Château Soutard en Saint-Émilion (extrait)

Page 1


Cet ouvrage a été réalisé à l’occasion de la célébration du 250e anniversaire de Château Soutard.

Couverture : Château Soutard, côté cour, 2015. 4 e de couverture: Vue de Château Soutard côté cour depuis les vignes avec l’ancien chai et le bourdieu à droite, 2015.

© Somogy éditions d’art, Paris, 2015 © AG2R LA MONDIALE, Paris, 2015 © Château Soutard, Saint-Émilion, 2015

Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Directeur éditorial : Nicolas Neumann Responsable éditoriale : Stéphanie Méséguer Coordination et suivi éditorial : Emmanuelle Graffin Conception graphique : Nelly Riedel Contribution éditoriale : Emmanuelle Graffin Fabrication : Béatrice Bourgerie, Mélanie Le Gros 978-2-7572-1007-9 Dépôt légal : septembre 2015 Imprimé en République tchèque (Union européenne)


Gilles-Antoine Langlois

Château

Soutard en

Sa i n t -Ém i l ion Photographies de David Helman



Sommaire Avant-propos de Bernard Lauret, maire de Saint-Émilion Préface d’André Renaudin, directeur général d’AG2R LA MONDIALE Les propriétaires successifs de Château Soutard

11

Saint-Émilion et « Sotard »

12

7 9

LA « CITÉ SANCTUAIRE »

12

LE DOMAINE « SOTARD »

15

LA RÉVOLUTION VITICOLE

18

LE BOURDIEU DE SOUTARD

19

Château Soutard

22

LES FONDATEURS : GRÉAU, COUTURE, COMBRET

22

LA CONSTRUCTION DU CHÂTEAU

25

LA RÉVOLUTION À SAINT-ÉMILION

30

LE NÉGOCE BORDELAIS

33

L’ASCENSION D’UN DOMAINE

34

LE CHÂTEAU AU XXe SIÈCLE

37

Soutard aujourd’hui, entre tradition et modernité LA PHILOSOPHIE D’UNE RESTAURATION EN PROFONDEUR

Photographies

42 48 54

CHÂTEAU SOUTARD CHÂTEAU LARMANDE CHÂTEAU GRAND FAURIE LA ROSE CHÂTEAU CADET-PIOLA SAINT-ÉMILION

Sources et notes Index iconographique Remerciements Cep de vigne, Château Soutard, 2015.

121 122 127



Avant-propos Chers amis, Il me revient l’honneur d’écrire les premiers mots de cet ouvrage consacré à Château Soutard. C’est avec plaisir que j’accepte cet exercice, bien que périlleux, car il y aurait tant à écrire sur un thème comme celui-là, alliant architecture, univers du vin, art de vivre, en somme un pan important de notre histoire, la culture du vin ! Bien que les mots soient comptés, je tiens à saluer le travail de recherche historique qui a été mené depuis de nombreuses années maintenant pour restaurer cette bâtisse typique du xviiie siècle bordelais, et pour améliorer les conditions de vinification et d’élevage afin de faire de Soutard un vin de caractère. Au final, la qualité du travail de restauration et de construction fait que Soutard et son « village » s’intègrent parfaitement dans son environnement. Et dans cet ouvrage, l’homme n’est pas oublié comme en témoignent de magnifiques photos. L’Homme, le Paysage et l’Architecture… sont les maîtres mots d’un paysage culturel, et nous comprenons bien pourquoi l’Unesco a inscrit la juridiction de Saint-Émilion sur la Liste du patrimoine mondial en 1999. La reprise de propriétés familiales par des groupes peut se faire dans le respect du territoire, mêlant tradition et modernité ; Soutard en est un exemple. Et je tiens à saluer AG2R LA MONDIALE pour tout le travail qui a été fait en ce sens pour l’ensemble des propriétés qu’il possède sur notre territoire. Je vous souhaite une agréable lecture d’un ouvrage qui, au final, est la conjugaison d’un beau travail d’écriture et de photographies à la gloire de Soutard, du vin, de Saint-Émilion. Bernard Lauret Maire de Saint-Émilion Président de la communauté de communes du Grand Saint-Émilion

Vue de Saint-Émilion, 2015.

