En tous points parfaits. Œuvres brodées pour la Visitation aux XIXe et XXe siècles Extrait

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Cet ouvrage accompagne l’exposition intitulée « En tous points parfaits. Œuvres brodées pour la Visitation aux xixe et xxe siècles », organisée par le musée de la Visitation du 8 mai au 24 décembre 2014. Commissariat de l’exposition : Gérard Picaud et Jean Foisselon

Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Conception graphique : François Dinguirard Coordination éditoriale : Laurence Verrand Contribution éditoriale : Marion Lacroix Fabrication : Michel Brousset, Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros

© Somogy éditions d’art, Paris, 2014 © musée de la Visitation, Moulins, 2014 ISBN : 978-2-7572-0782-6 Dépôt légal : mai 2014 Imprimé en Italie (Union européenne)


Sous la direction de Gテゥrard Picaud et Jean Foisselon

En tous points parfaits ナ置vres brodテゥes pour la Visitation aux xixe et xxe siティcles



Les auteurs

Jean Foisselon est administrateur adjoint des collections du musée de la Visitation. Ingénieur centralien, il est féru des arts liturgiques. Ami de l’ordre de la Visitation depuis sa jeunesse, dès 1994 il soutient bénévolement le musée, pour lequel il crée puis administre la base de données Philothée, qui conserve et organise une grande partie de l’histoire humaine et patrimoniale de cet institut. Gérard Picaud est administrateur des collections du musée de la Visitation. Membre de sociétés savantes, il se passionne pour la mémoire du Bourbonnais et pour l’art sacré tout en organisant des expositions. Proche de la Visitation depuis son enfance, il s’intéresse tout particulièrement à son histoire et à son riche patrimoine, pour lequel il crée en 1991 le musée de la Visitation. Florence Valantin est historienne de l’art. Elle a été pendant dix ans archiviste au sein de deux des plus grandes maisons de soieries lyonnaises, les manufactures Prelle et Bucol. Ses recherches, qui ont fait l’objet de publications spécialisées, portent sur la production lyonnaise, les textiles néogothiques et les ornements liturgiques des xixe et xxe siècles. Danièle Véron-Denise est conservateur honoraire du patrimoine, après avoir été conservateur en chef au musée national du château de Fontainebleau de 1982 à 2007. Spécialisée dans le domaine de la broderie française, principalement d’Ancien Régime, elle a rédigé de nombreux articles sur le sujet. Elle a aussi apporté une contribution essentielle à l’ouvrage De fleurs en aiguille, l’art de la broderie chez les visitandines, publié en 2009, et participé à la rédaction du catalogue de l’exposition du château de Versailles : Trésor du Saint-Sépulcre. Présents des cours royales européennes à Jérusalem, paru en 2013. Nota : Florence Valantin et Danièle Véron-Denise sont membres de l’Association française pour l’étude du textile (AFET) et du Centre international d’étude des textiles anciens (CIETA). Jean Foisselon et Gérard Picaud ont été commissaires des sept dernières expositions du musée et ont participé à la rédaction des ouvrages associés.

v Dieu le Père, détail de la chasuble [42].



