DALÍ et le livre d’art
Cet ouvrage a été réalisé dans le cadre de l’exposition Dalí, l’autre visage – Dalí et le livre d’art du 27 juin au 26 octobre 2014 au musée Goya – musée d’Art hispanique de Castres. Avec le soutien de la Fundació Gala-Salvador Dalí, Figueres
© Somogy éditions d’art, Paris, 2014 © Musée Goya, musée d’Art hispanique, Castres, 2014 © Salvador Dalí, Fundació Gala-Salvador Dalí / ADAGP, Paris 2014
Couverture Salvador Dalí, La Divine comédie, Le Purgatoire, L’Ange déchu (détail), 1960 Quatrième de couverture Salvador Dalí arrivant à Londres à la station Victoria le 6 mai 1959. Castres, musée Goya, - Don des Amis des musées en 2014
Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art et du musée Goya, musée d’Art hispanique de Castres Conception graphique : Marie Donzelli Fabrication : Michel Brousset, Béatrice Bourgerie, Mélanie Le Gros Contribution éditoriale : Diana Darley Suivi éditorial : Frédérique Potier, Cécile Berthoumieu Iconographie : Romane Dupont ISBN : 978-2-7572-0825-0 Dépôt légal : juin 2014
DALÍ et le livre d’art
CASTRES
Abréviations J.-L.A. : Jean-Louis Augé V.A-S. : Valérie Aébi-Sarrazy C.B. : Cécile Berthoumieu G.F. : Gwenola Firmin Sd. : signé et daté Sdbg. : Signé et daté en bas à gauche Sdbd. : Signé et daté en bas à droite Coll. Part. : collection particulière E.A. : Épreuve d’artiste
Remerciements La Ville de Castres remercie chaleureusement tous les partenaires qui, par leur généreux concours, ont permis la réalisation de cette exposition : Michèle Broutta, éditrice, le musée de l’Hospice Saint-Roch d’Issoudun, la Fundació Gala-Salvador Dalí (Figueres) et, en particulier Mesdames Montse Aguer, directrice du Centre d’Études daliniennes, Juliette Murphy, conservateur des Arts graphiques et Bea Crespo, documentaliste, le Conseil général du Tarn et l’Association des Amis des musées de Castres.
Organisation de l’exposition Sous la direction de Jean-Louis Augé Commissaires de l’exposition : Jean-Louis Augé, conservateur en chef des musées Goya et Jaurès de Castres Gwenola Firmin, élève conservateur des musées nationaux à l’Institut national du patrimoine Valérie Aébi-Sarrazy, attachée de conservation au musée Goya Cécile Berthoumieu, attachée de conservation au musée Goya Le personnel d’accueil, le personnel administratif et technique du musée Goya de la Ville de Castres Le service communication et les services techniques de la Ville de Castres
Catalogue Rédaction des textes : Jean-Louis Augé, Conservateur en chef des musées Goya et Jaurès de Castres Gwenola Firmin, élève conservateur des musées nationaux à l’Institut national du patrimoine Valérie Aébi-Sarrazy, attachée de conservation au musée Goya Cécile Berthoumieu, attachée de conservation au musée Goya Juliette Murphy, spécialiste en œuvre graphique, Fondation Gala-Salvador Dalí
Sommaire Avant-propos Brigitte Laquais, premier adjoint à la Culture et à l’animation de la Ville de Castres
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Salvador Dalí, l’artiste cosmogonique Salvador Dalí, l’artiste cosmogonique
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Jean-Louis Augé, conservateur en chef des musées Goya et Jaurès de Castres
Essais Lecteur, auteur, illustrateur : Dalí pleine page
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Gwenola Firmin, élève conservateur des musées nationaux à l’Institut national du patrimoine
De la tradition à l’innovation, l’œuvre graphique de Dalí
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Juliette Murphy, spécialiste des arts graphiques à la Fondation Gala-Salvador Dalí
Catalogue Les Chants de Maldoror, de Lautréamont, 1934, Jean-Louis Augé 36 Macbeth, de Shakespeare, 1946, Jean-Louis Augé 48 Le Manifeste mystique écrit et illustré par Salvador Dalí, 1951, Gwenola Firmin 52 Don Quichotte, de Miguel de Cervantès, 1956-1957, Jean-Louis Augé 58 La Divine Comédie, de Dante Alighieri, 1960, Gwenola Firmin 64 La Déposition de Croix, 1960, Jean-Louis Augé et Valérie Aébi-Sarrazy 98 Apocalypse de saint Jean, 1961, Gwenola Firmin 101 L’Intellect jaillissant, 1966, Cécile Berthoumieu 106 Le Rhinocéros, 1970, Valérie Aébi-Sarrazy 109 Le Décaméron, 1972, Valérie Aébi-Sarrazy et Cécile Berthoumieu 115 La Quête du Graal, 1975, Jean-Louis Augé 126 Les Caprices de Goya, 1977, Cécile Berthoumieu 138 Livres et matrices 151
Annexes Chronologie 154 Glossaire technique 159 Bibliographie sommaire 162
Avant-propos Il n’y a jamais de rencontre banale dans un musée, où l’émotion peut surgir à tout instant dans l’alchimie du regard et de l’œuvre. Mais il y a des rendez-vous d’exception, lorsque des univers artistiques entiers se dévoilent et se confrontent devant le visiteur. L’exposition « Dalí, l’autre visage - Dalí et le livre d’art », présentée aujourd’hui à Castres, mérite à plusieurs titres le qualificatif d’exceptionnelle. Par la stature même des géants en présence : Dalí chez Goya, les résonances ne manquent pas entre ces deux artistes majeurs, qui incarnent l’Espagne dans les diversités et constances de ses époques. Ce pont lancé à travers les siècles ne doit rien au hasard : musée d’Art hispanique riche d’une collection remarquable autour des grands maîtres du Siècle d’Or, le musée Goya continue à élargir sa palette vers le mouvement artistique du xxe siècle. Après l’exposition « Miró » en 2003 — qui avait initié le processus d’acquisition des gravures de la série Gaudí —, le retour de Salvador Dalí dans les salles d’exposition du musée s’inscrit dans la poursuite de cette dynamique d’ouverture. Il s’agit bien d’un retour, puisque les œuvres de Dalí ont déjà fait ici deux apparitions : d’abord dans les années 1970 avec la présentation de la réinterprétation par Salvador Dalí de la série des Caprices de Goya, puis lors d’une exposition remarquée, consacrée dans les années 1990 à l’évocation du génie catalan (Miró, Picasso, Dalí). Mais cette fois-ci, et c’est en cela que cette exposition est doublement exceptionnelle, c’est un tout autre visage du maître qui est présenté. Dalí illustrateur de livres d’art reste très largement inconnu du grand public. Toute son œuvre transparaît pourtant dans cet exercice si particulier, où il met son talent au service du texte. Des Chants de Maldoror à Don Quichotte, sa puissance évocatrice s’exprime pleinement, entre hermétisme et surréalisme. Cette exposition n’aurait pas été possible sans le concours précieux de Michèle Broutta, que je tiens à remercier pour la lumière dont elle a éclairé chacun de nos échanges. Son amour profond de l’art, sa sincérité et sa générosité nous ont accompagnés tout au long de ce projet. Remerciements aussi à la Fondation Gala-Salvador Dalí de Figueras, pour son expertise et son aide indispensables, ainsi qu’au musée d’Issoudun qui a prêté plusieurs œuvres pour cette exposition. La Ville de Castres est extrêmement heureuse de pouvoir aujourd’hui présenter un événement d’une telle envergure. Donner accès aux œuvres majeures de notre civilisation, ouvrir la porte des musées à un plus large public, offrir l’opportunité de rencontres sensibles et artistiques est à la fois une mission et un honneur. Puisse chacun en retirer plaisir et émotion ! Brigitte Laquais Premier-adjoint de la Ville de Castres Délégué à la Culture et à l’animation
« Salvador Dalí sortant du sous-sol du subconscient tenant en laisse un tamanoir romantique, l’animal qu’André Breton avait choisi comme ex-libris.», légende rédigée par Salvador Dalí lui-même, 1969
Salvador Dalí, l’artiste cosmogonique La plupart du temps, Salvador Dalí, tout comme ses contemporains Picasso, Miró et dans une moindre mesure Tapiés, est assimilé à une icône, une formule magique éveillant un intérêt quelque peu fantasmatique. On ne saurait dénombrer qu’à grand peine la quantité d’ouvrages qui ont été édités sur le maître de Port Lligat ainsi que sur les expositions qui lui ont été consacrées. Cette dynamique qui n’est pas prête à se tarir, véhicule à coup sûr ce que Dalí souhaitait : la notion complexe de sa puissance créatrice, son originalité profonde enracinée dans les tréfonds de l’être, de la personnalité, de l’inconscient ainsi que de l’héritage de la mémoire. Outre la virtuosité de la technique et du trait, incontestable chez Dalí, nostalgique de la Renaissance italienne, il faut demeurer conscient que l’univers dans lequel il évoluait s’est modifié profondément dans l’entre-deux-guerres. L’ouverture, douloureuse, de l’art à ce que nous nommons désormais la mondialisation, le rôle prééminent du marché de l’art ainsi que des États-Unis a infléchi les tendances artistiques d’une manière très spectaculaire. En d’autres termes, pour un jeune artiste né à l’aube du xxe siècle, aussi doué soit-il, il fallait impérativement s’insérer dans un courant artistique déterminé et dans un contexte politique qui voyait s’affronter les deux conceptions du monde entre communisme et libéralisme. Le rôle de l’argent, maintes fois évoqué — on pense à « l’Avida Dollar » d’André Breton — semble quelque peu réducteur désormais. Qu’un artiste gagne beaucoup d’argent, voire l’apprécie et le recherche, n’est pas en soi objet de scandale dans la mesure où la pensée créatrice et l’œuvre qui en découle s’avèrent éminentes, en dehors de toute imposture. Il y a aussi chez les artistes confrontés au succès cette ambiguïté dont ils sont fort conscients : la puissance de l’argent recèle un réel danger, celui d’imposer la répétition mécanique d’un genre, d’un style. Mariano Fortuny y Marsal (1836-1874), catalan lui aussi, en fut la victime symbolique au xixe siècle alors que le marché de l’art se tenait à Paris et à Londres. Picasso ne disait-il pas avec, semble-t-il, une fierté mêlée de méfiance, que tout ce qu’il touchait se transformait en or ? Dalí ne prétendait-il pas qu’il avait mille idées par jour et qu’en réaliser une seule engendrait la fortune ? Salvador Dalí, mieux que tout autre de sa génération, a eu la conscience vive de ses capacités mais aussi de la toute-puissance des médias. Il a fort bien organisé sa publicité (sa communication, dirait-on de nos jours) comme en témoignent ses « performances » diverses et variées qui vont de la provocation teintée d’humour, à la publicité détournée à son profit : qui ne se souvient du « je suis fou du chocolat Lanvin ! ». De fait, il avait fort bien admis que pour durer dans un monde artistique sans pitié il convient que l’on parle constamment de vous, en bien ou en mal peu importe, pourvu que l’on parle de vous. Ce que nous subissons désormais de Dalí et le livre d’art
