LE BOUTON. Accessoire de mode (extrait)

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Ce catalogue est publié à l’occasion de l’exposition « Le Bouton, accessoire de mode », organisée au musée de la Nacre et de la Tabletterie du 10 septembre 2013 au 28 février 2014. Commissaire de l’exposition : Geoffrey Martinache Assistantes de conservation : Laetitia Geretto-Boucher et Amandine Frochot Service pédagogique : Céline Louvet Prêteurs : Gilles Osvald, Élise Barat et l’association du Paon de soie Remerciements Alain Letellier, président de la communauté de communes des Sablons, Christian Gouspy, vice-président de la communauté de communes des Sablons en charge de la Culture, Martine Legrand, directeur général des services, toute l’équipe du musée de la Nacre et de la Tabletterie pour son implication, Gilles Osvald, Élise Barat, Françoise Tétart-Vittu, Françoise Cléret, Philippe Thiebault, Roger Langlois, Jean Dunil, Loïc Allio, le musée de la dentelle de Caudry Eric Van Ees Beeck pour les photographies Partenaires :

Musée de la Nacre

et de la Tabletterie

DRAC Picardie

Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Coordination éditoriale : Laurence Verrand, assistée de Céline Guichard Contribution éditoriale : Dominique Crébassol Conception graphique : Marie Gastaut Fabrication : Michel Brousset, Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros © Somogy éditions d’art, Paris, 2013 © Musée de la Nacre et de la Tabletterie, Méru, 2013 ISBN 978-2-7572-0727-7 Dépôt légal : octobre 2013 Imprimé en Italie (Union européenne)


Le Bouton accessoire de mode

MusĂŠe de la Nacre

et de la Tabletterie


4 • Le bouton, accessoire de mode


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éré par la communauté de communes des Sablons depuis 1999, le musée de la Nacre et de la Tabletterie a considérablement transformé l’image du territoire des Sablons par la valorisation de son patrimoine. Fort de son succès et accompagné par les habitants et les touristes qui prenaient conscience de la richesse du patrimoine historique et culturel des Sablons, le conseil communautaire décide, en 2008, de construire une aile supplémentaire au musée, lui permettant ainsi de développer son activité et d’améliorer sa visibilité nationale et internationale. Le musée atteint chaque année des records de fréquentation. Près de vingt-cinq mille visiteurs viennent chercher des repères, des clefs pour comprendre le patrimoine qui les entoure, mais aussi des moments de plaisir, de découverte et de beauté grâce aux collections exceptionnelles d’éventails, de boutons et de dominos enviées par les plus grands musées du monde. C’est la singularité et toute la force de ce musée que d’être ainsi capable de transmettre le savoir-faire de la tabletterie à toutes les générations grâce à la conservation des différents ateliers de fabrication. Cette exigence d’aller au-devant de tous est un axe fort pour le territoire, à travers l’élaboration d’une éducation artistique innovante et tous nos projets d’ouverture en direction des autres musées. Cette exceptionnelle vitalité rayonne bien au-delà de nos murs et souligne la vocation universelle de tous les musées, soucieux de présenter partout dans le monde la richesse des collections et le savoir-faire des équipes. En donnant cette importance à la culture, la communauté de communes des Sablons a souhaité enclencher un processus de revitalisation, en misant sur les rapports entre culture et développement urbain, économique et social, afin de dynamiser l’image du territoire, que ce soit vers l’extérieur en augmentant son attractivité ou localement en affirmant son identité.

Avec cette exposition, le musée de la Nacre et de la Tabletterie franchit une nouvelle date de son histoire. « Le Bouton, accessoire de mode » est la première exposition consacrée au rôle déterminant et structurant de la mode dans l’art du bouton. Pour la première fois dans l’histoire du musée de la Nacre et de la Tabletterie, grâce aux prêts remarquables accordés par les plus grands collectionneurs et les plus grandes institutions, le bouton révèle combien son évolution est liée aux créations de mode. Quelque huit mille modèles de boutons présentés en regard des costumes d’époque, accessoires, gravures de mode, estampes populaires et photographies, mettent en lumière les liens fondamentaux créant, entre l’art et la mode, un dialogue fécond dans la période critique comprise entre 1850 et 1930. À la même époque, Méru, capitale mondiale du bouton de nacre, initiait son industrialisation en développant des liens constants avec Paris, la capitale de la mode qui lui fournissait son inspiration. La communauté de communes des Sablons peut s’enorgueillir de conserver un fonds exceptionnel de près de dix mille boutons fabriqués sur le territoire, reflétant plus de cent cinquante années d’histoire, et d’enrichir régulièrement ses collections avec l’achat de pièces exceptionnelles. Cette exposition a suscité l’enthousiasme de nombreuses institutions qui ont répondu en proposant une collaboration plus particulière en dialogue avec le thème des boutons : ce sont l’institut Marangoni, école de mode à Paris, Londres et Milan, avec lequel le musée a travaillé sur la confection de bijoux en nacre, et le studio Berçot qui proposera un défilé de mode au musée à l’automne 2013. Je tiens, au nom de l’ensemble du conseil communautaire des Sablons, à leur exprimer toute ma gratitude. Alain Letellier Président de la communauté de communes des Sablons


