Baselitz-Leroy. Le récit et la condensation (extrait)

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MUba Eugène Leroy Georg Baselitz, Eugène Leroy Le récit et la condensation Narrative and Condensation 11.10.13 > 24.02.14 Rainer Michael Mason Commissariat Exhibition curator Avec le généreux concours de With the generous assistance of Georg Baselitz et Detlev Gretenkort, Julia Westner

MUba Eugène Leroy Évelyne-Dorothée Allemand Directrice Conservatrice en chef Director Chief curator Yannick Courbès Conservateur Donation Eugène Jean Leroy et Jean-Jacques Leroy Curator, The Eugène Jean Leroy and Jean-Jacques Leroy Bequest Expositions Exhibitions Laure Perret Administratrice Administration Suéva Lenôtre Service des publics Visitors and public outreach Vacataires Part-time staff Blandine Burton Marlène Grain Michel Jocaille Suzanne Pederencino Romain Rommelard Quentin Réveillon Communication et mécénat Communications and sponsorship Nathalie Delbarre Assistante de direction Management assistant Accueil Reception Bérangère Gruart Marie-Thérèse Leveugle Myriam Kouaouci

Équipe technique Technical team Mohamed Attal Rudy Baert Bruno Bleuez Christophe Delbarre Jean-Luc Delbart Hervé Detré Nordine Touchi

Rainer Michael Mason Scénographie Exhibition design Heymann-Renoult, Paris Agence de presse Press agency Catalogue Rainer Michael Mason Direction de l’ouvrage Editor Traduction Translation John O’Toole Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Jean-Étienne Grislain Conception graphique Graphic design Fabrication : Michel Brousset, Béatrice Bourgerie Contribution éditoriale pour le français : Nicole Mison Contribution éditoriale pour l’anglais : Natasha Edwards Suivi éditorial : Frédérique Potier © 2013 Georg Baselitz, Rainer Michael Mason © Somogy éditions d’art, Paris, 2012 © MUBA, 2013 ISBN Somogy 978-2-7572-0753-6 Dépôt légal : octobre 2013 Imprimé en Italie (Union européenne) ISBN MUba 2-901440-29-0 Crédits photographiques Photo credits Farbanalyse, Cologne Rheinisches Bildarchiv Köln Staatliche Kunstsammlungen Dresden Hans-Peter Klut Florian Kleinefenn Marina Bourdoncle Marina Bourdoncle ADAGP Eugène Leroy ADAGP

REMERCIEMENTS Nous exprimons notre plus vive reconnaissance à Georg Baselitz pour nous avoir autorisés à réaliser cette exposition en dialogue avec Eugène Leroy. Nos remerciements s’adressent à Detlev Gretenkort pour son attention et sa collaboration au suivi de l’exposition. Toute notre gratitude va à Rainer Michael Mason d’avoir accepté le commissariat de cette exposition et d’en avoir donné le sens et l’esprit. Nous tenons à remercier l’ensemble des partenaires publics et privés qui ont permis de réaliser cette exposition et l’ouvrage qui l’accompagne. Ville de Tourcoing Michel-François Delannoy, maire de Tourcoing, premier vice-président de Lille Métropole Communauté urbaine, conseiller régional du Nord – Pas-de-Calais Maryse Brimont, adjointe au maire, déléguée à la Culture Olivier Descamps, conseiller municipal délégué à la Culture Florence Laly, directrice générale adjointe, Culture et Rayonnement Lille Métropole Communauté urbaine Martine Aubry, présidente, maire de Lille Région Nord – Pas-de-Calais Daniel Percheron, président Ministère de la Culture et de la Communication Direction régionale des Affaires culturelles du Nord – Pas-de-Calais Marie-Christiane de La Conté, directrice Myriam Boyer, conseiller musées Goethe Institut Dorothée Ulrich Directrice Les amis du MUba Eugène Leroy | Tourcoing Dominique Studer, président MUba Club entreprises David Guilluy, président Jean Badaroux, Patrice Duthoit vice-présidents Nos remerciements vont à toutes les personnes qui ont participé à l’élaboration de l’exposition,