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manière accablante, Dalí l’a expérimenté avec le succès que l’on sait mais avec un réel avantage : il avait d’extraordinaires moyens à sa disposition. Dalí, contrairement à ce que l’on pourrait penser, n’était pas qu’un histrion doué d’un langage propre. Il était en constante recherche de lui-même, pétri de ses phobies et de ses contradictions qu’il tentait de résoudre ou sur lesquelles il reposait ses forces. Il était surtout d’une culture accomplie, savante comme le sont les plus grands, comme l’étaient les grands maîtres qu’il vénérait, en particulier Raphaël, Michel-Ange, Léonard de Vinci et par-dessus tout Diego Velázquez. Ce dernier possédait, pour son époque, une bibliothèque remarquable constituée de 156 livres dont à peu près le tiers était des ouvrages à vocation scientifique. Dalí possédait aussi une bibliothèque très importante (plus de 4 000 titres) où il puisait inlassablement. Outre le fait que Gala, son épouse et muse, lui faisait la lecture pendant qu’il travaillait, ce rapport de l’artiste avec le livre, réceptacle du savoir millénaire, ne pouvait qu’attirer son attention. Nul doute que l’analyse en profondeur de la composition de cette bibliothèque dalinienne, si elle peut se faire un jour dans le plus grand détail, nous apprendra beaucoup par sa répartition même sur la personnalité de son propriétaire. Il est un fait patent que Dalí s’intéressa aux sciences et s’y déployait en quelque sorte au travers de son intérêt pour l’holographie, la structure de l’ADN et celle de l’Univers. Dalí était donc un homme de savoir universel, une sorte de Pic de la Mirandole du xxe siècle (l’expression est de Michèle Broutta), rôle qui n’a pas dû être facile à tenir car Dalí avait toute conscience que cette notion de la connaissance devait se diluer, sinon se perdre, en raison de la montée en puissance de cette marée médiatique dont il utilisait, à son profit, les effets. Esprit curieux (comment expliquer sans cela son intérêt pour le cinéma et le dessin animé de Walt Disney), il savait sans nul doute que tôt ou tard, avec la pesanteur de l’âge, une bonne part de cet éclat médiatique disparaîtrait, ce qui impliquerait forcément un retour à la terre natale, sa Catalogne. C’est ce qu’il fit définitivement à la fin des années 1970 non sans être retourné en Espagne au moment de l’ère franquiste, ce qui lui fut beaucoup reproché. En définitive, si l’on peut affirmer que Salvador Dalí fut un artiste cosmogonique, un créateur d’univers, un homme aux cent facettes ou visages, il en est un, très attachant et qui nous a accaparé : celui du livre d’art. Ainsi, à la suite des grandes expositions du Centre Pompidou et du musée Reina Sofia en 2012-2013 qui ont fait le point — ou tenté de le faire — sur son œuvre, il nous est apparu qu’un domaine particulier pouvait être mieux abordé encore : celui de l’illustration des grands textes primordiaux ainsi que celui de Dalí auteur, à travers Le Manifeste mystique qui n’est autre qu’une des étapes majeures de sa vie créatrice. 16
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Bien entendu, s’attaquer à Dalí comporte quelques difficultés notoires outre l’aspect financier inhérent à l’organisation d’expositions d’envergure. La cohérence du propos, sa vérité même s’avèrent essentielles car le domaine du livre d’art ne trompe pas : il faut l’exigence portée à son paroxysme, la qualité d’exécution parfaite, fruit d’une collaboration avec d’autres artistes et artisans du monde de l’édition d’art. Monde élitiste, diront à tort certains, monde généreux car risqué à plus d’un titre : on pense à Joseph Foret qui se ruina littéralement en réalisant avec Dalí et d’autres protagonistes comme Georges Mathieu, un livre unique : L’Apocalypse. En cela l’opportunité fut, comme dans bien des cas, celle d’une rencontre opérée avec Michèle Broutta, éditrice d’art qui a travaillé avec Dalí de 1957 à 1977, c’est-à-dire une grande partie de la pleine période de la production dalinienne dans le domaine qui nous intéresse. Nous tenons ici à la remercier très chaleureusement pour sa constante gentillesse ainsi que sa disponibilité, ses encouragements et sa modestie tout comme nous tenons à faire de même auprès du musée d’Issoudun et la Fondation Dalí de Figueras en la personne de sa directrice Montse Aguer qui a ouvert toutes grandes les portes de cette belle institution. De la sorte avons-nous pu nous pencher sur ce long parcours merveilleux du maître catalan entre Les Chants de Maldoror et Les Caprices de Goya revisités en 1975-1977. Dalí y dévoile un autre visage, celui du virtuose, certes, mais aussi celui de l’homme si cultivé qu’il pouvait être, respectueux et heureux de s’insérer dans cette splendide tradition du livre d’art, de l’accompagnement des grands textes fondateurs que sont La Divine Comédie, le Don Quichotte, L’Apocalypse, Le Décaméron ou La Quête du Graal. Ce parcours, obsessionnel, diront certains, il ne fut pas le seul à l’accomplir mais il s’y dispose de manière inoubliable tout en faisant état d’une filiation tout comme sa présence effective aux côtés de Picasso, son rival sans doute mais aussi son collègue, de la même façon que pouvaient l’être en leur temps, Raphaël et Michel-Ange. Cette immersion dans le monde dalinien associé au livre a permis d’évoquer une facette plus intime de celui qui fut l’un des acteurs majeurs de l’art du xxe siècle. Sans surprise, nous avons pu vérifier son attention toute particulière pour le Nombre d’Or1 qui demeure, parmi les symboles daliniens, l’un des fils directeurs de sa pensée. Nous avons pu découvrir, au-delà du personnage quelque peu fantasque et parfois fictif dont l’imagerie populaire a conservé la trace, l’image d’un prince de l’Esprit. Dalí, et c’est là notre sentiment personnel, a donc vécu l’exil des princes de l’Esprit qui n’a pas d’autre but que de séparer l’infini du réel ; pour cela, tous les moyens sont bons de la science et de l’art mêlés. Mais à vouloir être ainsi un prince de l’Esprit on en devient une chimère, une absolue chimère, cette fois immortelle. Jean-Louis Augé Conservateur en chef des musées Goya et Jaurès de Castres
(1) Le Centre d’Études daliniennes confirme la présence de compas dans la bibliothèque de l’artiste dont un de 20 cm.
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ESSAIS
LECTEUR, AUTEUR, ILLUSTRATEUR : DALÍ PLEINE PAGE
C
hacun sait d’expérience comme une bibliothèque acquiert peu à peu une physionomie particulière qui la distingue de toutes les autres et, finalement, reproduit si éloquemment le paysage intellectuel et spirituel de son propriétaire, l’image de son état présent comme la trace de son histoire. Ainsi en va-t-il également de la bibliothèque de Salvador Dalí, et peut-être même superlativement tant les livres ont accompagné son œuvre et sa vie. Se plonger dans les deux épais classeurs noirs du catalogue de sa bibliothèque personnelle, établi et mis à la disposition des chercheurs par le Centre d’Études Daliniennes, est donc une expérience instructive autant qu’émouvante. Certes, les 4 337 volumes conservés à Figueras ne représentent pas l’ensemble des ouvrages ayant appartenu à Dalí, et l’on ne saurait par ailleurs les nommer tous ici ; on peut toutefois affirmer que l’on saisira mieux la richesse de la pensée du maître de Port Lligat en entrant chez lui par la bibliothèque. À l’occasion de cette incursion curieuse, on constatera le rôle majeur tenu par le texte imprimé dans l’œuvre d’un faiseur d’images tout à la fois lecteur, auteur et illustrateur. Nul doute que, chemin faisant, beaucoup apercevront aussi, comme à la dérobée, l’autre visage d’un artiste qui leur semblait trop bien connu… Contemplons donc Dalí dans le miroir de ses livres…
Dalí lecteur Dès le premier abord, on est frappé par le polyglottisme d’une bibliothèque où français, espagnol, catalan et anglais mêlent leurs productions. Certains titres, particulièrement importants pour Dalí, comme les Essais de Montaigne ou le Quichotte, y figurent en plusieurs langues. 20
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Juan Gyenes Salvador Dalí dans la bibliothèque de Port LLigat, 1951
1. Hernández Díaz José, Museo provincial de bellas artes, Madrid, Dirección general de bellas artes, 1967. 2. Pujols Francesc, Concepte general de la ciència catalana, Barcelona, Pòrtic, 1982. 3. Œuvre de Louis Sala-Molins. 4. Dalí S., Pauwels L., Les Passions selon Dalí, Paris, Denoël, 1968, p. 212.
