Edouard Pignon. Femmes en Méditerranée : Catalanes à Collioure, étés 1945-1946 (extrait)

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Édouard Pignon, femmes en Méditerranée : Catalanes à Collioure, étés 1945-1946


© Somogy éditions d’art, Paris, 2013 © Musée d’Art moderne de Collioure, 2013

Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Conception graphique : Audrey Hette Fabrication : Michel Brousset, Béatrice Bourgerie, Mélanie Le Gros Contribution éditoriale : Sylvain Maestraggi Suivi éditorial : Lydia Labadi

ISBN 978-2-7572-0679-9 Dépôt légal : juin 2013 Imprimé en Italie (Union européenne)


Édouard Pignon, femmes en Méditerranée : Catalanes à Collioure, étés 1945-1946


Édouard Pignon, femmes en Méditerranée : Catalanes à Collioure, étés 1945-1946

1er juin-13 octobre 2013 Cette exposition a été organisée par le musée d’Art moderne de Collioure

avec le concours de la Ville de Collioure, du conseil régional Languedoc-Roussillon, du conseil général des Pyrénées-Orientales, du ministère de la Culture et de la Communication – Direction régionale des affaires culturelles du Languedoc-Roussillon, des Amis du musée de Collioure

Commissariat Philippe Bouchet et Joséphine Matamoros

Assistance de l’exposition, coordination des prêts, médiation culturelle et accueil des publics Nadine Skilbeck Marion Serra

Services techniques de l’exposition Bruno Wenger Michel Joseph Jean-Claude Bonnard

Communication Tambour Major, Emmanuelle Toubiana, Paris Nuria Bresso,Tarragone

Graphisme de la communication Marianne Francès


Remerciements Cette exposition et cette publication n’auraient jamais vu le jour sans l’aide et le soutien d’institutions et de personnes que le musée de Collioure tient à remercier très chaleureusement pour leur engagement :

Ville de Collioure Michel Moly Maire de Collioure, vice-président du conseil général des Pyrénées-Orientales

Le conseil régional Languedoc-Roussillon Christian Bourquin Président de la région Languedoc-Roussillon, sénateur

Le conseil général des Pyrénées-Orientales Hermeline Malherbe Présidente du conseil général des Pyrénées-Orientales

Le ministère de la Culture et de la Communication Alain Daguerre de Hureaux Directeur régional des affaires culturelles Languedoc-Roussillon Nos remerciements s’adressent aux responsables des collections publiques qui ont permis, par le prêt des œuvres, la réalisation de cette exposition :

FRANCE Besançon, musée des Beaux-Arts et d’Archéologie Emmanuel Guigon, directeur

Céret, musée d’Art moderne Nathalie Gallissot, conservateur et directeur de l’Établissement public de coopération culturelle

Compiègne, musée Antoine-Vivenel Claire Iselin, directrice des musées de la Ville de Compiègne

Limoges, musée des Beaux-Arts

Bernard Matussière Pierre Nuger Francine Ortiz Édith et Denis Potencier Emmanuel Szleper Nous exprimons enfin nos remerciements à toutes les personnes qui, à des titres divers, ont apporté leur précieux concours : Natalie Adamson Marie-Laure Amrouche Gérard Bloch Théophile Bouchet Bernard Ceysson Yves Chevrefils-Desbiolles, Institut Mémoires de l’édition contemporaine (Imec), Saint-Germain-la-Blanche-Herbe Ève Cordonnier, Mercier & Cie, Lille Frédérique Debril, maison Jean-Vilar, Avignon Régis et Caroline Dorval, galerie Dorval, Lille Gilles Dyan, Opera Gallery, Paris Henri Fabre Pascal Florentin Claire Galliano Christine Genin Ante Glibota Marie Ladame-Buschini François Lorenceau, galerie Brame & Lorenceau, Paris Guy Loudmer, archives étude Loudmer Bernard Matussière Marie-Christine Melendez, musée de Borda, Dax Anthony J.P. Meyer, galerie Meyer Oceanic Art, Paris Maître Éric Pillon, Éric Pillon Enchères,Versailles Melly Puaux Maître Roland Rappaport Madeleine Reboul Delphine Rousseau, palais des Beaux-Arts, Lille Michel Saint-Jean Thierry Saint-Jean Aleksandra Sokolov Maître François Tajan, Artcurial, Paris Fabienne Vacher Dominique Vitart Chantal Wintrebert

Véronique Notin, directrice

et en particulier Michel Ragon

Paris, centre Pompidou, musée national d’Art moderne

ainsi que les membres de la famille Pignon : Dominique Pignon Nathalie Pignon Nicolas Pignon

Alfred Pacquement, directeur

LUXEMBOURG Luxembourg, musée national d’Histoire et d’Art Michel Polfer, directeur

Cette exposition est réalisée grâce au mécénat de :

SUISSE La Chaux-de-Fonds, musée des Beaux-Arts Lada Umstätter, conservatrice Nos remerciements s’adressent aussi aux nombreux collectionneurs privés qui ont souhaité préserver leur anonymat ainsi qu’à : Galerie Odile Oms, Céret Florence et Pierre Basset Alain Muller

avec la participation de :



Sommaire Édouard Pignon, femmes en Méditerranée : Catalanes à Collioure, étés 1945-1946

Joséphine Matamoros ............................................................................. 8

Édouard Pignon, une pensée libre

Philippe Bouchet..................................................................................... 16

Édouard Pignon

Herbert Read.......................................................................................... 28

Édouard Pignon et Herbert Read

Natalie Adamson..................................................................................... 30

Témoignage de Michel Ragon

Philippe Bouchet..................................................................................... 48

Biographie

Philippe Bouchet..................................................................................... 117

Bibliographie succinte..................................................................... 150

Willy Ronis, Édouard Pignon, Boulogne, vers 1945


Édouard Pignon, femmes en Méditerranée : Catalanes à Collioure, étés 1945-1946 Joséphine Matamoros

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Carte postale de Collioure, rue du Mirador où habitait Willy Mucha

ous sommes dans l’immédiat après-guerre, pendant ces étés 1945 et 1946 où Pignon, sur les conseils de Willy Mucha – qui s’était luimême installé à Collioure entre 1940 et 1943 –, découvre Collioure et la Méditerranée. Il semblerait qu’il loue sur la corniche, route de Port-Vendres, la maison dite « La Balette », appartenant à monsieur et madame Vieujot. Cette villa, qu’il occupait en famille, avec sa deuxième femme Aline et leur jeune fils Dominique1, offrait une vue splendide sur la fameuse baie connue dans le monde entier. Un réel dépaysement pour cet artiste né en Picardie, dans le pays des mines et des corons, dont l’atmosphère chargée de poussières de charbon noires et grises estompait les paysages. Pour la première fois, il découvre ce grand Sud encore très lié à la civilisation méditerranéenne, par sa manière de vivre en quasi autarcie, son architecture, sa végétation, ses traditions, comme celle de la pêche au lamparo, et baigné par une luminosité à nulle autre pareille. Collioure vivait essentiellement de la pêche et de l’agriculture  : les pêcheurs étaient connus pour être d’excellents marins, mais cultivaient également la vigne et les jardins maraîchers environnants lorsqu’ils ne sortaient pas en mer. Il est à remarquer l’importance des jardins de l’Olla2 qui, ajoutés aux jardins familiaux, nourrissaient encore la population locale. Mais à Collioure, à la différence des Fauves : Matisse, Derain, Marquet , Pignon, lui, ne s’intéresse nullement aux paysages somptueux, empreints des parfums capiteux de la 1. Lettre du fonds Willy Mucha. 2. Jardins situés tout près de Collioure et extrêmement fertiles.