Remerciements

Nous tenons à faire part de notre profonde gratitude à toutes celles et à tous ceux qui ont apporté leur soutien et leur concours à la préparation de cette exposition et à la publication de cet ouvrage, tout particulièrement à Pierre-André Périssol et aux élus de la Ville de Moulins, à JeanPaul Dufrègne et aux élus du Conseil général de l’Allier, auxquels nous associons leurs collaborateurs efficaces qui, au-delà de leurs seules missions, ont participé à ces réalisations. Notre gratitude va aussi à la DRAC Auvergne, à la Caisse de Crédit mutuel de Digoin-Gueugnon et à la Fédération du Crédit mutuel du Sud-Est pour leur soutien financier, ainsi qu’à Frédéric Robinne pour la scénographie de l’exposition. Nous remercions les communautés de la Visitation participantes de leur confiance et de leur amitié, en particulier les présidentes fédérales, les supérieures et les archivistes qui se sont succédé à ces charges depuis 1991 ; merci également aux visitandines, toujours sollicitées pour des recherches et des témoignages, au premier rang desquelles celles d’Annecy, du Premier monastère de Paris et de Nantes, qui ont collaboré avec efficacité et enthousiasme. Nous sommes heureux de souligner les prêts d’œuvres consentis par les monastères d’Annecy, de Nantes, de Paray-le-Monial, ainsi que les photographies envoyées par la Visitation d’Annecy. Nous rendons un hommage tout particulier au monastère de la Visitation de Moulins pour son sens de l’accueil et l’aide essentielle apportée à la vie du musée. À ces remerciements, nous associons l’assistant général de l’ordre de la Visitation, ainsi que le cardinal Gianfranco Ravasi, président du Conseil pontifical pour la culture, pour leur soutien et leurs encouragements. Nous exprimons également notre reconnaissance à Danièle Véron-Denise et à Florence Valantin pour leur contribution à l’élaboration du catalogue au travers de la rédaction de textes et des notices. Nous ne saurions oublier Guy Massin-Le Goff, président d’Europæ thesauri, un des précurseurs de l’étude du patrimoine religieux des xixe et xxe siècles. Les auteurs remercient toutes celles et tous ceux qui, à divers titres, leur ont apporté leur concours : José et Véronique Bartolomeu, abbé Philippe Bastié, abbé Christian Baud, Bernard Berthod, Magali et Bernard Bonnefoy, Jérôme Bouchet, Alfonso Bussolin, Yves Carlier, Christine Cheyrou, Jean Cluzel, communauté des jésuites de Paray-le-Monial, Vincent Corbillé, Marcel Crozet, Anne et Pierre-Antoine Darbon, Christiane et Jean-Claude Delalez, abbé Thierry Febvre, les Filles de la Charité, Anne-Sophie Foisselon, Marie-Claude et Claude Foisselon, abbé Pierre Friess, Anne-Sophie Grillat, Sylvia Haberhauer, Thierry de Lachaise, Christian Lacroix, abbé Joël Lambert, Marie Laroche, Anne Laurençon, Martine Lefèvre, David Marguin, Patrick Nicolas, François-Xavier Papay, Marie-Thérèse Picaud, abbé Laurent Pistre, Chantal Regnault, Mauricette et Michel Rémond, abbé David Ribiollet, abbé Jean-Marie Robinne, Henry-Jean Servat, Société d’émulation du Bourbonnais, frère Stéphane OFM, Élisabeth Tixier, Sophie Vermesche, Joseph Vernois, Guillaume Verzier, Sylvie Vilatte et Jean-Pierre Vincent.

Gérard Picaud et Jean Foisselon

v Détail de la chasuble [16].