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L’étendue et la diversité des intérêts daliniens ne sont pas moins remarquables. Passons sur les dictionnaires, les encyclopédies, comme l’Espasa — Encyclopédie universelle illustrée européo-américaine, qui était la grande encyclopédie espagnole du xxe siècle commençant —, et penchons-nous sur les livres ayant l’art pour objet. L’Iconographic encyclopaedia, de Heck et Baird, les Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes de Giorgio Vasari, El Arte de la pintura de Pacheco voisinent avec des écrits théoriques, comme les Études d’iconologie de Panofsky, de grandes monographies d’artistes — celle de Léonard de Vinci ou le Velázquez d’Ortega y Gasset —, enfin des catalogues, comme celui, par exemple, du musée des Beaux-Arts de Séville1. L’architecture y est également représentée avec les Dix Livres d’architecture de Vitruve, les quatre de Palladio et les nombreux textes consacrés à Gaudí, tant admiré, parmi lesquels on remarquera particulièrement, pour son thème, son auteur, enfin parce que Dalí lui-même en établira la préface et la traduction française, La Vision artistique et religieuse de Gaudí, de Francesc Pujols. Est-il nécessaire d’ajouter que les ouvrages consacrés au maître de Cadaqués lui-même sont très divers et fort nombreux ? Les goûts littéraires de Dalí vont particulièrement à ces grands textes qu’on nomme des classiques. En ce qui concerne les prosateurs, Rabelais, Montaigne, mais aussi Brantôme, en plusieurs volumes, Verville, Pascal, Hugo, Balzac, Nerval, Maupassant, Proust ou encore Céline, Pouchkine, Tolstoï, Dostoïevski, Alejo Carpentier et Cervantès en sont les pièces maîtresses. Des ouvrages de Colette, Cendrars les accompagnent comme ceux de nombreux poètes : Dante, Novalis, Lautréamont, Rubén Darío, Aimé Césaire ou Cocteau, pour n’en citer que quelquesuns, et bien sûr, les surréalistes Aragon, Éluard, Breton et René Char. Le théâtre n’est pas oublié ; l’illustrent Aristophane, Euripide, Calderón de La Barca, Lope de Vega, Shakespeare, Corneille, Racine et Alfred Jarry. L’histoire y semble plus volontiers abordée par des monographies consacrées à quelques éminentes figures, Christophe Colomb, Ivan le Terrible, Catherine II ou Napoléon, enfin par La Vie des douze Césars. L’archéologie s’y retrouve, dans sa forme la plus romanesque, avec les ouvrages de C.W. Ceram, Des dieux, des tombeaux, des savants, en français et en catalan, ainsi que Le Secret des Hittites, en langue anglaise. Côtoyant l’esprit cistercien des Œuvres complètes de Bernard de Clairvaux, la spiritualité du Carmel est de loin la note religieuse la plus accentuée. C’est à elle que Dalí fait le plus souvent allusion lorsqu’il emploie le mot mystique, même si ses rêves christiques évoquent plutôt ceux de Raymond Lulle, autre Catalan glorieux du panthéon dalinien et de la ciència catalana2, dont il se considérait volontiers comme un descendant. La totalité des œuvres de Thérèse d’Ávila figure donc dans la bibliothèque. Quant au poète de La Nuit obscure, il est bien moins représenté. On s’arrêtera sur le Saint Jean de la Croix du Père Bruno de Jésus-Marie, à l’intérieur duquel cet éminent carme a laissé son adresse parisienne au temps de ses rencontres avec Dalí. Ce serait dans cet ouvrage que l’artiste aurait vu pour la première fois le dessin du mystique dont il devait s’inspirer pour réaliser son Christ de saint Jean de la Croix. Quelle que soit la branche du savoir à laquelle ils rattachent leurs travaux, Dalí aime les penseurs. Outre Montaigne, Pascal déjà cités, il possède Descartes et Malebranche, mais aussi les Principes métaphysiques de la morale de Kant, Le Sexe et le Caractère d’Otto Veininger, les Propos sur la religion d’Alain, les Fragments d’Héraclite, La Philosophie de l’amour chez Raymond Lulle3, et un recueil des œuvres essentielles de ce dernier. L’importance de la pensée alchimique chez un artiste qui déclarait « faire de sa vie entière un objet d’alchimie4 » apparaît dans sa collection des grands classiques du genre : ouvrages de Nicolas Flamel, Paracelse, Fulcanelli ou Canseliet, commentés dans L’Alchimie et les alchimistes de Figuier et la controversée
Histoire de l’Alchimie de Hutin. Autre courant essentiel de la pensée dalinienne, la psychanalyse est illustrée par les œuvres de Freud, et de quelques autres, dont Otto Rank et son Traumatisme de la naissance. Dans ce panorama d’idées, l’importance des sciences est notable. Le très classique De Divina proportione de Luca Pacioli illustre les mathématiques, « ainsi que toutes les sciences qui en dépendent5 », Jean Rostand la biologie6… mais il serait fastidieux d’énumérer les volumes traitant de médecine, de biochimie ou de physique, disons cependant avec Montaigne, que Dalí semble préférer « les livres qui usent des sciences, non ceux qui les dressent ». « Je lis surtout de la vulgarisation scientifique, mais jamais un seul ouvrage à la fois. Il m’en faut cinq ou six en même temps, et je vole d’une page à l’autre7. » À cet égard, des titres comme Science et Humanisme d’Erwin Schrödinger, Science et religion8, La Nouvelle Alliance, métamorphose de la science9, Dios y el átomo10 ainsi que L’Image de la nature dans la physique contemporaine et Le Sens de la beauté dans les sciences naturelles11 d’Heisenberg, créateur de la mécanique quantique12, sont caractéristiques d’une recherche propre à Dalí, inventeur du mysticisme nucléaire. Il lui semble en effet que le siècle de la bombe atomique partage avec la Renaissance un trait qu’on ne saurait mieux résumer que par les mots d’André Chastel : « Dans cet état de la pensée occidentale […] la distinction de la science et de la réflexion philosophique n’est pas plus effective que celle des connaissances positives et des formes artistiques où elles s’expriment13 ». Dalí, qui se veut, on le sait, le génial émule des maîtres de la Renaissance, sent donc, dans une « logique du décloisonnement14 », « la nécessité d’une synthèse universelle15 » dont sa peinture serait l’illustration. Dès lors, on ne s’étonnera ni de trouver dans la bibliothèque huit ouvrages du Père Teilhard de Chardin, ni de l’admiration professée par Dalí pour Francesc Pujols. Cet intellectuel catalan le fascine tant qu’il lui consacre une toile, Ciel Hyparxiologic, une traduction, un livre, Pujols per Dalí, ainsi que le monument érigé sur l’esplanade du théâtre-musée de Figueras. Auteur de La Religio i la Moral, Pujols — auquel Josep Pla dédie une étude qui figure également dans la bibliothèque16 — est le créateur de trois « sciences » nouvelles, la Sumpètica, l’Hiparxiologia et la Pantologia. Sa pensée est si naturellement religieuse qu’elle enfantera un nouveau culte. Et l’on imagine avec quels frissons de bonheur Dalí lisait dans son Concepte general de la ciència catalana, que tous les Catalans, « pour être fils de la terre de la vérité, étaient des êtres exceptionnels » et qu’arriverait un jour où ces mêmes Catalans « par le simple fait de l’être, [iront] par le monde et que tout [leur] sera acquis ». Phrase qu’on méditera avec fruit en étudiant La Découverte de l’Amérique par Christophe Colomb17. Dalí parcourait souvent ses livres le crayon à la main. Les notes y sont nombreuses et il n’est pas rare d’y trouver des croquis ou des dessins18. Ces marginalia sont parfois de la main de Gala qui, lorsque Dalí travaillait, lui faisait souvent la lecture. Sujet de maintes conversations en français, leur langue commune, le livre fait partie de la vie quotidienne du couple. Quant aux ouvrages de son époux, Gala en sera toujours la première lectrice et le premier critique.
Dalí auteur Les écrits de Dalí sont nombreux et divers. L’épaisseur des huit volumes de l’édition complète établie par la Fondation Gala-Salvador Dalí explique assez pourquoi on ne les citera pas tous ici. Toute sa vie, l’artiste a confié ses idées au papier, en espagnol, en catalan ou dans un français phonétique qu’il convient de corriger afin de le rendre publiable, et parfois en anglais.