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Collioure, plage du Boramar, vers 1946

végétation locale, bien qu’il en parle avec nostalgie dans sa correspondance avec Mucha. Il peint, et surtout dessine, les toutes dernières vieilles Catalanes, celles qui n’avaient pas encore abandonné la tradition méditerranéenne. Car nous étions bien dans une époque charnière, où les traditions locales et les modes de vies ancestraux allaient être balayés par un changement radical dû à l’ouverture de nos côtes maritimes au tourisme, puis au tourisme de masse. Des cent vingt barques catalanes, qui étaient la fierté du petit port de Collioure et qui le faisaient vivre, il n’en reste plus aucune en activité à ce jour. Ces magnifiques barques colorées ont été remplacées par des centaines de serviettes de plage bariolées qui accueillent autant de corps dévolus au dieu soleil. Probablement sans le savoir, Édouard Pignon fut l’un des derniers témoins à transcrire le quotidien des femmes de Collioure, qu’il immortalisa dans un travail très particulier, inaugurant une nouvelle forme d’expression, inspirée par le lieu. Lorsqu’il arrive à Collioure, Édouard Pignon est âgé de 40 ans, il peint depuis dix ans d’une manière constante et a participé à plusieurs expositions de groupe, il étudie le motif des femmes assises, avec des couleurs puissantes, la plupart du temps à dominante bleue comme La Femme à la chaise, 1945 (p. 75). Le travail qu’il entreprend à Collioure est radicalement

La Balette - Maison louée par E. Pignon à Collioure, route de Port-Vendres

différent de tout ce qu’il avait produit jusqu’alors et inscrit sa démarche dans la sérialité. Coupé de la vie parisienne, loin de son rythme habituel et avide, comme toute la société, de commencer une nouvelle vie après les dures années de guerre, Édouard Pignon voit Collioure – comme cela avait déjà été le cas pour d’autres artistes et en particulier pour Matisse, Derain et Survage – agir sur son œuvre comme un révélateur. À un tournant décisif de sa vie d’artiste, probablement poussé par un besoin impérieux de se dépasser, c’est à travers ces vieilles Catalanes assises devant leurs portes, vacant à leurs occupations dans les rues étroites et rocailleuses ou ravaudant les filets sur la plage du Boramar, que Pignon entreprend une nouvelle façon d’appréhender sa peinture. Il l’inscrit délibérément dans le registre du mythe de la femme en Méditerranée, chanté et exploré depuis Homère, et jusque-là inédit dans son œuvre, bien qu’il fût un visiteur assidu du musée du Louvre, où il s’y est forcément trouvé confronté. Mais à Collioure nous sommes loin des déesses et des beaux corps de femmes reproduits par la statuaire hellénique et dans les chefs-d’œuvre de la peinture ; il s’agit là de travailleuses, de femmes à la peine, celles qui interviennent dans l’organisation économique du village, dans les usines d’anchois, dans la vente des poissons, dans le ravaudage des filets. Un monde proche de celui de Pignon, qui avait connu


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Lucien Coutaud, Études de Catalane, 1945 Essencerelles sur papier, 34 x 26 cm

la mine et l’usine, et peint le monde ouvrier, un monde en phase avec son engagement politique et social. À Collioure, c’est ce monde-là qu’il dessine, celui des petites gens, en l’occurrence celui de la femme travailleuse, gardienne d’un monde méditerranéen en passe de disparaître, un monde fait de labeur et du respect des traditions, un monde qui existait de manière immuable depuis la nuit des temps. En immortalisant ces femmes du peuple, Pignon leur donne une visibilité et leur fait une place à tout jamais dans le concert de la mythologie. Ce travail s’accomplissait de conserve avec Willy Mucha et Lucien Coutaud autour de discussions, et probablement de séances de pose, avec les femmes de la rue du

Mirador3, où vivait Willy Mucha, une des plus belles rues de Collioure (p. 8), où se reflètent les traits typiques du village : rue en pente, aux petites maisons en hauteur, avec pour certaines sur les étages supérieurs, une incomparable vue sur la mer. Willy avait invité pendant les deux étés 1945 et 1946 les deux artistes à le rejoindre à Collioure, le premier été, les dates des séjours ont concordé, et tous les trois ont probablement travaillé avec les mêmes modèles, mais avec des expressions bien différentes, chacun gardant sa personnalité et le concept intellectuel de sa démarche picturale4. Dans un de ses carnets5 de l’été 1946, Pignon s’exprime ainsi : « Hier j’ai peint dans l’atelier de Mucha à la mode de la jeune peinture. Je me sens très étranger à cette école. Mucha est tourmenté par l’abstrait.  » Pignon dessine, pratique la gouache et l’aquarelle, pour fixer ses idées, peint quelques toiles, mais les plus grands formats, comme Les Remailleuses de filets de 1946 et la majorité de son travail, sont exécutés dans son atelier de Paris, dans lequel « les dessins de Collioure sont épinglés sur le mur et deux peintures à l’huile sur papier format grandeur d’une feuille de papier Ingres trônent sur le chevalet ». Le travail de l’été 1945 fait suite en quelque sorte au travail antérieur sur la série des femmes assises ; il s’agit essentiellement d’un travail contraint dans l’atelier de Willy Mucha, où il peint une série de vieilles Catalanes assises, la plupart du temps sur papier de moyen format – 60 x 40 cm. Sur chacune des œuvres l’on reconnaît la même simple chaise en bois et un fauteuil aux accoudoirs en bois tourné : les modèles prenaient place sur les sièges de la maison de Mucha. L’exécution est quelque peu figée, comme si l’artiste exprimait une sorte de retenue face à ces femmes semblant

3. Prononcer miradou en catalan roussillonnais. 4. Voir les reproductions des Catalanes de Willy Mucha et Lucien Coutaud ci-dessus et p. 11. 5. Carnet conservé dans le fonds Édouard Pignon/Imec.


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Willy Mucha, Vieille Catalane, 1945 Huile sur toile, 130 x 97 cm. Musée d’Art moderne de Céret. Dépôt du Fonds national d’Art contemporain, ministère de la Culture et de la Communication (2010)

venir de temps immémoriaux, toutes de noir vêtues, avec d’amples et longues jupes et aux cheveux enserrés dans de grands foulards, les vêtements, ceux des femmes du peuple, offrant des coupes très simples en coton noir, délavé la plupart du temps par le soleil et l’usure. Seuls apparaissent les mains et le visage. Il convient là de rappeler la coutume méditerranéenne du deuil, qui consistait, dès le premier décès dans la famille, à se couvrir intégralement de noir, cela pour une durée de plusieurs années, si bien que lorsque les morts se succédaient, les femmes pouvaient porter le deuil jusqu’à leur propre mort.

