VIALLAT. Une rétrospective (extrait)

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une rĂŠtrospective


UNE RÉTROSPECTIVE © Somogy éditions d’art, Paris, 2014 © Musée Fabre, Montpellier, 2014 © ADAGP Paris, 2014 pour les œuvres de Claude Viallat, Sigmar Polke et Robert Rauschenberg © Estate of Howardena Pindell © Estate of Al Loving © Succession Picasso 2014 © Succession H. Matisse © Estate of Richard Tuttle © Estate of Sigmar Polke © Courtesy of the estate of Alan Shields and Van Doren Waxter ISBN : 978-2-7572-0833-5 Dépôt légal : juin 2014 Imprimé en Italie (Union européenne)


Ce catalogue a été réalisé à l’occasion de l’exposition Claude Viallat, une rétrospective au musée Fabre de Montpellier Agglomération du 28 juin au 2 novembre 2014.

Commissariat Michel Hilaire, conservateur général du patrimoine, directeur du musée Fabre En collaboration avec Marie Lozón de Cantelmi, conservateur du patrimoine, responsable du département xixe-xxie siècles du musée Fabre

Organisation et coordination Ingrid Junillon, responsable du service des expositions assistée de Camille Cassé, Barbara Gaviria et Marine Pauzier

Les organisateurs de l’exposition expriment leur gratitude envers Henriette Viallat, épouse de l’artiste, pour son engagement précoce et son soutien dans ce projet, et l’artiste lui-même pour son accompagnement pendant toute l’élaboration et l’installation de l’exposition. Ils adressent également leurs chaleureux remerciements à Jean Fabro, responsable de l’atelier de l’artiste, pour son implication et sa grande disponibilité. Enfin, ils expriment leur reconnaissance envers Jean-Marie Bonnet et la galerie Jean Fournier pour leur soutien constant et leur généreuse contribution à l’enrichissement des collections du musée Fabre.

Cette exposition a pu être organisée grâce au soutien de : M. Philippe Saurel, président de la communauté d’agglomération de Montpellier, maire de la ville de Montpellier M. Bernard Travier, vice-président de la communauté d’agglomération de Montpellier, président délégué de la commission culture M. Christian Fina, directeur général des services de la communauté d’agglomération de Montpellier M. Marc Daniel, directeur de la culture de la communauté d’agglomération de Montpellier, directeur du pôle culture, sports et solidarité par intérim M. Alain Daguerre de Hureaux, directeur régional des affaires culturelles du Languedoc-Roussillon M. Xavier Fehrnbach, conseiller musées à la direction régionale des affaires culturelles du Languedoc-Roussillon Des prêteurs M. Jean-Louis Andral, directeur du musée Picasso, Antibes M. Bernard Blistène, directeur du Centre Pompidou, musée national d’Art moderne/Centre de création industrielle, Paris M. David Caméo, directeur général de la Cité de la céramique, Sèvres et Limoges Mme Blandine Chavanne, directrice du musée des Beaux-Arts de Nantes Mme Nathalie Galissot, directrice du musée d’Art moderne de Céret M. Lóránd Hegyi, directeur général du musée d’Art moderne de Saint-Étienne Métropole M. Olivier Michelon, directeur des Abattoirs-Musée d’Art moderne et contemporain de Toulouse

M. Gilbert Perlein, directeur du musée d’Art moderne et d’Art contemporain de Nice Mme Maria Inès Rodriguez, directrice du CAPC-Musée d’art contemporain, Bordeaux

M. Bernard Ceysson, directeur de la galerie Bernard Ceysson Mme Émilie Ovaere-Corthay, directrice de la galerie Jean Fournier M. Daniel Templon, directeur de la galerie Daniel Templon

M. et Mme Vincent et Rosa Bioulès M. et Mme Claude et Catherine Massé Mme Gilberte Viallat M. et Mme Claude et Henriette Viallat

Ainsi que les prêteurs particuliers ayant souhaité garder l’anonymat.

Aux auteurs du catalogue Yves Michaud, Marcelin Pleynet, Raphael Rubinstein, Claire Viallat-Patonnier

À nos mécènes et partenaires Le regretté Gérard Maurice, président de la Fondation d’entreprises du musée Fabre Édouard Aujaleu, président des Amis du musée Fabre Fabienne Pascaud, directrice de la rédaction de Télérama Mathieu Gallet, président-directeur général de Radio France

Ainsi qu’à : Jean-Pierre Alis, Loïc Bénétière, Rosa et Vincent Bioulès, Nathalie Birnbaum-Masson, Jean-Marie Bonnet, Christian Briend, Jeanne Brun, Victor Depardieu,

Jean-François Dreuilhe, Matthieu Durand, Jean-Paul Fournier, Loïc Garrier, Jean-Pierre Loubat, Jean-Noël Masson, Jean-Pierre Meger, Martina Mutti, Lucien Orlewski, Alfred Pacquement, Béatrice Paquereau, Brigitte Portal, Jean-Marc Prévost, Ursula Puech, Élodie Rahard, Pierre Schwartz, Frédéric Jacques Temple, Claire Viallat, Isabelle Viallat, Jean-Louis Vila.

Au musée Fabre de Montpellier Agglomération Et l’ensemble du personnel du musée Fabre : Direction générale Michel Hilaire Direction administrative et financière Martine Tourre-Darcourt Conservation Olivier Zeder, conservateur en chef, chargé des collections des peintures et des sculptures anciennes Marie Lozón de Cantelmi, conservateur du patrimoine, responsable du département xixe-xxie siècles du musée Fabre Département des expositions Ingrid Junillon, assistée de Camille Cassé, Vanessa Furdin, Barbara Gaviria et Marine Pauzier

Communication Céline Baille-Kramkimel

Catalogue Au musée Fabre

Cabinet des arts graphiques, restauration Marina Bousvarou Cellule multimédia et photothèque Guillaume Assié, Isabelle Groux de Mieri Documentation Danièle Haas, Brigitte Sélignac Administration Éric Châtelain, Vanessa Furdin, Maureen Ogheard, Michèle Reynaud

Comité éditorial Michel Hilaire Marie Lozón de Cantelmi Ingrid Junillon Suivi éditorial et iconographique Barbara Gaviria, Camille Cassé Recherches documentaires An Casteels, Gwendoline Corthier-Hardoin, Gaëtan Deso, Laura Farge

Comptabilité Jeanne Brotini, Khédija Noureddine

Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art

Service des publics Céline Peyre, assistée de Audrey Baussan, Amélie Belin, Caroline Blondeel, Marion Boutellier, David Cabot, Caroline Chaplain, Michel Cheminel, Floriana Crocella, Manon Gaquerel, Caroline Gauzy, Odile Hirtz, Monique Jacquemin, Renata Mellios, Jean-Noël Roques, Nadine Soubeyran, Ingrid Valette

Conception graphique François Dinguirard

Relations publiques et mécénat Julien Prade, assisté de Yolande Arcuri, Catherine Barthe, Cynthia Bougandoura, Jamel Boukraa, Sébastien Cournac, Béatrice Lopinto, Wilfrid Monnier, Marie-Noëlle Quatrehomme

Traduction de l’anglais vers le français Annie Pérez

Régie des œuvres, collections du musée et expositions Pauline Marlaud

Et l’ensemble du personnel de surveillance

Cellule technique Olivier Chassagne, assisté de David Begagnon, Sébastien Lambert, Denis Savoye

Merci aux stagiaires Violaine Bretin, An Casteels, Gwendoline Corthier-Hardoin, Gaëtan Deso, Laura Farge, Flora Joubert, Claire Sigaud

Fabrication Michel Brousset, Béatrice Bourgerie, Mélanie Le Gros Contribution éditoriale Michèle Lancina, Sandra Pizzo Suivi éditorial Christine Dodos-Ungerer

Avec le concours de la préfecture de Région Languedoc-Roussillon - Direction régionale des affaires culturelles


C’est un immense plaisir pour la communauté d’agglomération de Montpellier que d’accueillir un artiste languedocien emblématique dans le cadre de l’exposition estivale du musée Fabre. Pour Claude Viallat, qui viendra en voisin depuis Nîmes, où il s’est installé en 1979, on peut presque parler d’un retour aux sources. C’est en effet à l’École des beaux-arts de Montpellier qu’il a été formé avant de poursuivre son apprentissage à Paris. Claude Viallat est un peu comme chez lui au musée Fabre. À l’instar de Pierre Soulages, il a joué et joue encore un rôle majeur dans le paysage culturel languedocien, il bénéficie d’une notoriété internationale qui ne fait que s’amplifier et il est exposé dans nos murs de façon permanente car un fonds important de l’artiste est ici conservé et montré. Une fois encore, le musée Fabre de Montpellier Agglomération crée l’événement et confirme qu’il est aujourd’hui l’un des musées français les plus actifs en région, que ce soit à travers ses propositions muséographiques renouvelées, sa politique d’acquisition d’œuvres ou bien sa volonté affirmée de rendre la culture accessible à tous les publics. Cette exposition consacrée à Claude Viallat est inédite. Il s’agit véritablement d’une rétrospective, étroitement conçue avec l’artiste, car elle rassemble plus de deux cents œuvres – peintures, dessins et objets – qui survolent plus de cinquante années de création et montrent son étonnante capacité à interroger sans cesse la matière et la technique mais aussi la forme et la couleur. Cette rétrospective révèle

Claude Viallat tel qu’il est réellement. C’est-à-dire un agitateur permanent qui, hier comme aujourd’hui, a placé entièrement sa vie sous le signe de la création en donnant corps à des œuvres éloquentes et spectaculaires. Ce rendez-vous est inédit car les travaux de Claude Viallat rayonnent bien au-delà des seules salles d’exposition temporaire du musée Fabre. Comme l’artiste joue à domicile, il s’est invité un peu partout ! De telle sorte que cette rétrospective s’identifie à un parcours dès le hall Buren puis dans la cour Richier et même dans le bâtiment voisin, celui de l’hôtel de Cabrières-Sabatier d’Espeyran, le département des arts décoratifs. Inédit également car cette exposition mettra en évidence une sélection d’œuvres issues de la collection d’Henriette Viallat, l’épouse de l’artiste. Elle aussi est une ancienne étudiante de l’École des beaux-arts de Montpellier. Le musée Fabre nous donne donc rendez-vous avec une figure essentielle de l’art contemporain, un aficionado de la toile dont l’œuvre originale, singulière et prolongée méritait assurément une rétrospective de grande ampleur. Et il est un juste retour des choses que celle-ci soit proposée dans le plus bel écrin de la ville où son apprentissage artistique a pris naissance.

Philippe Saurel Président de la communauté d’agglomération de Montpellier Maire de la ville de Montpellier

t Détail de l’œuvre p. 221. q Portrait d’Henriette Viallat, 1998, crayon sur feuille de carnet, 12,5 × 8,5 cm, atelier de l’artiste, inv. d004.


Pour Henriette

Jour après jour je te retrouve semblable et même tant je te connais et t’apprends. La vie qui fuit le jour qui s’ouvre tant que je t’aime ne peuvent être indifférents. Il y a ta présence égale centre parfait de plénitude j’y puise ma force morale et y trouve mes certitudes. Et si mes yeux te regardent c’est dans mon cœur que je te vois c’est là aussi que je te garde Source essentielle de joie comme un cadeau que je reçois.

J’aime ta force et ta faiblesse Les tremblements et les certitudes Tu es et cela me donne plénitude Je suis tellement friable sans toi. 03/07/2008

Si le temps passe et nous défie La beauté reste souveraine Qui à mes yeux toujours me lie À la plus douce des chaînes Retrouvée plongée en mémoire Ce qui reste de nos années Tant et tant de belles histoires Chacune d’elle reste ancrée Dans un présent remémoré. 19/09/2007


CLAUDE VIALLAT, UNE RÉTROSPECTIVE

CLAUDE VIALLAT : ENTRETIEN AVEC MICHEL HILAIRE

Michel Hilaire

Nîmes, atelier de l’artiste, 28 mars 2014

Viallat encore une fois ou L’originalité singulière de la répétition

p. 119

Marcelin Pleynet

p. 15

p. 285

Hall Buren, escalier Leenhardt, atrium Richier

Plénitude de la forme p. 129

Réminiscences et tentation du kitsch

Tauromachies

p. 295

p. 19

CLAUDE VIALLAT, UNE VIE POUR LA PEINTURE Michel Hilaire p. 35

p. 157

CLAUDE VIALLAT, DIMENSIONS D’UNE ŒUVRE

ANNEXES

Yves Michaud

Biographie

p. 177

Claire Viallat-Patonnier

Viallat avant Viallat

p. 328

p. 53

CLAUDE VIALLAT, UN PANORAMA Raphael Rubinstein

L’éloquence de la couleur

Bibliographie

p. 187

En collaboration avec Nathalie Birnbaum-Masson

Sabatier d’Espeyran

p. 346

p. 231

Expositions

p. 67

L’émergence de la forme

ORNEMENT ET DÉTOURNEMENT

p. 77

Marie Lozón de Cantelmi p. 251

Supports/Surfaces Cerceaux et objets p. 261

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p. 370

Crédits photographiques p. 389

p. 93

t Détail de l’œuvre p. 144-145. q Pochoirs.

En collaboration avec Nathalie Birnbaum-Masson


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L’été 2014 restera dans les annales du musée Fabre comme une saison exceptionnelle par l’invitation faite à Claude Viallat de venir investir un grand nombre de ses espaces dans le cadre de la rétrospective historique qui lui est consacrée. Viallat est chez lui à Montpellier : non seulement il y a fait ses premières armes dans le domaine de la peinture, en fréquentant de 1955 à 1959 l’École des beaux-arts et en découvrant les collections du musée, mais c’est également là qu’il a côtoyé un grand nombre d’artistes aux côtés desquels il s’est lancé, un peu plus tard, dans l’aventure du mouvement Supports/Surfaces, dont il a été l’un des membres fondateurs. La rétrospective actuelle fait suite, sur une tout autre échelle, à l’exposition organisée par le musée Fabre en 1997 dans le Pavillon, qui était alors essentiellement axée sur la production récente de l’artiste (1990-1996). À cette occasion, nous avions fait la connaissance de son marchand parisien, Jean Fournier, qui avait fait le déplacement pour l’événement. Cette rencontre a marqué le début d’une longue relation d’amitié entre Jean Fournier, sa galerie et le musée qui a débouché en 2007, au terme de quatre ans de travaux, sur une grande exposition inaugurale : La Couleur toujours recommencée, hommage à Jean Fournier, marchand à Paris (1922-2006). Ce marchand d’exception a permis à toute une génération d’artistes, dont Viallat, de se familiariser avec l’art américain à travers les œuvres de James Bishop, Joan Mitchell, Shirley Jaffe et surtout Sam Francis. Durant les années 1960, tous ces artistes étaient régulièrement exposés rue du Bac. C’est dans cette galerie que se rend Viallat, en 1967, pour présenter son travail à Fournier. Ce dernier, ce jour-là indisponible, demande à l’artiste de lui laisser son adresse afin d’aller voir ses tableaux. Viallat lui répond que ses œuvres sont avec lui. Le marchand, interloqué, jette un regard dans la galerie et ne voit rien. Viallat a mis tout le contenu de son travail dans une valise ! Fournier en fera une exposition qui ouvrira ses portes en 1968, prélude à une collaboration exceptionnelle qui prendra fin seulement en 1998. En avril 1971, Fournier est l’un des premiers à accueillir dans sa galerie les travaux de l’« Été 70 » du groupe Supports/Surfaces, comprenant Daniel Dezeuze, Patrick Saytour, André Valensi et bien sûr Claude Viallat. Par la suite, des expositions personnelles de Viallat se succèdent à un rythme régulier, d’abord rue du Bac, puis, à partir de 1979, rue Quincampoix, à deux pas du Centre Georges-Pompidou, qui vient d’ouvrir ses portes. Dans l’exposition inaugurale de 2007 au musée Fabre, Viallat figurait en bonne place, avec des pièces représentatives de

Claude Viallat, une rétrospective Michel Hilaire

t Détail de l’œuvre p. 203.