5. Pacioli Luca, De Divina Proportione, traduction française par G. Duschesne et M. Giraud, Librairie du Compagnonnage, 1980, chap. III. 6. Rostand Jean, L’Atomisme en biologie, Paris, Gallimard, 1956. 7. Dalí S., Pauwels L., op.cit. 8. L’auteur en est Daisaku Ikeda. 9. Priogine Ilya, Stenbergs Isabelle, La Nouvelle Alliance, métamorphose de la science, Paris, Gallimard, 1979. 10. Knox Ronald, Dios y el átomo, Santiago de Chile, ZigZag, 1948. 11. Illustré par Max Ernst. 12. Heisenberg Werner, Die Bedeutung des Schönen in der exakten Naturwissenschaft : The meaning of beauty in exact natural science, Stuttgart, Belser-Presse, 1971. 13. Chastel André, Art et humanisme à Florence au temps de Laurent le Magnifique, Paris, Presses Universitaires de France, 1959, p. 6. 14. Ibid. p. 7. 15. Ibid. p. 6. 16. Pla Josep, El sistema de Francesc Pujols, Barcelona, Llibreria Catalonia, 1931. 17. Voir fig. 2 in « Les Christ surplombés du Manifeste mystique », p. 52. 18. 228 volumes en contiennent.
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Fig. 1 Salvador Dalí, Métamorphose de Narcisse, couverture, 1930.
19. Cette revue a été publiée pour la première fois à Paris en juillet 1930. Dalí en signera huit articles, parmi lesquels « Objets surréalistes » (1931, n° 3, p. 16-17) et « Objets psycho-atmosphériques-anamorphiques » (15 mai 1933, n° 5, p. 45-48). 20. Premier numéro aux éditions Albert Skira en 1933. Parmi les articles de Dalí, on peut relever : « Interprétation paranoïaque-critique de l’image obsédante de l’Angélus de Millet », 1933, n° 1, p. 65-67, « Le Phénomène de l’extase », 1933, n° 3-4, p. 76-77. 21. S. Dalí, Métamorphose de Narcisse, 1937, huile sur toile, 50,8 × 78,3 cm, Londres, Tate Gallery. 22. Publié aux Éditions surréalistes en 1930, le livre est composé de quatre chapitres : L’Âne pourri, La Chèvre sanitaire, Le Grand Masturbateur, L’Amour. Dalí y aborde la paranoïa, l’inconscient, la putréfaction, le désir, l’érotisme. Ces textes entrent en résonance avec sa peinture ; L’Âne pourri est aussi le titre d’un tableau daté de 1928 et conservé au Centre Georges Pompidou-musée national d’Art moderne à Paris. 23. Paru en 1935, à Paris (Éditions surréalistes) et à New York (Julien Levy), Dalí y défend la contribution culturelle du surréalisme.
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Il prête d’abord sa plume aux revues. Ses premières armes datent de 1919. Cette année-là, il fonde Studium avec quelques camarades du lycée de Figueras, et y rédige une suite de chroniques intitulée « Les grands maîtres de la peinture » parmi lesquels figurent ceux qui l’accompagneront sa vie durant : Goya, Greco, Dürer, Leonard de Vinci, Velázquez et Michel-Ange. À partir de 1926, il contribue aux prestigieuses revues Gallo, Litoral, Emporion, Gaceta literaria, Publicitat et publie pour L’Amic de les Arts (1927-1929) des textes sur Miró, sur la photographie, ainsi qu’un entretien avec Luis Buñuel. Son aventure surréaliste nous vaut de nombreux textes. En France, il écrit dans Le Surréalisme au service de la révolution (1930-1933)19, et Minotaure (1933-1936)20 dont tous les numéros contiendront quelques-uns de ses textes ou de ses dessins et dont il réalisera la couverture de la huitième livraison. La première moitié des années 1930 voit la publication de la Métamorphose de Narcisse21, La Femme visible22, La Conquête de l’irrationnel23, ainsi que de L’Amour et la mémoire24, poème surréaliste. Après deux scénarios écrits en collaboration avec Luis Buñuel, Un Chien andalou et L’Âge d’or, celui de Babaouo25 ne sera jamais porté à l’écran. Des années 1930 date également la rédaction d’un ouvrage théorique essentiel, qui ne sera pourtant publié que bien plus tard, Le Mythe tragique de l’Angélus de Millet26, qui pose les principes de la méthode paranoïaquecritique. En 1956, Dalí développera encore ses idées sur l’art dans Les Cocus du vieil art moderne27, diatribe contre le « cassoulet cartésien » et la peinture de son temps, dans laquelle il prône l’application de la discontinuité de la matière à la représentation picturale, idée qui « pour la première fois en histoire de l’art, est annoncée par les touches de Vermeer et par les coups de pinceau en l’air de Velázquez ». On ne dira jamais assez la fécondité de ces écrits théoriques pour la compréhension de l’art dalinien. Il n’est guère dans sa production que les textes autobiographiques, le Journal d’un génie adolescent (1919-1920), La Vie secrète de Salvador Dalí (1942)28 publié d’abord à New York, et Journal d’un génie (1964)29, qui le disputent en importance. De 1940 à 1948, l’exil américain s’avère fructueux. Outre La Vie secrète, Dalí écrira de nombreux articles dont certains pour Vogue et Life, ainsi que Visages cachés30 (1944), roman destiné à « clore la trilogie passionnelle inaugurée par le marquis de Sade31 » ; 50 Secrets magiques pour peindre32 date également de cette période. Ce texte, essentiel, évoque Il libro dell’Arte de Cennino Cennini33, le De Pictura d’Alberti et le Traité de la peinture de Léonard de Vinci. Enfin, comme Roger de Piles, Dalí y établit la cote de plusieurs peintres. Dans un « tableau comparatif des valeurs d’après une étude dalinienne », Léonard de Vinci, Meissonnier, Ingres, Velázquez, Bouguereau, Picasso, Raphaël, Manet, Vermeer, Mondrian et Dalí lui-même sont évalués selon plusieurs critères : technique, inspiration, couleur, dessin, génie, composition, originalité, mystère et authenticité. Vermeer, Velázquez et Raphaël sortent victorieux de l’examen, en princes de la peinture dont Mondrian serait le cancre.
Fasciné par les arts de la scène, Dalí a également rédigé plusieurs livrets de ballet : en 1939, celui de Labyrinthe, inspiré du mythe de Thésée et Ariane, sur une musique de Schubert, puis en 1941, sur des accords de J.-S. Bach, celui de Sacrifice qui ne sera jamais monté. En 1944, il écrit et réalise le ballet Tristan fou sur la musique de Tristan et Isolde de Wagner. Son dernier opéra-poème, Être Dieu, paraît sous forme audiovisuelle en 1985. Enfin, un polygraphe aussi actif ne pouvait manquer de contribuer à certains ouvrages consacrés par d’autres à son œuvre ; ainsi Les Passions selon Salvador Dalí (1968), Comment on devient Dalí (1973), et Obres museu (1981) co-écrit avec le Catalan Josep Pla.
Dalí illustrateur L’illustration revêt pour Dalí une importance aussi fondamentale que la peinture. L’amoureux des livres n’accepterait d’ailleurs pas que ses travaux pâlissent, voire aient à rougir de leur compagnonnage avec les plus grands textes de la littérature universelle. Aussi la maturation et l’exécution de ces œuvres, tantôt commandées à l’artiste et tantôt proposées par lui, sont-elles envisagées avec autant de sérieux que celles des toiles. Dalí ne se contente d’ailleurs pas de livrer des images. Il collabore étroitement avec les artisans du livre, participant de près à un processus de création d’autant plus complexe qu’il en est parfois le grand ordonnateur. Une telle implication, la qualité et la richesse iconographique des œuvres ainsi produites suffisent à démontrer que le livre d’artiste ne revêt pas pour lui un intérêt opportuniste. Ses premiers rapports avec l’art de la gravure remontent au lycée. Son professeur de dessin, Juan Nuñez, lui enseigne plusieurs techniques de production d’estampes, dont le procédé de la taille-douce. Les premières tentatives du jeune Dalí en ce genre témoignent de son habileté à manier la pointe-sèche qu’il utilise comme un crayon. Très vite, il se révèle adroit au langage de la ligne, talent qu’il développera plus tard lorsque, à Madrid, il suivra les cours de gravure de l’Académie de San Fernando. Devenu le peintre surréaliste par excellence, Dalí illustre à Paris les textes d’Aragon, d’Éluard, de René Char et de Tristan Tzara ; il produit une vingtaine de dessins pour les Mémoires fantastiques de Maurice Sandoz, s’attache enfin à ses propres textes, avec La Femme visible, ce qu’il continuera à faire sa vie durant. Les éditions Skira, qui ont déjà fait illustrer Les Métamorphoses d’Ovide par Picasso34 et les poèmes de Mallarmé par Matisse, lui commandent son premier livre d’artiste. Albert Skira et Dalí se sont rencontrés en 1933 dans l’atelier de Picasso, et c’est ce dernier qui a conseillé de confier la réalisation des quarantedeux eaux-fortes des Chants de Maldoror à son compatriote. Premier grand auteur illustré, Lautréamont initie une longue et prestigieuse série de textes parmi lesquels Macbeth35, Don Quichotte36, La Divine Comédie37, Tristan et Yseult38, Le Décaméron39, Les Essais, Les Songes drolatiques de Pantagruel, La Vie est un songe40, Le Paradis perdu41, L’Art d’aimer42, les poèmes de Ronsard, d’Apollinaire ainsi que La Sainte Bible43 et l’Apocalypse de saint Jean. S’il dédaigne d’abord la lithographie, « sans vie et bureaucratique44 », Dalí cédera à l’insistance de Joseph Foret pour lequel il illustrera des Pages choisies de Don Quichotte. Fidèle à lui-même, il malmène alors son medium, expérimente de nouveaux procédés, invente le tachisme45, trace les ailes des moulins à l’aide de cornes de rhinocéros et, afin d’obtenir, dans un esprit surréaliste, l’ébauche d’un nouveau dessin, projette une coquille d’œuf emplie d’encre sur la pierre lithographique.