Il est clair que ces femmes avaient happé le regard de nos peintres par leur particularité, et c’est cela qu’ils ont voulu rendre. Choisis dans la rue parmi les voisines de Mucha, et non dans l’entourage familial ou parmi les modèles professionnels, ces modèles improvisés maintiennent une grande réserve ; comme intimidés, ces femmes gardent la pose, mains jointes ; fixant les chevalets, elles nous font face, immobiles et hiératiques. Pignon les peint ainsi, dignes et raides, une lueur d’étonnement dans le regard, en s’attachant à bien observer les plis des foulards qui allongent les corps et donnent à ces femmes une allure sculpturale. Il avait bien compris le parti qu’il pouvait tirer de cette sorte de structure-sculpture et, au fur et à mesure qu’il avance dans son travail, cette construction autour du foulard s’affirme de plus en plus. Elle s’exprime avec aisance dans La Catalane, 1945 (p. 69), la pièce la plus remarquable de cet été-là, sans oublier La Femme assise, 1945 (p. 71), avec un jeu très subtil d’effacement du visage, ce dernier prenant la couleur du fond de la toile, afin d’apporter un relief tout particulier à la structure-sculpture du corps. L’on peut ainsi comprendre l’évolution du travail au cours des semaines passées à Collioure, à la fin de l’été, les Catalanes deviennent un vrai sujet d’étude que le peintre continuera à explorer tout au long de l’année dans son atelier parisien. Dans une lettre adressée à Rolande Mucha l’épouse de Willy, sans date mais probablement de l’année 1945, il écrit : « J’ai repris les pinceaux, m’inspirant des barques et des gens qui les hantent. Le résultat est que j’ai remis du soleil dans ma palette. Il est difficile de ne pas se souvenir de la violence colorée de Collioure. » Pignon a toujours été un excellent coloriste, utilisant la couleur comme vecteur de construction. Collioure lui inspire des couleurs plus soutenues, plus franches, telles qu’elles étaient à la sortie du tube et qui s’accordent ainsi à la réalité des couleurs ambiantes6. Derain avait lui 6. Cf. Catalane de Collioure, 1945, p. 73, coll. part.


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aussi fait cette expérience ici, face à la luminosité ardente, insoutenable au regard les jours d’été ; il en était venu à dire que les couleurs sor ties du tube s’apparentaient à des car touches de dynamite. Il faut venir à Collioure l’été pour comprendre que l’extrême luminosité transforme la couleur et la sublime. Dès le mois de janvier les touches de couleurs se succèdent avec la floraison des mimosas et des amandiers, accompagnés par des parfums subtils et puissants. Puis c’est le tour de l’éclosion des fleurs de tous les arbres fruitiers et des orangers, et ainsi de suite jusqu’à l’explosion des couleurs et des fragrances pendant tout l’été. Le travail de l’été 1946 est beaucoup plus subtil, plus fluide, comme s’il allait de soi. Pignon sait où il va et ce qu’il veut. Il arrive vers le mois de juin et repart probablement vers le 10 août7. L’été précédent lui a servi de repérage en quelque sorte, mais en 46 tout concourt à nourrir le concept qui occupe son esprit. Dans le carnet de juillet 1946, il commente : « Après-midi. Travail sur le port. Croquis rapides. Le ciel est gris en fin d’après-midi. Rechercher dans la nature des formes qui conviennent bien à l’esprit des futures toiles. La peinture peut être abstraite et figurative.  » Et c’est bien ce qu’il va faire, une abstraction-figuration qu’il explore avec exultation, s’éloignant de plus en plus de l’influence de Picasso et de celle des gothiques, travaillant à l’intérieur de la grande série des Catalanes par petites séries telles les pleureuses, les Catalanes assises, les pêcheurs, les remailleuses de filets. Trois de ses pleureuses, des huiles sur toile, figurent dans la présente exposition, à peu près toutes de la même dimension – 80 x 65 cm – très homogènes dans le format et le traitement, trois bustes de femmes qui 7. Lettre du 12 août 1946 adressée à Mucha depuis Paris (fonds

Willy Mucha).

pleurent, trois visages qui représentent la douleur. Lors de ses longues semaines d’été, Pignon a vécu au rythme des habitants. Il a probablement assisté à un épisode de deuil où les pleureuses du village se rendaient dans la maison du défunt et demeuraient plusieurs jours à son chevet dans la compassion et le recueillement, soutenant ainsi la famille éplorée. À l’image de la mater dolorosa présente dans toutes les églises du pourtour méditerranéen et abondamment vénérée par le peuple chrétien, les pleureuses d’Édouard Pignon sont de véritables représentations de la douleur. Mêlant l’allégorie venue du plus profond des âges à la forme la plus contemporaine, l’artiste crée ainsi un nouveau discours dans sa propre expression picturale qui interpelle et interroge sur le sens qu’il transmet. Il en ira de même pour ses remailleuses, tableaux qui marqueront très fortement son passage par leur composition, leur format, comme s’il souhaitait les représenter grandeur nature. À Collioure, à cette époque, la plage du Boramar était une véritable ruche, jonchée de barques colorées, de cordages, de corbeilles en osier débordant de poissons, de filets étendus au soleil, raccommodés par les « ravaudeuses » ou « remailleuses », assises à même le sol dans leurs habits noirs et penchées, par longues chaînes, sur leur ouvrage. C’était un spectacle saisissant de beauté, conférant au lieu une rayonnante authenticité. Pignon les a longuement étudiées, dessinées sous tous les angles, insérées dans plusieurs tableaux, dont le plus remarquable sans nul doute est celui des Remailleuses de filets, 1946 (p. 55). Il a su trouver une nouvelle fois le ton juste, élevant ces figures immémoriales au rang de déesses mythiques, jouant de leurs attributs, foulards, espadrilles, robes, pour révéler leurs formes sculpturales.


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Ravaudeuses de filets à Collioure vers 1950

Leurs visages burinés, tannés et ridés par le soleil, rappellent les masques primitifs dont s’est inspiré Picasso pour Les Demoiselles d’Avignon (1907). Avec la même puissance d’évocation y transparaît l’essence de la femme, provocatrices pour les Demoiselles, humbles et hiératiques pour les Remailleuses. Il prend soin dans chaque tableau de les traiter par paire, l’une répondant à l’autre, parfaitement inscrites pour les grandes remailleuses dans la structure de la poupe de la barque catalane, représentée en jaune vif, telle une voilure, proposant là un double sens de lecture, qu’il développera à foison quelques semaines après, lors de son séjour à Ostende. Dans une lettre à Mucha du 2 septembre 1946 depuis Paris, il commente le travail qu’il exécute sur cette toile de la manière suivante : « J’espère que vous avez toujours le soleil, le soleil si beau de Collioure. Ici, c’est toujours gris. Je travaille prenant comme modèle les ravaudeuses de filets. J’ai entamé une toile de 2 x 1,70 mètres que j’espère finir pour le Salon. Sera-t-elle terminée, j’en doute un peu, mais je fais un effort. Elle part bien plus rythmée que les autres toiles, plus claire de couleur.  » Elle sera terminée et présentée pour le Salon d’automne. Et en octobre 1951, cette même magnifique pièce sera exposée à

la Biennale de São Paulo, où Pignon remportera le 4e prix de peinture, en compagnie de Roger Chastel, Alberto Magnelli et Willi Baumeister. Il est intéressant de voir comment Pignon, après les aquarelles et les gouaches de l’été 45 représentant les Catalanes toujours assises et très raides, comme figées, les fait évoluer en figures mythiques d’une grande présence et d’une grande élégance. À ce titre la comparaison entre La Catalane, 1945 (p. 69), et la Catalane sur fond bleu de 1946 (p. 67) est saisissante ; dès la fin de l’été 45 il avait trouvé le chemin, il s’agit de la même Catalane avec la poêle sur le côté gauche et le même fauteuil, la même robe bleue8, réminiscences du cubisme, posture vénérable, il semblerait que ces deux pièces aient été faites l’une après l’autre et servent de charnière en ouvrant la voie aux pleureuses, remailleuses de filets, et toutes les pièces de 1946. Cette année-là Pignon repart début août, il travaille sans relâche et traduit de manière agile et vigoureuse toute la réflexion menée depuis 45 dans des compositions 8. Il en va de même pour la Catalane de Mucha, reproduite dans

ce texte, avec la poêle sur le côté gauche, cela prouve bien qu’ils avaient les mêmes modèles et travaillaient ensemble dans la cuisine.


