Benoit Lemercier. D'un infini à l'autre Extrait

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D’un infini à l’autre / From One Infinity to Another



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Par-delà le visible DOMITILLE D’ORGEVAL

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Entretien avec MARIA-CHIARA MONTELEONE

HYPERCUBE 25 Hypercube

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SOMMAIRE

SHEBLI ANVAR

SUPERCORDES 87 Les formes vibrantes de la sculpture

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CHRISTINE BUCI-GLUCKSMANN

Expositions récentes / Bibliographie 167 Remerciements

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Transcending the Visible DOMITILLE D’ORGEVAL

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Interview with MARIA-CHIARA MONTELEONE

HYPERCUBE 25 Hypercube

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CONTENT

SHEBLI ANVAR

SUPERSTRINGS 87 The Sculptures’ Vibrant Forms

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CHRISTINE BUCI-GLUCKSMANN

Recent Exhibitions / Bibliography 167 Acknowledgments

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Par-delà le visible DOMITILLE D’ORGEVAL

Transcending the Visible DOMITILLE D’ORGEVAL

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Si Benoit Lemercier appartient à la famille de l’abstraction géométrique et concrète, sa démarche plastique ne se résume pas à des enjeux exclusivement formalistes. La mission qu’il s’est assignée est immense, puisqu’il s’agit d’aller au-delà des frontières du visible pour découvrir l’imperceptible : « L’objet de mon travail est de donner forme à l’invisible, c’est-àdire à une réalité que nos sens ne nous permettent pas de percevoir » (Benoit Lemercier). Partant, son abstraction ne se situe pas en rupture avec le monde des apparences mais dans l’approfondissement de celui-ci. À l’origine de sa recherche, il y a effectivement une attirance pour les mystères des mécanismes de l’univers révélés par les données les plus actuelles de la science. Ainsi, Benoit Lemercier nous entraîne vers le monde de l’infiniment grand avec la série des « Hypercubes », qui offre une interprétation

Benoit Lemercier’s work is geometrically abstract and concrete but his artistic approach is not exclusively formalistic. He has given himself the immense task of transcending the visible to discover the imperceptible: ‘The aim of my work is to give form to the invisible, that is, to a reality that we cannot perceive with our senses.’ Thus, the abstraction in his work does not break away from the world of appearances – it is an extension of it. His quest was initially prompted by an interest in the mysterious mechanisms of the universe, revealed by the latest scientific discoveries. Hence, Lemercier takes us into the world of the infinitely large with the ‘Hypercubes’, which propose a geometric interpretation of the fourth spatial dimension (by creating an analogue in four dimensions of a cube in three dimensions). Conversely,


géométrique de la quatrième dimension spatiale (en inscrivant le volume du cube en trois dimensions dans la quatrième dimension). À l’inverse, la série des « Supercordes » nous plonge dans le monde de l’infiniment petit : fondée sur une théorie de la mécanique quantique, elle propose une probable interprétation visuelle du plus petit constituant de la matière, c’est-à-dire des cordes en vibrations qui se manifestent sous la forme d’ondulations infinitésimales. Si aujourd’hui les Supercordes retiennent davantage l’attention de Benoit Lemercier, son travail se déploie toutefois selon ces deux axes à la fois antinomiques et complémentaires, que l’on pourrait assimiler à des cycles puisqu’ils se développent dans un temps qui n’est pas achevé. Cette répartition binaire a une indéniable portée symbolique, l’opposition entre la rigueur des lignes noires des Hypercubes et la souplesse des entrelacs blancs des Supercordes renvoyant à la dualité qui veille sur l’ordre du monde. C’est dans un dialogue entre ces deux pôles opposés et complémentaires, à l’image de la philosophie du yin et du yang, que se situent la profondeur conceptuelle et la poétique personnelle de Benoit Lemercier. Avec les Hypercubes, l’artiste affirme la présence d’une sculpture qui déjoue en permanence les attentes du spectateur. Il élabore un art qui bannit toute passivité, exploitant la capacité de ce dernier à reconstruire mentalement une forme seulement définie par quelques lignes directionnelles. Ces structures en acier peint en noir, adaptant le principe de l’anamorphose aux trois dimensions de l’espace, ne dévoilent ce qu’elles contiennent, un hypercube, seulement lorsqu’on adopte un point de vue unique et défini. Le spectateur n’est pas invité à la contemplation, à la considération passive, mais il doit prendre part activement au déroulement de l’œuvre hic et nunc. Son appréhension suppose donc que l’on en fasse le tour

the ‘Superstrings’ series takes us into the world of the infinitely small: based on the theory of quantum mechanics, the series provides a possible visual interpretation of the smallest constituent of matter – vibrating strands that resemble infinitesimal undulations. Although his current work primarily focuses on the ‘Superstrings’, it is still very much based on these two opposing but complementary principles, which are like cycles because their evolution is not limited by time. This duality has a symbolic significance: the contrast between the rigour of the ‘Hypercubes’’ black lines and the softness of the ‘Superstrings’’ interlacing ribbons of white steel reflects the duality of the world order. The conceptual and poetic power of Lemercier’s work is rooted in the dialogue between these two conflicting but complementary principles, which can be likened to the philosophy of yin and yang. The sculptures in the ‘Hypercubes’ series continually challenge the viewer’s expectations. Lemercier has developed an art that removes any notion of passivity, by exploiting the viewer’s capacity to create a mental picture of a form that is only defined by several directional lines. These structures in black-painted steel, based on the principle of a three-dimensional anamorphosis of space, only reveal what they contain – a hypercube – when viewed from a unique and specific angle. Rather than inviting viewers to adopt an approach of contemplation and passive appreciation, they actively participate in the here and now of the work. Hence, the viewer is obliged to apprehend the sculpture by moving around it in order to find the ideal viewing angle – the angle from which one can appreciate the form in its entirety, at a single glance. In the opposite situation, the ‘Hypercubes’ appear to be open forms without any internal structural coher-