Préface

Pour notre plus grande joie, le musée de la Visitation nous invite une nouvelle fois dans ce monde extraordinaire où s’associent sans heurts la force et la droiture de l’étoffe, la délicatesse du point et la précieuse harmonie des couleurs déclinées à l’infini. Les précédentes expositions que Moulins a eu le privilège d’organiser nous ont offert le florilège des grands faiseurs, qu’ils soient soyeux, brodeurs de profession ou par vocation, auteurs de pièces uniques. Cette fois, ce n’est plus l’œuvre seule des religieuses qui est exposée, mais le talent des tisserands et des ateliers spécialisés dans l’élaboration de ces œuvres. Elles ne sont en rien inférieures à celles qui ont été présentées précédemment et, si elles témoignent d’autant d’inventivité, elles ont peutêtre davantage d’ingéniosité. Comment n’être pas admiratif devant le travail de Grossé, à Bruges, l’un des plus exceptionnels brodeurs d’Europe, qui appose ses réalisations sur un tissu d’argent créé d’après le fameux fragment de la collection de l’abbé Bock ? Comment ne pas chercher à comprendre ces fines broderies d’or dites « au passé à deux endroits », qui forment un relief identique sur l’avers et le revers d’un même ornement qui, dès lors, est appelé réversible ? Aujourd’hui, quand le discernement général s’estompe en brouillant l’exceptionnel et le commun, dans ce temps où les sacristies sont souvent désertées, il faut que des expositions et des analyses comme celles-ci se révèlent comme de vrais instruments du savoir et des guides pour la conservation de ces biens par nature fragiles. Dans de nombreux pays européens, la prise de conscience de la valeur patrimoniale des textiles a entraîné de fortes campagnes de protection et nul doute que le travail accompli à Moulins est devenu, non seulement pour un ordre religieux mais pour tous les pays engagés dans la connaissance de ces biens, un moteur essentiel de la sauvegarde d’un trésor universel. Tout cela pour nous certes, mais avant tout pour le culte divin. Tout cela à la recherche constante du beau en une offrande magnifique à l’Invisible.

Guy Massin-Le Goff Président d’Europæ thesauri Association européenne de conservateurs de trésors religieux

v Saint François de Sales, détail de la chape [73].



Avant-propos

L’exposition « En tous points parfaits. Œuvres brodées pour la Visitation aux xixe et xxe siècles » est le troisième volet d’une collection remarquable dévoilée au grand public en 2009 et 2012. Après les deux expositions « De fleurs en aiguille, l’art de la broderie chez les visitandines » et « Sacrées soieries. Étoffes précieuses à la Visitation », qui ont remporté un grand succès, vous découvrirez grâce à ce livre le savoir-faire de brodeurs professionnels et la beauté de leurs travaux. « En tous points parfaits » met en lumière de somptueux vêtements liturgiques brodés par les professionnels les plus talentueux de l’Europe entière. Vous admirerez des vêtements réalisés par des ateliers locaux et des maisons spécialisées de chasubliers-brodeurs. C’est ainsi l’occasion de vous présenter plus d’une centaine d’œuvres de cette période, issues de nombreux monastères de la Visitation français et étrangers, rehaussées de broderies divines et inédites. Les collections exceptionnelles du musée de la Visitation font de ce dernier un musée unique en Europe. En partenariat avec quatre-vingt-douze monastères de France, et plus largement d’Europe, d’Amérique et du Liban, le musée de la Visitation donne vie à l’histoire de l’ordre, de même qu’il sauvegarde et fait connaître son patrimoine religieux et culturel. Moulins est fière de cette confiance renouvelée et portée avec conviction par les responsables du musée de la Visitation, et je tiens à remercier tout particulièrement Gérard Picaud et Jean Foisselon. Avec ce magnifique catalogue, ils vous offrent une illustration du génie des brodeurs et de la qualité de leurs travaux d’aiguille. Vous serez éblouis par la brillance des parures d’or et admiratifs des décors somptueux. Je vous invite à découvrir le travail minutieux réalisé pour la Visitation et à visiter, vous aussi, ce musée qui dévoile les trésors de cette collection inédite.

Pierre-André Périssol Maire de Moulins

v Armoiries des Frémyot, détail de la chape [48].



