Ce projet a reçu le soutien d’Olympus France. L’ouvrage est publié en parallèle à l’exposition de Denis Rouvre aux Rencontres d’Arles 2014.
Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Conception graphique : Christian Kirk-Jensen / Danish Pastry Design Fabrication : Michel Brousset, Béatrice Bourgerie, Mélanie Le Gros Suivi éditorial : Anne Thomas-Belli Contribution éditoriale : Anne-Claire Juramie
© Somogy éditions d’art, Paris, 2014 © Denis Rouvre, 2014
DES FRANÇAIS
IDENTITÉS, TERRITOIRES DE L’INTIME DENIS ROUVRE
PRÉFACE | DANIEL PENNAC
Qui suis-je ? À chaque visage qu’il saisit, l’objectif de Denis Rouvre donne une singularité. Aucun doute, nous sommes chaque fois devant quelqu’un. Le visage nous frappe par son être là – et bien là ! C’est une « gueule », comme on dit. Mais quand on demande à cette gueule de se définir, la complexité s’en mêle, ce qui se dit n’a pas la netteté de ce qui se voit, en un mot ça s’humanise et l’image se brouille. L’homme est un être flou qui cherche à faire le point. Écoutez-les, ces visages si nettement dessinés, écoutez leur complainte : je suis ici mais je viens de là-bas, je suis un fils qui ne veut pas être son père, je suis français mais on a tué les miens parce que Juifs, je suis un bâtard qui fait le grand écart, mon identité c’est d’avoir déchiré ma carte d’identité, je suis un homme qui ne sera jamais une vraie femme, je suis celle qui parle deux langues, je suis un enfant adopté qui se veut de tous les sangs, je suis mon nom mais je veux être ce que je fais, j’ai deux passeports mais je ne me sens de nulle part, on me demande d’où je viens quand je n’aimerais qu’être d’ici, je suis de quelque part mais je me veux terrienne, je suis un enfant sans père devenu père de quatre enfants, tous les miens sont d’ailleurs et moi je suis d’ici, je suis une frontière… Longue et lancinante poétique où le « je » dit l’ici et où l’« être » dit l’ailleurs. C’est un cœur que j’entends battre, le cœur d’une humanité qui se projette de l’intime à l’étranger et de l’étranger au plus intime, du maintenant aux origines et des origines à l’instant même, un cœur qui bat dans l’espace et dans le temps, un cœur qui accepte et qui refuse, qui embrasse et qui rejette, un cœur qui pose une question et un visage qui est une réponse, chaque photo le prouve, – et quelle réponse ! –, mais bon dieu, à quelle question ? Quant à moi, en refermant ce si beau livre, je me sens seul comme l’homme, et comme lui innombrable.
INTRO | NATACHA WOLINSKI
Mon pays, c’est le monde. De la Bretagne à la côte basque, de la Vendée à l’Alsace, Denis Rouvre a fait depuis deux ans un tour de la France, celle des villes comme des campagnes, emmenant dans sa roue des Français qu’il a photographiés et interrogés, produisant une installation sur la question de l’identité qui mêle images et voix. À l’heure de la mondialisation et, simultanément, de la tentation sectaire du repli, il a demandé à chacun d’eux : « Qu’est-ce qu’être français aujourd’hui ? ». Denis Rouvre qui, longtemps, a cadré des titans du bout du monde – lutteurs sénégalais, sumos japonais, sadhus des bords du Gange – a fait retour sur son pays et cherché ce qui, dans la France, le reliait au reste de la planète. Il a rencontré des centaines de femmes et d’hommes, certains Français de souche depuis des générations, d’autres récemment enracinés. Il a donné la parole à ces Français de tous âges et de toutes origines que l’on ne consulte pas d’habitude, à ces anonymes, dont les mots, tantôt offensifs, tantôt hésitants, définissent une géographie à échelle humaine qui dépasse les seules frontières du pays, un territoire où l’homme, vaille que vaille, se tient debout et tente de tenir son rôle dans la grande marche du monde. De ces personnages ordinaires, Denis Rouvre a fait des héros extraordinaires. Il les a éclairés sur fond noir, comme dans les portraits de la Renaissance, leur conférant ainsi la noblesse de ceux qui sont maîtres, parfois sans le savoir, de leur royaume. Il a accusé les rides, fortifié les regards, cherchant dans les visages dépossédés de tout artifice les traces d’un vécu, travaillant dans l’épaisseur des corps, parvenant, en dépit de la rigidité de son dispositif, à les rendre tous différents et tous uniques. Et ce faisant, dans ce face à face qui tient autant de la confrontation que du partage, il s’est aperçu que c’était dans le regard de l’autre, si singulier soit-il, qu’il pouvait partir en quête de sa propre identité.
