Cathédrales 1789 1914. Un mythe moderne (extrait)

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À la mémoire de Marie Jeune-Pessiot, conservateur en chef du patrimoine aux musées de Rouen de 1986 à 2010

Cet ouvrage est publié à l’occasion de l’exposition Cathédrales, 1789-1914, un mythe moderne Rouen, musée des Beaux-Arts, 12 avril-31 août 2014 Cologne, Wallraf-Richartz-Museum & Fondation Corboud, 26 septembre 2014 – 18 janvier 2015 Sous la direction de Sylvain Amic et Ségolène Le Men Coordination éditoriale Marie-Claude Coudert Couverture Xavier Granguillot et L’Atelier de Communication

© Somogy éditions d’art, Paris, 2014 © musées de Rouen, 2014

Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Coordination et suivi éditorial : Sarah Houssin-Dreyfuss, assistée d’Anne-Marine Billot, François Dinguirard, Christine Dodos-Ungerer, Marie-Astrid Pourchet et Nelly Riedel Conception graphique : Marie Donzelli Contribution éditoriale : Renaud Bezombes et Nicole Mison Iconographe : Astrid Bargeton Fabrication : Michel Brousset, Béatrice Bourgerie, Mélanie Le Gros ISBN : 978-2-7572-0790-1 Dépôt légal : avril 2014 Imprimé en Italie (Union européenne)


1789-1914 un mythe moderne

MUSテ右S DE ROUEN


L’exposition est coproduite par la Ville de Rouen/musée des Beaux-Arts de Rouen et le Wallraf-Richartz-Museum & Fondation Corboud de Cologne. Elle est reconnue d’intérêt national par le ministère de la Culture et de la Communication / direction générale des Patrimoines / Services des musées de France, et bénéficie à ce titre d’un soutien financier exceptionnel de l’État. Elle est placée sous le haut patronage des ministères des Affaires étrangères français et allemand. Elle a reçu le label « Centenaire » délivré par la Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale et a reçu le soutien de l’ambassade de la République fédérale d’Allemagne. Cet événement reçoit le soutien financier de la direction régionale des Affaires culturelles de Haute-Normandie ainsi que de la Région Haute-Normandie.

L’exposition a reçu le mécénat exceptionnel de la MATMUT. La MATMUT permet à tous de venir visiter gratuitement l’exposition le 14 juillet 2014. Le CIC NORD OUEST et la Caisse des dépôts et consignations de Haute-Normandie ont apporté leur soutien financier pour l’organisation générale de l’exposition. L’œuvre de Claude Monet, La Cathédrale de Rouen. Le Portail et la tour d’Albane. Temps gris, fait l’objet d’une étude scientifique financée par le Crédit Agricole Normandie Seine, en vue de sa restauration.

L’exposition est réalisée avec les prêts exceptionnels du musée d’Orsay ainsi que des prêts exceptionnels du musée des Arts décoratifs.


commissariat

Virginie Desrante

Conservateur du patrimoine à la Cité céramique de Sèvres Anne Dion-Tenenbaum

France Commissariat général Sylvain Amic et Ségolène Le Men Commissaires associés Diederik Bakhuÿs, Anne-Charlotte Cathelineau, MarieClaude Coudert et Audrey Gay-Mazuel Allemagne Conception et idée originale Dagmar Kronenberger-Hüffer Commissaires Dagmar Kronenberger-Hüffer et Götz Czymmek

auteurs Sylvain Amic (S.A.)

Conservateur en chef du patrimoine Directeur des musées de Rouen Véronique Ayroles (V.A.)

Assistante de conservation au musée des Arts décoratifs de Paris Diederik Bakhuÿs (D.B.)

Conservateur chargé du cabinet d’arts graphiques au musée des Beaux-Arts de Rouen Sophie Biass-Fabiani (S.B.-F.)

Conservateur du patrimoine au musée Rodin François Blanchetière (F.B.)

Conservateur du patrimoine au musée Rodin Thomas Bohl

Élève conservateur à l’Institut national du patrimoine Joëlle Bolloch (J.B.)

Documentaliste honoraire au musée d’Orsay Anne-Charlotte Cathelineau (A.-C.C.)

Conservateur du patrimoine chargée des arts décoratifs au musée des Beaux-Arts de Rouen Jean-Pierre Chaline

Professeur des universités Götz Czymmek (G.C.)

Conservateur émérite au Wallraf-Richartz-Museum & Fondation Corboud

Marie-Claude Coudert (M.-C.C.)

Attachée à la conservation du musée des Beaux-Arts de Rouen

Conservateur en chef du patrimoine au département des Objets d’art du musée du Louvre Stéphane Ferrand (S.F.)

Chargé d’études documentaires au musée Bourdelle Audrey Gay-Mazuel

Conservateur du patrimoine au musée des Arts décoratifs Alfred Grosser

Professeur émérite à l’Institut d’études politiques de Paris Klaus Hardering

Directeur du Dombauarchiv de Cologne Jean-David Jumeau-Lafond (J.-D.J.-L.) Historien de l’art Mario Kramp

Directeur du Stadtmuseum de Cologne Dagmar Kronenberger-Hüffer

Historienne de l’art, conservateur indépendant

au Wallraf-Richartz-Museum & Fondation Corboud de Cologne Véronique de La Hougue (V.L.H.)

Conservateur en chef au musée des Arts décoratifs de Paris Ségolène Le Men (S.L.M.)

Professeur d’histoire de l’art contemporain à l’université

Paris Ouest, membre de l’Institut universitaire de France Antoinette Le Normand-Romain

Conservateur général du patrimoine

Directeur de l’Institut national d’histoire de l’art Claire Lignereux (C.L.)

Élève de l’École normale supérieure David Liot (D.L.)

Conservateur en chef du patrimoine

Directeur du musée des Beaux-Arts de Reims Marie-Hélène Montout-Richard (M.-H.M.-R.)

Attachée de conservation au musée des Beaux-Arts de Reims Dr Adam C. Oellers (A.C.O.)

Directeur adjoint du musée d’Aix-la-Chapelle Michela Passini

Chercheur au CNRS (laboratoire IHMC/ENS) Roland Recht

Professeur honoraire au Collège de France Membre de l’Institut Armelle Sentilhes

Conservateur général honoraire du patrimoine Rita Wagner (R.W.)

Responsable du cabinet des arts graphiques du Stadtmuseum de Cologne


L’

exposition Cathédrales, 1789-1914, un mythe moderne s’annonce comme un événement culturel de grande ampleur, dont je veux ici souligner le caractère exemplaire. Non seulement ce projet met en lumière, comme on est en droit de l’attendre d’une exposition reconnue d’intérêt national, un aspect inédit de notre histoire culturelle, mais il met en jeu des actions de coopérations locales, nationales et internationales remarquables. Tout d’abord, l’ancrage du sujet dans son territoire, la métropole rouennaise, est total : nul doute que ses habitants auront plaisir à redécouvrir l’histoire moderne de cet édifice qu’ils chérissent tant, comme la place qu’il occupe dans ce grand élan de reconsidération pour le gothique qui marque le XIXe siècle. Je note avec satisfaction que les acteurs de la vie patrimoniale de cette région ont fait cause commune autour de ce projet, de l’école des beaux-arts aux musées départementaux, des lieux de l’art contemporain au label Villes et pays d’art et d’histoire, pour offrir aux visiteurs l’occasion de croiser autant d’approches que ce thème d’une grande richesse autorise. La dimension nationale, que le label récompense, est dans ce projet partout présente. Il ne s’agit pas de retracer le sort d’un seul édifice, aussi exemplaire soit-il, mais bien de mettre en lumière un phénomène intellectuel de grande ampleur, qui irrigue l’ensemble des arts à l’époque moderne. À cet égard, les coopérations mises en place avec les grands musées nationaux (Louvre, Orsay, Arts décoratifs, Cluny, Rodin…) me semblent particulièrement pertinentes, de même que les partenariats avec les universités de Rouen et de Paris Ouest Nanterre. Le croisement entre le monde universitaire et celui des musées est souvent souhaité, rarement incarné : il convient de saluer cette réussite, dont le colloque La Cathédrale transfigurée va témoigner. C’est enfin l’ouverture internationale de cette exposition qui me paraît parachever l’édifice. En ces temps de commémoration, il est heureux que deux musées européens collaborent pour mettre en relief l’importance des transferts culturels dans l’histoire européenne. À l’époque médiévale, le gothique fut sur tout ce territoire un puissant facteur de transmission des savoirs et des formes. Sa redécouverte à l’âge moderne se fit également à l’échelle européenne et fut l’enjeu de rivalités nationales parfois vives. Aussi, je me réjouis de distinguer un projet fédérateur, qui réunit à la fois le musée des Beaux-Arts de Rouen, le Wallraf-Richartz-Museum & Fondation Corboud de Cologne, mais aussi le Centre allemand d’histoire de l’art à Paris. La cathédrale gothique, au terme de ce parcours, se révèle paradoxalement l’un des grands mythes modernes. Pour l’auteur de Mythologies, Roland Barthes, elle était même l’équivalent exact de l’automobile : « Je veux dire une grande création d’époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique. » Aurélie Filipetti Ministre de la Culture et de la Communication


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La cathédrale est la synthèse du pays […]. Roches, forêts, jardins, soleil du Nord, tout cela est en raccourci dans ce corps gigantesque ; toute notre France est dans les cathédrales, comme toute la Grèce est en raccourci dans le Parthénon. » Ainsi s’exprimait en 1914 Auguste Rodin, dans Les Cathédrales de France. Cruelle ironie : peu de temps après la parution de cet ouvrage, longtemps mûri, la cathédrale de Reims tombait sous les bombardements. Le XXe siècle fut aussi un siècle cruel pour ces monuments dont les hommes venaient de redécouvrir la splendeur. Ce patrimoine se trouva précipité dans la tourmente par ceuxlà mêmes, Français et Allemands, qui jusqu’au milieu du XIXe siècle s’en étaient disputé la paternité. Heureusement, il a survécu, et cette pérennité des cathédrales à travers les bouleversements de l’histoire a contribué à les installer dans l’imaginaire contemporain comme un des symboles immuables de la civilisation européenne. Depuis les romantiques, les plus grands hérauts de la modernité n’ont cessé de réévaluer le gothique et de rendre hommage au génie des bâtisseurs oubliés qui les avaient précédés. Nombreux sont les artistes qui ont célébré les cathédrales : des peintres comme Friedrich, Constable, Turner, Corot, Renoir, Pissarro, Sisley, Rodin, Redon, Delaunay, Picasso ou De Staël ; des musiciens comme Widor, Satie, Debussy ; des écrivains comme Goethe, Hugo, Ruskin, Huysmans, Zola, Proust. Claude Monet s’inscrit dans ce mouvement avec sa magnifique série de trente toiles qui ont fait de la cathédrale de Rouen une icône de lumière, fondatrice de la peinture moderne. C’est cette histoire, à la fois méconnue et constitutive, que décrit Cathédrales, 1789-1914, un mythe moderne. Grâce au partenariat entre le musée des Beaux-Arts de Rouen et le Wallraf-Richartz-Museum & Fondation Corboud de Cologne, la Normandie et la Rhénanie se trouvent réunies, comme aux belles heures de l’époque gothique. Je félicite les organisateurs et suis heureux d’apporter à ce beau projet le parrainage du ministère des Affaires étrangères. Laurent Fabius Ministre des Affaires étrangères et du Développement international


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omment parler des cathédrales en quelques lignes, comment évoquer cette magnifique exposition en quelques mots ? J’en retiendrai deux : conviction et émotion. C’est la conviction qui a fait sortir de terre et s’élever vers les cieux ces chefs-d’œuvre dont nous nous enorgueillissons toujours mais c’est l’émotion que nous ressentons à leur approche, sous leurs voûtes, devant leurs vitraux, leurs autels et les représentations artistiques, voire littéraires, qui en sont faites qui leur confèrent cette dimension irrationnelle. Hélas, cette émotion se fait plus poignante encore au spectacle révoltant de ces hymnes de pierre abattus, mutilés, par la violence des hommes. Les deux dates qui bornent cette exposition, 1789 et 1914, et les deux cathédrales qui la portent, Rouen et Cologne, sont, à cet égard, particulièrement symboliques. Combien de cathédrales ayant survécu aux outrages du temps ont été détruites au cours de la Révolution française, incendiées, vendues comme bien national puis livrées à la pioche des démolisseurs ? Miraculeusement sauvegardées, les ogives gothiques de l’abbaye de Maillezais, qui abrita Rabelais, témoignent encore de cette sauvagerie. Chez nous, cent trente-cinq ans ans plus tard, bien moins de temps qu’il n’en a fallu pour construire la plupart d’entre elles, ce sont ces mêmes cathédrales qui feront voler, de flèches en clochers, le tocsin annonciateur d’une Grande Guerre qui allait détruire ou ravager celles de la ligne de front et de la zone occupée. Témoignage flamboyant d’une foi à abattre pour démoraliser les populations, elles étaient aussi, malheureusement, les repères qui permettaient à l’artilleur de régler ses tirs quand elles n’en abritaient pas les observateurs. Bombardée le 19 septembre 1914, la cathédrale de Reims deviendra le symbole de cette barbarie. Son incendie marquera profondément les consciences du temps dont celle de Daniel Renoult dans L’Humanité du 21 septembre : « Le frisson de colère qu’a éprouvé tout homme civilisé en apprenant la destruction de la belle cité de Louvain se changera cette fois, devant la vision de la grandiose cathédrale, éventrée par les obus et rongée par les flammes, en mouvement d’horreur, en une explosion de fureur. » Ou celle d’Albert Londres, dans Le Matin du 29 septembre : « Elle est debout mais pantelante… une horrible main l’a écorchée vive… la cathédrale de Reims n’est plus qu’une plaie. » Comme tant d’autres, la basilique du sacre sera relevée de ses ruines tandis que le martyre de celle qui y conduisit Charles VII nous ramène, inexorablement, à Rouen. La ville devait malheureusement connaître trente ans plus tard pareille dévastation et c’est cette même vision d’apocalypse d’où émerge le squelette noirci d’une cathédrale toujours debout, au milieu des ruines, qui subsistera de la ville de Cologne lorsque le fracas des bombes cessera enfin. Au moment où commencent, dans une Europe aujourd’hui réconciliée, les commémorations de la Grande Guerre, laissons aux peintres le soin d’estomper tant de misère et de noirceur et à la force de conviction de leur palette ou de leur crayon, celui de nous offrir, pour notre plus grand bonheur, des émotions résolument porteuses d’espérance. Général (2S) Elrick Irastorza Président du conseil d’administration de la Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale


L

e musée des Beaux-Arts de Rouen est reconnu comme présentant l’une des collections les plus prestigieuses en France, rassemblant peintures, sculptures et dessins des plus grands artistes de la fin du Moyen Âge à nos jours. Sans parler évidemment de ce qui fait sa renommée internationale : la plus importante collection de tableaux impressionnistes (hors Paris) avec nombre d’œuvres très célèbres, en particulier celles de Claude Monet et d’Alfred Sisley. Mais le musée des Beaux-Arts de Rouen est également reconnu pour sa capacité à organiser des expositions temporaires originales de très grande qualité. À titre d’exemple, en 2013, l’exposition Éblouissants reflets : 100 chefs-d’œuvre impressionnistes, proposée dans le cadre de la 2e édition du festival Normandie Impressionniste, a séduit plus de 180 000 visiteurs, une affluence record à la hauteur de son caractère exceptionnel. Un an après, à partir du printemps 2014, en coproduction avec le célèbre WallrafRichartz-Museum & Fondation Corboud de Cologne, le musée des Beaux-Arts propose une initiative inédite sous le nom de Cathédrales, 1789-1914 : un mythe moderne. Labellisée par la Mission du centenaire 1914-2014 et placée sous le haut patronage conjoint des ministères des Affaires étrangères allemand et français, cette exposition franco-allemande explore un thème innovant : la place de la cathédrale dans l’imaginaire artistique et dans le débat national au travers de cent quatre-vingts œuvres d’une soixantaine d’artistes, depuis Goethe et Hugo jusqu’à la Première Guerre mondiale et le bombardement de Reims. La cathédrale gothique, incarnation de l’architecture monumentale du Moyen Âge qui a connu une forme d’oubli pendant plusieurs siècles, renaît au XIXe siècle en devenant à la fois symbole de prestige pour la monarchie et emblème de l’identité nationale. Elle inspire aussi des poètes, des musiciens ou encore des peintres, comme Claude Monet avec sa fameuse série de peintures qu’il a consacrée à l’élément patrimonial emblématique de la ville de Rouen : sa cathédrale. Ses trente tableaux, peints entre 1892 et 1894 et représentant des vues différentes de notre cathédrale, seront bien évidemment au cœur de l’exposition. Durant les cinq mois de cette exposition ambitieuse, de multiples temps forts seront proposés parmi lesquels un colloque international intitulé La Cathédrale transfigurée : regards, mythes, conflits et organisé par les universités de Rouen et de Nanterre. En présentant désormais chaque année une exposition d’envergure internationale, notre musée prouve, s’il le fallait encore, à quel point il est un acteur majeur du rayonnement culturel de notre région. Il démontre en outre sa disposition à travailler en synergie avec de prestigieux partenaires européens ainsi que son aptitude à fédérer des mécènes, sans lesquels un événement culturel de cette envergure ne pourrait pas se produire. Yvon Robert Maire de Rouen


Nous tenons à exprimer nos sincères remerciements aux institutions suivantes pour leurs prêts généreux : Allemagne Aix-la-Chapelle, Suermondt-Ludwig-Museum Berlin, Kupferstichkabinett Berlin, Alte Nationalgalerie Bonn, Kunstmuseum Cologne, Theaterwissenschaftliche Sammlung, Universität zu Köln Cologne, Stadtmuseum Cologne, Wallraf-Richartz-Museum & Fondation Corboud Dresde, Staatliche Kunstsammlungen Dresden Essen, Museum Folkwang Halle, Stiftung Moritzburg – Kunstmuseum des Landes Sachsen-Anhalt Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle Karlsruhe Leipzig, Museum der Bildenden Künste Munich, Bayerische Staatsgemäldesammlungen Stuttgart, Staatsgalerie Stuttgart Belgique Gand, Museum voor Schone Kunsten États-Unis New York, The Metropolitan Museum of Art New York, The Museum of Modern Art France Beauvais, Musée départemental de l’Oise Blérancourt, musée national de la Coopération franco-américaine Châlons-en-Champagne, Musées de Châlons-en-Champagne Charenton-le-Pont, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine Châtenay-Malabry, Maison de Chateaubriand-Vallée-aux-loups Compiègne, Musées et domaine nationaux de Compiègne Dieppe, Château-Musée de Dieppe Évreux, Ville d’Évreux Évreux, musée d’Art, Histoire et Archéologie d’Évreux Fontainebleau, Château de Fontainebleau Grenoble, Musée de Grenoble Lyon, palais des Beaux-Arts Meaux, musée de la Grande Guerre Metz, musée de la Cour d’Or, Metz Métropole Nantes, musée des Beaux-Arts Paris, bibliothèque des Arts décoratifs Bibliothèque de documentation internationale contemporaine Paris, bibliothèque Forney Paris, Bibliothèque nationale de France Paris, Centre des monuments nationaux Paris, galerie des Gobelins, Mobilier national Paris, Institut national d’histoire de l’art

Paris, Maison de Victor Hugo Paris, musée de l’Armée, Hôtel national des Invalides Paris, musée d’Art moderne de la Ville de Paris Paris, musée des Arts décoratifs Paris, musées Bourdelle et Zadkine Paris, musée Carnavalet Paris, musée de Cluny Paris, musée Gustave Moreau Paris, musée du Louvre Paris, musée Marmottan-Monet Paris, musée des Monuments français, Cité de l’architecture et du patrimoine Paris, musée national d’Art moderne, centre Georges Pompidou Paris, musée d’Orsay Paris, musée Rodin Paris, Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris Pau, musée national du château de Pau Reims, musée des Beaux-Arts Reims, musée historique Saint-Remi Reims, palais du Tau Rouen, Bibliothèque municipale de Rouen Rouen, musée départemental des Antiquités Sèvres – Cité de la céramique Strasbourg, musée des Beaux-Arts Strasbourg, musée de l’Œuvre Notre-Dame Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon Villefranche-sur-Saône, musée Paul Dini Villequier, Maison Vacquerie – musée Victor Hugo Royaume-Uni Aberdeen, Aberdeen Art Gallery and Museums Blackpool, Grundy Art Gallery Glasgow, Hunterian Museum and Art Gallery Londres, Victoria & Albert Museum Sheffield, Museums Sheffield Wiltshire, Salisbury and South Wiltshire Museum Suède Stockholm, Moderna Museet Suisse Baden, Museum Langmatt Lausanne, Musée cantonal des Beaux-Arts Winterthur, Kunstmuseum Winterthur Zurich, Schweizerisches Nationalmuseum Ainsi que les prêteurs particuliers : Alain Fréchon, Gilles Lefèvre, Jean-Laurent Nabet, Chantal Néel, Bill Pallot, Éric Puyhaubert, Tobogan Antiques et ceux qui ont souhaité conserver l’anonymat.


Cathédrales, 1789-1914, un mythe moderne a bénéficié de l’appui de nombreuses personnes qui doivent être ici nommément remerciées : Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères et du Développement international Dr. Frank-Walter Steinmeier, ministre des Affaires étrangères d’Allemagne Aurélie Filipetti, ministre de la Culture et de la Communication Kader Arif, secrétaire d’État aux Anciens combattants et à la Mémoire Valérie Fourneyron, secrétaire d’État au Commerce, à l’Artisanat et à l’Économie sociale et solidaire Son Excellence Susanne Wasum-Rainer, ambassadeur d’Allemagne Yvon Robert, maire de Rouen Frédéric Sanchez, président de la CREA Nicolas Mayer-Rossignol, président de la Région Haute-Normandie Nicolas Rouly, président du conseil général de la Seine-Maritime Monseigneur Jean-Charles Descubes, archevêque de Rouen Pierre-Henry Maccioni, préfet de la Seine-Maritime Elrick Irastorza, général d’armée, président du conseil d’administration de la Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale Joseph Zimet, directeur général de la Mission du centenaire de la Première Guerre mondiale Cafer Ozkul, président de l’université de Rouen Jean-François Balaudé, président de l’université Paris Ouest Nanterre La Défense Jörn Bousselmi, directeur général de la Chambre franco-allemande de commerce et d’industrie

Marie-Christine Labourdette, directrice des services des Musées de France ainsi que Christine André Luc Liogier, directeur régional de la DRAC Haute-Normandie, ainsi que Roland Pintat, conseiller musées

Marcus Dekiert, directeur du Wallraf-Richartz-Museum & Fondation Corboud, ainsi que Götz Czymmek, Dagmar Kronenberger-Hüffer, Barbara Trier, Christin Wähner.


Rien n’aurait été possible sans le soutien de Christine Argelès, première adjointe au maire chargée de la Culture, de la Jeunesse et de la Vie étudiante, d’Emmanuèle JeandetMengual, conseillère municipale déléguée au Budget et aux Finances, de Guy Pessiot, conseiller municipal délégué au Tourisme et au Patrimoine, et sans la mobilisation pleine et entière des services de la Ville de Rouen dirigés par Dominique Bertin, la vigilance de Laurent Basso, directeur général adjoint, et le soutien actif de Richard Turco, directeur général adjoint, en charge du pôle développement et attractivité, Sophie Noël, directrice du développement culturel, ainsi que Béatrice Auffret, Vincent Avisse, Pascal Bardin, François Bardos, Armelle Barette-Gence, Pascal Barré, Sylvain Becasse, Pascal Bernier, Claude Brendel, Jean-Christophe Buaillon, Clara Caldin, Alexandre Canet, François Carman, Sophie Choquet, Florence Dauvet, Vanessa David, Pierre Dedieu, Corinne Delaunay, Olivier Delphin, Anne-Marie Demeilliers, Karine Divernet, Ali Djelti, Sébastien Doubet, Marie-Pierre Droz, Bernard Dutheil, Martine Fauchard, Benoît Gach, Jeannie Gaillet, Franck Glombicki, Gracinda Gohin de Caldas, Yannick Gosset, Monique Göthe, Patrick Gouffran, Étienne Granger, Lionel Gueret-Laferté, Michel Guillaume, Aurélien Guilmard, Nathalie Guy, Fabienne Hanouel, Dominique Hantzberg, Bianca Holesch, Sabine d’Hooren, Laurent Lefèbvre, Catherine Legall, Pauline Lemarechal, Sandrine Lepicard, Sandra Letellier, Lazare Letourneur, François Malservet, Élise Maze-Hamelet, Angéline Laignel, Maggy Lecarpentier, Jérôme Lepetit, Amina Mahjoub, Philippe Martin, Stéphanie Mauvieux, Didier Morvan, Sylvain Ortis, Laure Paloumé, Claire Paris-Messler, Claire Pollet, Carole Pourrias, Marc Queval, Romain Rendu, Marie Retaille, Pascal Rineau, Hélène Rossignol, Claude Roussel, Jérôme Savoye, Claire Veyne, Edward Wild.