aux collectionneurs, musées, institutions et galeries pour le prêt des œuvres qui a permis la réalisation de cette exposition et de son catalogue. Daniel Blau Marina Bourdoncle Claude Bernard Serge et Anne-Charlotte Caulliez-Leroy Marie-Ange Dutartre-Leroy Dominique Evrard Ralf-Otto Hänsel Jean-Jacques Leroy Indivision Leroy Martine Mathias Isabelle et Bruno Mory Nic Nuyttens Sylvia et Ulrich Ströher Argenta Helmut Röschinger Duisburg (Innenhafen), MKM-Museum Küppersmühle für Moderne Kunst Walter Smerling, docteur honoris causa, directeur Ewa Müller-Remmert, docteur ès lettres Klosterneuburg, Sammlung Essl · Kunst der Gegenwart Andrea Wintoniak Künzelsau, Museum Würth Sylvia Weber, directeur Paris, musée national d’Art moderne · Centre Pompidou Centre de création industrielle Alfred Pacquement, directeur Paris, musée d’Art moderne de la Ville de Paris Fabrice Hergott, directeur Puteaux, CNAP, Centre national des arts plastiques Richard Lagrange, directeur Villeneuve-d’Ascq, LaM, musée d’Art moderne, d’Art contemporain et d’Art brut Lille Métropole Sophie Levy, conservatrice en chef L’exposition a bénéficié du soutien de Auchan City Tourcoing Eaux du Nord Nord France Construction Satelec Rudant Teamnet CBS Outdoor Et tous ceux qui ont souhaité garder l’anonymat.

ACKNOWLEDGMENTS We would like to express our deepest gratitude to Georg Baselitz for allowing us to realize this exhibition in dialogue with Eugène Leroy. Our warm thanks go to Detlev Gretenkort for his attention to and assistance with the final preparations leading up to the exhibition. We would also like to extend our sincere thanks to Rainer Michael Mason for having agreed to curate this show and for instilling in it its unique sense and spirit. We would like to thank as well all our partners, both public and private, who have made it possible to put together this exhibition and its accompanying catalogue. The City of Tourcoing Michel-François Delannoy, mayor of Tourcoing, first vice-president of Lille Métropole Communauté urbaine, and regional councillor of Nord – Pas-de-Calais Maryse Brimont, deputy mayor in charge of Cultural Affairs Olivier Descamps, city councilor in charge of Cultural Affairs Florence Laly, deputy director general, Culture and Public Outreach Lille Métropole Communauté urbaine Martine Aubry, president, mayor of Lille Région Nord – Pas-de-Calais Daniel Percheron, president Ministry of Culture and Communications Regional Department of Cultural Affairs of Nord – Pas-de-Calais Marie-Christiane de La Conté, director Myriam Boyer, museum advisor Goethe Institut Dorothée Ulrich Director The friends of MUba Eugène Leroy | Tourcoing Dominique Studer, president MUba Business Patron Club David Guilluy, president Jean Badaroux, Patrice Duthoit vice-presidents

Our thanks go of course to all the individuals and institutions that have played a role in putting together the exhibition, to the collectors, museums and galleries for the many works on loan, which have made possible both the exhibition and the accompanying catalogue. Daniel Blau Marina Bourdoncle Claude Bernard Serge et Anne-Charlotte Caulliez-Leroy Marie-Ange Dutartre-Leroy Dominique Evrard Ralf-Otto Hänsel Jean-Jacques Leroy Indivision Leroy Martine Mathias Isabelle et Bruno Mory Nic Nuyttens Sylvia et Ulrich Ströher

Argenta Helmut Röschinger Duisburg (Innenhafen), MKM-Museum Küppersmühle für Moderne Kunst Walter Smerling, doctor honoris causa, director Ewa Müller-Remmert, Ph.D. in literature Klosterneuburg, Sammlung Essl · Kunst der Gegenwart Andrea Wintoniak Künzelsau, Museum Würth Sylvia Weber, director Paris, musée national d’Art moderne · Centre Pompidou Center for industrial design Alfred Pacquement, director Paris, musée d’Art moderne de la Ville de Paris Fabrice Hergott, director Puteaux, CNAP, Centre national des arts plastiques Richard Lagrange, director Villeneuve-d’Ascq, LaM, musée d’Art moderne, d’Art contemporain et d’Art brut Lille Métropole Sophie Levy, curator in chief The exhibition enjoys the generous support of Auchan City Tourcoing Eaux du Nord Nord France Construction Satelec Rudant Teamnet CBS Outdoor

And all those who wish to remain anonymous.


