Cet ouvrage accompagne l’exposition « Dieux, génies et démons en Égypte ancienne », présentée du 21 mai au 20 novembre 2016 au Musée royal de Mariemont, Morlanwelz.
© Somogy éditions d’art, Paris, 2016 © Musée royal de Mariemont, Morlanwelz, 2016 ISBN : 978-2-7572-1016-1 Dépôt légal : mai 2016 Imprimé en Union européenne
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DIEUX,GÉNIES ET DÉMONS EN ÉGYPTE ANCIENNE
À la rencontre d’Osiris, Anubis, Isis, Hathor, Rê et les autres…
Sous la direction d’Arnaud Quertinmont
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Le Musée royal de Mariemont, établissement scientifique de la Fédération Wallonie-Bruxelles, relève de l’autorité de la ministre de la Culture et de l’Enseignement, Mme Joëlle Milquet.
MUSÉE ROYAL DE MARIEMONT Marie-Cécile Bruwier, directrice a.i., directrice scientifique Rolan Van der Hoeven, directeur opérationnel Commissariat Arnaud Quertinmont, conservateur du département Égypte / Proche-Orient Gestion des prêts Marie Dufaye, régisseuse Scénographie Frédéric de Smedt, architecte Graphisme Area blu
ÉDITION Musée royal de Mariemont Arnaud Quertinmont, coordination et suivi éditorial Marie Dufay et Michel Lechien, iconographie Delphine Gering et Bastien Toune, documentation Somogy éditions d’art Nicolas Neumann, directeur éditorial Stéphanie Méséguer, responsable éditoriale Sarah Houssin-Dreyfuss, coordination et suivi éditorial Nelly Riedel, conception graphique Nicole Mison, contribution éditoriale Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros, fabrication Traduction PhiloTrans Aline Peremans
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Le Musée royal de Mariemont remercie cordialement les responsables des musées et les collections publiques qui ont prêté leurs pièces ainsi que les collectionneurs privés qui se reconnaîtront. Musée du Louvre, Paris Museum aan de Stroom (MAS), Anvers Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris Allard Pierson Museum, Amsterdam Musée de Picardie, Amiens Musées royaux d’Art et d’Histoire, Bruxelles Stadsmuseum Lokeren, Lokeren Musée Mayer van den Berghe, Anvers Grand Curtius, Liège Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris Fondation Roi Baudouin, Bruxelles L’exposition et le catalogue qui l’accompagne résultent d’un travail collectif. Notre reconnaissance s’adresse à tous ceux, très nombreux, qui nous ont aidés de leur soutien, de leurs compétences et de leur amitié. Nous souhaitons adresser un merci plus particulier à Xavier Steffen, Marie-Cécile Bruwier, Florence Doyen, Audrey Dégremont, Alexis Sonet, Marie Dufaye, Bastien Toune, François René Herbin, Aminata Sackho, Bertrand Federinov et Mélanie Thiry.
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Les auteurs Laurence Bouvin (LB) Égyptologue, médiatrice culturelle, Musée royal de Mariemont
Marine Libert (ML) Doctorante en égyptologie, Université catholique de Louvain-la-Neuve
Marie-Cécile Bruwier (MCB) Directrice scientifique, Musée royal de Mariemont
Rita Lucarelli Assistant Professor of Egyptology, University of California, Berkeley
Marie-Astrid Calmettes Collaboratrice scientifique du CIERL, Université libre de Bruxelles, Associée à l’Institut Khéops de Paris Christian Cannuyer (CC) Professeur à la faculté de Théologie de Lille, président de la Société belge d’Études orientales
Marianne Michel (MM) Collaborateur scientifique de l’Université catholique de Louvain-la-Neuve
Luc Delvaux (LD) Conservateur des Antiquités d’Égypte dynastique et gréco-romaine, Musées royaux d’Art et d’Histoire de Bruxelles
Paulette Pelletier-Hornby (PPH) Conservateur en chef chargée du département des Antiques, Petit Palais, Paris
Arnaud Delhove (AD) Aspirant FRS/FNRS, Université libre de Bruxelles Audrey Dégremont Docteur en égyptologie Sophie Descamps-Lequime (SDL) Conservateur général du Patrimoine, département des Antiquités grecques, étrusques et romaines, musée du Louvre Florence Doyen (FD) Collaboratrice scientifique, Université libre de Bruxelles, administratrice déléguée Egyptologica a.s.b.l. Alain Fortier EPHE, EA 4519 – Égypte ancienne, Institut Khéops, Paris Hanane Gaber Chaire de civilisation pharaonique, Collège de France Soo Yang Geuzaine (SYG) Responsable du département des Arts décoratifs du Grand Curtius Nadine Guilhou Université Paul-Valéry, Montpellier Amandine Godefroid (AG) Doctorante en égyptologie, Université catholique de Louvain-la-Neuve Jean-Marcel Humbert Conservateur général honoraire du Patrimoine Christian E. Loeben Conservateur en chef du département de l’Égypte ancienne et de l’Islam, musée August Kestner, Hanovre
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Dimitri Meeks Directeur de recherche honoraire au CNRS
Olivier Perdu (OP) Égyptologue attaché à la chaire de Civilisation pharaonique du Collège de France René Preys Doctor-assistent KU Leuven, chargé d’enseignement UNamur Arnaud Quertinmont (AQ) Conservateur du département Égypte / Proche-Orient, Musée royal de Mariemont Daniel Roger (DR) Conservateur en chef du Patrimoine, département des Antiquités grecques, étrusques et romaines, musée du Louvre Cathie Spieser (CS) Chargée de cours à l’Université de Fribourg Suisse Isabelle Therasse (IT) Égyptologue, service éducatif et culturel des Musées royaux d’Art et d’Histoire de Bruxelles Claude Traunecker Professeur émérite, ancien directeur de l’Institut d’Égyptologie de l’Université de Strasbourg Willem M. van Haarlem (WMvH) Conservateur, Allard Pierson Museum, Amsterdam Richard Veymiers (RV) Maître de conférences à l’Université de Liège Youri Volokhine Maître d’enseignement et de recherche, Université de Genève Jean Winand Professeur d’égyptologie, Université de Liège
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Sommaire Par Horus demeure ! ou l’éternelle fascination des dieux égyptiens
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JEAN-MARCEL HUMBERT
Introduction
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CLAUDE TRAUNECKER
QUI EST DIEU ? CATÉGORIES DU DIVIN
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Le nom de dieu
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JEAN WINAND
Des rituels pour maintenir le divin et diviniser l’humain
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AUDREY DÉGREMONT
Rénénoutet et Népri, rencontre d’une déesse et d’un génie du grain
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NADINE GUILHOU
Thouéris et Bès : déesse démoniaque et démon divin ?
47
CHRISTIAN E. LOEBEN
Les démons dans l’Égypte ancienne
55
RITA LUCARELLI
La religion égyptienne : monothéisme, polythéisme, théisme ?
61
YOURI VOLOKHINE
NOMMER ET REPRÉSENTER LES DIEUX
116
Les noms des dieux égyptiens
119
DIMITRI MEEKS
Anubis, ou le corps des dieux dans l’Égypte pharaonique
125
ARNAUD QUERTINMONT
Nouveaux visages des dieux en Égypte gréco-romaine
135
RICHARD VEYMIERS
Thot aux multiples facettes
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MARIE-CÉCILE BRUWIER
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QUE FONT LES DIEUX ?
268
Créer ou maintenir le cosmos en équilibre ?
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MARIE-ASTRID CALMETTES
Le voyage de Rê et sa lutte contre Apophis
277
ALAIN FORTIER
L’interaction des dieux, des génies et des démons dans la scène de la psychostasie
285
HANANE GABER
De l’ambivalence des dieux : l’œil de Rê et Seth
291
RENÉ PREYS
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ANNEXES
360
Carte de l’Égypte ancienne
362
Chronologie
363
Index des divinités
364
Bibliographie
367
Œuvres exposées non reproduites
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Par Horus demeure ! ou l’éternelle fascination des dieux égyptiens Jean-Marcel Humbert
Ci-contre Fig. 1
Louis Ernest Hotto (1834-1905), Isis, vers 1900. Régule polychrome. Collection privée, Paris.
« Par Horus demeure ! » Qui d’entre nous n’a été frappé par la formule magique proférée par le cheik Abdel Razek dans Le Mystère de la Grande Pyramide, d’Edgar P. Jacobs ? Sans en avoir conscience et sans bien la comprendre, des générations d’enfants ont ainsi été imprégnées de cette résurgence du panthéon égyptien, faite de grandeur et de mystère. D’évidence, les noms de quelques dieux égyptiens nous sont encore aujourd’hui familiers, tout comme d’ailleurs ceux hérités des mythologies grecques et romaines. Mais les dieux de l’Égypte ancienne se sont chargés au fil des siècles de résonances extrêmement diverses mêlant ésotérisme et hermétisme, confirmant ainsi le côté exceptionnel de leur nature et leur rôle de réceptacle continu de mythes et de symboles, gage de leur permanente popularité. C’est pourquoi il ne faut pas s’offusquer de découvrir qu’à l’instar de Ramsès, Cléopâtre, Néfertiti, Toutankhamon et quelques autres, de nouveaux rôles leur ont été dévolus. Ainsi peut-on voir Osiris vendre des voitures, des lentilles de contact, du cherry brandy, du fromage et des rubans-machines, Horus diriger une agence d’intérim, Bastet vanter des croquettes pour chats, Apis des gommes, et des Osiris-canopes d’un nouveau genre servir de pots aux usages très divers… Isis, elle, s’est spécialisée dans les produits de beauté, les produits sanitaires, les farines pour bébé et les tire-lait. Tout cela peut paraître bien trivial, et pourtant, c’est l’aboutissement d’un long processus de pensée dont Isis, seule, a connu tous les développements, car elle occupe dans l’appropriation des dieux égyptiens par le grand public une place bien particulière. À l’origine adoptée par le monde romain, elle voit son culte diffusé par les légions à travers le bassin méditerranéen puis toute l’Europe. À partir du XVIe siècle, la redécouverte d’iseums relance la mode de cette déesse comprise essentiellement en tant que figure maternelle, lui permettant dès lors de maintenir sa présence soit sous la forme d’objets archéologiques dans les cabinets de curiosité, soit sous celle de recréations contemporaines. Sur des bases mêlant tradition orale et prononciations hasardeuses, le nom de la déesse s’impose aussi bien sur la Tamise qu’à Paris, Melun, Issy-lesMoulineaux ou Izieux. Ailleurs, ce sont des sources, des bois ou des lieux-dits qui pérennisent son nom. Puis la franc-maçonnerie reprend à son compte la déesse, présente dans plusieurs loges et dans la pyramide du parc Monceau à Paris. Jean-Michel Moreau Le Jeune et Guillaume Boichot la mettent en scène dans leurs dessins, et Mozart dans La Flûte enchantée où, au début du second acte, résonne l’hymne « Oh Isis und Osiris… ». On la retrouve aussi, plus récemment, dans des décors de loges comme celle du grand temple des Amis du Commerce et La Persévérance Réunis à Anvers. La salle égyptienne de la Villa Borghèse (1778-1782) abrite plusieurs représentations d’Isis, peintes et sculptées. Enfin, la Table isiaque, mise au jour à Rome en 1525 et souvent reproduite par la gravure, devient à la fin du XVIIIe siècle une fréquente source d’inspiration, tout particulièrement pour la manufacture anglaise de porcelaine de Josiah Wedgwood, qui en utilise abondamment les motifs. Ce mouvement de pensée fort complexe se manifeste également dans des réunions, dont la plus célèbre eut lieu le 11 décembre 1741 à la Lebeck’s Head Tavern de Londres sous le nom de « Fête d’Isis ». 11
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Q QUI EST DIEU ? CATÉGORIES DU DIVIN
Ci-contre Cat. 36 (détail).