« Je est u Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Demeny, 15 mai 1871
n autre. » jjhgjhg
Prenom Nom, age, Région
Je me définis comme un intellectuel critique et je pense que ce qui a aidé à me forger mon identité, c’est mon engagement politique, notamment à partir de la guerre d’Algérie. Je suis un citoyen du monde engagé. François Chesnais, 80 ans. Né à Montréal (Québec). Vit à Paris.
Je suis métissée du Sénégal et de la France. Je me sens très différente des autres, surtout dans ma classe, car je suis la seule à avoir des origines africaines.
Je vois que mes cheveux ne sont pas pareils, mes lèvres, ma couleur de peau. Être métisse, c’est l’abolition du racisme ! Françoise Maillard, 18 ans. Née à Dakar (Sénégal). Vit à Arles.
Je crois que je me suis construite sur un gros handicap : je suis née avec un œil qui ne voit pas… et donc, il a fallu vivre avec ça. C’est pas évident, mais je crois que c’est ça qui m’a construite, parce que du coup, j’ai été un peu surprotégée par mes parents. En même temps, je me suis toujours sentie différente, car je me suis fait beaucoup moquer. Catherine Jalaber, 65 ans. Née à Laon. Vit à Paimpol.
Pour moi, l’identité, ça a plusieurs reliefs. Je suis né d’une mère parisienne d’origine auvergnate et d’un père roumain réfugié politique après la Seconde Guerre mondiale. Moi, dès mon jeune âge, j’ai voulu être clodo, mais une espèce de clochard céleste ou balayeur – balayeur, peut-être pour nettoyer les poussières du Temps ou de l’Histoire. Constantin Leu, 50 ans. Né à Boulogne-Billancourt. Vit à Paris.
Je suis née sur la ligne de démarcation. Mon identité, disons que j’ai de la famille en Israël, donc ça joue un peu, mais enfin... on évite d’en parler parce que, en réalité, je suis presque une survivante de la guerre. On a presque tiré un trait dessus. Mais maintenant, on est français, vraiment français. Claude Privé, 75 ans. Née à Valençay. Vit à Seillons-Source-d’Argens.
Je suis français dans ma tête, je suis marseillais dans mes tripes et je suis irlandais de cœur. Je cherche à me construire à travers ces identités plurielles. Vincent Karle, 38 ans. Né à Metz. Vit à Sassenage.
Je suis d’ici, mes parents sont d’ici, mes arrière-grands-parents sont d’ici. On est vraiment du coin. En plus, il y a cette maison dans laquelle je suis né. Jean Dufourg, 87 ans. Né et vit à Biarritz.
Je suis de nationalité française d’origine tzigane russe. Mon identité, elle est française et tzigane et très liée à la communauté rom.
On veut tuer le Rom, on veut tuer l’étranger. Faut pas…
Robert Demeter, 59 ans. Né à Paris. Vit à Noisy-le-Sec.
Moi, mon identité, c’est ma personnalité. Danielle Deladreue, 72 ans. Née à Saint-Étienne. Vit à Garéoult.
Ma mère est hollandaise, mon père est normand. Moi, j’ai grandi à Biarritz, mais je ne me sens pas basque parce que pour moi, être basque,
c’est parler le basque.
Ma mère ne m’a jamais appris le hollandais, donc je ne me sens pas hollandaise non plus. Mais quand je vais en Hollande, quelque chose me dit qu’il y a un bout de moi là-bas. Emmy Martens, 26 ans. Née à Paris. Vit à Biarritz.
L’identité, c’est quelque chose que l’on est, certes, mais que l’on peut aussi choisir. J’ai choisi mon nom, Andreas, qui signifie « homme » en grec. Cette ambivalence me correspond parfaitement. Andreas MB, 25 ans. Née et vit à Paris.
Je suis né dans une exploitation agricole, ce qui fait que j’ai été ensuite un agriculteur. Je n’ai pas choisi de naître à cet endroit.