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pour trouver le point de lecture privilégié, celui qui permettra d’en saisir la forme enfin reconstituée dans son intégralité, en un coup d’œil. Dans le cas contraire, les Hypercubes apparaissent comme des formes ouvertes, dépourvues de cohérence structurelle interne. Comme s’il cherchait cependant à éviter ce sentiment d’éclatement, Benoit Lemercier a recouvert de noir l’acier, ce qui contribue à renforcer la cohésion matérielle des éléments dispersés et à accentuer la qualité purement visuelle de leur agencement. La valeur plastique des Hypercubes ne tient néanmoins pas uniquement à l’« expérience perceptive » qu’impose leur appréhension. Ces structures géométriques complexes se distinguent par une grande économie de moyen puisqu’elles ont pour composantes matérielles essentielles l’air et le vide. Cette dématérialisation extrême, qui relève de l’ascétisme formel, trahit un intérêt moins pour le matériau que pour l’espace et la forme. Les Hypercubes renouent en cela avec le linéisme ingénieux et rigoureux des dispositifs spatiaux des constructivistes russes, notamment ceux des frères Stenberg, de Rodtchenko ou d’Ioganson, qui récusaient le volume et l’inertie de la masse au profit de la notion de structure. Au mécanisme poétique des anamorphoses abstraites de l’Hypercube répond le dynamisme vibratoire des Supercordes. Véritables écritures dans l’espace, ces dernières sont conçues dans un esprit plus lyrique que minimal : elles cernent l’espace de leurs arabesques blanches, suivant des déploiements qui s’engendrent en flexion indéfinie, avec une exubérance qui frôle parfois le baroque. Le spectateur est alors pris dans un enchevêtrement de formes qui le plonge dans une véritable ivresse visuelle. Par les circonvolutions dynamiques des Supercordes, Benoit Lemercier donne une conscience plus vive de l’espace, il en transcende

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ence. As if to remove any notion of brightness and fragmentation, Benoit Lemercier has covered the steel in black, which helps to consolidate the material cohesion of the dispersed elements and accentuate the purely visual quality of their structural arrangement. The plastic values of the ‘Hypercubes’ are not solely limited to the perceptive experience that is fundamental for their appreciation. These complex geometric structures have an exceptionally minimalist construction because they are principally composed of air and space. This extreme dematerialisation, which amounts to formal asceticism, betrays a fascination for space and form rather than matter. Hence, the ‘Hypercubes’ share similarities with the ingenious and rigorous linearity of the spatial constructions of the Russian constructivists, especially those of the Stenberg brothers, Rodchenko, and Ioganson, who prioritised the notion of structure over volume and the ‘inertia of mass’. The vibrant dynamism of the ‘Superstrings’ contrasts with the poetic mechanism at work in the abstract anamorphoses of the ‘Hypercube’. Like a form of script in space, the ‘Superstrings’ have been conceived in a lyrical rather than minimal spirit: they encapsulate space with their white arabesques, which are in a state of perpetual evolution with a baroque exuberance. Hence, the viewer is overcome by and submerged in the visual complexity of a mêlée of intertwining forms. Benoit Lemercier uses the dynamic circumvolutions of the ‘Superstrings’ to create greater awareness of space, transcending rigidity to generate a vibrant continuum between the viewer and the work. Viewers no longer have a restricted and unequivocal relationship with the work of art (as with the aesthetics of mimesis), instead they are placed at


la rigidité afin d’introduire un continuum vibratoire entre l’œuvre et le spectateur. Celui-ci n’est donc plus dans la relation close et univoque de l’esthétique de la mimesis, mais dans une relation qui le place au cœur de l’œuvre, l’invitant à réfléchir aux phénomènes de vision et de perception. Un tel constat s’applique aussi à la catégorie des reliefs muraux qu’affectionne Benoit Lemercier, en raison de la relation dialectique qu’ils instaurent entre la planéité de la peinture et la physicalité de la sculpture. À la manière d’organismes naturels, les Supercordes semblent livrées à leur propre vie et s’autogénérer perpétuellement, exactement à l’inverse des Hypercubes avec lesquels Benoit Lemercier paraît assurer un vrai contrôle sur la création (sans pour autant tomber dans le formalisme rigide). Irradiant d’une luminosité blanche et éclatante, les Supercordes expriment une poésie énergétique et vibrante de l’espace, dont la source est autant dans la science que dans le sentiment. Benoit Lemercier se déclare effectivement très attaché à la dimension émotionnelle de l’œuvre d’art, n’hésitant pas ainsi à se mettre en porte-à-faux avec une certaine doxa qui prévaut dans le milieu de l’art contemporain. Dans le même esprit, il n’a pas renoncé non plus à privilégier dans son exploration du monde des formes le plaisir esthétique, comme en témoigne le raffinement qu’il porte à l’exécution de ses sculptures, qui s’apprécie tant dans la pureté des lignes, le caractère lisse des surfaces, la dématérialisation des volumes que dans l’impression de légèreté et d’immédiateté qui en résulte. L’abstraction de Benoit Lemercier n’est cependant jamais superficielle ou rhétorique. Elle rompt avec le règne des apparences pour proposer une approche de la connaissance qui, sollicitant chez le spectateur une dynamique perceptive, débouche sur une conscience nouvelle de son rapport à l’œuvre d’art et au monde.

the core of the work and invited to reflect on the phenomena of vision and perception. This also applies to the mural reliefs that Lemercier enjoys creating, because of the dialectic established between the two-dimensionality of painting and the physicality of sculpture. Like natural organisms, the ‘Superstrings’ seem to take on a life of their own and to perpetually evolve, in diametric opposition to the ‘Hypercubes’; here, Benoit Lemercier clearly exerts great control over the creative process (without resorting to rigid formalism). Radiating with brilliant, white luminosity, the ‘Superstrings’ express an energetic and vibrant poetry of space, and their inspiration is anchored in both science and sentiment. Indeed, Lemercier affirms his fascination with the emotional aspects of works of art – an approach that is clearly at odds with a certain prevailing doxa on the contemporary art scene. In the same vein, his exploration of the world of forms never excludes aesthetic pleasure, as attested by his sculptures’ sophisticated execution; this is evident in the pure lines, smooth surfaces, dematerialisation of the volumes, and the resulting impression of lightness and immediacy. However, Benoit Lemercier’s abstraction is never superficial or rhetorical. It breaks with the reign of appearances and presents the viewer with an approach to knowledge that incites perceptive dynamics and generates a new consciousness about the viewer’s relationship to art works and the world.


