George Desvallières et la Grande Guerre (extrait)

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© Somogy éditions d’art, Paris, 2013 Conception graphique : Ariane Naï Aubert Contribution éditoriale : Carine Merlin Suivi éditorial : Astrid Bargeton Fabrication : Michel Brousset, Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros ISBN 978-2-7572-0649-2 Dépôt légal : avril 2013


George

Desvallières et la Grande Guerre


Fig. 1. Le Drapeau du Sacré-Cœur, détail, 1918, huile sur papier marouflé, 295 x 225 cm, église de Verneuil-sur-Avre.

Préface

Un peintre d’avant-garde

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Annette Becker

Le combat d’un homme

11

Famille patriote 13 Chronique

26

1914 27 1915 33 1916 59 1917 89 1918 113


Sommaire

Peindre après la guerre 139 La chapelle de Saint-Privat (1919-1925)

141

Les vitraux de Douaumont (1927)

147

L’église Sainte-Barbe de Wittenheim (1929-1931)

159

Vision d’Apocalypse

Joyau pour la mémoire

Chemin de Croix en Alsace

La chapelle Saint-Yves (1931)

163

Lumière sur la guerre

Ultimes témoignages

171

Carte du front des Vosges

174

Chronologie sélective

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En hommage à Marguerite et George, Sabine, Richard, Daniel, Marie-Madeleine, Monique et France, et à tous les combattants de 1914-1918.

Pour Clément, Élise, Élodie, Sébastien, Gabriela et tous les autres…

« Déchiré dans les fils de fer, enlisé dans la boue, Il était près du pauvre homme qui grelottait dans la tranchée en attendant la mort, Il participait à toutes nos souffrances, Il était près des familles qui perdaient leur enfant, leur père, leur mari, leur fiancé, Il était près aussi de tous ceux-là qui sont montés vers Dieu. « Alors je vous le demande, chers confrères américains, après une telle vision de notre Christ encore et toujours crucifié, nous artistes qui avons la prétention d’être plus sensibles que les autres, qui pensons mieux voir les mouvements de l’humanité, pouvons-nous rester indifférents à de si graves événements ? « Vous avez été, nous avons été, les héros de la guerre, soyons des héros de la paix et pour cela soyons les héros de l’esprit. Tâchons d’élever l’esprit des autres, c’est la meilleure manière d’élever le nôtre. Et seulement dans l’expression religieuse nous pourrons atteindre à ce but. « Ne pensons qu’à la Gloire de notre Christ et notre œuvre, de personnelle deviendra générale. » George Desvallières, notes écrites sur le paquebot qui le mène aux États-Unis à l’occasion de l’Exposition internationale de Pittsburgh, début avril 1923.


Fig. 2. Sacré-Cœur dans un éclatement, 1925, huile sur toile, 81 x 65,5 cm, coll. part.


Préface Un peintre d’avant-garde Annette Becker,

historienne, vice-présidente de l’Historial de la Grande Guerre (Péronne), professeur des universités à l’Université Paris-Ouest-Nanterre et membre de l’Institut universitaire de France.

Le sabre, le pinceau, le goupillon : on pourrait schématiser ainsi la carrière de George Desvallières, et l’on aurait raison… et tort. Si le jeune homme issu d’une famille hautement patriote désespérée par la défaite de 1871 entreprend la carrière des armes, sa dilection va à la peinture. Il a pour maître puis ami Gustave Moreau et défend avant 1914 comme vice-président du Salon d’automne les artistes non académiques, y compris les fauves et les cubistes. Le terme d’« avant-garde » créé par Félix Fénéon en 1886 à partir du vocabulaire militaire est fort approprié au militaire-artiste Desvallières. En 1904, le peintre rencontre l’écrivain Léon Bloy, formidable passeur vers le catholicisme, et il se convertit. Comme Bloy ou son ami Maurice Denis, avec qui il fondera en 1919 les Ateliers d’art sacré, Desvallières est persuadé que l’art naît de la foi. Jacques Maritain, autre converti de Bloy, l’a exprimé mieux que personne : « Si vous voulez faire une œuvre chrétienne, soyez chrétien, et cherchez à faire œuvre belle, où passera votre cœur ; ne cherchez pas à faire chrétien1. » Desvallières s’engage dès 1914 malgré son âge ; ses œuvres les plus remarquables naissent de la rencontre de la mort de masse et de la foi dans le conflit où il se reconvertit, soldat, peintre et chrétien. Un de ses fils meurt au combat, une fille naît, elle est prénommée France. La guerre et la foi ; un de ses biographes lui fait dire : « La guerre, je me suis aperçu que je la regardais avec une curiosité d’artiste. […] J’ai récité un De profundis pour les pauvres gens qui mouraient. […] Je me disais : “Si j’en reviens, je ne ferai plus que des Saintes Vierges bleues et roses2.” » Hagiographie, imagerie saint-sulpicienne bien adaptée à ce que voulaient croire les catholiques bien-pensants ? Toute l’œuvre de l’artiste dans l’après-guerre dément cette phrase, qu’il a pourtant écrite dans son discours d’entrée à l’Académie des beaux-arts en 1930 : « Pendant cette période, je n’ai pas besoin de vous dire que je ne m’occupais guère de peinture, je m’interdisais d’ailleurs toute espèce d’observation du drame qui pesait autour de moi, et même je me disais : je ne ferai plus que des Vierges roses et bleues. » Desvallières mêle les registres de l’imagerie chrétienne traditionnelle et de la subtile peinture symbolique dont il est issu en partageant quatre thèmes du fond commun chrétien de l’Europe si bien adaptés à la guerre mondiale : le massacre des innocents, l’Apocalypse de Jean, la Passion et la Résurrection du Christ, le chagrin de la Vierge ; espoir, désespoir, apocalypse, rédemption, souffrance, sacrifice, croisade emplissent ses compositions noires, violentes, pour de grands ensembles monumentaux commandés à Paris, à Saint-Yves, à Pawtucket dans le Massachusetts, à Saint-Privat au-dessus du pont du Gard, à Douaumont, où les vitraux de la chapelle de l’Ossuaire résument son art, sa foi, sa résilience chrétienne face au drame de la guerre. À Wittenheim, c’est un Chemin de Croix qu’il compose, comme si les stations de la Passion représentaient ce qu’a été son engagement spirituel et artistique, mise en abyme de toutes ses œuvres religieuses, emboîtement de ses chemins de croix dans le Chemin de Croix. En 1923, alors qu’il est exposé à Pittsburgh, le critique du New York Times traite avec éloge de l’« intensité et énergie spirituelles » de ses œuvres et lui donne plusieurs fois la 8