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Le nom de dieu Jean Winand
Introduction L’égyptien possède un mot qui correspond assez bien au concept de dieu dans nos cultures. Attesté dès les plus premiers textes, ce mot s’écrit généralement , sans déterminatif, ou , (et variantes), avec déterminatif. Les égyptologues le transcrivent conventionnellement nTr (prononcer /nétjer/). Le mot traverse toute l’histoire de l’Égypte pharaonique et se conserve en copte sous la forme noute (en dialecte sahidique). Dans cet état de langue, précédé de l’article défini (p---noute), il correspond dans les traductions de la Bible au grec ὁ θεός « Dieu1 ». L’équivalence entre les deux termes était au demeurant déjà garantie dans les textes bilingues de l’époque ptolémaïque, égyptien-grec, comme le montre la traduction de l’épithète (nA) nTr.w m n x .w « les dieux excellents » par l’expression ϑεοὶ εὐεργέται. La chute de la dernière radicale /r/, consacrée dans les graphies coptes, remonte à tout le moins au Nouvel Empire, ainsi qu’en attestent les transcriptions cunéiformes contemporaines (pa-ḫa-na-te « le prêtre » < pA Hm - nTr, littéralement « le serviteur du dieu », où la dernière partie, na-te, correspond à l’égyptien nTr)2. La dernière radicale est en revanche préservée dans certaines formes figées, par exemple au pluriel (cf. copte enthr), mais aussi dans certains composés, comme dans le toponyme tentvri « Tentyris » (Τεντυρίς).
Ci-contre Hiéroglyphes représentant le mot « dieu » au pluriel.
1. On notera que le copte connaît aussi une forme féminine, rarement attestée, ntwre, qui désigne une « diablesse » dans les textes manichéens. 2. Le composé survit également en copte sous la forme p-à-xont. 3. Pour une mise au point rapide sur le système hiéroglyphique, voir Winand 2013a. 4. L’interprétation du signe a posé bien des problèmes aux premiers égyptologues. C’est ainsi que J.-F. Champollion 1841, no 425, p. 345 y voyait une hache.
Graphies Le signe qui sert à écrire le mot nTr est un logogramme (ou idéogramme), c’està-dire un signe ayant à la fois une valeur sémantique et une représentation phonologique3. Il représente une hampe en bois au sommet de laquelle flotte une banderole ou quelques bandes de tissu, parfois bicolores (fig. 4)4. Le signe ou, à tout le moins, son prototype figuré apparaît déjà dans des documents précédant de peu l’invention de l’écriture, comme en atteste le sceau-cylindre illustré ici (fig. 1). Ce dispositif, peut-être originellement lié au sanctuaire de Neith, en vint à signaler l’entrée d’un édifice sacré, ainsi qu’on peut le voir sur des scènes figurées datant des époques prédynastique et protodynastique. Une plaquette d’ivoire appartenant au règne de l’Horus Aha (Ire dynastie) jette un éclairage intéressant sur l’origine possible du mât sacré (fig. 2). Au registre supérieur sur la gauche, on peut voir le signe du sérekh, représentant de manière stylisée
Fig. 1 Sceau prédynastique. D’après Hill 2005, p. 52.
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Des rituels pour maintenir le divin et diviniser l’humain Audrey Dégremont
Ci-contre Cat. 2 (détail).
1. À propos de la complexité de la religion égyptienne, on se référera notamment à Derchain 1999, p. 631-639. 2. Voir notamment Couloubaritsis 1986, p. 68 et 1998, p. 54. Cette définition proposée par L. Couloubaritsis peut être rapprochée de celle proposée par Van Dijk (1995, p. 1699 ; Goebs 2002, p. 29). 3. « Le schème est tributaire d’une expérience familière (parenté, chemin, amour, etc.) et se soumet au principe de proximité mais en vue de se placer comme référence unificatrice et régulatrice du discours qui manifeste les expériences d’une société déterminée. » (Couloubaritsis 2000, p. 119). On signalera la ressemblance avec le discours de P. Derchain quand il évoque la pensée mythique pré-amarnienne dont il dit qu’elle « se borne à combiner des métaphores dont l’application aux circonstances de la vie devait être affaire d’habitude » (1988, p. 77-85). Au sujet de la pratique du mythe et de son application à l’égyptologie, voir Broze et Cywié 2008a et 2008b ; Dégremont 2015. 4. Couloubaritsis 1998. 5. Meeks 1988, p. 425-446 ; Hornung 1992, p. 24-55 ; Dunand et Zivie-Coche 2006, p. 25-33. 6. Meeks 1988, p. 429. 7. Meeks 1988, p. 425. 8. Meeks 1988, p. 431 ; Vuilleumier 2001, p. 101 ; Dunand et Zivie-Coche 2006, p. 31. 9. Germer 1986, p. 1167-1170 ; Traunecker 2012, p. 70 ; Dunand et Zivie-Coche 2006, p. 32. 10. Moret 1902 ; Hornung 1992, p. 180-197 ; Englund 2001, p. 564-565 ; Dunand et Zivie-Coche 2006, p. 125-135 ; Hornung 2007, p. 115-130.
La réalité invisible et les dieux1 Pour les anciens Égyptiens, le monde était constitué d’une partie visible (la vie quotidienne, expérimentable par les sens) et d’une partie invisible (non expérimentable par les sens). Puisqu’il ne peut ni expérimenter ni connaître la réalité invisible, l’être humain s’est basé sur sa propre expérience pour la transposer aux êtres du monde invisible afin de pouvoir parler d’eux. C’est ainsi que sont apparus les mythes que l’on peut définir comme « un discours complexe à propos d’une réalité complexe où s’enchevêtrent le visible et l’invisible, et qui se déploie selon une logique qui lui est propre et en fonction d’un schème transcendantal qui unifie et régularise l’expérience » (définition développée par L. Couloubaritsis de l’Université libre de Bruxelles2). Les mythes ne sont donc pas de simples histoires sur les dieux, ils ont pour fonction de rendre compte d’une réalité dont on ne peut parler et de fournir des réponses aux questionnements de l’être humain, en construisant un imaginaire qui unifie visible et invisible. Et contrairement à ce que l’on a longtemps pensé, ils ne sont pas irrationnels mais possèdent au contraire une logique qui leur est propre et qui est fondée sur l’utilisation de schèmes transcendantaux. Ces derniers sont à comprendre comme une métaphore tirée du quotidien d’une population donnée, une sorte de fil conducteur qui assure la cohérence interne du discours3. Ces schèmes transcendantaux sont donc des modes d’expression familiers qui sont la condition de possibilité du mythe. Pour illustrer concrètement ce concept, prenons l’exemple du dieu Khnoum qui façonne des êtres sur son tour de potier. L’assimilation qui est établie entre l’image de l’artisan fabriquant à partir de son outillage et le démiurge façonnant les êtres à partir de son tour de potier permet de parler du schème « de l’artisan4 ». La réalité invisible est peuplée, entre autres, de dieux. Le terme égyptien que nous traduisons par « dieu » est netcher (nTr)5. Mais ce terme s’applique en réalité à de nombreuses entités : dieux, bien évidemment, démons, personnifications de concepts abstraits, roi ou encore défunts6. D’après certains chercheurs, « est “dieu” tout ce qui a été introduit et/ou maintenu dans cet état par le rite7 ». Voilà une notion des plus importantes. Netcher serait donc à la fois un état dans lequel on peut naître, une sorte de nature intrinsèque (comme les dieux), mais également un état que l’on peut acquérir (pour les êtres humains). Dans tous les cas, cet état doit être préservé ou acquis via un rituel. En ce sens, la ritualisation est l’élément essentiel au divin, elle va permettre le passage du non netcher au netcher8. Dans le cadre de cette ritualisation, l’encens va jouer un rôle essentiel (fig. 1). Il fait en effet partie intégrante des rituels, qu’ils soient divins ou funéraires, et son nom signifie littéralement « rendre divin » (senetcher) 9. C’est donc l’utilisation de l’encens « qui rend divin » qui va permettre aux dieux et aux humains divinisés de conserver leur état de netcher (fig. 1). Des rituels pour les dieux10 Les rituels qui sont célébrés pour les divinités prennent place dans le temple, considéré comme la maison du dieu mais également comme un microcosme 35
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Rénénoutet et Népri, rencontre d’une déesse et d’un génie du grain Nadine Guilhou
Ci-contre Cat. 9 (détail).
1. Pour Rénénoutet, Népri et les divinités rattachées aux céréales, voir l’exposition virtuelle d’Agropolis Museum, Montpellier, http://www.museum.agropolis.fr/pages/ expos/egypte/fr/dieux/index.htm, en particulier les notices Rénénoutet, La Poupée de blé (Erroux-Morfin), Népri, Dieux et génies du grain (Guilhou). 2. Allégories de la fertilité nos 1 et 5 dans la niche F de la tombe de Ramsès III ; voir Guilhou 1999, p. 335-364, en particulier fig. 23c. Voir l’analyse de cette représentation infra. 3. Broekhuis 1971. 4. Respectivement PM I1, p. 93 (15-16) et 69 (3).