Un remerciement spécial à tous ceux qui ont accompagné ce projet localement : Pour la CREA, Christine Gaillard, ainsi que Caroline Puech, Cécile Bellehache, Laurent Patole, Fanny Mobas-Mangane, Émilie Deram, Bruno Mallet, Marceline Putnaï À la Région Haute-Normandie, Claire Etienne ainsi que Bénédicte Duthion Au conseil général de Seine-Maritime, Pierre Bouho, ainsi qu’Isabelle Maraval et Valérie Pannetier-Rolland À l’université de Rouen, Frédéric Cousinié, Claire Maingon, ainsi que Danielle Girard, Yvan Leclerc, Bénédicte Percheron, Anaïse Procureur, Morgan Taboy, Karine Jubil, Azilis Ladjadj À l’école d’architecture, Fabienne Fendrich, ainsi que Marc Béri, Stéphane Rioland, Paul Soriano, et les étudiants Cédric Fougère, Nina Leroux, Diane Vallée, Manon Pouille, Lisa Salvucci À l’ESADHaR, Thierry Heynen, ainsi que Jean-Paul Berrenger, Michel Breant, Rolland Decaudin Au diocèse de Rouen, l’abbé Philippe Maheut, l’abbé Christophe Potel, l’abbé Bertrand Laurent L’Association des Amis des musées de la ville de Rouen, Claude Turion, Anne-Marie Lebocq, ainsi que Françoise Vallée-Jamot, Philippe Lebarc, Jean-François Maillard, Sophie Pouliquen, Annick Régnier, Charlotte Rousseau Pour l’association Les Amis de Flaubert et Maupassant, Joëlle Robert, ainsi que Stéphanie Dord-Crouslé et Bertrand Marchal Au STS Métiers de l’audiovisuel du lycée Corneille, Philippe Hédouin, Kasha Legrand, ainsi que les étudiants Gaumont Pathé Archives et Manuela Padoan Pour l’Association du Gothique frémissant, Roy Lekus et Françoise Jollivet L’association Les Nocturnes de la cathédrale, Florence Génisson Pour le festival Terres de Paroles, Robert Lacombe, ainsi que Clothilde Musard, Muriel Dubos et Marie Cherfils Au Secours populaire, Anne Sophie Marie, ainsi que Josée Gibet, Roger Gibet, Nicole Lepouzé et Charlotte Rousseau.


Le colloque international La Cathédrale transfigurée, regards, mythes, conflits organisé les 13, 14 et 15 mai en parallèle de l’exposition est le fruit d’une collaboration avec l’université Paris Ouest Nanterre La Défense, l’université de Rouen et le Centre allemand d’histoire de l’art, avec l’appui du Réseau international de formation en histoire de l’art, de la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine et de l’Institut universitaire de France. Il a été soutenu à l’université Paris Ouest par le laboratoire d’excellence (labex) « Les Passés dans le Présent » dans le cadre d’un projet de recherche porté par le laboratoire Histoire des arts et des représentations. À ce titre, nous remercions les responsables du labex, Pierre Rouillard et Ghislaine Glasson-Deschaumes, la chargée de mission pour le colloque, Constance Moréteau, le directeur du Centre allemand d’histoire de l’art, Thomas Kirchner, et son adjoint, Godehard Janzing, ainsi que Michela Passini, Centre national de la recherche scientifique, Annette Becker, université Paris Ouest, IUF, HAR, et l’ensemble du comité scientifique et du comité d’organisation.

Somogy éditions d’art, Nicolas Neumann et son équipe qui ont mis tout leur soin à la réalisation du catalogue.

Nous remercions les acteurs du tourisme participant au rayonnement du projet. Jean-Louis Laville, directeur du Comité régional de tourisme de Normandie, et son équipe Jean-François Santais et son équipe Yves Leclerc et son équipe, Samir Sirat, Killian Penven, Brigitte Hervé, Sofian Bensbia, Beatriz Delfanne, Marion Rabiller, Élodie Picard, Paul Sement et Anne Thoumire

Le vernissage de l’exposition a reçu le soutien des Champagnes Jacquinot & Fils, de L’Envers du décor, de Cirette Traiteur, Bultel Location.

Le scénographe de l’exposition, Martin Michel, ainsi que Costanza Matteuci (graphisme) et François Austerlitz (éclairage) Les restaurateurs, Marie Bégué, Wolfgang Früh, Agnès Gaudu, Catherine Jones, Marie de Lauzon et Bénédicte Trémolières L’association ArCEN (Art Collections European Network) pour l’organisation d’un dîner de gala en faveur du transport des œuvres sur le territoire français La surveillance des salles lors des soirées privées bénéficie du mécénat de France Gardiennage. La communication de l’exposition bénéficie du soutien de la SNCF, du Groupe SANEF, Réseau Astuce, d’Apollonet et de l’association FBEye de l’école NEOMA Business School.

La conférence de presse du 27 janvier 2014 a bénéficié du soutien de la Maison de la Mutualité (Groupe GL Events), de L’Envers du Décor et de la Maison Taittinger. En partenariat avec Le Monde, Télérama, ARTE et RTL.


Cette exposition n’aurait pu voir le jour sans l’ensemble de ces partenaires et mécènes : la Matmut : Daniel Havis, président-directeur général ; Jean-Michel Levacher, Marie Watelet, Justine Billiard, Marine Lutz le CIC Nord Ouest : Stelli Premaor, présidentdirecteur général ; Médéric Monestier, Isabelle Rondoux, Virginie Carlier et Quentin Delannoy le Crédit Agricole Normandie Seine : Philippe Lethrosne, président ; Frédéric Thomas, directeur général ; Joël Hebinck, Eric Potel, Pascal Jouin et Patrice Davion la Caisse des dépôts et consignations : Jean-Pierre Jouyet, président-directeur général ; Éric Dubertand, Germaine Tauvel le Groupe SANEF : Sandrine Lombard Little Greene France : Vincent Vallée les Ateliers d’Offard : François-Xavier Richard Tinho : Monsieur Goncalvès et son équipe Transpalux : Didier Diaz, président ; Alain Droual France Gardiennage : Yves Chidaine la SNCF : Stéphane Lecomte le Réseau Astuce : Élie Franc, président ; Christine Attia-Treffé, Carole Dupont Apollonet : Alexandre Ronsaut ArCEN : Frédérique Kirstetter, présidente, et les membres du conseil d’administration ; les Champagnes Jacquinot & Fils : Jean-Manuel Jacquinot, président ; François Nicolet L’Envers du décor : François des Ligneris Cirette Traiteur : Stéphane Cirette et Emmanuelle Thune Bultel Location : Pascal Dupuy, président-directeur général la Maison de la Mutualité : Alexandre Fougerole, directeur la Maison Taittinger : Dominique Garreta ARTE : Véronique Cayla, présidente du Directoire ; Françoise Lecarpentier, Raphaella Saada Télérama : Caroline Gouin, directrice de l’action culturelle, des relations extérieures et de la communication ; Mylène Belmont Le Monde : Julie Somson, directrice de la publicité et des partenariats, Pôle Culture RTL : Jacques Benloulou, directeur des partenariats ; Karine Lambert, Blanche GiraudMorel, Monique Younès

La recherche de mécénat a été réalisée en collaboration avec Frédérique Kirstetter. Les relations avec la presse ont été assurées par l’agence Anne Samson Communications, sous la direction d’Anne Samson. La ligne graphique de l’exposition, déclinée sur les documents de communication, la couverture du catalogue et la cimaise d’entrée de l’exposition, a été créée par L’Atelier de Communication, sous la direction de Xavier Grandguillot. Les documents de communication ont été imprimés par : IROPA Imprimerie, Delaroche Publicités et Helio Services, et traduits par Morris Traduction. Le nouveau mobilier destiné à la billetterie de l’exposition a été réalisé par la société Archétype, Franck Lardenois.


Enfin rien n’aurait été possible sans la confiance des collègues et amis des musées prêteurs, avec au premier chef, Guy Cogeval, président du musée d’Orsay, et Olivier Gabet, directeur du musée des Arts décoratifs, pour leur concours exceptionnel. Nous sommes également redevables à :

Allemagne Dr Schulze Altcappenberg, Stephan Berg, Tobia Bezzola, Dr Peter van den Brink Suermondt, Susanne Brüning, Dr Ina Conzen, Francisca Cruz, Dr Marcus Dekiert, Georg Josef Dietz, Alexander Eiling, Dr Hartwig Fischer, Peter Frei, Rieke Friese, Sandra Gianfreda, Dr Rolph H. Johannsen, Dr Theo Jüliche, Dr Oliver Kase, Mario Kramp, Christiane Lange, Dr Mario-Andreas von Lüttichau, Peter W. Marx, Annette Mattern, Dr Pia Müller-Tamm, Jan Nicolaisen, Reinhard Rasch, Ingrid Rieck, Dr Herbert Rott, Dr Hans-Werner Schmidt, Dr Katja Schneider, Dr Klaus Schrenk, Gerd Spitzer, Kerstin Stremmel, Rita Wagner, Christin Wähner, Barbara Weber, Dr Angelika Wesenberg, Dr Annabel Zettel Belgique Bruno Fornari, Luc Vanackere, Catherine de Zegher États-Unis Thomas P. Campbell, Carla Caputo, Glenn D. Lowry, Bryanna O’Mara, Cora Rosevear France Sébastien Allard, Laetitia Antonini, Catherine Arnold, Catherine Assous, Mathias Auclair, Gérard Audinet, Véronique Ayroles, Valérie Bajou, Philippe Banasiak, Christian Baptiste, Claire Basquin, Aldo Battaglia, Stéphane Bayard, Rachel Beaujean-Deschamps, Philippe Bélaval, Johanne Berlemont, Nicolas Bernard, Michèle Bertaux, Maryse Bertrand, Sophie Biass-Fabiani, François Blanchetière, Bernard Blistène, Francine Bouré, Sylvie Bourrat, Marc Bouxin, François Bridey, Philippe Brunella, Jean-Marie Bruson, Cyril Burté, Anne-Élisabeth Burtorf, Émilie Cabanel, Florence Calame-Levert, Agnès Callu, David Caméo, Sylvie Carlier, Patrick de Carolis, Frédéric Casiot, Jean-Gérald Castex, Hubert Cavaniol, Anne-Marie Chabot, Ludovic Chauwin, Blandine Chavanne, Catherine Chevillot, Valérie Chopin, Évelyne Cohen, Isabelle Collet, Valérie Corvino, Laurent Creuzet, Bernard Degout, Virginie Desrante,

Christiane Dole, Anne Dopffer, Caroline DorionPeyronnet, Cécile Dupeux, Marie-France DupuyBaylet, Jannic Durand, Emmanuelle de l’Ecotais, Marie Ferdenzi, Stéphane Ferrand, Caroline Fieschi, Laurence de Finance, Marie-Cécile Forest, Jean-Charles Forgeret, Sophie Fourny-Dargère, Josette Galiègue, Thomas Galifot, Marie-Pierre Gauzes, Aurélie Gavoille, Audrey Gay-Mazuel, Magali Gouairan, Charlotte Grasset, Sandrine Grignon-Dumoulin, Ralph Grossmann, Isabelle Gui, Valérie Guillaume, David Guillet, Soazig Guilmin, Laure Haberschill, Nicolas Hatot, Jean-François Hébert, Audrey d’Hendecourt, Fabrice Hergott, Saïda Herida, Nadine Hingot, Véronique de La Hougue, Catherine Hubbard, Christian Hubert, Pierre Ickowicz, Dominique Jacquot, Marie-Odile Klipfel, Sophie Krebs, Frédéric Lacaille, Christine Lancestremère, Chantal Lachkar, Catherine Lancien, Morgane Lanoue, Brigitte Léal, Claire Lecourt-Aubry, Amaury Lefébure, Antoinette Le Normand-Romain, Sylvie Leprince, Sylvie Leray-Burimi, Jean-Marc Léri, Christophe Leribault, David Liot, François Louveau, Laurence Lyncée, Aline Magnien, Olga Makhroff, Jérôme Manoukian, Jean-Philippe Manzano, Marie-Laurence Marco, Jean-Luc Martinez, Caroline Mathieu, Marianne Mathieu, Véronique Mattiussi, Meret Mayer, Marie-Jean Mazurier, Maeva Méplain, Cathie Meyer, Paul Mironneau, Éric Moinet, Michaël Monnier, Dominique Morel, François Morellet, Nathalie Muller, Christiane Naffah-Bayle, Jean-Luc Olivié, Chiara Pagliettini, Jean-Daniel Pariset, Sarah Paronetto, Catherine Péguard, Jacques Perot, Élodie Perrot, Joëlle Pijaudier-Cabot, Sylvie Pitoiset, Vincent Pomarède, Évelyne Possemé, Marie Prochasson, Bruno Racine, Valérie de Raignac, Sylvie Ramond, Anaïs Raynaud, Hélène Reuzé, Françoise Reynaud, Edwige Ridel, Brigitte Robin-Loiseau, Michel Rouger, Constance Rubini, Béatrice Salmon, Xavier Salmon, Christel Sanguinetti, Béatrix Saule, Cécile Scallierez, Mathilde Schneider, Bernard Schotter, Richard Schuler, Cyril Sciama, Amélie Simier, Julien Spinner, Emmanuel Starcky, Bruno Suzzarelli, Valérie Tesnière, Guy Tosatto, Maïté Vanmarque, Isabelle Varloteaux, Virginia Verardi, Philippe Zoi.


Royaume-Uni Malcolm Chapman, Peter Ellis, Pr David Gaimster, Adrian Green, Tom Ireland, Richard Parry, Louise Pullen, Christine Rew, Dr Martin Roth, Ann Steed, Kim Streets, Stuart Tulloch Suède Daniel Birnbaum, Margareta Helleberg, Iris Müller-Westermann

Suisse Sébastien Dizerens, Bernard Fibicher, Leonard Gianadda, G. Lukas Gloor, Catherine Lepdor, Monika Mascus, Dr Dieter Schwarz, Dr Andreas Spillmann, Dr Rudolph Velhagen Nous souhaitons exprimer aussi toute notre reconnaissance pour leur soutien à notre projet : Sophie Andre, Graham W. J. Beal, Son Altesse la princesse Minnie de Beauvau-Craon, Sylvain Boyer, Pierre Brullé, Laurence des Cars, Ina Conzen, Yasha David, Douglas Druick, Mélisande Engelbrecht, Thomas Eschbach, Gloria Groom, Ulrich Krempel, Paul Lang, Christiane Lange, Amaury Lefébure, Dan, André et Déborah Mayer, Erika Morris, Hélène Moulin-Stanislas, Céline Paul, Valérie de Raignac, Purificación Ripio, Constance Rubini, Olivier Henry Sambucchi, Isabel Schulz, Vladimir Skoda, Michelle J. Smith, Guillermo Solana, Anne Stilz, Bruno Suzzarelli. Toute notre gratitude va aux auteurs qui ont mis leur talent et leurs connaissances au service de cet ouvrage, Véronique Ayrolles, Diederik Bakhuÿs, Sophie Biass-Fabiani, François Blanchetière, Thomas Bohl, Joëlle Bolloch, Anne-Charlotte Cathelineau, Jean-Pierre Chaline, Marie-Claude Coudert, Götz Czymmek, Virginie Desrante, Anne Dion, Stéphane Ferrand, Audrey Gay-Mazuel, Alfred Grosser, Klaus Hardering, Véronique de La Hougue, Jean-David Jumeau-Lafond, Mario Kramp, Dagmar Kronenberger-Hüffer, Ségolène Le Men, Antoinette Lenormand-Romain, Claire Lignereux, David Liot, Marie-Hélène MontoutRichard, Adam C. Oellers, Michela Passini, Roland Recht, Armelle Sentilhes, Rita Wagner ainsi qu’aux traductrices, Élisabeth Agius d’Yvoire, Chantal Philippe, Aude Virey Wallon et Anna Hartmann,

et à toutes les personnes qui à un titre ou à un autre nous ont apporté leur aide et en particulier Bernard Reumaux, des éditions La Nuée bleue, Stéphane Rioland et Benoît Eliot, la galerie Perrotin, Soizic Auger et Gianni Degryse. Enfin, mes remerciements personnels vont à l’équipe de commissariat, Diederik Bakhuÿs, Anne-Charlotte Cathelineau, Marie-Claude Coudert, Götz Czymmek, Markus Diekert, Audrey Gay-Mazuel, Dagmar KronenbergerHüffer, Ségolène Le Men, à Thomas Bohl, élève conservateur, aux assistants et stagiaires, Iman Moinzadeh, Claire Lignereux, Alix de Rocquefeuil, ainsi qu’à mon assistante Virginie Thenoz, qui m’ont accompagné dans ce projet. J’ai pu m’appuyer sur les talents d’organisateur de David Andrieux, assisté d’Anabel Hébert, et compter sur la mobilisation de l’ensemble des chefs de projet, Frédéric Bigo, Patricia Jaillette, Virgil Langlade, Christophe Mulot, Catherine Régnault, coordonnés par Léa Colin puis Sylvie Lebrat, assistée de Sarah Letellier. Stéphane Landais a assuré la régie générale de l’exposition, Didier Andrieux, Thibault Andrieux, Mathieu Bazin, Fabrice Bertrand, Yves Dubuc, Didier Gori, Angelika Grimonprez, Mathieu Lawday, Salah Medjadba, Marc Meurin, Christophe Ollivier, Maxime Resse, Jean-Marie Rousselin et François Villard, le montage, les transports et l’accrochage, coordonnés par Émily Busato et Hélène Thomas, Patrick Boullé, Gérard Canipel et Patrick Sébire, la menuiserie, Samir Bégic et Didier Dehédin, l’éclairage, Julia Delaporte, Alberto Ferreira et Stéphane Levasseur, les encadrements. Que tous, avec l’ensemble des agents des musées de Rouen dont la mobilisation a été totale, trouvent ici le témoignage de ma profonde gratitude.

Enfin, je souhaite exprimer à Gérard Corboud et Andréas Blühm, tous deux à l’origine de ce projet, toute mon amitié et ma reconnaissance. Sylvain Amic


R

ouen et Cologne n’ont pas, jusqu’ici, entretenu de liens particuliers. Pourtant, les rapprochements que l’on peut faire entre ces deux villes, situées au bord du principal fleuve de leur pays, ne manquent pas. Parmi les plus frappants restent sans aucun doute les clichés pris après les combats de la Seconde Guerre mondiale : au milieu des ruines laissées par de sévères bombardements, la cathédrale se dresse, hiératique, comme un roc dans une carrière de pierre. Avant ces tristes heures, le XIXe siècle avait vu cet édifice jouer de part et d’autre un rôle essentiel dans les préoccupations édilitaires : au chantier de reconstruction de la flèche de Notre-Dame de Rouen, terminé en 1876, répond l’achèvement de la cathédrale de Cologne en 1880. Le premier avait installé la cathédrale de Rouen à la place convoitée de plus haut édifice du monde ; elle devait être détrônée à peine quatre années plus tard par le second. Ces deux entreprises titanesques sont la parfaite illustration de la réévaluation de la place du gothique dans notre culture européenne, que les romantiques ont initiée. Sous l’impulsion de Goethe en Allemagne et de Hugo en France, cette question a nourri le débat intellectuel pendant toute l’époque moderne. Autrefois qualifié de barbare, le gothique est progressivement reconnu au XIXe siècle comme un élément constitutif du génie national. Qu’il s’agisse de la cathédrale de Cologne, témoignage concret de l’unification allemande, ou de celle de Rouen qui, avec Monet, finit par incarner la culture française, les deux édifices ont joué un rôle essentiel dans cette grande vague de réforme des arts dont les échos se font encore entendre jusqu’à notre époque contemporaine. Nul n’était donc plus légitime que le musée des Beaux-Arts de Rouen et le WallrafRichartz-Museum & Fondation Corboud pour porter le projet d’une grande exposition mettant pour la première fois en lumière un des plus puissants phénomènes culturels de l’époque moderne. Cette coopération, à l’heure du centenaire de la guerre de 1914-1918, nous semble incarner les valeurs de l’Europe d’aujourd’hui, et nous sommes particulièrement fiers d’avoir conduit les travaux d’une équipe de commissariat binationale, alliant musées et universités, dont il convient de saluer ici le travail exemplaire. Le gothique est l’un des éléments les mieux partagés de notre histoire commune. La place de la cathédrale dans notre imaginaire contemporain ne l’est pas moins. Les milliers de touristes qui se pressent pour visiter ces édifices, à Rouen, à Cologne, comme dans toutes les villes de France et d’Allemagne, témoignent de la force de l’attachement que nous portons à ces monuments. Nous souhaitons qu’avec ces expositions ils en découvrent l’origine, qu’ils aient plaisir à en retracer l’histoire et que, de la Seine au Rhin, ils ne cessent d’en parcourir les chemins avec les meilleurs compagnons : les artistes et leurs œuvres. Sylvain Amic et Marcus Dekiert


sommaire essais Cathédrales

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ALFRED GROSSER

Le moment Goethe. Un changement d’optique ROLAND RECHT, MEMBRE DE L’INSTITUT

24

Dom en Allemagne, cathédrale en France. Gothique et nation au XIXe siècle

28

MARIO KRAMP

La cathédrale, une « création française ». L’art gothique et la construction d’une identité esthétique nationale 1870-1918

42

MICHELA PASSINI

« Grand cathédraliste », la cathédrale de Monet en regards

48

SÉGOLÈNE LE MEN

Impressionniste – pointilliste – cubiste. La cathédrale gothique comme motif de la peinture sérielle en France DAGMAR KRONENBERGER-HÜFFER

60

La cathédrale romantique : apports britanniques

78

DIEDERIK BAKHUŸS

Vision et réalité. Les cathédrales dans la peinture du romantisme allemand

90

GÖTZ CZYMMEK

La cathédrale de Cologne. « Un édifice qui n’a pas son pareil au monde »

100

KLAUS KARDERING

La cathédrale de Rouen. De ruines en renaissances ARMELLE SENTILHES ET JEAN-PIERRE CHALINE

108

catalogue La cathédrale, une invention moderne ? THOMAS BOHL

130

Sacres et massacres

136

ANNE-CHARLOTTE CATHELINEAU


Goethe et le romantisme allemand DIEDERIK BAKHUŸS, GÖTZ CZYMMEK ET RITA WAGNER

150

La cathédrale à l’époque romantique : de Grande-Bretagne en France

174

DIEDERIK BAKHUŸS ET DAVID LIOT

Victor Hugo

192

SÉGOLÈNE LE MEN

Naissance du monument ANNE-CHARLOTTE CATHELINEAU, JOËLLE BOLLOCH ET CLAIRE LIGNEREUX

216

Le Stryge : le gothique des gargouilles

240

SÉGOLÈNE LE MEN

Le décor « à la cathédrale » AUDREY GAY-MAZUEL, ANNE DION-TENENBAUM, ANNE-CHARLOTTE CATHELINEAU, VIRGINIE DESRANTE,VÉRONIQUE AYROLES, VÉRONIQUE DE LA HOUGUE

254

Les impressionnistes et le monument gothique

286

SYLVAIN AMIC

Rodin : la voix des basiliques ANTOINETTE LE NORMAND-ROMAIN, FRANÇOIS BLANCHETIÈRE, SOPHIE BIASS-FABIANI