Avant-propos

Avec l’exposition « En tous points parfaits », qui présente des œuvres brodées des xixe et xxe siècles, le musée de la Visitation nous invite à un nouveau voyage à travers le temps et l’histoire. C’est là toute la force de ces collections uniques détenues à Moulins, dans l’Allier : savoir renouveler sans cesse le plaisir de la découverte d’œuvres toutes exceptionnelles par leur qualité, par leur richesse, par le soin apporté à l’exécution des détails. Cette année, pas moins de cent cinquante œuvres sélectionnées parmi les réalisations de brodeurs professionnels vont être présentées au public. Cette thématique d’exposition nous permet de ­comprendre comment les visitandines, à une époque où la broderie est moins pratiquée dans les couvents, ont fait appel aux professionnels de cette activité, capables alors de répondre à toutes les commandes particulières. Nous avons ici le témoignage d’un art de spécialistes, requérant maîtrise des styles et des techniques, qui reflète aussi l’évolution des métiers, des modes de vie et de la société en général. Si, au cours des siècles, les sœurs de la Visitation ont toujours produit des œuvres d’un niveau remarquable, cette fois nous découvrons comment les corporations se sont mises au service de l’ordre pour, à leur tour, faire montre de leur génie créatif et artistique, mêlant la soie aux ors ou à l’argent pour créer des œuvres des plus précieuses. La Visitation dans l’Allier, c’est avant tout une histoire de confiance : celle que les sœurs de nombreux monastères en France et en Europe ont placée dans le musée et ses représentants pour conserver leur patrimoine et le valoriser. Nous devons en être fiers car le défi est relevé, et d’année en année l’intérêt du public pour cette exception bourbonnaise, terre de patrimoine, à Moulins, ville d’art et d’histoire, ne fait que grandir. L’art, quand il est à ce point saisissant, se découvre avec les yeux de la curiosité, avec le cœur et surtout avec plaisir. C’est grâce à ce pouvoir de rassembler que les expositions de la Visitation attirent un large public. Je forme le vœu que ce succès se pérennise au service de l’attractivité culturelle de l’Allier !

Jean-Paul Dufrègne Président du Conseil général de l’Allier

v Détail de la chasuble [34].



Sommaire

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20 Du fabricant au monastère : itinéraire d’un ornement liturgique . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23 Deux dynasties de brodeurs à Nantes : les maisons Lemoine et Évellin . . . . . . . . . . . . . 77 Les héritages épiscopaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89 Annecy, la Sainte Source . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105 Présents et transformations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131 L’iconographie visitandine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 139 La présence d’œuvres professionnelles au Second monastère de Marseille . . . . . . . . . 179 Une technique d’ornementation : la broderie Cornély . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 194 Bibliographie sélective . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 197

v Détail de la chasuble [4].



Avis au lecteur

À partir d’une sélection faite dans les collections du musée et de prêts de quelques œuvres toujours conservées par les monastères de la Visitation, cet ouvrage vous invite à découvrir comment les chasubliers-brodeurs ont contribué, aux xixe et xxe siècles, à la création de vêtements liturgiques brodés dans les sacristies visitandines. Sauf référence particulière, les citations faites dans le texte sont extraites des Lettres circulaires des monastères (sous l’abréviation « LC »), dont nous donnons le nom, suivi de la date de la lettre. Quant aux extraits de la Vie des sœurs, ils se retrouvent dans les Lettres circulaires qui suivent immédiatement la date de leur décès. Les notices ont été regroupées en huit chapitres distincts dont la thématique est introduite par un texte. Les numéros entre crochets [00] renvoient aux numéros des notices, structurées selon l’ordre suivant : – le titre rappelle les principaux éléments iconographiques ; – la qualification technique distingue le fond (tissu de fond) des décors ; – les broderies sont succinctement décrites : points employés et matériaux. Il n’a pas été tenu compte des doublures, ni des colletins des chasubles en dentelle ou en broderie blanche ; – la provenance et la datation sont celles des ornements ; – la liste des éléments assortis à la pièce étudiée lorsqu’ils existent. L’ornement est dit complet lorsque la chasuble est accompagnée des accessoires suivants : voile de calice, étole, manipule et bourse. En conformité avec les catalogues de vente de l’époque, le terme de chape a été préféré dans les notices à celui de pluvial ; – les propriétaires successifs de la pièce : Visitation d’origine ; éventuellement, lieu de transfert ; lieu de conservation de l’œuvre. Les pays ne sont précisés que pour les monastères implantés à l’étranger. Les objets intégrant un numéro d’inventaire sont déposés au musée de la Visitation ; les autres ont été prêtés. Les auteurs des textes introductifs et des notices sont : Danièle Véron-Denise (D. V.-D.), Florence Valantin (F. V.), Jean Foisselon (J. F.) et Gérard Picaud (G. P.). La bibliographie sélective a été dressée par les auteurs. Les indications concernant le contexte historique des pièces ont été fournies par Gérard Picaud et Jean Foisselon.

v L’agonie au mont des Oliviers, détail de la chasuble [32].