parole : « Monsieur Desvallières explique cette nouvelle tendance de l’art religieux, particulièrement marquée en France, comme l’une des conséquences de la guerre, qui a non seulement transformé le choix des sujets mais aussi la manière dont les artistes les traitent. […] “Nous qui avons vu la guerre, les massacres, les dévastations, les souffrances des nations ; nous qui sommes encore tout secoués de violentes émotions, nous ne pouvons plus produire des œuvres conventionnelles pleines de douceur et de tendresse calme jusque dans les couleurs. Nous exprimons ce que nous ressentons3.” » Ce qu’il ressent alors, une œuvre de 1925 le montre particulièrement. « Obus Christ 4 » a été tout récemment retrouvé par Catherine Ambroselli de Bayser, qui mène avec son mari et d’autres membres de sa famille une quête si bien exposée ici pour faire revivre l’intelligence artistique et la ferveur de l’homme, son grand-père. Des barbelés, un no man’s land brun de terre et de sang séché, des corps morts, revêtus d’uniformes bleus à peine discernables tant ils sont assombris par la terre, tâchés, entassés. Une guerre brute et brutale. Un obus, énorme, va s’abattre sur les restes déjà méconnaissables ; mais non, l’obus se transforme, il va reprendre le chemin du ciel, ne pas s’écraser, car le Christ est en lui, fait de lui, le Christ combattant venu enlever à l’horreur de la terre en guerre les morts qui ont si bien su imiter ses souffrances, pour les mener vers la résurrection dans une grande spirale de fumée. Le critique du New York Times disait à propos de l’œuvre destinée à la chapelle de Saint-Privat : « L’intelligence, la culture, qui rayonnent de cette œuvre sont soutenues par le caractère de son coloris et la violence contenue de son attraction. […] Entre les hommes qui sortent des tranchées et ceux qui montent vers le ciel, l’artiste a placé le Christ, dont le cœur même est au centre du drapeau qu’il tient contre sa poitrine. Le Christ qui a enduré toutes les souffrances endurées par les combattants5. » Il n’est pas étonnant que quelques années plus tard Léon Poirier ait confié l’affiche de son film Verdun, visions d’histoire (1928, fig. 74) à l’artiste : qui donc eût pu mieux représenter les trois Visions de la bataille : La Force, L’Enfer, Le Destin ? Les soldats sont accablés par la croix qu’ils portent. Le Christ est bien toujours au milieu d’eux, l’un d’eux, et tous à la fois, mais lui-même n’est plus représenté que dans l’écrasement de la souffrance. Sous son dessin, Desvallières a écrit en lettres capitales : « À tous les martyrs de la guerre ». Martyr, en grec, signifie « témoin » : souffrir et dire, souffrir et montrer. Un jour peut-être viendra la résurrection, un jour ces combattants sortiront du tombeau. Mais quand ? L’ancien combattant, ami des arts, Vallery-Radot : « Desvallières est le seul peintre qui ait su nous révéler le sens de la guerre. […] Cette guerre n’a pas seulement éprouvé l’homme par le fer et le feu ; elle l’a lentement torturé par un ensevelissement lugubre de quatre années. […] Dans cet abandon de tout l’être, ce chrétien a vu l’Homme de douleur lui montrer son visage couronné d’épines et lui offrir à nouveau ses dons méprisés : la pauvreté, la charité, l’obéissance, la Croix enfin6. » Le vocabulaire religieux a dominé chez croyants et non croyants pendant et après le conflit, du « miracle » de la Marne à l’« enfer » de Verdun. Desvallières, qui croyait, a su exprimer par son art qu’on pouvait aussi ne pas ou ne plus croire dans cet enfer ; c’est ce paradoxe encore et encore représenté qui fait la force de son art, jusqu’à aujourd’hui.

1. Jacques Maritain, Art et scolastique, Librairie de l’art catholique, 1920, p. 113. 2. Albert Garreau, George Desvallières, Les Amis de saint François, 1942. 3. « Religious Art in France », New York Times, 29 avril 1923, p. E6, traduction originale. 4. Sacré-Cœur dans un éclatement [fig. 2]. 5. « International Exhibition at Pittsburgh ; Foreign Section », New York Times, 29 avril 1923, p. SM12. 6. Robert Vallery-Radot, « Desvallières », L’Art et les artistes, no 100, octobre 1929.

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Le combat d’un homme

Peintre jusqu’à près de 90 ans, George Desvallières (1861-1950) a traversé les guerres de 1870, 1914 et 1940. Il a 53 ans lorsque, officier de réserve, il s’engage en août 1914 avant d’être envoyé sur le front d’Alsace pour défendre la barrière des Vosges. S’il participe activement au conflit comme chef d’un bataillon territorial de chasseurs à pied, il a déjà mené bien d’autres combats.

Artiste reconnu, membre fondateur et vice-président du Salon d’automne1, Desvallières occupe une place importante dans le monde de l’art, sur les cimaises et dans les publications artistiques. Dès 1903, il s’illustre comme chef de file d’un fervent combat mené pour ce salon révolutionnaire, prenant la défense des peintres de talent écartés des salons officiels qu’il place lui-même à l’honneur, sous le feu des critiques. Il lutte aux côtés des fauves, ce qui lui vaut le surnom d’« Oncle des fauves2 », défend les cubistes3 jugés scandaleux et œuvre pour la reconnaissance des artistes décorateurs4 dont la modernité dérange. Dans la lignée familiale, il prône « le mérite des femmes ». Le titre de ce poème (1801) de son arrière-grand-père Gabriel Legouvé5 revient souvent sous sa plume. Après avoir présenté des portraits remarqués de femmes du monde ou de sa famille dès 1883, il expose, à l’aube du xxe siècle, ses célèbres « créatures » de Londres ou du Moulin-Rouge pour en dénoncer la misère6. Desvallières met ainsi en avant les femmes, auxquelles les hommes doivent tant, tout en défendant celles qui se perdent à cause d’eux. Peignant les splendeurs et la décadence de la vie nocturne à la manière de Rouault ou de Toulouse-Lautrec, il veut les libérer de leur sort et dénoncer la turpitude des hommes. Cette détresse des femmes qui l’interpelle au plus profond de son être participe à sa conversion de 1904. Désormais, il voit le Christ incarné partager les souffrances de l’humanité. Dans son SacréCœur7 [fig. 3], composé en 1905, le Christ de la Passion couronné d’épines, au-dessus de Pigalle, ouvre sa poitrine de ses mains pour donner son

cœur. Cette représentation de celui qui offre sa vie pour ses frères préfigure la vision religieuse de Desvallières sur la guerre : « Si la guerre est abominable parce que l’on s’y tue les uns les autres, elle est admirable cependant puisque, tout aussi positivement, on y meurt les uns pour les autres8. » Depuis sa conversion, il souhaite renouveler l’art chrétien. Nouveau combat qu’il engagera après ses quatre années passées sur le front des Vosges. En 1911, il a lancé le projet de fonder une école pour amener les jeunes artistes croyants vers un art plus authentique que l’art sulpicien, entraînant dans cette aventure son ami Maurice Denis. Ainsi naîtront les Ateliers d’art sacré en novembre 1919, place de Furstenberg à Paris, dont ils prendront tous deux la direction. Mais, en cet été 1914, son destin l’attend. George Desvallières s’apprête à mener le grand combat de sa vie. Nommé chef d’un bataillon, il entraîne quatre années durant ses hommes sur les montagnes des Vosges. Car s’il reste un artiste dans l’âme, seule compte désormais à ses yeux sa nouvelle mission de commandant. Meneur et soutien de ses chasseurs, il ne peindra pas la guerre : « Je me suis aperçu que je la regardais avec une curiosité d’artiste. Alors j’ai fermé les yeux. J’ai récité un De profundis pour les pauvres » Tout juste gens qui mouraient9.  dessinera-t-il quelques croquis qu’il enverra à son épouse Marguerite. Cette première traversée de la Grande Guerre avec le commandant Desvallières est construite à partir de la correspondance10 exceptionnelle qu’il a entretenue pendant quatre années sombres et décisives passées sur le front. Elle éclaire l’impressionnante production artistique de George Desvallières peintre, après la guerre. Déchiffrer, retranscrire, lire ces trésors d’humanité porte à la méditation et au partage.