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Supercordes / 2008 / Hauteur 320 cm Superstrings / 2008 / Height 320 cm


Hypercube / 2003 / Hauteur 300 cm Hypercube / 2003 / Height 300 cm

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Classification périodique des éléments / 1981 / Encre de Chine et lettres adhésives sur papier / 32 x 47 cm Periodic Table of the Elements / 1981 / Indian ink and adhesive letters on paper / 32 x 47 cm


MARIA-CHIARA MONTELEONE : Comment avezvous entamé votre carrière artistique ?

Entretien avec MARIA-CHIARA MONTELEONE

BENOIT LEMERCIER : Depuis mon plus jeune âge, je multiplie les activités manuelles. J’ai passé mon adolescence à expérimenter : je dessinais, peignais, cousais, collais, soudais… Bref, j’essayais de comprendre comment interagissent les matériaux et comment fonctionnent les choses les unes par rapport aux autres. En 1981, à l’âge de seize ans, j’ai réalisé à l’encre de Chine un dessin reproduisant la classification périodique des éléments de Mendeleïev. Avec ce travail, j’ai pu représenter tous les atomes connus à cette époque. Par ce biais, j’ai eu le sentiment vague et confus de détenir entre mes mains tout ce qui pouvait être réalisé et imaginé.

MARIA-CHIARA MONTELEONE: How did you begin your artistic career?

Interview with MARIA-CHIARA MONTELEONE

BENOIT LEMERCIER: I began engaging in arts and crafts activities at a very young age. I spent my adolescence experimenting with various media: I drew, painted, sewed, glued and welded. I was basically trying to understand how various materials interact with each other and how things work in relation to one another. In 1981, when I was sixteen, I made a drawing in Indian ink of Mendeleyev’s periodic table of the elements. I was able to represent all the atoms that were known at the time in this work. I therefore had the impression, in a somewhat vague and confused way, that I had discovered the ultimate in terms of what could be conceived and produced.


À la suite de cela, j’ai arrêté toute activité artistique, me disant sans doute que je ne pourrais rien faire de plus exhaustif. Je suis alors parti à la rencontre des plus grands artistes pour essayer de comprendre ce qu’était l’art. Ce voyage initiatique a duré près de quinze ans. Les années passaient et ma ferveur de création était toujours aussi forte et dévorante. Je me rendais compte qu’au fond de moi, dans mon cerveau, existaient toujours toutes ces formes abstraites qui m’étaient apparues durant mon adolescence. J’ai compris que j’étais un serviteur dévoué à ces formes, et qu’il fallait que j’aie le courage de leur donner vie. Aujourd’hui, c’est ce que je fais. M. M. : Vous dessinez, vous peignez, mais surtout vous sculptez : pourquoi cette prédilection pour la sculpture ? B. L. : Lorsque je sculpte, j’essaie de transformer la matière pour lui apporter plus d’harmonie. C’est peut-être pour cela qu’un sculpteur, plus qu’un peintre, a un rôle d’alchimiste. Il doit modifier les contours du matériau, et parfois transformer sa structure la plus intime. Ainsi dans le cas de l’acte de soudure, qui a quelque chose de troublant, d’indescriptible : vous prenez deux morceaux d’acier qui ont une vie séparée et autonome. Vous les rapprochez, vous les soudez, ils ne font plus qu’un. Et de façon définitive, comme par magie ! Mais ce n’est pas sans conséquence, car, à l’instant de cette union, une onde, une énergie passe dans ma main et semble se diluer dans tout mon corps. À croire que les « éléments » qui ne voulaient pas participer à cette fusion se dispersent à travers moi, pour rejoindre une autre partie de l’univers, ce qui est très troublant !

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After that, I stopped engaging in any artistic activities, probably because I thought I wouldn’t be able to do anything as comprehensive as that. I then spent some time getting to know the great artists in a quest to find out exactly what art is. This initiatory journey lasted almost fifteen years. As the years passed my all-consuming desire to create remained just as strong. I realised that all the abstract forms I had conceived during my adolescence were still deep inside me, in my mind. I realised that I wanted to devote all my creative energy to these forms and that I would need to find the courage to create them – and that’s what I’m doing now. M. M.: You draw and paint, but you mainly sculpt: why do you prefer sculpture? B. L.: When I sculpt, I try to transform the material to give it more harmony. That’s perhaps why a sculptor – more than a painter – is an alchemist. He has to modify the contours of the material and sometimes transform its innermost structure. So when you weld something, which is a slightly curious and almost indescribable act, you take two quite separate pieces of steel and you bring them together to weld them and make them into a single unified piece. Once this is done it’s definitive, as if by magic! And this also has an effect on me, because, when the two pieces are welded together, a wave of energy passes through my hand and throughout my whole body. It’s almost as if the ‘elements’ that don’t take part in this fusion disperse through me in order to migrate to another part of the universe – a very unsettling thought! M. M.: Can you talk to me in greater detail about your series of ‘Hypercubes’ and ‘Superstrings’?


M. M. : Pouvez-vous me parler plus en détail, de vos séries des « Hypercubes » et des « Supercordes » ? B. L. : Il me semble que le monde qui nous entoure est plus complexe et plus dense que ce que nos sens nous permettent de percevoir. Mon propos artistique est d’offrir une vision de cette réalité qui ne nous est pas saisissable. Pour ce faire, je me suis adossé à différentes théories scientifiques, auxquelles j’essais de donner une forme poétique. Dans cette approche, la série « Hypercube » symbolise l’infiniment grand et la série « Supercordes » l’infiniment petit. Les Hypercubes sont des sculptures géométriques, angulaires et de couleur noire. Elles représentent la projection d’un objet dans un espace à quatre dimensions. Les Supercordes sont inspirées par la théorie du même nom qui nous dit que le plus petit élément de la matière ne serait pas une particule, mais de minuscules cordes en vibration. Cette idée m’a paru tellement incroyable qu’elle m’a servi de support, il y a plus de dix ans, à cette série. Ces sculptures sont toujours peintes d’une couleur blanche, car dans notre civilisation occidentale le blanc représente la pureté, la virginité. Entre ces deux séries, j’en ai imaginé d’autres, plus colorées, qui ont trait à des approches scientifiques différentes. Je ne les ai pas encore montrées, même si elles sont conçues depuis plusieurs années… J’espère que toutes ces séries, les unes à côté des autres, donneront une vision poétique du monde qui nous entoure. M. M. : Pourquoi appelez-vous vos expositions : « D’un infini à l’autre » ? B. L. : J’ai essayé de mettre en place un vocabulaire esthétique qui permette plusieurs lectures possibles.