Rénénoutet1 Rénénoutet, Rénénet, voire Nénet, ou encore Ermouthis ou Thermouthis, selon la version grecque de son nom — se présente comme une déesse-serpent, éventuellement dotée d’une tête ou d’un buste féminin, mais aussi, inversement, d’une femme à tête de serpent (fig. 1) ou, enfin, sous une apparence totalement anthropomorphe, féminine, voire masculine2. Un tel éventail de possibilités est rare dans les représentations divines de l’Égypte ancienne, où le dieu est soit zoomorphe, soit anthropomorphe, soit figuré comme un homme à tête d’animal, non l’inverse. En l’absence de légende, elle peut être confondue avec d’autres déesses serpent, en particulier dans la région thébaine. Son nom se rattacherait à une racine signifiant « cajoler », « s’occuper de », ce qui ferait d’elle une nourrice3. Attestée dès les Textes des Pyramides dans la courte formule 622 (§ 1755), elle y personnifie une étoffe qui a rempli les dieux de terreur et que le défunt doit revêtir pour en retirer le même bénéfice. Cette étoffe, que le Rituel d’Abydos (scène 19 selon la numérotation de Mariette) définit comme une étoffe claire, d’un blanc éclatant, rappelle celle dont est drapée la déesse, sous son apparence de cobra, dans la niche F de la tombe de Ramsès III. Il faudra cependant attendre le Moyen Empire pour les premières représentations, en l’occurrence dans le sanctuaire qui lui est dédié à Médinet Madi, dans le Fayoum. Elle y est figurée comme une femme à tête de serpent coiffée de deux hautes plumes. Sa présence dans ce temple, qu’elle partage avec Sobek, reflète probablement l’intense effort de mise en valeur de cette oasis par les pharaons du Moyen Empire. Les représentations de Rénénoutet deviennent fréquentes au Nouvel Empire, en particulier dans les tombes thébaines. Outre les deux hautes plumes, sa coiffe la plus fréquente, elle peut porter la coiffe d’Hathor ou la coiffe dite sothiaque, combinant cornes de gazelle dorcade avec disque solaire et hautes plumes. Elle apparaît alors dans deux types de circonstances : recevant une offrande dans le contexte de l’engrangement des récoltes ; allaitant et protégeant l’enfant royal. Dans le premier cas, il s’agit de la clôture des travaux agraires, plus particulièrement la fin du cycle des moissons et des vendanges. Elle y est représentée sous l’apparence d’un serpent devant lequel est déposée une table d’offrandes, comme dans la tombe de Neferhotep (TT 49), tandis que derrière elle, s’amoncellent les jarres pleines du vin nouvellement élaboré. De même, chez Djeserkarêseneb (TT 38), à la fin du cycle des moissons cette fois, elle reçoit une offrande alimentaire de la part du propriétaire de la tombe, lui-même scribe responsable du décompte du grain4. Elle y est présentée comme « déesse auguste, Dame des greniers ». Parmi les offrandes alimentaires figurent en bonne place deux bottes d’épis. Le discours, lacunaire, situe la scène à la fin des récoltes, au quatrième mois de la saison peret. Une scène de la tombe d’Amenemhat Souroro (TT 48), où l’on voit Amenhotep III consacrer les céréales engrangées, en précise la date : le 27 de ce mois, auquel Rénénoutet a donné son nom dès le Nouvel Empire. C’est « Celui de Renenoutet », transcrit pharmouthi dans le calendrier gréco-romain, puis copte. Symétriquement, le roi consacre une offrande alimentaire devant deux statues de Rénénoutet dans un sanctuaire 41
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Thouéris et Bès : déesse démoniaque et démon divin ? Christian E. Loeben
Ci-contre Fig. 5 Pot à khôl en forme de Bès, XXVIe dynastie. Faïence égyptienne. Musée August Kestner, Hanovre, inv. 1993.3
1. Corteggiani 2007, p. 548-549. 2. Bonnet 1952, p. 530-535 s.v. Nilpferdgöttin ; Gundlach 1986 ; House-Wegner 2001. 3. Par exemple, New York, MET inv. 20.2.25, Zurich 2010, p. 52-53, cat. 43 ; l’interprétation fascinante d’une formation rocheuse : Desroches-Noblecourt 2006, p. 125.
Thouéris et Bès, deux divinités du panthéon de l’Égypte antique, relèvent d’une même sphère, celle de l’intimité domestique. Concrètement, elles se consacrent à la protection de la grossesse, de l’accouchement, de la mère qui allaite et du nourrisson. Bien que leur origine soit profondément ancrée dans un substrat religieux commun, leur développement ultérieur diverge très largement, au point que nous leur octroyons aujourd’hui deux natures bien distinctes : Thouéris est qualifiée de « déesse », alors que Bès est présenté comme un « démon ». Les Égyptiens se montraient cependant beaucoup moins catégoriques en la matière et les deux figures sont en réalité étroitement associées, à tel point que l’on peut légitimement s’interroger sur la pertinence d’une différenciation, hormis leurs caractéristiques extérieures, en termes de « caractère divin ». Nous reviendrons sur ce point tout à la fin de cet exposé, une fois que les deux divinités auront été présentées individuellement. Thouéris1 Le nom grec provient de Ta-ouret (cat. 15 à 19), un terme de l’égyptien ancien qui n’est pas un nom propre, mais signifie simplement « La Grande », et donc probablement – nous rejoignons ainsi déjà l’interprétation moderne – « La Grande Déesse2 ». Il est important de noter que cette dénomination, très vague, est assez récente. En effet, les premières attestations remontent au début du Nouvel Empire (aux environs de 1500 av. J.-C.). Cette appellation semble s’inscrire dans une tentative de regroupement théologique de plusieurs déesses plus anciennes, toutes représentées sous la forme d’un hippopotame, assurément l’un des animaux les plus énormes de l’Égypte des pharaons. On peut par exemple citer Apet (probablement « La Nourrice »), Reret (« La Truie »), Hedjet (« La Blanche »), Shepset (« La Vénérable ») ou Duat (« L’Adoratrice »). Lorsque ces déesses sont simplement représentées sous la forme d’un hippopotame, sans autre mention particulière, il est impossible de les identifier. C’était déjà le cas dans l’Antiquité. Les représentations de ces déesses dans la position normale d’un hippopotame, à savoir sur ses quatre pattes, sont extrêmement rares3. Les Égyptiens ont en effet créé une image tout à fait différente : l’hippopotame était placé dans la position d’un être humain, debout sur ses pattes arrière, son ventre rebondi étant ainsi particulièrement mis en valeur. Du fait de son ventre et de la férocité dont font preuve les hippopotames femelles pour protéger leur progéniture, cet animal symbolise parfaitement les femmes enceintes, qui accouchent et allaitent. C’est pourquoi l’hippopotame qui se tient debout a également été doté de seins humains volumineux et porte la perruque tripartite, généralement portée par les déesses anthropomorphes. Ces attributs humains ne sont cependant pas les seuls composants de cet être hybride et pour le moins étrange. Le proche environnement de l’hippopotame comprend également le crocodile dont la queue puissante forme le dos de la déesse. Les pieds ont été empruntés à un autre animal tout aussi puissant, puisqu’il s’agit de pattes de lion. Lorsque la déesse est représentée utilisant ses membres antérieurs, il peut s’agir de mains humaines. À Hanovre, une petite sculpture en verre représente la tête de la déesse (fig. 1) combinant les trois animaux les plus dangereux d’Égypte, un cas 47
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Les démons dans l’Égypte ancienne Rita Lucarelli
Ci-contre Démons gardiens. Vallée des Reines, tombe de Néfertari (QV 66), XIXe dynastie, règne de Ramsès II.
1. Concernant la question des démons dans l’Égypte ancienne, consultez Lucarelli 2006, 2010, 2011, 2013, 2015 et les bibliographies associées. 2. Assmann 2001.
Distinguer les dieux des démons, dans l’Égypte ancienne, n’est pas chose aisée ; les démons et la définition du divin et du démoniaque continuent à faire couler beaucoup d’encre dans l’étude de la religion de l’Égypte ancienne1. Dans la mythologie de la création propre à l’Égypte ancienne, le monde était peuplé de nTr,w (les dieux), d’Ax .w (les esprits glorieux) et de rmT (les humains). Si ces récits ne font aucune mention d’êtres d’une autre nature, les textes et l’iconographie magiques qui jalonnent les périodes successives de la longue histoire d’Égypte – plus de trois millénaires – regorgent par contre de démons et d’êtres surnaturels. Leurs identités ne sont jamais clairement révélées et il n’existe aucun vocable univoque les qualifiant, pouvant se traduire en français par le mot « démon » ; ces êtres portent différents noms et épithètes, et se manifestent sous diverses formes. Posons-nous dès lors la question : pourquoi les appelle-t-on des démons ? Les égyptologues ne sont pas unanimes sur le sujet, certains préférant parler de dieux mineurs et majeurs lorsqu’ils se réfèrent aux entités surnaturelles autres que l’esprit des morts. La définition des trois caractéristiques fondamentales de la catégorie divine qu’utilise Jan Assmann pour décrire les divinités suprêmes du panthéon égyptien dans son étude historique sur le polythéisme égyptien The Search for God2, s’inscrit dans cette tendance : les dieux ont une dimension cultuelle, mythique et cosmique. D’une manière générale, ces caractéristiques ne s’appliquent pas aux démons (ou dieux mineurs), à quelques exceptions près si l’on considère le culte dont certains ont fait l’objet au cours des dernières périodes de l’histoire de l’Égypte ancienne. Les rituels locaux pratiqués à cette époque visaient à apaiser les démons pour s’assurer de leurs faveurs (voir ci-après). De plus, alors que les dieux jouissaient d’un pouvoir universel et d’une iconographie assez constante (le dieu Sobek à tête de crocodile ou le dieu Anubis à tête de canidé), les démons servaient des fins plutôt spécifiques et dans des contextes bien circonscrits, en plus de se manifester sous des dehors changeants. Nous pouvons parler d’une typologie bipartite des démons, établie selon leur fonction : les démons sédentaires gardiens / protecteurs et les démons vagabonds / maléfiques. Les démons gardiens sont liés à un lieu précis, dans l’Au-delà ou sur terre ; ils protègent un lieu donné des intrusions et des nuisances ; ils peuvent se montrer bienveillants à l’égard de l’homme à condition d’être honorés et sollicités suivant des rituels ad hoc. Ils sont particulièrement populaires dans les Enfers, en tant que genii ou portes que doivent traverser les morts, ou en tant que protecteurs du corps d’Osiris sur les sarcophages et le mobilier funéraire en général. Les démons vagabonds, par contre, voyagent constamment entre notre monde et l’Au-delà, jouant généralement le rôle de messagers des dieux ou agissant pour leur propre compte. Ils apportent les maladies, les terreurs nocturnes ou l’infortune ; ce sont donc des êtres maléfiques, dont la nature évoque parfaitement la connotation moderne plutôt négative du mot daimon dans la théologie chrétienne, qui considère les démons comme des suppôts de Satan par opposition aux anges. Les démons vagabonds étaient associés à certains symptômes et maladies internes et mentales. Dans certaines invocations d’époque ramesside provenant de Deir el-Médina, le démon Sehaqeq était responsable des maux de tête ; il a été représenté sous les traits d’un jeune homme à queue d’animal et au visage masqué (fig. 1). 55
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La religion égyptienne : monothéisme, polythéisme, théisme ? Youri Volokhine
Ci-contre Fig. 2 Amon-Râ. D’après Champollion 1823, pl. 4.