1. Catherine Ambroselli, George Desvallières et le Salon d’automne (G.D. et le S.A.), Somogy, 2003. 2. Id., p. 70-71. 3. Id., p. 112-117. 4. Id., p. 99, 121 et 129, et Catherine Ambroselli de Bayser, « Fauvisme, cubisme et arts décoratifs : le rôle central de George Desvallières », Années folles, années d’ordre. L’Art déco de Reims à New York (catalogue d’exposition, musée des Beaux-Arts de la Ville de Reims), Hazan, 2006, p. 60-69. 5. Cf. p. 13, et G.D. et le S.A., p. 9. 6. G.D. et le S.A., p. 29 et 31. 7. Cette œuvre est exposée au Salon des indépendants en 1906. Cf. G.D. et le S.A., p. 31, ill. 30. 8. George Desvallières, préface du catalogue de l’exposition Œuvres de Desvallières. Peintures, pastels, dessins (1890-1925), musée des Arts décoratifs, palais du Louvre, pavillon de Marsan, 4-19 avril 1925. 9. Père Régamey, « Desvallières au Saulchoir », La Vie intellectuelle, 25 septembre 1933. 10. George Desvallières. Correspondance de guerre, à paraître.

Fig. 3. Page de gauche : Sacré-Cœur, détail, 1905, huile sur papier marouflé sur toile, coll. part. Fig. 4. Le commandant Desvallières à Rochedure, 1915.

Le combat d’un homme

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Famille patriote

L’environnement familial de George Desvallières l’a poussé, jeune homme, à s’engager dans la défense déterminée de son pays, parallèlement à son parcours artistique. Sa filiation avec le courageux colonel écossais dont il se réclame, le choc de la guerre de 1870 sur ses proches au sortir de l’enfance et la perte des deux provinces à reconquérir ont orienté ses choix. Volontaire dans l’armée à 19 ans, il participera à des manœuvres temporaires avant d’intégrer les bataillons de chasseurs dont il appréciera tant l’esprit.

Mackenzie et Legouvé. La grand-mère maternelle de George Desvallières, Georgina Mackenzie1, naît à Lisbonne en 1804. Son père, John Mackenzie, colonel de l’armée britannique, combat alors les troupes napoléoniennes. Sa mère, née Sophie de Courbon, a déjà deux filles d’un précédent mariage, Flavie et Esthelle Thellier. « Comment fait-elle connaissance du colonel2 ? » Desvallières l’ignore, quand il retrace ses propres origines. Il sait toutefois qu’au moment où le colonel combat en Espagne, pendant les guerres de l’Empire, « il emmène les deux filles de sa femme à Lisbonne, où il venait d’avoir de Madame Thellier une petite fille, Georgina ». Sa demi-sœur, Flavie, se souvient « de la richesse des meubles dorés des maisons qu’elles habitaient » et a souvent raconté à ses petits-neveux Desvallières comment sa mère Sophie suivait, avec Georgina enfant, son mari dans les camps. Mais le 15 janvier 1809, après une journée de rude combat, John Mackenzie est mortellement blessé dans la bataille de La Corogne, au nord-ouest de l’Espagne : « Le regretté lieutenantcolonel Mackenzie du 1er bataillon du 5e régiment s’est particulièrement distingué par son activité et sa bravoure. Ayant eu un cheval tué sous lui, il remonta sur un autre, s’avança de nouveau à l’attaque et, malheureusement, reçut une balle de mousquet qui a causé sa mort quelques heures plus tard3. » De son père, Georgina héritera le courage. La femme de l’illustre poète Gabriel Legouvé, auteur du Mérite des femmes4 (1801), meurt elle aussi en 1809 à Paris. Ernest, leur fils unique,

n’a que 2 ans. Le 31 août 1812, Gabriel Legouvé disparaît à son tour. Jeune orphelin de 5 ans recueilli par ses grands-parents maternels, Ernest est élevé par sa tante Lucile Sauvan5, qui dirige un établissement de jeunes filles dont fait partie Georgina Mackenzie. Les deux jeunes orphelins se rencontrent. Ils se marieront le 6 février 1834. Ernest parle avec admiration de sa « belle guerrière », « My fair warrior6 » ! Ainsi se transmettra de génération en génération le courage exemplaire du colonel Mackenzie, dont ses descendants se réclameront. George Desvallières évoquera souvent cet aïeul écossais, dont il fait sienne la « vaillance », le maître mot de toute sa guerre dans les tranchées. Aussi rappelle-t-il souvent l’orthographe anglaise de son prénom, comme une solide marque de fabrique. En 1926, heureux d’écrire un article sur l’art religieux dans une revue de langue anglaise, celle de ses anciens

Fig. 5. Page de gauche : Autoportrait au chapeau, 1888, huile sur bois, 34 x 26 cm, coll. part.

Fig. 6. George Desvallières en grande tenue de chasseur à pied, vers 1890.

1. Georgina de Courbon Mackenzie (1804-1856). Cf. Catherine Ambroselli, George Desvallières et le Salon d’automne (G.D. et le S.A.), Somogy, 2003., p. 11-12. 2. George Desvallières (G.D.), note manuscrite, archives privées (AP). 3. Henry Milburne, A Narrative of Circumstances Attending the Retreat of the British Army Under the Command of the Late Lieut. Gen. Sir John Moore. With a Concise Account of the Memorable Battle of Corunna, and Subsequent Embarkation of his Majesty’s Troops and a Few Remarks Connected with These Subjects in a Letter Addressed to the Right Honourable Lord Viscount Castlereagh, one of His Majesty’s Principal Secretaries of State, Londres, 1809, p. 49. Traduction Priscilla Hornus. 4. G.D. et le S.A., p. 9-10. En 1914, Richard et Daniel, les fils de Desvallières, emportent dans leur paquetage ce long poème qu’ils lisent avec délice. 5. Lucile Sauvan (1784-1867) joue un rôle important dans l’éducation de son neveu. Cf. G.D. et le S.A., p. 10 et Émile Gossot, Mademoiselle Sauvan, Première inspectrice des écoles de Paris. Sa vie et son œuvre, 1884. 6. G.D. et le S.A., p. 11.

Famille patriote 13


Fig. 7. Ernest, Georgina et Marie Legouvé, vers 1856, photographie du daguerréotype.

Alliés de la Grande Guerre, il signale au rédacteur en chef qu’il garde « très précieusement en [son] cœur [ces] quelques gouttes de sang écossais laissées7 » par le colonel Mackenzie et sa fille Georgina. Il leur voue « un culte particulier », au point que, pendant la Campagne, tous ses efforts étaient « tendus vers cette pensée : ne pas être indigne de cet ancêtre tombé jadis en Espagne », lui qui aurait tant aimé « combattre aux côtés de ces Highlanders admirés de tous ». Ernest et Georgina Legouvé donnent naissance à Marie, en 1835, et à Georges, en 1838, famille heureuse installée dans leur maison, 14, rue Saint-Marc, dans le 2e arrondissement de Paris. Auteur dramatique, élu à l’Académie française en 1855, Ernest accueille dans son salon la fine fleur des lettres et de la musique8. La mort prématurée de son fils Georges en 1850 vient assombrir ce bonheur, d’autant plus que Georgina disparaît en 1856. Mais Ernest retrouve l’espoir dans le mariage de sa fille Marie [fig. 9] avec Émile Desvallières [fig. 10]. Il se ressaisit alors et développe une énergie qui lui fera remonter ses amis comme des pendules9 et le mènera, joueur d’escrime10 invétéré�, jusqu’à l’aube du xxe siècle. Il s’attachera à chacun de ses petits-enfants au point de suivre leur éducation personnellement : Maurice, né en 1857, George, en 1861, et Georgina, en 1867, habitent rue Saint-Marc et participent aux séjours de Maison-Rouge à Seine-Port. Fig. 8. « Le concierge et le Prussien », Le Lampion, 17 août 1870, Maurice et George Desvallières.