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magistrales. Il se dégage de cette période des Catalanes une grande confiance dans sa pratique artistique et la mise en place d’une grille personnelle dans l’investigation du réel, avec la très grande sensibilité qui le caractérise. Il continuera dans cette voie jusqu’à ses toutes dernières séries que sont les Dames du soleil et les Nus géants. Quelques semaines après avoir quitté Collioure, il part s’installer seul à Ostende, où il applique d’une manière très aboutie la réflexion menée en Catalogne, et notamment il y développe le concept utilisé dans sa dernière toile des remailleuses à savoir la transformation de la voilure ou la poupe des embarcations, comme un décor de théâtre. Les voiles des bateaux et la vie grouillante du port, le mènent vers une autre très belle série aux couleurs plus tendres et plus douces inspirées par la lumière tamisée du Nord. Sa vie va changer, transformée grâce à la belle rencontre avec Hélène Parmelin. Pendant les années qui vont suivre, il fréquente très régulièrement Picasso, et ce dernier l’invite à venir le rejoindre à Vallauris en 1951. Picasso travaillait à Vallauris par longues périodes depuis 1947, à l’atelier Madoura où il faisait faire un bon colossal à la céramique, en créant de nouvelles formes, inventant de nouvelles techniques, revisitant les céramiques populaires locales et les céramiques antiques grecques et romaines. Il appréciait son ami artiste et avait probablement envie d’être auprès d’un compagnon de route, tout comme il l’avait fait à Céret en 1911 et 1912, avec Georges Braque. Pignon tergiverse, mais finit par accepter, il est logé au Fournas, une ancienne distillerie à parfums, transformée en ateliers par Picasso. En fait, il travaillera sans relâche, comme il l’avait fait à Ostende et créera entre 1951 et 1954 plus de deux cents pots et plats, revisitant pour sa part l’art étrusque, qu’il avait découvert au Louvre et lors de son voyage en Italie en 1949, et créant également ses propres formes. C’est pendant cette période qu’il intégrera dans sa production le souvenir de ses Catalanes. Elles réapparaissent

Les Lettres Françaises, octobre 1946

donc avec tendresse : quelques années après ses étés à Collioure, il était à nouveau près de la Méditerranée ! Il transfère dans les céramiques tous les thèmes utilisés en peinture jusqu’alors : les Catalanes, Ostende, les mineurs, l’homme à l’enfant, les coqs, la cueillette de jasmin, les paysans, les maternités. Il rentre ainsi de plain-pied dans un autre monde qui, plus tard, lui ouvrira des horizons nouveaux, et lui


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permettra de réaliser plusieurs céramiques monumentales et magistrales. C’est pourquoi il nous a semblé indispensable de présenter les remarquables céramiques qui font appel au motif des Catalanes, pièces exposées pour la première fois à la maison de la Pensée française en 1954, puis au musée de Céret en 2005. En mai 1946 eut lieu à la Galerie de France, une exposition entièrement dédiée aux Catalanes. Son accueil très favorable par la critique marque la consécration de l’œuvre d’Édouard Pignon. Pour la première fois depuis cette époque, le musée de Collioure avec l’aide de Philippe Bouchet a réussi à rassembler une grande partie de ce travail disséminé dans plusieurs pays, et à ramener sur le lieu de leur création ces pièces étonnantes et peu connues du grand public, poursuivant ainsi les recherches menées depuis de nombreuses années pour démontrer l’importance du passage des artistes dans ce petit triangle d’or que sont les villes de Collioure, Céret et Cadaquès. L’histoire se redécouvre sur les cimaises du musée de Collioure et continue avec des artistes majeurs de l’art contemporain qui ont plaisir à perpétuer cette magnifique tradition.

Joséphine Matamoros est conservateur honoraire du patrimoine.

Revue de la Pensée française, 10e année, n° 11, novembre 1951

Article de Jacques Lassaigne dans Le Progrès de Lyon, novembre 1951


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Édouard Pignon, une pensée libre Philippe Bouchet

S

ouvent utilisée pour commenter sa peinture, s’il est une métaphore qui s’applique à Édouard Pignon, c’est bien celle d’une œuvre à contre-courant. En effet, à contre-courant des idées reçues, de la pensée dominante, des modes qui jalonnent les décennies de l’après-guerre – celles qui voient néanmoins son œuvre s’inscrire dans le temps et dans l’histoire – Édouard Pignon l’a finalement été toute sa vie : aussi n’est-il pas surprenant qu’il ait choisi de titrer son second livre de propos Contre-Courant1. Sa singularité parmi les artistes de sa génération, comme la remarquable fidélité à sa ligne de conduite, trouvent leur fondement dans une liberté de pensée qui n’a cessé de l’animer, conscient qu’il était que «  la liberté est une libération, une lutte », convaincu que « pour un homme, c’est son action qui détermine s’il est libre2 ». Probablement n’a-t-on jamais vraiment mesuré combien cette position – tout autant que cette vision personnelle de la vie – a engendré une incompréhension de ce peintre et de sa démarche créatrice restée pour beaucoup largement sousestimée. De même, qui connaît aujourd’hui ses textes ? Pourtant, son premier livre, La Quête de la réalité3, qui rencontra à sa parution un écho aussi bien dans le milieu restreint des connaisseurs qu’auprès d’un public plus large, s’inscrit directement dans la suite d’écrits qui, des réflexions de Delacroix à celles de Klee, introduisent le lecteur au cœur de la création artistique, l’éclaire sur le sens et le cheminement de la création picturale. Mû tout à la fois par de profondes convictions et de véritables doutes qui l’habitaient et dont il n’ignorait d’ailleurs rien, Pignon inscrit son œuvre, comme beaucoup d’autres peintres de sa génération, dans la tradition du moderne. Vers 1944,

avant même son séjour à Collioure, s’esquissent peu à peu « les certitudes d’un style et une conviction du réel4 ». Du groupe identifié et triomphant des « Jeunes peintres de tradition française », il est l’un des rares à ne pas avoir repris le système de la grille – l’armature linéaire qui structure la surface du tableau – mis en place dès 1935 par Charles Lapicque et à faire le choix, avec un sens du risque proche de celui de son aîné, de la voie figurative, au moment même où l’abstraction commence à l’emporter dans l’actualité. Du reste, en gardant l’un et l’autre leur autonomie propre, ce ne sera pas le moindre de leur paradoxe que de continuer à exposer, au cours des décennies suivantes, avec leurs amis abstraits, comme pour mieux marquer leur différence, comme pour mieux montrer leur insolente vitalité. Jusqu’aux années 1980, avec Jean Hélion qui a lui une histoire différente, ils compteront parmi les principaux acteurs de la peinture figurative en France.

Être et devenir

L’énergie de Pignon tient à sa personnalité, à son éducation, dans une certaine mesure il est vrai, à son parcours – son passé de mineur et d’ouvrier – même si cet aspect de la biographie est à l’origine, disons-le, de malentendus attachés à son nom. Dans l’univers qui a été le sien, il a pu apprécier relativement tôt, parce que « différent des autres », la force de penser par soi-même, l’impact du jeu libre des idées, de l’agitation de la pensée qui élargit tout et permet de se déterminer, d’imaginer les choses différemment, loin d’une voie – d’une vie – qui semble pourtant toute tracée. C’est cette aptitude à l’interrogation critique, à la constante remise en cause des idées-forces, qui le caractérise. Comme cela

1. Édouard Pignon, Contre-Courant, Paris, Stock, 1974. 2. Ibid., p. 170. 3. Édouard Pignon, La Quête de la réalité, Paris, Gonthier, 1966, rééd.