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chacune des décennies envisagées. Cette collaboration avec la galerie Fournier a également permis au musée d’accroître son fonds contemporain, encore trop lacunaire, grâce à des achats importants (Simon Hantaï), des dons (Hantaï, Viallat…) et des dépôts nombreux consentis par la galerie (Jean Degottex, Marcelle Loubchansky, Judit Reigl, Simon Hantaï, James Bishop, Shirley Jaffe). Après la mort de Jean Fournier, en 2006, la galerie et Jean-Marie Bonnet ont souhaité poursuivre cette collaboration en permettant l’installation d’une salle permanente qui lui est dédiée et qui accueille, dans le cadre de la présente rétrospective, les œuvres de Claude Viallat de la période Supports/Surfaces. En lien avec l’exposition de 1997 et dans la perspective de la réouverture du musée en 2007, un fonds important consacré à Viallat a pu être constitué grâce à une politique d’acquisition active, avec des œuvres montrant l’émergence de la forme et la mise en place du système jusqu’aux toiles plus monumentales sur des supports de bâche mettant en valeur le travail sur la couleur et les jeux entre la forme et la contreforme (en particulier Sans titre, 1996, qui sert de couverture au présent catalogue et d’affiche de l’exposition). Toutes ces pièces sont mises en valeur au sein de l’exposition actuelle. Depuis la grande exposition de 1982 qui lui était consacrée au Centre Georges-Pompidou, l’œuvre de Viallat n’avait jamais fait l’objet d’une large manifestation prenant en compte tous ses aspects, depuis les premiers balbutiements suivant les règles du métier académique jusqu’au plein épanouissement du système en incluant tous les aspects des recherches de l’artiste autour des objets et des tauromachies. C’est chose faite aujourd’hui. L’exposition-événement de l’été 2014 se propose un tout autre but que les expositions habituelles de l’artiste, qui sont souvent axées sur sa production récente ou sur un aspect spécifique de sa recherche. Au fonds du musée déjà évoqué est venue s’ajouter une importante sélection d’œuvres appartenant aux collections publiques françaises, des pièces souvent « historiques » qui témoignent d’un moment fort dans le parcours du peintre : Fenêtre à Tahiti de 1976, la grande bâche recto verso de 1978, réalisée à Marseille et présentée à l’abbaye de Sénanque cette année-là, l’Hommage à Manet de 1982, l’Hommage à Matisse (Le Rideau jaune) de 1992, une large sélection d’objets datant de la période Supports/Surfaces, toutes œuvres généreusement prêtées par le musée national d’Art moderneCentre Georges-Pompidou et les Abattoirs de Toulouse. D’autres pièces, non moins ambitieuses, ont été sélectionnées dans les grands musées de région français, comme celui de Nantes (une ample tente militaire de 1979-1980), de Saint-Étienne (lieu emblématique pour Viallat, puisque sa première exposition personnelle s’y était tenue en 1974), de Bordeaux (l’entrepôt Lainé lui avait ouvert ses portes en 1980), d’Antibes, de Nice (avec un impressionnant Diptyque 16

datant de 1989). Nous avons puisé aussi dans l’immense gisement que constitue l’atelier de l’artiste à Nîmes, en particulier dans la collection de son épouse, Henriette Viallat, en partie inédite. Des objets, des cerceaux, des Vlieseline, des tauromachies datant de toutes les époques ont pu être sélectionnés, rendant compte de l’incroyable capacité de renouvellement de l’artiste, trop souvent réduit à sa seule marque de fabrique, la fameuse forme mise au point vers le milieu des années 1960. Enfin, quelques rares pièces provenant de collections particulières ou de galeries (galerie Fournier, galerie Ceysson, galerie Templon) sont venues enrichir cette sélection. Au total, ce sont près de cent cinquante peintures, une centaine d’objets (toutes techniques confondues), une cinquantaine de tauromachies qui composent la présente exposition. Toutes ces œuvres, reproduites dans le présent catalogue, offriront au visiteur un panorama le plus riche et le plus complet à ce jour du travail de l’artiste. Pour les essais de ce catalogue, nous avons fait appel à certains des meilleurs spécialistes de Viallat – Marcelin Pleynet, Yves Michaud, Raphael Rubinstein –, qui ont accompagné son parcours depuis de nombreuses décennies. À panorama exceptionnel, espaces exceptionnels : comme nous le disions en préambule, à l’occasion de cette rétrospective, Viallat a investi plusieurs espaces du musée Fabre : non seulement les salles d’exposition temporaire proprement dites, mais aussi les espaces adjacents depuis le hall Buren, l’escalier Leenhardt, l’atrium Richier et l’hôtel de Cabrières-Sabatier d’Espeyran. Dans les espaces d’accueil du musée ont ainsi été sélectionnées plusieurs pièces de grand format qui n’auraient pas pu trouver place dans les salles d’exposition, comme ce taud de bateau datant de 2012, en volume, que l’on découvrira dès l’entrée. Le vaste atrium Richier permet de présenter un aspect essentiel du travail de Viallat, à savoir sa propension, très tôt affirmée, pour le gigantisme : un fragment de toile de cirque de 1989, exposé la même année aux intempéries au château de Collioure et hissé sur la façade du musée de Montbéliard en 1992, une immense toile de 1993 présentée à Cologne dans le cadre de l’exposition Giants en 2007, une somptueuse toile recto verso de 1988, contemporaine de celles exposées à la Biennale de Venise, et enfin un spectaculaire taud de bateau de 2012, exécuté par l’artiste dans un atelier mis à sa disposition au pont du Gard. Cette dernière pièce, avec ses accords mystérieux de violet et de vert, constitue incontestablement un des sommets de l’art du peintre et de son exploration de la couleur. Dans l’hôtel Sabatier d’Espeyran, nous souhaitions mettre particulièrement en valeur la dimension décorative de l’œuvre de Viallat, inlassable découvreur de supports ayant souvent à voir avec l’ameublement et la décoration : vieux rideaux, culs de fauteuil, tapis, nappes, housses de

coussin, passementerie, raboutages kitsch, etc. La sélection s’est faite en passant en revue, depuis l’origine, l’extraordinaire collection d’Henriette Viallat, en gardant toujours à l’esprit une possibilité nouvelle de perturber tel ou tel espace de cet hôtel dédié aux arts décoratifs. De fait, chaque pièce est venue s’immiscer dans les salons existants selon un dispositif d’accrochage rudimentaire en faisant naître de surprenants effets de décalage. Au total, c’est bien notre regard sur l’œuvre du peintre qui est modifié, mais aussi notre appréhension de ces appartements saturés d’œuvres d’art. Inviter Viallat dans un grand musée des beaux-arts comme le musée Fabre constitue assurément une expérience peu banale pour la vie du musée, pour ses équipes, pour ses conservateurs. Certes, Viallat est un grand connaisseur des musées, un grand consommateur d’images, mais il a construit son parcours de peintre contre l’institution muséale : son entreprise de « déconstruction » au sein du groupe Supports/Surfaces s’en prend d’abord à la peinture traditionnelle (toile, châssis), au beau métier, à la belle matière, à la virtuosité, à la signature, au mythe de l’artiste. Il l’a répété, il essaie de prendre tous ces éléments à l’envers en s’emparant de matériaux pauvres voire misérables « que le simple contact va mettre au sens ». Il s’en prend aussi, hier comme aujourd’hui, aux accrochages muséaux, qui ont souvent tendance à trop sacraliser l’œuvre d’art. Ce qui compte pour lui, c’est de bien « prendre l’espace » avec son stock d’objets, dans lequel il fait entrer les toiles elles-mêmes. C’est la raison pour laquelle l’artiste tient tant à participer à l’accrochage de ses expositions, car ce travail est en somme le prolongement naturel du processus de fabrication de l’œuvre à l’atelier. Pour lui, c’est un autre chantier qui s’ouvre, tout aussi riche en possibilités et en surprises. L’arrivée de Viallat dans un musée nous oblige à revoir de fond en comble les mécanismes en usage, nous force à adopter un autre regard, à changer nos réflexes. L’artiste débarque avec ses malles remplies de toiles, succinctement conditionnées, avec toujours

un nombre supplémentaire de pièces pour essayer, combiner autrement. Peu soucieux de la pérennité des œuvres dans le temps, il est un véritable cauchemar pour les personnels ayant la charge de la manipulation, de la régie des œuvres ou encore de la restauration. Sous son regard bienveillant et parfois ironique, on déroule, on replie, on suspend, on décroche, on remballe, tout cela dans un esprit de joyeuse liberté. Viallat aime cette souplesse et cette façon de considérer l’art au présent. Cette façon aussi de se méfier du « sérieux » de l’art et de la peinture. Déjà, en 1982, il confiait à Xavier Girard, dans le catalogue de l’exposition du Centre Pompidou, son souhait que sa peinture soit « nomade ». C’est cette aventure unique qui est celle du musée Fabre l’espace d’un été. Les essais d’accrochage réalisés au début du printemps 2014 sous la conduite de l’artiste ont pu être documentés et filmés, et figurent dans le présent catalogue et en support de médiation dans l’exposition elle-même. La richesse et la variété des œuvres sélectionnées permettent pour la première fois de prendre la juste mesure du travail « nombreux et spiralé » de cet artiste qui occupe le devant de la scène artistique française depuis plus d’un demi-siècle. Bien souvent, on s’apercevra que c’est la qualité même du support qui permet d’installer dans le temps de vagues repères chronologiques sans que le processus de fabrication ne soit modifié pour autant. Dans le cas de Viallat, la notion de progrès est toute relative et il lui arrive encore aujourd’hui de peindre une toile comme il aurait pu le faire il y a vingt ou trente ans. Une fois mis en place, vers la fin des années 1960, son système de marquage ne connaît à vrai dire plus de limites. Il reste entièrement ouvert. Les dernières toiles de l’exposition, datant du printemps 2014, en imprimés simili-pop, ne constituent que la conclusion d’un ambitieux catalogue. Viallat s’affaire déjà dans son atelier en quête de nouveaux supports sur lesquels il pourra satisfaire sa verve baroque ou au contraire s’abandonner à sa grande prose classique.

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Dans l’esprit des jeunes artistes qui adhérèrent au mouvement Supports/Surfaces, les productions de l’art devaient s’affranchir des lieux institutionnels, d’où eux-mêmes étaient souvent exclus, des réseaux commerciaux et des habitudes sacralisantes de la peinture. Les manifestions de plein air de 1969 et 1970 avaient pour but de rompre avec ces cadres rigides et d’instaurer une nouvelle manière de « prendre l’espace ». Viallat est demeuré profondément attaché à ces conquêtes qui font partie intégrante de sa pratique artistique. Il se méfie de toute vénération excessive et considère son travail comme « quelque chose de vivant et d’immédiatement présent ». Les espaces d’accueil du musée, en marge de la rétrospective, étaient tout désignés pour tester de nouveaux dispositifs d’accrochage et surtout pour montrer des toiles monumentales, qui sont une des données essentielles de son travail depuis le tournant des années 1970-1980 et les grandes expositions du CAPC de Bordeaux en 1980 et du Centre Georges-Pompidou en 1982. Un taud de

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bateau de 2012, une tente de 1989 accueillent le visiteur dans le hall d’entrée tandis que, dans l’escalier Leenhardt, une vaste toile de 1988 en bleu et blanc signale le début de l’exposition proprement dite, avant de gagner le premier étage. La vastitude de l’atrium Richier a permis le déploiement d’un fragment de toile de cirque exposé aux intempéries au château de Collioure en 1989 et, plus tard, sur la façade du musée de Montbéliard en 1992 et d’une immense bâche de 1993 qui avait figuré en 2007 dans l’exposition Giants à l’aéroport Butzweilerhof de Cologne, au centre de laquelle le système formel semble se dissoudre dans une énorme tache bleue. Sur un autre mur est hissé un puissant taud de bateau avec des accords sidérants de violet et de vert, totalement inédit, qui a été réalisé par l’artiste en 2012 dans un atelier mis à sa disposition au pont du Gard. Dans l’espace, de biais, est suspendue une toile recto verso datant de 1988, donc contemporaine de la Biennale de Venise, qui montre toute la science colorée de l’artiste stimulé par la richesse des textures de la peinture vénitienne de la Renaissance. MH

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Montage de l’exposition Claude Viallat, une rétrospective Hall Buren, musée Fabre Montpellier, printemps 2014 20

Sans titre, 2012 Acrylique sur taud de bateau 333 × 635 cm Atelier de l’artiste, inv. 78


Montage de l’exposition Claude Viallat, une rétrospective Hall Buren, musée Fabre Montpellier, printemps 2014 22

Sans titre, 1980 Acrylique sur bâche écrue 260 × 893 cm

Sans titre, 2007 Acrylique sur bâche militaire 300 × 480 cm

Atelier de l’artiste, inv. 96

Atelier de l’artiste, inv. 277


Montage de l’exposition Claude Viallat, une rétrospective Escalier Leenhardt, musée Fabre Montpellier, printemps 2014

Sans titre, 1973 Huile, colorants, eau de Javel sur patchwork de draps, 336 × 270 cm Collection Henriette Viallat, inv. 124

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Montage de l’exposition Claude Viallat, une rétrospective Escalier Leenhardt, musée Fabre Montpellier, printemps 2014

Sans titre, 1988 Acrylique sur toile 400 × 360 cm

(pages suivantes)

Montage de l’exposition Claude Viallat, une rétrospective Atrium Richier, musée Fabre Montpellier, printemps 2014

Sans titre, 1988 Acrylique sur bâche recto verso, 600 × 420 cm

Sans titre, 1993 Acrylique sur bâche fleurie 520 × 746 cm

Atelier de l’artiste, inv. 46

Atelier de l’artiste, inv. 6

Sans titre, 1973 Huile, colorants, eau de Javel sur patchwork de draps 336 × 270 cm

Sans titre, 1989 Acrylique sur toile de cirque Rayon 750 cm

Sans titre, 2012 Acrylique sur taud de bateau 920 × 700 cm

Collection Henriette Viallat, inv. 124

Atelier de l’artiste, inv. 200

Atelier de l’artiste, inv. 124

Collection Henriette Viallat, inv. 188

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2. Titre, annĂŠe technique, dimension lieu de conservation 28

3. Titre, annĂŠe technique, dimension lieu de conservation 29


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Montage de l’exposition Claude Viallat, une rétrospective Atrium Richier, musée Fabre Montpellier, printemps 2014

Sans titre, 2012 Acrylique sur taud de bateau 920 × 700 cm

Sans titre, 1988 Acrylique sur bâche recto verso 600 × 420 cm

Sans titre, 1989 Acrylique sur toile de cirque Rayon 750 cm

Atelier de l’artiste, inv. 124

Atelier de l’artiste inv. 46

Atelier de l’artiste, inv. 200

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Michel Hilaire

t Détail de l’œuvre p. 50.