302

La cathédrale symboliste JEAN-DAVID JUMEAU-LAFOND

324

La Grande Guerre MICHELA PASSINI, STÉPHANE FERRAND, HÉLÈNE MONTOUT-RICHARD, THOMAS BOHL

344

La cathédrale des modernes MARIE-CLAUDE COUDERT

364

Cathédrale et expressionnisme ADAM C. OELLERS, GÖTZ CZYMMEK

382

annexes Œuvres exposées et non reproduites

403

LISTE ÉTABLIE PAR ALIX DE ROQUEFEUIL

Bibliographie

406


CATHÉDRALES Au mot cathédrales, une image surgit en moi : la sculpture d’Auguste Rodin qui porte ce nom. Deux mains croisées qui se touchent et semblent englober un espace ascensionnel. Mais l’exposition étant organisée depuis Rouen et Cologne, ce sont deux autres images qui s’imposent à moi. Pour Rouen, les variations de lumière dans les tableaux de Claude Monet. Pour Cologne, moins sérieusement, le rêve jamais réalisé de voir le Dom, comme ceux de Strasbourg et de Fribourg, débarrassé de tout échafaudage ! Rouen, c’est aussi le lieu où Jeanne d’Arc fut brûlée, non loin de la cathédrale nullement protectrice de l’innocente. La cathédrale de Reims, elle, l’a vue au comble de la réussite, avec le couronnement du roi pour lequel elle avait victorieusement combattu. Cette même cathédrale est devenue, au XXe siècle, un symbole franco-allemand, négatif par les bombardements subis, positif par la présence commune du président de la République et du chancelier allemand, le 8 juillet 1962 (fig. 1). (Pour la petite histoire, il faut rappeler que Charles de Gaulle, chef d’un État laïc, n’est pas allé communier, alors qu’il communiait régulièrement comme homme privé.) Le symbole était fort, au point qu’il faisait oublier que l’acte créateur avait été accompli douze années auparavant, le 9 mai 1950, par le ministre français des Affaires étrangères. Aussi convient-il de se reporter à la cathédrale de Metz, non à cause des magnifiques vitraux de Chagall, plus anciens et encore plus beaux que ceux de Reims, mais pour prendre connaissance du texte de l’évêque, Mgr Schmitt, lu le 7 septembre 1963 pendant la célébration des obsèques de Robert Schuman : « Placée au carrefour des routes conduisant du nord vers le sud et de l’ouest vers l’est, cette cathédrale a vocation à rassembler dans son enceinte des hommes de toutes les nations et de toutes les cultures. La mission de Robert Schuman a été

CATHÉDRALES

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d’être un jeteur de ponts, un homme de la rencontre fraternelle et du dialogue fécond entre des peuples souvent opposés, un apôtre de la réconciliation et de la paix. » La symbolique de Reims, elle, a le même défaut que la belle image d’Helmut Kohl et de François Mitterrand se donnant la main devant l’ossuaire de Douaumont et que celle d’Angela Merkel et de Nicolas Sarkozy devant l’Arc de triomphe un 11 novembre : les trois rencontres évoquent la Première Guerre mondiale, alors que la Seconde aurait dû être commémorée sur l’emplacement du camp de Dachau où antihitlériens français et allemands avaient souffert ensemble. Parmi eux, nombre de prêtres, représentants d’Églises nationales fort différentes de celles de 1914-1918. En effet, du haut des chaires des cathédrales des deux pays, que d’appels à la haine, dans ces cathédrales, que de Te deum chantés pour des victoires remportées en fait par les chrétiens d’un pays sur les chrétiens de l’autre pays ! Je ne parviens pas à comprendre toutes les cérémonies et célébrations prévues pour les années 2014 à 2018 destinées à évoquer le plus effroyable massacre entre Français et Allemands. Je préférerais qu’on projette partout le film Joyeux Noël, sorti en 2005. Son réalisateur, Christian Carion, a évoqué, en 2013, dans un long article, tous les témoignages qu’il avait reçus des spectateurs concernés par ce récit d’une fraternisation dans les tranchées les 24 et 25 décembre 1914. Tous disaient leur découverte, à l’époque, de la similitude avec les combattants d’en face. Dans le film, deux figures de prêtres, l’un pour qui la célébration commune de la messe de minuit est le grand moment de sa vie, l’autre, son évêque, qui le punit et tient un discours Ci-contre Le président Charles de Gaulle et le chancelier Konrad Adenauer Cathédrale de Reims, 8 juillet 1962



de haine, comme les prélats français et allemands de la Grande Guerre, aussi bien protestants que catholiques, en ignorant les efforts conciliateurs du pape Benoît XV. Les guerres ont atteint les cathédrales. Que de rappels français des bombes sur Reims ! Que d’ignorances françaises de la cathédrale de Spire en 1689 ! Voici quelques années a failli être diffusé en Alsace un livre de chants pour enfants contenant La Chanson de Turenne : « Feux de joie, brûlons le Palatinat ! » Aujourd’hui, dans la cathédrale rénovée, plutôt que de penser à ce passé-là, il vaudrait mieux méditer sur une plaque apposée en mémoire d’Edith Stein : « Juive, athée, catholique ». Ce n’est pas au nom du Christ qu’Hitler voulait exterminer. Que de crimes cependant commis au nom du Christ pendant qu’on construisait les magnifiques cathédrales ! Contre les Juifs, contre les musulmans pendant les croisades, du XIe au XIIIe siècle, contre d’autres chrétiens. Ainsi, pendant la croisade contre les Albigeois, en 1209, la population de Béziers fut massacrée, y compris les habitants réfugiés dans la cathédrale, et le légat du pape put écrire à Rome : « La vengeance de Dieu a été complète : nous les avons tous tués. » En même temps, il est légitime de parler des « racines chrétiennes de l’Europe ». L’un des plus affligeants affrontements franco-allemands, heureusement non sanglant, a été le débat sur l’origine des cathédrales. Une glorieuse priorité pour la France ou pour l’Allemagne ? Comme si, à l’époque, la nation avait été le facteur principal d’identification ! Si vous suivez, par exemple, les traces d’Albert le Grand ou de Thomas d’Aquin, vous verrez qu’ils ne passaient pas de ville italienne en ville française, allemande ou néerlandaise, mais d’un lieu de réflexion ou d’enseignement théologique et philosophique en un autre lieu de formation chrétienne. Il est vrai que depuis longtemps, dans nos universités, le Moyen Âge est négligé. Nos philosophes ne trouvent pas grand-chose à dire sur une longue période qui va de Plotin à la Renaissance. Je m’apprêtais à distinguer nettement les églises romanes, ma passion, des cathédrales gothiques que j’aime et des églises baroques qui ne me plaisent pas, lorsque j’ai repris le beau volume L’Épopée des cathédrales, paru en 1972 chez Hachette. J’ai découvert avec surprise que Saint-Savin, SaintNectaire, Saint-Benoît-sur-Loire et mon cher Saint-Philibert

CATHÉDRALES

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de Tournus y étaient présentés sur le même plan que Reims ou Rouen. Manquait simplement mon église romane préférée, à savoir Orcival. Parmi les reproductions figuraient même les joyeux vieillards du tympan de Moissac, authentiquement préservés, alors que le Sourire de Reims, admiré par les touristes, est un fac-similé, les statues menacées par le temps ayant été mises à l’abri ! Je dois avouer que je n’arrive pas à me faire aux surcharges des églises baroques. Cruel souvenir que celui de la belle église romane de Beaulieu-sur-Dordogne, défigurée par un autel à dorures. Lors d’un bref séjour à Passau pour parler d’Europe, j’ai sympathisé avec l’évêque. Nous avons assisté ensemble à un concert dans sa cathédrale Saint-Étienne. Je lui ai demandé s’il acceptait aussi qu’on y joue de la musique non religieuse. Il ouvrit les bras et montrant les innombrables putti, les statues aux couleurs criardes, l’autel assurément pas marqué par la simplicité, il s’est écrié : « Si je voulais ôter ici tout ce qui n’est pas religieux, que resterait-il ? » Il est une grande église qu’on prend souvent pour une cathédrale que je n’aime pas non plus. La cathédrale de Rome, c’est Saint-Jean-de-Latran. Mais l’admiration générale va à Saint-Pierre. L’énorme baldaquin qui écrase l’autel me gêne, ainsi que la compétition gravée dans le sol entre la longueur des cathédrales, même si la cathédrale française d’Amiens est bien placée ! En revanche, que d’admirables mosaïques dans le sous-sol ! Peut-être ma sensibilité aurait été moins heurtée lors de ma première visite à Saint-Pierre, si je n’étais pas arrivé directement d’Assise. En novembre, en l’absence de touristes, j’avais pu, entre les merveilles de l’église inférieure et de l’église supérieure, écouter du Bach avec les moines, puis contempler le paysage d’Ombrie, demeuré si semblable à ce qu’il était sur les enluminures du Moyen Âge. Qu’a apporté notre temps à la gloire des cathédrales ? Peut-être faut-il parler d’abord de vitraux. Ceux de Chartres ont été rendus à leur éclat d’origine. Il est vrai qu’on ne risquait pas, en les nettoyant avec d’infinies précautions, de se trouver dans la situation des restaurateurs de la chapelle Sixtine. Eux ont obligé les cardinaux du conclave à siéger sous des nus spectaculaires ! Dans les églises romanes, les situations sont diverses. Je n’aime pas du tout la façon dont les vitraux de Pierre Soulages défigurent l’émouvante église de Conques, donnant l’impression qu’elle est


entourée d’échafaudages. En revanche, les vitraux abstraits de Brigitte Simon à l’abbatiale de Tournus s’intègrent parfaitement au « climat ». De même, les vitraux de Max Ingrand conviennent parfaitement à la cathédrale reconstruite de Saint-Malo. Mais les vitraux qui m’ont le plus impressionné sont ceux qu’Alfred Manessier a offerts, entre 1966 et 1979, à l’église protestante Unser Lieben Frauen à Brême. Église moderne : j’ai eu la chance de visiter la splendide cathédrale de Brasilia, consacrée en 1970. En partie enfoncée dans le sol, l’œuvre d’Oscar Niemeyer fait monter vers le ciel seize colonnes formant une sorte de gigantesque main – rappel peut-être délibéré de l’œuvre de Rodin. En France, la cathédrale la plus neuve est celle d’Évry, près de Paris. Son histoire est singulière. Toutes les églises construites avant 1905, année de la séparation de l’Église et de l’État, appartiennent à celui-ci, à charge d’assurer leur entretien. Qu’il s’agisse donc des églises romanes ou des cathédrales gothiques, l’autorité publique (État, départements, municipalités) répare et met en valeur. Elle accomplit ces tâches avec de moins en moins de réticences. Mais elle ne saurait financer une nouvelle construction. La belle cathédrale de la Résurrection, édifiée de 1989 à 1995, a donc dû être financée par souscription. Pas tout à fait cependant. Elle contient un Centre national d’art sacré qui, lui, pouvait faire appel à un financement public. C’est ainsi qu’environ deux millions d’euros, sur les relativement modestes quatorze millions du coût total, ont été financés par le ministère de la Culture, le conseil régional et la ville d’Évry. Et pourquoi la cathédrale est-elle dédiée à l’évêque Corbinien de Freising ? Parce que l’archidiocèse de Munich et Freising a fait don de sept cent soixante-deux mille euros pour la construction de l’architecte Suisse Mario Botta. La cathédrale Notre-Dame a encore été, en 2012, le monument le plus visité de Paris. Elle aurait été fréquentée par treize millions et demi de visiteurs contre dix millions et demi à la basilique du Sacré-Cœur, seulement neuf millions six cent mille au Louvre et six millions trois cent mille à la tour Eiffel. J’avoue n’avoir jamais compris comment on comptait les gens qui entrent gratuitement dans les églises, mais l’important est que tant de visiteurs y entrent, une minorité pour prier, une majorité pour simplement admirer et sans doute, tout de même, se laisser « contaminer » par la spiritualité de ce lieu consacré à la Vierge Marie. Comme le sont la cathédrale de Chartres et

tant d’autres cathédrales. Et que de tympans ou autres statuaires représentant Marie, soit couronnée, soit dans la douleur ! Le visiteur protestant doit souvent penser qu’est vraiment trop grande la part faite à celle que l’Église catholique a proclamée sa mère. En revanche, c’est une autre référence qui a marqué la cérémonie qui a eu lieu le 20 octobre 2013 dans la cathédrale Saint-Julien du Mans. Avant la messe dominicale, on a élevé une statue de cinq cents kilos, suspendue maintenant au milieu du chœur. L’auteur en était Goudji, géorgien de naissance, français depuis 1978. Il avait déjà créé le maître-autel de la cathédrale de Chartres et contribué au réaménagement de Tournus, des cathédrales de Cambrai, de Saint-Claude et de la basilique de Lourdes. À la cathédrale Saint-Julien, il s’agit d’un Christ en gloire aux bras et aux yeux ouverts, fixé sur la Croix. La grande couronne posée sur la tête symbolise évidemment la royauté du crucifié ressuscité. Dans son aspect général, le Christ est représenté comme le grand prêtre de la Nouvelle Alliance. Il assume en lui le sacerdoce des prêtres du peuple d’Israël et lui donne le visage nouveau du sacerdoce éternel. Il porte une grande tunique et certains attributs réservés à celui qui assumait la fonction de grand prêtre dans le temple de Jérusalem. Le christianisme comme accomplissement du judaïsme : le cardinal Jean-Marie Lustiger a subi maintes attaques pour avoir incarné une telle continuité fortement affirmée. Aujourd’hui, alors qu’un monument en son honneur a été érigé en Israël, le désaccord est dépourvu d’agressivité. Cette baisse des tensions est bien accueillie par quelqu’un comme l’auteur du présent texte qu’un journaliste allemand a un jour assez correctement défini comme jüdisch geborener, mit dem Christentum geistig verbundener Atheist – « un athée né juif, spirituellement lié au christianisme ». Mon attachement aux cathédrales (j’avoue que, allemand de naissance, mais pleinement français depuis plus de soixante-dix ans, je connais surtout les édifices français) est à l’évidence double. Leur beauté architecturale fait naître une admiration sans cesse maintenue, ne serait-ce que par la connaissance de leur construction, telle qu’elle est présentée dans le « Cathédraloscope » (aujourd’hui Médiévalys) qui jouxte la sobre cathédrale de Dol-de-Bretagne. Et il y a la densité spirituelle de la plupart d’entre elles, aussi grande que celle de mes églises romanes préférées ! Alfred Grosser

23 – CATHÉDRALES


LE MOMENT GOETHE UN CHANGEMENT D’OPTIQUE

Dans le débat national comme dans l’imaginaire artistique, la série des Cathédrale de Rouen de Monet occupe une place reconnue que la présente exposition permet à la fois d’illustrer et de contextualiser. L’écrit que Goethe consacre à celle de Strasbourg marque un autre moment, fondateur sans doute, où prend naissance une nouvelle sensibilité à l’égard de l’architecture gothique, sensibilité qui repose avant tout sur un changement d’optique qui n’est pas sans rapport avec celui qui caractérise les œuvres du plus célèbre des peintres impressionnistes. Un changement de paradigme se produit effectivement tout au long du XVIIIe siècle : l’architecture gothique est alors l’objet d’une réévaluation sur deux plans – nouvelle forme de sensibilité et qualités constructives. En Angleterre, elle relève d’une prise de conscience esthétique qui affecte aussi bien l’architecture privée que la littérature. En France, elle est prise en compte avant tout pour ses qualités constructives. Aux yeux de Soufflot et de Perronet, l’architecture gothique se caractériserait par un sens remarquable de l’économie : la structure des édifices gothiques révélerait un effet de solidité malgré la grande économie du matériau. Mais l’ingéniosité de la mise en œuvre s’accompagne, aux yeux de la plupart des témoins, tel Frézier au début du XVIIIe siècle, d’un aspect désagréable imputé, surtout, à l’ornement gothique. Cependant, François Blondel est convaincu dès 1698 que la beauté de certaines proportions relève d’un modèle puisé dans la nature. Il est parfaitement conscient de la satisfaction que peut procurer l’architecture gothique, en particulier les façades de Reims, de Paris, de Saint-Paul de Londres et de Strasbourg. La place de la sensation, autrement dit de la part que prend le spectateur, va en augmentant vers la fin du XVIIIe siècle.

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Dans les textes que Goethe consacre à la façade de la cathédrale de Strasbourg dont celui, inaugural, de 1772, nous assistons à une mutation tout à fait essentielle. Il contient plusieurs aspects. Goethe y fait l’éloge du génie individuel – en l’occurrence celui de l’architecte présumé Erwin von Steinbach – et bataille contre les idéaux prônés selon lui par les théoriciens français – l’abbé Laugier surtout. Il leur oppose l’art gothique dans lequel il propose de voir l’expression du génie original de l’art allemand. Mais ce qui dépasse dans ce texte toute attitude polémique ou programmatique, c’est ce qu’on pourrait nommer la poïétique de l’expérience de ce monument d’architecture, la faculté que Goethe concède au spectateur de faire littéralement œuvre de création par le regard qu’il portera sur l’objet circonscrit. C’est cet aspect qui retiendra notre attention. Il convient peut-être de rappeler que, durant cette période de sa vie – les années 1770-1773 –, le poète est très proche de Herder et que l’un et l’autre ne placent pas au même rang les sens du toucher et de la vue. Si le second reste celui que Goethe va privilégier durant toute son existence, le toucher est le sens que Herder attache à la « plastique ». Le texte éponyme auquel celui-ci travaille activement à partir de 1768-1770 précède donc de très peu celui que Goethe va consacrer à la cathédrale de Strasbourg, plus exactement à sa façade. Pour Herder, le toucher met le spectateur directement en contact avec la forme humaine, c’est-à-dire avec son double minéral. La vue, affirme-t-il, ne peut en aucune façon contribuer à la perception juste de la sculpture, ambition qui est réservée au toucher. Sa thèse se situe dans la suite du débat philosophique sur l’aveugle de naissance auquel ont pris part Locke, Leibniz et Diderot, entre autres.



L’affirmation de la prééminence du sens de la vue que formule Goethe trouve dans son premier essai sur l’art visuel une illustration remarquable : il est le seul qui soit en mesure de rendre compte de la peinture, cela va de soi, mais aussi de l’architecture. Cependant l’architecture peut encore dépasser l’expérience que la peinture offre à la vue. En raison d’une sollicitation particulière du spectateur qui est incité à se déplacer, à changer son angle de vue, à saisir l’opportunité de tel éclairage, l’architecture offre un spectacle en constant devenir. Du même coup, c’est à une participation active de notre corps tout entier que le spectacle de la cathédrale de Strasbourg nous incite. Ce faisant, Goethe rabat néanmoins le monument d’architecture sur les deux dimensions. Il ne s’intéresse guère à l’espace intérieur que façonne le rite chrétien. Ce qui retient toute son attention, ce sont les effets de la lumière et du crépuscule sur cette immense masse organique qu’est la façade. Il y aurait même une certaine collusion entre le génie humain et la nature, celle-ci contribuant à l’intensité du spectacle que le monument nous offre selon les heures changeantes. En la considérant ainsi sous les effets naturels, il assimile cette paroi minérale à une œuvre humaine dont l’échelle et l’ampleur dépassent encore ce que la nature peut produire de plus beau. Seul l’esprit d’un génie a pu conférer à ce prodige le pouvoir d’impressionner la sensibilité sans avoir recours aux règles. Certes, la quête d’un point de vue optique juste est une constante dans les écrits sur l’art du XVIIIe siècle : Lessing et Winckelmann, Diderot aussi, sont préoccupés par les points de vue à partir desquels il convient de regarder l’œuvre d’art. Mais les écrits de Goethe définissent en outre une nouvelle forme de sensibilité qu’accompagne une réévaluation du gothique. Celui de 1772, intitulé De l’architecture allemande, est en effet l’expression d’un changement de point de vue sur un monument d’architecture, mieux encore, d’un changement d’optique qu’il veut susciter chez son lecteur. Goethe lui-même a pris ses distances avec son écrit inaugural de 1772 à plusieurs reprises. Une première fois au moment de la publication des Propylées (1798-1800), lorsqu’il défend un idéal classique qu’il place au sommet de son orientation esthétique. La deuxième évocation de cet écrit se trouve dans Poésie et Vérité, au livre IX de la deuxième partie terminée en 1812. Le poète âgé de soixantetrois ans est alors en mesure de juger ce que le texte de 1772

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avait d’intempestif – et d’« amphigourique » dira-t-il – tout en reprenant l’analyse qu’il contenait, dans la double perspective rétrospective d’un écrit de jeunesse corrigé par une vision de l’architecture gothique telle qu’il l’appréhende, maintenant qu’il connaît aussi l’architecture d’un Palladio. Une troisième fois en 1823 lorsqu’il réédite le texte de 1772, mais en le faisant précéder par une introduction dans laquelle il souligne que seul un point de vue historique permet de comprendre le gothique, à la différence du classicisme qui représente un idéal pour toutes les époques. Revenons alors à ce premier texte. Il évoque les a priori qui l’accompagnent lorsqu’il s’approche de la cathédrale de Strasbourg et que lui ont dictés les Italiens et les Français : « … j’appréhendais, écrit-il, avec horreur la vision d’un monstre difforme et confus. » Mais, contre toute attente, « une impression totale et majestueuse remplit mon âme […]. Combien de fois n’y suis-je pas retourné pour voir sa noblesse et sa splendeur de tous les côtés, de toutes les distances et sous tout éclairage du jour ». L’angle de vue et les variations de la lumière semblent d’emblée plus importants dans cette expérience cognitive que le monument lui-même. Il poursuit : « Combien de fois le crépuscule n’a-t-il pas délecté de sa paix délicieuse mes yeux fatigués par la contemplation studieuse : grâce à lui, les innombrables parties fusionnaient pour former des masses unies qui maintenant se dressaient devant mon âme, simples et grandes… » Ce qui a guidé l’architecte, ce n’est pas la soumission servile à des règles, mais le sentiment de la nécessité intérieure, ce que Goethe nomme « l’unité d’une sensibilité » qui supplante toute harmonie (mathématique) issue du calcul. « À l’instar des œuvres de la nature, tout ici, jusqu’au plus infime filament, est forme et concourt à la finalité du Tout. » Il loue le maître d’œuvre qui « le premier, a réuni en une unité vivante les éléments dispersés ». Cet écrit de 1772 est un témoignage littéraire de première importance au moment de l’éclosion du Sturm und Drang. Goethe y définit le génie créateur, nourri de la contemplation et de la connaissance de la nature, qui ne doit écouter que la puissance de son sentiment intérieur : sans doute, il reprend ainsi une affirmation chère à Herder. Quarante ans plus tard, il revient sur ce moment de sa jeunesse. Voici ce qu’il écrit dans Poésie et Vérité sur son expérience strasbourgeoise : « Plus j’en considérais la façade, plus se fortifiait et se développait ma première impression, que le sublime s’y trouve uni au gracieux. Pour que le colossal, quand il se


présente à nous comme masse, ne nous effraie pas ; pour qu’il ne nous trouble pas, quand nous cherchons à en approfondir les détails, il faut que, par une alliance contre nature, et qui semble impossible, il se marie à l’agréable. Et comme nous ne pouvons exprimer l’effet de la cathédrale qu’en supposant unies ces deux qualités incompatibles, nous voyons dès là en quelle haute estime nous devons tenir ce vieux monument, et nous allons nous attacher à exposer de quelle manière des éléments si contraires ont pu se concilier, se pénétrer et s’unir. « Sans nous occuper encore des tours, considérons d’abord uniquement la façade, qui dresse devant nous sa masse imposante, sous la forme d’un rectangle. Si nous en approchons pendant le crépuscule, au clair de lune, par une nuit étoilée, où les parties deviennent plus ou moins indistinctes et finissent par disparaître, nous ne voyons qu’une paroi colossale, dont la hauteur et la largeur offrent une proportion satisfaisante. Si nous la considérons de jour, et si, par un effort de la pensée, nous faisons abstraction des détails, nous y reconnaissons la façade d’un édifice, dont elle clôt non seulement les espaces intérieurs mais couvre aussi bien des parties adjacentes latérales. » Favorisée par la régression de la lumière, l’observation de la façade rend cet objet changeant. Le mouvement de l’observateur de même que l’heure qu’il choisit modifient sensiblement l’aspect de l’objet contemplé. Il ne conserve pas la même forme au gré de ces variations, il est moins un objet de connaissance historique qu’une expérience de la sensibilité. Il ne détient finalement pas de caractères fixes mais se métamorphose sous le regard attentif de l’observateur. Le crépuscule n’est pas, pour Goethe, un obstacle au processus cognitif, il est au contraire un instrument à son service. Le crépuscule tombant peu à peu sur la façade enrichit le savoir qu’on a sur elle, il est paradoxalement aussi utile à l’homme sensible que le microscope l’est au savant naturaliste. Il révèle tout un monde sans lui ignoré. Comme le maître d’œuvre de cette architecture a su, selon les mots de Goethe, placer « en une unité vivante des éléments dispersés », le spectateur doit ramasser en lui-même le sentiment que lui laisse une succession de points de vue sur le monument. Le processus cognitif ne prend pas son départ dans une action déterminée d’avance, mais dans une suite d’observations qui sont autant de changements de points de vue, les uns étant en mesure de contrarier,

voire de nier les autres. Ce qui peut apparaître ainsi comme un véritable protocole pour le savant naturaliste est en fait tout autant l’acte poïétique par excellence. Plus tard, dans sa Morphologie des plantes, Goethe définit la perfection de la création de la manière suivante : « Plus la créature est imparfaite, plus ses parties sont identiques ou semblables les unes aux autres, et plus elles ressemblent au tout. Plus la créature est parfaite, plus les parties sont différentes les unes des autres […]. Les parties sont d’autant moins subordonnées les unes aux autres, qu’elles sont semblables. La subordination des parties désigne une créature plus parfaite. » L’ordonnance de la façade de Strasbourg, la structure des parties et des sous-parties illustrent, dans le domaine de l’architecture, une telle morphologie. On voit bien à quel point Goethe n’opère guère de distinction entre l’œuvre d’art et l’œuvre de nature. Sa contemplation de la façade strasbourgeoise anticipe sur une telle analyse dans le domaine des sciences naturelles. Un auteur très proche de Goethe, Karl-Philipp Moritz, a su rendre ce mouvement de l’œil, naturel chez Goethe, qui consiste d’abord en une perception d’ensemble, puis à se rapprocher de détails qui composent cet ensemble jusqu’à s’y immerger, ensuite à prendre à nouveau une distance suffisante pour le revoir en une totalité, enrichie cette fois de l’expérience immédiatement antérieure. L’exemple analysé par Moritz en 1789 est un passage des Souffrances du jeune Werther : il concerne par conséquent la jeunesse de Goethe, celle qui a vu la rédaction de l’essai sur la cathédrale de Strasbourg. On voit, à partir de cet exemple, combien le jeune poète expérimente les registres de la sensation selon une alternance de vues rapprochées et éloignées, expériences qui lui indiquent la voie de sa conception de l’art et de sa philosophie de la nature. Deviennent également évidents alors les rapports qu’entretient l’écriture avec la vue. Il y a dans la série des Cathédrales de Rouen de Monet, une expérience de la subjectivité qui est, mutatis mutandis, du même ordre. Si la structure générale subsiste, la façade devient cependant une « masse », comme dirait Goethe, mais une masse colorée et changeante sous l’effet des variations de la lumière. Le détail y est sacrifié au profit d’une impression d’ensemble qui est celle du peintre, cristallisation d’une vision momentanée. Roland Recht Membre de l’Institut

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DOM EN ALLEMAGNE, CATHÉDRALE EN FRANCE GOTHIQUE ET NATION AU XIXe SIÈCLE

Si le 19 septembre 1914 un canonnier allemand n’avait pas fait feu sur la tour septentrionale de la cathédrale de Reims, bien des choses nous auraient été épargnées, Allemands comme Français. La destruction nous aurait été épargnée : murs, voûtes et sculptures se sont effondrés, notamment le célèbre ange de la façade et le baptême de Clovis du transept nord. La cathédrale est en flammes, la ville est catastrophée. D’autres cathédrales ont été bombardées, à Arras, Amiens, Soissons ou Noyon. Mais Reims était emblématique, à la fois lieu de sacre de la monarchie française, lieu de mémoire de sa naissance par le baptême de Clovis et de l’intervention de Jeanne d’Arc, la cathédrale était un symbole national par excellence.