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L’invasion des Prussiens. Le 19 juillet 1870, Napoléon III déclare la guerre à la Prusse. L’armistice sera signé le 28 janvier 1871, mais ces quelques mois

de conflit vont traumatiser la France. La famille Émile Desvallières se trouve en vacances à SeinePort. Maurice et George, 12 et 9 ans, s’amusent à écrire une petite revue, intitulée Le Lampion. Maurice en est le rédacteur, George le dessinateur. Avec leur imagination d’enfant, ils racontent ce qu’ils entendent. Sous le dessin du futur peintre, la légende du futur auteur de vaudevilles : « Monsieur le concierge est attrapé par un Prussien, tandis qu’il nettoyait un escalier, il se défend comme un soldat avec un plumeau. » [fig. 8] La correspondance que Marie LegouvéDesvallières entretient avec une amie de province et avec son mari Émile entre le 20 juillet 1870 et le 2 mars 1871 permet de suivre l’itinéraire qu’elle parcourt avec ses trois enfants pendant cette période. Le lendemain de la déclaration de guerre, elle croit au succès du maréchal Bazaine, sait que l’armée allemande est « considérable11 » mais, « l’espérance chevillée dans le corps », elle ne peut admettre que son pays « soit absorbé par une armée étrangère ». L’invasion lui fait ressentir « cette douleur patriotique qui vous prend au cœur, même au milieu des êtres les plus aimés ». Elle prévoit : « Si par malheur on en venait à faire le siège de Paris, Émile et papa iraient faire leur devoir de gardes nationaux. Pour moi, j’emmènerai les enfants à Dieppe. » Pour apaiser son inquiétude, elle dessine : « Je travaille aussi à mon papier en aquarelle, le pinceau aide bien aussi à faire oublier les heures. »


baignades et leurs parties de pêche à la crevette, qu’ils regrettent de ne pas faire avec lui. Le 18, elle ajoute qu’après la visite dans les ruines d’Arques, « ils ont fait dans notre minuscule jardin des barricades, des fortifications, et ils y montent la garde avec la gravité de vieux soldats ». Le siège de Paris commence le 20 septembre 1870 face à une armée française qui ne fait pas le poids. Lors d’entretiens à Ferrières, les 19 et 20 septembre, Bismarck exige la cession de l’Alsace et de la Lorraine comme condition de paix auprès de Jules Favre, nouveau ministre des Affaires étrangères. Le 25, Marie reçoit une lettre de sa tante Flavie Thellier écrite de Seine-Port, village encore « parfaitement tranquille » le 16, mais dont les Prussiens ne sont pas loin. Elle a inscrit les garçons au collège de Dieppe et les voit progresser : Maurice, élève « solide et consciencieux13 », George, « avec ce charme dans sa fantaisie et l’imagination qui lui sont propres ». La mignonne Georgina, « bien drôle et bien intelligente », compte sur ses prières pour chasser l’ennemi.

L’armée prussienne compte en effet des généraux offensifs qui débordent l’armée française. Mac-Mahon commande les troupes d’Alsace, Bazaine celles de Lorraine, mais l’offensive ennemie début août 1870 se solde par l’invasion des deux provinces. Mac-Mahon bat en retraite jusqu’à Châlons. Au lieu de couvrir Paris, il part secourir Bazaine enfermé à Metz. La cuisante défaite de Sedan, le 1er septembre, provoque la chute de l’Empire. Napoléon III se rend ; il est emmené en captivité en Allemagne à Wilhelmshöhe12, près de Kassel. Le 4 septembre, la IIIe République est proclamée par Léon Gambetta et Jules Favre. Un gouvernement de la Défense nationale est formé le jour même, avec à sa tête le gouverneur militaire de Paris, le général Trochu. Les forces prussiennes déferlent sur la France. Dieppe, septembre-décembre 1870. Émile accompagne sa famille à Dieppe. Marie lui envoie sa première lettre le 16 septembre. Elle est dans l’espoir que Paris va tenir : « On a beau dire que les habitants de Paris ne valent pas des soldats, au bout du compte, ils valent bien les habitants de Toulon, de Verdun, qui se défendent si bien ; derrière des murs, ce n’est pas comme en rase campagne. » Les enfants racontent à leur père leurs excursions aux alentours de Dieppe, leurs

Fig. 9. Jules-Élie Delaunay, Marie Desvallières, la mère de l’artiste, vers 1860, huile sur bois, 33 x 26 cm, coll. part.

L’Alsace en jeu. Fin septembre, Strasbourg a capitulé. Le 5 octobre, Bismarck fait placarder dans la capitale alsacienne des affiches proclamant : « Strasbourg, à partir d’aujourd’hui, sera et restera Fig. 10. Émile Desvallières, le père de l’artiste, vers 1835.

7. Brouillon de lettre de George Desvallières au rédacteur en chef de The Catholic Art Review, paru en janvier 1926. 8. G.D. et le S.A., p. 11. 9. Id. 10. Ernest Legouvé, Un tournoi au xixe siècle, 1872. Cf. p. 19. 11. Lettre de Marie Legouvé-Desvallières (M.L.D.) à son amie, 20 juillet 1870. 12. Napoléon III y demeure jusqu’au 19 mars 1871, date à laquelle il part retrouver sa famille en Angleterre. Il meurt dans le Kent le 9 janvier 1873. 13. M.L.D. à son amie, 23 novembre 1870.

Famille patriote

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Fig. 11. Jules-Élie Delaunay, Ernest Legouvé, le grand-père de l’artiste, 1874, huile sur toile, 81 x 66,5 cm, Paris, musée d’Orsay.

Fig. 12. Projet de timbre 15 c, 1894, encre noire et rehauts de gouache blanche et d’or sur papier teinté, 23 x 20 cm, coll. part.

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une ville allemande ! » « Jamais ! » répondent en lettres capitales les Alsaciens. Orléans, Épinal, Metz, Sélestat et Dijon capitulent en octobre. Le 18 octobre, Marie envoie à son amie des nouvelles de son père Ernest, qui s’apprête à donner une conférence14 sur « l’alimentation morale pendant le siège », pour remonter la population parisienne, au profit d’une œuvre pour aider les ouvriers. Elle pense que Trochu va les sortir de cette situation. Mais l’invasion se poursuit : Verdun tombe en novembre. Marie se sent de plus en plus investie. Dès son réveil, elle dévore le journal et « discute la question européenne et la marche des armées15 ». Ce « sentiment du patriotisme » enraciné en elle, cet « amour du pays » qui l’emporte sur tout la surprennent elle-même : c’est comme l’amour porté aux siens ! « Je savais bien que j’aimais la France, j’étais fière d’être française, j’en étais heureuse ; mais, non, je n’aurais jamais cru que j’aimasse mon pays autant que je l’aime, c’est dans mon cœur comme de l’amour pour une personne. » Écœurée par la défaite du « misérable Bazaine  », elle interrompt sa correspondance. Elle suit les études des enfants et s’adonne à la musique, piano et chant, reconnaissant à « ces coquins d’Allemands » leur talent de « bien bons musiciens ». Il faut vite les battre pour ne plus les considérer que du point de vue de la musique, « et alors nous serons les meilleurs amis du monde. »