7



Préface L’idée d’un nouvel ouvrage consacré à Château Soutard s’inscrit dans le contexte plus large d’une campagne de mise en valeur du domaine. À l’heure où Château Soutard retrouve son visage du xviiie siècle, il nous a semblé opportun de témoigner ici de sa double dimension patrimoniale, architecturale et paysagère. L’histoire de la relation entre le monde du vin et celui de l’assurance, et plus précisément entre le territoire de Saint-Émilion et La Mondiale, société d’assurance mutuelle sur la vie humaine, est celle d’une rencontre fondée sur le partage d’un point commun essentiel : la transmission entre les générations et la confiance dans l’avenir qui en découle. Sans tradition héritée des anciens, pas de savoir-faire. Et sans longévité, pas de révélation des arômes ni de sublimation des bouquets, pas d’assurance de personnes ni de rendements fructueux. Le vigneron et l’assureur vie s’engagent tous deux sur des promesses de long terme. S’agissant de cette notion de durabilité, Saint-Émilion possède une belle antériorité sur La Mondiale. En effet, le village a largement préexisté à l’autorisation de l’assurance vie en France qui remonte à 1787. Pour autant, comme celles de la vigne, les racines de l’assurance de personnes sont profondes. La plus ancienne mention connue est celle de la Caisse d’entraide des tailleurs de pierre de Basse-Égypte ! Quant à La Mondiale, elle s’inscrit dans un passé dont les origines remontent au xxe siècle naissant. Les liens qui unissent ce prestigieux vignoble à notre mutuelle se nouent en 1990 lorsque Pierre Guillem, président de La Mondiale, propose au conseil d’administration l’acquisition de Château Larmande. En 2005, son successeur, Patrick Peugeot, poursuit cette politique d’investissement avec l’achat de Château Grand Faurie La Rose. En 2006, je soumets à mon tour au conseil d’administration de La Mondiale, le projet d’acquisition de Château Soutard. L’opération se concrétise la même année. En 2009, sous la présidence de Jean Castagné, Cadet-Piola agrandit encore notre domaine émilionnais. Aujourd’hui, La Mondiale, membre d’AG2R LA MONDIALE, premier groupe d’assurance de protection sociale et patrimoniale, détient près de 60 hectares de vignes. L’essor de ce vignoble a été rendu possible grâce à l’engagement et au dynamisme d’hommes et de femmes très impliqués au quotidien. Ces équipes, dirigées tout d’abord par Pascal Maniez puis par Bertrand de Villaines, tous deux en qualité de gérant des domaines et de directeur général de La Mondiale Grands Crus, ont su redonner un nouveau souffle aux propriétés. La restauration de Château Soutard en constitue une illustration emblématique. Je tiens ici à les en remercier particulièrement, tout comme Fabien Pédelaborde, architecte, pour la réfection des chais et du cuvier, le cabinet d’architectes Brunerie & Irissou pour le château et Sabine Marchal pour la décoration intérieure. C’est toute cette histoire ancrée au cœur de Saint-Émilion qu’entend retracer ce livre. Sa réalisation tient aux mérites de Gilles-Antoine Langlois, urbaniste et historien de l’architecture, David Helman, photographe et Nicolas Neumann, éditeur. Qu’ils en soient ici sincèrement remerciés. Château Soutard, côté cour, 2015.

André Renaudin Directeur général d’AG2R LA MONDIALE

9



L E S PROPR I ÉTA I R E S SUCCE S SI F S DE

CH ÂT EAU SOU TAR D BOURDIEU DE SOUTARD Avant 1620, plusieurs familles de Saint-Émilion dont celles de Bernard, Giraud, Dumas, Faure et Gréau occupent le site du lieu-dit « Sotard ». Les archives historiques ne permettent pas d’en déterminer précisément les parcelles. 1620 : Élie Gréau 1670 : Élie Desèze et famille Hostain 1680 : Pierre Destieu, Marie Ruleau et famille Hostain 1699 : Jean Couture 1725 : Isabeau Guadet 1727 : Isabeau Guadet, Marie Couture et Pierre Combret de Lanauze 1741 : Marie Couture et Jean Combret de Faurie

CHÂTEAU SOUTARD 1768 : Jean Combret de Faurie 1804 : Jacques Combret de Milon 1811 : Antoine (ou Hyacinthe) Lavau 1837 : Marie d’Allard 1873 : Charles d’Allard 1895 : Raoul d’Allard 1911 : Marie d’Allard et Henri du Foussat de Bogeron 1921 : Jeanne du Foussat de Bogeron 1979 : François, Isabelle et Hélène des Ligneris 2006 : La Mondiale Grille d’entrée de Château Soutard, 2015. Forgée vers 1820, elle porte l’inscription « Lavau fils de l’aîné », c’est-à-dire Antoine Lavau, fils de Jean Lavau.