1. Mâle 1917, p. 60. Au regard des conséquences du côté allemand, le choix du terme de « kunsthistorische Dolchstoßlegende » (légende du coup de poignard d’histoire de l’art) pour caractériser l’écrit de Mâle (Gebhardt 2004, p. 18) peut au mieux être qualifié de faute de goût. 2. Dehio 1919 (4e éd. 1930), p. 8.

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Reims, 1914 : culture contre civilisation ? Nous aurions aussi échappé aux tentatives de justification suivies de murmures de lutte de la « culture allemande » contre la « civilisation occidentale », auxquels presque tous les intellectuels allemands participent en signant l’embarrassant Manifeste des 93 après les destructions de Louvain et de Reims. Alors l’indignation éclate dans la propagande française et parmi les spécialistes d’histoire de l’art contre la « furie teutonique » des « Huns ». Émile Mâle réagit radicalement : le Moyen Âge allemand, glorifié par Goethe et les romantiques et que seul Heine a tourné en dérision, n’était « que mensonges1 », imitation dans le meilleur des cas. Selon lui, l’art roman était carolingien, bourguignon et lombard, le gothique était français, même en Allemagne. Les historiens allemands sont scandalisés. Seul Georg Dehio met en garde contre les « illusions du chauvinisme allemand2 ». Mais la porcelaine est déjà brisée depuis longtemps.


Fig. 1 Matth채us Merian Vue de Strasbourg en 1644


En Allemagne, on parle aussi de Kathedrale et non de Dom – sauf dans un reportage de 19143 à propos de Reims. Le choix semble évident : une cathédrale abrite le siège (lat. cathedra) de l’évêque. L’allemand et l’italien emploient Dom et Duomo, ou encore – pour ne rien simplifier – Münster dans le cas de grandes églises comme celles de Fribourg et de Strasbourg, mais aussi d’Ulm. Le terme de Dom s’applique le plus souvent à des églises épiscopales, de style roman comme les Kaiserdome (cathédrales impériales) de Mainz, Worms et Spire, ou gothique comme à Cologne. Dome allemands – cathédrales françaises ? Bien qu’en France, il y ait aussi des cathédrales romanes, les notions de gothique et de cathédrale y sont considérées comme équivalentes et la mémoire collective les relie à la nation. Auguste Rodin note en 1914 : « […] toute notre France est dans nos Cathédrales4 [… ]». Le débat national qui s’est poursuivi au XIXe siècle en Allemagne et en France autour des Dome et des cathédrales est une succession de malentendus réciproques dans une agressivité croissante. Strasbourg, 1773 : Goethe et l’architecture allemande Cela commence par une belle erreur. En 1773, alors que le jeune Goethe est étudiant à Strasbourg, le gothique, supplanté par un intérêt nouveau pour l’Antiquité, est considéré comme un style à rejeter. Et allemand. Le verdict de Vasari résonne depuis la Renaissance : le gothique est le style architectural barbare et de mauvais goût des Allemands. Goethe est pourtant fasciné par la cathédrale de Strasbourg : « Voilà l’architecture allemande ; car les Italiens ne peuvent se prévaloir d’en avoir une qui leur soit propre, et encore moins les Français5. » Inversion des valeurs : Goethe a rendu présentable le gothique méprisé. Il aura à regretter cette erreur de jeunesse. Plus tard, ce classique par excellence se tourne vers l’Antiquité, il aspire à l’Italie et non à l’Allemagne médiévale qu’il invoquait à Strasbourg à l’époque du Sturm und Drang. Il méprise les nazaréens et traite leur culte du Moyen Âge de « bondieuserie infantile » (Kinderpäpstelei)6. Mais plus rien ne peut arrêter les esprits qu’il a invoqués.

3. « Die Beschießung der Kathedrale von Reims » (Le bombardement de la cathédrale de Reims), Berlin, 22 septembre 1914, Frankfurter Zeitung (déclaration officielle transmise par le bureau télégraphique de Wolff). 4. Rodin 1914, p. 8 ; voir Recht, dans Reims 2001, p. 33 ; Le Goff, dans Reims 2001, p. 19 ; Sauerländer, dans Reims 2001. 5. Goethe 1996, p. 83. 6. Cité d’après Kleßmann 1977, p. 178. 7. « ... das Blumenhafte und Gewächsähnliche bildet die wesentliche Grundform […] dieser Bauart, deren wahrer Ursprung und erster Grund in dem tiefen deutschen Naturgefühl [...] zu suchen ist. » Schlegel 1823, p. 269. Sur nation, religion et romantisme en Allemagne, voir Grewe « Religion, romantisme et dimension politique de l’image » dans Paris 2013, p. 168-193.

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Cologne, 1814 : gothique et nation Napoléon est exilé à l’île d’Elbe lorsque Joseph Görres rédige un appel pour que la cathédrale de Cologne soit achevée et devienne un monument national. Une curiosité s’il en est : une cathédrale catholique de Rhénanie, symbole d’une nation allemande. Mais qu’entendait-on par « nation » ? L’idée de la nation moderne était née en France, portée par l’élan révolutionnaire et les idéaux des droits de l’homme de 1789. Jusqu’en 1871, il n’y a eu de nation allemande que dans les visions d’opposants démocratiques ou de monarques inspirés par le romantisme, tout au plus à partir de 1815 dans les trente-neuf pays membres de la Confédération germanique (Deutscher Bund), alors que les plus puissants, la Prusse et l’Autriche, disposaient aussi de territoires à l’extérieur de la Confédération. Dans cette Allemagne divisée du point de vue national et religieux, c’est l’idéal qui apparaît d’abord, la nation est venue ensuite. L’idée de nation forgée en réaction, voire par hostilité, contre la France napoléonienne, s’est trouvée renforcée par une conception du gothique, issue d’un ressenti spécifiquement allemand, que propage Friedrich Schlegel : « [...] les formes d’inspiration florale et végétale constituent l’essentiel […] de cette architecture, dont la véritable origine réside dans le profond sentiment allemand de la nature7 ». Ainsi se constitue un antagonisme explosif : les Lumières, la sécularisation, le rationalisme et l’idéal esthétique de l’Antiquité sont français ; à l’opposé, les


sentiments, la spiritualité médiévale, la poésie et une vie intérieure proche de la nature, dont le gothique serait l’expression la plus distinguée, sont définis comme germaniques. Rétro-utopie à une époque de bouleversements de la société. En outre, dans la Rhénanie catholique, française avant 1814 et désormais prussienne, l’élite de Cologne se prévaut de son prestigieux passé médiéval en réaction contre les nouveaux dirigeants protestants. Sulpiz Boisserée fait partie de cette élite. Cet amateur d’art gagne le Kronprinz et même Goethe, encore hésitant, à l’idée d’achever la cathédrale. Sur la base des plans originaux découverts en 1814 et 1816, il publie en collaboration avec des graveurs et des imprimeurs parisiens une imposante Histoire et Description de

Fig. 2 Johann Richard Seel R. Sabatky Fraternisation franco-allemande et iconoclastie révolutionnaire devant la cathédrale de Cologne en flammes, 1842 Lithographie coloriée Cologne, Stadtmuseum

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la cathédrale de Cologne, vision anticipée et convaincante, en France aussi, de la cathédrale achevée. La page de titre avec la vue de Cologne et la cathédrale inachevée a été dessinée en 1817 par Karl Friedrich Schinkel. Berlin, 1814 : pas de cathédrale gothique commémorant la libération En 1814, Schinkel est chargé de dessiner les plans d’un monument patriotique commémorant la victoire sur les Français, une cathédrale gothique, « dans l’émouvant style architectural allemand8 ». Il combine des motifs du gothique allemand, français et italien, mais pour des raisons idéologiques ce projet n’aboutira pas. En effet, par « patrie » on n’entendait pas la Prusse, mais toute la nation allemande, libre et unie que les souverains avaient promise lorsqu’ils se battaient contre Napoléon. Or, à présent, il n’en est plus question. Berlin n’aura pas de cathédrale pour commémorer la libération, mais un monument gothique que Schinkel érige à Kreuzberg en 1819-1821. Pas de cathédrale gothique pour Berlin. L’achèvement de la cathédrale de Cologne reste lui aussi une utopie. Entre-temps, le néogothique a pris de l’ampleur. À Berlin, Schinkel construit de 1824 à 1830 l’église de Friedrichswerder « à la manière des chapelles gothiques anglaises9 ». À Munich, la Mariahilfkirche est construite de 1831 à 1839 par Daniel Ohlmüller et achevée par Georg Friedrich Ziebland, avec des réminiscences au gothique de briques et au type de cathédrale gothique. Le tout encore dans l’esprit du romantisme. Reims, 1825 : légitimité, religion et mode En France, le classicisme continue de dominer. Toutefois, les architectures éphémères de Jakob Ignaz (Jacques Ignace) Hittorff, dont Franz Christian (François Chrétien) Gau fait l’éloge (tous deux étant des architectes parisiens originaires de Cologne), s’en écartent. Le décor créé par Hittorff à l’occasion du sacre de Charles X s’harmonise avec la cathédrale de Reims, mais il est avant tout destiné à relier les Bourbon à leurs prédécesseurs du Moyen Âge désignés par Dieu. Il s’agit également d’une réaction à la Révolution et à la destruction d’œuvres gothiques liées à la royauté, qu’Alexandre Lenoir présente jusqu’en 1816 au musée des Monuments français, à Paris. Les romantiques français cultivent la mémoire du gothique. Chateaubriand invoque le « génie du christianisme », le monde de la foi, du Moyen Âge et du style gothique (en recourant, à l’instar de Schlegel, à des métaphores de la nature). Des Anglais, puis des Français découvrent des églises gothiques en Normandie au cours de « voyages pittoresques », des collections d’art gothique se constituent. La prédilection pour le gothique se limite encore à la mode et à la décoration : peinture de style troubadour, ornementation de jardins en province ou de la « Maison des Goths » (!) à Paris, combinaisons exotiques égyptisantes ou teintées d’orientalisme, meubles et mode féminine « à la cathédrale » ; ou dans le domaine de l’art funéraire, le tombeau néogothique créé par Hittorff pour la comtesse Potocka au cimetière de Montmartre10. Fig. 3 Carl Georg Hasenpflug Vue idéale de la cathédrale de Cologne achevée, 1834-1836 Cologne, Stadtmuseum 8. Cité d’après Dolgner 1993, p. 16. 9. Cité d’après Berlin 1981, p. 163. 10. Voir Kramp 1996.

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Rouen et la Vendée, 1825 : deux exceptions En réaction, les gardiens du classicisme de l’Académie et de la commission des Bâtiments civils, la plus haute instance en matière d’architecture, rejettent généralement le gothique. À deux exceptions près, qui furent admises avec des grincements de dents. La foudre ayant frappé la tour lanterne de la croisée du transept de NotreDame de Rouen, une nouvelle tour est édifiée de 1825 à 1876 d’après les plans de Jean Antoine Avaloine. Grâce à cette construction en fonte culminant à cent



cinquante et un mètres, la cathédrale de Rouen devient pendant quatre ans le plus haut édifice du monde, jusqu’à ce que celle de Cologne la détrône en 1880 avec ses tours de cent cinquante-sept mètres. La première église néogothique de France est construite en 1825 en Vendée par Amable Macquet. Cet « usage d’une architecture tombée en désuétude11 » critiqué par la commission des Bâtiments civils s’explique politiquement, après une visite de la duchesse d’Angoulême dans cette région royaliste et profondément catholique qui s’était rebellée contre la République. Monument tout aussi visible que celui de Schinkel à Kreuzberg : le gothique contre la Révolution, pour la foi et la monarchie.

Fig. 4 Page de titre de Hülfsverein in Paris (association des Allemands de Paris) Cologne, Dombauarchiv

11. Cité d’après Leniaud, dans Maeyer et Verpoest 2000, p. 49. 12. Das Nationallied « Sie sollen ihn nicht haben, den freien deutschen Rhein » von Nik. Becker, Wesel 1840, p. 6 ; voir Kramp, dans Maeyer et Verpoest 2000, p. 64. 13. Musset 1881, p. 266. 14. Montalembert 1861, p. 7-77.

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Paris et Cologne, 1840 : la crise du Rhin et l’instrumentalisation politique du Rhin romantique En juillet 1840, des voix s’élèvent à Paris pour réclamer l’annexion de la Rhénanie. L’appel à la défense du Rhin allemand gagne aussitôt les forces progressistes. On chante Die Wacht am Rhein, et le Rheinlied (Chant du Rhin) de Nikolaus Becker, encore plus populaire : « Sie sollen ihn nicht haben, / den freien deutschen Rhein […] so lang sich hohe Dome / in seinem Spiegel sehn12 » (Ils ne l’auront pas, le libre Rhin allemand […] aussi longtemps que de hautes cathédrales s’y refléteront). En février 1841, Alfred de Musset compose Le Rhin allemand, réponse provocatrice où il suggère que des Français victorieux ont déjà foulé les rives du Rhin à plusieurs reprises : « Qu’il coule en paix, votre Rhin allemand ; / Que vos cathédrales gothiques / S’y reflètent modestement ; / Mais craignez que vos airs bachiques / Ne réveillent les morts de leur repos sanglant13. » Voilà revendiqués une fois de plus les Dome allemands et les cathédrales gothiques. Ennemis en politique, mais unis dans le cliché, d’où il ressort que l’invocation du Moyen Âge est tout aussi « germanique » que le gothique et les cathédrales. La crise du Rhin finit par être réglée, mais le mythe allemand du Moyen Âge a pris un nouvel essor. Frédéric Guillaume IV, surnommé le « romantique sur le trône », est couronné en 1840. La famille royale fait restaurer et aménager des châteaux forts de style médiéval au bord du Rhin, Rheinstein à partir de 1823 et Stolzenfels en 1836. À Remagen, Ernst Friedrich Zwirner, architecte de la cathédrale de Cologne, dessine en 1833 les plans de l’église Saint-Apollinaire ; l’édifice où se reconnaît sans peine l’influence des bâtisseurs de la cathédrale de Cologne ressemble de loin à un reliquaire gothique. « Rhin » et « gothique » entrent en symbiose. Le pays rhénan, à la fois paysage culturel médiéval et jeune province prussienne assez frondeuse, est mobilisé contre la France en tant que symbole du caractère national allemand. Les Prussiens deviennent les défenseurs du « Rhin allemand ». Cette mobilisation du romantisme rhénan contre la France sera maintenue jusqu’au XXe siècle par une grande partie de la bourgeoisie. La cathédrale de Cologne est le symbole du « Rhin allemand ». Grâce à l’intervention du roi en faveur de son achèvement, les Rhénans se réconcilient avec le pouvoir prussien. Ainsi les projets élaborés par Schinkel et Zwirner sont-ils concordants. Paris, 1842 : Victor Hugo – modèles et concurrents En 1842, Victor Hugo évoque dans Le Rhin le charme médiéval du pays rhénan qu’il a parcouru. Dix ans auparavant, avec Notre-Dame de Paris, il attirait l’attention sur la valeur des édifices gothiques qu’il conviendrait de préserver dans la capitale en cours de modernisation. En 1833, Montalembert citait l’Allemagne comme un exemple à suivre en matière de conservation du patrimoine gothique, et d’un « renouveau de l’art chrétien14 » qu’il faudrait enfin introduire en France.


En Allemagne, on voit les choses de manière diamétralement opposée. En 1861, on regrette que la fièvre de restauration se soit d’abord emparée de la France. « Nous ne sommes pas restés oisifs en Allemagne. Mais comme toujours, nous nous y mettons avec une plus grande pondération et à un rythme plus lent15. » À quoi ressemble le « modèle allemand » ? Certes en Prusse les monuments historiques sont placés sous la haute autorité de Schinkel, certes on avait déjà procédé à la restauration des cathédrales de Cologne et de Magdebourg, ainsi qu’en Bavière, à celles de Bamberg, Ratisbonne et Spire avec une ornementation créative de l’intérieur, toutefois ces interventions alourdissent la substance médiévale, dont la préservation ne représente pas le souci majeur. Cela ne change qu’à partir de 1842 avec l’achèvement de la cathédrale de Cologne, un mouvement de masse soutenu par le Kölner Zentral-Dombauverein (Société centrale d’achèvement de la cathédrale). D’autres chantiers et d’autres sociétés, d’abord Ulm, puis Aix-la-Chapelle, Spire, Mayence et Worms, enfin en 1859 Ratisbonne. En dépit de toutes les dissensions, une entente cordiale règne entre les amateurs de gothique français et allemands. Gérard de Nerval fait l’éloge de la cathédrale de Cologne dans ses Souvenirs d’Allemagne (1838) ; César Daly, l’un des théoriciens du mouvement néogothique français, célèbre en 1842 l’achèvement de la cathédrale comme une « œuvre de piété, d’art et de patriotisme16 ».

Fig. 5 Johann Anton Ramboux Construction du transept sud de la cathédrale de Cologne, 1844 Dessin aquarellé Cologne, Stadtmuseum

15. Lübke 1861. 16. Daly 1842, p. 19.

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Paris, 1842 : Rêve et critique – Heine et Marx Des démocrates allemands en exil à Paris fondent en 1842 une association de soutien pour la cathédrale de Cologne17 dirigée par Jakob Venedey, journaliste originaire de Cologne, Gau et, dans les premiers temps, Heine. On rêve de voir la cathédrale de Cologne érigée en monument de l’unité allemande. Venedey voit flotter au sommet de ses tours le drapeau noir-rouge-or de la liberté. Ces espérances restent vaines, les fonds collectés sont insuffisants. Pour finir, seul Gau demeure membre de l’association, les autres s’entre-déchirent irréparablement et Heine, cosmopolite qu’insupporte le chauvinisme germanique, se moque du mouvement pour l’achèvement de la cathédrale dans Deutschland. Ein Wintermärchen (L’Allemagne, conte d’hiver, 1844), qu’il considère comme une œuvre de réaction politique. Une résistance des intellectuels se constitue contre la mode du Moyen Âge, aux motivations religieuses, et s’exprime avec le radicalisme d’une rhétorique matérialiste, libérale ou anticapitaliste. Karl Marx, qui s’est lié d’amitié avec Heine à Paris, précise en 1844 : « La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. C’est l’opium du peuple18. » Il était rare que des voix s’élèvent pour l’amitié franco-allemande, mais contre l’achèvement de la cathédrale et les autorités. En 1842, Richard Seel, ami de Friedrich Engels publie une caricature montrant des Français et des Allemands dansant de joie devant la cathédrale de Cologne en flammes19 (fig. 2). Cologne et Paris, 1844 : gothique ou néogothique ? Lorsque Heine et Marx formulent leur critique, deux thèses qui prédominaient jusqu’alors dans les deux nations s’effondrent comme des châteaux de cartes : la conception du gothique en tant que style allemand et l’idée qu’une cathédrale était construite d’après un unique plan dessiné par un bâtisseur génial. En 1844, la « querelle des portails » éclate à Cologne. Zwirner ayant découvert deux plans originaux, déjà différents au Moyen Âge, il s’agit de décider de quelle manière la construction doit se poursuivre. Force est d’admettre qu’il n’existait pas de plan d’ensemble établi par un unique bâtisseur gothique, et qu’il faut désormais faire preuve de créativité – donc en style néogothique. À Paris, Adolphe-Napoléon Didron présente en 1844 comme exemplaire le « modèle » d’une église gothique française datant du début du XIIIe siècle20. En fait, son idéal médiéval s’inspirait de plans dessinés par Jean-Baptiste Lassus pour l’église néogothique Saint-Nicolas dont la construction a commencé à Nantes la même année.

17. Dombauarchiv Köln, DBA ZDV IIc, 144 (fig. 4) ; voir Kramp 2002 ; Kramp 2001. 18. Marx 1844. 19. Kölnisches Stadtmuseum, no d’inventaire KSM HM 1900/94 ; voir Kramp 2002, p. 26-28. 20. Annales archéologiques, no 1, 1844, pl. 1 et 2. 21. Reichensperger 1840, p. 25.

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Paris, Amiens et Cologne, 1845 : le gothique allemand est français À peine le culte du génie s’est-il effondré, un autre bastion tombe à son tour. En 1845, Reichensperger se rend à Amiens et trouve la confirmation de ce que lui et Zwirner supposaient depuis longtemps : la cathédrale de Cologne – qu’il avait pourtant célébrée en 1840 comme un édifice « foncièrement allemand21 » – serait inspirée de celle d’Amiens. Franz Mertens, érudit rhénan, a été le seul à affirmer, en 1841, que l’origine du gothique se situait justement en France, plus précisément dans l’Île-de-France du XIIe siècle. Mais, trop marginal, il n’avait guère de chances d’être entendu en Allemagne. Cependant, Reichensperger et Johann Claudius von Lassaulx, architecte de Coblence, émettent la même hypothèse. Ils en font part à Zwirner et à l’historien de l’art Ferdinand von Roisin qui confirment cette origine, mais tous s’accordent pour garder le silence.


En France, Félix de Verneilh publie en 1845 une étude sur l’origine française de l’architecture ogivale22 ; la même année, Reichensperger publie ses observations sur le rapport entre Amiens et Cologne. On ne peut plus nier que le gothique soit issu d’Île-de-France. Afin que l’honneur soit sauf, Reichensperger déclare que le gothique de Cologne est la quintessence de l’architecture chrétienne germanique, développement d’un style né vers 1200 dans le nord de la France, alors que cette région se trouvait encore « sous la domination de la race germanique23 ». Germanique, allemand ou chrétien, le rêve de Reichensperger d’un renouveau de l’architecture religieuse reçoit l’approbation des conservateurs français. Cependant, les plus jeunes parmi les partisans du gothique, comme l’écrivain Prosper Mérimée et les architectes Jean-Baptiste Lassus et Eugène Emmanuel Viollet-le-Duc, n’approuvent pas ce style pour des motifs religieux, mais en tant que principe de construction rationnel et style national français, comme cela venait d’être démontré. Viollet-le-Duc, dont le nom est toujours lié à la restauration de cathédrales gothiques, était athée et refusa d’être enterré religieusement. Paris, 1845 : Viollet-le-Duc – restauration, ajouts, rénovation La plupart des architectes néogothiques de France ont d’abord restauré des églises et des cathédrales gothiques. Après la restauration de la Sainte-Chapelle, Lassus entreprend celle de Notre-Dame avec Viollet-le-Duc en 1845.