Avant-propos

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a Renaissance a introduit un clivage entre arts majeurs – peinture, sculpture, architecture, c’est-à-dire tout ce qui peut être monumental – et les arts mineurs, qui désignent finalement tout ce qui n’entre pas dans la première catégorie et qui est souvent de taille beaucoup plus modeste. Suivant ces catégories, l’impressionnante peinture sur bois Les Curieuses de Fragonard (0,16 m × 0,13 m) relèverait de l’art mineur par rapport à l’imposant Un Enterrement à Ornans de Courbet. Le talent se mesurerait donc en centimètres. L’art du bouton semble transcender cette hiérarchie bien qu’il soit un objet utilitaire et bien souvent assorti au vêtement qui lui sert de fond et de support. Cependant, le moindre ouvrage réalisé avec génie et inventivité mérite que nous déposions les armes pour vivre une expérience esthétique d’un nouvel ordre. Car le bouton est également un objet de la petite et de la grande histoire exprimée à l’intérieur d’un cercle de deux centimètres de diamètre en moyenne. C’est un objet subtil et discret, que l’on touche et que l’on caresse, et qui ne délivre son message qu’au prix d’une extrême attention et d’une connaissance pointue des ressorts de la mode qui lui a servi d’écrin. Alors seulement, si nous acceptons de nous laisser saisir par cet objet métamorphosé en joyau d’orfèvrerie, décoré d’arabesques, gravé, ciselé, enrichi de diamants et de strass, nous vivrons une expérience esthétique inédite, loin de la révélation du motif dont parlait Cézanne devant la montagne Sainte-Victoire, mais dans l’humilité et l’intimité du rapport à soi. L’imaginaire du bouton révèle les grandes orientations artistiques et sociales d’une société

dans ses rapports entre l’individualité et la collectivité et dans sa manière de concevoir sa relation aux objets manufacturés à partir du xixe siècle. En se dotant d’une méthodologie adaptée, l’imaginaire du bouton nous permet également de sonder l’épaisseur de la réalité, de préciser le rôle structurant de la tabletterie dans la modernité et de déterminer les phases d’une dynamique artistique et sociale. Pour penser le bouton comme objet culturel et le faire apparaître comme un accessoire essentiel de la construction de la mode, en saisir la poétique, il faut accepter de faire un pas de côté par rapport à la tradition historique basée sur la chronologie et la causalité. Il faut accepter de s’engager vers une histoire qui ne serait pas uniquement factuelle. Plusieurs penseurs, parmi lesquels Walter Benjamin ou Balzac, ont, au xixe siècle, construit une histoire de la modernité à partir des objets anodins, non plus pour la raconter mais pour la faire surgir des objets eux-mêmes par rapprochement critique. Dans l’espoir de repérer la marque historique de l’époque, Benjamin s’intéresse aux choses anodines et triviales, aux « rebuts et guenilles », aux aspects banals du monde. En explorant les objets démodés et négligés, nous illustrerons la démarche philosophique de Benjamin : « C’est ainsi que le monde réel pourrait être l’objet d’une tâche à accomplir : il s’agirait en ce sens de pénétrer si profondément dans tout le réel qu’une interprétation objective du monde s’y découvrirait.1 » Benjamin propose de « brosser l’histoire à rebrousse-poil ». Par cette expression il entend relire l’histoire à même ses propres documents. Son but est de retrouver l’histoire


authentique, c’est-à-dire le non-sens caché derrière le sens historique. On ne peut le trouver qu’à travers la remise en question de la logique conceptuelle qui en sous-tend la cohésion, ou plutôt le semblant de cohésion. Si cette conception de l’histoire ne se restitue pas uniquement sous une forme chronologique, elle se présente telle une constellation de fragments isolés, comme le sont les œuvres présentées en regard des boutons dans cette exposition. Elle propose une interprétation de l’accessoire de mode au xixe siècle qui ne réduit pas la complexité, mais cherche à la montrer, à l’exposer, à la déplier par coups de projecteur fatalement discontinus. Il importe donc, pour cette exposition, de faire tomber les frontières disciplinaires entre les arts pour inventer de nouvelles manières de regarder les boutons et ainsi rétablir l’importance épistémologique de la tabletterie dans la construction de la modernité. Cette exposition au musée de la Nacre et de la Tabletterie est l’occasion de poser un regard neuf sur le bouton et de lui redonner sa place de symbole suprême de la modernité, puisqu’avec inventivité et charme il enregistre les battements de la vie de son temps dans son infinie diversité. Gravures de mode, photographies, costumes, accessoires, journaux, sont nécessaires pour révéler le sens de cet art, désigner ce qui n’a pas été vu, structurer des rapports encore naissants, attirer le regard sur une analogie, en bref transmettre l’expérience, l’ouvrir à la parole de la différence et de la ressemblance. La variation des supports permet de créer la possibilité d’un passage. Notre regard s’inscrit alors à la fois dans et entre les documents et permet de créer

un lien entre l’imagination et le savoir pour se placer dans une forme de connaissance sensible. Dans ce contexte, l’accessoire de mode devient une expression de la culture et non une représentation, c’est-à-dire qu’il est impossible de séparer l’expression du support. Alors que le représentant renvoie au représenté, l’expression est étrangère à une telle relation. Il semblerait donc que la philosophie de l’histoire proposée par Benjamin et Balzac puisse aiguiser notre compréhension des boutons comme phénomène culturel et social de la modernité. C’est à ce prix que nous pourrons saisir l’affirmation du bouton comme un support artistique à part entière, balayant le classement hiérarchique des spécialités. Geoffrey Martinache Commissaire d’exposition

1. Walter Benjamin, Origine du drame baroque allemand, Paris, Flammarion, 2003, p. 46.


8 • Le bouton, accessoire de mode


Sommaire Introduction. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11

Essais Le bouton : accessoire de modernité par Geoffrey Martinache. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12 Le bouton et la mode par Françoise Tétart-Vittu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21 Le bouton, un produit phare de l’industrie française aux Expositions universelles par Amandine Frochot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24 Le bouton de nacre : un savoir-faire français qui s’exporte à la fin du xixe siècle Entretien avec Françoise Cléret, héritière d’une famille de boutonniers Propos recueillis par Amandine Frochot. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30

Catalogue Le bouton comme accessoire de mode . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38 Le bouton intime . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 64 Le bouton d’artiste. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72 Bibliographie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96 Liste des œuvres exposées Boutons. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97 Gravures. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 102 Vêtements. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103 Accessoires de mode. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103