SOMMAIRE

Evelyne-Dorothée Allemand Avant-propos

6

Georg Baselitz Nous visitons le Rhin

9

Œuvres de Georg Baselitz

10

Lettre de Georg Baselitz à Eugène Leroy Derneburg, 7 VII 89

69

Œuvres d’Eugène Leroy

70

À TORT ET À TRAVERS EUGÈNE LEROY (ET GEORG BASELITZ) Georg Baselitz en conversation avec Rainer Michael Mason Buch am Ammersee, 23 mai 2013

111

Rainer Michael Mason GEORG BASELITZ • EUGENE LEROY UNE RENCONTRE SANS EFFET AUTRE QUE L'ELARGISSEMENT (MAGNIFIQUE) DES CHAMPS DE VISION

123

Œuvres exposées

133

Biographies-bibliographies

134

Evelyne-Dorothée Allemand Foreword

135

THIS WAY AND THAT IN EUGENE LEROY (AND GEORG BASELITZ) 136 Georg Baselitz in Conversation with Rainer Mason Buch am Ammersee, 23 May 2013

Couverture : Georg Baselitz Meine gelbe Periode III [Ma période jaune III] [My Yellow Period III] 1997 [5.II.1997] Eugène Leroy Autoportrait [Self-Portrait] 1970 Marina Bourdoncle, 1990, Derneburg

Rainer Michael Mason GEORG BASELITZ • EUGÈNE LEROY A MEETING WITH NO OTHER EFFECT THAN A (MAGNIFICENT) EXPANSION OF THE FIELD OF VISION

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Marina Bourdoncle, 1990, Derneburg