1. Voir par exemple Nongbri 2013. 2. Josephson 2012. 3. Assmann 2001, p. 1. 4. Hornung 1986, p. 231. 5. Volokhine 2008a.
Le concept de religion est une invention de la pensée européenne moderne, qui l’a bâti à partir du vieux terme latin religio lié à l’origine à la piété cultuelle et à l’observance consciencieuse des rites, largement repensé ultérieurement par la théologie chrétienne. Il est banal de reconnaître désormais que le mot « religion » ne peut être traduit facilement dans toutes les langues1. Les anciens Égyptiens, comme bien d’autres peuples2, n’ont pas eu de terme spécifique signifiant « religion3 ». L’absence du mot n’implique cependant pas celle de la chose, et on peut postuler que toute la culture égyptienne repose sur des structures symboliques et idéologiques qui témoignent de suffisamment de cohérence pour constituer, à nos yeux contemporains, une « religion ». Cela étant rappelé, plusieurs questions redoutables surgissent. De quelle nature serait cette religion ? Comment la qualifier ou la définir ? Quelle place occupe-t-elle parmi les religions du monde ancien ? On en vient rapidement à être limité ou gêné par le vocabulaire. En effet, qualifier la religion égyptienne par un terme se terminant en « -isme » pourrait se révéler réducteur, sinon erroné. Erik Hornung est arrivé à ce constat4. L’histoire de notre regard sur l’Égypte commence avec les Grecs. L’Égypte ancienne et sa manière de vénérer les dieux, de pratiquer les cultes, ont fait l’objet de discours multiples, depuis qu’Hérodote s’y est intéressé. Les Égyptiens seraient selon lui (II, 37) les plus fervents adorateurs des dieux (théosebès) parmi tous les hommes. Le mot utilisé par Hérodote, théosebès, que l’on a traduit souvent en français par « religieux », implique à la fois le respect de certaines valeurs, dont font partie la pratique coutumière et le culte divin. De cette vision grecque pourrait découler l’idée prégnante que la religion égyptienne fut fondamentalement un théisme. Or, comme on va tenter de le proposer ici, on peut nuancer ou affiner cette affirmation. À la recherche du monothéisme Lorsque l’égyptologie moderne se constitue au début du XIXe siècle, elle hérite non seulement des anciennes visions grecques et bibliques sur la terre des pharaons, mais encore de conceptions philosophiques sur ce qui constituerait la nature essentielle de sa religion. Avant même que l’on ait lu les hiéroglyphes, les savants antiquaires des XVIIe et XVIIIe siècles avaient spéculé sur la religion égyptienne, dans laquelle on pressentait trouver les prémices du Dieu unique. L’idée que la révélation divine précède historiquement l’émergence du monde judéen n’était nullement un problème, au contraire. Dès les Pères de l’Église, on avait pu penser que Dieu, dans sa providence, pouvait mener progressivement sur le chemin de la vérité les peuples avant même qu’ils ne soient touchés par la Révélation. Au début du XIXe siècle, Champollion, comme ses prédécesseurs, était encore tout orienté à découvrir l’Être suprême, lequel ne pouvait être que le démiurge que lui révélait sa lecture des textes, le créateur du monde, le dieu solaire Amon-Rê. Cependant, le mot moderne « monothéisme » ne commence à s’employer dans l’égyptologie qu’à partir du moment où la découverte progressive des monuments d’Akhénaton (cat. 32 et 33) eut révélé l’existence de ce qui a vite passé pour une invention révolutionnaire dans l’Histoire5 (fig. 1). Un type de religion dans laquelle un dieu 61
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Linteau de niche Cat. 9 Calcaire H. 16,3 cm ; L. 54 cm Égypte, Deir el-Médineh Nouvel Empire, XIXe dynastie, vers 1270 av. J.-C. Paris, musée du Louvre, département des Antiquités égyptiennes, inv. E 14388 bis Bibliographie : Bruyère 1939, p. 194 et 267, fig. 139 ; Davies 1999, p. 86-87 ; Paris 2002, p. 74, cat. 2.
La documentation relative aux cultes domestiques provenant du village de Deir el-Medineh est extrêmement riche. Bien que certains « grands » dieux comme Amon, Hathor ou encore Osiris soient adorés au sein du village, c’est avant tout auprès des divinités dites « domestiques » que va la ferveur des habitants. Leurs préoccupations quotidiennes (maternité, santé, alimentation, justice…) les amènent à consulter Bès, Thouéris, Amenhotep Ier et sa mère, Ahmès-Néfertari ou encore deux déesses serpentiformes : Méresger et Rénénoutet. La première, Celle qui aime le silence, apparaît comme la personnification du promontoire rocheux situé entre le village et la Vallée des Reines. Elle est également gardienne de la
nécropole et garante de la justice. Rénénoutet est, à Deir el-Medineh, principalement gardienne de l’approvisionnement des greniers et des cuisines. Ce linteau, inscrit au nom de Hornéfer et Nebdjefaou fut découvert dans la maison 1 du quartier sud-est du village. Il provient vraisemblablement d’un monument destiné aux cultes domestiques. On peut y voir deux scènes d’adoration. Le dédicant, un genou en terre, les bras levés en signe d’adoration se trouve face à Rénénoutet figurée sous la forme d’un cobra dressé. L’ophidien est coiffé d’une couronne composée de deux rémiges et d’un disque solaire. Les deux scènes s’organisent de part et d’autre d’un bouquet de lotus. AQ
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Ivoire magique Cat. 21 Ivoire d’hippopotame L. 34 cm ; l. 4,5 cm Égypte Moyen Empire, XIIe dynastie Collection privée Bibliographie : Bruxelles 2012, p. 42-43.
La maternité et l’accouchement ont toujours été des moments de grande angoisse. En effet, la femme enceinte et le nouveau-né sont les cibles idéales pour les entités malfaisantes. Fort heureusement plusieurs rituels visant à protéger la parturiente et son enfant existent. Les ivoires magiques du Moyen Empire sont des objets emblématiques de ces pratiques. Leur décor est composé d’êtres étranges et composites, parfois armés de couteaux. L’iconographie de ces différentes entités, qu’elles soient définies comme génies ou démons, fait appel à des formes tantôt apaisées tantôt monstrueuses. Ces entités se retrouvent sur de nombreux objets utilisés rituellement dans le cadre de la petite enfance, qu’il s’agisse d’une brique de naissance découverte en 2001 à Abydos ou encore d’une petite tasse d’allaitement (Metropolitan Museum de New York, inv. 44.4.4). Traditionnellement sculptés dans de l’ivoire d’hippopotame, ces objets servaient vraisemblablement à délimiter et à protéger l’espace au sein duquel la mère allait accoucher. L’objet se veut protecteur et ces différents génies/démons, certains reconnaissables et nommables, peuvent déployer leur potentiel féroce pour défendre la mère et son enfant. Cet exemplaire n’est décoré que sur l’une de ses deux faces. Le cortège d’entités apotropaïques qui regardent vers la gauche se compose d’une tête de félin, de Thouéris, d’un lion rugissant, d’Aha vu de face et tenant des serpents, d’un félidé au long cou armé d’un couteau et accompagné d’un cobra, d’un lion, d’un être hybride félinfaucon, d’une tête de canidé sur deux pattes, d’un hybride homme-lion et enfin d’un œil oudjat. AQ 92
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Fragment de balustrade Cat. 32 Calcaire H. 23 cm ; l. 52 cm ; ép. 16 cm Égypte, Touna el-Gebel Nouvel Empire, XVIIIe dynastie, règne d’Akhénaton Paris, musée du Louvre, département des Antiquités égyptiennes, inv. E 14322-14323 Bibliographie : Paris 2009, p. 83, cat. 55.
Ce fragment de balustrade est décoré d’une adoration du disque Aton par le roi et la reine. En effet, sur chacun des deux fragments composant cet objet se trouve une représentation du Disque, uré, duquel émanent des rayons terminés par de petites mains offrant des signes de vie. À droite, Akhénaton, dont la figure n’est conservée que sous la forme d’une tête coiffée du khat et d’un uræus, est identifié par le texte : Le maître des Deux Terres, Néferkheperourê Ouâenrê. La reine, dont seul le nom subsiste (La maîtresse des Deux
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Terres, Nefernéférouaton Néfertiti) suit son époux. Le fragment de gauche ne conserve malheureusement que le sommet de la coiffe du roi. Il est cependant vraisemblable que l’image était analogue, en miroir, à celle de son homologue. À la droite de chacune des représentations d’Aton se trouve le nom du dieu, encore que les Égyptiens rechignent à l’appeler nétcher, inscrit dans un cartouche : Que vive Rê, maître de l’horizon, qui se réjouit dans l’horizon, en son nom de rayonnement qui vient de l’Aton.
L’époque amarnienne est un épisode tout à fait particulier dans l’histoire religieuse égyptienne. En effet, il s’agissait jusqu’à présent d’expliquer les différents cycles du monde par des mythes, des métaphores et par le biais de la multiplicité des approches. Avec Aton, l’explication devient phénoménologique. Le Disque est responsable de toute vie. L’astre reste cependant inaccessible et on ne peut que l’adorer dans sa perfection et se réjouir de sa présence. AQ 109
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Stèle de Nebdjefaou Cat. 35 H. 47 cm ; l. 65 cm Égypte Nouvel Empire, fin de la XVIIIe dynastie Paris, musée du Louvre, département des Antiquités égyptiennes C 207-E 3133 Bibliographie : Paris 2000b, p. 93, cat. 93 ; Grasse 2003, p. 103, cat. 9 ; Canberra 2006, p. 18, cat. 16.
Cette stèle, dont seule la partie supérieure subsiste, présente Nebdjefaou, porte-enseigne sur le bateau Iten Chehen, faisant offrande à quatre divinités. De la main droite, il verse l’eau d’un vase hes sur un guéridon surmonté d’offrandes tandis que de la gauche il tend un brûle-parfums vers le groupe de dieux. Celui-ci se compose tout d’abord d’Osiris, représenté assis sur un trône, d’Horus coiffé du pschent (la double couronne royale), et d’Isis. Le texte, disposé en plusieurs registres verticaux dans la partie supérieure de la stèle, identifie les protagonistes et insiste sur la qualité de « fils d’Osiris » d’Horus. En effet, le cœur du mythe osirien n’est pas la mort de son personnage principal, mort d’ailleurs tue par les textes, mais bien sa renaissance et la continuité de la charge royale. La triade osirienne est suivie du dieu canidé Oupouaout, l’Ouvreur de Chemins. Plusieurs éléments peuvent expliquer sa présence. En effet, le dieu peut se substituer à Anubis dans le cadre de l’accomplissement des rites funéraires envers Osiris, la protection de sa dépouille et le châtiment de ses ennemis. Il peut, peut-être, également donner une indication sur la provenance de cet objet. En effet, il pourrait simplement figurer comme divinité tutélaire de la région dans laquelle fut élevé le monument. AQ 114
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N
NOMMER ET REPRÉSENTER LES DIEUX
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Ci-contre Cat. 103 (détail).