10 • Le bouton, accessoire de mode


L

e xviiie siècle est une période faste pour la mode. La Cour orne ses vêtements de boutons précieux qu’elle arbore comme des bijoux sur des étoffes soigneusement choisies. L’industrie du bouton est florissante à la fin du xviiie siècle mais la quête de liberté perturbe la structuration du métier de boutonnier. La mode abandonne, dans un souci d’égalité, toutes les extravagances des siècles précédents pour rechercher la simplicité. Au lendemain de la Révolution française, malgré une histoire ancienne, l’industrie des boutons est désorganisée et une vingtaine d’années sera nécessaire pour que les cadres corporatifs, détruits par l’exigence de liberté de la Révolution, reprennent leur place prépondérante et permettent une organisation dans la liberté comme le précise Albert Parent. C’est dans ce contexte que la ville de Méru a construit son économie sur la boutonnerie à partir du début du xixe siècle. Les boutons façonnés sont principalement en nacre. Rapidement, boutons gravés, boutons teints pour les manteaux, les chemises, les bottines, supplantent la production d’objets traditionnels de tabletterie. Au xxe siècle cet artisanat s’industrialise et le pays de Thelle devient le plus grand centre européen de fabrication de boutons de nacre. On recense, dans les années 1910, plus de dix mille personnes exerçant ce métier. La boutonnerie est devenue l’activité économique prépondérante de la région. Sa production fournit le marché international, ce qui vaut à Méru le surnom de « capitale mondiale de la nacre ». De nombreux créateurs de mode viennent chercher à Méru ce savoirfaire exceptionnel. Plusieurs éléments contribuent à l’essor de l’industrie du bouton au xixe. Au premier chef,

la mode, exubérante et excessive, qui pince la taille au-dessus de la crinoline pour l’affiner, incarner le vêtement par un corps et rehausser la beauté du visage. Le bouton est, à cet effet, l’ornement presque nécessaire des vêtements ajustés. En dépit du souci égalitaire et moral hérité de la Révolution française, il devient un véritable accessoire de mode et souligne la silhouette avec harmonie en ponctuant la richesse et le raffinement de la toilette. Les Expositions universelles rendent publics les efforts industriels et artistiques pendant tout le siècle de la modernité et établissent la réputation mondiale des boutonniers français, en particulier ceux de Méru. De leur côté, les créateurs de mode s’emploient à imaginer des vêtements qui traduisent les métamorphoses d’un monde en pleine mutation. Avec l’avènement de la modernité les vêtements se font plus souples et mieux adaptés aux gestes quotidiens. Cette adaptation se fait, en partie, grâce à l’importance accordée aux boutons par les couturiers de l’époque. Le bouton, par le pli qu’il souligne, marque la taille, la précise et permet de dessiner l’élégance d’une silhouette par opposition aux vêtements militaires. Par sa fantaisie, il peut projeter un vêtement classique dans l’éclat. À cet égard, le bouton inscrit le vêtement dans la vie quotidienne et contribue à la création du personnage de la Parisienne et du dandy. Il devient un moyen d’affirmer son appartenance sociale et révèle les mœurs du moment. Grâce à une presse de plus en plus abondante, des femmes de milieu modeste s’efforcent de copier à bas prix les modes de la haute société. Le bouton sera l’objet d’un soin particulier de la part des créateurs qui marqueront de leur signature des créations authentiques.

Le bouton de nacre : un savoir faire français qui s’est exposé à la fin du xixe siècle • 11


Le bouton : accessoire de modernité Geoffrey Martinache

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Fig. 1 • Boutons en nacre blanche et nacre grise de formes, dimensions et motifs variés, disposés sur une nacre grise xixe siècle et xxe siècle Musée de la Nacre et de la Tabletterie

1. Octave Uzanne, La Femme et la Mode. Métamorphoses de la Parisienne de 1792 à 1892, Paris, Libraires-Imprimeries réunies, 1892, p. 195. 2. Expression tirée du livre d’Octave Uzanne, Les Ornements de la femme. L’éventail, l’ombrelle, le gant, le manchon, Paris, Libraires-Imprimeries réunies, 1892. 3. Albert Parent, Le Bouton à travers les âges, Paris, 1935, p. 53. 4. Extrait du rapport de l’Exposition universelle de 1855, cité par A. Parent, op. cit., p. 54.