1968, 1974, 1983 et 1985.

4. Bernard Ceysson, « À propos des années cinquante : tradition et

modernité », dans Vingt-cinq ans d’art en France 1960-1985, Paris, Larousse, 1986, p. 16.


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Henri Cartier-Bresson, Édouard Pignon dans l’atelier de l’allée des Pins, Boulogne, vers 1945 (sur le chevalet, Femme au fichu noir)

a été justement souligné5, il y avait chez lui un philosophe, une pensée profonde sans théorie, une sensibilité très grande aussi à parler d’art, à transmettre par la parole des réflexions sur lui-même, sur son travail, sur les peintres de la tradition dont il dissertait merveilleusement. D’un seul sujet, d’une simple question, il pouvait discourir un long temps, avec force d’argumentation, parfois avec véhémence. Formé par ses lectures personnelles et, après son arrivée à Paris en 1926, par ses participations attentives à de nombreux débats, encore plus par son assiduité aux cours du soir, il avait une immense culture, notamment philosophique et historique  : une connaissance des textes fondamentaux des grands philosophes acquise à l’université ouvrière, une 5. Sur cet aspect méconnu de la personnalité d’Édouard Pignon, on

lira l’entretien avec Jean-Louis Ferrier publié dans le catalogue de la rétrospective au palais des Beaux-Arts de Lille (6 décembre 19971er mars 1998), p. 183-191.

culture historique poussée car il était un lecteur passionné de livres d’histoire. La curiosité d’esprit qui était la sienne se retrouvait dans le foisonnement de sa parole et l’éclat de son raisonnement, dans la diversité des points de vue qu’il abordait, curiosité intellectuelle et indépendance d’esprit dont on sait qu’elles s’accommoderont bien mal des injonctions du parti communiste quand, à la Libération, ce dernier lancera la discussion vite polémique sur le réalisme et l’art engagé. Il ne pouvait être question pour Pignon de faire une peinture pour le « peuple » : l’idée même n’avait aucun sens et ne faisait qu’exprimer, pensait-il avec raison, un profond mépris pour le prolétariat infiniment plus capable d’apprécier l’art moderne qu’on ne le croyait. D’ailleurs, sa conception aristocratique de l’ouvrier – dont témoigneront en 1949 ses élégants Mineurs, frontales figures épurées de toute anecdote où la couleur froide et comme métallique est entièrement soumise au dessin – le lui interdisait.


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Le Mineur, 1949 Huile sur toile, 92 x 73 cm Tate, Londres

Entre tradition et modernité Depuis le début des années quarante, à l’image des « Jeunes peintres  », sa peinture est inscrite dans le cadre d’un modernisme pictural revendiqué trouvant son inspiration chez Picasso et surtout chez Matisse, dont l’éternel recommencement de la peinture restera toujours, jusqu’au bout, le modèle à suivre : à cette période, c’est à la fois la ligne claire de son dessin, poussée parfois à un haut degré de maîtrise, qui en atteste, tout comme le déploiement virtuose et la vibrante éloquence des surfaces colorées qui composent

ses toiles aux délicates arabesques. Depuis quelque temps systématiquement commentée à chacune de ses apparitions dans des expositions de groupe, sa peinture est présentée comme celle de « l’un des plus doués certainement des artistes6  » de sa génération, considéré comme l’un des coloristes les plus raffinés et les plus sensibles. En novembre 1944, le magazine américain Life – l’une des publications les plus prestigieuses dans le domaine de l’actualité et du reportage photographique – publie un article sur la scène française, « New French Art », qui met en avant la figure de Picasso. Parmi les nouveaux talents – Maurice Estève, Léon Gischia et Francisco Borès –, Édouard Pignon est présenté comme « le meilleur du groupe de jeunes peintres français apparu pendant cette guerre » et partage avec Matisse les colonnes du picture magazine. Loin d’être une consécration – on sait aujourd’hui ce qu’il en a été de la prétendue « primauté absolue » de l’art français de l’après-guerre face à la scène américaine prônée par Pierre Francastel –, on mesure à ce moment-là, pour ce qui est de l’œuvre de Pignon, le chemin parcouru depuis qu’il est en contrat avec la Galerie de France et qu’il peut se consacrer entièrement à la peinture. Et, chez lui, quand on parle de peinture, il faut entendre la sienne et celle des autres, c’est-à-dire les grandes figures qui jalonnent l’histoire de l’art. Entamée à cette période, s’accentuant au fil des années, la réflexion permanente et particulièrement dense portée sur la peinture – entretenue non seulement avec les grands maîtres dans les musées mais aussi avec les jeunes artistes lui rendant visite à son atelier – et la création en général, ne cessera de nourrir et d’accompagner une œuvre picturale qui, bien souvent, se présentera comme l’envers de sa pensée, formulant différemment la notion de réciprocité, cette capacité à passer d’un univers à un autre, situation sans doute vécue par Pignon comme une victoire sur un passé lointain. 6. « L’art décoratif au Salon d’automne », Comœdia, octobre 1943.


Article «New French Art» dans Life, vol. 17, n° 20, 13 novembre 1944 (en haut à gauche photographie d’Édouard Pignon dans son atelier)

Article «New French Art» dans Life, vol. 17, n° 20, 13 novembre 1944 (en haut à gauche reproduction d’une nature morte d’Édouard Pignon)


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La construction de l’espace À cette époque, s’il n’est pas encore l’artiste qui explique sa démarche avec la verve qu’on lui connaîtra, « parmi les chefs de file de la nouvelle génération », il « est certainement le plus volontaire et le plus volontairement orienté7 ». Quasiment inédit à ce jour, un texte peu diffusé rédigé en 1944 et publié l’année suivante dans la revue Confluences8, éclaire sur les orientations du jeune peintre qui, après avoir sacrifié au modelé, au clair-obscur et à l’espace cézannien, a ressenti comme une étape décisive la révélation des œuvres de Van Gogh et de Matisse, a compris les puissances insoupçonnées de la couleur, capable de satisfaire aux exigences de l’esprit. Sans être un manifeste, ce texte intitulé « La construction de l’espace », repris ici dans son intégralité, décèle aussi en filigrane une conviction qui deviendra très vite, et pour toujours, le fondement de sa réflexion et de sa peinture : la quête de la réalité.

Une école naissante, même si elle apporte une technique et un contenu nouveau à l’art, ne consomme pas avec les écoles précédentes une rupture totale. Elle se meut dans un cadre de problèmes posés et diversement résolus par les aînés, et c’est en fonction de ces problèmes qu’elle conquiert ses droits à l’originalité. Primat de la forme et de la couleur, peinture pure ou retour au sujet, imitation ou transposition du réel, furent des repères assez commodes. Mais il est un problème d’ordre technique au cœur des recherches de la peinture contemporaine et qui nous semble commander tous les autres : comment traduire l’espace ?

7. Pierre Courthion, Peintres d’aujourd’hui, Genève, Pierre Cailler,

1952, p. 39. 8. Édouard Pignon, « La construction de l’espace », dans Gaston Diehl (éd.), Les Problèmes de la peinture, Paris, Éditions Confluences, 1945, p. 262-264.