11


SA I N T-ÉM I L ION ET

«   SOTARD   » Lors d’une conférence prononcée à Saint-Émilion en 1936, l’architecte urbaniste Jean Royer s’exprimait ainsi : « Nous nous trouvons à Saint-Émilion devant une cité sanctuaire : c’est essentiellement un lieu de culte. Ce n’est pas, comme dans la plupart des villes, l’agglomération qui a précédé l’église, bâtie pour assurer le service religieux de ses habitants ; mais ce sont au contraire les disciples d’Émilion, et les hommes et les femmes attirés par sa sainteté, qui ont formé une agglomération urbaine autour de la cellule du saint. Le site en était admirablement choisi : une haute falaise calcaire en forme d’amphithéâtre tournée vers le midi, à la fois vers la belle vue de la vallée et vers le soleil, abritant la cité des vents froids du nord, tandis qu’un autre éperon […] la protégeait contre les vents d’ouest et du sud-ouest, les vents porteurs de l’orage, de la pluie1. »

LA « CITÉ SANCTUAIRE » Cité sanctuaire – ville culte dit-on aujourd’hui –, mais aussi ville d’histoire, où se sont succédé les pouvoirs anglais et français, et enfin ville réputée pour ses vins, Saint-Émilion frappe le visiteur qui s’y rend la première fois par l’exceptionnelle beauté de ses paysages. Par tous les temps, que l’on y parvienne par la route du sud et le pont de Branne, par l’ouest et Libourne, par l’est et Castillon-la-Bataille ou par Montagne au nord, l’émerveillement est total devant ce tertre qui se découvre en un instant, de ce coteau creusé entre Dordogne et Barbanne d’une succession de combes dont le village fortifié lui-même occupe la plus spectaculaire. Sur la ligne de crête, une suite de moulins couronne le paysage réglé des vignes. Elle témoigne aussi d’une période plus ancienne, où la culture céréalière et vivrière – nourriture des animaux, pain des hommes – côtoyait le vignoble. Plus ancien que la bastide de Libourne achevée en 1270, Saint-Émilion remonte à l’Antiquité. Classé monument historique, le menhir de Peyrefitte, haut de plus de 5 mètres, servait peut-être d’amer aux navigateurs de la Dordogne il y a 4 000 ou 5 000 ans ; c’est le plus gros mégalithe d’Aquitaine. À Saint-Émilion, au pied du coteau, près d’Ausone et de la Gaffelière, une importante occupation gallo-romaine est présente au ive siècle, comme le montrent les fouilles de la villa du Palat, découvrant ses décors de mosaïque raffinés et l’étendue de son plan2. À la même époque, une tradition veut qu’Ausonius, érudit poète romain ayant fait ses études à Bordeaux et à Toulouse, conseiller du Bordelais et précepteur du fils de l’empereur Valentinien, ait installé à Saint-Émilion sa maison de campagne3 . L’un des grands crus de Saint-Émilion, Château Ausone, édifié par Jean Cantenat, maître charpentier en barriques dans les années 1770, en tire son nom.

12

Émilien Piganeau (1833-1911), Saint-Émilion, vue cavalière au xvie et au xvii e siècle, reconstruction par M. É. Piganeau, s. d. Il s’agit d’une reconstitution de la ville des jurats, enserrée autour de l’église monolithe et de son clocher, encore entièrement ceinte de murailles. Bibliothèque nationale de France, département des Cartes et Plans, Paris, GE D 4344.



C H Â T E A U S O U T A R D E N S A I N T- É M I L I O N

L A J U R A D E D E S A I N T- É M I L I O N

Émilien Piganeau (1833-1911), Serment des jurats, huile sur toile, vers 1900. Cette scène imaginaire retrace un serment de nouveaux jurats sous l’Ancien Régime. Mairie de Saint-Émilion.

La commune de Saint-Émilion – qu’il faut naturellement distinguer de sa municipalité, issue des lois de la République –, remonte au xiie siècle, époque à laquelle les historiens situent la formation de l’enceinte. Puisque depuis le mariage d’Aliénor avec le roi d’Angleterre Henri II, l’Aquitaine est anglaise, c’est son fils le roi Jean sans Terre qui signe à Falaise (Normandie), le 8 juillet 1199, un droit de commune à « Semelion » (Saint-Émilion). Ce droit consiste à créer une assemblée de jurats laïcs ou « jurade », formée de bourgeois de la ville dotés de pouvoirs de justice, de milice et d’organisation du commerce. Le vinetier de la jurade appose son sceau pour attester de la qualité des vins qui pourront ensuite être exportés. À la suite d’un accord passé avec Édouard Ier d’Angleterre, qui laisse à la France la plus grande partie de l’Aquitaine, le roi de France Philippe IV le Bel confirme les droits communaux de Saint-Émilion le 24 mars 1295. Cela n’empêche pas le roi d’Angleterre Édouard III – la guerre de Cent Ans est déclarée depuis 1328 – de garantir le 20 janvier 1341 la protection de l’Angleterre sur la