’est au cours du xixe siècle que Baudelaire redéfinit le beau, qui repose selon lui sur l’union de « l’éternel et du transitoire », et contribue par là même à reconsidérer totalement le jugement artistique. Il choisit de reposer les fondements de la modernité sur la mode qu’il investit donc d’une valeur exceptionnelle, jamais égalée depuis. Baudelaire n’est pas le seul écrivain à considérer la mode comme symbole de la modernité. Plusieurs penseurs, poètes, écrivains, peintres, le rejoignent. Dès le début du xixe, la mode fascine et occasionne des critiques, attise les curiosités, emboîte le pas à un élan de nouveautés considérables parmi lesquelles les théories de Lavater, l’occultisme, la conquête du regard, les inventions optiques ou les caricatures. La presse offre à la mode une caisse de résonance formidable et lui donne les moyens d’étendre son importance au regard des autres arts. Au vêtement s’ajoutent les accessoires, un autre élément indispensable pour parfaire l’élégance d’une toilette. Ils sont de véritables signes de ponctuation visuelle de la toilette : la bottine à moitié découverte, le chapeau penché sur le visage, les boutons parfaitement adaptés à la tenue, car une Parisienne se reconnaît « d’abord à ses boutons1 ». Ces accessoires suscitent des gestes dits de contenance. Relever sa jupe devient, à lire les romans de Flaubert ou de Zola, un geste de séduction, jouer avec ses boutons du bout des doigts un mouvement qui trahit à coup sûr son angoisse lorsqu’un prétendant fait la cour à une demoiselle. Ces gestes seront désignés comme typiquement mondains et connaîtront une grande fortune. L’ombrelle et l’éventail participent à ce même jeu de coquetterie dans lequel le bouton tiendra une place particulière puisqu’il peut à la fois cacher et dévoiler. Ces « ornements de la femme2 » avaient leurs codes très stricts. Taxile Delors rapportait à ce sujet qu’une femme ayant tous les éléments pour ressembler à une Parisienne redevenait, si elle était dépourvue de bouton, une femme « fausse ». Les boutons ont connu un essor important, comme l’attestent les rapports des expositions des boutonniers à Paris entre 1832 et 1834. Les expositions nationales comme internationales ont été pour les boutonniers un stimulant non négligeable en ce qu’ils ont pu y obtenir un grand nombre de récompenses pour leur créativité et leur ingéniosité, à un moment où il était fondamental de relancer leur activité. Dans le rapport de M. Charles Dupin, inspecteur de l’Exposition de 1834, plusieurs innovations techniques sont soulignées comme le bouton à queue flexible dont la fabrication était plus aisée, permettant d’assembler en même temps la queue et l’étoffe. Les boutons de cuir de M. Janin se sont fait remarquer aussi avec des couleurs et des dessins variés. Les boutons inventés par M. Deleuze se ferment par pression et ont été récompensés par « une citation favorable3 ». L’inventivité et le développement des boutonniers se confirment en 1855 lors de l’Exposition universelle : « Les clientèles s’étendent de plus en plus et, parce qu’elles accordent la préférence aux boutons, résultats de la fabrique française, c’est l’industrie de notre pays qui accomplira les plus remarquables progrès scientifiques et qui attachera le plus d’importance au cachet artistique de ses produits.4 »


Le bouton de nacre : un savoir faire français qui s’est exposé à la fin du xixe siècle • 13


La pensée moderne propice à la reconsidération de l’accessoire de mode

5. Ce mode de description des individus sera d’ailleurs repris par un grand nombre de peintres. 6. Honoré de Balzac, Une Ténébreuse Affaire, version de 1841, Paris, Gallimard, La Bibliothèque de la Pléiade, 1978, t. 8, p. 513-514. 7. Ibidem. 8. Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, Paris, Gallimard, 1965, p. 74. 9. Honoré de Balzac, Les Employés, Paris, Gallimard, La Bibliothèque de la Pléiade, 1977, t. 7, p. 978.

Alors qu’en ce début de xixe siècle les boutonniers structurent leur activité démantelée par la Révolution, la pensée moderniste est un socle propice à la prise en compte de l’importance des accessoires de mode. C’est donc naturellement qu’ils acquièrent un statut particulier qui n’est plus secondaire mais déterminant et s’inscrit pour les artistes de la modernité dans une préoccupation réaliste. L’obstination référentielle des écrivains réalistes se traduit dans la littérature par une profusion de descriptions qui pousse les auteurs à s’attacher aux accessoires de mode, même les plus discrets, parce qu’ils permettent de construire le personnage, de décrire son caractère ou ses mœurs5. Les boutons n’étaient plus de simples objets utilitaires insignifiants mais pouvaient « indiqu[er] par leur position un homme de cabinet6 », ou encore une situation sociale : « Le gilet piqué, surchargé de broderies saillantes, boutonné par un seul bouton d’os sur le haut du ventre, donnait à ce personnage un air d’autant plus débraillé que ses cheveux noirs […] descendaient le long de ses joues.7 » Ce rapport au réel ne caractérise pas uniquement un courant esthétique mais également tout l’imaginaire de son époque. La prolifération des images conformes à l’exactitude de la réalité, comme la photographie ou la caricature dans une autre mesure, oblige les artistes à se repositionner par rapport aux pratiques mimétiques et à emprunter la même voie pour donner une perception de la réalité plus précise encore. Les détails et, à plus forte raison, les accessoires de mode ne peuvent plus être envisagés comme des éléments de second ordre. Le regard dans l’épaisseur du réel se fait plus incisif, plus analytique, pour rendre lisible une modernité de plus en plus opaque et en proposer une vision intelligible. Le personnage devient alors la somme de ses accessoires. Charles, amoureux d’Emma, « ne pouvait se retenir de toucher continuellement à son peigne, à ses bagues étincelantes, à son fichu paré de boutons dorés qui renvoyaient à l’assistance un éclat incomparable prêt à aveugler les convives ». Dans L’Éducation sentimentale, Flaubert précise que Frédéric qualifie ses sentiments grâce aux accessoires de mode de Mme Arnoux : « […] son parfum, son peigne, ses gants, ses bagues étaient pour lui des choses particulières, importantes comme des œuvres d’art, presque animées comme des personnes8 ». En littérature, les accessoires sont tout le personnage. On confère aux objets un statut particulier au xixe siècle. Balzac veut, à partir d’eux, développer une lecture des Français par eux-mêmes. Au-delà d’une apparente discrétion, ces accessoires construisent la réalité moderne pour constituer le « mobilier social » dont parle l’écrivain, c’est-à-dire les « infiniment petits de la civilisation matérielle.9 » À travers cette proposition, nous pouvons aiguiser notre compréhension des accessoires de mode et donc des boutons. En attirant le regard de l’historien sur les objets anodins, Balzac veut désubjectiviser l’interprétation du monde. Omniprésent dans le xixe siècle, l’univers de l’objet appelle un travail de déchiffrement et de contextualisation. Une ombrelle en soie marque la supériorité raciale et culturelle mais exprime aussi la séduction délicate de la femme. Un éventail peint est un moyen de séduire l’être aimé ou convoité, mais permet aussi de renforcer la supériorité sociale de la femme. Les boutons associent l’esthétique de la modernité et la reproduction mécanisée des débuts de la révolution industrielle, mais permettent aussi de conditionner l’imaginaire d’une époque et d’en exprimer la culture. Partant, les accessoires de mode et, plus précisément, les boutons exemplifient un des paradoxes de la femme dans la culture du xixe : elle doit incarner les valeurs et la hiérarchie sociale de la société moderne mais aussi susciter le désir érotique dans le respect des codes mondains pour être choisie et aimée par un homme. Les accessoires de mode s’avèrent donc être un marqueur culturel et révèlent l’importance de la frivolité de la mode qui construit et exprime la culture moderne du xixe en articulant l’histoire individuelle des personnages avec l’imaginaire de l’époque moderne.