AVANT-PROPOS Évelyne-Dorothée Allemand

Georg Baselitz – avec Rembrandt van Rijn, aux côtés de Giorgione, Pierre-Paul Rubens, Piet Mondrian… – est le nom de l’artiste qui revenait le plus souvent chez Eugène Leroy, dans ses conversations comme dans les écrits des historiens de l’art qui relatent la vie et l’œuvre de l’artiste français. Baselitz a fortement été – et il est toujours – impressionné par Leroy comme Leroy le fut par Baselitz. La rencontre inaugurale de la peinture de Leroy eut lieu pour Baselitz lors d’une exposition personnelle de l’artiste à l’historique galerie Claude Bernard, à Paris, en 1961. C’est donc au détour de cette exposition que Baselitz découvre la peinture de Leroy et qu’il la fait connaître à Michael Werner, tous deux alors jeunes étudiants. Baselitz eut un choc, d’avoir vu quelque chose de différent : « J’ai trouvé Leroy parce que j’étais à la recherche, j’étais en voyage de découverte. Je voulais trouver quelque chose dont je n’avais aucune idée auparavant. Et j’ai donc trouvé ». Parallèlement, Baselitz et Werner « sont également impressionnés par un grand autoportrait exposé par Pierre Langlois dans sa boutique du passage Saint-André-des-Arts, au milieu de ses objets d’art primitif » (in « Biographie », Eugène Leroy, Bernard Marcadé, Paris, 1994, p. 183). Nous pouvons dire aujourd’hui que Georg Baselitz et Michael Werner, galeriste depuis 1963, ont participé largement à la connaissance de l’œuvre de Leroy en Allemagne et au-delà, et continuent toujours à y contribuer. La rencontre avec l’œuvre et beaucoup plus tard – 1990 – avec l’homme, et l’admiration réciproque des deux artistes, tout cela nous semblait intéressant à interroger et à mettre en perspective dans le cadre d’une exposition à Tourcoing. Trois années après « Eugène Leroy – Exposition du centenaire », en 2010, le MUba Eugène-Leroy à Tourcoing se devait de consacrer en priorité une exposition à Georg Baselitz, dans ce musée considéré aujourd’hui comme le centre de référence pour l’artiste Eugène Leroy, un lieu d’exposition de ses œuvres, enfin, un centre de recherche scientifique, artistique et historique pleinement dédié à son œuvre. C’est de ce désir de rencontre, de rendez-vous et d’engagement que nous avons inventé et créé, dès l’arrivée de la donation, un « Laboratoire Eugène-Leroy », espace où son œuvre est sans cesse interrogé par la confrontation directe avec les œuvres de nombreux artistes – maîtres anciens ou contemporains, comme Breughel de Velours, Rembrandt van Rijn, Jean Fautrier, Sol LeWitt, Donald Judd… –, un espace de réflexion qui a la capacité de transformer le regard, l’existant, de le (re)construire symboliquement, physiquement et visuellement. Le projet de cette exposition est né de notre rencontre avec Baselitz et Detlev Gretenkort, son secrétaire. D’une exposition personnelle envisagée alors, la perspective d’une mise en relation avec la peinture de Leroy était exclue. C’est grâce à Rainer Michael Mason, choisi de volonté commune par considération scientifique et amitié de longue date comme commissaire de l’exposition, que Baselitz a accepté cette exposition comme le projet d’un dialogue entre les deux artistes. Dès lors, comment une exposition pouvait-elle se construire, alors que tout semble opposer les deux artistes ? Oser la rencontre de ce Baselitz « le plus français des peintres allemands » et de ce Leroy, « l’un des peintres français les plus nordiques (ou flamands) », comme Rainer Michael Mason le souligne. Artistes très différents mais qui pourtant se trouvent liés essentiellement par l’adhésion fidèle, attestée, confirmée, de Baselitz à Leroy, même s’il peut être aussi critique à son encontre. C’est sous ce beau titre évocateur : « Le récit et la condensation », que Rainer Michael Mason a conçu l’exposition : « Georg Baselitz est le Protée de la peinture allemande depuis bientôt cinquante