Fig. 6 Église du XIIIe siècle présentée comme idéal de gothique français (en fait, projet de Lassus pour l’église néogothique Saint-Nicolas à Nantes) Coupe longitudinale, gravure de von Varin d’après un dessin de Lassus, in Didron, Annales archéologiques 1 (1844), p. 3

22. Verneilh 1845 ; voir Niehr, dans Francfort 2013, p. 114. 23. Reichensperger 1860, p. 9.

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Les restaurations ne sont effectuées sous l’égide des pouvoirs publics qu’à partir de 1830, date de création du poste d’inspecteur général des Monuments historiques par le ministre de l’Intérieur François Guizot, lui-même historien. Le premier nommé est Ludovic Vitet, auquel Mérimée succède en 1834. Guizot crée ensuite en 1835 le comité historique des Arts et Monuments dont Didron est secrétaire (et futur rival de Mérimée)24. Mais que signifie alors « restaurer » ? Il ne s’agit pas seulement de conserver, mais aussi d’enrichir et de rénover ; dans le cas de Notre-Dame, cela ira jusqu’à la construction d’une flèche, la reconstitution de sculptures détruites sous la Révolution et la création d’autres éléments peu ou pas attestés dans l’inventaire. Pour la première fois sont établies des listes de classement des monuments. Au début, on ne s’occupe guère des cathédrales puisqu’elles relèvent du ministère des Cultes ; en outre, les permis de construire sont délivrés par le Conseil qui, sous l’influence de l’Académie, rejette en majorité le gothique. Rouen, 1845 : le style néogothique en question La façade inachevée de l’église Saint-Ouen à Rouen constitue un précédent. La question qui se pose est aussi épineuse que celle de la querelle du portail de Cologne : peut-on ou doit-on modifier cet édifice de style gothique flamboyant au point d’en faire quelque chose de nouveau ? Les plans d’une façade à deux tours totalement néogothique dessinés par Henri-Charles-Martin Grégoire sont acceptés en 1845. Didron vitupère contre ce qu’il qualifie de « vandalisme d’achèvement25 ». Vitet avertit que la France ne doit pas rester en marge de l’évolution internationale au regard de la cathédrale de Cologne, Mérimée se tient en retrait mais exprimera finalement ses félicitations pour ce « grand travail qui fait honneur au pays26 ».

24. Voir Leniaud 1993 ; Dolff-Bonekämper, dans Francfort 2013 ; Macé de Lépinay, dans Reims 2001. 25. Didron 1845, p. 302-303. 26. Cité d’après Leniaud 1976-1977, p. 160. 27. « Le premier monument historique de la France [...] profané est dévasté par une prétendue restauration », « une misérable église de village » ; cité d’après Leniaud 1993, p. 20. 28. Deuxième lettre de Gau à S. Boisserée du 27 avril 1824 ; Historisches Archiv der Stadt Köln, Best. 1018, no 103, Bl. 6 ; voir Kramp 1995, p. 182-186. (L’auteur prépare une monographie sur Gau). 29. Leniaud 2001 a, p. 317. 30. Viollet-le-Duc 1846, p. 333.

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Saint-Denis et Paris, 1845 : berceau de l’art gothique et triomphe du néogothique En août 1845, une occasion inespérée se présente pour renverser le Conseil : la tour nord de la basilique de Saint-Denis a été fragilisée par une tornade. Didron, Guilhermy, Victor Hugo, Montalembert, Mérimée à l’arrière-plan, tous s’indignent : le « plus bel édifice de France », sépulture des rois et lieu de fondation du gothique, menace d’être ravalé au rang d’une « misérable église de village27 ». L’architecte François Debret, installé par le Conseil, est remplacé par Félix Duban, puis par Viollet-le-Duc. Le Conseil est désavoué, les néogothiques triomphent. L’affaire de Saint-Denis facilite l’introduction du néogothique dans la capitale. On peut désormais ignorer le Conseil. À la fin de 1845, Rambuteau, préfet de la Seine, accorde les crédits pour Sainte-Clotilde, qui sera construite de 1846 à 1857 sur les plans de Gau avec des flèches ajourées comme celles de la cathédrale de Cologne. Gau avait lui aussi restauré auparavant une église gothique et dès 1824 demandé à Boisserée des ouvrages « sur l’architecture gothique », disant qu’il voulait « un jour » construire une église qui ne soit pas de style classique28. Paris, 1846 : la fin de la doctrine classique L’Académie proteste alors sous forme d’un manifeste contre le gothique et le néogothique. Cette « tentative de police esthétique29 » des gardiens de l’idéal classique tourne à la débâcle : Lassus riposte, Viollet-le-Duc s’indigne et prend un malin plaisir à souligner la rationalité du système de construction du gothique et son caractère national. Il s’agit de « reconquérir notre art national30 ». L’Académie a échoué, ce qui marque la fin de la suprématie de l’art classique en France.


En 1854, Viollet-le-Duc présente son idéal de cathédrale gothique, pourvue de sept hautes tours et d’une abondance de motifs ornementaux et de statues, « complète, achevée telle qu’elle avait été conçue, […] exécutée d’après le type adopté à Reims31 ». Cologne et Paris, 1855 : « De style allemand ? » Paradoxalement, la découverte de l’origine française du gothique ne met pas fin à sa réputation d’« architecture allemande », comme si le débat orageux des années 1840 n’avait jamais eu lieu. À Cologne, on rend hommage en 1855 à l’église de Gau, grâce à laquelle le « style allemand rencontre aussi dans le Paris moderne reconnaissance et éloges32 ». Plus tard, des critiques français déclarent que Gau a érigé au bord de la Seine une « petite copie de la cathédrale de Cologne33 ». Le néogothique dogmatique de Cologne est encore en pleine expansion. Le réseau de Reichensperger s’étend en Belgique, aux Pays-Bas et en Angleterre. Des artisans et architectes de la cathédrale de Cologne – l’un des plus importants chantiers d’Europe – participent à des concours. Lors de la construction en 1845-1863 de l’église Saint-Nicolas sur les plans de George Gilbert Scott, on dit à Hambourg que « ce sont les puissantes murailles de la cathédrale de Cologne qui nous inspirent le désir sacré de construire34 ». En 1854, Heinrich Ferstel remporte le concours pour la construction de l’église votive de Vienne, modèle de cathédrale réunissant des motifs du gothique français et allemand. En 1862, commence la construction de la cathédrale néogothique de Linz en Autriche, d’après les plans de Vincenz Statz, de Cologne. Cette forme de néogothique devient incontournable en Rhénanie catholique, et en 1861, « le style dit (gothique) germanique35 » est recommandé « de préférence » pour la construction d’églises protestantes. Berlin, 1867 : une cathédrale protestante sans gothique Ce n’est pas le cas à Berlin où il n’y a toujours pas de cathédrale protestante après l’échec de la « cathédrale de la libération » de Schinkel, et de ses projets ultérieurs comme de ceux de Friedrich August Stüler. Un autre concours ouvert en 1867 rassemble encore des projets d’imposantes formes néogothiques aux combinaisons libres. Mais c’est une cathédrale de style néorenaissance qui est construite à Berlin dans les années 1890 d’après les plans de Julius Carl Raschdorff, ancien architecte de la ville de Cologne. La grande époque du néogothique s’achève. Les Hohenzollern privilégient le style néoroman faisant écho à l’époque des Hohenstaufen et au mythe de Frédéric Barberousse, autrement dit les styles néorenaissance et néobaroque. Strasbourg/Straßburg, 1871 : gothique et « ennemi héréditaire » Le poète Georg Herwegh, qui avait chanté le « Rhin allemand36 » lors de la crise du Rhin, écrit en 1871 : « Vous vous laissez tromper comme des enfants, / vos yeux s’ouvrent hélas trop tard / la Garde sur le Rhin ne suffira pas, / le pire ennemi est sur la Spree37 ». Le 23 août 1870, les Allemands ouvrent le feu sur Strasbourg et touchent le musée des Beaux-Arts, la bibliothèque, cinq cents maisons et la cathédrale dont la tour servait de poste d’observation. Après l’annexion de l’Alsace-Lorraine en 1871, Strasbourg doit être reconstruite et étendue. Les députés du Reichstag débattent afin de décider du style dans lequel les bâtiments officiels doivent être édifiés à l’ombre de « l’architecture allemande » de la cathédrale jadis célébrée par Goethe. Pour August Reichensperger, l’université doit être de style gothique et présenter un « caractère

31. « Afin de donner une idée de ce que devait être une cathédrale du XIIIe siècle, complète, achevée telle qu’elle avait été conçue, nous donnons ici une vue cavalière d’un édifice de cette époque, exécutée d’après le type adopté à Reims. » Viollet-le-Duc 1854-1868, vol. 2, 1856, p. 104. 32. Weyden 1855, p. 290 33. Boinet et Bayet 1910, p. 186. 34. « Das sind in Köln des Domes mächt’ge Mauern, die uns ermuntern zu des Baues heil’ger Lust. », Hamburger Nachrichten, 1er janvier 1845 ; cité d’après Leyendecker 1980, p. 228. 35. « Regulativ für den evangelischen Kirchenbau, Eisenach 1861 », cité dans Langmaack 1971, p. 272. 36. Herwegh 1977, p. 27 et suiv. 37. « Gleich Kindern lasst ihr euch betrügen, / Bis ihr zu spät bemerkt, o weh! - / Die Wacht am Rhein wird nicht genügen, / Der schlimmste Feind steht an der Spree. » Herwegh 1977, p. 270-272.

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Fig. 7 Tony Avenarius et al. Cortège historique célébrant l’achèvement de la cathédrale, album, 1880 Planche XXVIII : La Cathédrale achevée et Germania victorieuse Chromolithographie Cologne, Stadtmuseum Le cortège se terminait par une parade sur le thème de la Garde sur le Rhin.

38. « Nach Frankreich zu erkennen geben, daß der [sic] Elsaß wieder deutsch geworden ist und deutsch bleiben soll. » Cité d’après HammerSchenk 1978, p. 121-141 ; voir Pottecher, dans Francfort 2013. 39. Organ für christliche Kunst 1873, p. 155-166 ; voir Borger-Keweloh 1986, p. 41-42. 40. Tornow 1879, p. 225 ; voir Borger-Keweloh 1986, p. 41.

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allemand, germanique », ainsi que le palais impérial qui doit « montrer à la France que l’Alsace est redevenue allemande et doit le rester38 ». Son discours convainc le Reichstag, mais pas l’empereur. Les seuls édifices néogothiques de Strasbourg seront deux églises de garnison. Cent ans après la visite de Goethe, le rêve du « gothique allemand » s’effondre en Alsace et en Lorraine, où Guillaume II commande la construction de bâtiments de styles néorenaissance et néoroman évoquant le temps des Hohenstaufen. Les voix antifrançaises se renforcent aussi lorsqu’il est question d’églises gothiques. L’église Sainte-Catherine d’Oppenheim devrait être restaurée, puisqu’en 1873, on n’a plus à redouter « l’ennemi de l’Ouest » dont elle a subi « l’outrance criminelle39 » sous Louis XIV. Pas un mot de la négligence dont cette église a fait l’objet, déjà critiquée par Boisserée en 1818. En 1879, on la considère comme typiquement française. Il suffit de penser à la cathédrale allemande de Metz : les Français l’ont laissée à l’abandon, seuls les Allemands l’ont restaurée40. En revanche, la cathédrale gothique de Strasbourg est devenue le symbole des provinces à libérer de la domination allemande. Cologne, 1880 : la cathédrale achevée et « Germania victorieuse » La cathédrale de Cologne est achevée en 1880. Contrairement à ce qu’avaient espéré Venedey et les républicains allemands, c’est l’aigle de Prusse qui surmonte


ses tours. Seuls quelques catholiques refusent de participer aux festivités. La bourgeoisie défile devant le couple impérial en un cortège historique que clôt une Germania victorieuse couronnant la cathédrale. Le néogothique de Cologne, instauré avec l’ambition d’amples réformes, finit en modèle rigide d’une époque dépassée, modèle qui, contrairement aux initiatives de Viollet-le-Duc en France, offre peu de possibilités d’évolution à l’architecture. L’intérieur de la cathédrale de Cologne est achevé en 1911 avec la décoration de la chapelle axiale par Wilhelm Mengelberg et Friedrich Stummel. Le chant du cygne. Cologne, 1914 : gothique et architecture moderne Dans l’axe de la cathédrale, en 1914, l’art moderne fait son entrée. Walter Gropius et Henry Van de Velde présentent leurs réalisations à l’exposition du Deutscher Werkbund (Association allemande des artisans). Bruno Taut expose un pavillon de verre où il a repris des traditions gothiques développées d’une manière nouvelle et originale. Le rêve de Reichensperger d’une œuvre totale, sa vision du renouvellement de la société par l’architecture ont inspiré Taut et d’autres – jusqu’à la vision du Bauhaus de « cathédrales du socialisme » qui deviendront celles du capitalisme. L’exposition du Deutscher Werkbund doit fermer au début de la Première Guerre mondiale. La prophétie de Heine en 1834, dont on s’est encore souvenu en France en 1870, semble se réaliser : « Thor surgit enfin, armé de son marteau gigantesque, et brise les cathédrales gothiques […]. La pensée précède l’action comme l’éclair précède le tonnerre41. » Mario Kramp

41. Heine 1996, p. 639 et commentaire p. 909 et suiv. ; voir Leniaud 2001 b, p. 79-80.

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LA CATHÉDRALE, UNE « CRÉATION FRANÇAISE »

L’ ART GOTHIQUE ET LA CONSTRUCTION D’UNE IDENTITÉ ESTHÉTIQUE NATIONALE 1870-1918

1. Mâle 1917, p. 1. 2. Mâle 1914 a, p. 294-311 ; 1915, p. 673-686 ; 1916, p. 225-248 ; 1916, p. 489-520 ; 1916, p. 5-38 ; 1916, p. 505-524.

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« Il y a, au Louvre, non loin de la Victoire de Samothrace, une mosaïque, achevée vers 1896, qui prétend personnifier les grandes nations artistes des temps modernes ; ce sont les Flandres, l’Italie, la France et l’Allemagne. Or, tandis que la France tient un modeste émail de Limoges, l’Allemagne porte sur sa main une église du Moyen Âge. Voilà comment, il y a une vingtaine d’années, on comprenait chez nous l’histoire de l’art. L’Allemagne restait, pour les imaginations françaises, la terre d’élection de l’art roman et de l’art gothique. Est-il bien sûr qu’il en soit autrement aujourd’hui ? Il n’y a rien de plus difficile à détruire qu’une vieille erreur. Nous espérons que ce livre y aidera. Les pages qui suivent montreront que l’Allemagne n’a aucun titre à figurer dans la société des grandes nations créatrices, et que ce n’est pas elle mais la France qui a le droit de porter fièrement la cathédrale1. » C’est sur ces lignes que s’ouvre L’Art allemand et l’Art français du Moyen Âge (1917) d’Émile Mâle. Réédité quatre fois jusqu’en 1923, cet ouvrage réunissait les articles que Mâle avait fait paraître dans la Revue de Paris à partir du 15 décembre 19142, à la suite du bombardement de la cathédrale de Reims. L’Art allemand et l’Art français du Moyen Âge s’attachait à démontrer sur un ton particulièrement virulent la primauté du gothique français et à nier à l’« ennemi » toute faculté créatrice. La France – avançait Mâle – avait inventé le style gothique, alors que l’Allemagne n’avait fait que « copier » des créations authentiquement françaises. Les « vieilles légendes » romantiques sur le caractère germanique du gothique n’étaient finalement que des mensonges. Mâle ne fut pas le seul à revendiquer ostensiblement pour la France la paternité du gothique. Pendant la Grande Guerre, plusieurs autres historiens de l’art français écrivirent que les Allemands avaient sciemment bombardé la cathédrale de Reims, en sachant parfaitement qu’ils frappaient la France dans ce qu’elle avait de plus précieux : un des monuments les plus représentatifs de son identité. Certains affirmèrent que « l’ennemi » agissait ainsi par jalousie : il visait les


cathédrales, les spécimens d’un art gothique dont l’Allemagne avait longtemps revendiqué la création, mais qui s’avérait purement, authentiquement français, par ses origines comme par son caractère3. En réalité, lorsque Mâle publia son œuvre, l’origine française du gothique était depuis longtemps reconnue par l’ensemble de la communauté scientifique, en France comme dans l’espace germanophone. Émise pour la première fois au milieu des années 18304, la thèse de l’origine française du gothique fut démontrée en 1843 par l’architecte allemand Franz Mertens5. En 1845, indépendamment de Mertens dont il ne semble pas avoir connu les écrits, l’archéologue Félix de Verneilh acheva d’établir l’antériorité du gothique français, en engageant une polémique avec l’érudit et collectionneur allemand Sulpiz Boisserée6. Même si, au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, certains historiens de l’art allemands soutinrent que la naissance du gothique en Île-de-France s’expliquait par la présence de peuples germaniques, les Francs7, au seuil du XXe siècle l’origine française de ce style était chose connue et généralement admise. Ainsi, Mâle rendait compte, dans la leçon d’ouverture de son cours de 1906, d’une série de travaux d’auteurs allemands retraçant les modèles français d’édifices gothiques germaniques : « Aujourd’hui, affirmait-il l’Allemagne est la première à proclamer, par ses érudits, que son art du XIIIe siècle est d’origine française. Bien mieux, les archéologues allemands ont su reconnaître de quels modèles français dérivent leurs églises gothiques8. »

Fig. 1 Émile Mâle en habit d’académicien Épreuve argentique, Paris, bibliothèque de l’Institut Fig. 2 Camille Enlart Arras, archives départementales du Pas-de-Calais

3. Passini 2012, p. 191 et suiv. 4. Le premier à remettre en question l’idée d’une origine germanique du style gothique fut l’architecte Johannes Wetter (1806-1897) dans son guide de la cathédrale de Mayence : Geschichte und Beschreibung des Domes zu Mainz, Mayence, 1835. Voir Frankl 1960, p. 525-526. 5. Mertens 1843, p. 159-167 et 253-260. 6. Verneilh 1845, p. 133-142. Voir, en outre, Verneilh 1847, p. 57-60 et 225-240 ; 1848, p. 117-135 ; 1849, p. 11-26. Sur la polémique entre Verneilh et Sulpiz Boisserée, voir Passini, dans Sénéchal et Barbillon 2009. 7. Lübke 1855, p. 379 ; Schnaase 1869-1876, p. 26 ; Kraus 1896-1908, p. 160-161. 8. Mâle 1907, p. 140.

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9. Mâle 1898, p. VI. 10. Sur la réception du livre de Mâle dans les milieux littéraires : voir Passini 2012, p. 155 et suiv. 11. Huysmans 1899. 12. Marquet de Vasselot 1899, p. 109.

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Comment expliquer alors l’insistance avec laquelle Mâle et d’autres avec lui ont réaffirmé, pendant le conflit, la francité du gothique ? Bien que l’impact émotionnel d’événements, tel l’incendie de la cathédrale de Reims, ne doive être mésestimé, attribuer les prises de position d’une génération d’historiens de l’art au seul traumatisme des bombardements signifierait éluder une difficulté qui fait tout l’intérêt de la question. La Grande Guerre, avec la dévastation de monuments emblématiques de l’art gothique, ne fera que conduire au paroxysme des tendances nationalistes qui sont en réalité préexistantes et profondément enracinées dans l’historiographie française de l’art médiéval. Au tournant du XIXe siècle, Mâle avait lui-même été l’auteur d’un ouvrage fondamental et promis à un large succès, dans lequel il avançait une construction éminemment politique du gothique. Sous le titre L’Art religieux du XIIIe siècle en France, il publia en 1898 le texte de la thèse qu’il soutiendra à la Sorbonne l’année suivante : une large enquête sur l’iconographie gothique. Le XIIIe siècle y était exalté comme le sommet de l’art national. Selon Mâle, la France avait exprimé ses potentialités artistiques et intellectuelles avec une puissance inégalée et avait servi de modèle à l’Europe entière : « Nulle part, la pensée chrétienne n’a été exprimée avec autant d’ampleur et de richesse qu’en France. Il n’y a pas, dans l’Europe entière, un ensemble d’œuvres dogmatiques comparable, même de bien loin, à celui que nous présente la cathédrale de Chartres. C’est en France que la doctrine du Moyen Âge a trouvé sa forme parfaite. La France du XIIIe siècle fut la conscience de la chrétienté. Quand on connaît Chartres, Amiens, Paris, Reims, Laon, Bourges, Le Mans, Sens, Auxerre, Troyes, Rouen, Lyon, Poitiers, Clermont, on a peu de choses à apprendre des cathédrales étrangères9. » L’Art religieux du XIIIe siècle en France comblait une lacune dans l’historiographie : à l’époque de sa parution, la bibliographie sur l’art médiéval comportait des études de thèmes isolées et plusieurs monographies sur différents édifices ou ensembles monumentaux, mais aucun travail de synthèse sur l’iconographie des cathédrales n’était disponible. L’œuvre de Mâle en fut d’autant plus appréciée par des écrivains tel Joris-Karl Huysmans, Marcel Proust et Romain Rolland qui, en ce tournant du siècle, se mesuraient aux résonances historiques et symboliques de la cathédrale, et qui trouvèrent dans son travail à la fois un répertoire de thèmes et de motifs savamment élucidés et un guide précieux de la culture figurative du Moyen Âge10. C’est donc avec enthousiasme que Huysmans – dont le roman La Cathédrale est contemporain du livre de Mâle – en saluait la parution dans L’Écho de Paris, dans un compte rendu qui témoigne de la large influence que L’Art religieux du XIIIe siècle en France exerçait déjà au-delà du cercle restreint des universitaires : « Je pourrais aujourd’hui rayer une phrase que j’écrivis jadis pour me plaindre qu’il n’existât point en France de travail complet sur l’iconographie des cathédrales, car maintenant ce travail existe11. » L’œuvre de Mâle est exemplaire d’une lecture nationaliste du gothique. Celle-ci était cependant largement répandue parmi les historiens de l’art français de la fin du XIXe siècle. En 1899, Jean-Joseph Marquet de Vasselot, un élève de Louis Courajod qui sera conservateur des objets d’art au Louvre, avait conclu sur ce vœu le compte rendu qu’il consacra à L’Art religieux du XIIIe siècle en France : « Puisse-t-il, s’il nous est permis de répéter un souhait que nous avons déjà formulé ici même, répandre cette idée qu’au Moyen Âge la France a eu une production artistique à laquelle celle d’aucun autre pays de l’Europe ne peut être comparée12. » Le même parti pris nationaliste gît au cœur de la leçon d’ouverture du cours d’histoire de l’art du Moyen Âge, que Mâle prononça à la Sorbonne le 8 décembre 1906 : « L’art du Moyen Âge est peut-être la création la plus originale de la France. Dans d’autres


domaines nous avons des rivaux et souvent des maîtres. Ce n’est pas nous qui avons donné à l’épopée sa forme parfaite, c’est Dante. Nous avons créé le théâtre du Moyen Âge, mais ce n’est pas nous qui avons découvert tout ce que le vieux drame pouvait contenir de poésie et de beauté, c’est Shakespeare. En revanche, il n’y a rien en Europe qui puisse se comparer à la cathédrale de Chartres ou à la cathédrale de Reims13. » La création en 1906 d’un cours d’histoire de l’art du Moyen Âge à la Sorbonne – transformé ensuite en chaire d’histoire de l’art médiéval que Mâle occupe jusqu’en 1923, résultait de la suppression de la faculté de théologie protestante à la suite de la loi de séparation des Églises et de l’État14. Le texte de cette leçon inaugurale, lu en plein débat sur l’application de la loi dans une institution phare de la République, n’évoquait que rapidement les composantes religieuses de l’art médiéval pour insister en revanche avec énergie sur la primauté de la France au sein de l’Europe du Moyen Âge. Mâle posait ainsi les jalons d’une pédagogie nationale du patrimoine qui sera le ressort de ses engagements de savant. Ses prises de position sur le rôle central de la France dans l’espace médiéval européen demandent à être replacées dans le contexte de la fondation d’une histoire de l’art professionnelle à la fin du XIXe siècle, processus qui est à son tour étroitement lié à l’élaboration d’identités esthétiques nationales. L’enseignement de Louis Courajod à l’École du Louvre (1886-1896) constitue sans doute la tentative la plus aboutie et la plus radicale pour construire un art national. La question se pose, dès lors, des rapports que la représentation du Moyen Âge français avancée par Mâle entretint avec l’œuvre de Courajod qui, à partir des années 1890, consacra ses recherches aux origines du gothique. Il semble peu probable que Mâle ait pu suivre ses cours15. Il devait néanmoins saluer avec enthousiasme la publication des Leçons de Courajod : « Ces leçons sont toutes pleines d’idées neuves, imprévues, séduisantes […], écrivait-il en 1901, son système a rencontré des contradicteurs, et, en effet, plus d’un détail est sujet à caution : mais je suis convaincu que l’on sera bientôt amené à reconnaître que dans l’ensemble il a vu juste16. »

Fig. 3 Félix Vallotton Camille Enlart, La Revue blanche Tome X, 1er semestre 1896

13. Mâle 1907, p. 138. 14. Charle, 2005, p. 39-40. 15. Pendant la rédaction de sa thèse, Mâle enseigne dans des lycées de province, et notamment à Toulouse, entre 1889 et 1893, lorsque Courajod tenait son cours sur l’art gothique à l’École du Louvre. 16. Mâle 1901, p. 94-95.