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Les accessoires de mode révèlent les grandes dynamiques d’une société. L’imaginaire d’une époque fournit également une occasion très concrète de sonder les créations et d’en dégager les grands modèles de pensée, les vecteurs de vitalité qui le définissent et lui donnent son sens. Les boutons, comme toute création, répondent à ce critère et permettent aux individus qui les portent de prendre position. À l’époque révolutionnaire, il y eut bien sûr des boutons qui marquaient l’événement historique, mais aussi des boutons sur lesquels figuraient des Incroyables et des Merveilleuses, personnages révélateurs d’un humour cynique exprimé au lendemain de la Terreur. Les Français, libérés de leur joug et soulagés que le climat se soit apaisé, se livrent à tous les plaisirs. De nombreux bals se créent dans lesquels on retrouve les victimes de la Révolution ayant perdu des êtres chers sur l’échafaud. Ces Incroyables détournaient les attributs de la Révolution et faisaient donc de leur costume une forme de langage. Ils portaient de longues tresses de cheveux que l’on appelait « oreilles de chien » et se dégageaient la nuque avec un rasoir et non des ciseaux pour rappeler les préparatifs du condamné à mort. Ils saluaient en inclinant la tête d’un coup sec pour mimer la chute de la tête guillotinée. Les Merveilleuses, elles, se vêtaient d’étoffes légères pour rappeler l’époque idéale précédant la Révolution. Elles circulaient dans Paris comme les fantômes des victimes de la quête de liberté. Les boutons deviennent également un support d’expression artistique, au même titre que le dessin, la peinture ou la sculpture, reprenant d’ailleurs les mêmes motifs et les mêmes thèmes que les arts traditionnels. Ainsi le thème de l’Antiquité a été central pour les arts du xixe siècle. Alors que l’archéologie connaissait un intérêt massif qui a permis de préciser sa démarche, ses outils, elle s’est adossée, de manière de plus en plus évidente, sur une part d’imaginaire. En effet, à partir des années 1850, l’archéologie n’a cessé d’être médiatisée par la littérature, la peinture et la photographie. Rarement la science a été aussi intimement liée à l’imaginaire. Ainsi, alors que les penseurs ont engagé l’histoire sur une voie de reconsidération radicale de leurs sources, l’archéologie pouvait s’ériger en démarche particulière cherchant à regarder de manière nouvelle le passé. Artistes et scientifiques se sont alors tournés vers l’Antiquité. Cette préoccupation pour l’excavation du passé a bien évidemment été favorisée à l’époque par l’essor des voyages et les campagnes militaires de Napoléon y ont contribué. Mais le déchiffrement par Champollion de la pierre de Rosette en 1821 a, d’une part, permis d’asseoir l’archéologie comme discipline scientifique et suscité d’autre part un vif intérêt de la part des Européens, se traduisant par le développement de l’imaginaire antique. Au début du xixe siècle, l’archéologie constituait un véritable loisir et les scientifiques, comme Arcisse de Caumont, ont contribué à populariser la discipline en donnant des cours publics de manière à inciter tout un chacun à mener ses propres fouilles locales. De nombreux sites ont été fouillés, Olympie, Tirynthe, Orchomène, Tanagra, Dodone, Delphes, Délos, Épidaure, Tégée, l’Acropole, Éleusis pour n’évoquer que la Grèce. Mais les archéologues se sont aussi déplacés en Égypte, au Proche-Orient, en Extrême-Orient, où des découvertes déterminantes ont été faites à cette époque, comme Karnak ou encore Persépolis. De nombreux écrivains se sont préoccupés de la chose archéologique. Plusieurs cherchaient à diffuser un témoignage qui ressemblait parfois au témoignage de presse en faisant paraître régulièrement leurs expériences et le fruit de leurs découvertes dans les journaux. Ainsi, la rédaction du Tour du monde fait paraître, entre 1876 et 1884, les récits du voyage en Grèce d’Henri Belle ou le journal Le Siècle enverra Charles Bigot en Orient afin de publier le récit de ses découvertes en exclusivité. Dans ce contexte, de nombreux écrivains placeront le modèle archéologique au cœur même de leur œuvre. C’est le cas de Stendhal qui décrira souvent ses observations des vestiges découverts lors de ses voyages en Italie. C’est donc naturellement que des bijoux, des boutons, des parures, reprennent le thème de l’antique, émergence des fouilles archéologiques du xixe siècle, et introduisent de fait dans la mode une résurgence de thèmes anciens.

Le bouton : accessoire de modernité • 15


La démocratisation du bouton

Cat. 1 • Calibre à boutons « L’industrie méruvienne » en acier xixe-xxe siècle Collection Gilles Osvald

Cat. 2 • Boîte « La Populaire Rodal » Contenant une pince pose-boutons, une pince coupe-attaches, 1 grosse d’attaches Rodal et une demi-grosse de boutons noirs Début du xxe siècle Boîte : 25,8 × 9,3 cm Pince : 24,7 × 4,4 cm Collection Gilles Osvald