24. Publié en 1931. 25. Babaouo, Paris, éditions des Cahiers Libres, 1932. 26. Publié en 1963 chez Pauvert. 27. Dalí S., Les Cocus du vieil art moderne, Paris, Fasquelle éditeurs, 1956. 28. Publiée chez Dial Press, cette œuvre connaîtra de nombreuses éditions. 29. Publié à Paris, Éditions de La Table Ronde, 1964. 30. Rédigé en français alors que l’artiste se trouve dans les montagnes du New Hampshire, le roman paraît d’abord en anglais (Dial Press, 1944). 31. Par le clédalisme, dernier terme de la triade inaugurée par le sadisme et le masochisme. 32. Dial Press, New York, 1948. 33. Le peintre Cennino Cennini (Colle di Val d’Elsa, v. 1370-Florence, v. 1440), considéré comme le premier théoricien de l’art de la peinture et du dessin. 34. Ovide, Les Métamorphoses, illustrées de trente eauxfortes de Pablo Picasso, Paris, Albert Skira, 1931. 35. Shakespeare W., Macbeth, illustré de treize dessins de Dalí, New York, Doubleday, 1946. 36 Dalí a illustré deux fois le chef-d’œuvre de Cervantes (New York, Random House, 1946, repris à Buenos Aires par l’Édition Emegé, 1957), puis aux Éditions Joseph Foret (Paris, 1957). 37. Paris, Éditions Joseph Foret, 1960. 38. Paris, Éditions Michèle Broutta, 1970. 39. Boccaccio Giovanni, Décaméron, Fribourg, Transworld Art, 1973. 40. Calderón de la Barca Pedro, La Vida es sueño, Barcelona, Editorial Subirana S.A., 1975. Seize eaux-fortes. 41. Milton John, Le Paradis perdu, Paris, Les Bibliophiles de l’Automobile-Club de France, 1974. Dix pointes-sèches. 42. Ovide, L’Art d’aimer, Paris, Centre culturel de Paris, 1979. Seize bois gravés (75 exemplaires). 43. Biblia Sacra, Milan, Rizzoli, 1967-1969. 44. Dalí S., La Vie secrète de Salvador Dalí, Paris, La Table Ronde, 1952. 45. La notion de « tachisme » apparaît en 1954 sous la plume du critique Charles Estienne. 46. Voir “Qui est digne d’ouvrir le livre ?”, Dalí et l’Apocalypse de saint Jean », dans ce catalogue.
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Mais la chalcographie garde sa préférence. À la pointe-sèche, au rubis, à la pointe de diamant, mais aussi à l’aiguille ou à la fourchette, il écorche la plaque de cuivre ; armé d’une arquebuse, il la fusille de clous et la soumet à l’explosion d’une bombe elle-même chargée de clous et de médailles religieuses. De telles extravagances font volontiers sourire, on aurait tort cependant d’imaginer que toutes furent l’occasion de ces performances publiques chargées de populariser l’image du génie fou. Dalí, lorsqu’il travaille, doit toujours être pris au sérieux. Au-delà de leur intérêt proprement pictural, ces procédés à haute valeur symbolique attirent notre attention sur un acte créateur qui se veut cohérent, total, et semble refuser la séparation entre l’œuvre et les circonstances de sa création. La production traditionnelle des icônes, incluant jeûnes, prières et bénédictions, le processus alchimique, avec ses ustensiles et ses contraintes rituelles, relèvent de la même intuition. Ainsi les conditions matérielles de la création artistique et les accessoires utilisés confèrent-ils un surcroît de sens à l’œuvre obtenue, laquelle, en retour, sublime l’acte créateur au sein d’une unité qu’on ne saurait qualifier que de thaumaturgique, dans tous les sens du terme, c’est-à-dire objet de spectacle, d’admiration, d’étonnement, d’émerveillement, et finalement miracle. On aperçoit dans cet effort, qui est aussi un jeu, l’aspiration à la sacralité de l’œuvre à laquelle se prête la stature culturelle des textes illustrés. Les grands textes, en effet, ont acquis une dimension qui, au-delà des phrases qui les composent, leur confère une aura quasi iconique qui n’est pas sans rappeler celle qui entoure de grandes œuvres picturales comme la Joconde. Par l’intrication de deux œuvres, l’intervention dalinienne produit une création nouvelle, investie d’une grandeur nouvelle, et d’un double génie. Aussi le livre se dépasse-t-il bientôt dans le livre-objet. Sacralisé par son contenu, par sa matérialité même, ce dernier relèvera d’un acte créateur signifiant et il n’est pas jusqu’aux conditions de sa présentation au public qui ne seront pensées dans cette dynamique. On songe à l’Apocalypse de saint Jean, à sa couverture de bronze sertie de pierres précieuses ainsi qu’à l’Ovocipède46 qui lui sert d’écrin. Dans cet esprit, on saisit mieux comment Dalí se fait illustrateur. Son travail révèle une lecture attentive mais, à la manière de Montaigne, une lecture « digérée ». N’affirmait-il pas qu’il faut manger une chose pour la connaître bien ? S’il suit et respecte le texte, il ne s’y subordonne pas et même se l’approprie, engageant dans ce processus toute la richesse de son univers personnel. Et cependant, Don Quichotte évoluant dans les paysages de l’Ampurdan, région natale de Dalí, reste le chevalier de la Manche aussi profondément que l’Enfant Jésus est à Bethléem dans une bergerie des Flandres. Les formes molles, les œufs, les béquilles, les corps putréfiés, déformés, les personnages à tiroirs et les anamorphoses viennent donc tout naturellement peupler L’Enfer de Dante. Car, pour Dalí, les textes ne sont jamais ni un prétexte ni une contrainte. Leurs voix résonnent en lui et suscitent en écho la réponse d’une image ; en ce sens encore, Dalí illustrateur ne cesse pas d’être un grand lecteur. Gwenola Firmin
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Xavier Miserachs Salvador Dalí à Port Lligat, septembre 1960
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DE LA TRADITION À L’INNOVATION L’œuvre graphique de Dalí
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1. Seguranyes Bolaños M., La Mirada Persistent, Collection Juncària, 2013, p. 62. 2. Portrait of Gala with two Lamb Chops in Equilibrium upon her Shoulder, 1934. Encre de Chine sur bois. Art Institute, Chicago, EE UU. 3. Le troisième livre d’artiste édité par Skira faisait suite aux Métamorphoses d’Ovide de Picasso et aux Poésies de Mallarmé illustrées par Matisse.
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rès jeune, en raison de la reconnaissance précoce de son talent par son entourage familial et scolaire, Dalí fut coutumier des arts graphiques. Dès 1926, il avait saisi l’importance de leur fonction en tant que moyen de reproduction en nombre, comme en témoignent ses premières œuvres imprimées, étroitement liées au mot. Celles-ci comptent notamment des illustrations et des textes pour la revue estudiantine Studium, des illustrations de livres, à partir de 1924, et des affiches pour les fêtes de Figueres. Plus tard, son intérêt aigu pour cette discipline transparaîtra dans les livres d’artiste, manifestes, éditions d’estampes en portfolio ou à l’unité, ou encore reproductions. C’est en grande partie à Juan Núñez, ce professeur qui lui fut si cher, excellent graveur, lauréat du Prix de Rome en 1899 et enseignant à l’École de dessin et au lycée de Figueres, que Dalí doit sa formation en arts graphiques. Núñez encourageait la liberté artistique de ses élèves en leur dispensant des cours de dessin et de peinture en plein air. Il insistait cependant sur la nécessité d’une formation académique rigoureuse, leur faisant copier des œuvres de la collection de l’école ou des peintures baroques laissées en dépôt par le musée du Prado1. Il leur enseigna aussi les différentes techniques permettant de reporter un dessin, techniques dont les origines remontent à la Renaissance. Tout au long de sa carrière, Dalí eut recours à ces procédés qui apparaissent déjà dans les œuvres liées à sa première commande de livre d’artiste, en 19332, à Paris, en pleine période surréaliste. En 1934, l’éditeur suisse Albert Skira publia Les Chants de Maldoror, un poème en six chants du jeune Isidore Ducasse qui écrivait sous le pseudonyme de Comte de Lautréamont. Au moment de sa première publication en 1869, le texte était passé tout à fait inaperçu, pour accéder, des années plus tard, au statut d’œuvre fondatrice. Pour les surréalistes, ce texte symbolisait la révolte de toute une génération. Cette commande se révéla déterminante pour Dalí3 qui, depuis Port Lligat, travailla aux gravures avec un soin méticuleux. Le tirage des gravures, réalisé dans l’atelier de Roger Lacourière, est aujourd’hui considéré comme un chef-d’œuvre de la période surréaliste.