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17. Passini 2012, p. 11-25. 18. Mâle 1894, p. 16. 19. Mâle 1917, p. 9. 20. Camille Enlart, lettre à Émile Mâle, datée du 12 mai 1917 : Fonds Émile Mâle, bibliothèque de l’Institut, dossier no 7621. 21. Moreau-Nélaton 1915, p. 6. 22. Magne 1915, p. 12.

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En s’appuyant sur les travaux de Viollet-le-Duc, Courajod avait exalté un art français autonome, authentiquement national, dont l’essor au XIVe siècle devançait la Renaissance italienne. Les origines de cette production autochtone étaient selon lui à rechercher dans un substrat gothique particulièrement riche : l’Italie n’avait pas connu, au XIIIe siècle, la superbe floraison gothique qui caractérisait la France, son XIVe siècle avait été artistiquement pauvre et c’était seulement au siècle suivant que l’art italien avait rattrapé son retard. Les élèves de Courajod – Paul Vitry, Raymond Koechlin et Jean-Joseph Marquet de Vasselot – creusèrent le même sillon dans leurs thèses publiées au tournant du siècle et contribuèrent ainsi, par leurs travaux ultérieurs et l’influence qu’ils auront acquise dans le monde des musées et de l’enseignement supérieur, à la diffusion des théories de leur maître17. Or dans sa recherche des origines lointaines de l’art gothique, Courajod remontait aux premiers siècles de l’ère chrétienne et attribuait dès lors aux peuples germaniques un rôle de tout premier plan dans l’élaboration de ce langage figuratif employé ensuite par l’Europe entière. L’enjeu était pour lui de diminuer l’influence de l’élément latin dans la genèse de l’art du Moyen Âge. Pour Mâle, en revanche, la qualité nationale du gothique du XIIIe siècle restait indiscutable. Comme il l’écrivait déjà en 1894 dans un article prônant l’introduction de l’enseignement de l’histoire de l’art dans les lycées, cet art méritait d’être montré aux étudiants comme l’expression la plus authentique du « génie » national18. Mâle devait revenir sur cette question en 1915, dans un climat politique radicalement différent. La préface de L’Art allemand et l’Art français du Moyen Âge exprime un désaveu brutal des théories de Courajod et de sa conception héroïque du « génie germanique », et témoigne de la déception de toute une génération de chercheurs français, marquée par l’expérience de la guerre : « Il y avait chez Courajod une sincérité, une foi, un enthousiasme auxquels il était difficile de résister. Qui n’a pas cru avec lui au génie barbare ? Qui n’a pas vu alors l’envahisseur germain sous l’aspect d’un héros de Wagner, d’une sorte de Siegfried débordant de force créatrice ? C’était le temps où l’œuvre de Wagner se révélant à nous peu à peu, transfigurait la Barbarie, lui donnait un sens. Courajod célébrait le Barbare comme le libérateur providentiel qui affranchit le vieux monde de la double tyrannie de Rome et de l’art romain. Près de vingt-cinq ans ont passé sur les leçons de l’École du Louvre, et l’on voit plus clairement tous les jours que Courajod s’est trompé19. » La guerre avait rendu inacceptables les résonances germaniques du terme même de « gothique ». Ainsi, en mai 1917, le médiéviste Camille Enlart, qui mettait alors les dernières touches à la nouvelle édition de son Manuel d’archéologie française, écrivait à Mâle que la lecture de son étude L’Art allemand et l’Art français du Moyen Âge l’avait persuadé de remplacer partout, dans son propre travail, l’adjectif « gothique » par le terme « français20 ». Ce refus du terme « gothique » pour définir l’art ogival français parcourt tel un fil rouge les textes sur les monuments détruits pendant la Grande Guerre. Étienne Moreau-Nélaton parle à ce propos d’une « création indigène », d’un « opus francigenum, que nous continuerons d’appeler, puisque le pli est pris, l’architecture gothique21 » et Lucien Magne pose en ces termes la question de la francité du gothique : « Pourquoi affubler cet art français, si original, du qualificatif de gothique, qui implique évidemment une critique, mais révèle surtout une ignorance22 ? » Marcel Aubert écrit en évoquant les paysages de l’Oise : « Ce beau pays est aussi le berceau de notre art national du Moyen Âge, de notre architecture


gothique, que l’on pourrait plus justement appeler française23 » ; bien plus radical, Henri Focillon affirme : « Cette forme surprenante de l’art de bâtir, on l’appelle art gothique. C’est art français qu’il faut dire. Rien de plus français par les origines comme par le développement24. » La Grande Guerre avait induit une évolution rapide de la perception du patrimoine national, en marquant notamment un jalon essentiel dans le processus de nationalisation du gothique entamé au XIXe siècle. Soumis à une médiatisation sans précédent, l’art des cathédrales se trouva investi de nouvelles fonctions symboliques. Frappé dans deux de ses spécimens les plus considérables – les cathédrales de Reims et de Soissons –, il vit s’accroître sa représentativité nationale, d’autant plus que celle-ci semblait ratifiée par l’ennemi même, bombardant « sciemment » les chefs-d’œuvre d’un art qu’il avait vanté comme sien, mais sur lequel il n’avait aucun droit historique. Le terme même de « gothique » paraissait désormais trop connoté pour pouvoir servir l’élaboration du récit de l’art national. Par leurs écrits sur les cathédrales « martyres » et les monuments détruits, les historiens de l’art contribuèrent de manière substantielle à la construction d’un lieu d’identification national pour la France en guerre. D’autre part, par leur dénonciation du « vandalisme allemand » et de la « science de l’art » allemande, ils participèrent à la disqualification systématique de l’ennemi qui structura la culture de guerre25. Le premier conflit mondial aura ainsi marqué une étape cruciale dans l’histoire de la discipline. Les historiens de l’art apparurent pour la première fois comme une corporation intellectuelle prenant la parole dans l’espace public. Sollicités pour leur expertise sur des sujets qui, s’ils relevaient de leur domaine de spécialité, acquéraient, dans ce cadre, une portée nationale, ils s’exprimèrent en intellectuels. La guerre aura donc représenté pour les historiens de l’art un tournant comparable à celui que constitua, pour la corporation historienne, l’affaire Dreyfus26. Intervenant dans la sphère du politique, contribuant à l’élaboration des justifications sur lesquelles se fondait la conduite d’une « guerre du droit », les historiens de l’art et les spécialistes du patrimoine acquirent, en tant que groupe, une visibilité et une légitimation nouvelles. L’art des cathédrales aura été l’outil essentiel de la construction de nouvelles représentations de l’art et du patrimoine français et de leurs praticiens : les historiens de l’art. Michela Passini

23. Aubert 1921, p. 5. 24. Focillon 1919, p. 59. 25. Audoin-Rouzeau et Becker 2000, et « La Guerre du droit, 1814-1918 », numéro thématique de Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, no 23, 2005/1. 26. Duclert 1999, p. 71-94.

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« GRAND CATHÉDRALISTE » LA CATHÉDRALE DE MONET EN REGARDS

Cat. 150 (détail) 1. Dewhurst 1904, chap. V [trad. H. Seyrès]. 2. Exp. Paris, galeries Durand-Ruel,1895. Wildenstein 1974-1985 : abréviation en W pour les références aux peintures et WL pour les références aux lettres de Monet. 3. « À bientôt, dites, grand cathédraliste, ô vous qui savez ce que chante le peuplier », Octave Mirbeau à Claude Monet, [Les Damps, mars 1892], vente Cornebois 2006, lot 179. Mirbeau relate sa visite à l’exposition des Peupliers, et il écrit aussi : « Ah ! j’en rêve de vos Cathédrales ; et ça va être encore un Monet qu’on ne connaît pas. Ce sera curieux de rapprocher vos toiles de Rouen de celle de StGermain l’Auxerrois. » 4. Sur la série et l’histoire de sa réalisation, voir : Rouen 1994 ; Kronenberger 1996 ; Alphand 2010 ; Le Men 2010 b, p. 322-337. 5. Moore Glaser 2002. 6. Le Men 1998 b [rééd. 2014] ; Emery 2001 ; Prungnaud 2001 ; Emery et Morowitz 2003 ; Prungnaud 2008. 7. Niehr 1999 ; Kramp 2002. 8. Moore Glaser 2005 ; Roque 2012 b. 9. Londres, Paris, Le Havre 1999-2000.

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« Je l’ai peinte, dans un grand inconfort, en regardant par la fenêtre d’une boutique située en face de la cathédrale. Il n’y a donc rien d’intéressant à vous en dire, si ce n’est l’immense difficulté de la tâche, qu’il m’a fallu trois ans pour accomplir1. » C’est par le désagrément d’un atelier de fortune et la longue durée d’une entreprise de tâcheron que Claude Monet commente les œuvres qu’il considère pourtant « comme les plus belles qu’il ait produites ». Cette abondante « série » de « très grand format », prend pour titre La Cathédrale de Rouen quand Monet en présente vingt toiles réunies à l’exposition de la galerie Durand-Ruel en 1895 (W1345-W1356)2. Le journaliste britannique qui l’interroge, Wynford Dewhurst, reprendra son interview dans l’histoire de l’impressionnisme, dédiée à Monet et adressée par un envoi manuscrit au peintre à Giverny, dont la thèse est d’inclure le mouvement dans l’histoire de l’art anglais. Avec ce nouveau projet qui le fait dès 1892 invoquer – ou sacrer ! – par Mirbeau, avec une note d’humour, « grand cathédraliste3 », Monet a abordé quelque chose de bien différent des paysages champêtres des précédentes séries, celles des Meules et des Peupliers de l’Epte, en ce pays de Giverny dont il est le « dieu local », pour reprendre les termes de Taine qu’il a lu et annoté. Comment faire tenir la monumentalité architecturale de la grande façade sculptée, usée par le temps, dans le cadre restreint des tableaux de chevalet qui vont bientôt s’éparpiller à travers le monde ? Comment multiplier les aspects et les moments d’un site qui se trouve au croisement, voire à l’affrontement, de multiples mémoires ? Comment, face à un tel symbole architectural et monumental de l’art occidental, s’en tenir à la seule peinture ? Ces quelques interrogations font partie des défis relevés par Monet dans sa série picturale4. La figure de la cathédrale gothique a hanté l’art5, la littérature6 et les théories esthétiques et architecturales7 depuis le romantisme européen jusqu’au symbolisme et au-delà8, au moment où se lançaient de grands chantiers architecturaux et des restaurations. C’est à ce titre qu’une partie de notre exposition peut être mise en relation avec Claude Monet (1840-1926) qui, par sa longévité, accompagna ce courant. En préliminaire à cet essai, qui portera sur le souvenir chez Monet des voyages pittoresques9, puis sur les résonances internes de la série, et enfin sur la « révolution sans coup de fusil » de l’exposition de 1895 et ses prolongements,



voici quelques exemples d’œuvres, inspirées par la cathédrale, attestées par sa bibliothèque, qui firent partie de son imaginaire. Si Notre-Dame de Paris n’a pas été conservé dans sa bibliothèque (où Hugo est pourtant bien représenté, surtout par le théâtre), il possédait La Légende de saint Julien l’Hospitalier10 de Gustave Flaubert qui déclare y avoir colorié un vitrail de son pays, Le Rêve de Zola dont Carlos Schwabe fit une lecture symboliste (cat. 167 à 170 et fig. 2 p. 332)11, et La Cathédrale de Huysmans, dont une page est marquée du souvenir des toiles de Monet12 : « Elle est extraordinaire, se dit Durtal, se remémorant les divers aspects qu’elle revêtait, suivant les saisons, suivant les heures […]. En son ensemble, par un ciel clair, son gris s’argente et si le soleil l’illumine, elle blondit et se dore […]. D’autres fois, lorsque le soleil se couche, elle se carmine […], et au crépuscule, elle se bleute, puis paraît s’évaporer à mesure qu’elle violit. » Georges Rodenbach rendit visite à Monet à Giverny et lui dédicaça un exemplaire de Bruges-la-Morte13. Ces livres de 1877, 1888 et 1892 encadrent la réalisation de la Cathédrale de Rouen, exposée en 1895, puis en 1898. Y figure aussi un exemplaire du Repos de saint Marc de John Ruskin14, de 1908, qui peut être rapproché de la série de Monet sur Venise. Enfin, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, qui vaudra à Marcel Proust le prix Goncourt en 1919, s’y trouvait également15. La bibliothèque de Monet s’avère bien fournie aussi en ouvrages sur l’art de Rodin, son grand émule. Proche de Félix Bracquemond, et sensible à la renaissance de l’eau-forte, Monet dut apprécier Charles Meryon et fit l’acquisition du catalogue de son œuvre par Loys Delteil16 (comme celui de Corot), peut-être encouragé par Gustave Geffroy, l’un de ses proches17.

10. Flaubert 1877. 11. Chaperon 2001. 12. Huysmans 1898, p. 355-356. Voir Le Men 2013 (où est publiée la liste des livres de la bibliothèque de Giverny, avec la transcription des envois autographes), p. 362. 13. Rodenbach, s.d. [1898]. Envoi manuscrit : « à Claude Monet / à un grand artiste que j’admire / Toute sympathie / George Rodenbach ». 14. Ruskin 1908. 15. Proust 1919. 16. Delteil 1907. 17. La monographie de Geffoy sur Meryon date de l’année de la mort de Monet, et ne put lui être envoyée, à la différence de ses autres livres. 18. Toronto, Paris et Londres 2004-2005 ; Warrell 2004, p. 72-73. 19. Joris-Karl Huysmans, « Goya et Turner », dans Huysmans 1889. 20. Taylor, Nodier, Cailleux 1820 et 1825. 21. Turner 1837 [1833-1835] ; Londres, Paris, Le Havre 1999-2000. 22. Adhémar 1937 [1997] ; Le Men 1998 [rééd. 2014] ; Caen, Le Havre, Rouen 2009. 23. Miel 1825 ; Waquet 1981 (voir notamment le chapitre « Les décors des fêtes extraordinaires », p. 128-161, qui comporte une analyse approfondie du sacre de Reims). 24. Bakhuÿs 2009 ; Niehr 2005. 25. Martinet 1980 ; Recht 1989.

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L’art romantique et le souvenir des voyages pittoresques Dewhurst prétendait appréhender l’impressionnisme et la peinture de Monet en relation avec le romantisme anglais des aquarelles de Bonington, des paysages irradiés de lumière de Turner, et des toiles de plein air de Constable. Tous trois ont peint des cathédrales, et les deux premiers celle de Rouen. À Londres, Monet avait visité les musées où étaient présentées leurs œuvres, particulièrement celles de Turner, dont les peintures et, par rotation, les aquarelles étaient visibles au British Museum à la suite du legs de l’artiste18. Il y avait découvert Turner en 1871, revit ses œuvres à l’occasion de ses voyages des années 1890, et put lire dans Certains, un autre titre de sa bibliothèque, ce commentaire du tableau du Louvre par Huysmans qui y trouvait un « délire d’impressionniste pétrissant à pleins poings la vie », un « brouillis absolu de rose et de terre de sienne brûlée, de bleu et de blanc19 ». Bonington, dessinateur des Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France20, et Turner, illustrateur de keepsakes21 (fig. 5, p. 85 et fig. 6, p. 86), ont participé au courant éditorial des voyages pittoresques22, qui contribua à la redécouverte française du gothique, stimulée par le sacre de Charles X à Reims23. La visite de Rouen, de ses églises et de sa cathédrale, fréquentée au même moment par les touristes antiquaires anglais24, constitue le noyau du second tome du volume inaugural sur la Normandie des Voyages pittoresques. Et Turner composa des aquarelles préparatoires au volume sur la Seine des Fleuves de France dont l’une peut être rapprochée du cadrage de Monet (fig. 3 et cat. 312). Occurrences précoces d’un regard touristique que la photographie devait ensuite reprendre, dans un médium tout différent, ces ouvrages s’appuyaient sur la notion de « site » ; à partir de la théorie anglaise des associations d’idées dans la promenade des jardins pittoresques25, ils intégraient la perception d’un monument chargé d’histoire à celle de son inscription spatiale, du fait de l’itinérance du voyageur et du regard mobile


qui en découlait ; selon la formule de Nodier qui transformait la critique du vandalisme en une poétique, ils associaient « archéographie pittoresque » au « voyage d’impressions » et souhaitaient « donner une place à l’esquisse du peintre26 ». La lithographie romantique traduisait en noir et blanc les effets atmosphériques de la lumière éclairant la pierre usée des monuments gothiques. Elle permit aussi d’explorer la sérialité, avec les lithographies du polytechnicien Nicolas Marie Joseph Chapuy, qui devait se spécialiser dans ce genre du Moyen Âge monumental jusque dans les années 1840, pour un ensemble de monographies commencées en 1823 par la cathédrale de Paris. Leur présentation au Salon de 1824, la première année où la lithographie y est admise, s’avérait déjà sérielle, puisque « huit cadres de lithographies dont quatre des cathédrales » furent présentés par l’artiste au Salon27. La publication se poursuivit jusqu’en 1831 en vingt-trois livraisons, réunies en deux volumes sous le titre Les Cathédrales françaises28. Dans la trajectoire de Monet, on peut opposer la période des voyages, où il procède par « campagnes » annuelles sur la côte normande, puis à Bordighera, Belle-Île, Antibes et en Creuse, à celle des séries, déterminée par l’arrivée et l’installation à Giverny, en 1883. La décision de cette retraite se prit après

Fig. 1 Robert Brandard, d’après John Mallord William Turner Rouen vers l’amont, 1834 Gravure sur acier extraite de Turner’s Annual Tour of 1934 ou Wanderings by the Seine, vol. I, avec un texte de Leith Ritchie, Ed. Charles Heath, Londres, 1834 Rouen, Bibliothèque municipale 26. Nodier, dans Taylor, Nodier et Cailleux 1825, p. 3, cité dans Le Men 2009, p. 38. 27. McAllister Johnson 1977, no 107, repr. p. 147. 28. Chapuy 1823-1831 : la première livraison (éd. Leblanc) en 1823 présente Paris, Amiens, Orléans. La seconde livraison, en 1826, est éditée par Engelmann, et commence par Reims. Le principal rédacteur des notices était Théodore Jolimont, mais Chapuy fit aussi intervenir Alexandre du Mège pour Albi et Arles (1829), et Jean-Geoffroy Schweighaeuser pour Strasbourg (1827). Voir Adhémar 1937 [rééd. 1997], nos 75, 134, 167, 189, 190, 191, 223, 228, 230, 262. Voir aussi Rodriguez 2005.

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29. Lettre de Rodin à Geffroy, citée dans Paris 1989, p. 212. Voir ici même l’essai d’Antoinette Le NormandRomain. 30. Actuel syndicat d’initiative. 31. Le 12 février 1892, il se trouve au-dessus du magasin La Grande Fabrique, mais, délogé par des travaux, il doit se déplacer chez Fernand Lévy, dans le salon d’essayage d’un magasin de nouveautés où sa présence masculine dérange les dames. L’année suivante, il est accueilli chez un autre commerçant, Mauquit, marchand de nouveautés 81, rue Grand-Pont, et peut ensuite revenir à la fenêtre de Louvet au no 31, place de la Cathédrale (W1319), placer un second chevalet. Ces différents points de vue, bien identifiés dans le catalogue Wildenstein, ont été documentés par des photographies ou cartes postales d’époque dans Rouen 1994 ; Rouen 2010 ; Alphand 2010, p. 29. 32. Hugo 1844 [1832], livre III, chap. I, « NotreDame », p. 107-108.

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sa campagne de 1889 en Creuse auprès du poète Rollinat installé dans son « pays » et après l’exposition Monet - Rodin de 1889, qui avait eu lieu alors que le sculpteur, inspiré par le poème épique de Dante comme par les portes du baptistère de Florence de Ghiberti, travaillait à la Porte de l’Enfer, son chefd’œuvre inachevé : « Ma Porte devenant de plus en plus toute mon occupation, je ne pourrai exposer que très peu de choses, presque rien, mon nom sera avec Monet, voilà tout29. » Dans l’ouverture de sa préface à l’exposition des Meules, Geffroy n’en mentionne pas moins l’aspiration persistante de Monet à de nouveaux voyages et à de nouvelles campagnes, qui l’entraîneraient vers le mont Saint-Michel et vers « les cathédrales de France ». La Cathédrale de Rouen termine la boucle de son tour de France et offre l’opportunité d’un motif, celui de la cathédrale, qui résume l’idée du voyage monumental, tout en restant une destination proche de Giverny où il peut revenir en fin de semaine chez lui surveiller le déroulement des travaux d’aménagement qui l’occupent. Il a tenu compte des « approches » des voyages pittoresques, en esquissant le panorama de la ville, dont l’un montre les fumées d’usines, et l’autre, celui du musée de Rouen (fig. 3), rappelle le grand tableau de Paul Huet (cat. 44), tout en se référant aussi aux colour beginnings de Turner, puis il s’est concentré sur un petit nombre de motifs autour de la cathédrale, avant de s’attarder à l’évocation du portail, variant légèrement ses trois points de vue et ses cadrages pris depuis une fenêtre : chez Mauquit, chez Lévy (dans un bâtiment Renaissance, l’hôtel des Finances)30, et chez Louvet31. Ce point de vue s’avère déterminant pour la conception des compositions qui chez Lévy montrent la façade en plan serré, comme l’ont fait certains photographes de la cathédrale, comme Edmond Bacot (cat. 73 et 74) vers 1853 (dont la mise en page évoque celle de Monet W1321-1329 et W1352-1361) et les frères Bisson en 1857. Suivant l’habitude des voyageurs pittoresques et des peintres de vues, Monet est passé, carnet de croquis en main, par une phase de repérage. Dans certains cas, il utilise la double page pour élargir l’espace disponible, soit à l’horizontale soit à la verticale, et trace un trait horizontal pour définir le cadrage qui sera retenu dans ses tableaux (fig. 1 p. 288 et fig. 2 p. 289) et dont le parti original élimine la flèche. Le carnet montre combien le rectangle de la feuille, homologue à celui de la toile, s’avère une donnée déterminante : la cathédrale de Rouen devient page monumentale, et la métaphore du livre-cathédrale s’impose, non sans évoquer certains passages de Hugo : « Il est, à coup sûr, peu de plus belles pages architecturales que cette façade […] vaste symphonie en pierre, pour ainsi dire ; œuvre colossale d’un homme et d’un peuple, toute ensemble une et complexe comme les Iliades et les romanceros dont elle est sœur, produit prodigieux de la cotisation de toutes les forces d’une époque où sur chaque pierre on voit saillir en cent façons la fantaisie de l’ouvrier disciplinée par le génie de l’artiste ; sorte de création humaine, en un mot, puissante et féconde comme la création divine dont elle semble avoir dérobé un double caractère : variété, éternité32. » Toutefois, à la différence des antiquaires et des érudits qui se plaisaient à déchiffrer l’iconographie foisonnante des sculptures de la cathédrale, selon une approche dont Émile Mâle offrit une brillante synthèse dans L’Art religieux du XIIIe siècle en France, Monet, qui ne fit pas l’acquisition de cet ouvrage paru en 1898 que lurent Huysmans et Proust, ne s’intéresse qu’à la texture de la pierre vibrant dans la lumière et variant d’un moment à l’autre. La restitution d’une expérience spatio-temporelle du monument évoquant la nuit des temps détermine l’élaboration comme l’exposition de la série.