ans. Il n’a cessé d’inventer, de rebondir – et de surprendre. Certaines œuvres, comme La grande nuit est foutue (1962-1963), ont même pu scandaliser, mais ce qui retentit sans désemparer depuis 1969 sur la scène de l’art comme une illustre provocation est le « renversement » des images : l’artiste allemand peint, dessine et grave ses sujets tête en bas. Si Baselitz avait jusqu’alors toujours travaillé à l’huile sur toile avec une matière-couleur déposée, ou parfois grattée, avec une très forte présence, le tournant de 1996 va marquer une rupture dans sa technique. Dorénavant, il exécute ses tableaux – le plus souvent de très grand format – à plat sur le sol, avec une peinture fluide, leste, qui évoque le lavis, voire l’aquarelle, et qui privilégie parallèlement le dessin. Tiré d’un album de photographies de famille, un groupe d’œuvres donne exemplairement corps à cette nouvelle « méthode picturale » mise au service cette année-là d’une veine illustrative et narrative inattendue. Père, mère, frères et sœur font écho de leurs effigies aux autoportraits de Georg Baselitz, quand tous ne sont pas réunis à la faveur d’une grande peinture d’histoire (tout à la fois de famille et de l’art), dans Nous visitons le Rhin (1996). Il est tentant de confronter ce discours, qui mêle avec beaucoup d’allant, chez un Baselitz – par ailleurs amateur sincère d’Eugène Leroy –, récit, couleur et croquis déliés, à la peinture chargée de batailles, d’épaisseurs et de saturations dans quoi s’immerge la figure chez le "maître de Tourcoing". L’exposition repose donc sur un principe de regards croisés entre Georg Baselitz et Eugène Leroy, entre le récit et la condensation, le premier affirmant dans cette série de portraits de 1996 à 1998, jamais montrés ensemble, une présence forte de la figure tandis que l’autre au contraire la dissimule de plus en plus – avec des peintures provenant pour la plupart de la donation Eugène Jean et Jean-Jacques Leroy. L’intérêt de cette exposition réside aussi dans l’édition d’un catalogue qui retranscrit notamment l’entretien que Rainer Michael Mason a provoqué auprès de Baselitz, où l’artiste parle avec une très grande liberté et vivacité, non seulement de Leroy, mais aussi de son propre travail, de ses réflexions sur l’art et sur un certain nombre d’artistes qui excitent sa recherche. Je remercie chaleureusement Georg Baselitz d’avoir spontanément adhéré au principe d’une exposition au MUba et Detlev Gretenkort, son secrétaire, pour sa collaboration essentielle et ses utiles apports tout au long du projet. À Rainer Michael Mason, ami fidèle, qui a, en tant que commissaire, si pertinemment pensé et orchestré cette exposition. Une exposition qui n’aurait pu avoir lieu sans le soutien sans faille de la famille Leroy et particulièrement d’Anne-Charlotte Caulliez-Leroy, de Marie-Ange Dutarte-Leroy, de Jean-Jacques Leroy et de Marina Bourdoncle. Nos remerciements s’adressent également aux collectionneurs, tant particuliers qu’institutionnels, qui ont bien voulu concéder aux prêts. Une exposition qui n’aurait pas pu avoir lieu sans le concours résolu de Martine Aubry, présidente de Lille Métropole Communauté Urbaine et des nombreux mécènes qui ont voulu partager cette aventure. Les remerciements doivent s’adresser aussi à Yannick Courbès, conservateur adjoint, responsable de la donation Eugène Jean et Jean-Jacques Leroy, qui a coordonné avec nous l’organisation de cette exposition, soutenue par la compétence de l’ensemble de l’équipe du musée. Ils vont enfin à Monsieur le maire de Tourcoing, pour son adhésion amicale et militante à la politique du musée et à l’œuvre d’Eugène Leroy.


3 Georg Baselitz Selbstporträt II [Autoportrait II] [Self-Portrait II] 1996 [16.I.1996]

8


NOUS VISITONS LE RHIN Georg Baselitz

À l’été 1995, j’ai essayé de faire quelques autoportraits, au moyen de points, rouge et vert, tout en tendant inconsciemment à me représenter plus jeune que je ne le suis maintenant, non seulement plus jeune de plusieurs années, mais de plusieurs décennies. À l’automne de cette année 1995, je fis une visite dans la salle de lecture de l’autorité de la Stasi à Berlin et lus, étonné, un dossier sur le soupçon à mon endroit d’espionnage en faveur de l’Ouest – à cette époque, j’avais dix-huit ans. Puis survinrent de pitoyables souvenirs et je devins assez sentimental. Je commençai alors à peindre d’après de vieilles photos de mes parents et de mes frères et sœur. Pourquoi ? Comment ? Pourquoi ai-je commencé ces tableaux ? Dans un accès de sentimentalité, je me souvins du temps pendant la guerre et du temps juste après. Quand je répandais la couleur, les divers visages se formaient comme d’eux-mêmes dans cette technique d’aquarelle légère. Ils souriaient, venus de loin, d’une manière calme, ouverte et aimable. Le « pourquoi » contient déjà le « comment », car ma sentimentalité était assez théâtrale, soit un grand geste aviné, bruyant et menaçant. Voilà la raison des grands formats, sur lesquels les visages passent très en avant, et celle aussi de la technique : la peinture aussi mince que de l’eau, sans contours, comme cela doit être pour des aquarelles, des aquarelles immenses justement, soit des dispositifs artificiels sans ombre. Ou une teinte de fond, jaune par exemple, et le contour dessiné par-dessus, comme chez Picasso en 1923, ma période jaune. C’est exactement l’idée plastique et le « pour quoi », donc ce que j’ai à dire en tant que contemporain sur l’esprit du temps ou sur des esprits. Quand, en effet, je peignis tous les six portraits sur une toile, mes frères Andreas et Günter, ma sœur Rosi, ma mère, mon père et moi, soit toute la famille, ce ne furent que ces têtes sans corps, comme dans le tableau des amis de Max Ernst à Cologne, tous les corps étant assis sans chaise. Effectivement, en imaginant ma famille, me vint à l’esprit Max Ernst, que je n’aimais pas particulièrement jusqu’alors, mais tout à coup son concept plastique roide ou figé, congelé, se retrouvait sur ma toile, alors que ses amis sont assis sur un glacier. Quelquesuns parmi eux sont aussi mes amis. Breton indique la voie vers le surréalisme. Nous visitons le Rhin, l’Ouest, voilà qui était notre nostalgie. Laisser les chaussures de feutre derrière soi, sortir du petit bois de bouleaux et se diriger gaiement vers le Rhin. Le « pour quoi » apporte un hurlant charivari de peinture d’histoire, avec le souhait de choisir du passé le meilleur ou le plus juste, je ne sais pas exactement. En fait, tout ne fut que de la merde. Derneburg, 13 mars 1997