De l’alimentation morale pendant le siège, octobre 1870. Membre de l’Académie française et personnalité active du monde des idées, Ernest Legouvé se sent le devoir de parler aux Parisiens en cette période de crise. En octobre, dans sa conférence sur « l’alimentation morale pendant le siège » donnée au Théâtre-Français, il veut chercher avec eux « les motifs de courage, les causes de confiance, les sujets de réconfort ». Le rationnement affaiblit les corps, mais il est toujours possible de développer en soi les valeurs qui font, elles aussi, vivre. Cette énergie morale qu’il nomme « l’âme », et à laquelle on ne pense pas, est « à jeun », elle souffre. Mais si, dans un sursaut, on la nourrit, l’espoir peut renaître. « Tout homme qui a au-dedans de lui un grand sentiment d’honneur, de patriotisme, de foi ! cet homme lui aussi fait mille pains avec trois pains. » Un Lamartine et un Lincoln ont nourri les populations de leurs paroles bienfaisantes. Dans un siège comme celui-là, il ne faut surtout pas subir, car la résignation, « c’est du pain de seconde qualité et qui ne nourrit qu’à moitié ». Tenir bon et « rassurer autour de soi », voilà un partage des provisions du cœur qui redonne vie. On a réussi l’amalgame comme à Corinthe, lorsque « le précieux métal » d’airain sortit de l’incendie du siège. Pareil phénomène se produit à Paris : le peuple, la petite bourgeoisie, l’aristocratie et la province se


fondent ensemble dans l’épreuve. Ajoutés à cela les méfaits de Napoléon III et de Guillaume, la République en ressort renforcée. Avec le combat au rempart, le sens du devoir a réapparu et « Solidarité » pourrait être ajouté « aux trois mots de sa devise » : « Liberté, Égalité, Fraternité ». Legouvé compare Paris assiégé à un navire, « un vaisseau école » que les souffles puissants de « l’esprit de justice et [de] l’esprit de charité [feront] s’élancer libre, dans la pleine mer ». Londres, Manchester Square, décembre 1870mars 1871. Mais les événements favorables aux Prussiens s’accélèrent. Le gouvernement français, parti fin septembre à Tours, se rend à Bordeaux début décembre, au moment de la prise d’Orléans, de Rouen et de Dieppe. Marie et ses enfants prennent le bateau pour Londres et se rendent chez leurs amis Bénédict, 2, Manchester Square. Le grand chagrin ne vient pas de ce départ, mais de la perte d’Orléans, qu’elle apprend à son arrivée en Angleterre. Une douleur amère lui fait monter au cœur des sentiments de haine et de vengeance qui lui sont étrangers. Elle souffre « de l’humiliation et du démembrement16 » de son pays déshonoré par des « ennemis maudits ». Maintenant il faut lutter, « question de vie ou de mort ». Elle craint aussi que ses lettres ne parviennent plus à Paris : « Je doute qu’au milieu des désastres actuels les pigeons partent encore », et elle demande à son amie de rassurer son père et son mari. Elle regrette tant de ne pas être avec eux, « au moins nous serions réunis dans la même peine, et le même péril s’il y en a ». À la surprise générale des Français et de l’ennemi lui-même, Dieppe tombe le 9 décembre : « À la vue de la mer, les cavaliers du comte de Dohna s’étaient découverts et avaient poussé trois hurrahs pour leur roi et leur patrie. On comprend l’émotion de ces soldats, quelques mois auparavant, ils n’espéraient guère franchir le Rhin allemand et, après des succès inouïs, ils se voyaient tout à coup transportés jusque sur les rivages de la Manche17. » Marie peut enfin envoyer son récit de leur départ de Normandie à Émile le 23 janvier. Elle trouvait dangereux pour les enfants de côtoyer les Prussiens. Maurice et George pensent sans cesse à leur père. Ils se sont mis à l’anglais et au latin. Elle craint le manque de vivres à Paris et ne compte pas sur l’Angleterre pour venir battre les Prussiens : « La reine est toute prussienne et la prudente Angleterre n’aime pas risquer sa peau. »

Fig. 13. George Desvallières à Londres en juillet 1903. écrit de sa main, sous la photographie : « Manchester Square trente-deux ans après ! »

Son regret d’avoir quitté Émile et son père augmente chaque jour. « L’amour du Pays » la soutient, mais elle voudrait partager les privations et les dangers avec eux. « Je vous garde les enfants, je vous les ramènerai sains et saufs et ce sera une grande douceur pour moi. » Capitulation de Paris. La capitale tombe le 28 janvier 1871. Pour Marie, cette nouvelle annonce sans doute la fin des bombardements, mais aussi une « paix désespérante18 ». Elle pense déjà à la revanche, mais combien de temps faudra-t-il attendre ? Car l’histoire le dit bien, « il a fallu sept ans à l’Allemagne pour se venger de Napoléon, […] Venise est resté plus de soixante ans sous le joug de l’Autriche – faudra-t-il donc mourir avant de voir le drapeau tricolore rendu à Metz et à Strasbourg ? » Elle espère sincèrement que ses fils prendront part à « cette guerre de Délivrance », elle les éduquera dans ce sens. Elle, naturellement pacifique et détestant la conquête, se surprend de nourrir de tels projets, mais sa consolation ne viendra que « quand nous recommencerons la guerre pour reprendre ce qu’on nous prend aujourd’hui ». Début février, George raconte à son père les décou­vertes qu’ils font dans la capitale britannique,

14. Ernest Legouvé, De l’alimentation morale pendant le siège, conférence faite au Théâtre-Français, octobre 1870. 15. M.L.D. à son amie, 23 novembre 1870. 16. Id., 10 décembre 1870. 17. L. Rolin, Campagne de 1870-1871. La guerre dans l’ouest, « Expédition des Prussiens à Dieppe (9 décembre) » (chap. 10), 1874, p. 268-269. 18. M.L.D. à son amie, 28 janvier 1871.

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Fig. 14. Pêcheur à la médaille de 1870, 1878, huile sur toile, 45,5 x 38 cm, coll. part.

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le zoo, le British Museum avec « des sculptures énormes et des têtes énormes19 », la National Gallery et ses « bien jolis tableaux », Westminster Abbey, « les tombeaux de tous les rois d’Angleterre et aussi le tombeau de Dickens » ; il a même vu « le général Trochu, Bazaine, les souverains de l’Europe » chez Madame Tussaud… Maurice précise que leur hôte lui a offert un théâtre miniature et que George a reçu «  une boîte à couleurs magnifiques20 ». Le 9, Marie écrit à Émile combien elle est heureuse de voir les Gounod. L’ami musicien chante le De profundis tout juste achevé, qui les a « remués jusqu’au fond du cœur21 ». Le 10, Ernest et Émile débarquent à Londres pour leur plus grande joie. Marie a « la fièvre22 » de rentrer à Paris avec eux malgré la douleur que lui provoque l’idée de traverser des lignes ennemies et de voir les vainqueurs. Elle part les retrouver une semaine après, à la fin du mois23.