Ainsi, le thème de la cathédrale de Rouen, qui se concentre chez Monet sur la vision du portail-frontispice, présuppose la peinture romantique, les voyages pittoresques, qui ont pu se figer, le temps passant, en clichés photographiques ou littéraires, comme l’évoque le mot que Flaubert prête à Bouvard et Pécuchet : « Le Moyen Âge avait du bon ! Ainsi nos cathédrales ! » Monet lui-même, dans une lettre du 30 mars 1892, bougonne, grippé, que « l’hôtel et Rouen sont remplis de touristes baladeurs, photographes, etc. » descendus du train en « cohue33 ». Mais il s’était aussi procuré quelques photographies de Neurdein, qui font partie aujourd’hui des collections du musée Marmottan34. Résonance internes à l’art de Monet On peut aborder la série de Monet selon une procédure analogue à celle que Marcel Proust indique lorsqu’il explique sa façon d’annoter la Bible d’Amiens de Ruskin, dont il est le traducteur, par des références aux autres livres de l’écrivain, afin d’y éveiller « des échos fraternels » et de doter le lecteur d’une « mémoire improvisée ». Proust introduit des « analogies, même lointaines » et des jeux internes à l’œuvre même de Ruskin, qui lui apportent « une sorte de caisse de résonance » et lui restituent cette « atmosphère interposée qui a l’étendue même de notre vie et qui est la poésie de la mémoire35 ».

Fig. 2 Philippe Benoist Portail de l’ouest à Chartres Planche 13 extraite de Le Moyen Âge monumental et archéologique Collection particulière

33. Lettre de Claude [Monet à Alice Hoschedé], 30 mars 1892, WL 1143. 34. Il avait aussi acheté des cartes postales de la cathédrale de Rouen. Voir Rouen 1994, p. 82. 35. Proust, dans Ruskin 1986, p. 10 [1904].

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Ces résonances, intérieures à l’art de Monet, sont nombreuses, et trois d’entre elles seront évoquées ici : celles qui sont liées à la genèse lointaine de la série – les vues de l’église de Vernon et du port de Rouen –, celles qui forment une sorte d’antithèse parallèle et opposée à la cathédrale – les Gares Saint-Lazare –, et enfin celles que Monet lui-même a choisi d’introduire autour de la série, à l’exposition de 1895 – Le Mont Kolsaas. On pourrait en indiquer d’autres, comme les falaises qu’il a peintes, et auxquelles Proust, comme le critique Georges Dubosc, songe devant la cathédrale de Rouen, qui redevient alors monument naturel, sculpté par la longue érosion des éléments. Et les résonances se prolongent, après la série de 1895, par exemple lorsque Monet peint en 1908 la façade du Palais Dario de Venise comme une sorte de cathédrale engloutie (fig. 4)36.

36. Claude Monet, Le Palais Dario, 92 × 73 cm, signé, daté « Claude Monet, 1908 », Cardiff, National Museum of Wales, W 1759, [Wildenstein, 1996, p. 825]. Voir Le Men 2010, p. 335-337. 37. Ce souvenir avait été rapporté par Monet au journaliste qui l’évoque dans sa notice posthume. Thiébault-Sisson 1927. 38. Claude Monet, Vernon, soleil, 65 × 92 cm, inv. 22 59, Brooklyn, The Brooklyn Museum, W1386 39. Geffroy 1922, p. 303. 40. David 2010.

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L’église de Vernon et le port de Rouen La série est rapprochée des tableaux de l’église de Vernon par l’artiste qui les présente comme leur « idée première » : « M’étant arrêté un jour à Vernon, j’y trouvai la silhouette de l’église si curieuse que j’entrepris de la rendre. […] À de fraîches matinées de brouillard succédaient de brusques éclats de soleil dont les rayons […] ne parvenaient que lentement à dissoudre les brumes accrochées à toutes les aspérités de l’édifice et qui revêtaient la pierre dorée par le temps d’une enveloppe idéalement vaporeuse. Cette observation fut le point de départ de ma série des Cathédrales. Je me dis qu’il ne serait pas banal d’étudier à différentes heures du jour le même motif et de noter les effets de lumière qui modifiaient d’une façon si sensible, d’heure en heure, l’apparence et les colorations de l’édifice. Je ne donnai pas suite, pour le moment, à l’idée, mais elle germa dans mon cerveau, peu à peu. [Bien après, à Giverny], je commençai dans le même esprit d’observation ma série des Meules. Celle des Cathédrales vint ensuite, à cinq ou six années d’intervalle37. » Monet insiste sur la lente maturation d’une idée qui a « germé » au spectacle de l’église de Vernon se reflétant au bord de l’eau pendant l’été de 1883 (W842-W844, W1060 et W1061) et s’est poursuivie de façon sérielle en 1894 (W1386-1391a)38. Les métaphores végétale et vaporeuse appliquées à la pierre font partie de tout un réseau d’images par lesquelles Monet rend compte de sa démarche qui sollicite l’imagination matérielle du spectateur par une sorte d’alchimie picturale faisant jouer le minéral avec tous les autres éléments et s’affirmant dans La Cathédrale de Rouen ; les critiques, Clemenceau le premier qui parle du « mortier versicolore » de La Cathédrale de Rouen, le soulignent dans leurs métaphores qui vont de l’embrasement à la vaporisation. On retrouve la perception d’une évaporation matérielle dans l’usure du temps chez Gustave Geffroy en 1922 : « La cathédrale de Rouen, sa grande forme dressée sur le sol, se perdant, s’évaporant dans le brouillard bleuâtre du matin, – le détail des sculptures, des anfractuosités, des creux et des reliefs, se précisant aux heures du jour –, le portail creusé comme une grotte marine, la pierre usée par le temps, dorée et verdie par le soleil, les mousses et les lichens39 ». Paradoxale pour un sculpteur, la dématérialisation de la pierre de la cathédrale dans le brouillard qui transformait les formes en souvenir de formes, devait attirer l’attention de Rodin, qui visita l’exposition de 1898, et resta captivé par le tableau de la collection Depeaux (cat. 150). En outre, le travail de Monet sur Rouen, ville où il a exposé pour la première fois, s’est déployé sur de longues années, du fait de la présence de son frère Léon Monet à Déville-lès-Rouen40. Il a commencé par des motifs portuaires qui présentaient la cathédrale vue du fleuve, sa flèche émergeant au loin parmi la ville environnée de collines, peints en 1872 (W0217) et 1873 (W0268).


Les Gares Saint-Lazare Les Cathédrales, exposées en 1895 – l’année de la première projection du cinématographe –, constituent la seule série architecturale de Monet dans les séries des années 1890. Pendant qu’il peint la cathédrale de Rouen, lors de son premier séjour de 1892, Monet est allé lui-même visiter les serres du jardin des plantes de Rouen et en construit une à Giverny. Il est possible d’interpréter les Cathédrales de façon parallèle et opposée à l’ensemble inaugural du procédé sériel : exposées en 1878 à la troisième exposition des impressionnistes, les Gares Saint-Lazare avaient donné lieu à un achat groupé de trois œuvres par Ernest Hoschedé. Représenter la cathédrale de Rouen, c’est faire référence à un passé multiséculaire, qui renvoie à l’art médiéval. La gare Saint-Lazare apparaît au contraire comme le lieu par excellence de l’architecture moderne, donnant accès au nouveau Paris. On peut considérer qu’il s’agit chez Monet de deux projets qui se répondent en s’opposant, ce que démontre la comparaison avec La Gare SaintLazare du Art Institute de Chicago. Zola, dans Le Ventre de Paris et Au bonheur des dames, et Huysmans, dans Le Salon officiel de 1881 (repris dans L’Art moderne), introduisent explicitement la figure de la cathédrale pour qualifier les architectures modernes, caractérisées par leurs matériaux industriels : halles et grands magasins, serres ou même hippodromes. Tout l’article de Huysmans sur « le fer », dans Certains, en 1889, porte sur le rapport de l’architecture de fer à l’art gothique, par exemple dans la salle des Machines de l’Exposition universelle : « La forme de cette salle est empruntée à l’art gothique, mais elle est éclatée, agrandie, folle, impossible à réaliser avec la pierre, originale avec les pieds en calice de ses grands arcs. » Et Zola, transposant le « Ceci

Fig. 3 Claude Monet Vue générale de Rouen, 1892 Rouen, musée des Beaux-Arts Cat. 312

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tuera cela » de Notre-Dame de Paris, va jusqu’à commenter ainsi la survivance anachronique d’« une rosace de Saint-Eustache au beau milieu des Halles centrales » : « C’est une curieuse rencontre, disait-il, ce bout d’église encadré sous cette avenue de fonte… Ceci tuera cela, le fer tuera la pierre. […] Voyez-vous, il y a là tout un manifeste : c’est l’art moderne, le réalisme, le naturalisme, comme vous voudrez l’appeler, qui a grandi en face de l’art ancien… […] Depuis le commencement du siècle, on n’a bâti qu’un seul monument original, un monument qui ne soit copié nulle part, qui ait poussé naturellement dans le sol de l’époque ; et ce sont les Halles centrales41. » L’architecture contemporaine des Halles, ces nouvelles cathédrales, est ainsi comprise comme une riposte à celle du pastiche qu’il réprouve. L’exposition de 1895 Tandis que se prépare l’exposition d’ensemble des cathédrales, Monet temporise, comme s’il l’appréhendait. En janvier 1895, il s’esquive et part pour le voyage en Norvège où il peint notamment la série inachevée du Mont Kolsaas (W1406-1418) – monument naturel sublime dont le triangle enneigé s’élève dans le ciel –, autre pendant possible à celle des cathédrales. Viollet-le-Duc, restaurateur de Lausanne, rapprochait aussi la cathédrale des cimes montagneuses, celle des Alpes. L’exposition inclut, après La Cathédrale de Rouen, les toiles du Mont Kolsaas et les vues de Vernon, et dispose spatialement ces œuvres qui se répondent les unes aux autres, amplifiant l’effet sériel de l’ensemble, et instaurant, à l’intérieur de son œuvre, des résonances comparables à celles que Proust souhaite faire apparaître chez Ruskin. Ainsi se constitue, de proche en proche, l’œuvre-monument de Monet.

Fig. 4 Claude Monet Le Palais Dario, 1908 Cardiff, National Museum Wales

41. Zola 1878. 42. Duret 1885. Un exemplaire dédicacé est conservé à Giverny : « À Claude Monet / Théodore Duret. » 43. Bourdieu 2013. Cet ouvrage est la publication des cours professés au Collège de France de 1998 à 2000.

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« Une révolution sans coup de fusil » Le 20 mai 1895, Georges Clemenceau publie dans La Justice un article qui deviendra l’un des chapitres de son livre sur les Nymphéas, sur « cette cathédrale aux multiples aspects ». Il termine l’article en adressant au président de la République cette requête qui fut vaine : « Il se peut que vous compreniez, et songeant que vous représentez la France, l’idée vous viendra peut-être de doter la France de ces vingt toiles qui, réunies, représentent un moment de l’art, c’est-à-dire un moment de l’homme lui-même, une révolution sans coup de fusil. » Par cette péroraison militante de son plaidoyer, Clemenceau, dans son journal politique, propose d’appréhender les « vingt toiles » révolutionnaires de Monet comme un monument artistique national. Il intègre la notion d’avant-garde, mise en évidence en 1885 par Théodore Duret (dans le titre d’un recueil qui reprenait ses textes sur Monet de 1878 et de 1880)42, à la définition d’un patrimoine muséal qui va de l’art ancien à l’art moderne. Il s’agit bien là de ce que Pierre Bourdieu définit comme « révolution symbolique », dans son cours sur Manet43. Rappelons que Monet avait lui-même conduit la pétition en faveur de l’entrée au Louvre d’Olympia. Cette « révolution sans coup de fusil » de Monet apparaît, dans l’art français, comme un renversement dans l’histoire du regard artistique sur les cathédrales, qui n’étant plus rétrospectif ni mélancolique à la manière de Meryon, devient « moderne ». Clemenceau, après avoir rappelé celle de l’impressionnisme dans l’art du paysage, puis celle des séries de Monet (parmi lesquelles il cite les toiles de Vernon), termine son article sur un coup d’œil panoramique – autre révolution – sur les vingt toiles lumineuses qui font cercle autour de lui. La « valeur de nouveauté », que fait valoir Clemenceau, s’avère l’un des trois critères mis en évidence par Aloys Riegl chargé de réfléchir au classement des monuments à Vienne, pays de la Sécession, en 1903, dans son ouvrage Le Culte moderne des monuments44 ; les deux autres sont la valeur d’ancienneté – celle du monument patiné dans



44. Riegl 1984 [1903]. 45. Nora 1984-1992. 46. Vauchez 1992. 47. Erlande-Brandenburg 1992. 48. Le Goff 1986 ; Sauerländer 2013. Willibald Sauerländer a repris la notion de lieu de mémoire dans sa monographie récente sur Reims (Erinnerungsort). 49. Nora, dans Nora 1984, p. 353-378. 50. Viollet-le-Duc 1854, article « Cathédrale », p. 281. 51. L’auteur, dans sa préface puis dans sa relation du sacre, revendique l’emploi de cet adjectif pour défendre l’art gothique, en se référant à la Cathédrale de Cologne de Sulpiz Boisserée, texte édité en français par Didot et en allemand, autant qu’aux Voyages pittoresques, et aux Specimens of Gothic Architecture, Selected from Various Ancient Edifices in England, de Pugin, « savant architecte français, depuis longtemps établi à Londres ». Miel 1825, p. 112. 52. Tucker 1990 [1989]. 53. Cette importante production est immédiatement collectionnée par Henri Leblanc. Elle compte soixante-douze mille pièces et se trouve à l’origine du musée de la Guerre, devenu la BDIC : Leblanc 1916-1922. 54. Dès la fin 1894, Isaac de Camondo, à travers son mandataire Maurice Joyant, avait fait l’acquisition de quatre Cathédrales, et fut l’un des rares collectionneurs privés à posséder des œuvres de la série avant l’exposition de 1895 dont il fut prêteur, avec Depeaux et l’Américain Sutton. 55. Le film fut présenté du 22 novembre au 5 décembre 1915 au Théâtre des Variétés à Paris. 56. Hoog 1981. 57. Vente Cornebois, lot 300 : Stéphane-Georges de Bouhélier, dit Saint-Georges de Bouhélier (1876-1947), poète et auteur dramatique. L.A.S., Paris, Palais-Royal, décembre 1914, à Claude Monet ; trois pages in-octavo, en-tête du Cabinet du sous-secrétaire d’État des Beaux-Arts. 58. Bouhelier 1915.

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l’écoulement du temps, évidente pour les cathédrales gothiques –, et la valeur historique – celle d’un « lieu de mémoire », selon la proposition de Pierre Nora45, dans un ouvrage collectif où « la cathédrale » (dans le volume La Nation)46, « NotreDame de Paris47 » et « Reims, ville du sacre48 » sont traitées, parmi bien d’autres essais qui se relient à notre propos, y compris par l’acception métaphorique de l’idée de « cathédrale49 ». Viollet-le-Duc avait compris la cathédrale comme « le symbole de la nationalité française, la première et la plus puissante tentative vers l’unité » : « L’unité monarchique et religieuse, l’alliance de ces deux pouvoirs pour constituer une nationalité, font surgir les grandes cathédrales du nord de la France. Certes, les cathédrales sont des monuments religieux, mais ils sont surtout des édifices nationaux. […] Où voyons-nous les grandes cathédrales s’élever à la fin du XIIe siècle et au commencement du XIIIe ? C’est dans des villes telles que Noyon, Soissons, Laon, Reims, Amiens, qui toutes avaient, les premières, donné le signal de l’affranchissement des communes ; c’est dans la ville capitale de l’Île-de-France, centre du pouvoir monarchique, Paris ; c’est à Rouen, centre de la plus belle province reconquise par Philippe Auguste50. » Leur laïcisation en monuments d’art et d’histoire apparaissait déjà dans les Voyages pittoresques à l’entreprise desquels l’architecte participa. Et, au moment du sacre de Charles X à Reims, Edme François Antoine Marie Miel avait revendiqué un regard « artial », selon ses mots dès 182551. Paul Tucker52 a montré combien, sous l’angle du naturalisme, cet ancrage idéologique, voire politique, était important pour la série de Monet – exposée l’année de l’achèvement du fronton de la basilique catholique de Fourvière à Lyon. De La Cathédrale de Rouen aux Grandes Décorations Cette révolution devait se poursuivre « sans coup de fusil » pendant la Première Guerre mondiale. Dans ce contexte, l’art français se trouvait mis en avant comme une valeur de civilisation qui était opposée à la barbarie allemande. Tous les médias tels que la photographie, la carte postale, l’affiche et le film furent utilisés, et immédiatement collectés53. Entrées dans les collections nationales, les œuvres de Monet, étaient devenues très célèbres : depuis juillet 1914, La Cathédrale de Rouen, qui figurait selon un mode sériel dans le legs Camondo, était exposée au Louvre54. Monet apparaissait comme une sorte de trésor national, et fut présenté comme tel, avec Renoir, Degas, Rodin, Anatole France, Edmond Rostand et Sarah Bernhardt, dans le film de propagande de son ami Sacha Guitry, Ceux de chez nous (1915)55. Il fut sollicité, à la suite du bombardement de septembre 1914, pour peindre la cathédrale de Reims56, par Georges de Bouhélier, qui était chargé d’un rapport officiel visant à dénoncer les « actes de vandalismes prémédités de l’armée allemande, à Reims et ailleurs ». Dans une lettre au peintre de décembre 1914, Bouhélier lui demandait une contribution « au nom de l’Art, de façon à ce que les neutres éclairés puissent, par la condamnation qu’ils porteront sur les procédés de guerre des armées allemandes, en empêcher le retour ». Il rappelait à l’artiste son admiration de vingt ans, faisant allusion à l’exposition des Cathédrales en 189557. Mais le peintre ne donna pas suite à cette proposition, émanant de l’auteur du virulent rapport Les Allemands destructeurs de cathédrales (1915)58, et, sans voyager à Reims, préféra poursuivre son œuvre de paix, les Grandes Décorations des Nymphéas, dans la peinture desquelles il s’était enfermé, comme pour résister à la guerre mondiale, et au drame personnel du deuil de son fils : « Je me suis remis au travail ; c’est encore le meilleur moyen de ne pas trop penser aux tristesses actuelles, bien que j’aie un peu honte de penser à de petites recherches de formes et de couleurs pendant que tant de gens souffrent et meurent pour nous59. »


« La masse tient bon, solide dans l’estompe de brume, attendrie sous les ciels changeants, éclatant en poudreuse fleur de pierre dans l’embrasement du soleil. » Cette évocation de la « fleur de pierre » dès 1895 par Clemenceau fait par avance de La Cathédrale de Rouen de Monet l’annonce et le pendant des Nymphéas dont l’artiste fit don à la France en 1918 à son instigation. Le peintre de la « porte de toile », selon la formule du poète Jean Tardieu, apparaît au seuil de l’art moderne qui, du pittoresque, tend vers l’abstraction. Monet, ayant « un bassin à poser, une cathédrale à peindre60 », parvient à exhiber au frontispice de la cathédrale de Rouen des « plate-bandes de surface où poussaient la peinture », selon la célèbre et belle formule de Malevitch61 qui rejoint celle de David Bourliouk admirant dans la toile de la collection Chtchoukine des « fils tendres de plantes admirables et étranges62 ». Il résout ainsi, sur la façade devenue surface peinte63, le conflit de la pierre et de la nature végétale dans la lumière et la couleur, tout en mettant en évidence un processus de germination qui le rapproche de Rodin dont, en janvier 1895, Gustave Larroumet désignait les portes comme des « œuvres toujours reprises, incomplètes et grouillantes comme un monde naissant64 ». En hommage posthume au peintre disparu en 1926, Malevitch reproduisit une œuvre de la série de Monet dans Die Gegenstandlose Welt édité par le Bauhaus en 1927, en regard d’une photographie de la cathédrale de Cologne65. De la Révolution à la Grande Guerre et au-delà, la cathédrale gothique, méditée par Goethe devant la façade et la flèche de la cathédrale de Strasbourg66, a été perçue comme une valeur nationale, mais aussi européenne, et comme une œuvre d’art universelle ; classée au patrimoine de l’Unesco, elle est devenue symbole de civilisation. L’enjeu de cette exposition n’est pas de s’en tenir à l’iconographie franco-allemande de la cathédrale dans l’art contemporain, mais plutôt de faire apparaître ce motif comme un élément important de l’histoire du paysage, depuis les trois romantismes, anglais, allemand et français, jusqu’au cubisme et à l’expressionnisme. La cathédrale gothique est prise en considération comme un puissant symbole pictural dont la portée est simultanément politique, artistique, esthétique et sociale ; c’est une figure des mythologies contemporaines qui, tantôt exaltée, tantôt critiquée, demeure très prégnante dans nos imaginaires. Le regard vers le passé s’est transformé en un regard vers le futur ; le seuil de ce basculement a été marqué par la « révolution de cathédrales » de la série de Monet, qui, comme l’avait fait Goethe devant la cathédrale de Strasbourg, contemple la façade monumentale, mais en recadre le frontispice pour le faire tenir dans le format du tableau-fenêtre, et en éliminer la flèche sublime. Elle fait pendant à ses Gares Saint-Lazare, illuminées par leurs grandes verrières, dont la conception cristalline peut être rapprochée de la démarche de la « chaîne de verre » de l’architecte Bruno Taut inspiré par l’architecture alpine. C’est en 1919, après la Première Guerre mondiale, que Walter Gropius conçoit, par une nouvelle « révolution sans coup de fusil », le manifeste du Bauhaus illustré par une gravure de Lyonel Feininger (cat. 218 et 219), par référence au « nouvel édifice de l’avenir qui sera tout à la fois en une seule forme, et architecture et sculpture et peinture, qui s’élèvera vers le ciel à partir des mains de millions d’ouvriers, telle l’allégorie cristalline d’une foi à venir 67 ». Ségolène Le Men

59. WL 2135, p. 391, À Gustave Geffroy, Giverny, 1er décembre 1914. 60. Cité par Sylvie Patin, Rouen, p. 44. 61. Malevitch 1974, p. 103, repris dans Alphant 1993, p. 527. Roque 2012, p. 119-120. 62. Roque 2012b, p. 119-120. 63. Ibid, p. 113-138. 64. Gustave Larroumet, « Rodin », Le Figaro, 12 janvier 1895, cité dans Le Normand-Romain 2002, p. 24 et note 36. 65. Hoog 1981, p. 23 66. Goethe 1983 [1777]. 67. Stavrinaki 2009 ; Recht 2012, p. 21-22.

59 – « GRAND CATHÉDRALISTE »


IMPRESSIONNISTE – POINTILLISTE – CUBISTE LA CATHÉDRALE GOTHIQUE COMME MOTIF DE LA PEINTURE SÉRIELLE EN FRANCE

Fig. 2 (détail) CATHÉDRALES

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L’impressionnisme célébra son acte de naissance en 1874 dans l’atelier parisien du photographe Gaspard-Félix Tournachon, dit Nadar. L’exposition présentée émanait de divers artistes qui avaient fondé l’année précédente une société autonome dans le but de montrer leurs œuvres en toute indépendance et sans jury. Aux sujets académiques issus de l’histoire et de la mythologie, ces peintres préféraient les images instantanées d’un monde bourgeois se divertissant en plein air, la lumière, la nature et la spontanéité. Or, si beaucoup de ces toiles semblent évoquer la légèreté et l’insouciance à travers des motifs anodins, tout aussi nombreuses sont celles qui ne révèlent leur histoire qu’au prix d’une observation attentive. Certaines thématiques étaient chargées à l’époque d’une signification nettement plus riche que nous ne le supposons aujourd’hui. Il en va ainsi de la série des Cathédrales de Rouen peinte par Monet. Cette suite de tableaux nous montre la façade de pierre d’une cathédrale gothique métamorphosée avec brio par la couleur, et enveloppée d’atmosphère, d’air et de lumière. Si la cathédrale constituait un motif idéal à cet égard, elle était aussi et surtout pour Monet l’assurance d’attirer l’attention sur son œuvre. En effet, les cathédrales gothiques focalisaient l’intérêt en cette fin du XIXe siècle : symboles de l’Ancien Régime en tant qu’alliance de la monarchie et du clergé, elles avaient acquis une nouvelle portée au cours du XIXe siècle avec la résurgence des questions de mystique, de religion et de foi, ravivées par réaction envers le rationalisme objectif du siècle des Lumières. Par leur architecture médiévale, elles incarnaient en outre les revendications nationales de la République française. Et comme les deux pays ennemis, l’Allemagne et la France, revendiquèrent à la même époque la redécouverte du gothique, les cathédrales devinrent l’objet d’une rivalité architecturale entre les deux nations. La cathédrale de Rouen, par exemple, reçut une flèche en



Fig. 1 Claude Monet Le Portail, soleil, 1892-1894 Washington, National Gallery of Art Chester Dale Collection Fig. 2 Claude Monet Le Portail et la tour d’Albane à l’aube 1893-1894 Boston, Museum of Fine Arts Fig. 3 Claude Monet Le Portail, effet du matin, 1893-1894 Los Angeles, The J. Paul Getty Museum

1. Voir nos 221, 222, 224, 226 et autres dans Reynolds 1960. Monet connaissait et appréciait les œuvres de Constable et de Turner. Voir Geffroy 1980, p. 177. 2. Voir Tubingen 1993, p. 260 en particulier.