On a choisi pour moi.
Et quand on a commencé à être paysan, c’est difficile de changer. C’est une partie de l’identité. Jean-Paul Giroud-Trouillet, 73 ans. Né à La Tronche. Vit à Saint-Vincent-de-Mercuze.
Mon identité, elle se perd dans la nuit des temps.
Les origines de ma famille remontent en gros à la guerre de Cent Ans. Mon nom est celui du village de Cailly, où mes ancêtres habitaient au xve siècle. Aujourd’hui, il n’y a plus un seul Cailly à Cailly. Être français, pour moi, c’est le fait qu’on a toujours été français. René Cailly, 90 ans. Né à Voiron. Vit à Saint-Alban-Leysse.
Je suis de la Dass. Mes parents… je sais pas. Paraît-il… l’un de Lyon, l’autre de Bourg-en-Bresse. Moi, je suis français, je suis né ici. Je vis dans un centre d’aide au travail. Michel Maillet, 64 ans. Né et vit à Arbois.
Mon identité française, je la définis par rapport à mon attachement, je dirais même plus, à mon amour pour la langue française. Être française, pour moi, c’est ça :
partager cet amour de la langue, de la poésie, de la littérature, et en même temps, pouvoir parler à son boulanger ou au tailleur du coin. L’identité, c’est partager une langue commune. Marie Daisy Selin, 41 ans. Née à Saint-Louis-de-La Réunion. Vit à Paris.
Je suis né en France, d’un père russe et d’une mère bretonne. Je ne connais pas grand-chose sur la Russie ni sur mon père qui m’a eu très tard. Je me sens un peu déraciné. Mon nom russe, il a été difficile à assumer quand j’étais petit. Maintenant que je suis adulte, on s’y intéresse beaucoup, mais moi, je ne peux pas accéder à cette part de mon identité. Serge Kropotkine, 52 ans. Né à Clichy-sous-Bois. Vit à Voiron.
Mes parents se sont séparés quand j’étais très jeune. Ma famille, c’est un peu comme le jour et la nuit ! J’ai eu des demi-frères et des demi-sœurs, et je me suis retrouvée le cul entre deux chaises. Dans tout ça, j’ai cherché mon identité, et surtout à me forger ma personnalité. Maintenant, j’arrive petit à petit à ouvrir mon bec et à dire qui je suis. Bénédicte Caball, 31 ans. Née et vit à Perpignan.
Mon père était pasteur et ma mère a fait de la théologie. Mon inquiétude métaphysique, c’est peut-être eux qui me l’ont transmise. Sinon, avant, j’ai des ancêtres chimpanzés.
Mon identité, elle est mystique.
L’idée directrice, pour moi, c’est l’infini. Je suis né de l’infini, j’essaie d’en prendre conscience. À part ça, je me considère comme un mort-vivant, comme tout le monde autour de moi. On est une civilisation de morts-vivants, c’est-à-dire qu’on a une partie de nous qui est morte et l’on ne s’en aperçoit pas. Hahaha… ! Pierrick Wennegal, 61 ans. Né à Moyeuvre-Grande. Vit à Pont-de-Barret.
L’identité, c’est le regard des autres sur soi.
Mon identité, j’espère la connaître cinq minutes avant de mourir. Je suis né en France, mais j’ai vécu toute mon enfance à l’étranger. On me demande toujours d’où je viens à cause de mon nom et de mon accent. Je passe ma vie à me demander d’où je viens. Je ne veux pas que mes enfants se posent la même question. J’ai acheté un bout de terrain pour que, s’ils souhaitent malgré tout savoir où sont leurs racines, je puisse leur répondre : « Elles sont là, dans cette terre. » Vasco Bossio, 40 ans. Né à Boulogne-Billancourt. Vit à Manas.
Mes parents sont nés en Tunisie et eux-mêmes étaient déjà très mélangés : maltais, italiens et libyens. Ensuite, ils sont devenus français. J’ai passé une enfance comme ça :
dehors, c’était la France, mais quand je franchissais la porte de la maison, c’était une France différente : on ne mangeait pas comme les autres, on ne parlait pas tout le temps en français. Pourtant, malgré mon nom, être français c’est pour moi un état de fait. Thierry Xuereb, 57 ans. Né à Cognac. Vit à La Motte-Servolex.