Aldo Palazzi Editore, Milano, Carlo Cisventi Salvador DalĂ peignant Le Quichotte Ă Port Lligat, 1964
Fig. 1 Salvador Dalí, Manifeste mystique, couverture, 1951.
4. Dalí S., Manifeste mystique, Robert J. Godet, Paris, 1951. 5. Cervantès M. de, The First Part of the life and achievements of the renowned don Quixote de la Mancha, The Illustrated Modern Library, New York, 1946. 6. Cervantès M. de, El Ingenioso Hidalgo Don Quixote de la Mancha, Emecé, 1957. 7. Dalí S, Journal d’un génie, Éditions de la Table Ronde, 1964, p. 188.
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Dans cette œuvre, Dalí procéda, à plusieurs reprises, à la réitération d’une même image, avec de légères variantes, en écho à la répétition à l’œuvre dans le texte de Lautréamont. Le jeune artiste parvint ainsi à une complicité et à une interpénétration totale avec l’œuvre de l’auteur. Ses images répondaient à la violence et à la beauté terrifiante et répétitive du texte, tout en apparaissant comme un présage de la Guerre civile espagnole et des horreurs de la Seconde Guerre mondiale. Avec la publication de Manifeste mystique (fig. 1) en 1951, six ans après le lancement de Little Boy — la bombe atomique qui marqua la fin de la Seconde Guerre mondiale —, Dalí inaugura une nouvelle ère : celle du mysticisme nucléaire. Il déclara alors qu’il était « [l’]inventeur de la nouvelle mystique paranoïaque-critique et sauveur, comme son propre nom l’indique, de la peinture moderne4 ». Les deux gravures de Manifeste mystique reprennent la même image, légèrement modifiée, présentée en épreuve et contre-épreuve. Dans la première gravure, un corps crucifié par des clous invisibles pend lourdement, suspendu en l’air. Dans la seconde gravure, la même image inversée montre ce corps attaché à une croix, flottant au-dessus du paysage de l’Empordà, la terre natale de l’artiste. La composition triangulaire, symbole de la divinité, de l’harmonie et de la proportion, est centrée sur la tête tombante dont les cheveux qui pendent accentuent encore le poids de la souffrance. Par ailleurs, la pureté du trait des eaux-fortes, fruit d’une ligne fine et étirée, contraste avec le caractère plus ornemental et fragmenté des illustrations du texte. Si les minutieuses gravures des Chants de Maldoror renvoient à une composition surréaliste et à un univers hermétique, il n’en va pas de même des premières illustrations que Dalí réalisa pour L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Mancha de Cervantès. Elles sont basées sur le même principe de la libre association d’idées et les références à la toute-puissance des rêves tirés de son système paranoïaque-critique, mais présentent une lecture accessible et sont truffées de références à Goya. L’ouvrage fut publié en 1945 aux États-Unis5 et en 19576 en Argentine, avec des illustrations reproduites en offset. Ces deux éditions contribuèrent grandement à la renommée de l’artiste sur le continent américain. Cette fréquentation intime du texte de Cervantès ouvrit la porte à la démarche innovante que Dalí mit à l’œuvre dix ans plus tard dans Pages choisies de Don Quichotte, une époque profondément marquée par la bombe atomique. Selon l’artiste lui-même, la réalisation de cette série fut entièrement due à « …la persévérance de Foret [éditeur], qui m’apportait sans cesse des pierres, exaspéra ma volonté de puissance antilithographique jusqu’à l’hyperesthésie agressive7 ». Très certainement inspiré par son ami Georges Mathieu, un artiste proche du tachisme qui alliait performance et peinture, Dalí intégra ces deux concepts à la réalisation de Pages choisies de Don Quichotte. Il s’engagea ainsi dans une étape de forte innovation, inaugurée par différents happenings qui eurent principalement lieu à Paris. Le 6 novembre 1956, sur la Seine, monté dans une barcasse et entouré de cent brebis qui furent ensuite sacrifiées pour fabriquer les parchemins de l’exemplaire
unique de l’édition, Dalí tira un projectile de plomb imprégné d’encre sur une pierre lithographique, avec une vieille arquebuse, cadeau de Georges Mathieu lui-même. À Montmartre, deux comédiens déguisés en Don Quichotte et Sancho Pança attaquèrent le Moulin de la Galette. En pleine rue, en présence de la presse, du public et d’un imprimeur lithographe, Dalí dessina sur une autre pierre lithographique au moyen de cornes de rhinocéros préalablement vidées et remplies d’encre et de mie de pain. Le résultat fut doublement satisfaisant, car cette opération fit une énorme publicité à une édition annoncée comme « le livre le plus cher du monde8 ». Certaines des illustrations furent réalisées en utilisant la technique du bouletisme, un terme inventé par l’artiste pour désigner le procédé selon lequel un objet ou un élément chargé d’encre vient heurter une surface déterminée. Ce procédé, qui se prêtait particulièrement bien à la lithographie, lui offrait une grande liberté d’expression et l’importante documentation photographique dont nous disposons montre comment l’artiste utilisa différents éléments (escargots, oursins, ampoules électriques, œufs…) pour les remplir d’encre lithographique et dessiner ensuite à partir des traces laissées par leur impact sur la pierre. Cette façon de dessiner le rapprocha de la peinture gestuelle de l’expressionisme abstrait américain, lui-même dérivé de l’automatisme surréaliste qui entendait pénétrer le subconscient. L’artiste insista sur l’importance du hasard, expliquant comment il avait tiré profit d’un curieux phénomène climatique survenu à Port Lligat, où le vent avait déplacé de petits batraciens d’un lieu à un autre : « … une tempête fit pleuvoir de tout petits crapauds qui, aussitôt plongés dans l’encre, devinrent les motifs du costume brodé de Don Quichotte9 ». Dans ces œuvres, Dalí mêle vitalité expressive et juxtaposition de chroniques sur l’actualité, allusions historiques et existentielles : collages de papillons, références aux essais atomiques sur l’atoll de Bikini, à la mythologie grecque, à la Renaissance. Dans Don Quichotte, le trait virtuose de l’artiste dévoile toute la tension et l’énergie du héros de la Mancha aux prises avec les armées que son esprit engendre, une dimension magistralement représentée par l’artiste dans la tenue vestimentaire du personnage. La réalisation de Pages choisies de Don Quichotte coïncide dans le temps avec celle de Rhinocéros, de la Divine Comédie et de L’Apocalypse. Ces travaux dialoguent entre eux et sont tous liés à des figures illustres et universelles. Bien qu’il s’agisse d’une seule estampe, Rhinocéros puise ses origines dans une histoire fantastique.
Fig. 2 Salvador Dalí, Don Quichotte, L’Âge d’or, 1957 (détail de la page 62)
8. Salvador Dalí, musée Galliera, Paris, 1960, p. 84. 9. Dalí, Journal d’un génie, p. 190.
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10. Ibid., p. 148. 11. « Pornográfica la Divina Commedia a cura e spese dello Stato », Il Travaso, 10 octobre 1954. 12. La Vie publique de Salvador Dalí, Centre Georges Pompidou, Paris, 1979, p. 139. 13. Salvador Dalí, musée Galliera, 1960, Paris, p. 22. 14. Ibid., p. 15. 15. Dalí S, Comment on devient Dalí, Robert Laffont, 1973, p. 307. 16. Dante, La Divine Comédie, Imprimerie Paul Brodard, Paris, 1909. 17. Foret J. (ed.), L’Apocalypse, musée d’Art moderne, Paris, 1961, p. 17.