En 1997, Claude Viallat présentait une sélection de ses œuvres récentes au Pavillon du musée Fabre : on pouvait y découvrir des toiles minimalistes avec des contre-formes étoilées, typiques de cette période, d’opulentes bâches militaires, des raboutages pimpants avec des passages de couleur tantôt fluides, tantôt épais, des « culs de fauteuil » rugueux, des objets, des cerceaux… [FIG. 1] Bref, mis à part les tauromachies, tout ce qui constitue la production habituelle de cet artiste qui occupe depuis maintenant un demi-siècle une place prédominante au sein de la scène française. Artiste de l’excès, de la surabondance, Viallat cède volontiers aux sollicitations nombreuses des organisateurs d’expositions : il y voit un moyen de faire le vide dans son atelier encombré de matériaux de toutes origines, d’évacuer l’angoisse, de mettre à distance son travail et surtout de mieux se remettre à travailler. À travailler selon sa méthode de marquage du support, progressivement mise au point vers le milieu des années 1960 et dont il fait encore usage. Travailler, pour Claude Viallat, c’est s’abandonner au présent de la peinture, dans ce moment qui « est à la fois celui de l’euphorie et de la noyade 1 » ; ce moment mystérieux de la fabrication de l’œuvre, que l’on peut considérer d’un point de vue strictement matériel, selon la logique de Supports/Surfaces, dont Viallat fut un des membres fondateurs (outils, pots de peinture, espace de l’atelier, hasard du support), mais que l’on peut aussi étendre aux sphères de la mémoire et de l’inconscient. Sans oublier le métier très sûr qui est le sien. Chaque jour ou presque, quand il n’est pas en voyage pour installer une de ses expositions, Viallat remet en branle son système dans la solitude de l’atelier : « Toutes mes toiles sont un fragment de quelque chose qui se continue. C’est un peu comme s’il n’y avait qu’une seule énorme et immense toile idéale, et que je coupe dans cette toile des fragments 2. » Pendant que s’opérait la sélection des œuvres pour la présente rétrospective, son travail connaissait déjà de nouveaux « déplacements ». On ne peut que s’en réjouir. Pour mieux saisir l’extraordinaire fécondité de cette œuvre, il nous a paru nécessaire de parcourir, depuis les premiers éveils de la jeunesse jusqu’à aujourd’hui, cet itinéraire singulier en nous appuyant aussi souvent que possible sur les déclarations ou réflexions du peintre, qui constituent encore aujourd’hui la meilleure introduction à son travail « nombreux et spiralé », comme il se plaît lui-même à le désigner. Claude Viallat est né en 1936 à Nîmes, dans le Gard. Il passe son enfance à Aubais et son adolescence dans un paysage de 35


garrigue et de vignes encore intact ; son père est le notaire du village et celui d’Aigues-Vives, un bourg voisin. De son protestantisme familial, Viallat dira plus tard : « C’est très profond. C’est d’abord régler ses problèmes, tous ses problèmes, par soi-même […]. C’est surtout avoir une conscience forte, à la fois politique et morale, conviviale et familiale 3. » Très tôt, c’est la passion des livres qui le retient, la bibliothèque familiale comprenant aussi bien Jules Verne et Eugène Sue que des bandes dessinées – l’une des grandes passions de sa vie d’adulte. L’initiation à la poésie, il la doit à l’instituteur du village, René Trial, puis à Madame Armengaud, qui dirige un collège confessionnel de façon très libérale et écrit elle-même de la poésie. Pensionnaire au collège de Lunel, l’adolescent s’ennuie et se réfugie dans les livres, la poésie surtout, avec en premier lieu Federico García Lorca et Guillaume Apollinaire. Il en écrit lui-même, fiévreusement, au point d’échouer au bac, au grand désarroi de sa famille, qui tente de lui choisir un destin. Finalement, on décide de l’inscrire à l’École des beaux-arts de Montpellier pour suivre une formation de commis d’architecte. Nous sommes en 1955, l’institution est dirigée depuis 1939 par Camille Descossy, originaire de Céret 4. Viallat, sans préparation, décide de passer le concours de peinture déjà commencé. À l’étonnement général, il est retenu parmi les 36

cinq premiers. Il va alors pouvoir parfaire son apprentissage du dessin académique, dont il sait faire usage encore aujourd’hui dans ses petites scènes tauromachiques : « Une fois qu’on sait dessiner, on fait ce qu’on veut […]. Le dessin vous donne un plaisir inouï, vous en faites ce que vous voulez 5. » Viallat a trouvé sa voie et noue de solides amitiés avec de brillantes personnalités qui vont accompagner sa vie : Vincent Bioulès, Daniel Dezeuze, Jean Azémard, André-Pierre Arnal, Toni Grand, Henriette Pous, sa future épouse. Si l’on se penche sur la production de ces années-là, on retrouve sans surprise les thèmes récurrents de la peinture classique : portraits, paysages, natures mortes. Ce qui frappe, c’est leur « réalisme brutal et juste 6 » au service d’un univers provincial, le sien, presque intemporel, étrangement préservé des bouleversements du monde moderne. La matière est visible avec de forts empâtements, la palette brune sans effet de couleurs : on y sent des relents de Courbet 7, autre enraciné du xixe siècle découvert au musée Fabre, de Cézanne dans sa première manière « couillarde », de Chabaud, découvert lors d’une exposition à Nîmes en 1955, et aussi de Descossy, directeur mais aussi admirable peintre à ses heures. Viallat dira de ces peintures qu’il essayait alors « de restituer la texture, l’apparence des choses, d’une manière très réaliste, à la fois la plus directe et la plus sensuelle possible, la plus charnue 8 ».

De 1959 à 1961, Viallat effectue un service militaire de dixhuit mois, dont la moitié passée en Algérie, à Constantine. Isolé, coupé de ses racines, il ne renonce pas pour autant à peindre, au contraire : il se ménage, en guise d’atelier, un dessous d’escalier et réalise presque compulsivement avec de la peinture militaire des dizaines de petits tableaux sur des plaquettes de bois ou de contreplaqué qu’il expédie à Henriette. Avec de l’essence, il brûle la surface pour accélérer le séchage et modifier la couleur. Il revisite ainsi, de mémoire ou en s’aidant de revues, toute l’histoire de la peinture, Braque, Picasso, Siqueiros : l’expression devient sauvage, angoissée, presque douloureuse. Comme l’écrit Bernard Ceysson, « ce qui prend fin, […] c’est la maîtrise acquise, c’est la conviction ou la croyance qu’un savoir-faire artisan suffisait pour accorder l’art et le réel et l’homme à son milieu 9 ». Certaines plaquettes rendent hommage à Matisse, celui de La Danse et des papiers collés, mais de façon inattendue, dans une matière presque sale et granuleuse, et en bloquant ses figures dans le cadre étroit du support 10. Au retour d’Algérie, en 1962, Viallat complète sa formation à l’École des beaux-arts de Paris et intègre l’atelier de Raymond Legueult [FIG. 2] , un des animateurs, avec Roland Oudot et Maurice Brianchon, du groupe des peintres de la Réalité poétique, créé en 1949. Sa culture visuelle s’élargit

considérablement et, plus que du côté des tenants de l’École de Paris (Georges Mathieu triomphe alors au musée d’Art moderne de la Ville de Paris), il regarde la peinture américaine telle qu’on peut la découvrir dans les galeries Sonnabend, quai des Grands-Augustins, ou Lawrence, rue u 1. Carton d’invitation de l’exposition Claude Viallat, œuvres récentes 1990-1996 au Pavillon du musée Fabre en 1997. 9 2. Raymond Legueult, Morsalines, avant 1940, huile sur toile, 73 × 92 cm, Montpellier, musée Fabre.

1. Xavier Girard, « Entretien avec Claude Viallat », in cat. exp. Viallat, Paris, musée national d’Art moderne/Centre Georges-Pompidou, 1982, p. 110. 2. Catherine Lawless, Claude Viallat, Entretiens, Paris, galerie Jean Fournier, 1991, p. 8. 3. Jean-Charles Lebahar, Claude Viallat, une issue à travers le mur, Paris, Au Même Titre Éditions, 1999, p. 29-30. 4. Voir cat. exp. Camille Descossy (1904-1980), Montpellier, Espace Dominique Bagouet, Montpellier, Méridianes, 2012. 5. Lebahar, op. cit., p. 59. 6. Bernard Ceysson, « Viallat avant Viallat » in Claude Viallat, Paris, galerie Daniel Templon/galerie Enrico Navarra, 2000, p. 38. 7. Voir à ce sujet Le Cheval, vers 1958, atelier de l’artiste. 8. Lebahar, op. cit., p. 66. 9. Ceysson, op. cit., p. 44. 10. Claire Viallat, « Lorsque l’œuvre de Viallat croise celle de Matisse… », in cat. exp. Viallat, Hommage(s) à Matisse, Le Cateau-Cambrésis, musée départemental Matisse, 2005, p. 33.

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de Seine. Tous ces artistes – Robert Rauschenberg, Kenneth Noland, Jules Olitski, Morris Louis, Jim Dine – le fascinent parce qu’ils mettent l’accent sur les propriétés matérielles de la peinture : « Le premier qui m’ait vraiment bousculé, c’était Morris Louis […]. C’étaient de grandes toiles crues avec des coulées jaunes, rouges, vertes… Travail superbe. Cette influence a compté, car après, j’ai travaillé directement sur la toile crue. J’ai supprimé les dessous, les apprêts, les enduits et les encollages 11. » Pendant son séjour à Paris, Viallat se lie avec de nombreux artistes comme Joël Kermarrec, Henri Prosi, Jacques Poli, Pierre Buraglio, Michel Parmentier et les Méridionaux, Vincent Bioulès et François Rouan. En 1963, comme nombre de ses camarades, il entre en loge pour tenter le Prix de Rome. Quand ils apprennent que le prix est joué d’avance, la réaction est immédiate : ils « libèrent leur peinture, font ce qu’ils appellent de la “touille” et se découvrent un culot rafraîchissant 12 ». Après un bref passage par La Seyne-sur-Mer, Viallat s’installe à Nice en 1964 et devient enseignant à l’École des arts décoratifs. Là encore, ce sont des rencontres déterminantes qui stimulent ou confortent ses choix artistiques : Ben, Claude Gilli, Albert Chubac, Arman surtout. Ni géométriques ni expressionnistes, ses toiles abstraites offrent à la vue des champs colorés sur lesquels surnagent des formes molles, un peu dans la veine de certains Jean Arp ou Miró 13. Matisse, jamais oublié, vient de nouveau féconder son parcours de peintre à travers La Vague de 1952 [FIG. 3] , exposée au musée Matisse de Nice, qui vient d’être inauguré. Aux formes ouvertes et indifférenciées imaginées par Matisse, Viallat oppose une toile plus traditionnelle, mêlant teinture et peinture glycérophtalique, qui met clairement en évidence l’arabesque détachée du fond 14 [FIG. 4] . Dans d’autres toiles datant de la même période, la référence à Matisse se double d’une

admiration évidente pour les peintres américains du Color Field. En fait, Viallat prend conscience qu’il peut tout faire et que sa peinture peut aisément trouver à s’inscrire dans les courants de l’époque. Une visite de l’exposition Vingt ans d’art contemporain à la Fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence en 1966 le jette dans un profond désarroi : il y découvre que toute la peinture qu’il pratique alors se trouve déjà sur les murs, faite par d’autres et mieux. Il découvre que, s’il veut vraiment exister, il doit plonger « au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau 15 » en se plaçant d’emblée dans une situation d’avant l’histoire de la peinture : « À partir de là, il fallait que je remette complètement en cause mon travail. Je suis parti à l’envers, c’est-à-dire que j’ai commencé à travailler de manière très maigre sur les toiles, en mélangeant le colorant à l’encollage et en travaillant sur des toiles sans châssis 16. » La suite, on la connaît : c’est, la même année, la découverte de la fameuse forme et la mise au point du système formel que le peintre utilise encore aujourd’hui. Dans ce processus, plusieurs facteurs sont à l’œuvre : d’abord, les peintures « biomorphes » de peu antérieures (il suffit pour s’en convaincre de jeter un coup d’œil sur L’Éternel féminin, hommage à Cézanne, tableau dans lequel apparaît déjà une forme cernée d’un blanc cassé), les expérimentations du dernier Matisse et la recherche d’une posture nouvelle face à l’idéologie « nihiliste » de l’époque véhiculée par Parmentier, l’idée de la dernière image, du Dernier Tableau de Taraboukine. Viallat l’a souvent répété : « Je ne me retrouvais pas dans ce principe, je ne me sentais pas de travailler sur une image qui soit absolument bloquée ; c’était plutôt la peinture elle-même et le “faire” qui m’importait, la manière dont on travaille le tableau et la restitution de l’image au travail 17. » Très tôt, l’artiste a pris soin de livrer lui-même le récit fondateur de sa découverte. Laissons-lui la parole :

e 3. Henri Matisse, La Vague, vers 1952, papier gouaché découpé, assemblé et marouflé, sur toile, 51,5 × 160 cm,

Nice, musée Matisse, don des héritiers de l'artiste, 1963.

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9 4. Claude Viallat, La Vague, 1965, Ripolin, pigments et gélatine sur toile sur châssis, 117 × 130 cm, atelier de l’artiste.

« La mémoire m’a souvent servi dans mon travail, alignement de billes ou de souches, rangées, quadrillages ; filets, voiles, linges étendus aux fenêtres ou sur les galets, greffes, ligatures, marquage au fer, etc., jeux d’enfants ou travaux quotidiens et saisonniers. Mon travail de l’été 1966 a consisté à réduire au maximum, à la fois le système de production de l’image et sa signification. Un certain procédé employé dans les pays méditerranéens pour "blanchir" les cuisines me parut approprié. Une éponge trempée dans un seau de chaux bleue et appliquée systématiquement sur un mur blanc. Ce procédé d’empreintes adapté à une forme quelconque pressée sur une toile non tendue et non apprêtée devait se révéler extrêmement productif. Trouver une forme quelconque revenait à utiliser la première forme venue. Je dessinai dans une plaque de mousse de polyuréthane une forme approximative de palette que je trempai dans la couleur liquide (gélatine + colorant) et pressai le tout sur la toile.

Pour nettoyer la forme imprégnée de couleur, je la trempai dans l’eau de Javel presque pure. Retirée, la forme se déchire en lambeaux. La plus grosse forme fut utilisée dans tout mon travail ultérieur, forme de hasard, forme donnée par accident, aussi vraie que n’importe quelle autre. Cette technique ne nécessitait plus la tension préalable et traditionnelle de la toile sur un châssis et la toile

11. Lebahar, op. cit., p. 68-69. 12. Jacques Maigne, Conversations avec Claude Viallat, Nîmes, Atelier Baie, 2009, p. 59. 13. Alfred Pacquement, « La peinture comme une tauromachie », in Claude Viallat, Paris, galerie Daniel Templon/galerie Enrico Navarra, 2000, p. 12. 14. Claire Viallat, op. cit., p. 34. 15. Ceysson, op. cit., p. 44. 16. Lebahar, op. cit., p. 73. 17. Gilbert Perlein, « Entretien avec Claude Viallat », in cat. exp. Robinson ou la force des choses, Daniel Dezeuze, Patrick Saytour, Claude Viallat, Saint-Étienne, Ceysson, Nice, MAMAC, 2011, p. 87.