Retour à Paris. Le 17 février, Adolphe Thiers est élu chef du pouvoir exécutif provisoire. À la séance de l’Assemblée réunie à Bordeaux le 1er mars, Victor Hugo affirme que la France redeviendra « la grande France [quand] on la verra d’un bond, ressaisir la Lorraine, ressaisir l’Alsace24 ! » Le député Émile Keller déclare quant à lui que, pour rester français, ils ont fait tous les sacrifices : livrer des populations entières à l’empire d’Allemagne est « la plus cruelle des injustices ». Il tient « à protester comme Alsacien et comme Français » contre un traité qu’il considère être « un mensonge et un déshonneur ». Mais Thiers reste intraitable. Ce jour-là, les Prussiens font leur entrée dans Paris et défilent sur les Champs-Élysées désertés. Avec ses enfants, Marie a repris le bateau pour la France. Sur la Manche, elle devine les falaises de son pays avec émotion : « J’ai aperçu les côtes de France, je n’ai pu m’empêcher de leur envoyer des baisers, il faisait nuit25. » Elle découvre la misère des Parisiens, dont elle admire le courage, et demande à son amie de l’aide pour le ravitaillement. Elle craint que les Allemands ne s’installent dans leur maison de Seine-Port, car ils ont tendance, «  les misérables  », à ramasser tout ce qu’ils trouvent dans les endroits où ils logent. Dans ces tribulations, une « grande douceur » l’envahit d’avoir retrouvé son « cher logis » et les bons amis, Schoelcher [fig. 15] ou Labiche – qui a su attraper l’ennemi avec son adresse d’auteur dramatique et « préserver sa petite commune de Sologne qui, grâce à lui, n’a donné à l’ennemi ni un bœuf ni un cheval ni un sou ni un grain de blé ou une botte d’avoine ». La République a été proclamée, mais le gouvernement Thiers, à majorité conservatrice, est basé à Versailles ; le peuple de Paris, épuisé par le siège, n’accepte pas la capitulation. Une révolte sociale gronde. C’est dans ce contexte qu’éclate le 18 mars l’insurrection de la Commune, soutenue par la Garde nationale. La capitale est plongée de nouveau dans le chaos jusqu’à la Semaine sanglante, du 21 au 28 mai. Le traité de paix de Francfort signé le 10 mai retire l’Alsace et une partie de la Lorraine à la France, qui doit payer cinq milliards de francs or. Le 9 juin, les deux provinces françaises deviennent un Reichsland, une « terre d’empire », avec l’allemand comme langue obligatoire. Le 16, une brillante parade sous la porte de Brandebourg à Berlin consacre la victoire allemande. En novembre,


jamais de cœurs virils et de corps vigoureux ; donnez-nous vos fils, nous vous aiderons à en faire des Français ! » L’exercice de cet art apporte « un véritable enivrement » et un « assaut vigoureux » permet de se dépenser pour vivre ensuite pleinement. « C’est le sang qui court à grands flots dans les veines, le cœur qui bat, la tête qui bout ! » Dans L’Illustration du 15 janvier 1887, la gravure d’un assaut au Cirque d’été au profit des inondés du Midi, présidé par le général Boulanger, ministre de la Guerre, précise que, assis à son côté, Ernest Legouvé « s’est toujours servi avec autant de finesse d’un fleuret que d’une plume » [fig. 16].

Marie dit à son amie toujours ressentir cette « douleur patriotique » qui n’est pas près de s’apaiser : « Plus mon pays est malheureux, plus je l’adore. » Salle d’armes. En 1872 paraît Un tournoi au xixe siècle, récit d’Ernest Legouvé consacré à l’escrime. L’homme connaît les bienfaits de la discipline, qu’il pratique : il a installé une salle d’armes rue Saint-Marc, où le réputé maître Robert exerce de talentueux tireurs. Parmi eux, un ancien de la guerre de 1870 qui a « bravement conquis sa croix d’honneur pendant le siège de Paris, par cinq mois de campagnes volontaires et pleines de périls à la tête de ses tirailleurs-éclaireurs », écrit-il. Au lendemain des événements dramatiques qui ont soulevé son pays, il aimerait qu’on enseignât l’escrime dans les lycées « non seulement pour cause de santé, mais parce que l’escrime est un art vraiment national, un art français comme la conversation ». Apprendre à « attaquer, parer, riposter, toucher surtout, si l’on peut » fait partie de la culture française. Les Allemands manient bien le sabre, les Espagnols le couteau, les Anglais le pistolet, les Américains le revolver ; l’épée est l’arme française par excellence. Par la langue, d’abord  : «  Porter l’épée, tirer l’épée  » donne au français un « je-ne-sais-quoi d’élégant, de chevaleresque » et évite, en outre, l’effusion de sang car on punit l’adversaire « en le désarmant ». L’heure n’est plus aux conflits sanglants. Il invite les jeunes à une lutte humaniste et crie aux mères qui viennent de traverser la guerre et le siège : « Donnez-nous vos fils, nous vous aiderons à en faire des hommes ! La France a plus besoin que

Jeunesse. Tel est l’environnement dans lequel les enfants Desvallières grandissent. Le patriotisme de leur mère et de leur grand-père, dont nous avons ces témoignages directs, soutenu par celui de leur père avéré pendant la Première Guerre mondiale, les marquera profondément. Maurice et George voient arriver l’âge de 16 ans comme « le rêve de longues années26 ». Les deux frères vont pouvoir enfin manier les armes, et « en cas de guerre s’engager ». Ce sont eux qui effaceront la défaite de 1870. Il faut en premier lieu récupérer l’Alsace et la Lorraine. Maurice fait son service militaire en 1876. Une correspondance sur cette période dévoile le caractère sensible, mélancolique, parfois

Fig. 15. Victor Schoelcher, 1894, dessin, 43,2 x 46,3 cm, Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon.

19. G.D. à Émile Desvallières (E.D.), 5 février 1871. 20. Maurice Desvallières à E.D., 4 février 1871. 21. M.L.D. à E.D., 9 février 1871. 22. M.L.D. à son amie, 17 février 1871. 23. M.L.D. à E.D., 25 février 1871. Marie prend le train de Boulogne le soir du lundi 27 février 1871. 24. Élie Sorin, Alsace et Lorraine. Strasbourg, Metz, Belfort, 1870-1871, « Le traité de Bordeaux » (chap. 5), 1871, p. 120. 25. M.L.D. à son amie, 17 mars 1971. 26. Archives Richard Desvallières (ARD), p. 30.

Fig. 16. « L’assaut d’armes du Cirque d’été, organisé par l’École d’escrime française au profit des inondés du Midi », L’Illustration, 15 janvier 1887. Ernest Legouvé (derrière la piste, troisième en partant de la droite) parle avec le général Boulanger.

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Fig. 17. George Desvallières, conditionnel d’un an à Orléans, vers 1880-1881.

Fig. 18. Maurice, Georgina et George (à droite), vers 1880.

27. Émile Paladilhe (1844-1926), musicien, compositeur, remporte le prix de Rome à 16 ans, en 1860. Il rencontre Gounod à la Villa Médicis, qui, quelques années après son retour à Paris, le présente à Ernest Legouvé. Il devient professeur d’harmonie de sa fille, Marie, la mère de Georgina, qu’il épouse en 1887. Ils auront deux enfants, MarieJeanne (1888-1901 ; cf. G.D. et le S.A., p. 15),  décédée brutalement à 13 ans, pour laquelle il compose un poignant Stabat Mater, et Jean (1890-1990), futur conservateur du musée Gustave-Moreau, à Paris, qui épouse Adrienne LeLiepvre (cf. G.D. et le S.A., p. 41), en février 1914. 28. G.D. à E.D., 27 août 1878. 29. G.D. et le S.A., p. 16 sqq., 26 sqq. et 43 sqq. (chap. de Marie-Cécile Forest). 30. « Certificat du 6 juillet 1880 délivré par la mairie de Seine-Port au Sieur Desvallières qui a déclaré vouloir servir dans les armées comme volontaire. » 31. Archives du département de l’armée de terre, SHD/GR 5Ye 128512 (128512). 32. Cf. p. 28, note 21. 33. G.D. et le S.A., p. 18. 34. ARD, p. 32. 35. Ernest Legouvé à Gounod, non datée (juillet 1881). 36. M.L.D. à G.D., n. d. (juillet 1881). 37. 128512.