B. L.: It seems to me that our sensory perception is limited and that the world around us is much more complex and dense than we think. My mission is to illustrate this reality that we cannot fully grasp. To achieve this, I have adopted various scientific theories, which I try to illustrate in a poetic way. As part of this approach, the ‘Hypercubes’ series symbolises the infinitely large and the ‘Superstrings’ series the infinitely small. The ‘Hypercubes’ are geometric, angular, black sculptures. They represent the projection of an object within a four-dimensional space. The ‘Superstrings’ are inspired by superstring theory, which presupposes that the smallest element of matter isn’t a particle, but minuscule pulsating strings of energy. I thought this idea was so incredible that I used it as a foundation for this series over ten years ago. I always paint these sculptures white, because this colour represents purity and virginity in Western civilisation. In the period between the two series, I conceived other more colourful series, which are based on different scientific approaches. Although I conceived and created them several years ago, I haven’t exhibited them yet. I hope that all these series will create a poetic vision of the world around us. M. M.: Why do you call your exhibitions ‘From One Infinity to Another’? B. L.: I’ve tried to develop an aesthetic vocabulary that can be read in various ways. Spatially, the ‘Hypercubes’ and ‘Superstrings’ series represent the two opposing infinities. Their colours and forms symbolise the two extremities of the universe. This is why, plastically speaking, they’re yin and yang. The ‘Hypercubes’ sculptures,

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D’un point de vue géographique, les séries « Hypercubes » et « Supercordes » représentent les deux infinis opposés. Elles symbolisent par leurs couleurs et leurs formes les deux extrémités de l’univers. Pour cette raison, elles sont plastiquement comme un yin et un yang. Les sculptures Hypercubes, noires, angulaires, représentent une forme en perspective. Les Supercordes, blanches et courbes, sont totalement abstraites. D’un point de vue plus symbolique, il est possible de percevoir d’autres significations. Les sculptures Hypercubes, figures géométriques et spatiales, très concrètes, peuvent représenter notre réalité matérielle, celle que nous percevons avec nos yeux et nos mains. Les sculptures Supercordes, avec leurs rythmes ondulatoires, peuvent concrétiser les énergies qui nous entourent, qui nous constituent, qui nous relient. Les premières symbolisent la Matière, les secondes l’Énergie. D’un point de vue spirituel, les Hypercubes, avec les perceptives qu’elles figurent, et le système d’anamorphose qui permet sous un certain angle de découvrir un autre sujet, sont comme des portes. Des portes qui mènent vers un autre monde. Vous allez me demander vers où ? Un « trou de ver », un monde parallèle… ? Peu m’importe à vrai dire. À chacun de le concevoir du moment que ce monde est délicieux. À l’opposé, les Supercordes apparaissent comme des flux, constamment en mouvement, omniprésents, faisant circuler l’information créatrice. En quelques mots, je pourrais dire que les Hypercubes représentent l’infiniment grand, le noir,

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which are black and angular, represent a form in perspective. The ‘Superstrings’, which are white and undulating, are completely abstract. The sculptures also have other, more symbolic meanings. The ‘Hypercubes’ sculptures, which are geometric, spatial, very concrete forms, represent our material reality, the reality that we perceive with our eyes and hands. The ‘Superstrings’ sculptures, with their undulating rhythms, embody the energies around us, the energies that are within us and bind us together. The ‘Hypercubes’ symbolise Matter and the ‘Superstrings’ Energy. From a spiritual point of view, with the multiplicity of their viewing angles and anamorphoses that enable the viewer to discover other views from different angles, the ‘Hypercubes’ are like doors, the doors to another world. You’re going to ask me where they lead. . . a ‘wormhole’, a parallel world? It actually doesn’t matter as long as it’s thrilling; individuals can form their own particular conception of this world. In contrast, the ‘Superstrings’ are ‘fluid’ and are in constant movement and omnipresent, diffusing creative energy. In short, while the ‘Hypercubes’ symbolise the infinitely large, blackness, Matter, Passage and Consciousness, the ‘Superstrings’ evoke the infinitely small, whiteness, Energy, Fluidity and Love. M. M.: You place great emphasis on the dignity of the artist’s role, so what’s your view of contemporary artists?


la Matière, le Passage, la Conscience, tandis que les Supercordes évoquent l’infiniment petit, le blanc, l’Énergie, le Flux, l’Amour. M. M. : Vous montrez un grand attachement à la dignité du rôle d’artiste, mais qu’est-ce qu’être un artiste aujourd’hui ? B. L. : Je trouve que de nos jours de nombreux artistes sont trop occupés à commenter le quotidien. Or, le quotidien passe. L’artiste doit être plus dans le ressenti et l’intemporalité : il y a une transcendance dans l’acte artistique. Un artiste qui ne s’intéresse qu’à un événement politique ou social aura à mon sens du mal à atteindre une pérennité. Le monde qui nous entoure est plus fantastique que nos sens nous permettent de l’appréhender : l’art est un moyen très pertinent pour donner à voir ces autres réalités que nous ne percevons pas. M. M. : Vos créations sont indéniablement très esthétiques : quel est votre rapport à la beauté ? B. L. : La beauté en art est un sujet difficile à évoquer aujourd’hui : nous sommes dans une période de postmodernité où tout est envisageable. L’artiste peut tout faire et peut-être trop. Le concept de beauté a été mis à mal au XXe siècle, notamment par Marcel Duchamp qui, en révolutionnant l’art avec son idée du ready-made, a ouvert une sorte de boîte de Pandore qui a influencé une grande partie de la production actuelle. Beaucoup d’artistes se sont engouffrés dans cette direction. Or, il me semble que l’un des sujets de l’art est d’apporter de la beauté dans un monde qui en manque. Pour le prouver, je dirais que si un artiste n’apporte pas de la beauté… qui va le faire ? La mode par défi-

B. L.: I think that many contemporary artists appear to be overly interested in documenting ordinary, everyday subjects; and yet, routine preoccupations are necessarily transient. Artists should be focusing on emotional rather than temporal matters – true art transcends time. I believe that an artist who is only interested in political or social events will have no long-term artistic impact. The world around us is too complex for our senses to fully grasp it, so art is an essential vehicle for revealing these other realities that escape our perception. M. M.: Your works are unquestionably highly aesthetic: what is your approach to the concept of beauty? B. L.: Beauty is a difficult artistic concept to broach today: we are living in a postmodern period in which everything is seen as acceptable. Artists are permitted to adopt any approach and sometimes this is taken too far. The concept of beauty was shaken in the twentieth century, especially by Marcel Duchamp, who revolutionised art with his idea of the readymade and opened a kind of Pandora’s Box, which has influenced most contemporary art. Many artists have adopted this approach. However, I do believe that one of art’s principal functions is to add much-needed beauty to the world. To prove the point, I would say that if artists can’t create this beauty, then who can? Fashion by its very definition is ‘fashionable’, so it follows trends, while artistic beauty must transcend fashion. It must be transmittable from generation to generation, like a distant lighthouse that acts as a beacon for humanity. Beauty brings reassurance, hope for a better world, and positive energy. I am aware that this idea and approach aren’t at all fashionable today.