16

commune de Saint-Émilion ! Cependant la province restera définitivement française, et Charles VII confirme en septembre 1451 les privilèges de la jurade accordés par les Anglais : deux ans plus tard, la bataille de Castillon, à quelques kilomètres, met fin à la guerre de Cent Ans… Ce privilège de 1451 est le premier acte écrit en français : tous les précédents avaient été enregistrés en latin. Il sera plusieurs fois réaffirmé, jusqu’en septembre 1620, date de la dernière charte accordée par Louis XIII, qui fit d’ailleurs un bref séjour à Saint-Émilion les 9 et 10 juillet 1621. La jurade du Moyen Âge est dissoute après la Révolution. En septembre 1948, l’abbé Bergey, Jean Capdemourlin et quelques autres vignerons font renaître une nouvelle jurade, qui ne règne plus que sur la vigne : ses membres sont tous des propriétaires récoltants. De 1966 à 2007, le premier jurat de Saint-Émilion n’était autre que Jacques Capdemourlin, le voisin de Château Soutard au Château Petit Faurie de Soutard. Depuis quelques années, cette charge honorifique appartient à Hubert de Boüard, propriétaire de Château Angélus.

Cérémonie de la jurade, 13 juin 2015.



C H ÂT E AU

SOUTARD LES FONDATEURS : GRÉAU, COUTURE, COMBRET En l’absence de tout plan précis, les actes notariés ne nous donnent guère de précisions sur les bâtiments dont était constitué Soutard. En 1675, Pierre Desèze et sa femme Perrine Gréau vendent une maison et environ 1 hectare de terrain principalement en vignes à Soutard, à la sœur de Desèze et à son mari. La maison, qui était en ruine en 1670 et qui appartenait alors au frère de Pierre, Élie Desèze, a été rebâtie en pierre et couverte de tuiles canal ; c’est une bâtisse ordinaire, contenant deux pièces, avec appentis21. Quelques années plus tard, en 1691, Jean Couture, qui a épousé à Saint-Émilion Isabeau Guadet, déclare vouloir faire sa nouvelle résidence à Soutard. Il semble que c’est sa mère, Marie Ruleau, épouse de Gabriel Couture (avocat à la cour, jurat22 de Saint-Émilion en 1682), qui avait racheté plusieurs biens à Soutard et les lui avait donnés comme base d’une propriété plus importante. Quoi qu’il en soit, grâce à des acquisitions ultérieures, Jean Couture23 ajoute à ses biens propres, en 1699, la quasi-totalité de l’ancienne propriété d’Élie Gréau à Soutard : terres labourables, vignes, chai, vaisseaux vinaires (fûts) et aysines (instruments et outils), maisons et jardins24. D’autres biens à Soutard et Faurie sont depuis 1680 entre les mains de Pierre Destieu, jurat de Saint-Émilion et fils de Jacquette Ruleau, sœur de Marie Ruleau. Ce Pierre Destieu, cousin germain de Jean Couture, qui décède sans enfants, lègue ses biens à sa nièce Marie Couture. On le voit, les mêmes noms de familles importantes de Saint-Émilion reviennent régulièrement pour des prises de possessions ou des échanges sur le domaine de Soutard : Gréau, Destieu, Ruleau, Couture, Guadet, Combret... C’est la preuve de sa qualité de terroir et de situation. Un inventaire requis par sa veuve Isabeau Guadet fait suite au décès de Jean Couture en septembre 1725. Il fait état d’un chai de 22 barriques (environ 50 hectolitres), un pressoir à demi ruiné, une maison de trois pièces et un grenier. Jean est mort au rez-de-chaussée, sa chambre – la seule avec cheminée – est garnie de deux lits ordinaires, d’une table carrée, d’une autre table et de cinq chaises. Un meuble cabinet et un coffre ne contiennent rien de notable et tout est vétuste25 ; or nous sommes au domicile d’un propriétaire important de Saint-Émilion, ancien jurat de cette ville, dont le seul bien rangé, des papiers, se trouve au grenier. En 1727, c’est son fils Pierre qui décède, léguant ses biens à sa mère Isabeau et à sa sœur Marie, et non à sa femme Ursule Pipaud. Celle-ci est la fille d’un milicien de la même compagnie que Jean Couture, d’une ancienne famille de Saint-Émilion : un Jean Pipaud est jurat en 1593. Ursule est dédommagée, et de ce fait, Marie Couture, qui a épousé en 1722 Pierre Combret de Lanauze, se trouve à la tête d’une propriété d’une importance majeure en la juridiction de Saint-Émilion, cumulant les biens de ses parents, de son frère et ceux légués par Destieu. Ce Pierre Combret, fils de Jean Combret et de Marie Thomas, habite Puisseguin, mais il acquiert progressivement plusieurs parcelles pour agrandir le domaine de Soutard.