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souple imposait alors sa propre matérialité. Elle se pliait, se froissait, restait souple et mobile, toutes les possibilités de présentation n’en modifiaient pas l’image portée, image du travail, toujours semblable même si la perception en était changée par la présentation. Par ailleurs, le travail fait par imprégnation était produit recto verso, parfois simplement modifié par la capillarité, parfois délibérément différent sur les deux faces. Une des conséquences pratiques était le peu d’encombrement des toiles pour leur logement" pliées comme des draps dans une armoire", ce qui leur donnait une plus grande mobilité et en facilitait le transport en leur enlevant le caractère précieux et sacralisé qu’avait eu la peinture jusque-là. Il s’agissait de ne plus donner de sens autre à l’image que celui du travail qui la produisait 18. » Il est significatif de voir l’artiste insister en préambule sur le rôle dévolu à la mémoire 19 : traces matérielles de rituels ancestraux sans cesse répétés au fil des saisons, gestes élémentaires, remémoration de l’enfance, attachement à une terre, la sienne, à une culture qu’il sent menacée en ce milieu des années 1960 par la montée de l’industrialisation et la société de consommation, ancrage dans un milieu spécifique. La découverte de cette forme de hasard, sans qualités particulières, lui permet alors de résoudre d’un coup le problème du style et surtout de continuer de peindre en toute liberté en se dissimulant derrière elle. Sujet de l’œuvre et signature sont d’un coup évacués 20. La production de cette époque montre que l’artiste a procédé par à-coups et tâtonnements : dans certains cas, la forme se concentre sur le pourtour de la toile ou, au contraire, se rassemble densément dans la zone centrale ; ailleurs encore, elle semble danser sur toute la surface dans un réjouissant désordre 21. Tout à la joie de la découverte de la peinture de Sam Francis, il applique son système à une toile tendue sur châssis en laissant apparentes les coulures de couleurs, comme dans la toile peinte à l’huile acquise par le musée Fabre en 2008. C’est à Limoges, où il s’installe au cours de l’année 1967, que Viallat va mettre au point son système formel – scansion régulière, fond neutre, gamme colorée restreinte à l’aide de couleurs primaires : « Petit à petit, j’en suis arrivé à un alignement systématique qui me paraissait être la manière la plus neutre de travailler la même forme 22. » Grâce au pliage ou à la superposition des toiles, il s’intéresse aux processus d’imprégnation de la couleur à travers les différentes couches du tissu. Il décolore volontiers la forme à l’aide d’eau de Javel. Durant toutes ces années décisives, Viallat se sent conforté dans ses recherches par le travail contemporain de Dezeuze (rencontré aux BeauxArts de Montpellier) et par celui de Saytour (croisé durant la période niçoise). Le parallélisme évident de leurs démarches 40

débouche rapidement sur un travail théorique qui sera à l’origine du mouvement Supports/Surfaces : « Dezeuze travaillait des châssis d’abord mis en vitrine : il tendait un “plastique” sur un châssis de petite taille, puis sur de grands châssis passés au brou de noix. Au même moment, Saytour pliait des toiles et peignait les plis. Dezeuze peignait donc des châssis sans toile, moi je peignais des toiles sans châssis et Saytour l’image du châssis sur la toile 23… » En mettant l’accent sur la matérialité et la mobilité de l’œuvre produite, Viallat comme ses amis font d’emblée éclater les cadres traditionnels de la peinture, liés à l’institution muséale et aux modes de conservation, tout en remettant profondément en cause les usages du marché de l’art, liés à la spéculation. De fait, on voit l’artiste participer à de nombreuses expositions en plein air, principalement dans le midi de la France, à Villefranche, à Aubais, à Nice, au Boulou, à Céret, à Banyuls-sur-Mer, avec la volonté très nette d’affirmer une identité provinciale face à l’exclusivité parisienne. Parmi tous ces lieux, Coaraze, petit village des Alpes-Maritimes, a valeur de symbole : à l’instigation du critique Jacques Lepage, le village est investi durant l’été 1969 dans le but de « libérer les scléroses qui frappent l’art d’appartement 24 ». Viallat, Dezeuze, Saytour et Pagès y montrent leurs travaux. Les toiles de Viallat, marquées au bleu de méthylène, sont exposées à la pluie. L’idée de l’altération de la couleur par le temps s’impose. L’année suivante, c’est au tour des artistes du groupe ABC Production – fondé en 1969 et comprenant Azémard (ami de collège de Viallat), Alkema, Clément et Bioulès (condisciple aux Beaux-Arts de Montpellier) – d’exposer dans ce même lieu. Il y a chez tous ces artistes la volonté évidente de désacraliser l’art et de revendiquer sa banalisation, qui passe par un retour au geste primitif 25. En outre, dans le contexte de l’époque, la réduction drastique des moyens d’expression revêt une évidente signification politique. Comme on le voit, tout est déjà en place avant la création du groupe Supports/Surfaces, qui donne son nom à l’exposition qui ouvre ses portes, fin septembre 1970, à l’ARC du musée d’Art moderne de la Ville de Paris à l’initiative de Pierre Gaudibert. Viallat, Dezeuze, Saytour, Valensi y participent, ainsi que Bioulès et Devade à titre d’invités. Marcelin Pleynet, alors secrétaire de la revue Tel Quel, est l’un des plus actifs soutiens du groupe. Bien vite, des dissensions apparaissent en son sein après que Devade a clairement établi une corrélation entre le matérialisme des pratiques et les écrits de Marx. Le 3 mai 1971, Viallat donne sa démission. En 1974, il déclarera à Jacques Lepage : « L’entrée dans Marx, si je puis parler ainsi, n’eut pas lieu sans difficultés… Voir ainsi notre travail, ce vécu, sous un éclairage politique, certes, ça nous intéressait, mais

ça nous chagrinait aussi… Nous avions le sentiment d’en proposer une lecture trop restrictive 26. » Les expérimentations menées à l’époque de Supports/ Surfaces amènent Viallat, dès 1969, à s’intéresser aux objets, un aspect essentiel de son travail encore aujourd’hui. À Limoges, dans un atelier exigu, il entreprend une toile gigantesque – son « chef-d’œuvre », tel qu’il le qualifie lui-même – qui lui donne l’idée de prendre le parti inverse en produisant quelque chose de dérisoire mais de tout aussi systématique : ce sera une corde d’environ 30 mètres ponctuée de nœuds passés à la couleur bleue 27. Toile et corde doivent être exposées ensemble. De fait, les images des manifestations de l’époque mettent en évidence ces cordes nouées à même le sol comme si on venait de les utiliser pour quelque travail pratique 28. Viallat étend rapidement son répertoire d’objets aux filets. C’est une photographie prise à Coaraze où ses toiles occupent tout l’espace, masquant le ciel, qui lui donne l’idée de ses premiers filets : « La peinture avait annexé le vide. Pour le faire intervenir dans la toile, il y avait effectivement la solution de découper la forme, mais ce n’était pas satisfaisant. Comme je venais de réaliser une série de cordes à nœuds et qu’il y avait d’une part les nœuds et d’autre part la toile, la relation entre les filets, la toile et le tissage de la toile s’est faite immédiatement 29. » Cette façon de considérer séparément tous les éléments constitutifs de la toile – trame, fils, nœuds, etc. – est la conséquence logique du travail de déconstruction amorcé quelques années auparavant. En outre, des jeux subtils de correspondance entre toile et objets, encore valides aujourd’hui, se mettent en place : la forme quelconque est aussi une forme vide, comme celle du filet, et rappelle également la forme d’un nœud aplati. Dans la foulée de ces premiers résultats, Viallat continue de faire éclater les cadres traditionnels en abolissant toute séparation entre peinture et sculpture : les fragments de filet, les écheveaux de corde sont trempés dans le goudron ou le Rubson jaune, ce qui a pour effet de les rigidifier. Le travail de saisie à la main est une occasion de remonter aux sources de l’humanité. Dans cette quête des origines, il fonctionne à l’instinct. Il multiplie les prises sur des morceaux de bois, sur des galets, sur lesquels il laisse l’empreinte de sa main plongée dans la peinture. Une visite de la grotte de Gargas en juillet 1972, connue pour ses empreintes de mains souvent mutilées, laisse sur lui une forte impression et le confirme dans ses recherches. Il réalise alors « des dizaines d’empreintes soufflées où la couleur jetée en pluie révèle le négatif de ses mains, envers ou endroit, souvent à trois ou quatre doigts 30 ». Le « primitivisme » de Claude Viallat s’étend aussi à l’art indigène américain, qu’il découvre à l’occasion d’un voyage aux États-Unis la même année. Il fait l’éloge du bouclier de guerre peint des

Amérindiens en le définissant comme « support de peinture, de culture et d’histoire 31 ». L’année 1974 marque un moment important dans le parcours du peintre avec l’exposition personnelle qui lui est consacrée au musée de Saint-Étienne à l’invitation de Bernard Ceysson. Viallat est un artiste reconnu et respecté, mais trop souvent assimilé à cette image de marque mise au point quelques années auparavant, qui lui colle à la peau et l’encombre. Pour essayer de s’en sortir, il va tenter de faire en sorte que la forme et le système se « pourrissent » d’eux-mêmes. Il se livre alors à des expérimentations limites qui s’en prennent à la forme, à son intégrité : il utilise des colorants peu stables (éosine, bleu de méthylène…), très volatils quand ils sont soumis au soleil, à la pluie ou au vent. Il applique à l’endroit de la forme un fer rougi (allusion aux ferrades camarguaises) qui brûle le tissu et crée un vide à l’intérieur de la toile. Certaines toiles sont même enterrées quelques mois et se couvrent de moisissures. Cette perpétuelle remise en cause des moyens de la peinture rappelle les combats de 1966, mais appliquée désormais à sa propre trajectoire. Ce moment de crise, sitôt dépassé, ouvre aussi de nouvelles perspectives aux recherches de Viallat. En 1973, l’artiste rejoint le Sud et s’installe à Marseille, retrouvant une partie de ses racines. Progressivement, il abandonne la teinture et ses processus souvent incontrôlables de « capillarisation » pour s’attacher à des supports plus stables, résistants, toujours plus complexes, qui retiennent la couleur maintenant appliquée

18. Claude Viallat, in cat. exp. Paris, Centre Pompidou, 1982, p. 24. 19. Pierre Wat, Claude Viallat, Paris, Hazan, 2006, p. 28. 20. Pacquement, op. cit., p. 18. 21. « Quand j’ai travaillé ma première toile avec cette forme, jai travaillé en énumérant (en comptant) : je lançais la forme en l’air, elle tombait sur la toile, et je la relançais trois ou quatre fois, et comme elle tombait je la pressais ; le résultat était la toile » : voir James Sacré, « Claude Viallat, entretien », in cat. exp. Claude Viallat : peintures, cerceaux et toros, Issoudun, musée de l’Hospice Saint-Roch, Saint-Benoît-du-Sault, Tarabuste, 2012, p. 56. 22. Girard, op. cit., p. 111. 23. Claude Viallat, in cat. exp. Saint-Étienne, op. cit., p. 9. 24. Jacques Lepage, Chronique de l’art vivant, janvier 1990, n° 11. 25. Nathalie Bertrand, « L’art dans la rue », in cat. exp. Vincent Bioulès, Parcours 1965-1995, musée de Toulon, Marseille, Athanor, 1995, p. 26. 26. Claude Viallat, in cat. exp. Saint-Étienne, op. cit., p. 9. 27. Girard, op. cit., p. 112. 28. Raphael Rubinstein, « Formes en fonctionnement : trois décennies d’objets de Viallat », in Claude Viallat, Paris, galerie Daniel Templon/galerie Enrico Navarra, 2000, p. 63. 29. Girard, op. cit., p. 113. 30. Maigne, op. cit., p. 75. 31. Cité par Rubinstein, op. cit., p. 64.

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au pinceau. Celle-ci est toujours envisagée dans sa dimension strictement matérielle et « absolument a-symbolique 32 ». De là, chez l’artiste, cette volonté de sortir de la bichromie des toiles caractéristiques de la période précédente. Le hasard des rencontres vient nourrir et relancer son travail : il récupère un stock de rideaux usagés provenant de l’hôpital Nord de Marseille pour les dépecer (ourlets, ruflettes…) et en faire des Échelles de Venise, jouant ainsi, comme avec les filets, sur la notion de plein et de vide. Son ancrage dans le port méditerranéen se traduit aussi par l’apparition de supports de taud de bateau, de bâches de café, de parasols qui avec le temps deviendront emblématiques de son travail. Non loin de son atelier, cours d’Estienne-d’Orves, il fait la connaissance d’une bâchière, Madame Candotti, qui lui fournit pendant plusieurs années des assemblages de chutes de toile selon les dimensions indiquées. Pour la première fois, il accepte que les motifs préexistants du support – géométriques ou fleuris, parfois à la limite du mauvais goût – fassent partie intégrante de sa démarche artistique 33. La forme se surimpose au fond ou surgit de celui-ci selon le jeu dynamique des contre-formes. L’Hommage à Picasso du musée d’Antibes [FIG. 5] , 42

qui questionne à sa façon le carton de tapisserie des Femmes à leur toilette de Picasso (1938) [FIG. 6] , est un bel exemple de ces recherches. Le travail peut tout aussi bien s’inverser avec l’utilisation de supports dérisoires aux formes indéterminées – les peilles 34 montrées à la galerie Fournier en 1977 – qui viennent s’ancrer dans la mémoire affective de l’artiste. C’est un événement extérieur qui va amener Viallat à renouveler sa pratique tout en satisfaisant sa propension au gigantisme : Jean-Louis Froment, dans la perspective de l’exposition à l’entrepôt Lainé de Bordeaux en 1980, lui met à disposition un stock de bâches militaires. D’abord rétif du fait du souvenir de son service militaire algérien, l’artiste relève un nouveau défi dans la manière d’apprivoiser ce support épais, de couleur kaki. À la scansion de la forme s’ajoute la répétition rigoureuse des compartiments du support, qu’il accepte comme l’une des données de son travail. Contre toute attente, le geste devient léger et fluide, les colorations transparentes 35. À Bordeaux comme un peu plus tard à Paris au Centre Georges-Pompidou, Viallat en profite pour tester de nouveaux dispositifs de présentation en étalant ses toiles à même le sol « pour éviter de tirer la peinture d’un côté

un tant soit peu illusionniste et souligner sa confrontation physique 36 ». Dans le sous-sol du Centre Pompidou, il installe une tente de grandes dimensions en inversion du creux de la fosse, dans laquelle le visiteur est invité à pénétrer en percevant le travail par le jeu de la lumière naturelle. En 1979, Viallat s’installe à Nîmes, occasion pour lui de retrouver ses racines et de réactiver un thème qui lui est cher depuis le temps de sa jeunesse : celui des tauromachies. Dès 1956, les taureaux apparaissent sur de modestes morceaux de carton, puis sur de petites plaquettes de bois durant la période algérienne. À son retour, l’artiste vend pour la première fois l’une d’entre elles au poète Frédéric Jacques Temple 37. Les souvenirs de son enfance à Aubais reviennent en force : le « Sanglier », taureau mythique des années 1930 38, blessé dans un combat d’amour et sauvé par un oncle vétérinaire, le rituel des « empègues 39 » lors des fêtes votives, les courses dans l’arène. Viallat avoue avoir continué de « passer au taureau jusqu’à cinquante ans 40 ». Sa passion pour la course libre est demeurée intacte, « moment de liberté physique extraordinaire », « confrontation avec

u 5. Claude Viallat, Hommage à Picasso, 1980,

acrylique sur montage de bâches imprimées, 198 × 327 cm, Antibes, musée Picasso. 9 6. Pablo Picasso, Femmes à leur toilette, 1938,

gouache, maroufle, papier peint, papiers collés, 299 × 103 cm, Paris, musée Picasso © Succession Picasso, 2014.