La question est posée dans toute son ampleur depuis Cézanne. On sait que Cézanne, abandonnant la fameuse perspective linéaire, entreprend de construire toutes les dimensions de l’espace par la seule organisation de la couleur. « Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude. » Cette révolution, les impressionnistes la permirent en lui léguant leur palette éblouissante des secrets dérobés à la lumière. Mais le souci de la ressemblance restait comme le remords de ces maîtres. Imiter par la couleur, ainsi pourrait-on résumer leur effort. Mais ils ne peuvent, avec cette ambition contradictoire et cette technique trop immédiate, que ne s’évanouisse la densité du monde et que l’objet ne se dissolve dans l’impression du sujet. Cézanne a l’audace, avec les mêmes moyens, de construire. Exprimer la profondeur par le rapport des tons oblige à une transposition qui fait chanter la toile, par un procédé analogue qu’ont employé Gauguin et Bonnard, et qu’après eux reprend Estève, à celui du poète qui se rapproche de la musique en suggérant un sentiment ou une sensation par les correspondances sonores. D’autre part, Cézanne ne se contente plus de la vision fugace, évanescente des impressionnistes, mais accumule les points de vue sur l’objet, substitue la synthèse à l’analyse, le général à l’accidentel. Le grand équilibre classique est retrouvé sur le plan nouveau de l’espace coloré. Mais l’heure n’est pas venue de s’astreindre à la discipline cézanienne. Retenant de sa leçon l’exaltation de la couleur, les fauves tentent de retrouver la puissance de l’instinct, chargeant leur toile de toute la violence primitive inhérente « au vieux fond sensuel des hommes ». Transfiguration lyrique mais nécessairement subjective de la vie. Poursuivant la dissociation de son héritage, le cubisme retient de Cézanne la loi d’organisation de la toile, mais relègue la couleur au second plan. Par quelques tons rabattus, ces peintres construisent l’espace par la modulation de la valeur. Par la suite, ils partent de la géométrie pour refaire l’objet au moyen de grandes nappes lumineuses. On peut y trouver un double enseignement : que l’on retienne de leur première technique la poursuite de la mélodie


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formelle par la décomposition géométrique du donné, ou de leur seconde manière, quand, par un effort inverse, ils inscrivent dans le plan du tableau l’objet qui s’y découpe en grandes lignes de force. Tout a été dit sur la vertu de cet effort d’abstraction. Il reste que les conquêtes formelles du cubisme pur s’accompagnent du sacrifice de la couleur par suite d’une simplification extrême. Devant la jeune peinture se dressent ces grandes expériences divergentes. Il serait trop commode de formuler ainsi la solution : retour à Cézanne, ou synthèse du fauvisme et du cubisme. Même si Cézanne nous paraît en effet apporter la leçon d’un art plus complet dont bien des recherches modernes sont peut-être des rameaux séparés, nous ne saurions abolir quarante années de magnifique peinture. Certes, les jeunes générations retiennent à la fois l’épanouissement coloré, la fougue d’expression d’un Gauguin, d’un Van Gogh et d’un Matisse, et la libre allure constructive, don précieux du cubisme dans son ensemble. Mais tenant compte des éléments en présence, elles cherchent leur propre unité, leur propre langage apte à traduire le drame de leur époque. Comment les définir sur le plan qui nous intéresse ? Il est difficile d’exprimer sur le papier quelque chose qui se cherche encore sur les toiles. Mais on peut tenter quelques approximations. Une grande partie de l’effort actuel va créer un échange constant, un mouvement de va-et-vient entre tous les éléments du tableau, comme un dialogue qui en accentue l’expression, faisant que, gonflées de réalités perçues à différents instants, à différents niveaux et condensées dans la toile, toutes les parties se répondent. On y cherche l’intégration de l’objet au tout mais en sauvant l’individualité nécessaire, une véritable densité spatiale avec tout le poids et la netteté des formes qui seraient obtenues par la symphonie de la couleur, uniquement. Nous voyons dans cette orientation un moyen de retenir la vivacité de l’émotion et de retrouver la vie que la pureté de certaines tendances n’a pas toujours respectée. Nous y voyons aussi une étape sur le chemin qui, depuis Cézanne en passant par Seurat et Matisse, nous semble mener du cadre étroit du chevalet à l’épanouissement mural.

Édouard Pignon dans l’atelier de l’allée des Pins, Boulogne, 1946 (sur le chevalet, Les Remailleuses de filets)

La conquête progressive de l’espace coloré permettra peutêtre un jour, à la peinture, depuis des siècles délices d’amateurs privilégiés, de redevenir jouissance collective. La jeune peinture ne veut pas un divorce entre ses créations et le réel, entre l’artiste et le monde, mais au contraire leur communion et l’exaltation de la réalité dont elle aspire à condenser le drame. On pressent bien que c’est une relation au monde qui façonne les enjeux de sa peinture : ceux qu’il lui assigne au moment où il se découvre en contradiction tant avec l’abstraction qu’avec un néocubisme qu’il a pratiqué sont aussi éloignés d’un réalisme dévitalisé alors en vogue. Car le réalisme n’est pas pour lui, et ne sera jamais, une imitation – celui d’un paysage ou d’un corps qu’on fixe sur la toile –, pas plus qu’une renonciation au visible. Peintes pour la


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plupart au cours de l’année 1945, peu après l’écriture de ce texte appelant de ses vœux une nouvelle école, les toiles de Femmes assises témoignent avant tout de ce qui fonde sa démarche dans la mesure où elles sont la reprise de l’un des genres les plus établis de l’histoire de la peinture, celui du portrait. En dehors de quelques tableaux qui constituent à l’évidence un ensemble, ce classicisme « moderne » se heurte à l’élaboration d’une pensée que traduit alors le travail du peintre qui se cherche, se questionne et probablement doute : l’ensemble est plutôt disparate, d’une trop grande diversité pour convaincre dans la durée. Cela n’échappe pas à Pignon qui, doué de raison et de lucidité, comprend que « la découverte de la réalité n’a rien à voir avec ce qu’on voit a priori ou avec ce qu’on pense a priori d’une chose. Ce n’est pas un cadre, une grille qu’on met sur la nature9 ». Il en est profondément convaincu mais n’arrive pas, au-delà des accents de couleurs qui parcourent et édifient ses œuvres, à dépasser un certain esthétisme, à formuler une écriture qui puisse se départir des images qui ont fait son succès : les Maternité, Enfant endormi ou autres Femme au bol. L’esprit chercheur qui est le sien s’oriente peu à peu vers une autonomie, perceptible à partir de la période des Catalanes. Entamant une recherche indépendante qui marque d’emblée sa différence avec tous les mouvements contemporains, c’est l’atmosphère qui règne à Collioure où il s’installe au début de l’été 1945 – et à n’en pas douter la découverte de la lumière méditerranéenne – qui lui donnent réellement la possibilité de se ressourcer et, après une longue accumulation de travail, de puiser une énergie nouvelle, de rompre enfin avec son récent passé pictural. Cela a trop été négligé, par Pignon lui-même d’ailleurs, pour ne pas tenter aujourd’hui de comprendre ce qui s’y est joué.