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nition est « à la mode », donc elle suit des courants, alors que la beauté artistique doit transcender la mode. Elle doit passer d’une génération à une autre et être un phare que l’on voit au loin, qui permet de guider l’humanité. La beauté, c’est du réconfort, c’est l’espoir d’un monde meilleur, c’est de l’énergie positive. Cette idée, j’en suis conscient, n’est pas du tout facile à assumer aujourd’hui. M. M. : Vous dites également que chaque œuvre a sa place… B. L. : Intellectuellement, j’ai toujours pensé que si une œuvre était belle, elle était belle où qu’elle soit. Mais je me suis rendu compte dans la pratique que ce n’était pas vrai : pour avoir fait beaucoup d’accrochages dans ma vie, j’ai découvert que chaque œuvre a sa place ; une œuvre irradie lorsqu’elle est au bon endroit. De même pour les êtres humains : un être humain est lumineux lorsqu’il est à sa place, lorsqu’il a trouvé ce qu’il devait faire sur cette terre et qu’il est entouré de gens qu’il aime et réciproquement. Cela rejoint l’idée selon laquelle toutes mes Supercordes ne constituent qu’une seule sculpture. Telle une chaîne imaginaire, elles se comportent comme une pièce unique qui, en annihilant les distances, va d’un lieu à un autre, en apportant de la bienveillance, de la fraternité : une chaîne d’amour en quelque sorte ! M. M. : Vous avez créé au tout début des années 2000 un mouvement qui s’appelle « Mathématisme », un nouvel « isme » se rajoute donc à l’histoire de l’art ? B. L. : J’ai beaucoup réfléchi au sujet des mathématiques. La question est : est-ce que les mathématiques sont une conception humaine qui permet

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M. M.: You also believe that each work has an ideal location… B. L.: I’ve always believed that, in theory, a beautiful work should be beautiful everywhere. But, in practice, I’ve discovered that this isn’t really the case: the many exhibitions I’ve held have made me realise that each work has an ideal location and is radiant when it’s in the right spot. The same applies to human beings: they too are radiant when they find the right ‘place’, when he or she has found their role in life and is supported by the people they love, and this love is reciprocal. This is linked to my idea that all the ‘Superstrings’ are really one sculpture. They act as links in an imaginary single chain, which, by destroying the notion of distance, transmit goodness and fraternity, wherever they’re located: in a way, they constitute a kind of ‘chain of love’! M. M.: In the very early 2000s you created a movement called ‘Mathématisme’, so has the history of art been enriched with a new ‘ism’? B. L.: I’m very interested in the role of mathematics. The question is: is mathematics merely a human concept that enables people to understand the world, or is mathematics quite independent of the human mind? I’ve come to the conclusion that the latter is true. That’s why, in 2001, I established one of the twenty-first century’s very first art movements, which I named Mathématisme, based on the notion that many events have a mathematical explanation. What we call ‘chance’ merely reflects the complete incapacity of the human mind to grasp the global significance of an event. Mathematics is a form of information, and infor-


de comprendre le monde ou bien est-ce que les mathématiques existent sans la réalité du cerveau humain ? J’ai tendance à penser que oui. C’est pour cela qu’en 2001, j’ai créé l’un des tout premiers mouvements d’art du XXIe siècle que j’ai appelé le « Mathématisme » avec l’idée que de nombreux événements auxquels nous sommes confrontés ont une explication mathématique. Ce que nous appelons le hasard, c’est l’insuffisante capacité de calcul de notre cerveau qui ne lui permet pas d’appréhender un événement dans sa globalité. La mathématique est une information et l’information ordonne la matière. Pourquoi cet « isme » de plus ? Parce que je crois à cette grandeur des mathématiques. M. M. : Quel est votre rapport à l’art concret dont vous revendiquez une filiation ? B. L. : Je me sens proche de ce courant de l’art et côtoie régulièrement de grands artistes dont le travail a marqué durablement ce mouvement. Lors de la réalisation de mes sculptures, il y a une étape vraiment conceptuelle, faite sur le papier et sur l’ordinateur, et une étape très physique qui se déroule dans l’atelier… je tords, je chauffe, je soude. Mes sculptures sont intellectuellement conçues avant d’être produites, mais lorsque je les fabrique, elles ne sont jamais exactement comme je les avais pensées : je sens à chaque fois qu’il faut que je rajoute quelque chose. La matière résiste. Pour unir ces deux morceaux d’acier dont je vous parlais tout à l’heure, il faut que j’offre quelque chose. Et ce quelque chose n’est rien d’autre que de l’amour. Cela peut vous sembler un brin lyrique ? Oui, peutêtre, alors, disons que je suis « art concret »… mais avec une petite touche de sentiment.

mation gives order to matter. I created this additional ‘ism’ because I truly believe in the vital role played by mathematics. M. M.: You’ve mentioned the influence of concrete art. What exactly is your connection with this movement? B. L.: I feel close to this art movement and am often in contact with major artists whose work has had a lasting impact on this movement. My sculptural work involves two processes: a highly conceptual phase, which is executed on paper and by computer, and a very physical phase that takes place in the workshop, which involves the twisting, heating and welding of material. So my sculptures are conceived intellectually before the fabrication process, but when I’m making them they never turn out exactly as I initially intended; every time I work on a project, I feel I need to add something. Matter is resistant. To unite the two pieces of steel I was telling you about earlier I have to contribute something, and that something is love. It may sound slightly lyrical to you, so let’s say that I’m interested in ‘concrete art’… but with a little touch of emotion.