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désespéré de l’aîné, qui souffre de ce premier éloignement familial. Il découvre les injustices et le peu d’humanité de l’armée. Pour supporter ces moments, il organise avec ses collègues militaires des soirées musicales et poétiques pour lesquelles il sollicite l’aide de son grandpère Legouvé et de son ami Émile Paladilhe27. Au cours de l’été, George, en vacances en Bretagne avec sa mère et sa sœur, écrit à son père pour le supplier de lui offrir, comme récompense pour son premier prix difficilement acquis de version latine, le droit de participer à sa première chasse. Le futur chasseur alpin mérite, au nom de ses progrès, d’« assister à l’ouverture28 ». Maurice et lui prendront part aux brillantes parties de Seine-Port, chasse des Joyes ou celle du château de Sainte-Assise, chez le prince de Beauvau, et pratiqueront l’escrime dans la salle d’armes de la rue Saint-Marc. Conditionnel d’un an. Début 1880, alors que George, jeune peintre talentueux, reçoit les ensei­gnements de Jules-Élie Delaunay, de Tony-

Robert Fleury et de Gustave Moreau29, il passe les épreuves d’admission à l’École des beaux-arts, où il est admis le 16 mars dans la section « Peinture ». Dans le même temps, il postule en juillet 1880 à la mairie de Seine-Port30 pour s’engager comme volontaire dans l’armée. Sa demande acceptée, il s’inscrit le 22 novembre au 131e régiment d’infanterie, 4e bataillon, 2e compagnie, 5e corps d’armée, 9e division, 18e brigade, comme engagé conditionnel d’un an. Il part à Orléans jusqu’au 22 novembre 1881, avec le signalement suivant : « Cheveux et sourcils bruns, front ordinaire, nez moyen, bouche moyenne, menton rond, visage ovale, taille 1 m 7631. » Il fait partie de la « classe 1881 » [fig. 17]. Le soldat Desvallières arrive à Orléans avec la volonté de servir son pays pour cette période volontaire. Il rencontre Lucien Simon32, dont l’amitié démarre devant un beau coucher de soleil33. «  Cette année de service militaire à Orléans m’a donné l’occasion tout à fait exceptionnelle d’y contacter mes premières amitiés durables, qui ont influé sur moi34. » Son grand-père Legouvé présente, dans une lettre35 à Gounod, ses petits-enfants. Il vante le charme et la perspicacité de Georgina adolescente, la passion de Maurice pour l’art dramatique, qui vient d’écrire une première pièce prometteuse, et la passion de George pour la peinture. Jules-Élie Delaunay et Robert Fleury disent de lui qu’il a « des dons de coloriste tout à fait réels ». Il a même trouvé un modèle parmi ses camarades militaires à Orléans. « J’ai trouvé un sapeur qui consent à poser tout nu, quelle ivresse ! », leur a-t-il écrit récemment. Marie et Ernest lui envoient des nouvelles de MaisonRouge où passent, entre autres personnalités, son maître Delaunay et le musicien Émile Paladilhe, qu’il admire tant aussi. Sa mère lui promet qu’il reprendra pour lui un morceau s’il vient les voir : « [Il] te chantera une sérénade espagnole, sauvage, violente, très belle, qu’il a composée ces jours-ci36 ». À la fin de son volontariat, le 22 novembre 1881, George passe les épreuves pour obtenir un grade. Malgré les vexations qu’il a subies d’un lieutenant et ses faiblesses sur la théorie – sa bête noire, déjà –, il tombe sur un sujet qu’il connaît et obtient la mention « Très Bien » aux examens de service37, avec la nomination de caporal. Il est affecté au régiment d’infanterie stationné à Sens.


Fig. 19. Les Chasseurs, 1895, pastel sur papier beige, 137,5 x 227,5 cm, Paris, musée d’Orsay.

Peintre et soldat. Sous-lieutenant de réserve en 1886, George suit des périodes d’instruction militaire entre 1887 et 1889, où il reçoit les meilleures appréciations : « Animé d’un excellent esprit, d’une instruction militaire théorique et pratique suffisante. Apte à rendre de bons services comme officier de réserve38. » Le 6 février 1890, il épouse Marguerite Lefebvre39. À la fin de l’année, le 27 novembre, il fait partie du 114e régiment territorial de chasseurs à pied. George aime ce corps, dont il parlera souvent avec enthousiasme dans sa correspondance. L’« esprit chasseur » qui anime ces régiments l’emporte toujours sur les vicissitudes qu’il rencontrera pendant la guerre. Les bataillons de chasseurs à pied ont été créés au nombre de dix par le duc d’Orléans en 1840. Pendant la guerre de 1870, ils sont cinquante-six à défendre le pays, faisant honneur à leur tenue bleue. Ils sont ramenés à trente bataillons à la

fin de la guerre. En 1888, douze d’entre eux sont constitués en « bataillons alpins de chasseurs à pied » pour défendre plus spécifiquement le massif des Alpes après la dégradation des rapports avec l’Italie, qui a signé la Triplice avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie en 1882. Le 23 mars 1892, Desvallières est nommé lieutenant au 7e bataillon territorial de chasseurs à pied. Il est le père d’une petite Sabine de 1 an, filleule de Gustave Moreau. À la fin de l’été, il part quinze jours pour une période d’instruction dans les Alpes. Il écrit de Nice à son cher maître : ces « quinze jours de militarisme se sont bien passés », avec un peu de fatigue et « beaucoup de gaffes du lieutenant Desvallières, voilà le bilan  ! Enfin les Italiens peuvent venir… Nous ne sommes pas prêts40 ». En août 1893, il annonce à Gustave Moreau qu’il doit de nouveau effectuer ses vingt-huit jours d’« obligations

38. Id. 39. G.D. et le S.A., p. 24-25. 40. G.D. à Gustave Moreau (G.M.), n. d. (1892).

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41. G.D. à G.M., 18 août 1893. 42. M.D. à G.M., 24 septembre 1893. 43. G.D. à M.D., n. d. (septembre 1893). 44. Id., n. d. (octobre 1893). 45. Lorsque éclate l’affaire Dreyfus, l’année suivante (en décembre 1894), Desvallières se range derrière les antidreyfusards. Défendre l’armée française est sa priorité. Il n’est pas antisémite, mais il craint que les critiques affaiblissent l’armée au point de l’empêcher de reconquérir un jour l’Alsace et la Lorraine, ce qu’elle seule peut réaliser. 46. 128512. 47. Id.

Fig. 20. La Liseuse, Marguerite Desvallières, 1891, pastel, 61 x 66,5 cm, musée de Saint-Dizier.

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guerrières41 », ce qui le dérange dans son travail de peinture, quoique cette coupure lui donnera peut-être l’ardeur finale pour terminer son Narcisse [fig. 21]. Mais alors qu’il espérait retourner dans les Alpes, où il croyait s’être « élevé à une certaine hauteur (à tous les points de vue) », il trouve saumâtre d’être envoyé à Amiens ! Du 5 septembre au 2 octobre 1893, il fait ses exercices militaires près de Beauvais, ce qui l’accapare tant que Marguerite écrit pour lui à Gustave Moreau. Sous une pluie torrentielle, il fait des marches de « vingt, trente et quarante kilomètres sans presque de repos, mangeant mal, couchant sur la paille la plupart du temps42 », mais cela l’amuse et il trouve de l’intérêt au métier militaire. Marguerite a maintenant deux enfants, Sabine et Richard, né quelques mois plus tôt, le 4 janvier 1893. Finalement, Desvallières arrive à écrire à Moreau. S’il a troqué « le pinceau contre le sabre43 », il trouve étrange de passer des rêvasseries des choses d’art « à faire le pas de 85 centimètres et autres »… Il n’a plus de voix tant il « hurle comme un enragé » chaque matin et s’use les pieds à « faire kilomètre sur kilomètre ». Voir les braves