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Les noms des dieux égyptiens Dimitri Meeks
Ci-contre Fig. 2 Cat. 43.
1. Vernus 1980, col. 321 ; Kuhlmann 1977, col. 696. 2. LGG I, 162a (iw. t y rn =f ). 3. LGG II, 217b-218a (SA rnw). On comparera aussi à Isis Myrionyme, même si un lien direct ou indirect avec l’épithète ancienne est loin d’être certain : Bricault 1994, p. 70-71. 4. LGG VII, 133c-134a (SA rnw). 5. Roccati 2011, p. 136-144 (§ 228-277), p. 165-167 (traduction), dont on ne cite ici que les passages les plus significatifs ; également Meeks et Favard-Meeks 2014, p. 131-133.
Que les dieux égyptiens aient eu un nom n’est pas pour surprendre et ceux qui s’intéressent, même de loin, à la civilisation pharaonique ont sans doute entendu parler d’Isis, d’Osiris ou d’Horus. Mais cette apparente évidence occulte en fait tout un univers culturel et mental assez particulier. Dans notre monde contemporain où la référence la plus immédiate renvoie aux religions monothéistes nous devrions, au contraire, réfléchir à la différence considérable qui existe entre un dieu unique, par principe innommable – sauf à user de vocables ou de tournures qui esquivent justement une dénomination identifiante – et une multitude de personnalités que l’on peut différencier par des noms créant ainsi chez les humains une forme de compréhension, même superficielle, de leur nature. Le nom est bien ici une identité singularisante. Mais présenté ainsi, cela reste tout à fait réducteur. Qu’est-ce qu’un nom divin ? Comment un dieu se voit-il attribuer un nom ? Est-il inaliénable ? Ce nom appartient-il en propre à une seule et unique personnalité ? A-t-il une signification précise ? Sa singularité empêche-t-elle un dieu de revendiquer l’universalité ? Sans préjudice d’autres questions tout aussi importantes. Parce qu’il est en adéquation avec celui qui le porte, le nom renferme l’identité et, corrélativement, la nature profonde d’un individu, fût-il divin. Il est à la fois un élément de sa force, mais peut être aussi son point faible. Le mot « nom » (rn) est parfois identifié au ka l’énergie vitale, ce qui relie le nom de chacun à ce qui le maintient en vie1. Lorsque Akhénaton fait marteler le nom d’Amon partout où il peut être vu, il s’attaque à son existence parmi les hommes et les dieux (fig. 1). N’avoir pas de nom, c’est être voué à la non-existence tel le monstre incarnant l’ennemi cosmique2. Un dieu est donc vulnérable à travers son nom : on peut l’effacer ; on peut aussi se l’approprier par voie de magie, mais cela n’est pas à la portée de tous. Pour pallier cette faiblesse, les dieux ont donc un « nom véritable », connu d’eux seuls, le nom commun n’en constituant qu’une infime partie ou agissant comme un masque. Pour cette raison, on dira d’un dieu qu’il est « celui aux nombreux noms3 » ou « celui dont les noms sont secrets4 ». Pour avoir pouvoir sur lui, il faut non seulement les connaître tous, mais encore les énoncer dans le bon ordre. C’est ainsi qu’Isis use de ses talents de magicienne pour extorquer de Rê son nom véritable et se doter ainsi de pouvoirs supérieurs à ceux des autres dieux (cat. 43). L’histoire nous est rapportée dans un manuscrit compilant des formules à l’usage d’un magicien désirant conjurer différents maux. L’une d’entre elles, destinée à combattre les effets du venin d’un serpent, nous raconte comment la déesse parvint à ses fins5 (fig. 2). Rê s’élançant dans sa barque pour éclairer le monde dès l’aube parcourait chaque jour le même chemin. Il arriva que le dieu, chargé d’ans et vieillissant, laissât échapper de la salive. Celle-ci tomba sur le sol poussiéreux ; Isis s’en aperçut et décida de mélanger le précieux liquide avec de la terre pour pouvoir modeler un serpent en forme d’aiguille. Elle lui insuffla vie et le posa sur le parcours habituel de Rê. En recommençant son périple, celui-ci marcha dessus et fut piqué. Le poison s’avéra extrêmement violent et provoqua des douleurs atroces. La compagnie divine, impuissante, ne pouvait que se lamenter sans rien pouvoir faire pour secourir son souverain. Isis vint alors et proposa de délivrer Rê de ses souffrances, mais à la condition expresse que celui-ci lui révèle son véritable nom. Rê, évidemment, s’efforça de gagner 119
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Anubis, ou le corps des dieux dans l’Égypte pharaonique Arnaud Quertinmont
Ci-contre Fig. 2 Représentation d’Osiris-Rê. Vallée des Reines, tombe de Néfertari (QV 66), XIXe dynastie, règne de Ramsès II.
1. Schäfer 1902, p. 15 et 17 ; Cenival 1965, p. 14 et sq ; Wilkinson 2000. 2. Cf. par exemple Sa–ma–nu / Achu : Fischer-Elfert 2011. 3. Cf. Essai de Lucarelli dans ce volume, p. 52,fig. 1 ; Lucarelli 2010, p. 4. 4. Dunand et Zivie-Coche 2006, p. 26. 5. Zandee 1948.
L’un des éléments essentiels de la civilisation pharaonique est la performativité de l’image et de l’écrit. Représenter un être vivant, une chose ou même une idée, c’est lui donner vie. Ainsi, dans le cadre de la représentation d’une divinité, on peut parler de « naissance ». C’est de cette façon que le mot est employé dans les Annales royales et notamment sur des fragments dits de la « Pierre de Palerme », relatant des évènements de l’Ancien Empire1. La forme et le nom qui vont être donnés à ces entités divines vont donc les définir et leur donner existence et puissance. C’est la raison pour laquelle certaines entités néfastes, notamment celles responsables de maladies, n’existent que sous la forme de leur nom et ne possèdent pas de représentation2 ou bien sont représentées déformées de manière à ne pas pouvoir agir. Ainsi, par exemple Sehaqeq, représenté le bras devant les yeux de façon à rendre inefficace son regard maléfique3. L’écrit étant tout aussi puissant que l’image, le scribe dispose d’outils lui permettant d’annihiler ou à tout le moins de réduire la dangerosité de certains mots (encre rouge, signes découpés…). Les entités divines égyptiennes (dieux, génies, démons) sont l’explication des Égyptiens au monde, à sa création et à son fonctionnement4. Dans cette optique, il était logique de représenter ces entités et de leur donner une forme. Cependant, la nature de l’essence divine est inaccessible. Cela est d’ailleurs relaté dans l’Hymne d’Amon du Papyrus de Leyde qui explique que la nature du dieu est inconnue, que son image ne peut être dévoilée et qu’il est trop puissant pour être connaissable5. Une autre source (CT VI, 69c, 72d) indique que seul le défunt est en mesure de connaître la forme d’un dieu et encore, il ne les connaîtra pas toutes puisque, à la fin du cycle du monde, le démiurge se transformera en un serpent que les hommes ne connaissent pas et que les dieux ne voient pas (LdM 175). Les Égyptiens ont donc tenté de contourner cet état de fait en développant des symboles et en créant un métalangage permettant d’aborder la réalité divine pour une situation donnée à un instant donné. En effet, loin d’être figée, la religion égyptienne a évolué au cours des millénaires, subissant parfois de profonds changements (développement de la piété personnelle, épisode amarnien, conquêtes étrangères…) laissant des traces dans la manière de représenter les dieux. Est-ce que les anciens Égyptiens croyaient réellement que certains de leurs dieux étaient hybrides à têtes d’animaux (cat. 59), des femmes à sabots de vache (cat. 58), des vases à tête humaine (cat. 66) ou toute autre composition qui nous semblerait presque burlesque (cat. 67) ? Assurément non ! En réalité, les différentes capacités et iconographies de ces divinités se trouvent naturellement expliquées par le biais d’une fonctionnalité active et rationnelle. Prenons l’exemple du mythe d’Osiris. Le dieu règne sur l’Égypte jusqu’à ce que son frère, par le biais d’un subterfuge, l’enferme dans un coffre et le jette dans le Nil. Isis, son épouse, retrouve le coffre et le cache dans les marais du Delta. Seth, au cours d’une chasse, découvre le corps. Furieux, il le démembre et disperse les différentes parties aux quatre coins de l’Égypte. Commence alors pour Isis une quête visant à retrouver les différents morceaux. Elle parvient à 125
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Nouveaux visages des dieux en Égypte gréco-romaine Richard Veymiers
Ci-contre Fig. 7 Statuette inscrite au nom d’Isis Pharia, dite du « port de Balanea », Ier-IIe siècle apr. J.-C. Bronze. Musée du Louvre, Paris. D’après Galerie Gilgamesh 2014, p. 53.
1. Une notion qui s’est imposée depuis Johnson (éd.) 1992. 2. Selon l’expression de Lewis 1986, p. 8-34. 3. Il en va autrement de la cohabitation avec les religions monothéistes ; cf., par exemple, Blouin 2005. 4. Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, I, 22, 3. 5. Bernand 1977, no 51. 6. Ainsi que l’a démontré Dunand 1999, p. 97-116, en proposant de parler de « coexistence d’images », plutôt que de « syncrétisme », « hellénisation » ou « romanisation », à propos des expressions figuratives de ces interactions religieuses. 7. Drew-Bear 1991, p. 227-234.