32. Claude Viallat, in cat. exp. Saint-Étienne, op. cit., p. 11. 33. Pacquement, op. cit., p. 28. 34. Bouts de tissu, chiffons conservés par la mère de Viallat pour un usage domestique. 35. Pierre Manuel, « Formes et figures », in cat. exp. Claude Viallat, Saint-Pierre-de-Varengeville, Centre d’art contemporain de la Matmut, Arsenal-musée de Soissons, Saint-Étienne, Ceysson, 2013, p. 15-16. 36. Girard, op. cit., p. 116. 37. Michel Hilaire, « L’amateur de peinture », in Les Univers de Frédéric Jacques Temple, Montpellier, Presses universitaires de la Méditerranée, 2014, p. 203-204, fig. 14. 38. Voir Lebahar, op. cit., p. 31, 52. 39. Lors des fêtes votives, les appelés de la classe de l’année louaient un orchestre et offraient des courses de taureaux. Ils marquaient avec du suint et de la suie les maisons des habitants qui avaient demandé l’aubade et récoltaient une somme d’argent. 40. Lebahar, op. cit., p. 32.

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parfois laissés en réserve. Ces dernières années, certaines tauromachies affichent un dessin simplifié et naïf, une exécution sommaire sans doute à l’imitation de l’imagerie populaire que l’artiste collectionne avec passion depuis plusieurs décennies 42. Plus que jamais, l’artiste se méfie du « chic », de la facilité, de tout ce qui en somme le ramènerait à un état d’avant la découverte de son système 43.

9 7. Couverture du premier catalogue d’exposition personnelle

9 8. Couverture du catalogue avec la photographie de Claude Viallat passant

de Claude Viallat, au musée d’Art et d’Industrie de Saint-Étienne, 1974.

au taureau lors d’une course libre à Aubais, vers 1970.

une bête qui n’est qu’instinc t 41 ». Le combat qu’il mène avec la peinture depuis maintenant plus d’un demi-siècle est de cet ordre-là. Et ce n’est pas un hasard si on trouve en ouverture du catalogue de sa première exposition personnelle, en 1974, une photo de l’artiste en pleine action lors d’une course libre à Aubais, sur le point d’être expulsé de l’image [FIG. 7 et 8] . Aborder le thème des tauromachies, c’est aussi revenir à un savoir-faire académique, celui de l’École des beaux-arts de Montpellier, et accepter de se confronter avec l’histoire de la peinture puisque dans ce domaine les noms de Goya, Manet, Picasso, Bacon viennent immédiatement à l’esprit. Viallat le sait et ne craint pas ici ou là de rendre hommage à l’un d’entre eux. Mais c’est surtout un « délassement » par rapport à l’activité de la peinture abstraite et aux contraintes exigeantes du système. À y regarder de plus près, bien des passerelles existent entre ces deux activités : d’abord le champ réduit des thèmes abordés, l’homme, l’animal, qui rappelle le duel entre la forme et le support dans la peinture ;

ensuite l’utilisation de matériaux de rebut utilisés tels quels en essayant d’en tirer le meilleur parti ; enfin le rôle primordial dévolu à la couleur. Parfois, c’est un tissu tauromachique à la limite du kitsch qui se présente à l’artiste, lequel s’empresse, non sans ironie, d’y imprimer sa forme. Pendant longtemps, la production tauromachique restera relativement modeste en regard de celle des toiles abstraites. Dans les années 1980, il n’est pas rare de rencontrer de petites plaquettes de bois recouvertes d’une coulée de peinture extrêmement virtuose et sensuelle. Avec le temps, cette activité s’intensifie considérablement au point de donner lieu en 2008 à une rétrospective à l’École supérieure des beauxarts de Nîmes à l’occasion de la Féria de Pentecôte. Viallat étend désormais sa convoitise aux supports les plus variés et incongrus : fragments de contreplaqué, écorces, couvercles de pots de peinture, boîtes de camembert, cagettes, fonds de chaise, etc. La forme du support lui tient lieu d’arène en réduction dans laquelle s’affrontent l’homme et l’animal

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L’autre pôle autour duquel s’articule le travail de Viallat depuis une quarantaine d’années est constitué par les objets – terme qu’il préfère à celui de « sculptures » parce que n’y entrent pas les notions de masse, d’espace ou de représentation 44. Liés d’abord à la phase de déconstruction typique de Supports/Surfaces, les objets après 1974 gagnent progressivement en autonomie par rapport à la peinture, même s’il n’est pas rare à l’époque de trouver des montages avec des bois peints ou des morceaux de toile accrochés à des bois. Par la suite, l’autonomie des deux sphères d’activité sera encore plus grande. Vers la fin des années 1970, Viallat commence son travail sur l’équilibre, qui l’occupe encore aujourd’hui. Comme pour les supports de peinture, il accumule tout un stock d’objets qu’il trouve au marché aux puces, dans les poubelles ou sur les rives du Rhône. La plupart du temps, ces objets d’origine naturelle (bois, galets, cordes…) retiennent son attention pour leur qualité de « vécu » (érosion, intempéries), de coloration ou même de sensualité. Dans ses choix, rien qui ne rappelle de près ou de loin le monde technologique qui est le nôtre et qui l’effraie, mais au contraire une attirance pour les gestes primordiaux, élémentaires, d’autant plus fascinants qu’ils sont anonymes et qu’ils ont fait progresser de façon décisive l’humanité : « Ce qui m’intéresse, c’est d’aller à l’extrême, […] là où les choses commencent à se mettre en question, à poser des questions de sens, à s’ouvrir au sens, à poser des solutions de sens, à s’ouvrir à l’utilisation autre et, à partir de là, à réfléchir autrement 45. » Viallat l’a souvent répété : ce qui réunit ces objets, c’est « une recherche d’équilibre minimum 46 » qui, quand il est trouvé, lui procure une sorte de jubilation. Comme pour la peinture, un système contraignant fixe des règles et l’artiste cherche à profiter des suggestions offertes par l’objet lui-même sans user de colle ni de clous : « Ce que j’aime, c’est le grand écart entre la force de ces matériaux qui ont vécu […] et la fragilité de ces suspensions qui ne tiennent qu’à un fil ! Je travaille dans une logique d’impossibilité. C’est-à-dire que je ne peux pas faire mieux, donc je ne fais que cela 47. » La production des objets relève du jeu, de l’émerveillement lié à l’enfance. Si le matériau vient à manquer ou que rien ne vient stimuler son ingéniosité, Viallat peut tout aussi bien

interrompre sa production, ce qui n’est jamais le cas avec la peinture, qui relève d’une activité mécanique. La prise en compte des objets au sein de l’œuvre globale de l’artiste connaît une première reconnaissance en 1996 avec la grande exposition de l’École nationale supérieure des beauxarts à Paris. Prolongement naturel des objets, les cerceaux entretiennent des liens évidents avec les toiles : « J’essaie avec les cerceaux de n’avoir pas deux fois la même attitude, un peu comme sur la toile, remettre les choses en cause en ayant conscience que c’est vraiment là que se passe le devenir de mon travail futur 48. » De simples ligatures, ils ont au fil du temps gagné en richesse et en complexité, même s’il arrive à l’artiste, selon le principe « spiralé » qui l’anime, de revenir à des solutions minimales associant cordes, filets ou ficelles, comme aux premiers temps de son activité. Comme pour le reste de l’œuvre, le processus de recyclage est le même, associant cerceaux d’enfant, cercles de barrique, baguettes ficelées, fragments de raboutage… Tantôt la forme s’impose à l’intérieur du cerceau, tantôt, rognée et à peine reconnaissable, elle semble flotter dans un état de précarité extrême. La plupart du temps, les points de fixation sont lâches et bricolés. Dans certains cas, l’unité de l’ensemble est renforcée par la pose d’une couleur sur le pourtour. L’assimilation évidente du cerceau au tondo de la peinture ancienne lui permet toutes les transgressions – débord, suspension –, sans exclure les allusions sexuelles qui peuvent surgir en cours de réalisation. Comme pour d’autres aspects de l’œuvre, les cerceaux nous ramènent au cœur de l’univers personnel du peintre, que ce soit à travers les jeux d’enfants ou les souvenirs des tonneliers de son village. Souvent associés à la peinture dans de nombreux dispositifs d’accrochage, ils s’imposent, à l’instar des tauromachies, comme une des composantes essentielles de l’œuvre, faisant même l’objet récemment d’une sorte de « catalogue raisonné » par Richard Meier chez Voix Éditions.

41. Ibid., p. 33. 42. Wat, op. cit., p. 68. Ces milliers d’objets de toute nature sont à l’origine du musée des Cultures taurines, qui a vu le jour à Nîmes en 1986. 43. Sacré, op. cit., p. 66. 44. Catherine Lawless, « Entretien avec Claude Viallat – Au commencement était le nœud », in cat. exp. Claude Viallat, objets, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 1996, p. 10. 45. Ibid., p. 11. 46. Ibid., p. 10. 47. Ibid., p. 11. 48. Sacré, op. cit., p. 60.

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La reconnaissance officielle qui est celle de l’artiste au tournant des années 1980 ne change rien à son approche de la peinture. Il serait d’ailleurs faux de penser que toutes ses expérimentations se déroulent selon un processus linéaire bien défini. Dès 1974, Viallat nous avertissait que son travail « se développe en spirale à partir d’un noyau, et différents problèmes se retrouvent donc à des moments différents du temps et de l’espace. […] Je ne fais rien de mieux, rien de moins bien… Il n’y a pas de progrès. C’est la même chose qui tourne autour de son axe élargissant sans cesse son cercle 49 » ; élargissant son cercle depuis les immenses bâches militaires jusqu’aux petits culs de fauteuil, feutrines ou autres motifs de passementerie qui font partie intégrante de l’œuvre : « Tout nouveau support modifie la technique. Le problème qui me passionne, c’est la manière dont la couleur est prise, pénètre, réagit suivant la nature du support 50. » De 1984 à 1987, il se passionne pour les Vlieseline, matériau intissé dont il exploite les qualités de transparence et de fragilité. Il se sert de la couleur pour fixer ces résidus de formes au support de filets, de sangles ou de rideaux vieillots. La forme déchiquetée semble prise au piège des mailles souples et béantes qui rappellent les expérimentations de Supports/Surfaces. En 1988, Viallat est choisi pour représenter la France lors de la 43e Biennale de Venise : au centre du pavillon, il dispose de grandes toiles recto verso dont les deux parties sont reliées entre elles par des pattes de tissu de couleur, allusion une nouvelle fois aux Échelles de Venise du milieu des années 1970 51. Dans une de ces toiles, les rapports de tons, or et argent, viennent directement de Véronèse : « Il s’agissait d’un rapport minuscule […], un rapport qui existe peut-être sur 15 centimètres carrés. J’ai essayé de le retrouver, de le développer, dans une toile beaucoup plus grande 52. » Sur les murs du pavillon, les peintures sur voile vénitienne ou catalane, avec leurs effets moirés, sont encore redevables de la grande peinture vénitienne de la Renaissance. À l’opposé, les supports de sac de jute renvoient quant à eux aux colorations, ocre, ocre rouge, vert, jaune, brun, des façades de la Cité des Doges ainsi que de celles de la peinture de « tradition française 53 ». Au faîte de sa carrière de peintre, Viallat, enfin réconcilié, peut interroger l’histoire de la peinture et rendre hommage à certains de ses plus illustres représentants. La catégorie des hommages constitue une catégorie à part, bien distincte, dans le long parcours de l’artiste, dont l’œuvre n’a cessé depuis l’origine de revendiquer sa matérialité en même temps que son caractère anonyme. Dans sa démarche, rien de prémédité ni d’organisé, mais au contraire une manière inconsciente de s’imprégner de telle forme ou de tel rapport de couleurs qu’il garde dans un coin de sa mémoire : 46

« Un an, six mois après, tout d’un coup, confie-t-il à JeanCharles Lebahar, il y avait une toile qui sortait où ce rapport était là. Je savais exactement d’où il venait 54. » De façon récurrente, Viallat rend des hommages à Manet, à Braque, à Picasso, à Sam Francis, à Chabaud, à Véronèse, comme on l’a vu en 1988… Mais aucun artiste ne mobilise autant son attention que Matisse. C’est d’abord La Vague (1952) qui l’attire et le « bouleverse 55 » au moment de la mise en place de son système : la scansion répétée de la forme, la bichromie blanc/bleu y font indubitablement allusion. Au cours des années 1970, en vacances à San Pedro Pescador, sur la Costa Brava, Viallat ira même jusqu’à se poster dans la mer muni d’un seau d’encre bleue pour guetter le mouvement des vagues imprimé sur une toile étalée sur le rivage. C’est par le biais des bordures de tentes de café qu’il rendra hommage, à de très nombreuses reprises, à la « découpe bleue ondulante » du papier découpé de Matisse. Très tôt, il s’intéresse à une autre œuvre célèbre du peintre, Fenêtre à Tahiti (1935-1936) [FIG. 9] , à travers une dizaine de réalisations dont le support est généralement constitué par des toiles de marché orange. À propos de la célèbre version de 1976 conservée au musée

national d’Art moderne, Viallat déclarera qu’il s’agissait d’un « souvenir retranscrit par des déplacements de mémoire 56 ». Dans une série de dessins réalisés après coup, il tentera de transposer dans son propre vocabulaire les problématiques plastiques posées par Matisse, en particulier celles touchant le cadre peint 57. Dans de nombreux autres cas, c’est plutôt l’exubérance décorative et l’exotisme bariolé de toiles comme Intérieur aux aubergines (1911) [FIG. 10] ou Figure décorative sur fond ornemental (1925-1926) [FIG. 11] qui retiennent son attention : l’envahissement du champ coloré, l’effet patchwork et la sensualité jubilatoire de nombreuses toiles des années 1980 et de la fin des années 1990 – à la suite de voyages à Tunis et à Rabat – sont évidemment redevables à ces illustres modèles. En 1991, c’est dans son atelier du Boulou, près de Collioure, qu’il rend hommage à la Porte-fenêtre à Collioure (1914) [FIG. 12] du musée national d’Art moderne : « Entre la découpe d’origine de la toile, déclare-t-il à Catherine Lawless, le format et la construction interne de la toile – un fragment de tente, une porte en soi –, j’ai travaillé en bleu, en bleu-noir et noir [FIG. 13] . Je me suis

u 9. Henri Matisse, Papeete-Tahiti, Nice, 1935,

huile sur toile, 225 × 172 cm, Nice, musée Matisse, legs de Mme Henri Matisse, 1960. 9 10. Henri Matisse, Intérieur aux aubergines, 1911, détrempe à la colle sur toile, 212 × 246 cm, musée de Grenoble, don de l’artiste et de sa famille en 1922. 0 11. Henri Matisse, Figure décorative sur fond ornemental,

peint à Nice l’hiver 1925-1926, huile sur toile, 130 × 98 cm, Paris, Centre Pompidou, MNAM/CCI.