soldats s’arrêter devant lui, « raides comme des piquets, tremblants devant [son] autorité de fer », lui semble du plus haut comique… À la fin de la période, une nouvelle lettre plus sereine du lieutenant, conquis par « cette existence de plein air, aux plus beaux moments de la journée et de la nuit44 », traduit l’admiration du jeune artiste pour les merveilles de la nature. Tout ce qu’il découvre, jusqu’au « petit imprévu du gîte que l’on trouvera le soir » et à « ces exercices qui se rapprochent davantage de ce que pourrait être la guerre », l’intéresse de plus en plus. Au retour, il s’est « attelé gaillardement à une toile de près de 3 mètres avec personnages presque grandeur nature ». Le 28 octobre 189345, sur sa demande, il est maintenu officier de réserve par le général commandant le 2e corps d’armée46. Le 9 octobre 1897, quelques mois après la naissance de son fils Daniel le 12 mai, le lieutenant Desvallières est versé au 6e bataillon territorial de chasseurs à pied47. Après la mort de son cher Gustave Moreau, le 18 avril 1898, il effectue une nouvelle période à Nice en octobre. À la fin de l’instruction militaire de l’été 1901, le 12 août, il reçoit son Certificat d’aptitude au grade de capitaine avec la mention « Bien », dans ce même bataillon qu’il intègre en août 1914, à l’entrée en guerre de la France. Après le lancement du Salon d’automne en 1903, sa période militaire a lieu du 17 au 29 juillet 1904. Plusieurs documents d’archives de son bataillon ont été conservés. Une feuille intitulée « Manœuvres alpines de 1904 », signée le 17 juillet, donne les instructions du chef de bataillon, Mirepoix, commandant du 11e groupe alpin de Saint-Martin-du-Var, avec un programme de deux périodes, une offensive et une défensive en pays de montagne, image fidèle de la guerre : il faut ménager les hommes et les animaux. Pour la journée du 18 juillet, Mirepoix indique comme « Secret » sur une autre feuille les mouvements à opérer et les consignes à observer. Un plan du secteur entre Levens, au sud, et Saint-Martin-de-Vésubie, au nord, avec, au dos, des indications de matériel notées par Desvallières au crayon : « Paillasses 22, cuillères 23, couvertures 23, sacs de couchage 24 », et des renseignements sur leur secteur divisé en quatre sous-secteurs, vallée de la Vésubie, vallée de La Tinée, Val de Blore et Tournairet. Enfin, deux cartes d’état-major, une de Nice et une de SaintMartin-de-Vésubie.


Fig. 21. Narcisse, 1893, huile sur toile, 206 x 111 cm, coll. Lucile Audouy.


Fig. 22. Vierge aux donateurs, 1890, craie et pastel sur papier marouflé sur toile, 85,5 x 80,5 cm, Reims, musée des Beaux-Arts.

48. G.D. et le S.A., p. 68. 49. Id., p. 30-31. 50. ARD, p. 373-401. 51. Id. 52. Id. 53. Id., p. 376. 54. Première ébauche des Ateliers d’art sacré. Cf. G.D. et le S.A., p. 32 sqq. 55. Agenda 1911, archives privées. 56. ARD, p. 282. 57. ARD, p. 283 et p. 44, note 110. 58. Cf. p. 28, note 15. 59. Léonce Marraud (1882-1914), mort le 31 octobre 1914 en Argonne. Il prêchait pour un art populaire dans ce nouvel atelier. 60. Cf. p. 31. 61. G.D. et le S.A., p. 120-121 et 139-142.

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À son retour, le Salon d’automne attend de pied ferme son vice-président car, outre les rétrospectives à organiser, il est à la fois membre du jury, exposant et placeur48. Il veut regrouper les jeunes de même tendance pour qu’on les remarque. C’est l’année de sa rencontre avec Léon Bloy49 et de sa conversion.

doit être la première. » Qu’ils se souviennent « du nom de Jeanne d’Arc, de nos généraux de la Révolution » et de leur histoire. « Pour la géographie, ce sera encore plus simple, de tous nos départements, ne vous souvenez que de deux : l’Alsace et la Lorraine ! », les deux provinces qu’un jour ou l’autre il faudra reconquérir.

L’École libre de Seine-Port50. Depuis quelques années, Desvallières s’est investi dans l’École libre de son village de Seine-et-Marne, dont il est président du conseil d’administration51, avec l’abbé Duchein, curé de Seine-Port, secrétaire général, ainsi que le prince et la princesse de Beauvau, du château de Sainte-Assise. Sa fille Sabine joue déjà un rôle auprès des jeunes filles dans un ouvroir52 de broderie qu’elle développera pendant la guerre, reprenant l’enseignement religieux entrepris par son père. Marie-Madeleine est venue agrandir la famille en mars 1908. En août 1909, lors de la distribution des prix, le président prononce un discours dans lequel on remarque ce souci d’éducation des enfants et des parents de Seine-Port. La fin de son allocution retient l’attention sur son patriotisme, hérité de sa famille, qu’il souhaite transmettre. Aux bons élèves, il explique : « La vaillance doit être la première des vertus, le but de votre ardeur53. » Aux mauvais élèves, qu’il appelle ses « camarades », il leur suffit d’apprendre une seule chose en histoire de France : « Si bas que soit tombé notre pays, toujours par une saute imprévue, nous avons reconquis notre place dans le monde qui

Pour l’art religieux. Mais Desvallières songe de plus en plus à la création d’une école d’art religieux54. Le 4 mars 1911, il est à nouveau père d’une petite Monique. Ce jour-là, il note dans son agenda la joie que lui procure cette naissance et s’attarde sur le projet qui lui tient à cœur : « Peut-être arriverai-je à mettre sur pied cette école d’art religieux qui est une œuvre d’apostolat double, convertir des artistes pour qu’ils emploient leur talent à convertir les égarés et les non-croyants – œuvre en profondeur55. » Il enseigne à La Palette56 à ses sympathiques élèves Dunoyer de Segonzac, Luc-Albert Moreau, Boussaingault, Marie-Thérèse Lanoa, mais il veut plus. Émile Lejeune57, futur hôte de Modigliani, ami de Daniel Desvallières et de Karl de Vallée58, lui propose son atelier. Desvallières peut démarrer et réunir une dizaine de jeunes élèves. Quatre d’entre eux disparaîtront pendant la guerre : l’abbé Marraud59, Eugène Nicod60, Daniel et Karl de Vallée. Le 14 mars 1912, Desvallières adresse une lettre au commandant du 6e bataillon territorial de chasseurs dans laquelle il lui demande un sursis pour sa période d’instruction. La raison invoquée est sa présence indispensable au Théâtre des Arts pour surveiller l’exécution des décors et costumes qu’il a conçus61 ! Sursis accordé : le dernier stage qu’il effectuera à Nice avant la guerre sera repoussé en novembre 1912. Il reste de ces périodes militaires quelques petits carnets de notes éparses montrant la conscience du jeune artiste désireux d’apprendre cette science militaire qui lui est quelque peu étrangère et sa volonté de servir son pays. À côté de cartes de manœuvres, listes de matériel, d’équipements et consignes, quelques rapides croquis de camarades militaires voisinent des paysages à peine ébauchés. En 1909, le peintre a composé une de ses œuvres maîtresses, Sonneurs de trompe [fig. 23]. Il ignore alors que, cinq ans plus tard, l’heure de la bataille va sonner, qui transformera sa vie.


Fig. 23. Sonneurs de trompe, 1909, huile sur papier marouflé sur toile, 144 x 80 cm, coll. part.

Famille patriote

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1915

Fig. 68. Vierge consolatrice, 1923, huile sur toile, 108 x 128,5 cm, coll. part.

57


1916

Fig. 102. L’Église douloureuse, 1926, huile sur toile, 255 x 151 cm, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, Petit-Palais.

83



1917

Fig. 143. Christ à la colonne, 1910, huile sur toile, 161 x 149 cm, Paris, musée d’Orsay.

111


1918

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