(pages suivantes) D’un infini à l’autre / 2003-2010 / Acier peint, acrylique sur mur / Largeur 6,50 m (following pages) From One Infinity to Another / 2003-2010 / Painted steel, acrylic mural / Length 6.50 m

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HYPERCUBE / HYPERCUBE



Hypercube SHEBLI ANVAR

Hypercube SHEBLI ANVAR

Il est indéniable que le but premier d’une production artistique est de faire naître une émotion. Le problème, c’est que le terme « émotion » recouvre une palette immense de sensations que nous pourrions situer en autant de lieux différents au sein de la géographie de notre âme. À quelle composante de l’esprit l’œuvre s’adresse-t-elle ? Quelle forme de pensée éveille-t-elle en nous ? Quelle faculté de l’esprit est mise à contribution pour appréhender cette œuvre particulière ? Nous voyons donc que pour pouvoir comprendre notre rapport à l’œuvre, nous sommes obligés de recourir, d’une manière ou d’une autre, à un modèle de l’âme, une représentation de ce que sont les émotions et la pensée. Bien entendu, l’exposé d’un véritable modèle de l’âme ne pourrait se faire, au bas mot, qu’au sein d’un épais traité… simplifions les choses en nous

Artistic works have a clear and primary aspiration to provoke some form of emotional reaction from the viewers. However, the word ‘emotion’ encompasses a broad range of feelings that could be located anywhere in the vastness of our souls. What area of the mind is the work aimed at? What kind of thoughts does it intend to provoke? What mental capacities are required to appreciate this particular work? Hence, our relationship with the work can only be understood if we resort, in some form or another, to a model of the soul that represents emotions and thoughts. Of course, it would require a substantial treatise to present a veritable model of the soul, so we shall make matters more straightforward by adopting a simple, almost simplistic, one-dimensional model, although it could be argued that a single


contentant d’un modèle simple, presque simpliste, un modèle à une seule dimension, même si pour parler des « Hypercubes » de Benoît Lemercier, une seule et unique dimension puisse paraître un peu court. L’homme est un animal. Mais il n’est pas qu’un animal, en ce sens qu’il est doté de facultés qui tranchent radicalement avec les facultés qu’il partage avec les animaux supérieurs. Celles-là mêmes qui lui permettent de philosopher, d’exprimer une pensée rationnelle, scientifique, artistique ou morale. Mais toutes ces facultés, au départ dormantes, ne sont mises à contribution que si une énergie, une motivation première, nous pousse à en faire usage. En somme, on ne ferait pas usage de sa raison si l’on ne ressentait pas en soi une forme d’amour de la Raison, une émotion particulière, de nature esthétique, qui ne s’active que lorsque l’on pense au travers de la faculté de raison. Il est donc des émotions qui s’adressent à ce qu’il y a de spécifiquement humain en soi, par opposition aux émotions que l’on partage avec les animaux supérieurs. Ainsi le plaisir que l’on éprouve à savourer un mets succulent est-il probablement du même ordre que celui qu’éprouve l’animal à manger sa nourriture, même si, pour l’homme, quelques interférences avec le produit de son néocortex peuvent rendre la chose plus sophistiquée ; mais il est fort improbable que même les primates les plus évolués éprouvent quoi que ce soit qui puisse se comparer à l’émotion éminemment esthétique provoquée par l’élégance d’une démonstration mathématique, la beauté d’une loi physique ou la profondeur d’une vérité philo-

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dimension is insufficient when analysing Benoit Lemercier’s ‘Hypercubes’. While human beings are animals, they also possess faculties that differ radically from those they share with higher-order animals: these enable man to philosophise and express rational, scientific, artistic and moral thoughts. However, all these faculties are initially dormant and are only activated by an energy or overriding drive that obliges us to employ them. In short, we would not use our faculty of reason if we did not feel some form of love for Reason, a special, aesthetic emotion that is only activated when we reflect using that faculty. There are, therefore, emotions that are specifically human, in contrast with the emotions we share with higher-order animals. We probably share with animals the same pleasure in eating a delicious meal, although man’s neocortex may render the experience a slightly more sophisticated one; but it is highly unlikely that even the most highly developed primates can feel anything that compares with the purely aesthetic emotion generated by the elegance of a mathematical proof, the beauty of a law of physics, or the profundity of a philosophical truth. Human beings seem to experience emotions at many different levels: these emotions may relate to both the person’s animality and biological predispositions and specifically human qualities that relate to faculties described as ‘superior’ because they involve an element of sophistication that is otherwise absent in nature. So, here is our one-dimensional emotional model: human emotion can be projected on a straight line that reflects greater or lesser superiority


sophique. Il semble qu’il y ait une gradation dans la qualité des émotions qu’un être humain peut éprouver : ces émotions peuvent relever tantôt de son animalité et de ses appétences biologiques, tantôt de sa part spécifiquement humaine, celle qui concerne ses facultés qualifiées de « supérieures » car elles traduisent un degré de sophistication que l’on ne retrouve nulle part ailleurs dans la nature. Et voilà notre modèle unidimensionnel des émotions : l’émotion humaine peut donc être projetée sur une droite traduisant son éminence plus ou moins grande selon qu’elle s’adresse plutôt à notre part spécifiquement humaine ou plutôt à notre part animale. Aussi, quand je contemple une œuvre d’art et que celle-ci provoque en moi une émotion, ne puis-je m’empêcher de procéder à une forme d’introspection : quel est le degré d’éminence de l’émotion produite par l’œuvre ? Lorsque j’ai vu un Hypercube de Benoît Lemercier pour la première fois, j’ai ressenti une émotion dont l’éminence m’a été immédiatement manifeste car c’était une émotion familière, déjà maintes fois ressentie, mais pour ainsi dire jamais jusque-là provoquée par une sculpture. Elle ressemblait fort à ce qu’avait provoqué en moi, en terminale scientifique, le calcul de la dérivée de la fonction exponentielle ou encore, en classe de mathématiques supérieures, l’exposé des fondements de la théorie topologique, ou plus tard encore, la révélation de la nature du vide quantique : le sentiment d’avoir pu contempler une vérité profonde, archétypale, à travers une représentation matérielle dont l’entrée en résonance avec des éléments de l’âme humaine permet le ressenti concret d’une réalité autrement abstraite. Car le nœud du problème est bien là : les perceptions de nos cinq sens sont, finalement, très