49. Jacques Lepage, « Entretien avec Claude Viallat », in cat. exp. Saint-Étienne, op. cit., p. 11. 50. Lawless, 1991, op. cit., p. 37. 51. Une de ces toiles est exposée dans l’atrium Richier du musée Fabre dans le cadre de la rétrospective. 52. Lawless, 1991, op. cit., p. 12. 53. Voir Claude Viallat, 2000, op. cit., p. 203. 54. Lebahar, op. cit., p. 81. 55. Lepage, in cat. exp. Saint-Étienne, op. cit., p. 10. 56. Cité par Dominique Fourcade, « Store à franges », in cat. exp. Claude ViallatTraces, Chambéry, musée d’Art et d’Histoire, 1978, p. 5. 57. Claire Viallat, op. cit., p. 37.

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9 12. Henri Matisse, Porte-fenêtre à Collioure, septembre-octobre 1914, huile sur toile, 116 × 89 cm, Paris, Centre Pompidou, MNAM/CCI.

trouvé avec une grande porte noire, et au fur et à mesure que je travaillais, m’est revenu le souvenir du rapport chez Matisse entre le noir et le vert amande. J’ai travaillé sur cette idée de rapport, sans reproduction, sur intuition 58. » À de rares occasions, Viallat s’adresse à son grand aîné par le biais d’une reproduction : c’est le cas de l’Hommage à Matisse 59 de 1992 [FIG. 14] , qui s’approprie le vocabulaire coloré de la toile de Matisse Le Rideau jaune (1915) [FIG. 15] en y ajoutant le blanc et en modifiant le vert. Les bords ondulés de la bâche, repliés sur les quatre côtés, font directement allusion à la découpe dentelée du rideau dans le tableau. En visite à l’atelier en 2005, Jacques Maigne note que l’artiste a disposé sur un fauteuil une anthologie des œuvres de Matisse et « s’inspire aujourd’hui de la poésie étrange de L’Atelier rouge 60 ». En 1990, Viallat installe son atelier nîmois dans une ancienne menuiserie : c’est là qu’il travaille encore aujourd’hui. Cet endroit spacieux lui ouvre de nouvelles possibilités quant au format et au rythme de réalisation des toiles. La production des années suivantes met clairement en évidence la 48

9 13. Claude Viallat, La Porte-fenêtre à Collioure, 1991,

9 14. Claude Viallat, Hommage à Matisse (Le Rideau jaune), 1992,

9 15. Henri Matisse, Le Rideau jaune, 1915,

acrylique sur toile, 405 × 220 cm, atelier de l’artiste.

acrylique sur bâche, recto verso, 340 × 250 cm, Paris, Centre Pompidou, MNAM/CCI.

huile sur toile, 146 × 97 cm, New York, Museum of Modern Art, gift of Jo Carole and Ronald S. Lauder ; Nelson A. Rockefeller Bequest, gift of Mr. and Mrs. William H. Weintraub, and Mary Sister Bequest (all by exchange). Acc. n. : 355.1997.

rivalité qui s’installe entre la forme et la contre-forme. Déjà, certaines toiles du début, vers 1966, laissaient entrevoir l’émergence de formes rivales nées de la réunion de plusieurs contre-formes. Maintenant, celles-ci s’insinuent dans le fond, créant une sorte de sillon zigzagant ou rectiligne, de grandes masses colorées, presque autonomes, à la manière d’un immense puzzle [FIG. 16] . Dans certains cas, des flaques de couleur, esquissées et interrompues, procurent une impression étrange d’inachèvement. Clairement, la rigidité du système oblige le peintre à trouver de nouvelles solutions en termes d’espace 61. Parallèlement, l’artiste continue l’exploration des supports les plus complexes, dont il ne tente jamais de dissimuler la réalité matérielle même la plus triviale : bordures avec rivets ou fermeture Éclair, galons, cordelettes, éléments de plastique… Certains raboutages associent les textures les plus opposées, allant de la rudesse à la plus extrême préciosité. Un cas limite est constitué par l’immense toile de tente bédouine [FIG. 17] que l’artiste se procure lors d’un voyage à Tel-Aviv en 1992 : il conserve les rapiéçages d’origine, mais coud sur la surface

de délicats fragments de blouses brodées provenant d’Europe centrale. Ailleurs, pour atténuer la présence trop insistante de certains imprimés, il use volontiers d’un motif de stries ou de pointillé sommaire selon certaine technique africaine qu’il applique sur la forme ou le fond de ses toiles. À chaque fois, il s’agit d’un défi, ou comment tirer parti de la masse de matériaux qu’il accumule à la périphérie de l’atelier : « J’ai des tas de tissus de toutes sortes. Je vais choisir un tissu pour les problèmes qu’il va me poser 62. » Ce sont ces toiles, souvent à la limite du décoratif et du mauvais goût, que Viallat choisit de montrer à la galerie Templon au printemps 1998. Ann Hindry souligne à cette occasion combien « le contrepoint particulièrement strident des impressions surchargées des différents tissus et de la forme peinte itérative structure l’ensemble visuel en même temps qu’il le maintient dans un état d’implosion imminente et jouissive 63 ». Vers la même période apparaît dans son travail le motif des Portes 64, qui renoue d’une certaine façon avec les recherches antérieures à partir des tableaux de Matisse, Porte-fenêtre

à Collioure et Fenêtre à Tahiti. Viallat se sert du motif d’un lambrequin de bâche de café rabouté à un assemblage de toiles d’origines diverses pour parodier le cadre rigide de la peinture traditionnelle et créer un effet de portique. Au cours des années 2000, la découverte de nouveaux supports (essuie-mains, serviettes de table, etc.) donne lieu à des expérimentations inédites, sans pour autant remettre en cause le système formel qui structure et nourrit sa recherche depuis plus d’un demi-siècle.

58. Lawless, 1991, op. cit., p. 11. 59. Hommage à Matisse (Le Rideau jaune), 1992, bâche offerte au musée national d’Art moderne en hommage à Dominique Bozo. 60. Maigne, op. cit., p. 32. 61. Lawless, 1991, op. cit., p. 8. 62. Lebahar, op. cit., p. 79. 63. Ann Hindry, « De Vermeer à Viallat », in cat. exp. Claude Viallat, Paris, galerie Daniel Templon, 1998, p. 7. 64. Michel Hilaire, « Claude Viallat au présent », in cat. exp. Viallat-Portes, Bagnols-les-Bains, Vallon du Villaret, 2003, non paginé.

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Ainsi progresse, par déplacements successifs, le travail de Claude Viallat : jamais de but assigné à l’avance, jamais la volonté d’organiser un tant soit peu les choses, jamais de désir d’exécuter une idée – elle serait immédiatement « fusillée » –, mais au contraire une extraordinaire disponibilité pour un travail qui, aujourd’hui comme hier, le renseigne sur ce qu’il fait. Dans son atelier-souk encombré de matériaux de toutes sortes, il passe d’un format à un autre, d’un support à un autre, le gigantesque côtoie l’infiniment petit, le majestueux le dérisoire, l’élégance le mauvais goût le plus total, « ma peinture prolifère, aime-t-il à répéter, elle éclate, elle part dans tous les sens. Elle joue en tressé et en ébouriffé 65 ». On ne s’étonnera pas dans ces conditions qu’elle retrouve à intervalles réguliers des intuitions datant du début de son aventure artistique, comme les échelles et les filets, on ne s’étonnera pas que la forme mise au contact d’un fond neutre s’impose à nouveau dans toute sa pureté originelle, ou qu’elle vienne perturber, comme au printemps 2014 à la galerie Templon, des imprimés simili-pop recouverts d’étonnants graffitis. Viallat n’est jamais là où on l’attend. Il se régale de ces stocks improbables que l’on met à sa disposition. Il aime « jouer avec le goût, de jouer avec le mauvais goût aussi », l’essentiel pour lui étant « de jouer avec tout ce qui fait les problèmes de peinture 66 ». Alors qu’est-ce qui peut bien faire que l’on s’intéresse encore à Claude Viallat ? Qu’est-ce qui peut bien faire que cette « impasse 67 » dans laquelle il s’est volontairement enfermé aiguise encore notre curiosité ? La réponse tient évidemment « à la qualité tactile de la surface, à la sensualité 68 ». Il s’est exprimé à plusieurs reprises sur cette « émotion sensuelle » qu’il essaie de transmettre par la couleur afin qu’elle soit chez le regardant quelque chose « d’immédiatement perceptible 69 ». En 1991, il déclarait à Catherine Lawless : « La sensualité d’une toile est quelque chose de très important, de très attaché à l’intérieur de mon travail […]. La peinture joue tellement sur l’agrément, la matière dont

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on vit, la fluidité d’une couleur qui s’étale sur la toile, l’épaisseur, la bavure ou l’imprégnation 70. » Encore tout récemment, l’artiste n’hésitait pas à employer le terme de « somptuosité » pour désigner ce processus d’élévation, presque de transfiguration, par la couleur d’un matériau aussi humble, souillé ou endommagé soit-il 71. Son système l’a libéré une fois pour toutes de tout ce qui touche à la représentation pour se préoccuper uniquement « de la façon dont la peinture se constituera 72 ». Dans ces conditions, pourquoi en changerait-il puisqu’il lui procure autant de possibilités de peindre et de travailler ? Agacé par ceux qui voudraient le voir revenir à la figuration, trop facilement encouragés par l’ambivalente production des tauromachies, irrité par ceux qui ne savent voir dans son travail que la forme d’un haricot, l’artiste répond : « Si j’en changeais, je créerais une autre forme, avec le même jeu de forme et de contre-forme qui spécifierait une autre image de marque. Mais cela ne changerait rien à ma recherche entre la matière et la couleur […]. La forme n’a pas d’importance ; je vis une grande aventure qui n’est pas du tout terminée 73. »

t 16. Claude Viallat, Sans titre, 1997, acrylique sur drap, 245 × 187 cm, collection particulière. e 17. Claude Viallat, Sans titre (détail), 1992,

acrylique, tente bédouine, 245 × 705 cm, atelier de l’artiste.

65. Lawless, 1991, op. cit., p. 18. 66. Ibid., p. 18. 67. Lebahar, op. cit., p. 80. 68. Lawless, 1991, op. cit., p. 16. 69. Lebahar, op. cit., p. 81. 70. Lawless, 1991, op. cit., p. 16-17. 71. Sacré, op. cit., p. 61. 72. Lawless, 1991, op. cit., p. 37. 73. Ibid.

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Né à Nîmes en 1936, Claude Viallat passe son enfance à Aubais, où la tradition taurine, très forte, imprègne en profondeur sa sensibilité. En 1955, il s’inscrit à l’École des beaux-arts de Montpellier, dirigée alors par le peintre Camille Descossy. Il y côtoie de nombreux artistes (Dezeuze, Arnal, Bioulès, Grand, Azémard) avec lesquels il restera lié. Ses premiers tableaux – portraits de ses proches, taureaux, paysages gardois, natures mortes – s’inscrivent dans la tradition académique avec une touche sensuelle, de forts empâtements et une palette brune dans la lignée de Courbet, de Chabaud et de Descossy. De 1959 à 1961, Viallat effectue son service militaire en Algérie : coupé de ses racines, troublé, il réalise des centaines de petites plaquettes de bois d’un pinceau sauvage et emporté qui revisitent à leur manière l’histoire de la peinture qu’il garde en mémoire (Braque, Picasso, Siqueiros, Dubuffet). À partir de 1962, il complète sa formation à l’École des beaux-arts de Paris,

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dans l’atelier de Raymond Legueult, et concourt en vain pour le Prix de Rome en 1963. La découverte de la peinture américaine dans les galeries parisiennes – Rauschenberg, Noland, Rothko et surtout Morris Louis – bouleverse ses pratiques en l’orientant vers une peinture abstraite, travaillée au sol, qui engage directement le corps. En 1964, Viallat s’installe à Nice, enseigne à l’École des arts décoratifs et côtoie des personnalités telles que Ben, Arman, Venet, Gilli, liées au mouvement Fluxus, à l’École de Nice, aux Nouveaux Réalistes. Ni géométriques ni expressionnistes, les toiles de cette époque offrent à la vue des champs colorés sur lesquels surnagent des formes molles, un peu dans la veine de certains Arp ou Miró (L’Éternel féminin, Hommage à Cézanne). C’est à Nice, au musée Matisse, qui vient d’ouvrir ses portes, qu’il découvre La Vague, papier collé de 1952 qui l’impressionne et lui ouvre des perspectives prometteuses pour son développement futur. MH

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Portrait de mon père, 1958 Huile sur carton, 35 × 26 cm Atelier de l’artiste, inv. 2

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Portrait de ma mère, 1959 Huile sur carton, 42 × 36 cm Atelier de l’artiste, inv. 3

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Temple à Aubais, vers 1956 Huile sur bois, 86 × 92,5 cm

Le Saule foudroyé, vers 1959 Huile sur toile, 81 × 65 cm

Collection Vincent Bioulès

Collection Gilberte Viallat

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Vue d’Aubais, vers 1959 Huile sur toile, 27 × 41 cm Collection particulière

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Vue d’Aubais, vers 1959 Huile sur toile, 33 × 41 cm Collection particulière

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Autoportrait, Constantine, 1960 Huile sur bois, 21 × 11 cm Atelier de l’artiste, inv. 4

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Hommage à Matisse, 1960 Huile sur contreplaqué, 27 × 9 cm Atelier de l’artiste, inv. 1 et 2

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Sans titre, 1960 Huile sur contreplaqué 31 × 18 cm Atelier de l’artiste, inv. 16

Sans titre, 1960 Huile sur contreplaqué 39 × 14 cm Atelier de l’artiste, inv. 13

Personnage, 1960 Huile sur contreplaqué 28 × 16 cm Atelier de l’artiste, inv. 15

Trois figures, 1960 Huile sur contreplaqué 22 × 15 cm Atelier de l’artiste, inv. 14

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Sans titre, 1960 Huile sur contreplaqué 40 × 12 cm Atelier de l’artiste, inv. 18

Duo, 1960 Huile sur contreplaqué 31 × 15 cm Atelier de l’artiste, inv. 12

Matador, 1960 Huile sur contreplaqué 48 × 22 cm Atelier de l’artiste, inv. 17

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La Guerre, 1957 Huile sur toile, 34 × 80 cm

Hommage à Matisse, 1960 Huile sur contreplaqué, 14 × 25 cm

Atelier de l’artiste, inv. 1

Atelier de l’artiste, inv. 3

64

Hommage à Cézanne, L’Éternel féminin, 1965 Huile sur toile, 131 × 97 cm Atelier de l’artiste, inv. 5

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Claude Viallat, un panorama Raphael Rubinstein

t Détail de l’œuvre p. 221.