La prédominance du modèle parisien ne fait aucun doute au xixe siècle. Après Londres, Paris souhaite devenir la prochaine capitale internationale et engage pour cela des modifications colossales dans la ville. Les boutonniers de l’Oise ont d’ailleurs intégré la capitale française comme l’unique référence en matière de mode et d’élégance et comptent bien corriger leur processus de fabrication au détriment des gestes traditionnels pour répondre à la demande croissante et profiter de l’avancée vers le progrès commercial. Ils inventent pour cela un certain nombre d’outils pour plus de rapidité (Cat. 1). Ils ont cherché à construire des rapports solides, stratégiques et opportuns entre la capitale et la province, basés sur une acceptation réciproque : le centre se nourrit de la périphérie et celle-ci accepte la prééminence du centre. Cependant le besoin de développer l’industrie boutonnière au niveau international a forcé l’Oise à ne pas apparaître, contrairement aux autres provinces à l’époque, en retard par rapport à la capitale. Paris développe le commerce international en se basant sur son expertise en matière de mode mais aussi transmet un certain nombre de valeurs. Il annonce ce qui est beau, stylé et élégant au bon moment. Même si la mode est un phénomène citadin et que les villes sont promoteurs de la modernité, Méru n’a pas fait preuve de conformisme et s’est rapidement adapté aux exigences de Paris d’une part mais aussi de l’industrialisation de son activité. Par ailleurs, vers la fin du xixe siècle, l’apparition du prêtà-porter dans les grands magasins crée une spirale ascendante pour les boutonniers de l’Oise qui n’hésitent pas à proposer des produits estampillés « Paris » pour mieux les vendre (Cat. 3). La production industrielle produit des quantités de biens uniformes pour solliciter une demande de masse. Les boutonniers s’adaptent à la demande, font croître leur production tout en permettant plus d’individualisation et de singularité du vêtement. Il est des lieux qui cristallisent la mode au xixe siècle. Ils sont essentiels et divers. Les grands magasins forment un espace public qui, avec le théâtre, est le principal moyen de diffusion des modes nouvelles. Les journalistes les fréquentent pour mieux retranscrire les grandes tendances du moment. La création des grands magasins marque un ensemble de changements en profondeur dans les échanges commerciaux et dans la mode. Au Bonheur des dames de Zola souligne les différents ressorts de cette nouvelle dynamique. Plusieurs phénomènes ont permis de renforcer l’impact des grands magasins et de démocratiser l’achat et même, plus tard, la fabrication de boutons (Cat. 2) pour concevoir soi-même ses toilettes. Jusqu’à l’apparition des grands magasins, les prix des marchandises n’étaient pas fixes, mais devaient faire l’objet d’une âpre discussion, et le choix de la marchandise était limité. Pour acheter, il fallait demander à toucher le produit et tous n’y étaient pas autorisés. Les grands magasins renversent complètement ce paradigme. Les produits étaient placés dans les vitrines afin que chacun puisse les voir, éventuellement entrer à l’intérieur pour les apprécier de plus près et les acheter. Les grands magasins semblaient à cet égard le prolongement des boulevards parisiens suscitant la promenade. Le prix figurait sur une étiquette pour chaque article. Comme le commerçant jouait la transparence vis-à-vis de son client, la confiance s’installait, au grand désarroi des boutiquiers. Plus aucune tension entre vendeur et acheteur n’était perceptible. Ce nouveau climat, conjugué à la nouvelle pratique des prix, permet une grande diversification des produits. Le rayon mercerie est créé. Il était désormais possible d’y trouver tout ce qui permettait de créer soi-même sa toilette, au lieu de négocier auprès de chaque boutiquier spécialisé. Les catalogues commerciaux étaient très variés pour s’adapter à chaque toilette (Cat. 4 et 5). Cette centralisation des produits au sein d’un même espace est encore un moyen de démocratiser l’utilisation des boutons précieux et d’en assurer la promotion.

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Cat. 3 • Carte de boutons « Mode de Paris » comprenant 24 boutons en nacre blanche, percés 2 trous Fin du xixe – début du xxe siècle Musée de la Nacre et de la Tabletterie Cat. 5 • Catalogues de boutons de l’entreprise Troisoeufs à Mesnil-en-Thelle Début du xxe siècle Musée de la Nacre et de la Tabletterie

La société féminine du xixe siècle, qui ne vit que dans le paraître, est obligée de se doter de multiples toilettes très sophistiquées. Il est évident que cette garde-robe foisonnante demandait des budgets conséquents. Pour ne pas y perdre la plus grande partie de la fortune de leur époux, les femmes étaient en quête de faux-semblants. Ainsi la démocratisation des boutons s’est poursuivie par une activité soutenue de recherche et d’expérimentation de nouveaux matériaux de fabrication. Le boutonnier appartient à la chambre syndicale des paruriers, au côté d’autres créateurs d’accessoires de mode comme les brodeurs, plumassiers, bijoutiers et bottiers. Alors que le style des boutons a souvent suivi le cours de la mode en reflétant celui des bijoux, le xixe siècle engage une dynamique nouvelle de recherche et d’expérimentation pour trouver de nouveaux matériaux exploitables à moindres frais. L’or et l’argent ne sont plus utilisés purs mais avec des alliages. Les brevets d’invention se succèdent, proposant des matériaux toujours plus innovants pour accélérer la production. Vers 1845 on découvre par hasard l’aventurine, pierre semi-précieuse à l’aspect remarquablement transparent, obtenue grâce à la séparation cristalline du cuivre métal dans la masse brune du peroxyde de fer. On fabrique aussi beaucoup de boutons en cuivre, métal qui se façonne aisément, assure une durée de vie beaucoup plus longue au bouton et peut être découpé mécaniquement. On préfère bien sûr les strass et les perles d’acier aux diamants utilisés aux xviie et xviiie siècles. On expérimente les sulfures qui ressemblent à des camées, fabriqués dans de l’argile blanche. La stéatite, proche des sulfures, donne une parfaite imitation du Wedgwood. Le corozo, la corne et le celluloïd connaîtront une large utilisation en raison de leur capacité à être produits en très grande quantité. Ces recherches de nouveaux matériaux sont avant tout le fruit d’une volonté d’imiter des matériaux précieux à moindre coût, mais aussi de produire plus et plus vite pour démocratiser l’utilisation des boutons précieux sur les vêtements et reconsidérer le fonctionnement des relations humaines.