Un nouvel élan Au début de l’année 1945, après des années de caporalisme, le doute l’emporte sur les certitudes : avec la découverte des camps et de la solution finale, l’humanité prend véritablement conscience de sa défaite, d’un monde pourtant bien réel qui a basculé dans l’horreur. Comme cela a été remarqué avec justesse, à ce moment-là, « l’expérience de la guerre a touché tout le monde, à tel point que les clivages sur la scène artistique sont moins, comme on l’a dit, entre les défenseurs d’un art contre un autre, d’un art figuratif contre un art abstrait par exemple, mais davantage entre deux conceptions de la place de l’individu dans le monde, entre les constructeurs et les déconstructeurs, entre les porteurs d’un projet global et ceux qui n’en ont plus, entre les défenseurs d’un projet qui vaudrait pour tous et ceux d’un projet qui ne vaudrait jamais que pour un seul10 ». Pour Pignon, les choses sont claires : il y a chez lui l’idée d’un combat à mener même s’il n’a pas une vision idyllique de l’époque dans laquelle il vit, même s’il est convaincu – et il le restera jusqu’à la fin de sa vie – que rien n’est jamais gagné et peut-être gagnable. Mais en 1945, dans l’entre-deux du scepticisme et de l’espoir, Collioure intervient comme une parenthèse tant le lieu apparaît à l’homme du Nord comme une terre de désir, comme une possible source d’éblouissement aussi, comme le point d’entrée d’un nouveau mode de perception du réel, d’un nouveau style. Aux Femmes assises parées d’éblouissantes couleurs, il substitue peu à peu les Catalanes et les Remailleuses de filets dont le hiératisme, proche de celui des icônes byzantines, s’impose à travers de sombres nuances. Comme la recherche du volume par un étirement et une torsion des formes, traduire la « plasticité » du corps relève alors du propos. Le sens, la vision et la découverte de l’espace deviennent dès lors une règle permanente qui s’élabore et se modifie dans 10. Laurence Bertrand-Dorléac, « La joie de vivre, et après ? », dans

9. Édouard Pignon, La Quête de la réalité, op. cit., p. 17.

cat. 1946, l’art de la reconstruction, musée Picasso, Antibes / Éditions Skira, 1996, p. 15.


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Juan de Borgona (connu en Castille à partir de 1494 - Tolède, 1536), La Vierge, saint Jean, deux saintes femmes et saint Dominique de Guzman Vers 1515, huile sur panneau, 134 x 106 cm Musée du Louvre, Paris

chaque œuvre. Sévères figures de la réalité parées de noir – couleur du malheur, de la solitude et de la tristesse – ces Mater dolorosa se placent à mi-chemin entre la peinture de chevalet et l’art mural que l’artiste appelait il y a encore peu de ses vœux. En juin 1945, avant son départ pour Collioure, Pignon a vu, on le suppose, l’exposition du Musée national des monuments français qui a révélé au public la richesse de la décoration peinte médiévale en France en présentant un choix de relevés de peintures murales, curiosité suscitée, on le devine, dès l’année précédente par la publication d’un album sur les fresques de Tavant11, et confirmée, c’est une certitude, par l’ouvrage d’Henri Focillon sur le Moyen Âge12 qui figurait dans sa bibliothèque. D’ailleurs, autant qu’à « la finesse française13 » nourrie de la manière de Picasso, ses Catalanes, telles des Vierges profanes, empruntent aux primitifs espagnols et flamands du xve siècle devant lesquels Pignon sera toujours en admiration14 et dont il 11. La Peinture romane. Les Fresques de Tavant, introduction de P.-H.

Michel, Paris, Éditions du Chêne, 1944. 12. Henri Focillon, Moyen Âge, survivances et réveils, Montréal, Éditions Bernard Valiquette, 1945. 13. René Barotte, « Les Arts », Libération, 2 juin 1946. 14. Peu après, il visitera l’exposition « Les primitifs flamands » au

Quentin Massys ou Metsys (1465/66-1530), Mater Dolorosa, Vers 1500-1510, huile sur panneau de chêne, 75,5 x 54,8 cm Galerie Rob Smeets, Genève

dira : « C’était déjà des Matisse15 ! » Pensant qu’il n’y a pas de rupture dans l’histoire de la peinture, qu’il est plutôt question de revalorisation, longtemps, il parcourra les salles des primitifs au musée du Louvre ou ailleurs, manifestant – ses notes et sa correspondance en témoignent – un fort intérêt pour Quentin Massys, Roger Van der Weyden, Hans Memling ou encore Dirk Bouts. C’est peut-être aussi la monumentalité toute « primitive » de ses œuvres qui leur permet d’incarner en quelque sorte les figures de la liberté. Et bien qu’il soit devenu « plus difficile que jamais d’imaginer un art échappant complètement à l’angoisse16 », ne décèlet-on pas sur les visages de ces pleureuses, noyées sous les larmes, un regard d’espoir ? Après les horreurs de la guerre, elles sont la perspective d’une vie et d’un avenir à édifier car, si Pignon peint, c’est, sans idéalisme, « non seulement pour exprimer [ses] sensations, mais aussi pour traduire

musée de l’Orangerie à Paris (5 juin-7 juillet 1947). En 1949, lors d’un voyage en Italie, il dessinera d’après Giotto, Piero della Francesca, Masaccio, Signorelli, etc. Sur le sujet, on se reportera au chapitre intitulé « Les maîtres » dans La Quête de la réalité, op. cit., p. 91-116. 15. Édouard Pignon, Contre-Courant, op. cit., p. 226. 16. Laurence Bertrand-Dorléac, op. cit., p. 62.


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une conception du monde, pour dire [sa] position devant l’univers, devant l’homme17 ». En produisant un art dont les racines puisent dans les siècles passés, il s’appuie sur l’histoire de la peinture pour délabyrinther les problèmes plastiques qui le préoccupent, pour élaborer, en dépit des influences perceptibles qu’il assume pleinement, un style qui se fera, au cours des années suivantes, de plus en plus personnel, prenant parfois le risque d’apparaître démodé. En 1945 et 1946, il perpétue une tradition – qu’il appréhende dans sa contemporanéité et non dans un registre classique – et affiche un art résolument « moderne » dont le principe sériel, fondement de toute sa peinture à venir et de son langage propre, s’est élaboré à Collioure.

La terre et le feu

Conforté dans ses positions, les années d’après-guerre le voient sans cesse et naturellement attiré par de nouveaux thèmes qui provoquent de nouvelles recherches : après la liberté picturale nouvelle acquise dans la délectation de Collioure, il est frappé, lors de ses séjours à Ostende, par le contraste entre « l’atmosphère délicate » du port, le « léger bruissement des formes », le « balancement léger de la lumière et des voiles18 », et les éléments assez irréels constitués par les pêcheurs travaillant dans l’air glacé, sous un ciel intensément gris. Au début des années cinquante, ce sont à nouveau la lumière et les couleurs méditerranéennes qui agissent sur lui comme une révélation : c’est en effet à Vallauris et à Sanary qu’il a « la perception d’un espace qui plonge dans la réalité », d’un « espace mouvant » lui donnant « la possibilité de [se] trouver complètement à contre-

17. Jean Pierre, « Pourquoi peint Pignon », Les Lettres françaises, n° 246, 10 février 1949. 18. Édouard Pignon, La Quête de la réalité, op. cit., p. 75.

courant19 ». Depuis quelque temps, Pignon occupe une place de plus en plus importante sur la scène parisienne : à la réouverture du musée d’Art moderne en 1947, c’est la Catalane sur fond bleu – récemment acquise20 – qui trouve place à l’étage des jeunes peintres. Dans le cadre d’expositions de groupe, ses tableaux sont exposés à l’étranger comme c’est le cas à la Biennale de Venise, en 1948, où une Femme pensive (p. 147) de la période de Collioure est sélectionnée pour l’accrochage du pavillon français. La presse hexagonale, mais aussi internationale, lui consacre de nombreux articles qui élargissent l’audience de son travail et expliquent sans doute l’intérêt grandissant pour son œuvre, à l’exemple de celui porté par Karel Appel et Corneille qui lui rendent visite lors de leur premier voyage à Paris en 194721. Après une apparition – avec Jean Aujame, Bernard Buffet et Gérard Schneider – sur les écrans de la télévision naissante, c’est le réalisateur Claude Souef qui tourne en 1950 le premier film sur Pignon quand le critique d’art italien de renom Giuseppe Marchiori publie Pittura moderna in Europa (da Manet a Pignon). L’année suivante, avec ses grandes Remailleuses de filets, Pignon remporte le prix de peinture de la Biennale de São Paulo. C’est dans ce contexte, près de quinze ans après avoir fait sa connaissance, que Picasso invite Pignon à Vallauris pour partager « une vie de peintre ». En ce jeune artiste reconnu, il trouve certes un communiste lucide qui a montré, au moment du débat autour du réalisme 19. Ibid., p. 70-71. 20. En août 1946, Jean Cassou, qui constitue alors les collections,

a dû intervenir pour éviter que la vente n’échoue sachant que la Galerie de France avait demandé une licence d’exportation pour un lot de six œuvres de Pignon. Cf. Julie Verlaine, Les Galeries d’art contemporain à Paris, une histoire culturelle du marché de l’art, 19441970, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, p. 93. 21. Sur ce sujet, et plus généralement la place de Pignon dans l’immédiat après-guerre, on lira le témoignage de Michel Ragon dans les pages qui suivent.