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Claude Viallat s’est fait connaître comme artiste vers le milieu des années 1960 et a d’abord été associé au mouvement Supports/Surfaces. Beaucoup de critiques, de conservateurs de musée, d’historiens de l’art ont analysé son œuvre dans le contexte de Supports/Surfaces et des recherches artistiques contemporaines en France – par exemple celles menées par le groupe BMPT –, mais peu ont cherché à resituer son travail par rapport au contexte artistique international. C’est également vrai de la réception critique de Supports/Surfaces en général, que l’on s’est trop souvent contenté d’analyser par rapport à la scène artistique française sans chercher à comprendre les liens que ce mouvement pouvait entretenir avec des expérimentations parallèles à l’étranger. L’objectif de cet essai est de replacer l’œuvre de Viallat dans un contexte plus international et d’examiner ce qu’il pouvait partager avec d’autres artistes actifs à l’étranger – aux États-Unis surtout, mais aussi en Allemagne et en Italie –, tout en soulignant ce qui les en séparait nettement. Presque dès le départ, les peintures de Viallat – je ne traite ici que de sa pratique picturale, bien que ses « objets » soient tout aussi importants – ont intégré trois conditions matérielles spécifiques : l’utilisation de supports non tendus sur châssis, un emploi rare des toiles pour artistes et une préférence pour les textiles industriels, des compositions construites sur la répétition du même motif agencé en grilles plus ou moins régulières. (Je n’oublie pas que Viallat a également peint, de façon récurrente, des toiles figuratives sur le thème des courses camarguaises, mais, bien que ces œuvres soient une composante essentielle de son travail, elles n’entrent pas, comme les pièces non figuratives, en dialogue avec d’autres pratiques artistiques.) En dépit de la spécificité de sa démarche, liée à l’application de ces trois conditions et des caractéristiques stylistiques de son travail, il est évident qu’il n’a pas été le seul artiste des années 1960-1970 à s’intéresser aux toiles libres, à travailler sur des supports non conventionnels ou à structurer ses compositions en grille. Le travail sur des toiles non tendues a bien sûr constitué l’un des principaux apports de Supports/Surfaces ; ce procédé se retrouve chez Noël Dolla, Patrick Saytour, Louis Cane et d’autres, mais aussi chez Simon Hantaï, dont l’œuvre a été cruciale pour beaucoup d’artistes liés à Supports/Surfaces. À la fin des années 1960, ces artistes n’étaient pas les seuls à renoncer au châssis qui, depuis bien longtemps, définissait la peinture occidentale. Ce rejet de la toile tendue était, en partie, dans la continuité d’une suite de défis lancés aux procédures picturales et aux formats conventionnels – à savoir la pratique de Jackson Pollock, qui peignait sur des 67


9 1. Richard Tuttle, W-Shaped Yellow Canvas, 1967, peinture, toile teinte et fil, 135 × 154 cm, collection San Francisco Museum of Modern Art, gift of Rena Bransten. e 2. Vue de l’exposition Les Peilles, Paris, galerie Jean Fournier, 9 juin-9 juillet 1977. q 3. Al Loving, Autoportrait, #23, vers 1973, technique mixte, 310 × 370 cm, New York, Garth Greenan Gallery.

pièces de toile posées à même le sol (même si elles étaient tendues avant d’être exposées), l’utilisation (en atelier) de toiles non tendues par les tenants du Color Field tels que Morris Louis et Helen Frankenthaler, et l’émergence des shaped paintings minimalistes, notamment celles de Frank Stella. Ce rejet de la toile tendue sur châssis à la fin des années 1960 doit aussi être pensé par rapport à la « dématérialisation » de l’art que proposait l’art conceptuel. Dans leur pratique, les peintres avaient commencé à emprunter aux artistes qui travaillaient sur le langage écrit la démarche documentaire informelle et la performance des stratégies intégrant la mobilité, l’accident, la vulnérabilité matérielle. Il est important de noter que les résultats de ces démarches ont émergé plus ou moins simultanément en Europe et en Amérique du Nord. Comme Daniel Buren l’a justement remarqué, « bien qu’on admette généralement que le minimalisme en tant que mouvement vient des États-Unis – même s’il a sans doute ses racines en Europe –, il est absurde de continuer à dire que le post-minimalisme y est né lui aussi 1 ». Richard Tuttle a été l’un des premiers artistes américains à renoncer au châssis. En 1967, il a réalisé tout un corpus d’œuvres qui consistait en toiles teintes directement punaisées au mur ou posées au sol. Dans des œuvres comme W-Shaped Yellow Canvas [FIG. 1] et Cloth Piece (Pale Orange M), toutes deux de 1967, ou Paper Octogonals (1970), Tuttle ne

faisait pas que renoncer au châssis mais aussi aux formats orthogonaux, choisissant au contraire d’utiliser des toiles aux formes géométriques irrégulières ou découpées en lettres. Presque en même temps que le travail de Tuttle sur des toiles de formats irréguliers, Sam Gilliam, un artiste travaillant à Washington, développait, par exemple dans des œuvres comme Light Depth (1969), un dispositif qui consistait à suspendre de grandes peintures rectangulaires de taches en les espaçant selon des intervalles réguliers (elles étaient parfois suspendues au plafond) de façon à les faire tomber en plissés et en courbes comme des draperies. Le travail de Viallat montre, à partir de 1967, des dispositifs similaires – par exemple sa Toile suspendue par un coin (1967), une peinture non tendue retenue au mur par un clou unique et qui se replie librement sur elle-même en tombant. Malgré les affinités perceptibles entre les travaux de Gilliam, de Tuttle et de Viallat, les toiles non tendues de ce dernier se démarquent souvent nettement de celles des Américains du fait qu’elles intègrent des textiles trouvés, montrant en général les signes visibles de leurs origines commerciales ou utilitaires [FIG. 2] . On retrouve ces textiles recyclés dans le travail d’un artiste new-yorkais, Al Loving, qui a parfois utilisé de vieux vêtements et des toiles peintes découpés en lanières qui sont ensuite assemblées superposées pour 68

former des pièces murales de formes irrégulières [FIG. 3] . En plus de leur intérêt partagé pour les matériaux utilitaires, Viallat et Loving laissaient tous deux la gravitation jouer un rôle significatif dans leur travail. À l’exception de quelques artistes tels que Loving, les postminimalistes américains, comme les minimalistes avant eux, évitaient les références à la culture vernaculaire de l’époque et plus encore à celle des époques précédentes. Leurs préférences se portaient sur des matériaux neutres et anonymes. Bien au contraire, Viallat s’est intéressé de plus en plus aux textiles marqués par une histoire spécifique, ne craignant pas d’utiliser les rebuts issus de l’univers quotidien des classes moyennes, des étoffes imprimées du commerce aux embrasses à glands des rideaux démodés. C’est cette utilisation de textiles « impurs », culturellement marqués, qui relie fortement son travail aux développements artistiques qui ont succédé au post-minimalisme, depuis les expérimentations débridées de Pattern and Decoration jusqu’aux peintures attrape-tout et sous l’influence du pop art de Sigmar Polke.

1. Daniel Buren, « About Ryman’s Work », in Philip Armstrong, Laura Lisbon et Stephen Melville, As Painting: Division and Displacement, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2001, p. 244.

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9 4. Howardena Pindell, Sans titre, 1968-1970, toile, émail, œillets et mousse, 366 × 366 cm, New York, Garth Greenan Gallery.

Tandis que Tuttle, Gilliam et Loving se concentraient sur les toiles aux formats irréguliers – et, dans le cas de Gilliam, sur une dimension all-over proche des expressionnistes abstraits –, Howardena Pindell, une artiste travaillant à New York, fondait ses recherches sur la structure en grille. Cependant, plutôt que de représenter une grille sur une surface plane, Pindell suivait l’inflexion sculpturale du postminimalisme et construisait un quadrillage au moyen de bouts de toile roulés en tubes fins puis reliés les uns aux autres par des œillets, comme on le voit dans une œuvre sans titre de 1968-1970 [FIG. 4] . Ici, l’image et la structure ne font qu’un, comme le support et la surface. On retrouve dans Filet Coco [FIG. 5] de Viallat la même impulsion et le même intérêt pour la grille souple, non tendue et non peinte. Ce type de grilles délicates apparaît presque simultanément dans le travail de Louise Fishman et d’Alan Shields. Il est intéressant de comparer les œuvres de Shields en particulier, et surtout ses grandes pièces en filets comme Put a Name on It Please (1972) et In Bed the Sky is Teacups (1976-1977) [FIG. 6] , avec celles réalisées par Viallat au milieu des années 1970 [FIG. 7] à partir de bandes de tissu déchirées – les « ourlets de rideaux », qui consistent en des grilles vivement colorées et souplement suspendues. 70

9 5. Claude Viallat, Filet, 1970,

corde de coco goudronnée, 342 × 417 cm, Paris, Centre Pompidou, MNAM/CCI.

Que des affinités existent entre des artistes actifs à la même époque en France et aux États-Unis n’implique pas qu’il y ait eu communauté d’intentions et de sources. Malgré les innombrables échanges entre Paris et New York – souvent par le biais du filtre déformant que sont les reproductions des magazines et des revues d’art –, on peut aussi relever de très grandes différences sociales et culturelles. Par exemple, le féminisme a joué un rôle beaucoup plus important aux États-Unis qu’en France. Comme Robert Pincus-Witten l’a relevé en 1977 dans l’ouvrage qu’il a consacré au postminimalisme, « on ne saurait trop souligner l’importance des liens qui ont uni le nouveau style au mouvement des femmes 2 ». À la fin des années 1960 en France, les artistes de la génération de Viallat étaient soumis à des influences très différentes de celles qui s’exerçaient alors sur leurs homologues américains – qu’il suffise de noter le rôle joué, dans les milieux artistiques français, par la théorie post-structuraliste, qui n’arriverait aux États-Unis que des décennies plus tard. Soulignant une différence essentielle dans la façon d’aborder les problématiques picturales aux États-Unis et en France, l’historien de l’art américain Howard Singerman a remarqué que, dans la France de l’après-68, le discours sur la peinture impliquait le « postulat de la peinture considérée non comme

9 6. Alan Shields, In Bed the Sky is Teacups, 1976-1977, acrylique, perles, toile, sangles, 305 × 305 cm, Los Angeles, courtesy of Cherry and Martin Gallery.

un objet “réel” ou même simplement “littéral”, mais, à la suite d’Althusser, comme un objet de connaissance 3 ». Bien sûr, les concepts artistiques se modifient en se propageant d’un pays à l’autre. Dans l’un des tout premiers articles importants consacrés à Viallat, Jean Clair remarquait l’importance qu’avait eue sur l’art français contemporain l’exposition L’Art du réel/The Art of the Real, organisée en 1968. (Conçue par le Museum of Modern Art de New York, elle avait été présentée dans plusieurs villes européennes, dont Paris, au Grand Palais, où la réception critique avait été dans sa grande majorité négative.) Mais Jean Clair notait aussi des différences essentielles entre les artistes américains et ceux de Supports/Surfaces. En effet, si les Américains avaient « aboli le champ de l’imaginaire et ses présupposés idéalistes, […] [ils continuaient] à produire des objets qui demeuraient singuliers, autonomes et signés », tandis que les artistes de Supports/Surfaces témoignaient d’une approche plus « radicale » et plus « authentiquement matérialiste 4 ». L’exposition Unstretched Surfaces qui s’est tenue en 1977 au Los Angeles Institute of Contemporary Art, aujourd’hui disparu, réunissait douze peintres, six Français et six Américains, travaillant sur des toiles libres. Elle a fourni l’une des rares occasions de comparer les développements

9 7. Claude Viallat, F.030, 1976, échelle de bandes de tissus polychromes, 222 × 90 cm, Paris, galerie Bernard Ceysson.

respectifs de l’art français et de l’art américain. Bien que Viallat n’ait pas participé à l’exposition, plusieurs de ses œuvres sont reproduites dans le catalogue. Il est également mentionné, ainsi que le mouvement Supports/Surfaces, dans le texte qu’Alfred Pacquement y signe. Il n’est sans doute pas anodin que, dans cet ouvrage, les analyses consacrées aux peintres français et américains soient distinctes ; l’essai de Jean-Luc Bordeaux, « Unstretched Surfaces in Southern California », ne fait aucune mention des avancées qui se produisaient alors en France, tandis que celui d’Alfred Pacquement, « New Aspects of Painting in France », ne fait qu’esquisser le travail des artistes américains. Alfred Pacquement mentionne toutefois la Biennale de Paris de 1973, durant laquelle, dit-il, « Paris a découvert [l’existence] de tendances parallèles aux États-Unis » à travers l’œuvre d’artistes comme Alan Shields.

2. Robert Pincus-Witten, Postminimalism into Maximalism : American Art 19661986, Ann Arbor (Mich.), University of Michigan Research Press, 1987, p. 11. 3. Howard Singerman, « Noncompositional Effects, or the Process of Painting in 1970 », Oxford Art Journal, vol. 26, n° 1, 2003, p. 128. 4. Jean Clair, « Un matérialisme nécessaire », Chroniques de l’art vivant, n° 18, mars 1971.

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L’un des obstacles à l’élargissement du contexte qui entoure le travail de Viallat et des autres artistes liés à Supports/ Surfaces, particulièrement par rapport à l’art nord-américain, vient du présupposé tenace selon lequel l’art d’après-guerre en France aurait été « dépassé » et considéré comme esthétiquement inférieur aux avancées qui se manifestaient de l’autre côté de l’Atlantique. Il en résulte que de nombreuses versions de l’histoire de l’art de cette époque, en particulier celles que véhiculent les musées les plus importants et les collectionneurs les plus influents qui les soutiennent, sont marquées par des manques et des omissions. Comme l’ont observé en 2000 Philip Armstrong et Laura Lisbon dans les textes qu’ils ont consacrés aux pratiques abstraites en France des années 1960 et 1970, « il n’est pas exagéré de dire que ce travail a été gommé, au mieux ignoré, dans les ouvrages d’histoire de l’art anglo-américains depuis la fin des années 1960 5 ». Plus récemment, il semble qu’une certaine curiosité et même un certain enthousiasme vis-à-vis des « pratiques abstraites françaises » commencent à émerger, en grande partie du fait de jeunes artistes de New York et de Los Angeles qui se sentent proches et trouvent une inspiration dans le travail de Viallat et d’autres artistes de sa génération 6. Très tôt, Viallat a compris que le fait de libérer sa toile de toute structure fixe allait lui permettre une plus grande liberté d’échelle. Durant toute sa carrière, il a su, mieux que n’importe lequel de ses contemporains, qu’ils soient européens ou américains, tirer parti de la liberté spatiale qu’offre la peinture non tendue. Dans les années 1970-1980, lors d’expositions personnelles au CAPC de Bordeaux ou au Centre Georges-Pompidou de Paris, il ne s’est pas contenté d’accrocher directement ses toiles au mur – certaines d’un format considérable –, il a également investi la majeure partie de la surface disponible au sol avec des pièces encore plus grandes. Après guerre, le format des toiles était devenu une donnée incontournable des comparaisons entre la peinture européenne et la peinture américaine. On pensait généralement que les tableaux américains étaient beaucoup plus grands que ceux peints en Europe – le format étant souvent corrélé aux grands espaces géographiques outre-Atlantique et à ce qu’on supposait être de plus hautes ambitions chez les artistes américains. Comme beaucoup d’artistes européens de l’époque, Viallat pensait que l’échelle était l’une des principales différences entre les pratiques artistiques des deux côtés de l’Atlantique. Mais il a changé d’avis en 1972. Cette année-là, Viallat a effectué un long séjour à New York, où il participait à une exposition internationale au Guggenheim Museum. Il est intéressant de noter que l’art qui l’a le plus impressionné n’a pas été celui qu’il voyait dans les galeries et les musées, mais les artefacts amérindiens qu’il découvrait au Museum of Natural History. (L’influence qu’a exercée la culture amérindienne sur Viallat ne se limite pas à celle des 72

t 8. Sigmar Polke,

So sitzen Sie richtig (nach Goya und Max Ernst), 1972, acrylique sur toile, 200 × 180 cm, collection particulière. q 9. Claude Viallat, Bâche kaki, 1981,

éléments d’une tente militaire kaki, acrylique sur toile de bâche, 320 × 475 cm, Paris, Centre Pompidou, MNAM/CCI.