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Cette œuvre est inspirée d’une xylographie d’Albrecht Dürer, artiste célèbre pour son œuvre graphique, que le maître grava sur la base des descriptions du premier rhinocéros observé en Europe qui lui étaient parvenues. Dans cette gravure en technique mixte — eau-forte, aquatinte et pointe sèche —, Dalí conféra une importance majeure à la corne de l’animal. La corne de rhinocéros pousse naturellement en forme de spirale logarithmique, selon les proportions du Nombre d’Or et Dalí attribuait à l’animal de nombreuses connotations religieuses, esthétiques, érotiques, voire contradictoires10. Le rhinocéros apparaît pour la première fois dans son œuvre graphique dans diverses estampes de la Divine Comédie, où la corne fragmentée figure comme élément de la désintégration de l’image. Les illustrations pour la Divine Comédie de Dante Alighieri firent l’objet d’une commande du gouvernement italien en 1949, l’année où Dalí fut reçu en audience par le pape Pie XII. Cette commande fut cependant annulée en 1954 suite au rejet suscité par l’artiste et par ses illustrations taxées de pornographie par la presse italienne satirique11, lors de sa première exposition au Palacio Pallavicini de Rome12. Des années plus tard, ces illustrations en couleur à la gouache, à l’aquarelle, à l’encre et au crayon sur papier furent exposées au musée Galliera de Paris, assorties d’un luxueux catalogue qui annonçait la parution imminente de la Divine Comédie avec des reproductions xylographiques des aquarelles. Cette transformation s’avéra extrêmement fidèle aux illustrations originales et donna naissance à l’un des livres d’artiste de Dalí les plus remarquables. Les commentaires provocateurs et teintés de scandale formulés par Dalí au sujet de ces illustrations — « Je veux que mes aquarelles pour le Dante soient comme des empreintes légères de l’humidité d’un fromage divin ; de là leur aspect bariolé d’ailes de papillons13 » — constituent, en quelque sorte, un leurre. Comme l’indique Marcel Brion dans le catalogue de l’exposition : « … c’est de la pensée même de Dante, dans la Divina Commedia, dont Dalí s’est emparé, parce qu’elle était sienne déjà14 ». Cette symbiose avec le texte à laquelle l’artiste est parvenu prouve qu’en dépit de ses démentis15, Dalí connaissait parfaitement l’œuvre de Dante. C’est en tout cas ce que confirme un livre retrouvé dans sa bibliothèque personnelle, couvert de taches de peinture et d’une multitude de notes griffonnées dans les marges. Excellent témoignage de la façon dont l’artiste s’est éloigné d’une interprétation classique du texte pour établir un dialogue constant et profond avec le poète florentin, au moyen de son propre imaginaire16. L’exemplaire unique du livre de L’Apocalypse, réalisé « à la gloire des artisans », fut présenté au public au musée d’Art moderne de la Ville de Paris en mars 1961. Il est le fruit d’une proposition formulée par Joseph Foret, à laquelle Dalí répondit avec brio en exécutant le bas-relief de la couverture et trois estampes. Prenant ses distances à l’égard des techniques traditionnelles de gravure, il eut recours à des éléments extravagants liés à la vie terrestre et spirituelle. Il se livra même à une expérimentation sous la Tour Eiffel avec un rouleau compresseur qui écrasa une machine à coudre sur une plaque de cuivre. Ces interventions témoignent d’une volonté d’imprégner les œuvres du mouvement d’un monde en formation17. Une autre estampe, La Déposition de la Croix, réalisée à la même période, laisse clairement apparaître cet étroit rapport à la matière : là, c’est le tracé même de l’image qui décrit la souffrance, dans un geste empreint d’expressionnisme. Durant les années 1960 et 1970, de nombreux livres d’artiste comportant des gravures à la pointe sèche reflètent la spontanéité délibérée de Dalí et soulignent sa très grande maîtrise d’une technique où, contrairement aux autres procédés chalcographiques, l’artiste intervient directement à main levée sur la plaque de métal au
moyen d’une pointe. Pour mettre ces estampes en valeur, les imprimeurs de ces éditions eurent fréquemment recours à des techniques manuelles. Citons la technique de l’impression à la poupée qui permettait d’encrer le cuivre de plusieurs couleurs à la fois, ou celle du pochoir à la peinture à l’eau qui illuminait la gravure. Le Tristan et Iseult de 1970, illustré par Dalí de gravures à la pointe sèche colorées à la poupée, obéissait aux mêmes principes, remettant ainsi au goût du jour cette légende d’amour courtois de l’époque médiévale celtique. Il procéda encore de la même façon dans Le Décaméron de 1972, avec des interprétations irrévérencieuses et cocasses des récits lestes et profanes de Boccace. Dans Les Caprices de Goya de Dalí, Dalí revisita de son humour mordant les eaux-fortes de Goya. Réalisées entre 1796 et 1797, les gravures originales se présentaient comme une caricature de l’époque, affichant de nombreuses allusions à la corruption en jouant sur le double sens verbal et visuel. Dans certaines de ces illustrations, Goya procéda à quelques changements, probablement en raison du caractère risqué du contenu, comme le montrent les différences qui apparaissent entre un dessin préparatoire et la version définitive de la gravure Caricature joyeuse18 où le nez-pénis du religieux a, de fait, disparu. Dans son travail de réinterprétation, dans ses transformations « graffitiques » exécutées à la pointe sèche sur les reproductions de Goya, Dalí mit précisément l’accent sur les apports sexuels et scatologiques qui, cette fois, pullulaient. Les estampes finales qui résultèrent de ce travail opèrent une fusion entre passé et présent, raillant avec force la société du moment. L’œuvre graphique de Dalí reflète la recherche constante à laquelle l’artiste a soumis sa créativité, depuis ses débuts jusqu’aux œuvres mûries de la dernière période, en passant par les années surréalistes. Elle révèle une prise de conscience précoce, très en avance sur son temps, des possibilités publicitaires offertes par les moyens de communication et témoigne d’une capacité de projection peu répandue chez ses contemporains, d’une véritable prescience des changements artistiques à venir. Mais cette œuvre souligne aussi sa fidélité à l’égard des traditions de l’imprimerie dont toute la sagesse repose sur un vaste héritage artisanal ; des traditions qui ont alimenté l’énorme richesse et inventivité artistiques de Dalí, car la plupart de ses estampes furent réalisées dans les ateliers parisiens de grands maîtres imprimeurs. Le travail que Dalí a mené dans cette discipline l’a conduit vers des œuvres qui ont transcendé leur époque : dans ces livres d’artiste peuplés d’images venant illustrer les chefs-d’œuvre de figures littéraires universelles, Dalí a établi un dialogue entre monstres sacrés qui traverse le temps. Dans l’intensité de ses illustrations, il s’est confronté à l’univers de l’autre, sans tabou. Mais sa capacité à dresser le portrait de sa propre époque dans toute sa complexité souligne, une fois encore, l’érudition, l’engagement et la subversion de cet immense artiste. Juliette Murphy
18. Wolf R, Goya & the Satirical print, Godine, Boston, 1991, p. 39.
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les chants de maldoror 1934
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e premier ensemble présenté dans une série de pièces choisies est le très fameux Chants de Maldoror qui a acquis, a posteriori, une réputation quelque peu comparable aux écrits du marquis de Sade. Du vivant de leur auteur, Isidore Ducasse (né à Montevideo, Uruguay, en 1846), il y eut trois éditions successives. Le premier Chant est édité de façon anonyme en 1868 puis en 18691 ; enfin, l’ensemble complet des six Chants voit le jour cette même année 1869 à Paris chez Lacroix, Verboeckhoven et Cie qui publient des écrivains célèbres comme Zola, Hugo et Eugène Sue. Leur auteur signe « Comte de Lautréamont » pour des raisons que l’on peut comprendre étant donné le caractère sulfureux de tels écrits ; il meurt probablement de phtisie en 1870 au moment du siège de Paris par les Prussiens. Il n’a que vingt-quatre ans. 36
Dalí et le livre d’art
1 à 9 - Les Chants de Maldoror, 1934 Texte d’Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, illustré de quarantequatre héliogravures reprises à la pointe sèche de Dalí, 29,8 × 18,4 cm pour la suite, 22 × 16,5 cm pour le livre. Skira, Lacourière Tiré en 40 suites sur papier Japon et 60 copies du livre sur Arches Löpsinger Lutz W., Michler Ralf, 1994, p. 128-134
1 Sans titre (n° 11 du cat. raisonné) 2 Sans titre (n° 14 du cat. raisonné) 3 Sans titre (n° 19 du cat. raisonné) 4 Sans titre (n° 20 du cat. raisonné) 5 Sans titre (n° 22 du cat. raisonné) 6 Sans titre (n° 28 du cat. raisonné) 7 Sans titre (n° 31 du cat. raisonné) 8 Sans titre (n° 53 du cat. raisonné) 9 Sans titre (n° 54 du cat. raisonné)
De fait, une telle fulgurance ne pouvait pas rester inaperçue des surréalistes en mal de références, voire « d’ancêtres » comme Arcimboldo2. On trouve dans la prose de Ducasse les caractéristiques de l’étrangeté, de l’excès mais aussi un réel talent poétique nourri par des images issues du Nouveau-Monde. Nous savons par sa correspondance qu’il a habité en 1870 au 15 rue Vivienne3. Ce détail n’est pas sans importance puisque Salvador Dalí résida en l’Hôtel Vivienne et l’on peut avancer l’idée, bien en concordance avec la démarche du peintre catalan, d’une identification avec le jeune auteur français4. Le style de DucasseLautréamont s’avère déroutant car il combine la parodie du genre épique (Lamartine), des textes sacrés comme l’Apocalypse mais aussi l’apostrophe au lecteur que l’on trouve chez nombre