Le bouton : accessoire de modernité • 17

Cat. 4 • Planche no 8 du catalogue Troisoeufs no 2 Boutons en nacre blanche et nacre grise, percés de 2 et 4 trous, en majorité gravés Début du xxe siècle Musée de la Nacre et de la Tabletterie


À Méru comme ailleurs, les reproductions industrielles d’objets et les copies illimitées permettent de saisir l’importance du capitalisme naissant. Mais, à Méru plus qu’ailleurs, l’industrie du bouton permet de mesurer sensiblement l’irruption de la technique dans l’art et l’effondrement de la valeur symbolique. L’art, désormais assimilé à une production dans une société de consommation de masse dépendante du rythme perturbant de l’évolution de l’offre et de la demande, choisit de se réfugier dans le monde plus rassurant mais factice de la mode bourgeoise. Méru, par l’industrialisation de la production des boutons à partir de la seconde moitié du xixe siècle, situe l’art entre la technique et la marchandise. La femme, double social de son époux, parade toute la journée pour représenter son rang et sa famille dans les endroits qui comptent. Par voie de conséquence, elle est réduite à un simple reflet ostentatoire du luxe sans consistance, elle se désincarne en être immatériel, envisagé comme un modèle désiré mais inaccessible. Alors la passion fétichiste de plusieurs artistes mettant en exergue une partie du corps féminin esthétisé par la mode donne l’illusion de pouvoir restituer un semblant d’expérience dans cette modernité où tout le monde a perdu ses repères.

Le bouton comme marqueur social

C’est dans ce contexte qu’une classe intermédiaire se crée entre l’aristocratie, attachée encore à une mode faste et dispendieuse, et la classe la plus pauvre, plus économe. Cette nouvelle classe, disposée à la consommation, a besoin de vêtements élégants et originaux, mais différents du style trop sophistiqué de l’aristocratie, qu’elle peut se permettre de renouveler régulièrement grâce aux prix attractifs pratiqués par les grands magasins. Ces nouvelles tenues doivent être confortables et pratiques, laissant le modèle libre de tous ses mouvements. Les grands magasins choisissent stratégiquement d’unir les deux préoccupations autrefois séparées par l’Académie des beaux-arts, le pratique et le beau. Les vitrines du Bonheur des dames proposent des modèles de veste dont le tissu est ordinaire mais qui sont ornés de boutons dorés, eux-mêmes luxueux. Ainsi ces vestes sont accessibles pour la nouvelle classe moyenne alors que les riches peuvent se permettre une veste avec les mêmes boutons mais un tissu de qualité supérieure. Les boutons stigmatisent les importants débats sociaux de l’époque. Dans Autre étude de femme, écrit en 1842, Balzac compare deux types de femmes qu’il différencie en utilisant le pronom « en » : la femme comme il faut et la femme comme il en faut. « Les femmes […] ayant un peu de leur air, essayant de les singer, sont des femmes comme il en faut ; tandis que la belle inconnue, votre Béatrix de la journée, est la femme comme il faut. » Le pronom fait donc toute la différence. La femme comme il faut est une femme respectable et désirable ; la femme comme il en faut n’est en revanche que l’ombre de la première. Alexandre Dumas reprend la distinction balzacienne en précisant que la société se divise en deux : le monde et le demi-monde. Le monde est composé de quatre quartiers hérités de l’Ancien Régime, la vieille aristocratie du boulevard Saint-Germain, l’aristocratie libérale du Faubourg Saint-Honoré, les arrivistes de la Chaussée-d’Antin et le quartier commercial du Marais. Dans ce contexte, Dumas définit le demi-monde comme « une terre nouvelle qui manquait à la topographie parisienne ». Il ajoute plus loin : « le demi-monde ne représente pas […] la cohue des courtisanes, mais la classe des déclassées. Ce monde se compose, en effet, de femmes, toutes de souche honorable, qui, jeunes filles, épouses, mères, ont été de plein droit accueillies et choyées dans les meilleures familles et qui ont déserté. » En dépit de cette séparation sociale arbitraire, ces deux types de femmes étaient en réalité amenées à se croiser très fréquemment dans les espaces de mixité conçus par la transformation urbaine du xixe siècle, dans lesquels tous se confondent. Le baron Haussmann, alors préfet de la Seine, chargé de concevoir une capitale plus urbaine, a organisé des espaces publics qui, grâce à l’explosion des boulevards favorisant les promenades, sont devenus le lieu de rencontre privilégié des modernes, de véritables salons à ciel ouvert qui bénéficient d’une mise en scène précise du