depending on whether it relates to our specifically human or animal sides. Hence, if I feel an emotion as I contemplate a work of art, I am compelled to initiate a degree of introspection: what is the level of emotional intensity provoked by the work? When I first saw a Hypercube by Benoit Lemercier, I immediately felt an intense and highly familiar emotion, but this was the first time that such an emotion had been provoked by a sculpture. I had experienced similar emotions on various occasions: during the final year of my scientific baccalaureate when I learned to calculate the derivative of exponential function; when I discovered the fundamentals of the theory of topology as an undergraduate in mathematics; and, later, when the nature of the quantum vacuum was revealed. Hence, as I stood before the sculpture I was aware that I was beholding a profound, archetypal truth communicated by a material representation, whose ability to resonate with the elements of the human soul enables the viewer to fully grasp an otherwise abstract reality. Indeed, the fundamental problem is that our five senses are, in fact, quite limited: they are restricted to barely three spatial dimensions and are subject to a single temporal dimension that we experience as an irreversible and uncontrolled succession of events. Like a prisoner in Plato’s underground cave, I can only see shadows cast on the wall, which are poor translations and meagre representations of a far more substantial reality. Nevertheless, some of these cast shadows to which my five senses are exposed are capable of transmitting something that goes beyond these shadows, and I feel as though I have touched an entity that resides on the threshold of the cave in whose depths we

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limitées. Elles sont prisonnières d’à peine trois dimensions d’espace et d’une dimension temporelle dont le vécu nous est imposé sous la forme d’un écoulement irréversible et incontrôlé. Tel un captif de la caverne de Platon, je ne puis contempler littéralement que des ombres et je n’ai accès qu’à des projections, c’est-à-dire des traductions appauvries, de maigres représentations d’une réalité supérieure autrement plus épaisse dans son être… Pourtant, il arrive qu’à travers certaines de ces projections, perçues par les cinq sens, s’éveille en moi le sentiment d’avoir touché à quelque chose au-delà des ombres, d’avoir palpé une entité située quelque peu en amont de la caverne au fond de laquelle nous sommes contraints de résider. Il est donc des projections qui ont un statut plus éminent en ce qu’elles sont des lucarnes vers un peu plus d’Être et un peu moins de paraître. L’hypercube de dimension 4 est au cube ce que le cube est au carré. Un carré n’a que deux dimensions, aussi en ai-je une perception totale : mon regard peut embrasser simultanément tous les points d’un carré. Ma perception du cube est déjà plus laborieuse : je n’en perçois que trois faces sur six au maximum car ne peuvent s’imprimer sur ma rétine que des projections bidimensionnelles de cette entité ; je suis contraint d’en faire le tour pour pouvoir embrasser la totalité de sa surface et j’en ai une faible sensation tridimensionnelle grâce à la vision stéréoscopique ; quant à son intérieur, il m’est totalement caché si ses faces sont opaques. L’hypercube, lui, est en dehors de ma perception visuelle globale. Conceptuellement, je peux y accéder grâce à l’entendement mathématique et l’analogie avec les dimensions inférieures : le segment a deux bouts, le carré quatre côtés, le

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are condemned to exist. Hence, there are some cast shadows that are more important than others, since they act as skylights that transcend the superficial and lead us to a higher awareness. The Hypercube de dimension 4 has the same relationship to a cube as a cube to a square. A square is merely two-dimensional, which enables me to view it entirely, because I can see all of the square’s points at once. My perception of a cube is more difficult because I can only see three of the six faces at best as my retina can only register two-dimensional projections of this entity. I have to move around the object to observe all of its surfaces and our stereoscopic sight gives us a relatively poor three-dimensional perception of the object; and if the cube’s sides are opaque it is impossible to see the object’s interior. The hypercube is entirely beyond the reach of my global visual perception. I can access it conceptually through mathematics and analogies with lesser dimensions, such as the segment with its two tips, the square and its four sides, and the six-sided cube; the hypercube, therefore, has eight ‘edges’, and, just as the edges of a segment are points, the edges of a square are segments, and the edges of a cube are squares, the edges of a hypercube are cubes. If all the faces of a cube are unfolded onto a plane a cross is produced; if a hypercube is unfolded and spread out over a volume it forms Salvador Dali’s crucifix. Hence, the geometric analysis of the concept provides solutions to the problem of visualising the hypercube. Despite our perceptual limitations we can create cross-sections, turn back the sides, produce projections, and other mathematical transformations that enable us to have a more concrete perceptual


cube six faces… l’hypercube a par conséquent huit « bords » ; et de même que les bords d’un segment sont des points, les bords d’un carré des segments et les bords d’un cube des carrés, les bords d’un hypercube sont… en effet des cubes. Si je déplie un cube afin de l’étaler sur une surface, j’obtiens une croix ; si je déplie un hypercube afin de l’étaler sur un volume, j’obtiens le crucifix de Salvador Dalí. On voit donc que l’analyse géométrique du concept permet de trouver des solutions au problème de la visualisation de l’hypercube. Malgré nos limites perceptives pouvons-nous tout de même recourir à des coupes, des dépliages, des projections et autres transformations mathématiques afin de rendre plus palpable notre perception de l’hypercube. En particulier, lorsqu’un être de la quatrième dimension illumine les trente-deux arêtes reliant les seize sommets d’un hypercube d’acier afin d’en projeter une ombre tridimensionnelle sur notre monde, alors cette ombre nous apparaît comme deux cubes imbriqués dont les sommets sont reliés par paires. Ainsi, les êtres d’en haut nous dispensent leur lumière afin que nous, êtres d’en bas et prisonniers de la caverne, puissions percevoir une ombre sur le mur de notre conscience. C’est cette ombre qui constitue le point de départ des « Hypercubes » de Benoît Lemercier. Si l’artiste s’était contenté de reproduire cette ombre dans une structure d’acier, il aurait alors effectué un travail classique de sculpteur figuratif : je tente de reproduire la réalité de cette ombre telle que je la vois, en y introduisant éventuellement une touche de poésie dans le traitement des matériaux et la finition des structures. Mais il n’y aurait eu dans ce cas aucun apport conceptuel spécifique à l’œuvre et l’émotion supérieure que celle-ci aurait