Indiens des plaines d’Amérique du Nord, elle s’étend aux quipus des sociétés andines, qu’il a étudiées.) Cette découverte a été essentielle pour Viallat, mais il a eu aussi une autre révélation en regardant la peinture américaine d’aprèsguerre exposée dans les musées et les galeries : ces œuvres n’étaient pas d’un aussi grand format qu’il avait pu le croire. Comme il l’a confié à Xavier Girard en 1982, « j’ai été très surpris lorsque je suis allé à New York en 1972, car pour moi toute la peinture américaine était marquée par la démesure. On savait que les peintres américains utilisaient de grands formats. En fait, ce n’était qu’un mythe qui prenait sa source dans le travail de Pollock. […] À New York, j’ai compris que la peinture américaine n’était pas si différente de la peinture européenne contemporaine 7 ». Viallat avait déjà expérimenté les formats « démesurés », par exemple lorsqu’il avait déroulé au flanc d’une colline d’Aubais (Gard), à l’été 1970, une peinture longue de plusieurs dizaines de mètres. Pourtant, son séjour à New York l’a amené à approfondir son travail sur l’échelle et le grand format, et à utiliser pleinement la liberté que permet la peinture sur toile libre. En Italie, où la peinture comme moyen d’expression n’a pas été autant pratiquée par les jeunes artistes qu’en France, en Allemagne ou aux États-Unis, on trouve quelques exemples remarquables de pratiques abstraites novatrices, comme

celle de Carmengloria Morales, originaire du Chili, ou encore de Giorgio Griffa, qui peignait sur des toiles non tendues et présentant nettement les traces de leurs pliures d’origine. Griffa, comme Viallat, s’intéressait aux compositions modulaires, particulièrement dans des œuvres comme Spugna (1977), une peinture réalisée au moyen d’une éponge trempée dans la peinture avec laquelle il a imprimé une grille de motifs colorés. (On peut noter que cette utilisation de l’éponge par Griffa fait écho, intentionnellement ou non, au motif « en haricot » de Viallat, obtenu avec une éponge servant habituellement au chaulage des murs.) Dans Three Ways of Hanging Sheets (1968), même s’il ne s’agit pas explicitement d’une peinture, Luciano Fabro utilise une toile non tendue, tout comme Alighiero e Boetti dans Mappa, une série de cartes géographiques tissées évoquant la tapisserie sur lesquelles l’artiste a commencé à travailler en 1971. Que Sigmar Polke, artiste allemand d’après-guerre, soit celui avec lequel Viallat partage le plus d’affinités peut sembler surprenant. On n’associe pas d’habitude les deux artistes, dans la mesure où le travail de Polke, du fait de ses sources (un réalisme capitaliste inspiré du pop art), de son attitude (satirique, iconoclaste) et de son intérêt pour la reproduction photographique, ne recoupe pas les expérimentations et la pratique de Viallat. Tous deux ont pourtant réalisé un vaste corpus de peintures sur des textiles commerciaux trouvés et ont questionné le statut du tableau conventionnel en tant

que toile tendue sur un châssis. Si l’on compare les peintures que Polke a réalisées dans les années 1970-1980 sur des toiles imprimées du commerce au travail de Viallat de la même époque, particulièrement ses « bâches », on ne peut qu’être frappé par leurs similitudes. Bien que Polke surimpose des images issues de la culture populaire et de l’histoire allemande sur ses motifs kitsch, alors que Viallat s’en tient à la répétition de ses modules abstraits, tous deux, du fait des matériaux qu’ils utilisent, intègrent dans leur travail la vitalité de la culture vernaculaire et sa capacité à déranger les hiérarchies culturelles et à propulser la peinture vers de nouveaux territoires formels. On peut aussi noter la façon dont Viallat et Polke ont fréquemment assemblé des textiles apparemment incompatibles, réunis ensuite provisoirement en les recouvrant de peinture. Qu’il suffise de comparer, par exemple, Alice in Wonderland (1971) et So sitzen Sie richtig (nach Goya und Max Ernst) [FIG. 8] de Polke et Bâche kaki de Viallat [FIG. 9] .

5. Philip Armstrong et Laura Lisbon, « As Painting : Problematics », in As Painting : Division and Displacement, op. cit., p. 31. 6. Des œuvres d’artistes liés à Supports/Surfaces, dont Viallat, ont été montrées conjointement aux travaux de jeunes artistes américains lors d’une exposition récente qui s’est tenue à la galerie Cherry and Martin à Los Angeles. On peut aussi citer les récentes expositions new-yorkaises consacrées à Simon Hantaï, à la galerie Kasmin, et à Martin Barré, à la galerie Andrew Kreps. 7. Xavier Girard, « Entretien avec Claude Viallat », in Claude Viallat, Paris, Musée national d’Art moderne/Centre Georges-Pompidou, 1982, p. 116.

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C’est dans les années 1960 que Polke et Viallat, tout comme les artistes français Patrick Saytour et Daniel Buren, ont commencé à peindre sur des étoffes à motifs. Dans les années 1970 aux États-Unis, le mouvement Pattern and Decoration a repris le même procédé, qui sera ensuite popularisé par des peintres postmodernes comme Julian Schnabel et David Salle. Comme Viallat, mais avec des références culturelles et un positionnement idéologique très différents, des artistes liés au mouvement Pattern and Decoration tels que Robert Kushner et Kim McConnel voyaient en Matisse un précurseur. (Notons que l’utilisation par Viallat du motif répété et structuré doit aussi beaucoup à la grande peinture sur papier peint de Picasso de 1938, Femmes à leur toilette.) Tous ces artistes ont été influencés par la façon dont Matisse a assimilé les traditions décoratives, dont certaines extraoccidentales, et par sa volonté, particulièrement dans les dernières années de sa carrière, de s’éloigner du tableau conventionnel tendu sur châssis.

La dimension nomade inhérente aux peintures libres, pliables, facilement transportables de Viallat – qui n’a fait que s’accentuer après sa découverte de l’art amérindien en 1972 – entrait en résonance avec l’une des caractéristiques essentielles du zeitgeist, à tel point que même un artiste plus âgé comme Robert Rauschenberg a utilisé la toile non tendue dans sa série Jammers [FIG. 10] . La figure archétypale de la contre-culture des années 1960 était celle du vagabond, du marginal, du nomade. Ce n’est pas un hasard si les hippies se sont tant inspirés des modes de vie des Indiens des plaines nord-américaines. Des artistes comme Polke, Alighiero e Boetti, Kushner et bien d’autres ont eux aussi été tentés par la route, par le hippie trail, cette équipée des hippies vers l’Asie centrale. Joseph Beuys a centré son art autour de sa rencontre mythique avec des nomades tatars. Lorsqu’en 1969 Germano Celant définit l’éthique à l’œuvre dans l’Arte povera, il décrit la façon dont les artistes abandonnent « les espaces clos des galeries et des musées », préférant investir

e 10. Robert Rauschenberg, Gull (Jammer), 1976, tissu cousu, poteaux en rotin, 262 × 508 cm, Londres, courtesy Gagosian Gallery.

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« les espaces publics, les forêts, les déserts, les champs de neige ». Il ajoute avec enthousiasme, dans le même texte : « Aujourd’hui, dans la vie comme en art et en politique, c’est dans l’anarchie et dans la recherche d’une attitude nomade qu’on trouve le plus haut degré de liberté, [menant à] une expression vitale et magnifique 8. » Pour Viallat, la facilité de transport des œuvres n’était pas qu’un simple enjeu pratique : il comprenait que ces peintures pliables, empilables, rapidement installées et transportées venaient défier des siècles d’art occidental. De plus, il insistait sur le fait que cette approche de la peinture relevait d’une tradition beaucoup plus ancienne et bien plus répandue géographiquement. Comme il le dit à Chantal Creste en 1988, « pour moi, la peinture est essentiellement nomade. Plutôt que de partir de la peinture de la Renaissance, ce moment où on a commencé à la fixer fermement au mur par son châssis et où elle s’est changée en machinerie lourde, j’ai préféré partir de situations bien antérieures et regarder vers les sociétés indiennes, africaines et australiennes 9 ». Remarquons que Viallat insiste sur l’importance des cultures non occidentales au moment où le « monde » de l’art contemporain s’apprête à s’ouvrir à une perspective plus mondialisée – un processus qui commence avec l’exposition Les Magiciens de la Terre en 1989 à Paris. À la fin des années 1960 et au début des années 1970, l’intérêt de Viallat pour les « situations bien antérieures » des sociétés nomades a marqué aussi une réaction par rapport aux productions très industrialisées du minimalisme. En dépit des tendances déconstructivistes du post-minimalisme, la peinture sur châssis n’a pas disparu à la fin des années 1960. De fait, dans le travail de certains peintres influents, la « machinerie » est devenue plus pesante encore.

De façon significative, la remarque de Viallat sur la dimension « nomade » de son travail suit immédiatement, dans l’entretien déjà cité avec Chantal Creste, un commentaire sur l’œuvre du peintre new-yorkais Frank Stella : « Ce qui me sépare radicalement de Stella, c’est sa façon d’utiliser les solutions les plus industrielles. […] Il y a [autour de lui] tout un groupe de collaborateurs, une usine, une “industrie Stella”. Cette façon d’affirmer volontairement et fortement la société industrielle me préoccupe vraiment 10. » L’engagement de Viallat vis-à-vis d’une « peinture nomade » témoigne d’une constance admirable. Il perdure depuis près d’un demi-siècle, comme le montrent à l’évidence les travaux récents réunis pour la présente exposition. Comme on l’a vu, ses premières expérimentations avec des toiles libres ont coïncidé avec une profonde modification des pratiques picturales à la fin des années 1960, modification à laquelle ses travaux ont considérablement contribué. Dans le même temps, son œuvre a évolué selon sa propre logique interne, elle n’a cessé de s’ouvrir à de nouvelles possibilités tout en respectant les conditions de production spécifiques qui ont été, et qui restent, au fondement de cet art historiquement nuancé et profond.

8. Germano Celant, introduction de Arte Povera (1969), repris dans Kristine Stiles et Peter Selz (dir.), Theories and Documents of Contemporary Art : a Sourcebook of Artists’ Writings, Berkeley, University of California Press, 1996, p. 663, 665. 9. Entretien avec Chantal Creste, in Claude Viallat, Nîmes, Carré d’Art/Musée d’Art contemporain, 1989, p. 16. 10. Ibid.

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La visite en 1966 de l’exposition Vingt ans d’art contemporain à la Fondation Maeght à Saint-Paulde-Vence jette Viallat dans un profond trouble en lui montrant que la peinture qu’il pratique se trouve déjà sur les murs, faite par d’autres et mieux. Commence alors une profonde remise en cause de son travail qui va déboucher par étapes sur la mise en place de son système formel, qu’il utilise encore aujourd’hui. Se souvenant de certaines pratiques typiques dans les pays méditerranéens – manière de blanchir les cuisines à l’aide d’une éponge trempée dans de la chaux de couleur bleue, rituels camarguais des ferrades ou des « empègues » –, Viallat découpe une forme quelconque dans une plaque de mousse en polyuréthane et l’applique directement sur la toile non tendue sur châssis, de façon aléatoire ou systématique. La découverte de cette forme de hasard, sans qualités particulières, lui permet de résoudre le problème du style et surtout de continuer de peindre en toute liberté en se dissimulant derrière elle : « Il s’agissait,

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déclare-t-il, de ne plus donner de sens autre à l’image que celui du travail qui la produisait. » D’un coup, « l’objet » peinture est désacralisé, stocké comme un drap de lit dans une armoire et commodément transporté. Période fertile durant laquelle Viallat expérimente, tâtonne, utilise même la peinture à l’huile pour appliquer la forme sur une toile tendue sur châssis (Sans titre, 1966, musée Fabre), imprègne sa toile recto verso en prenant en compte les effets produits, duplique sa main sur la surface, se livre en fait à une véritable fringale de peinture qui dure encore aujourd’hui. Cette forme quelconque, libératoire, scelle le destin artistique de l’artiste, qui a enfin trouvé son identité singulière. C’est à Limoges, où il s’installe au cours de l’année 1967, qu’il met au point son système formel : scansion régulière, fond neutre, gamme colorée restreinte à l’aide de couleurs primaires. « Petit à petit, raconte-t-il, j’en suis arrivé à un alignement systématique qui me paraissait être la manière la plus neutre de travailler la même forme. » MH

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Sans titre, 1966 Colorants, gélatine sur toile, 130 × 130 cm Collection Henriette Viallat, inv. 51

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Sans titre, 1966 Colorants, gélatine sur toile métis, 214 × 257 cm Centre Pompidou, Paris, MNAM/CCI, inv. AM 1983-469, achat en 1983

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Sans titre, 1966 Huile sur toile, 130 × 140 cm Montpellier, musée Fabre, inv. 2004.9.1

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Sans titre, 1966 Acrylique sur toile libre, toile métis, gélatine, 179 × 147 cm Montpellier, musée Fabre, inv. 2000.8.1

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Sans titre, 1967, Batik sur toile, 177 × 140 cm Collection Henriette Viallat, inv. 13

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Sans titre, 1966 Batik sur toile écrue, 170 × 170 cm Collection Henriette Viallat, inv. 37

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Sans titre, 1969 Huile sur toile, 80 Ă— 150 cm Montpellier, musĂŠe Fabre, inv. 2008.10.1

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Sans titre, 1966 Acrylique sur bâche bleue, 170 × 155 cm

Sans titre, 1967 Acrylique sur drap, 325 × 240 cm

Collection Henriette Viallat, inv. 20

Collection Henriette Viallat, inv. 12

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Sans titre (Hommage à Braque), 1967 Colorants mordants, gélatine sur toile, 140 × 320 cm Collection Henriette Viallat, inv. 18

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Le musée Fabre de Montpellier rend hommage à Claude Viallat, figure essentielle du xx e siècle et de l’art contemporain. Cinquante ans après l’invention de sa forme, en 1966, trente ans après la grande exposition du Centre Pompidou, l’idée d’une rétrospective a germé, dans un dialogue permanent et riche avec l’artiste. Né en 1936 à Nîmes, personnalité majeure du mouvement Supports/Surfaces, dont il est l’un des membres fondateurs en 1970, l’artiste a développé depuis une œuvre prolixe, majestueuse, une œuvre de peintre et, au-delà, d’exploration des matériaux les plus divers. Des tableaux de jeunesse aux toutes dernières créations, l’exposition et le catalogue offrent un parcours au sein même de la matière picturale et des expérimentations de la forme. À cette occasion, carte blanche a été donnée à l’artiste pour investir des lieux emblématiques du musée Fabre : le hall Buren, l’atrium Richier et ses espaces monumentaux, l’hôtel de Cabrières-Sabatier d’Espeyran, département des arts décoratifs du musée. Ce catalogue retrace cette aventure exceptionnelle et constitue le témoignage précieux d’une création toujours en mouvement.

978-2-7572-0833-5

39€


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