Religion est venue… »

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4. La culture religieuse baga aujourd’hui - La culture invisible, en l’absence de l’objet - La féminisation de la coutume - La coutume, les ressortissants et les jeunes

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Conclusion

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Catalogue

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Bibliographie

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Remerciements

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« Curieux destin que d’écrire pour un autre peuple que le sien » Albert Memmi


Introduction

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Les Baga sont célèbres pour leurs productions artistiques. En Europe et aux États-Unis, leurs masques et statuettes ont fasciné des générations d’artistes (Picasso, Giacometti, Moore), reconnaissant dans les propriétés formelles, monumentales et géométriques des artefacts baga, la quintessence même de la beauté1. La renommée de ces pièces n’est plus à faire. À l’instar des Luba, des Baule ou des Dogon, ces grands noms qui font frémir, les Baga appartiennent à ces eldorados de l’art africain, royaumes des beaux objets, construits sur mesure par et pour les historiens et amateurs d’art. Dimba2, un buste féminin colossal en bois, ainsi que lemasqueserpentiformeBansonyi,font aujourd’hui partie de ces chefs-d’œuvre. Placés derrière une vitre, les objets baga fascinent. À tel point que le coup de foudre esthétique pour les objets du passé devient, parfois, un obstacle à la perception des réalités contemporaines. Dans les pages qui suivent, mon point de vue sera sensiblement différent. En premier lieu, pour tenter d’éclairer les usages passés de ces objets dans les divers sous-groupes baga, je vais retracer certaines des institutions, pratiques et représentations religieuses antérieures à l’implantation du christinianisme et de l’islam, en mettant toutefois l’accent sur les Baga du Nord qui ont été jusqu’à présent les mieux étudiés (et surtout les Bulongic que je connais davantage). Historiquement, les Baga ont connu une expérience de la modernité faite de rapides change-

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ments religieux, depuis la colonisation française à la révolution marxiste préconisée par Sékou Touré, en passant par l’influence de leurs voisins susu. L’islam connaît une expansion croissante dans cette région qui fut avant tout évangélisée. Les institutions initiatiques n’existent plus depuis les années 50 (et avant cela dans certains sous-groupes), et la plupart des objets ont soit connu l’autodafé musulman, soit investi les musées des Blancs sur fond de violence coloniale et postcoloniale, comme tant d’autres objets non européens. Pourtant, l’expérience de terrain nous enseigne aussi autre chose. Ces sociétés littorales de Guinée maritime restent héritières de leur passé religieux. D’abord, bien qu’ils aient cessé de sculpter les masques serpentiformes et les statuettes à tête de Dimba qui font leur réputation internationale, les Baga continuent à tailler et à utiliser des objets, même si leur production est différente du passé (les lieux de production, l’intensité, les techniques, etc.). Les femmes et leurs associationsreligieuses,demêmequelesgroupes de jeunes et de ressortissants urbains jouent un rôle fondamental dans la dynamique contemporaine de transmission culturelle. Mais un constat ethnographique plus général s’impose. En l’absence des objets et des rituels visibles d’autrefois, de nombreux éléments de l’édifice religieux d’antan ont persisté jusqu’à ce jour. Quelque chose de structurel est toujours à l’œuvre sous les apparences et le silence. Ce texte représente une exploration de cette persistance religieuse sur la Basse-Côte de Guinée3.


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Fragments anthropologiques

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