22

Plan d’assemblage du cadastre de 1811 (détail). Le cadastre parcellaire a été fondé par Napoléon Ier en 1807 dans le but de dresser le plan exact de chaque propriété afin de justifier l’impartialité de l’impôt foncier. À Saint-Émilion, c’est le géomètre Brussaut qui dresse le plan d’assemblage et les feuilles du cadastre, sous la direction de l’ingénieur bordelais Pierrugues. Archives communales, Saint-Émilion.



C H Â T E A U S O U T A R D E N S A I N T- É M I L I O N

L’A P P E L L AT I O N « C H ÂT E AU » EN BOR DEL A IS

Parmi les châteaux de Saint-Émilion, par exemple l’un des plus fameux d’entre eux, celui d’Ausone, certains sont déjà désignés de cette façon à la fin du xviiie siècle. Le terme de « château » permettait de distinguer la construction neuve destinée au logis du maître, des carrières de pierre ou des maisons de bourdieu destinées aux métayers et ouvriers. En somme, c’est la qualité architecturale de ces édifices qui leur autorisait d’adopter le nom de « château », autrefois réservé aux bâtiments fortifiés ou seigneuriaux. Ainsi en est-il de Château Soutard, l’un des plus anciens à porter le titre, dès 1851. Cependant, il existe aujourd’hui plus de 10 000 « châteaux » en Bordelais, dont la plupart n’ont pas de caractère architectural particulier, ce qui ne renvoie guère à la qualité et à la relative rareté des châteaux tels qu’on les concevait au Moyen Âge26.

28

Ce chiffre élevé témoigne de la quasiabsence de « châteaux » dans les mêmes lieux, au milieu du xixe siècle. Puis c’est l’escalade : 500 châteaux à la fin du second Empire, 1 000 en 1890, 2 000 en 1920… jusque vers 1960. En effet, en Aquitaine, « château » désigne autre chose qu’un château. Il s’en est peu construit au xxe siècle, ce qui signifie que c’est la désignation du bien qui évolue. Comment cela s’est-il produit ? Du Moyen Âge au xviiie siècle, les vins sont « de Bordeaux » ou « de Libourne » selon leur port d’embarquement ; puis on commence à les distinguer selon le terroir, en vins de côtes, de graves, de palus27, avant de mentionner la paroisse d’origine, puis plus précisément au xviiie siècle le nom du propriétaire ayant fait croître la vigne : cru de Faurie, par exemple.

Philippe Roudié signale que la meilleure explication est fournie par Charles de Lorbac28 vers 1868, qui met en relation l’invention du terme de château, la construction des grands chais, le développement de la vente du vin en bouteille, et cette vérité que le propriétaire se réserve le meilleur cru, celui du « château »… Une dénomination culturelle s’est substituée à une autre, et aujourd’hui, l’image du vin de château est celle du rêve de la cuvée réservée que l’on partage avec le maître d’un domaine fournissant un produit d’appellation, garant de son origine et de sa qualité.