d’auteurs romantiques tel Alexandre Dumas. Il ne dédaigne pas non plus l’expression propre aux « feuilletonistes », ces écrivains payés à la ligne dans les journaux du xixe siècle pour tenir en haleine le lecteur par des récits d’aventures ou des drames à rebondissements. Ainsi on a pu reconnaître des références liées à Eugène Sue, l’un de ces auteurs les plus en vogue avec Ponson du Terrail. Les surréalistes vont découvrir Les Chants de Maldoror en 1919 grâce à Philippe Soupault qui, deux ans auparavant, en a trouvé l’édition originale chez Adrienne Monnier5. Outre le côté atypique de ce récit erratique qui met en scène une sorte de personnage vampire démoniaque et réprouvé – le fameux Maldoror –, on est frappé par la totale liberté du ton, les obsessions de l’auteur (goût du sang, sadisme et masochisme) mais aussi
une sorte d’écriture automatique si chère aux surréalistes, avant la lettre6. Il s’agit bien d’un discours révolté7 mais aussi très poétique et imprégné des beautés de la Nature8 sans éviter les images triviales et oniriques tel l’Univers souhaité sous la forme d’un immense anus9. On comprend mieux l’emploi qu’en firent les surréalistes n’hésitant pas à puiser dans les passages des Chants de Maldoror, en particulier la célèbre « rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie10 » qui est ainsi évoqué dans le Chant VI11. On comprend mieux les réticences d’André Breton qui ne désirait pas que cette œuvre soit mise entre toutes les mains, moins par sens moral que par crainte, nous semble-t-il, d’être accusé de plagiat. Les Chants de Maldoror furent donc un véritable eldorado pour les surréalistes et pour Dalí en particulier qui va y puiser en 1934 nombre d’images qui lui seront chères sa vie durant et, notamment, celle du rhinocéros. En effet, Lautréamont évoque ce dernier à deux reprises (Chant VI, 55 et 60) identifié avec le Tout-Puissant changé en cet animal cornu au moment de la lutte de Maldoror contre les puissances du Bien12. Toutefois, il n’est pas très aisé de comprendre la démarche dalinienne face à l’illustration d’un tel texte. Outre la pureté du trait et le côté linéaire des compositions, nous sommes tentés de penser qu’il n’y a quasiment aucun rapport entre les images et le texte. Dalí ne se prive pas, en effet, de laisser apparaître ses propres préoccupations esthétiques, ainsi que ses obsessions personnelles qui peuplent sa peinture dans les années 1930. En apparence donc, nous ne nous trouvons pas dans une démarche d’illustrations d’un texte littéraire ; il s’agit plutôt de deux expressions réunies en symbiose. Il demeure aisé de reconnaître plusieurs toiles de Dalí dans les gravures produites pour Les Chants de Maldoror :
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Le Spectre du Sex-Appeal (v. 1934, H/B, 17,9 × 13,9 cm, Fundació Gala-Salvador Dalí, Figueres) apparaît quasiment tel quel dans la planche n° 2 (n° 14 cat. rais.) monté sur un socle monumental tel une statue antique sur fond de paysage du Cap Creus. L’Angélus de Millet (v. 1857-1859, musée du Louvre) tant de fois repris par Dalí13 surgit dans au moins trois planches (n° 28-30 et 37 du Cat. rais.). Bon nombre d’éléments secondaires sont reconnaissables entre tous : les béquilles soutenant les structures improbables, symboles de fragilité, d’infirmité14 ; les structures molles comme les montres ou le réveille-matin. De même, les deux formes imbriquées ressemblant à des haricots (n° 26 du Cat. rais.) sont tirées d’un dessin « Ying yang » daté de 1934 (23,8 × 31,5 cm, coll. part.) où l’on distingue des lignes de fuite en perspective et le groupe de personnages de l’homme accompagné d’un enfant qui n’est autre que Dalí et son père. Mais le plus important, peut-être, réside dans les références artistiques daliniennes ; Goya tout d’abord dont la planche des Désastres de la Guerre, « Grande Hazaña con muertos » (fig. 1), sert de base à la planche n° 29. De même, la planche 31 a pour point de départ deux dessins Cannibalisme des objets (1932, crayon et
Fig. 1 Francisco de Goya, Les Désastres de la guerre : Grand fait d’armes avec des morts, 1810/1820, pl. 16, eau-forte, lavis et pointe sèche, 23,5 x 32,2 cm / Castres, musée Goya
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encre, 33,2 × 23,5 cm, coll. part., New York) et Bureaucrate et machine à coudre (crayon, stylo et encre, 31,1 × 22,2 cm, coll. part.15) mais aussi un célèbre tableau de Rubens conservé au musée du Prado, Saturne dévorant ses enfants, peint pour le décor de la Torre de la Parada (fig. 2). Il n’est pas non plus fortuit que les deux dernières planches se réfèrent à la Renaissance italienne (on pense aux Ignudi de Michel-Ange pour la Sixtine, pl. 53) et aux reliefs antiques : le pied fracassé ou plus exactement découpé en tranches n’est autre que le pied colossal de la statue de Constantin du musée du
Vatican (fig. 3). Outre la présence de Gala (pl. 19), thème obsessionnel majeur, Dalí demeure aussi marqué par une formation classique rigoureuse. L’étude de la planche 14 et de la planche 31 a démontré l’emploi par l’artiste des reports de compas pour déterminer les points remarquables ainsi que l’usage du Nombre d’Or16. Nous constatons son extraordinaire capacité d’assimilation et d’invention associée à l’étrangeté d’un monde onirique propre à constituer un cheminement paradoxal et intérieur tout comme Isidore Ducasse prétendait le faire. J.-L. A.
Fig 3 Fragment d’une statue monumentale de Constantin, Rome, musée du Capitole
Fig. 2 Peter Paul Rubens, Saturne dévorant ses enfants, 1637, huile sur toile, 180 x 87 cm, Madrid, musée du Prado
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1. Imprimerie Balitout, Questroy et Cie, 1868, in Evariste Carrance, Parfum de l’âme, Bordeaux, 1869. 2. Les surréalistes n’ont pas su ou voulu voir la pensée néo-platonicienne qui sous-tend les fameuses peintures du peintre italien du xvie siècle. Ils ont retenu son étrangeté (comme pour Bosch) ainsi que sa monstrueuse apparence du réel. 3. Lettre à M. Darasse, en date du 12 mars 1870, in Lautréamont, œuvres complètes, éd. R. Laffont, Paris, 1980, p. 800-801. 4. Dalí a rédigé en 1934 une introduction au catalogue de l’exposition des Chants de Maldoror à la galerie des Quatre Chemins à Paris, voir cat. Dalí 1979-1980, p. 331-332. 5. La Maison des Amis des Livres, au 7 rue de l’Odéon dans le Quartier Latin, était tenue par Adrienne Monnier qui autorisait la consultation des ouvrages ainsi que leur lecture. André Breton, Louis Aragon, Paul Éluard et Philippe Soupault comptaient parmi ses habitués. 6. Chant I, 9 : invocation à l’Océan. 7. Chant II, 20 : considération sur la Gloire, chair à canon. 8. Chant I, 9 : « Le poulpe au regard de soie ». 9. Chant V, 48. 10. Voir cat. Dalí, 1979-1980, Centre Pompidou, p. 330-339. 11. Chant VI, 53. 12. L’enjeu en est le jeune Mervyn qui sera lancé depuis la colonne Vendôme sur le dôme du Panthéon. 13. Voir L’Angélus, v. 1932, H/B, 16 x 21,20 cm, coll. Seroussi-Mendon. On remarque aussi la reprise d’un célèbre tableau de Meissonier, Napoléon pendant la Campagne de France. 14. Rappelons au passage que ces béquilles s’accumulaient en exvoto dans les sanctuaires réputés pour des guérisons miraculeuses et que Dalí a dû voir comme il a certainement en tête les peintures catalanes du Moyen Age. 15. Voir cat. Dalí, 2012-2013, p. 162 et 163. 16. φ = 1 + √5/2 = 1,618 (voir démonstration p. 47) Sur ce point Dalí a rédigé 50 secrets magiques, écrit en 1947 et publié en 1974 en français où il se veut l’héritier de la technique des Anciens. Voir cat. Dalí, 1979 (80, p. 403-414, article d’Anne Bernard où il y recommande l’emploi de la géométrie, des tracés régulateurs et de la Section d’or pour composer les tableaux. Il étudie en 1948 La Divine Proportion de Luca Pacioli (1445-1510). Bibliographie : Michèle Broutta et les éditions O.G.C. Un parcours d’éditeur d’art, musée de l’Hospice de Saint-Roch-Issoudun, 14 oct.18 déc. 2011, p. 14-15.
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Démonstration pl. 2
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BJ est la médiane horizontale de l’œuvre. Par elle passe la béquille qui soutient le bras droit du Spectre du SexAppeal. BP sur PJ nous donne le Nombre d’Or. AC reporté sur AK par A donne le point L. L’arc CL passe par 0. Ce même point O est aussi matérialisé par l’arc DM depuis C en prenant pour rayon CD, c’est-à-dire la longueur LE. Le report de L sur KE par K (arc LI) nous donne sur KE une proportion du Nombre d’or (KI/KE = 1,6), il en est de même pour LA/LK.
Le point O est le centre de convergence de toutes les lignes obliques OB1, OC1, OD1, OD2 et OF. Il est obtenu par le croisement de l’arc CO depuis B (C étant le milieu du côté BD) et de l’arc AE par F (F étant le milieu du côté AE). BB1 est le cinquième du côté BD ; B1C est égal à la moitié de la médiane horizontale FC et C1C est égal à son quart. D2 est obtenu par report de C sur ED par F. D1D est égal à 1/10 de DC.
Le point O1 est trouvé en reportant D sur BJ par J et 001 permet de trouver le bord du socle. Le report de E sur BJ nous offre les points O2 et O3 sur NF autorisant le tracé du bord inférieur du socle. Enfin OJ1 peut être tracé car J1 est figuré par KJ1 égal au tiers de KE, le côté inférieur. D1 O3 J2 E délimitent un carré aux côtés égaux 2 par 2 (O3J2 = D1E), NF obtenu en joignant O et O3 possède aussi des caractéristiques remarquables : FE = le quart de KE ; N est obtenu par le report d’arc depuis D2 (projection de OO1 sur CE) par K.
L’ensemble de ces axes est donc calculé en fonction de reports d’arcs et de mesures significatives (1/10, 1/5, 1/4, 1/2). J.-L. A.
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978-2-7572-0825-0
30 €
CASTRES