Source Georg Baselitz, Manifeste und Texte zur Kunst 1966-2000, Gachnang & Springer, Berne, 2001, p. 80-81 (trad. RMM)

9


1 Georg Baselitz Schwester Rosi I [Sœur Rosi I] [Sister Rosi I] 1995 [24.XII.1995]

10


2 Georg Baselitz Schwester Rosi II [Sœur Rosi II] [Sister Rosi II] 1995 [26.XII.1995]

11


4 Georg Baselitz Bruder Günter I [Frère Günter I] [Brother Günter I] 1996 [23/1.I.1996]

12


5 Georg Baselitz Bruder Günter II [Frère Günter II] [Brother Günter II] 1996 [23/2.I.1996]

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19 Georg Baselitz Wir daheim [Nous Ă la maison] [Us at Home] 1996 [21.XII.1996]

38


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Marina Bourdoncle, 1990, Derneburg


DERNEBURG

7.VII.89.

Lieber Eugen Leroy, Anton bestellte mir Grüße von Ihnen, nein nein, nicht als einfacher Schlafgespenst kann ich Sie hier brauchen. Sie sind ja schon als großer Poltergeist da. Ich habe inzwischen Ihre wunderbare Ausstellung in Köln gesehen. Seit vielen Jahren, fast 30, bin ich [immer] mehr begeistert von Ihrer Malerei. Das Bild der Einladung und alle anderen auch, sind großartig. Bitte geben Sie keine Ruhe und poltern Sie weiter. Ich wünsche Ihnen alles Gute Ihr Georg Baselitz

DERNEBURG

7.VII.89.

Cher Eugen Leroy, Anton1 m’a transmis des salutations de votre part, non non, je ne peux avoir besoin de vous ici comme simple fantôme dans mon sommeil2. C’est que vous êtes déjà là comme un grand Poltergeist [esprit frappeur]. Entre-temps, j’ai vu votre magnifique exposition à Cologne. Depuis de nombreuses années, presque trente, je suis [toujours] plus enthousiaste de votre peinture. Le tableau de l’invitation et tous les autres également sont formidables. S’il vous plaît, n’ayez pas de cesse et continuez à faire du tapage. Je vous souhaite tout de bon, votre Georg Baselitz.

1. Anton Kern (fils cadet du peintre allemand), qui travaillait alors à la galerie Michael Werner, à Cologne 2. Cette lettre, dans la manière imagée propre à Baselitz, répond à Leroy, qui s’était sans doute enquis d’une possible rencontre à Derneburg, qu’il n’y a pas lieu d’en rester aux seules visites de fantômes et d’esprits.

69


39 Eugène Leroy Sans titre [Untitled] 1960

70


71


40 Eugène Leroy Autoportrait rouge [Red Self-Portrait] 1968

72


41 Eugène Leroy Autoportrait [Self-Portrait] 1970

73


50 Eugène Leroy Le Cavalier polonais [The Polish Rider] 1986


91



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