C H ÂT E AU S OU TA R D

31


SAUJOU OU TA R D R D’H U I , E N T R E T R A DI T ION E T MODE R N I T É

La présence de La Mondiale à Saint-Émilion remonte à l’acquisition en 1990 de Château Larmande, Grand Cru Classé. À cette époque, la société d’assurance mutuelle anticipe sur la nécessité d’immobiliser une partie de son capital en placements immobiliers. L’opération paraît susceptible de valorisation, les prix à l’hectare étant encore raisonnables. Pascal Maniez, à l’époque directeur général de La Mondiale Grands Crus, témoigne de la première partie de l’aventure qui s’étend de 1990 à 2006 : « J’étais frappé par l’aspect disparate des installations où coexistaient un cuvier relativement récent, doté des nouvelles techniques telles que la thermorégulation, et des chais anciens peu éclairés, poussiéreux, accolés à un vieux cuvier d’appoint en béton. J’étais tout aussi étonné par l’existence d’une équipe réduite d’une dizaine de personnes, formant une entreprise apte à gérer la culture de la vigne, la transformation du raisin et la création d’un vin, mais également à assurer les débouchés commerciaux, le négoce, la communication ainsi que la gestion administrative et financière. Le responsable d’un domaine viticole d’un grand cru classé devait être un véritable homme-orchestre. J’étais conquis par cette rencontre avec des hommes passionnés – notamment Jean Meneret, ancien propriétaire de Larmande – par leur métier et leur produit, pétris du bon sens paysan et humbles face aux caprices de la nature. Quinze ans plus tard, Château Soutard a suscité en moi-même la même impression : des locaux anciens peu adaptés à notre projet, mais des hommes ayant une foi inébranlable dans la capacité de leur terroir à faire le plus beau vin du monde. Rapidement, nous avons produit un cahier des charges et sollicité un architecte pour restaurer Château Soutard. L’équipe constituée autour de Fabien Pédelaborde, architecte, a été à même de conduire les travaux en site occupé dans un esprit de compagnonnage : Jean-Louis Bouillet, ingénieur, Philippe Duhayon, assistant maître d’ouvrage, et chacun des intervenants avaient à cœur de réaliser une mission de qualité dans le respect du travail des autres. À chacun de mes passages, je ressentais leur joie et leur fierté d’être des acteurs de cette restauration. Un tel niveau d’adhésion par l’ensemble des corps de métier est suffisamment rare pour en en faire l’éloge56. » Ce sont les domaines voisins de Grand Faurie La Rose et Cadet-Piola qui sont venus en 2005 et 2009, compléter les acquisitions viticoles de La Mondiale. Bertrand de Villaines, successeur de Pascal Maniez à la fois en qualité de directeur général de La Mondiale Grands Crus et de gérant, poursuit, dans le même esprit, cette entreprise de restauration des quatre domaines.

42

Vue des chais de Château Soutard, 2015.



C H Â T E A U S O U T A R D E N S A I N T- É M I L I O N

CH ÂT E AU L A R M A N DE ET CA DET-L A R M A N DE

Larmande sur le cadastre de 1811 (détail). Archives départementales de la Gironde, AD33, 3P 394/5.

Larmande fait partie des anciens lieuxdits plantés de vignes à Saint-Émilion, sans doute dès le Moyen Âge57. La jurade le visite en 1585 et dans l’ancien chai, une pierre porte le millésime 1640. Sous Louis XV, un rôle des impôts nous apprend que la veuve de M. Champagne exploite elle-même le domaine58. En 1904, ce cru dont le propriétaire est alors M. Despagne, fait partie avec Château Soutard des 81 exposants du Syndicat viticole qui obtiennent le grand prix à l’Exposition internationale de Saint Louis (Missouri, États-Unis) – véritable départ de la réputation des vins de Saint-Émilion aux États-Unis. Château Larmande est acheté en 1990 par La Mondiale, qui inaugure ainsi son histoire avec Saint-Émilion. La priorité était naturellement de pérenniser la qualité

44

reconnue du Grand Cru Classé Château Larmande. Cependant tout Grand Cru Classé est amené à distribuer sous une autre marque les vins qu’il ne juge pas dignes de ce label. Ainsi Jean Meneret, alors propriétaire de Château Larmande, dépose fin 1989 deux marques : « CadetLarmande » et « Le cadet de Larmande. » Cela a donné lieu à un épisode judiciaire assez traditionnel dans le monde viticole. En effet l’un des plus proches voisins, Cadet-Piola, a considéré que Larmande voulait s’approprier sa notoriété et entendait interdire l’usage du mot « Cadet » au prétexte qu’il s’agissait du nom d’un lieu-dit géographique et que le vin devait donc en être issu. La défense a consisté à rappeler la définition du mot « cadet » comme étant le second, le petit, et qu’il s’agissait bien du mot commun dans la

mesure où il est calligraphié avec un « c » minuscule. Le juge en a donné acte sous condition de respecter cette minuscule… et en 2009, Cadet-Piola a été acquis par La Mondiale, qui a décidé de l’intégrer dans les vignobles de Soutard, éteignant à jamais cette querelle de clocher. À ce moment-là, le célèbre Mouton Cadet s’opposait au dépôt de Cadet-Larmande en Chine, souhaitant se réserver l’exclusivité du vocable ; heureusement, un accord amiable a pu être trouvé59.

(PAGE DE DROITE)

Vue de Château Larmande, 2015.