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rêve et du désir humain. Les jardins publics, les cafés, les courses de chevaux à Longchamp ou Chantilly, les grands magasins où chacun pouvait se procurer des objets manufacturés à moindre prix, étaient des espaces de mixité où il importait alors de se distinguer. La distinction est un procédé à travers lequel la nouvelle bourgeoisie s’identifie aux valeurs esthétiques et morales des classes les plus privilégiées : « le souci de paraître des classes moyennes […] est au principe de leur prétention, disposition permanente à cette sorte de bluff ou d’usurpation d’identité sociale qui consiste à devancer l’être par le paraître, à s’approprier les apparences pour avoir la réalité, le nominal pour avoir le réel.10 » Les boutons deviennent alors un marqueur déterminant de la remise en question des règles anciennes du paraître, permettant de perturber la visibilité et la clarté des hiérarchies sociales. Le don de bien se vêtir ne s’acquiert plus à la naissance. Les boutons deviennent des agents de circulation et de dialogue entre les registres sociaux opposés. C’est à travers le bouton en particulier que cette distinction pourrait se faire oublier et subvertir les frontières sociales. Au-delà du bouton, ce sont surtout les matériaux utilisés et leur disposition sur le vêtement qui permettent d’apprécier la position sociale. Car il convient de faire preuve de mesure et de ne pas céder à la moindre nouveauté, mais d’évaluer la pertinence d’une nouveauté et sa possible longévité dans le temps avant de l’adopter, pour ne pas ressembler aux cocottes et autres parvenues. « La distinction particulière des femmes bien élevées se trahit surtout par la manière dont elle choisit ses boutons posés sur sa poitrine. Elle vous a, tout en marchant, un petit air digne et serein comme les madones de Raphaël dans leurs cadres… Les boutons, d’une élégance remarquable, ont des pourtours réguliers. […] Vous voyez la figure fraîche et reposée d’une femme sûre d’elle-même et sans fatuité, qui ne regarde rien et voit tout, dont la vanité, blasée par une continuelle satisfaction, répand sur sa physionomie une indifférence qui pique la curiosité. Elle sait qu’on l’étudie, elle sait que presque tous, même les femmes, se retournent pour la revoir. Aussi traverse-t-elle Paris comme un fil de la Vierge, blanche et pure.11 » En cherchant à distinguer, on affirme sa suprématie sur ses semblables. Le pouvoir de séduction de cette femme, souligné par Balzac, repose sur l’articulation entre un désir personnel et une logique sociale plus large. C’est cette adaptation entre un désir individuel et un besoin collectif qui crée le changement permanent de la mode s’appuyant sur deux principes : l’imitation et la distinction. Ces deux principes reposent sur la puissance performative des accessoires de mode. Adopter le style des plus riches, avec son souci de l’apparence et ses attributs symboliques, était pour les nouveaux bourgeois s’affranchir de leurs attaches sociales. Cependant le pouvoir de l’apparence ne s’acquiert que grâce à la distinction. Un besoin symétrique se met donc en place dans les deux classes sociales les plus privilégiées. Le bourgeois utilise les accessoires de mode pour ressembler à l’aristocratie et l’aristocrate, lui-même soucieux de préserver son rang, s’ingénie à se démarquer de ceux qui cherchent à lui ressembler. La distinction ne se définit que grâce à la subversion qui entretient un rapport dialectique à la norme. Celle-ci est absorbée, prise en compte pour mieux être dépassée, subvertie. Au cœur de la norme aristocratique, la nouvelle classe trouve le lieu de surgissement de la subversion pour créer l’outil de distinction, le bouton. La mode offre au demi-monde l’opportunité de prétendre à un nouveau pouvoir. Elle devient une forme en devenir, un moyen de se hisser vers les classes les plus élevées en se démarquant du plus commun et de proposer une image sublimée de soi en portant ce que le présent fait de plus enviable. L’accessoire de mode permet d’être soi et de se différencier sans être seul. Ainsi le même bouton, dans les mains d’un aristocrate, renforcera la différence des classes alors que, sur le vêtement d’un bourgeois, il lui permettra, en subvertissant l’accessoire, de se hisser jusqu’au rang de l’aristocratie pour un temps. La distinction devient, dans ces conditions, un code lisible uniquement par ceux qui en connaissent la symbolique : « La distinction engage en effet la signalétique du vêtement dans une voie semi-clandestine : car d’une part le groupe auquel elle s’offre

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10. Pierre Bourdieu, La Distinction, Paris, Les éditions de Minuit, 1980, p. 282. 11. Honoré de Balzac, Autre étude de femme, version de 1831, Paris, Gallimard, La Bibliothèque de la Pléiade, 1976, t. 3, p. 68.


en lecture est réduit, et d’autre part les signes nécessaires à cette lecture sont rares et malaisément perceptibles sans une certaine connaissance de la nouvelle langue vestimentaire.12 » L’accessoire de mode ne peut être perçu comme superflu mais devient un détail fétiche qui fait la différence au xixe siècle entre la mode et le commentaire social. Cette fonction du bouton à créer des modèles qui, une fois imités, reproduits et modifiés, décident des représentations sociales d’une société et dictent les comportements de tous, même des plus influents, est caractéristique de la mode au xixe siècle. Cependant, le bouton devient, vers la fin du siècle, de moins en moins un marqueur social en raison du processus d’imitation perpétuelle qui ne permet plus de distinction efficace. Peut-être n’est-il pas exagéré alors de considérer, à partir de l’installation de la confection, ancêtre du prêt-à-porter, l’uniformisation de la mode et des boutons comme conséquence de la remise en question des ordres. Le bouton sert les ambitions démocratiques de la Révolution. Parmi les ébranlements de l’époque, comme tout autre signe ostentatoire de richesse, la mode était une cible choisie. Même si, à partir du décret du 8 brumaire an II (29 octobre 1793) : « Nulle personne de l’un ou de l’autre sexe ne pourra contraindre aucun citoyen à se vêtir d’une façon particulière, […] chacun est libre de porter tel vêtement ou ajustement de son sexe qui lui convient », les différences étaient encore très marquées et la volonté de se distinguer plus présente que jamais. La démocratisation du bouton réduit les différences. C’est parce qu’elles s’estompent avec le temps que l’on souhaite désormais effacer les différences dans le « vivre ensemble ». La distinction n’est désormais plus une affirmation sociale mais personnelle, marquant l’individualisation de l’homme et la création de son style.

12. Roland Barthes, « Le Dandysme et la mode » in Le bleu est à la mode cette année et autres articles, Paris, Éditions de l’Institut français de la mode, 2001, p. 991.

20 • Le bouton, accessoire de mode


Fig. 3 • Joseph Siffred Duplessis Portrait du comte de Provence, frère du roi (1755-1824) Vers 1778 Musée Condé, Chantilly

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Le bouton de nacre : un savoir faire français qui s’est exposé à la fin du xixe siècle • 35


Le bouton comme accessoire de mode • 45



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