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La Voile rose à Ostende, 1948 Huile sur toile, 130 x 195 cm Musée national d’art moderne/CCI, Centre Georges-Pompidou, Paris

socialiste, une véritable indépendance d’esprit nécessaire à la liberté créatrice – intouchable pour Picasso –, mais surtout un homme de tempérament et d’esprit avec lequel il pourra nouer un compagnonnage étroit et instaurer un dialogue sur ce qu’est et ce que doit être la peinture de leur temps. À partir de 1951, découvrant la céramique22 qu’il va pratiquer avec une certaine assiduité pendant trois ans chez Vallau-Ceram, la peinture est délaissée au profit du dessin. Les œuvres sur argile constituent alors une part essentielle de sa création restant étroitement liée à son travail de 22. Pour plus de précisions, voir Philippe Bouchet, « Édouard Pignon,

peintre céramiste à Vallauris (1951-1954), entre dessin, peinture et céramique », dans cat. Édouard Pignon, peintre céramiste à Vallauris 1951-1954, Florence, Centro Di, 2002, rééd. 2004, p. 35-55 et Philippe Bouchet, « L’aventure de la céramique, à l’imperceptible frontière du dessin et de la peinture », dans cat. Édouard Pignon, « Du rythme entre les choses », Paris, Somogy, 2005, p. 38-49.

peintre et de dessinateur dont elles reprennent souvent la thématique sérielle : visages, têtes de mineurs, hommes à l’enfant, maternités, pêcheurs d’Ostende, personnages fantastiques, nus, paysages, vendangeurs, chèvres, coqs et portraits de Catalanes. Trouvant leur origine dans les formes antiques et les poteries régionales, les vases effilés se prêtent merveilleusement bien aux grandes figures de Catalanes qui reprennent vie le temps de cette passion : lorsqu’il ne manie pas la technique ancestrale des engobes pour approcher la légèreté et la fluidité de l’aquarelle, il travaille à main levée sur les flancs des grands vases, incisant avec un poinçon les surfaces encore fraîchement modelées pour incarner ses anciens motifs. Comme à son habitude, il se place sur le terrain de la tradition pour pouvoir le renouveler à sa manière, en restant le plus respectueux des céramistes anciens qu’il étudie à chaque retour à Paris


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L’Homme et l’olivier, 1950 Huile sur toile, 59,8 x 72,4 cm Musée d’Art moderne de Céret

dans les salles du département des antiquités grecques, étrusques et romaines du Louvre23. C’est sûrement dans cette approche que réside la clef du travail céramique de Pignon – resté par ailleurs confidentiel de son vivant24 – qui atteint à une sophistication classique de formes, de décors et de techniques qui le distingue nettement de l’inspiration et de l’iconoclasme de Picasso25. De même que l’image du peintre désireux de lui emboîter le pas est gommée par 23. Sur le sujet, lire la contribution de Martine Denoyelle et

Françoise Gaultier, avec la collaboration d’Isabel Bonora-Andujar, « Édouard Pignon : regards d’un peintre et d’un potier sur l’art antique », dans cat. Édouard Pignon, « Du rythme entre les choses », op. cit., p. 22-37. 24. Il n’aura été montré dans son ampleur qu’une seule fois, à la maison de la Pensée française à Paris, du 4 février au 15 mars 1954. 25. Gian Carlo Bojani évoque le sujet dans son texte « Édouard Pignon : pour une histoire de la céramique dans les années cinquante », dans cat. Édouard Pignon, peintre céramiste à Vallauris 1951-1954, op. cit., p. 12.

celle d’un artiste qui trouve dans la terre, l’émail et le feu un substitut à la toile et au pinceau, un autre moyen de pénétrer la réalité et, comme il aimait à le répéter, à lui faire « rendre gorge26 ». Réhabiliter le présent, le vivre pleinement, l’introduire dans la peinture est devenu à partir du début des années cinquante le leitmotiv de Pignon, d’une posture « moderne » encore plus décalée, au moment où la plupart de ses contemporains voyaient dans le retour au réel une voie sans issue, une erreur, pour certains d’entre eux une régression. Pour lui, rien n’était plus naturel tant il se sentait vivre, avec la plus grande liberté, dans une sorte de conscience du monde, de l’environnement premier, de la nature. Ce sentiment, cette croyance et cette fidélité à lui-même, ils les avaient 26. Édouard Pignon, La Quête de la réalité, op. cit., p. 144.


trouvés quelques années plus tôt, lors de ses deux séjours à Collioure dont il se remémora alors : « J’avais déjà fait, bien avant, une expérience assez extraordinaire pour moi. C’était en 1945. Je venais de finir une série de Catalanes, des personnages très statiques, hiératiques, très immobiles, des femmes de Collioure assises, ou raccommodant des filets27. » À plusieurs reprises, lors d’entretiens, il aura l’occasion de rappeler sa position proprement enracinée dans le réel : celle d’un peintre ni pour ni contre l’abstraction, ni pour ni contre l’art figuratif, sans cesse acquis à « une découverte de la réalité à tout prix […] si cher que ça coûte28 », dont on mesure aujourd’hui d’ailleurs la dette acquittée. Cette indépendance d’esprit – parfois non dénuée de paradoxes –, et cette manière différente d’aborder la modernité de son temps – singularité du personnage et de sa peinture – restent pourtant comme le récit d’un itinéraire artistique d’une rare rectitude dans lequel la peinture « réaliste » aura été vécue comme un « moyen de connaissance du monde29 ».

Philippe Bouchet est historien de l’art.

27. Ibid., p. 74. 28. Ibid., p. 177. 29. « Entretien avec Édouard Pignon », dans Georges Charbonnier,

Le Monologue du peintre, Paris, Julliard, 1959, rééd. Éditions de la Villette, Paris, 2002, p. 258.

Article de Bertil Svahnström dans la presse suédoise, mars 1947


Les Remailleuses de filets, 1946 Huile sur toile, 170 x 200 cm Musée d’Art moderne de Céret Dépôt de collection particulière

Les Remailleuses de filets, 1946 Aquarelle sur papier, 21 x 27 cm Collection Pierre Nuger



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Catalanes au filet, 1946 Huile sur toile, 97 x 161 cm Musée des Beaux-Arts, La Chaux-de-Fonds, Suisse


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Catalane, 1946 Huile sur toile, 81 x 65 cm Musée national d’Histoire et d’Art, Luxembourg Collection Pauly-Groff




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La Femme au bol, 1945 Huile sur toile, 65 x 50 cm Collection particulière



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