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fer haute de cent cinquante et un mètres, qui en fit en 1877 la plus haute construction du monde. Trois ans après, on achevait celle de Cologne par une tour de cent cinquante-sept mètres, et la ville allemande ravissait à Rouen le privilège d’abriter l’édifice le plus élevé du monde. Claude Monet, âgé d’à peine trente ans lors de la guerre franco-prussienne de 1870, connut une période marquée par l’intensification du processus d’unification nationale de l’Allemagne et la crainte de la France de perdre son hégémonie sur la scène politique européenne. Une bonne décennie plus tard, il choisit précisément la cathédrale de Rouen, non pas comme sujet d’un simple tableau, mais comme thématique de sa série la plus importante formant un ensemble de trente toiles. Bien avant la fin du XIXe siècle, des artistes avaient peint pour des raisons diverses des cycles ou des groupes de tableaux, et s’étaient intéressés aux effets de la lumière et des variations atmosphériques : pendant des mois, à partir de 1821, le paysagiste anglais John Constable étudia quotidiennement le ciel au-dessus de Hampstead, notant scrupuleusement l’heure, l’orientation du vent et le temps1. La représentation du même motif dans des conditions météorologiques différentes captiva aussi Paul Cézanne, comme l’attestent ses deux séries de la montagne Sainte-Victoire2 – pour ne citer ici que deux exemples.


En adoptant le principe de la série, Monet s’empare d’un élément stylistique qui fait aussi tout le pouvoir de fascination du gothique : la réitération des formes selon un rythme toujours identique, la succession des travées, la régularité de l’architecture. Il reflète dans ses tableaux la dimension sérielle de ce style architectural – phénomène qui trouve aussi un écho dans la musique de son temps. La juxtaposition chatoyante de tons purs sur la palette des peintres impressionnistes et pointillistes se retrouve en quelque sorte dans la suite des accords de Debussy et dans l’éclatement extrême des groupes instrumentaux3. Au cours de ses premières années parisiennes, le compositeur Erik Satie, qui travailla en étroite collaboration avec écrivains, peintres et chorégraphes, avait étudié les textes de Viollet-le-Duc, restaurateur d’églises gothiques, et abordait le Moyen Âge avec une vision prosaïque similaire, interprétant la cathédrale gothique comme la création de tout un peuple au caractère foncièrement anticlérical4. Dans sa première œuvre pour piano, les Ogives, Satie emprunte la voie du néo-grégorianisme, source d’inspiration déterminante pour l’organisation et la composition de ses pièces à partir d’un nombre limité d’éléments. C’est dans ses Danses gothiques de 1893 que ce recours à la « construction motivique » est le plus absolu5. Charles-Marie Widor, qui comptait parmi les organistes et compositeurs français les plus renommés de son temps,

3. Voir Kölsch 1937 ; Jakobik 1977. À travers des exemples, et en tant que contemporain de ce mouvement, Richard Hamann analyse l’impressionnisme comme une forme de joie de vivre perceptible notamment dans la musique de compositeurs allemands. Voir Hamann 1907. 4. Voir Templier 1932, p. 13, et Bazalgette 1898, p. 374. Sur l’appréciation du gothique par Viollet-le-Duc, voir « Boileau and Viollet-le-Duc, St.-Eugène and the Gothic Debate », dans Farrant 1980, p. 54-59. 5. Voir Wehmeyer 1974, p. 56.

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écrivit en 1895, pour l’orgue de l’abbatiale Saint-Ouen de Rouen, sa Symphonie gothique construite également sur un thème grégorien. Elle fut jouée pour la première fois l’année même de l’exposition à Paris des Cathédrales de Monet6. Monet peignit la façade occidentale de la cathédrale dans trois perspectives légèrement différentes, correspondant à la vision offerte par ses divers ateliers situés face à l’édifice. Ces œuvres furent souvent assimilées à de la « poésie » ou du « rêve », par analogie avec le roman Le Rêve d’Émile Zola, proche des impressionnistes, paru en 1888. Pour Monet cependant, le travail sur ses tableaux s’apparentait moins à un rêve qu’à une tâche difficilement surmontable : « J’ai eu une nuit remplie de cauchemars : la cathédrale me tombait dessus, elle semblait ou bleue ou rose ou jaune7. » En ce début des années 1890, il se montra plus critique vis-à-vis de son propre travail, se préoccupant à plusieurs reprises de sa réputation – sans doute la raison pour laquelle il fixa pour ses Cathédrales le prix très élevé de 15 000 francs, trois fois supérieur à celui des Peupliers et cinq fois celui des Meules8. À Paris, on suivait avec un vif intérêt cette question des prix : « Que c’est cocasse ! Monet demande des prix fous, pour sa peinture, on achète9… » Pour saisir toute la mesure de l’incompréhension de Pissarro, on rappellera qu’il avait emprunté 15 000 à Monet en 1892 pour acheter sa maison d’Éragny10. L’exposition de Monet, en 1895, remporta un grand succès. Pourtant, dans les critiques jugeant son approche du motif sacré s’exprimèrent aussi les interrogations politiques et religieuses de l’époque, lesquelles influencèrent nettement l’appréciation des tableaux : les tenants d’une vision conservatrice de l’art attendaient, pour une cathédrale, une représentation « appropriée ». Georges Clemenceau proposa l’acquisition de l’ensemble pour en préserver l’unité, mais cette suggestion resta lettre morte en raison de l’hostilité encore prédominante de l’Académie et du ministère à l’encontre des « impressionnistes11 ». Dans la peinture moderne classique figurant des architectures sacrées, les Cathédrales de Rouen de Monet constituent un jalon d’une telle importance qu’on est tenté de parler d’un « avant » et d’un « après » face aux autres images d’églises et de cathédrales. L’influence directe de Monet se perçoit surtout chez Sisley, Pissarro, Luce, Marquet, Matisse et enfin Delaunay, dont nous présentons ici les séries.

6. Voir Lade 1985. 7. Lettre de Monet à Alice Hoschedé, du 3 avril 1892, dans Wildenstein 1979, p. 266. 8. Voir Tucker 1989, p. 165. 9. Lettre de Camille Pissarro à Lucien, écrite le 25 octobre 1894 à Éragny (par Gisors), dans BaillyHerzberg 1988, p. 499. 10. Voir Brettell et Pissarro 1993, p. XXIV. 11. Voir Suckale 1981, p. 5. 12. Voir Illner, 2011-2012, p. 37-65. 13. Voir Graber 1934, p. 54 et suiv. 14. Voir Daulte 1959. 15. « one of the best kept secrets of late Impressionism », dans Shone 1992, p. 162 [éd. fr., 2004, p. 162].

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Du cercle étroit des impressionnistes, Alfred Sisley restera celui auquel ne fut donné de connaître, de son vivant, ni une reconnaissance durable d’artiste, ni la réussite financière12. Sisley n’exprima aucune opinion politique, ne prit pas position à travers ses peintures dans les débats contemporains, notamment sur le socialisme et l’urbanisation, laissa à peine deviner l’esprit du siècle et la « vie moderne ». Il traita un nombre restreint de sujets dans son œuvre, consacrée à la représentation d’une nature sans cesse changeante dont il tenta de saisir le mouvement et la vie13. Le fait que sa production, à l’exception d’un certain nombre de pendants, ne comprenne aucune tentative de répétition plurielle d’un même thème iconographique, et pour ainsi dire aucun motif architectural, confère à maints égards à ses quatorze tableaux de l’église Notre-Dame de Moret-surLoing une place exceptionnelle dans son œuvre14. Sisley réalisa ce cycle peu d’années avant sa mort à Moret-sur-Loing où il vivait depuis novembre 1889, à proximité de l’église. Comme les sources ne fournissent que des déclarations parcimonieuses sur le peintre, et que Sisley lui-même ne laissa aucun commentaire sur ses tableaux d’église, Richard Shone estima avec pertinence, en 1992, que cette suite demeurait « l’un des secrets les mieux gardés de l’impressionnisme15 ».


Les tableaux de cette série se répondent par un principe de composition identique. Sisley choisit le format horizontal pour restituer l’église basilicale avec les quatre travées de la nef prolongées par le transept, tandis qu’il adopte le format vertical pour en évoquer la seule façade occidentale et l’amorce du vaisseau central. Bien que l’église remplisse chaque fois la presque totalité du champ pictural, Sisley intègre aussi dans ses toiles l’environnement urbain, animé de quelques personnages. Il montra au moins quatre de ces tableaux du 25 avril au 10 mai 1894 à la Société nationale des beaux-arts à Paris16. Un an plus tard, dans les critiques de l’exposition de Monet, aucun parallèle ne sera pourtant établi avec Sisley, peutêtre parce que ses toiles ne suscitaient qu’un intérêt mineur, et que ses vues relativement traditionnelles d’une église de village semblaient sans rapport avec la conception révolutionnaire des Cathédrales de Monet. À sa mort, à la fin du mois de janvier 1899, huit tableaux de cette série se trouvaient encore dans l’atelier de Sisley. Ils furent proposés lors de la vente de l’atelier à la galerie Petit, à Paris, au profit des enfants du peintre. Claude Monet organisa

Fig. 4 Alfred Sisley L’Église de Moret, 1893 Rouen, musée des Beaux-Arts Cat. 155

16. Voir Daulte 1959, p. 34.

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Fig. 5 Alfred Sisley L’Église de Moret-sur-Loing, temps de brouillard, 1893 Collection particulière Fig. 6 Alfred Sisley L’Église de Moret, matin pluvieux, 1893 Baden, Museum Langmatt, Stiftung Langmatt Sidney und Jenny Brown Cat. 152

17. Reuterswaerd n’indique aucune source attestant cette déclaration. Voir Reuterswaerd 1952, p. 193. 18. Voir Shone 1992, p. 12 [éd. fr., 2004, p. 11].

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la vente, et des prix furent atteints que jamais Sisley n’avait connus de son vivant. Par analogie avec sa propre série, Monet aurait affectueusement intitulé ces peintures les Cathédrales de Sisley17. Même si les œuvres respectives de Monet et de Sisley, malgré leur thématique et la forme sérielle, sont difficilement comparables par leur style, un parallèle s’impose en raison de leur exécution simultanée et de l’amitié entre les deux artistes – d’autant plus que dans la plupart des ouvrages concernés, il est reproché à Sisley d’avoir été un imitateur, en particulier de Claude Monet, tant par sa peinture que par le choix de ses motifs18. Si Sisley ne compta probablement pas parmi les personnes ayant vu la série de Monet avant l’exposition de mai 1895, il en avait entendu parler. Une description verbale des variations de Monet montre que tous les aspects (église gothique, cadrage serré, conditions atmosphériques changeantes, etc.) s’appliquent aussi aux toiles de Sisley. Toutefois, alors que la cathédrale de Monet perd sa matérialité sous le jeu conjoint des ombres et de la lumière, l’église de Sisley demeure un bâtiment de pierre.



Fig. 7 Camille Pissarro L’Église Saint-Jacques à Dieppe, 1901 Paris, musée d’Orsay Œuvre récupérée après la Seconde Guerre mondiale et confiée à la garde des Musées nationaux ; dépôt au Château-Musée de Dieppe Fig. 8 Camille Pissarro L’Église Saint-Jacques, Dieppe, matin, soleil, 1901 Collection particulière Fig. 9 Camille Pissarro Le Marché autour de l’église Saint-Jacques, Dieppe, 1901 Collection particulière

19. Pissarro 1993, p. 248 [éd. fr., 1995, p. 248]. 20. Voir Brettell et Pissarro 1993, p. XIII.

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Camille Pissarro, qui faisait également partie des pionniers de l’impressionnisme, exerça une influence majeure sur cette génération, tant par sa peinture que par son approche intellectuelle des problèmes de son temps. Ses lettres témoignent de ses profondes réflexions sur de multiples sujets. En tant qu’anarchiste, il tourna résolument le dos à l’Église catholique : « L’opposition de Pissarro à toute forme de religion vient de sa conviction que la religion consiste en un ensemble abrutissant de mythes et d’illusions destiné à détourner l’esprit des vraies questions, qu’elles soient d’ordre éthique, politique ou esthétique19. » Son goût pour l’architecture médiévale semble donc reposer uniquement sur le lien étroit entre la nature et le gothique, qu’il étudia avec attention. L’interprétation contemporaine de ce style rejoignait par ailleurs ses propres conceptions. Pissarro adhérait aux idées de Victor Hugo et de Viollet-le-Duc, qui voyaient dans le gothique le langage formel d’une époque où les hommes étaient beaucoup plus proches de la nature et d’eux-mêmes, et beaucoup plus libres d’agir à leur gré. Après quelques tableaux de la cathédrale de Rouen, certains peints avant et d’autres après la série de Monet, Pissarro se tourna à la fin de sa vie vers sa propre petite « cathédrale ». Il passa les mois d’été de 1901 et 1902 à Dieppe. Outre des variations sur le thème du port et du marché aux poissons, neuf tableaux de l’église Saint-Jacques virent le jour. Sept peuvent être réunis en une série au sens strict, tandis que deux montrent l’environnement immédiat. Dans l’un, il tourne son regard vers la gauche et le portail du transept ; dans le second, il s’intéresse à l’animation de la ville et seul un pinacle, en bordure gauche, témoigne encore de la présence de l’église. On relève ici un parallèle évident avec les séries de Monet et de Sisley : en effet, les trois artistes peignirent chacun, dans le cadre de leur cycle, une vision de l’église s’écartant du motif sériel. Alors que Monet, avec ses vues de la cour d’Albane, s’attarde sur un tout autre élément de l’église, Sisley et Pissarro choisissent de « zoomer » sur le transept faisant partie du cadrage initial. D’après les dates, Pissarro exécuta toutes les peintures de la série au cours de son premier séjour. Pourtant, cinq des tableaux montrent des arbres récemment plantés sur la place devant l’église. Le fait que les plantations s’effectuent habituellement en automne laisse penser que Pissarro retravailla au moins ses toiles lors de son nouveau séjour à Dieppe en 1902. En juillet 1903, il envisagea d’abord de commencer une troisième série à Dieppe, mais il passa quelques mois au Havre avant de mourir le 13 novembre 190320.




Si les églises choisies par Alfred Sisley et Camille Pissarro firent l’objet de séries uniquement de leur part, Notre-Dame de Paris suscita l’intérêt d’un grand nombre de peintres, au premier rang desquels Maximilien Luce, Albert Marquet et Henri Matisse. Maximilien Luce compte, avec Georges Seurat, Paul Signac et Henri-Edmond Cross, parmi les quatre artistes à l’origine du néo-impressionnisme, ou pointillisme21. Alors que les impressionnistes abordèrent la représentation des ombres et de la lumière de façon plutôt empirique et non systématique, les théoriciens du divisionnisme la dotèrent d’un fondement scientifique. Les deux mouvements avaient néanmoins en commun l’étude de la lumière affranchie de sa fonction représentative. Les édifices sacrés exerçaient sur Luce un charme particulier, comme l’atteste le soin avec lequel il peignit églises et cathédrales. Ce motif revient sans cesse dans son œuvre, souvent sous la forme de pendants. Entre 1890 et 1915, il exécuta au moins onze versions de la façade occidentale de Notre-Dame variant en fonction de l’heure et du temps. La grande majorité d’entre elles date du tournant du siècle, époque où il s’était, en réalité, déjà écarté du néo-impressionnisme. Si Luce ressentait bien l’influence des Cathédrales de Monet, il ne s’en montrait pas moins critique envers ces œuvres : « Luce, au contraire, n’est pas enthousiasmé. Il trouve que c’est plus curieux que beau et que ces toiles manquent d’arrangement. Ces morceaux de cathédrale sans ciel, sans terrain, ne donnent pas la proportion du monument et les qualités de peintre ne lui semblent pas assez fortes pour passer sur l’absence de composition22. » Il convient donc de considérer aussi les tableaux de Luce comme une réponse à la série de Monet, et comme l’expression de sa conception personnelle de la composition.

Fig. 10 Maximilien Luce Le Quai Saint-Michel et Notre-Dame, 1901 Paris, musée d’Orsay Fig. 11 Maximilien Luce Notre-Dame, vue du quai Saint-Michel, 1901-1904 Cologne, Wallraf-Richartz-Museum & Fondation Corboud Fig. 12 Maximilien Luce Notre-Dame, 1899 Minneapolis, Minneapolis Institute of Arts

21. Voir Cazeau 1982, p. 195 et suiv. 22. Voir Rewald 1949, p. 122 et suiv.

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Fig. 13 Albert Marquet Notre-Dame sous la pluie, 1910 Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage Fig. 14 Albert Marquet Notre-Dame, temps de neige, après 1912 Paris, musée d’Art moderne de la Ville de Paris Fig. 15 Albert Marquet Notre-Dame, sous la neige, 1914 Lausanne, musée cantonal des Beaux-Arts Cat. 207

23. Voir Lausanne 1988, cat. 13. 24. Voir Munich 1976, p. 81.

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Au début du siècle, fort des expériences de l’impressionnisme et des recherches scientifiques du pointillisme, un nouveau mouvement expérimental et éphémère voit le jour : le fauvisme. Albert Marquet et Henri Matisse comptent parmi les initiateurs de cette peinture fondée sur l’emploi de tons purs. À l’inverse de beaucoup de ses amis fauves, Marquet ne s’adonne pas entièrement à un chromatisme extrême et détaché du réel, mais recherche plutôt des motifs aux couleurs éclatantes. Entre 1900 et 1910, Marquet habite presque exclusivement à Paris, le plus souvent près de la Seine. Il peindra au moins vingt-cinq variantes de Notre-Dame, avec vue sur sa façade occidentale23. Début 1908, il s’installe au numéro 19 du quai Saint-Michel où il reprend l’atelier de Matisse, ce qui explique le point de vue identique des deux artistes sur la cathédrale. Sur le modèle des impressionnistes, il différencie simplement ses tableaux par un sous-titre indiquant le moment de la journée ou la saison24. On sait peu de chose sur les motivations l’ayant conduit à choisir à plusieurs reprises ce motif, mais il n’est pas exclu que des considérations commerciales aient pu jouer un rôle non négligeable.



Fig. 16 Henri Matisse Notre-Dame, quai Saint-Michel, 1914 New York, The Museum of Modern Art Acquired through the Lillie P. Bliss Bequest and the Henry Ittleson, A. Conger Goodyear, Mr and Mrs Robert Sinclair Funds, and the Anna Erickson Levene Bequest given in memory of her husband, Dr Phoebus Aaron Theodor Levene Fig. 17 Henri Matisse Notre-Dame, vers 1900 Londres, Tate Gallery Fig. 18 Henri Matisse Notre-Dame, une fin d’après-midi, 1902 Buffalo, Albright-Knox Art Gallery

25. Voir Schneider 1984 [nouv. éd. mise à jour, 1992]. 26. Matisse, cité dans Fourcade 1972, p. 98, note 49.

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La cathédrale Notre-Dame revient aussi de façon récurrente dans l’œuvre d’Henri Matisse entre le tournant du siècle et 191425. Vers 1900, il s’intéresse surtout aux questions du rendu illusionniste de l’espace, de la restitution formelle du volume et de la répartition des masses. Il réalise durant cette période plusieurs versions des quais de Seine et de Notre-Dame qui témoignent encore d’une certaine hésitation entre traitement des motifs en aplat et écriture picturale de type impressionniste. La toile de 1900 montrant Notre-Dame et une longue péniche sur la Seine est considérée comme la plus ancienne : elle porte la nette réminiscence du tableau correspondant de Luce, même si la touche picturale est ici plus grossière. Trois autres peintures adoptant la palette outrée du fauvisme datent des alentours de 1902 ; quatre de 1908-1910, enfin, se caractérisent par des couleurs vives et un coup de pinceau fougueux évoquant la manière de Van Gogh. Sous l’influence de Signac et de Cross, Matisse avait passé l’été 1904 à Saint-Tropez et s’était penché sur le néo-impressionnisme. À travers les tableaux de cette période se discerne sa principale préoccupation du moment : le rendu de la couleur et de la lumière. Dans deux toiles de 1914, Matisse reprend avec dix années de distance le motif de la cathédrale, le transposant définitivement dans la modernité avec l’œuvre aujourd’hui conservée au MoMA à New York. Faisant abstraction de la réalité, il réduit Notre-Dame à une imbrication de cubes vides et le Petit-Pont sur la Seine à un arc de cercle. Cette peinture, qui apparaît comme la somme de toutes ses versions de Notre-Dame, Matisse la décrivait lui-même en ces termes : « C’est l’apport de ma génération. Nous avons abandonné le modèle, la perspective, etc. Nous avons rejeté toutes les influences, les moyens acquis. Nous nous en sommes remis à la couleur ; elle nous a permis de rendre notre émotion sans mélange, sans moyens de construction réemployée26. » Notre-Dame de Paris ne perdra jamais son pouvoir de séduction. Des générations d’artistes continueront de l’élire comme sujet de leurs œuvres, dont Picasso – et il n’est sans doute pas fortuit qu’il ait choisi, en mai 1944, de consacrer une suite de peintures à cet emblème de la France.




La dernière série vouée à une église gothique que nous évoquerons fut peinte par Robert Delaunay en 1909 et 1910, et regroupe sept toiles numérotées de 1 à 7. Elle se situe un peu à part, car Delaunay a choisi ici une vue du déambulatoire de Saint-Séverin, à Paris, motif qui s’inscrit plutôt dans la tradition des intérieurs d’églises hollandais du XVIIe siècle. Elle n’en mérite pas moins d’être citée en raison de sa signification pour l’évolution de l’art. Le cycle de Saint-Séverin fut le premier de quatre réalisés au cours d’une phase créatrice féconde s’étendant des années 1909 à 1914. Durant cette période, Delaunay conjugua « le modèle impressionniste de la représentation sérielle avec le vocabulaire moderne du cubisme et l’élan vers l’abstraction pure27 ». Une décennie plus tard, lorsqu’il réfléchira sur sa propre production artistique, sur l’impressionnisme et l’expressionnisme, il nommera explicitement Cézanne et Monet comme ses modèles28. Toutes les versions du déambulatoire de Saint-Séverin montrent la même perspective, avec chaque fois des effets différents résultant de la lumière traversant les vitraux colorés. Des notations portées dans ses carnets d’esquisses révèlent que Delaunay s’intéressa surtout à la forme des arcs de la voûte29. Ces derniers évoquent par ailleurs les œuvres de peintres antérieurs, de Constable à Cézanne, dans lesquelles les cimes des arbres se courbent en ogive. Chez Delaunay, les piliers déformés semblent vus à travers un kaléidoscope, tandis que le sol se morcelle en facettes réfractant la lumière. Sur invitation de Kandinsky, Delaunay participa à la première exposition du Blaue Reiter (le Cavalier bleu) à Munich, fin 1911, avec cinq tableaux qui rencontrèrent un écho très positif de la part des expressionnistes allemands. Outre Saint-Séverin no 1, il exposa aussi une Tour Eiffel, et seul un petit pas sépare encore sa déstructuration en cristaux des tableaux d’églises et de cathédrales d’un Lyonel Feininger. Dagmar Kronenberger-Hüffer Traduit de l’allemand par Aude Virey-Wallon

Fig. 19 Robert Delaunay Saint-Séverin, 1909 Philadelphie, Philadelphia Museum of Art, The Louise and Walter Arensberg Collection Fig. 20 Robert Delaunay Saint-Séverin, no 3, 1909-1910 New York, Solomon R. Guggenheim Museum, Solomon R. Guggenheim Founding Collection Fig. 21 Robert Delaunay Saint-Séverin, no 5 (l’arc-en-ciel) 1909-1910 Stockholm, Moderna Museet Cat.209

27. Voir l’introduction de Mark Rosenthal, dans Berlin 1997 et New-York 1997-1998, p. 11. 28. Delaunay, cité par Cohen 1978, p. 58. 29. Drutt, dans Berlin 1997, p. 21.

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