C H Â T E A U S O U T A R D E N S A I N T- É M I L I O N

CH ÂT E AU GR A N D FAU R I E L A RO SE

Grand Faurie vers 1900, vignette illustrant l’édition de 1908 de l’ouvrage d’Édouard Féret, Saint-Émilion et ses vins.

Le château de Grand Faurie La Rose est situé en continuité de Château Soutard et de Château Larmande au nord de Saint-Émilion. Si ses parcelles plantées de vignes remontent au xviiie siècle, il n’en va pas de même de son château, beaucoup plus récent. Plutôt que d’un château, il s’agit en réalité d’une belle maison traditionnelle à peine modifiée par une restauration récente. Il appartenait

46

à la fin du xixe siècle à la famille Rideau, qui possédait aussi le vignoble voisin de Cap de Mourlin. Grand Faurie comportait alors trois hectares sur un sol sabloargileux60. Comme tous les vignobles de la région, Grand Faurie a été touché par le phylloxéra dans les années 1860 à 1880. Cependant il a fait partie des domaines ayant conservé leurs vieux ceps français quitte à perdre en rendement.

Aujourd’hui, Château Grand Faurie La Rose, acquis en 2005 par La Mondiale, couvre un peu moins de quatre hectares de vignes, dont plus de 80 % de merlot et le reste composé de ceps de cabernet franc et cabernet sauvignon.


S OU TA R D AUJ OU R D ’ H U I , E N T R E T R A D I T I O N E T MOD E R N I T É

C H ÂT E AU C A D E T- P I O L A

Cadet-Piola vers 1908, vignette illustrant l’édition de 1908 de l’ouvrage d’Édouard Féret, Saint-Émilion et ses vins. La scène de l’arrivée au pressoir après la vendange est ici figurée d’une façon étonnamment similaire à celle décrite par le tableau de Princeteau. Bibliothèque nationale de France, département des Cartes et Plans, Paris, CP, GeDL 1845.85.4.

Le domaine de Château Cadet-Piola, aujourd’hui intégré à Soutard, mérite une mention de son histoire prestigieuse. Il est constitué en vignes au xviiie siècle par Raymond Fontémoing, dont la famille est à l’origine de nombreuses propriétés viticoles à Saint-Émilion à cette période, comme Balestard La Tonnelle, Trottevieille ou Moulin du Cadet. Édouard Féret prête une attention toute particulière à Cadet-Piola : « Le cru de Cadet est situé au nord de Saint-Émilion, dans une position très élevée et sur un terrain argilo-calcaire de premier ordre. Il comprend environ 15 hectares. Plantés des meilleurs cépages indigènes (pressac, merlot, bouchet), auxquels M. Albert Piola [fils] a adjoint une certaine quantité

de cabernet, sauvignon du médoc et de pinot de bourgogne venant du vignoble de Romanée-Conti, pour donner à ses vins plus de finesse et de bouquet. Aussi sont-ils recherchés parmi les premiers crus de Saint-Émilion61. » Cadet-Piola produit 30 tonneaux62 à la fin du xixe siècle, soit 270 hectolitres ; à la même époque, Château Soutard produit 50 tonneaux ou 450 hectolitres. Le cru est souvent primé, aux Expositions universelles de Paris en 1867, 1878 et 1889, à Bordeaux en 1882, à Anvers en 1887. Dans son édition de 1908, Féret ajoute que « [le regretté Piola] a introduit avec le plus grand succès la culture de la vigne basse à deux hastes du Médoc, appropriée à la nature plus riche du sol de cette

contrée63 ». Un autre auteur souligne le travail effectué en pionnier à Cadet par Albert Piola père : maire de Libourne sous le second Empire, il est l’un des premiers à remplacer la bêche par le trait animal ; à employer le système Guyot pour la taille. Cadet-Piola est par ailleurs bien protégé par ses murs : « En 1956, d’effroyables gelées dévastèrent une bonne partie du vignoble saint-émilionnais ; Cadet-Piola est l’un des rares à avoir fait une vendange honnête dans ce millésime64. » Raymond Chaperon succède à Albert Piola, puis une autre grande figure de Saint-Émilion, l’agronome Robert Villepigue, qui est en 1932 à l’initiative de la création de la première cave coopérative du Bordelais, située dans la plaine proche de la gare65.

47


















122

Grille d’entrée de Château Soutard, 2015. Forgée vers 1820, elle porte l’inscription « Lavau fils de l’aîné », c’est-à-dire Antoine Lavau, fils de Jean Lavau.