À la suite de la conquête d’Alexandre le Grand en 332, la vallée du Nil, désormais sous influence hellénique, connaît de profondes mutations politiques, sociales, économiques et religieuses. Sous l’administration des Lagides, ces pharaons gréco-macédoniens descendants de Ptolémée, fils de Lagos, se met en place une « société multiculturelle1 », au sein de laquelle les Grecs, attirés en masse par cet « Eldorado2 » qu’est alors la vallée du Nil, constituent les classes dirigeantes, à côté des autochtones, les Égyptiens, qui s’adaptent à ce nouvel ordre des choses tout en restant fidèles à leurs traditions plurimillénaires. Si elles coexistent sans jamais produire une civilisation « mixte », les cultures dominantes, grecque et égyptienne, s’engagent inévitablement dans une dynamique d’échanges, notamment dans le domaine religieux. L’Égypte de la conquête donne naissance à un nouveau paysage religieux. À l’instar de leurs ancêtres installés dès le VIIe siècle à Naucratis puis à Memphis, les nouveaux immigrants grecs s’implantent avec leurs cultes, pour lesquels ils vont construire de nombreux temples tant à Alexandrie, leur capitale fraîchement construite, que dans les métropoles de la chôra égyptienne. Bénéficiant du soutien des Lagides, la religion égyptienne traditionnelle conserve parallèlement toute sa vitalité, comme l’atteste l’édification de grands sanctuaires, tel celui d’Horus à Edfou. Les divinités de deux, puis de trois civilisations, une fois l’Égypte constituée en province romaine par Octavien, se côtoient ainsi sans frictions véritables3 tout en conservant leur identité et les particularités de leur culte. Mis en contact dans un système polythéiste souple et ouvert, ces dieux égyptiens, grecs et romains entrent naturellement aussi en interaction, un processus d’autant plus facile que les Anciens procédaient depuis longtemps à l’interpretatio des traditions religieuses qui leur étaient étrangères. À la suite d’Hérodote qui visita l’Égypte au Ve siècle, les Grecs avaient ainsi traduit le panthéon pharaonique, rapprochant Amon de Zeus, Neith d’Athéna, Osiris de Dionysos, Horus d’Apollon, Isis de Déméter. Ce jeu d’équivalence n’impliquait pas pour autant que leurs identités avaient été confondues. L’Héphaisteion de Memphis, évoqué entre autres par Diodore de Sicile4, n’est ainsi rien d’autre que l’interpretatio graeca du grand temple de Ptah. Il n’est par conséquent pas toujours possible de s’assurer de l’identité véritable d’une divinité invoquée sous un nom grec dans les sources écrites égyptiennes. Une stèle inscrite, découverte dans l’Ouadi Semna, commémore en 11 apr. J.-C. la fondation par un affranchi d’un sanctuaire de Pan, c’est-à-dire, comme l’illustre le relief, du dieu Min ithyphallique, qui protège les routes du désert oriental5. Ce jeu des interpretationes, qui reflète le multiculturalisme du milieu égyptien, se manifeste aussi dans la documentation iconographique. Les images des dieux peuvent être polysémiques et renvoyer à des réalités subtiles que traduisent parfois bien mal les étiquettes modernes6. En fonction de l’identité culturelle du spectateur, la triade d’un relief rupestre d’époque romaine à Akôris pouvait ainsi être lue comme Hélène entre les Dioscures ou Isis-Sothis entre deux dieux-crocodiles locaux7. Sur des graffiti peints au IIe siècle dans le temple de Deir el-Hagar (fig. 1), Amon avait été perçu par un visiteur comme un dieu grec 135
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Thot aux multiples facettes Marie-Cécile Bruwier
Le bec de l’ibis est le doigt du scribe. Garde-toi de le faire déraper. Enseignement d’Amenemopé1 Ci-contre Fig. 1 Thot (Thôout). D’après Champollion 1823, pl. 77.
Thot, forme hellénisée de Djehouty2, nom dont l’étymologie n’est pas connue, désigne une figure majeure du panthéon égyptien (fig. 1). Attesté depuis les périodes les plus anciennes, Thot garde un rôle prépondérant dans la religion jusqu’à la fin de l’Antiquité. Scribe par excellence, il figure dans de très nombreuses scènes des temples, souvent comme auxiliaire en tant que maître de la parole et de l’écriture. Par extension, il maîtrise aussi la magie et la médecine ainsi que le comput, le calendrier et le calcul. Dieu de la norme et de la métrologie, il assume également le rôle de juge. S’il se trouve principalement au service de Rê, le dieu solaire dont il est le substitut en tant qu’astre lunaire, il passe du rôle d’acteur à celui de bénéficiaire d’un culte dans les édifices qui lui sont intégralement consacrés3. La fortune considérable de Thot s’est poursuivie bien au-delà de l’Antiquité. Les Grecs l’ont assimilé à Hermès. Progressivement, il s’est mué en un dieu qui se veut universel, Hermès Trismégiste, c’est-à-dire le trois-fois-très-grand, glorifié par la philosophie néo-platonicienne. Son rayonnement a connu un développement inégalé. L’Interpretatio Judaica l’assimile à Moïse. Il a aussi été rapproché de l’archange Michel4 et a tenu une place importante dans les sciences secrètes de l’Islam. Toujours présent dans la Renaissance européenne où il apparaît désormais comme un grand sage, Hermès Trismégiste5 est plus tard intégré dans la doctrine maçonnique6 (fig. 2). Thot apparaît dans la plupart des grandes recensions funéraires égyptiennes. Doté d’une personnalité complexe, il est une composante primordiale de tous les mythes principaux. Son abondante iconographie se retrouve tant sur les murs des temples et des tombes, que sur des stèles, objets divers, amulettes… La personnalité du dieu est telle qu’elle ne peut être qu’effleurée dans ces pages.
1. Cité par Vernus et Yoyotte 2005, p. 388. 2. Leitz, « DHw t y », in Band VII 2002, p. 639-650. 3. Volokhine 2002, p. 405. 4. Kurth 1985, col. 510. 5. Hornung 1999, p. 19. 6. Quaegebeur 1986, p. 525. 7. Vernus et Yoyotte 2015, p. 615. 8. Sauneron et Yoyotte 1950, p. 9-13. Sur la forme léonine de Thot de Pnoubs, voir Inconnu-Bocquillon 1988, p. 54-55. 9. Derchain-Urtel 1981. 10. Kessler 1995, p. 229-245.
Thot, son apparence et ses hypostases Le nom de Thot comporte généralement l’image d’un babouin , (appelé à tort « cynocéphale7 ») voire celle d’un humain accroupi à tête de singe, ou d’un ibis sur un pavois ou d’un humain accroupi ibiocéphale , 8. En dehors de l’écriture de son nom, quelle que soit l’époque, Thot se présente comme un ibis ou comme un homme ibiocéphale assis ou debout ou en babouin, rarement en homme à tête de singe (cat. 104). Le dieu figure tête nue ou coiffé d’un croissant de nouvelle lune tel qu’il apparaît dans le ciel d’Égypte et du disque de la pleine lune ; il porte aussi très souvent la couronne-atef ou la couronne-hem-hem, parfois la plume d’autruche de Maât et un grand uræus. Il est rare que Thot soit anthropomorphe. Il figure exceptionnellement en cercopithèque dans une scène du temple de Dakka (Nubie) qui lui est consacré (fig. 3). Selon ses épithètes9 et les formes de vénérations locales, Thot ibiocéphale ou cynocéphale peut aussi apparaître en taureau10, en homme avec une tête de taureau, en lion ou en ibis à tête de lion. La présence de Thot peut être aussi symbolisée par deux objets. Ainsi dans un relief de la chapelle d’Osiris du temple 147
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NOMM ER ET R EPR ÉS ENTER LES DI EUX
Statuette votive du dieu crocodile Petesouchos Cat. 55 Granit gris L. 53 ; l. 12 ; H. 14,8 cm Égypte, Arsinoé-Crocodilopolis (Fayoum) Époque ptolémaïque (58 av. J.-C.) Paris, Petit Palais, collection Dutuit, inv. ADUT 304 Bibliographie : Francfort 2005, p. 736-737, cat. 351 ; Paris 1998, p. 197, cat. 142 ; Rome 2013, p. 123, 260, cat. 40 ; Lens 2014, p. 58-59, cat. 44a.
Le crocodile du Nil (Crocodylus niloticus), l’un des plus grands reptiles existants, hantait la vie quotidienne des Égyptiens ainsi que les rives du Nil. Tapi dans sa tanière sous les berges du fleuve ou immergé, immobile et invisible, il était une menace pour tout ce qui approche de l’eau, homme ou bête. Mangeur d’hommes à l’occasion, et d’enfants, ce chasseur cuirassé d’écailles, à la dentition redoutable, inspirait aux uns de l’animosité, aux autres une profonde dévotion. Dans le delta du Nil et la région du Fayoum au sol fertile, Sobek (Souchos en grec), le dieu crocodile apparaît comme l’annonciateur et le géniteur de la crue, il en est le maître. Sous cet aspect, il est donc
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un bienfaiteur à qui de nombreux temples sont consacrés. Dans le temple de Kom Ombo, voué à Sobek et Haroëris (Horus), Ptolémée XII Aulète a choisi de se faire représenter couronné par le dieu crocodile : le roi-pharaon, garant de la prospérité de l’Égypte est ainsi adoubé par « celui qui fait couler le Nil comme sa sueur vivante », « celui qui inonde le double pays de ses humeurs divines ». Le traitement réservé aux crocodiles élevés dans les sanctuaires variait singulièrement selon que l’animal était l’incarnation du dieu ou un simple représentant de l’espèce. La statue de granit gris conservée aujourd’hui au Petit Palais provient selon toute probabilité de Crocodilopolis-Arsinoé,
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où le dieu-crocodile était vénéré depuis l’Époque ramesside. Sur trois côtés de sa base une inscription en grec indique que « L’an 23, le 12 de Pharmuti (16 avril 58 av. J.-C.), pour le grand roi Ptolémée, dieu Neos Dionysos [a été consacrée l’image de] Petesouchos, dieu grand, qui s’est manifesté sous ce roi le 18 Payni de l’an 21 (21 juin 60 av. J.-C.), par Apollonios, fils d’Apollonios, originaire de Talésis » (traduction E. Bernand). Plus que l’animal, vivante incarnation de Sobek/Petesouchos honorée dans le sanctuaire, ce petit monument dédié par Apollonios au nom de Ptolémée XII semble commé-morer l’apparition du dieu sous sa forme animale observée le 21 juin de l’an 60 av. J.-C. PPH
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Le dieu canidé Oupouaout, dont le principal lieu de culte se trouve à Assiout, capitale du XIIIe nome de Haute Égypte, semble, au premier regard, plus connecté au monde militaire et à la protection du roi qu’au monde funéraire à proprement parler. En effet, on le retrouve dans son iconographie traditionnelle, sous les traits d’un canidé debout sur pavois shdshd, porté au-devant des processions ou des marches militaires. À Abydos, durant les Mystères du mois de Khoiak, l’enseigne d’Oupouaout était portée à l’avant des processions, de façon à écarter les forces malveillantes et à mettre en déroute les ennemis d’Osiris. AQ
Enseigne d’Oupouaout Cat. 100 Bois polychromé H. 10,8 ; L. 4 cm Égypte Basse Époque Paris, musée du Louvre, département des Antiquités égyptiennes, inv. N 409 0A Bibliographie : Lyon 1977, p. 50, cat. 52. 255
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Le second animal lié au dieu Thot est l’ibis. L’animal prête également quelquefois son corps, soit tout entier, soit juste la tête (cat. 112). Certains ont voulu voir dans la forme du stylet du scribe une référence au bec de l’animal, ce qui expliquerait sa bienveillance envers les lettrés. Il est généralement associé à la déesse Maât comme on peut le voir dans certaines compositions présentant une statue de l’animal face à la déesse qui peut parfois être simplement figurée sous la forme d’une plume (cat. 110). AQ
Amulette d’ibis Cat. 110 Faïence égyptienne H. 2,5 cm ; l. 4,5 cm ; l. 1,5 cm Égypte Troisième Période intermédiaire Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, inv. B.455 Bibliographie : Van de Walle 1952, p. 47, cat. E.115, pl. 13 ; Bruwier 1989-1990, p. 51 ; Derriks et Delvaux 2009, p. 248.