grasp of the hypercube. In particular, when an entity from the fourth dimension illuminates the thirty-two edges that connect the sixteen vertices of a steel hypercube and casts its three-dimensional shadow on our world, this shadow is perceived as two interlocked cubes whose vertices are connected in pairs. Thus, the higher entities illuminate us from above so that we, the prisoners in the depths of the cave, can perceive a shadow on the wall of our consciousness. This very shadow constitutes the basis for Lemercier’s ‘Hypercubes’. If the artist had merely intended to reproduce this shadow in a steel structure, he would have adopted the traditional approach of a figurative sculptor: attempting to reproduce the perceived reality of this shadow and introducing a touch of poetry to the treatment of the materials and the finish of the structures. If this were the case, the work would have had no specific conceptual aspects and any higher emotion provoked would have merely been based on its mathematical sources and not on its intrinsic dynamics. However, the evocative power of the ‘Hypercubes’ is entirely dependent on their dynamics, as their very contemplation requires the spectator to perform a corporeal and mental movement: this involves shifting one’s viewpoint so that the succession of the work’s perceptual projections achieves its demonstrative function in the spectator’s mind. Lemercier thereby demonstrates that it is possible to create works with ‘motion’ without moving parts (engines and pulleys). This movement, which is a circular one, as the spectator has to literally turn around the sculpture, paradoxically reveals a linear, ascending progression, as one moves from a state of con-

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éventuellement produite n’aurait eu sa source que dans les mathématiques qui lui ont présidé et non dans une dynamique qui lui fût propre. Or, la puissance évocatrice des « Hypercubes » réside précisément et littéralement dans leur dynamique, car leur contemplation même exige un mouvement de la part de l’observateur, un mouvement aussi bien corporel que mental : il s’agit de faire mouvoir son point de vue afin que la succession des projections perceptives de l’œuvre effectue son travail de démonstration dans l’esprit de l’observateur. Benoît Lemercier démontre au passage qu’il n’est pas besoin de faire des œuvres qui bougent (avec des moteurs et des poulies) pour faire des œuvres fondamentalement mouvantes. Et ce mouvement, essentiellement circulaire puisque l’observateur doit littéralement tourner autour de la sculpture, dévoile paradoxalement une progression linéaire, ascendante, depuis l’état de confusion et de chaos vers l’état d’illumination et de révélation : derrière le désordre et la multiplicité apparents du monde se révèlent l’ordre et l’unité pour qui apprend à voir. Il en est ainsi du mouvement de la Science. La Science est la recherche du simple. Cette recherche du simple correspond à un mouvement vers l’unité, vers l’économie des concepts, c’està-dire la réduction de l’apparente multiplicité et complexité du monde à un nombre réduit de principes et de lois dont la profondeur se mesure à leur universalité. La recherche du simple n’est donc pas le rejet du complexe mais la recherche du point de vue juste, qui permet d’englober le complexe en le faisant entrer en résonance avec l’entendement. Lorsque je comprends quelque chose, cela signifie que j’ai trouvé le point de vue qui révèle à ma conscience la vérité archétypale

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fusion and chaos to one of illumination and revelation; for those who learn how to see, the world’s apparent chaos and multiplicity are replaced by order and unity. Science follows the same path – it is a quest for simplicity and strives for unity and an economy of concepts: reducing the apparent multiplicity and complexity of the world to a select number of principles and laws whose universality gives them significance. The quest for simplicity is not therefore a rejection of complexity but, rather, a desire to find the right viewpoint that incorporates the complex by allowing it to resonate with our faculties for comprehension. When I understand something, it means that I have found the ideal viewpoint that reveals the archetypal truth – the soul of this thing – to my consciousness; from this angle, the thing becomes ‘simple’, and it is effortlessly integrated into my mind’s mental structure as easily as a key fits into a lock. This is an internal illumination that expands my field of consciousness and enables it to grasp a reality that was hitherto consigned to the obscurity of my ignorance. But this expansion is not quantitative and does not involve an ‘addition’, a further contribution to accumulated knowledge; it is a qualitative and dimensionally all-encompassing expansion, just as the third dimension encompasses the second. When I contemplate a hypercube sculpture, I am looking for a viewpoint that will reveal the hypercube’s entity that is concealed in the seemingly chaotic arrangement of its steel rods. However, the quest to find a simple viewpoint is not an easy one because there are many less relevant view-


constitutive de l’âme de cette chose ; depuis ce point de vue, la chose devient « simple », c’est-àdire qu’elle s’enclenche sans effort dans la structure mentale de mon esprit comme une clé adaptée à une serrure. C’est une illumination intérieure qui étend mon champ de conscience à une réalité qui jusqu’ici appartenait à la nuit de mon ignorance. Mais cette extension n’est pas quantitative, c’est-àdire qu’elle ne se traduit pas par un « rajout », une contribution supplémentaire à une accumulation de connaissances ; c’est une extension qualitative, dimensionnellement englobante, comme la troisième dimension englobe la deuxième.

points and only one ideal angle. Once I have found the right viewpoint from which to view the hypercube I do not need further confirmation because its unmistakable beauty is proof enough. This is the nature of scientific truth: its contemplation brings a certainty that contrasts starkly with dogmatic certainties, a serene certainty that needs no justification and possesses an intrinsic emotional and aesthetic intensity.

Lorsque j’observe une sculpture hypercube, je suis à la recherche du point de vue qui me révèlera l’entité hypercube cachée dans l’enchevêtrement apparemment chaotique de ses barres d’acier. La recherche du simple n’est pas facile et elle exige un effort car le point de vue juste est unique, alors même que les points de vue quelconques sont nombreux. Lorsque je trouve ce point de vue juste, je n’ai pas besoin que l’on me démontre que c’est bien lui, car la contemplation directe de la beauté de l’hypercube me confère la certitude d’être dans le vrai. Telles sont les vérités scientifiques : leur contemplation confère une certitude à l’opposé de la certitude du dogme, une certitude sereine, qui ne ressent pas le besoin de se défendre, et qui se vit directement dans l’intensité émotionnelle et esthétique qui lui est propre.

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Supercordes / 2007 / Acier peint / 131 x 110 x 40 cm / Collection particulière, Ille-et-Vilaine Superstrings / 2007 / Painted steel / 131 x 110 x 40 cm / Private collection, Ille-et-Vilaine, France


Supercordes / 2010 / Acier peint / 135 x 97 x 41 cm / Collection particulière, Paris Superstrings / 2010 / Painted steel / 135 x 97 x 41 cm / Private collection, Paris




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