Château Soutard, côté cour, 2015.

Château Soutard, côté cour, Saint-Émilion au loin, 2015.

Les anciens bâtiments du bourdieu de Soutard aujourd’hui restaurés et occupés par les services administratifs, 2015.

Passage sous voûte reliant la grande allée sud-est et la cour de Château Soutard, 2015. Détail de la façade d’un bâtiment ancien, 2015.

Façade de Château Soutard, côté jardin, 2015.

Détail de la façade de Château Soutard, côté jardin, 2015. Monogramme de Château Soutard, détail du fronton, 2015.

Détail de la façade de Château Soutard, côté jardin, 2015. Inscription « Dieu garde » apposée par la famille des Ligneris.


124

Vue d’un des pavillons de Château Soutard rajoutés entre 1770 et 1810, côté est, 2015.

Vue de Château Soutard, à gauche, depuis les vignes avec l’ancien chai et le bourdieu à droite, 2015.

Travail du sol avec une herse, 2015.

Détail des vignes, 2015.

Route entre Château Soutard et Château Larmande, 2015.

Château Larmande, 2015.

Détail de la façade de Château Larmande, 2015.

Château Larmande, 2015.


Remerciements L’éditeur, l’auteur et le photographe expriment toute leur gratitude à Bernard Lauret, maire de Saint-Émilion, André Renaudin, directeur général d’AG2R LA MONDIALE, ainsi qu’à Yvon Breton, directeur général délégué, Philippe Fruleux, chargé de mission auprès du directeur général, et Céline Liard, chargée de mission au Cabinet du directeur général, pour leur engagement à leurs côtés et leur aide précieuse. Ils remercient également Matthieu Mazière, directeur de l’association Juridiction de Saint-Émilion, patrimoine mondial de l’humanité. Leur reconnaissance va à l’ensemble des équipes de Château Soutard pour leur disponibilité et leur enthousiasme, et tout particulièrement Bertrand de Villaines, gérant des domaines de Soutard, Larmande, Cadet-Piola et Grand Faurie La Rose, et directeur général de La Mondiale Grands Crus, ainsi que Olivier Brunel, chef de culture, Véronique Corporandy, maître de chai, Caroline Rihouet, responsable œnotourisme, et Aldo Martini, responsable de l’administration et des ressources humaines. L’auteur remercie Pascal Maniez d’avoir répondu à ses questions portant plus spécifiquement sur les années 1990-2010. Il remercie l’ensemble des personnels des services et lieux d’archives qui lui ont ouvert leur documentation, que ce soit aux Archives nationales (Nadine Gastaldi, conservateur en chef du Patrimoine, responsable des Cartes et Plans), à la Bibliothèque nationale de France (Jean-Yves Sarrazin, directeur du département des Cartes et Plans), aux archives départementales de la Gironde (Agnès Vatican, directrice, et Georges Cuer, conservateur général) et aux archives communales de Saint-Émilion. Dans le même esprit, il remercie Alain Rieu, conservateur régional des Monuments historiques d’Aquitaine, et Claude Laroche, architecte et chercheur au service régional du Patrimoine et de l’Inventaire d’Aquitaine. Enfin, il tient à remercier plus personnellement François des Ligneris, ancien propriétaire de Château Soutard, et Anne Marbot, ancienne responsable de la documentation au Conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux (CIVB). Le photographe remercie également Rodolphe Roscilli, Robin Chevillard, Joël, Bruno, Fanny, l’équipe du chai, l’équipe de la boutique de Château Soutard ainsi que les ouvriers permanents et saisonniers pour le temps consacré.

.

127


Crédits photographiques © David Helman sauf : © Bordeaux, archives départementales de la Gironde / Gilles-Antoine Langlois : p. 24-25, 44 © Collection particulière / Gilles-Antoine Langlois : p. 26, 27, 31, 37, 40 © Gilles-Antoine Langlois : p. 20, 33, 36 © Libourne, musée des Beaux-Arts et d’Archéologie : p. 18, 19 © Paris, Bibliothèque nationale de France : p. 13, 38-39, 47 © Paris, Centre historique des Archives nationales / Gilles-Antoine Langlois : p. 30 © Saint-Émilion, archives communales / Gilles-Antoine Langlois : p. 14, 23, 32, 34-35, 41 © Saint-Émilion, mairie de Saint-Émilion / Gilles-Antoine Langlois : p. 16

La photogravure a été réalisée par Quat’Coul (Toulouse). Cet ouvrage a été achevé d’imprimer sur les presses de PBTisk (République tchèque) en septembre 2015.



Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.