Statue d’ibis Cat. 111 Bronze, bois, or et cristal de roche H. 26,9 cm ; L. 37,9 cm ; l. 13 cm Égypte Époque ptolémaïque Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, inv. Dép.RW.2012-278. Propriété de la Wallonie, en dépôt au musée. Bibliographie : Inédite. 267
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Q QUE FONT LES DIEUX ?
Ci-contre Temple de Kom Ombo, Époque gréco-romaine.
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Créer ou maintenir le cosmos en équilibre ? Marie-Astrid Calmettes
Ci-contre Représentation de Sobek, Kom Ombo, temple de Sobek et Haroëris, Époque gréco-romaine.
Les sources relatives à la cosmogonie des anciens Égyptiens sont d’une part les textes et d’autre part les représentations. Loin de relater de manière explicite la création du monde, les premiers constituent un immense corpus comportant des mentions et des allusions diverses et variées, dont le recensement complet, malgré quelques études1, reste encore à faire. L’étude des représentations apporte donc des données non négligeables qui s’avèrent complémentaires et nous permettent de mieux appréhender la conception de la genèse chez les anciens Égyptiens2. La particularité de la cosmogonie égyptienne réside dans le fait que celle-ci est multiple. Plusieurs divinités se voient en effet attribuer le rôle de démiurge alors que de nombreux procédés de création sont inventés et mis en œuvre. Il n’y a donc pas une cosmogonie mais des cosmogonies. Ces dernières, loin de se contredire, ne font que s’enrichir mutuellement et nous parlent d’hommes et de femmes qui, face à ce qui est du domaine de l’inexplicable, à savoir le passage entre ce qui n’est pas et ce qui est, ne s’enferment pas dans un dogme mais s’octroient la liberté de penser de manière plurielle. Si certaines cosmogonies sont plus anciennes, si d’autres ont connu un fort développement, toutes se sont mutuellement influencées et toutes se rejoignent sur un point : c’est le Noun qui se trouve à l’origine du cosmos. Difficilement définissable puisque appartenant au domaine de l’impensable, le Noun est, dans les textes, appréhendé par la négation (alors que le ciel n’existait pas, alors que la terre n’existait pas, alors que rien n’existait3). Il apparaît ainsi comme le négatif du cosmos, d’où l’utilisation du terme de non-cosmos pour le désigner. Le Noun est perçu comme obscur et aquatique. L’espace, le temps et la lumière en sont absents. Cependant, il n’est pas ressenti comme un néant mais comme contenant à l’état latent, tous les éléments de la création à venir, éléments qui ne sont pas encore différenciés, formés et nommés. C’est donc de ces eaux et de ces ténèbres primordiales qu’émerge le cosmos lequel se définit avant tout comme un espace lumineux. Si quelques images figurent le Noun sous la forme d’un espace aquatique ou obscur, d’autres, comme le Tableau final du Livre des Portes (fig. 1), le représentent sous la forme d’un dieu. Seule la partie supérieure de son corps est alors visible, l’accent étant mis sur ses bras qui soulèvent la barque solaire, symbole de l’émergence de l’astre hors des eaux primordiales mais aussi de sa naissance chaque matin à l’horizon oriental du ciel.
1. Allen 1988 ; Bickel 1994 ; Sauneron et Yoyotte 1959, p. 17-91 ; Smith 2002. 2. Calmettes (à paraître). 3. Pyr. § 1587a-d.
Ainsi au jour de la Première Fois, sans que l’élément déclencheur soit précisé, les textes mentionnent l’émergence du démiurge hors du Noun. Le dieu ne naît pas ex nihilo mais sort d’un état de somnolence et d’inertie, comme s’il se réveillait. Il devient donc créateur, prend conscience de lui-même et constitue son propre corps, c’est dire qu’il est à considérer comme une entité autogène. Les textes le désignent comme Celui qui vient à l’existence de lui-même, le verbe utilisé étant le verbe kheper qui signifie tout à la fois venir à l’existence, exister et se transformer. Dans la plupart des cosmogonies, ce dieu créateur est une entité solaire, symbole de la lumière du cosmos illuminant les ténèbres du non-créé. Généralement, le démiurge prend pied sur une butte de terre. Il 271
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Le voyage de Rê et sa lutte contre Apophis Alain Fortier
Ci-contre Cat. 141 (détail).
Rê Le démiurge héliopolitain Le récit de la création du monde en Égypte est connu par différents textes élaborés tout au long de l’histoire égyptienne et qui présentent souvent d’importantes variantes, voire divergences. Toutefois, toutes ces variantes offrent un certain nombre d’éléments en commun tels que le cadre de la création, son démiurge, la mise en place des premiers éléments de l’univers égyptien (apparition du démiurge dans le Noun, établissement de la butte primordiale, création du soleil, séparation du ciel et de la terre). Ces récits ont été composés dans les principaux centres religieux (Héliopolis, Memphis, Hermopolis et Thèbes notamment) et servirent souvent de modèles à d’autres variantes locales. Parmi ceux-ci, le récit héliopolitain demeure le principal prototype. Dans la cosmogonie héliopolitaine et selon ses versions, le démiurge est soit Atoum, soit Rê. Ce ne sont pas pour autant deux divinités différentes, mais deux aspects d’une même divinité dans l’exercice d’une fonction, dans un moment du mythe. Le long chapitre 17 du Livre des Morts se présente sous la forme d’un jeu de questions et réponses ; il commence ainsi : « Je suis Atoum, alors que j’étais seul, je suis advenu du Noun. Je suis Rê dans son apparition lumineuse, lorsqu’il commença à gouverner ce qu’il a créé. Qui est-ce ? C’est Rê quand il commence à gouverner ce qu’il a créé, quand il commence à apparaître en tant que roi de ce qu’il a créé, alors que les exhaussements de Shou (= la séparation du ciel et de la terre) n’existaient pas encore1. » La mise en place du cosmos par le démiurge n’a pas fait disparaître pour autant le Noun, il est seulement repoussé aux limites du monde créé ainsi que tout ce qui n’est pas créé. C’est dans le Noun, au moment du crépuscule, que Rê disparaît à l’horizon occidental ; Rê s’y régénère et sa barque y subit les assauts d’Apophis. Ce n’est qu’à l’aube qu’il sera vaincu et que le soleil triomphant naîtra à nouveau dans l’horizon oriental. Ainsi, la création n’est pas achevée, elle se renouvelle chaque jour. Iconographie Les représentations de Rê dans une barque sont très nombreuses (chapelles et mobilier funéraire, sarcophages, stèles, pyramidions, bijoux, Livre des Morts, livres funéraires royaux du Nouvel Empire [Amdouat, Livre des Portes, Livre des Cavernes, Livre du Jour et de la Nuit, etc.]). Suivant la fonction du dieu dans le mythe, son nom et sa forme peuvent varier. De ce fait, pour illustrer la course du soleil entre l’aube et le crépuscule, les principales étapes seront marquées par trois formes et noms du dieu solaire : Khépri à l’aube, Rê-Horakhty au zénith et Atoum au couchant ; auxquelles nous ajouterons l’image du dieu à tête de bélier lors du voyage nocturne du soleil.
1. Barguet 1967, p. 57.
Scarabée – Khépri Le scarabée (cat. 133 à 136), insecte ô combien important dans l’imaginaire des Égyptiens, va représenter le soleil à l’aube ; il est jeune, en devenir. Son nom, khépérer (Ðprr) est pratiquement homophone du verbe khéper (Ðpr) qui signifie « venir à l’existence, advenir, se transformer ». Cette idée de transformation et de devenir est illustrée par le cycle de vie et de reproduction de l’insecte qui pond ses œufs dans la boule de bouse qu’il tire ou qu’il pousse jusqu’à une 277
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L’interaction des dieux, des génies et des démons dans la scène de la psychostasie Hanane Gaber
Fascinante tant par son iconographie que par son contenu, la scène de jugement1 correspondant au chapitre 125 du Livre des Morts implique plusieurs acteurs. Les lignes qui suivent se focaliseront sur l’identification de certains d’entre eux comme dieux, « génies » ou « démons ». L’absence de ces derniers termes dans les textes égyptiens leur vaut un usage subjectif2. Le mot « génie » (genius) qui, pour les Romains, personnifiait la puissance d’un être ou d’une chose au moment de sa naissance ou de sa constitution est utilisé pour décrire les rôles spécifiques de quelques êtres ou leurs fonctions bénéfiques3. Quant au daimôn d’Homère, il désigne une puissance divine que l’on ne peut ou ne veut pas nommer 4. Certains égyptologues appliquent le terme daimôn à une force divine qui ne bénéficie pas d’un culte, tandis que d’autres se réfèrent au « démon » judéo-chrétien pour qualifier les êtres divins maléfiques perçus comme les représentants du chaos5. Si l’on tente d’identifier les catégories du divin dans la psychostasie égyptienne en ayant recours aux « génies » et aux « démons », il conviendra de définir les fonctions des différents protagonistes et de les confronter avec celles de ces êtres en opposant implicitement les actions bénéfiques des premiers aux actes maléfiques des seconds. Il importe d’établir si l’aspect terrifiant d’un dieu ainsi que sa dénomination dangereuse s’avèrent suffisants pour témoigner d’une nature diabolique. On peut à bon droit se demander si la caractérisation de certains dieux abrités dans le monde inférieur comme démons dotés d’une double nature – consistant à protéger une personne et à punir ses ennemis6 – pourrait aussi convenir à certains intervenants dans la psychostasie.
Ci-contre Cat. 147.
1. Spiegel 1935 ; Yoyotte 1961, p. 15-80 ; Seeber 1976 ; Assmann 2003a, p. 114-140. 2. Te Velde 1975, col. 980 ; Meeks 1971, p. 19-21. 3. Scheid 1998, p. 137 ; Meeks, op. cit., p. 18-84 ; Id. 2001, p. 375 ; Lucarelli 2006, p. 210. 4. Chantraine 1999, p. 246 ; sur l’évolution du terme daimôn, Kousoulis 2011, p. X-XI. 5. Chantraine, op. cit. (supra n. 4), p. 246 ; Te Velde, op. cit. (supra n. 2), col. 980 ; Meeks, op. cit. (supra n. 2), p. 20-21 ; Lucarelli 2013, p. 12, 16, no 26. 6. Meeks, op. cit. (supra n. 3), p. 375 ; Lucarelli, op. cit. (supra n. 3), p. 207-211. 7. Assmann 2000, p. 63-64 ; Mathieu 1998, p. 71-78 ; Bicke 1997, p. 113-122. 8. Seeber, op. cit., p. 121-123, n. 497, p. 131132, n. 580 ; Zandee 1960, p. 32, no 7. 9. Traunecker 1992b, p. 62-63. 10. Mathieu 2008, p. 9-11, n. 4, 9 ; Servajean 2001, p. 264, n. 22, 265-269, 271-272.
Le juge Le juge suprême : un dieu La présidence du tribunal n’a pas toujours été l’apanage d’Osiris (fig. 1). La primauté de Rê dans les textes les plus anciens peut être éclairée par sa position de juge suprême au tribunal originel7 qui a condamné Seth pour le meurtre d’Osiris, ce dernier ne pouvant pas siéger dans l’assemblée judiciaire. La version classique du jugement tend à concilier les deux juges qui voient leurs personnalités liées sous la forme de Rê-Osiris ou dans une théologie développant leur complémentarité, excepté quand des concepts anciens ou locaux du jugement ont pu régir le choix d’un autre juge suprême, comme le roi divinisé Amenhotep I à Deir el-Médina8. L’entourage familial du juge suprême : des dieux à la fonction de génies protecteurs Osiris est souvent suivi d’Isis, sa femme, et de Nephthys, sa sœur (cat. 144), qui lui garantissent la protection et la renaissance9, mais d’autres déesses investies des mêmes fonctions peuvent se substituer à elles. Surgissant d’un lotus, les quatre enfants d’Horus (fig. 2) peuvent se dresser juste devant le dieu des morts. Cette proximité iconographique souligne leur lien étroit avec Osiris. Enfantés d’une forme d’Osiris, Horus l’Ancien, et d’Isis, ils veillent à la manière de génies protecteurs à la restitution de ses organes, à son intégrité physique et à sa résurrection10(cat. 148-149). 285
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De l’ambivalence des dieux : l’œil de Rê et Seth René Preys
Ci-contre Égide au nom du roi Osorkon IV, électrum, Tanis (?), XXIIe dynastie. Museum aan de Stroom (MAS), Anvers, inv. AV.1921.023.002.
Les anciens Égyptiens aimaient se représenter un monde dominé par Maât, ce principe auquel même les dieux sont soumis et qui garantit le bon fonctionnement du cosmos comme le meilleur des mondes. À l’opposé se trouve Isefet, déterminant le chaos, ennemi indestructible de l’ordre imposé par le créateur. Toujours aux aguets, le chaos ne recherche que la confrontation avec l’ordre, absorbant tous les êtres – hommes, dieux, animaux, plantes… – dans un cycle infernal de violence qui ne connaît aucune limite, ni dans l’espace ni dans le temps. Depuis la palette de Narmer, figurant le roi debout les deux pieds sur une ligne de base – en d’autres termes « structuré » d’après les lois du dessin pharaonique et symbolisant dès lors l’ordre – dominant ses ennemis recroquevillés et donc relevant du désordre (fig. 1), l’iconographie égyptienne n’a cessé de créer des images qui illustrent cette confrontation. Des grandes scènes de guerre du pharaon aux tableaux idylliques des tombes privées, l’Égyptien espérait ainsi conjurer le sort. Car il était bien conscient que dans la réalité, Maât et Isefet ne sont pas aussi clairement discernables. La plupart des êtres sont ambivalents et, de ce fait, telles sont aussi leurs actions. Cela est le cas pour l’homme, l’animal, mais également pour le dieu. Les raisons de cette ambivalence peuvent avoir différentes origines impliquant des éléments théologiques, historiques, sociologiques, biologiques. Dans ce contexte, le pouvoir se veut être le régulateur, qui va garantir que l’ordre dominera toujours le chaos. Il se légitime par sa capacité de repousser le chaos aux frontières de l’ordre. L’exemple le plus représentatif de cette ambivalence est connu sous la dénomination d’« œil de Rê », à l’occasion référencé dans la littérature égyptologique sous l’appellation de « déesse lointaine ». La réticence à rattacher un nom précis à ce terme montre qu’il s’agit non pas d’une divinité bien précise, mais d’une qualité composée de plusieurs faces que peuvent adopter diverses déesses en s’appropriant différents noms (cat. 157). Ce qui relie ces différentes divinités féminines est avant tout leur lien avec une divinité masculine dont les caractéristiques solaires sont éminemment accentuées. Dans la plupart des cas, il s’agit du dieu héliopolitain Rê. La déesse porte dès lors l’épithète courante d’« œil de Rê », mais la relation peut également être explicitée par l’épithète de « fille de Rê ». La relation entre les deux divinités est définie par un développement en deux temps. Le premier thème est celui de la séparation. L’œil de Rê s’éloigne de son propriétaire pour des raisons qui ne sont pas toujours précisées. Cela suggère qu’elles ne sont que secondaires par rapport aux conséquences de la séparation. Toutefois, certains mythes tels que celui de la Vache Céleste1 signalent que l’œil de Rê est envoyé par son père afin de remplir une mission. Le créateur y est confronté à une révolte à laquelle il est incapable de faire face tout seul. Sur le conseil des dieux, il décide d’envoyer son œil. « Envoie ton œil, qu’il expose ceux qui ont conspiré. Il n’y a pas d’œil qui soit plus capable de les détruire pour toi. Puisse-t-il sortir en tant qu’Hathor. »
1. Hornung 1982 ; N. Guilhou 1989.
L’œil de Rê prend dans ce mythe le nom d’Hathor, une déesse représentée avec les cornes de vaches enserrant le disque solaire qui, depuis les Textes des 291
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QU E FONT LES DI EUX ?
Quatre vases canopes Cat. 148 Calcaire, encre rouge et noire H. et l. : Imset (27 × 12,5 cm) ; Hapy (26 × 12,5 cm) ; Douamoutef (27 × 13 cm) ; Qebehsenouf (26,2 × 13 cm) Égypte Troisième Période intermédiaire (946-664 av. J.-C.) Collection privée Bibliographie : Bruxelles 1991, p. 176-179.
Pour poursuivre sa destinée dans l’Au-delà, le défunt doit être « complet ». C’est pourquoi les organes putrescibles prélevés de son corps lors de la momification, après avoir été traités au natron, sont conservés dans des récipients placés à côté de la cuve funéraire. Depuis la Ve dynastie, ces viscères sont sous la protection des Quatre Enfants d’Horus dont c’est la principale fonction. Ils sont déposés dans quatre vases que l’on dénomme « canopes » par confusion avec les Osiris-hydries, vases coiffés de la tête du dieu et employés dans les rituels de Canope (Aboukir) près d’Alexandrie. Le couvercle des canopes est plat à l’Ancien Empire, anthropomorphe au Moyen Empire car les génies présentent alors une tête humaine. À partir du Nouvel Empire, ils se distinguent : Imset garde une tête humaine tandis que Hapy prend celle d’un singe, Douamoutef celle d’un canidé et Qebehsenouf est hiéracocéphale. Chaque génie est en général identifié à un organe précis mais les données épigraphiques et textuelles ne correspondent pas toujours au contenu constaté dans les exemplaires archéologiques. Au-delà de leur fonction dans l’organisme, les viscères, animés par les quatre génies, finissent par exprimer, à partir de l’époque tardive, différentes composantes de l’être humain, dissociées au moment du décès et qui doivent être à nouveau rassemblées pour que le défunt recouvre son intégrité. Comme protecteurs, les Enfants d’Horus sont associés à quatre déesses : Imset à Isis ; Hapy à Nephthys ; Douamoutef à Neith ; Qebehsenouf à Selkit. Chacun se voit attribuer un point cardinal : Imset le sud ; Hapi le nord ; Douamoutef l’est ; Qebehsenouf, l’ouest. Parfois anépigraphe, la panse des canopes porte le plus souvent des inscriptions. Les formules varient selon les époques mais en général, le texte indique le nom, voire le titre, et la filiation du défunt. Dans le cas présent, le nom du propriétaire n’est pas indiqué ; l’inscription commence chaque fois par le nom du génie suivi d’un texte identique : Je suis venu et je te prends en protection. L’orthographe hiéroglyphique permet de déduire que ces vases-ci étaient destinés à une dame. La forme de leur couvercle indique qu’ils ne sont pas antérieurs au Nouvel Empire et la concision de la formule invite à les placer à la Troisième Période intermédiaire. MCB 338
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A ANNEXES
Ci-contre Relief avec Isis, Sérapis et Harpocrate, Athribis, Époque romaine. Marbre. Museum aan de Stroom (MAS), Anvers, inv. AV.1879.001.151.
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Chronologie Néolithique Badari (vers 4400-3800 av. J.-C.) Époque prédynastique (3900-3100) Nagada I (3900-3450) Nagada II (3450-3300) Nagada III (3300-3100) Époque protodynastique (3100-2700) Ire dynastie (3100-2900) IIe dynastie (2900-2700) Ancien Empire (2700-2200) IIIe dynastie (2700-2620) IVe dynastie (2620-2500) Ve dynastie (2500-2350) VIe dynastie (2350-2200) Première Période intermédiaire (2200-2033) VIIe-VIIIe dynastie (2200-2150) IXe-Xe dynastie (2150-2050) XIe dynastie (2106-1963)
Nouvel Empire (1550-1069) XVIIIe dynastie (1550-1295) XIXe dynastie (1295-1186) XXe dynastie (1186-1069) Troisième Période intermédiaire (1069-664) XXIe dynastie (1069-945) XXIIe dynastie (945-715) XXIIIe dynastie (818-715) XXIVe dynastie (727-715) XXVe dynastie (780-664) Basse Époque (664-332) XXVIe dynastie (664-525) XXVIIe dynastie (1re occupation perse, 525-404) XXVIIIe dynastie (404-399) XXIXe dynastie (399-379) XXXe dynastie (379-341) 2e occupation perse (341-332) Époque ptolémaïque (332-30) Dynastie macédonienne (332-305)
Moyen Empire (2033-1710) XIIe dynastie (1963-1786) XIIIe dynastie (1786-1650)
Dynastie ptolémaïque (305-30) Époque romaine (30 av. J.-C. – 395 apr. J.-C.)
Deuxième Période intermédiaire (1710-1550) XIVe dynastie (1710-1650) XVe-XVIIe dynastie (1650-1550)
Époque byzantine (395-642 apr. J.-C.) Époque musulmane (642-1517 apr. J.-C.)
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