Aux visitandines d’Ottawa

v L’apparition du Sacré Cœur à Marguerite-Marie Alacoque, détail de la chape [65].


Introduction

1. Responses de nostre très-honorée et digne mère Jeanne-Françoise Frémiot, sur les Règles, Constitutions, et Coustumier de nostre ordre de la Visitation Sainte-Marie, Paris, 1632, p. 223-224. 2. Dom Roulin, 1930, p. 289.

Comme dans toutes les congrégations religieuses catholiques, le culte de l’eucharistie est au cœur de la vie spirituelle des sœurs de la Visitation Sainte-Marie. Aussi, depuis des siècles, chacune des communautés de l’ordre acquiert, crée, entretient et conserve dans sa sacristie le matériel nécessaire, dont un riche vestiaire adapté aux règles liturgiques. Elles suivent ainsi les recommandations de leur fondatrice, sainte Jeanne de Chantal : « il ne doit rien y avoir dans le monastère qui ne ressente la véritable pauvreté et simplicité. Il n’excepte que l’Église, et ce qui en dépend 1 ». Malheureusement, depuis cinquante ans, de nombreuses communautés ont été contraintes à la fermeture. Toutefois, les visitandines ont pour une grande part préservé ce matériel, dont la partie la plus ancienne et la moins adaptée aux usages de l’Église d’aujourd’hui est mise en dépôt au musée de la Visitation. Grâce à la sollicitude des visitandines, le musée gère un remarquable ensemble de vêtements liturgiques dans un parfait état de conservation. Une partie de cette collection a déjà été dévoilée, au travers principalement de deux publications thématiques. Sacrée soieries. Étoffes précieuses à la Visitation présentait en 2012 les étoffes les plus remarquables. Auparavant, en 2009, De fleurs en aiguille, l’art de la broderie chez les visitandines avait révélé la qualité des décors brodés, pour la plupart, à l’ombre des cloîtres des Visitations. Si la broderie est très pratiquée dans les couvents de l’ordre aux xviie et xviiie siècles, cette activité est en nette régression dès la fin du xviiie siècle et aux siècles suivants. Pourtant, les nécessités du culte catholique requièrent de nouveaux vêtements après la tourmente révolutionnaire, puis au fur et à mesure de leur usure. Si certains restent réalisés par les moniales elles-mêmes, d’autres proviennent parfois d’ateliers locaux, mais aussi et surtout des nombreuses maisons spécialisées de chasubliers-brodeurs, qui disposent de services commerciaux novateurs et actifs, dotés de représentants de commerce, d’abondants catalogues et sont valorisées par des papiers à en-tête ornés de médailles et de récompenses reçues lors d’expositions nationales ou internationales. Naturellement, les sacristies visitandines comptent nombre de vêtements liturgiques conçus par ces entreprises qui s’appuient sur l’industrialisation et l’amélioration des techniques de fabrication. En tous points parfaits. Œuvres brodées pour la Visitation aux xixe et xxe siècles s’inscrit dans la lignée des nombreux catalogues, publiés en France depuis plus de trente ans, qui permettent de découvrir le contenu des tiroirs des sacristies d’une cathédrale, d’un diocèse ou encore de la réunion d’églises d’un département donné, avec une majorité de productions datant de l’Ancien Régime. Afin d’améliorer la connaissance des productions des xixe et xxe siècles, nous avons sélectionné une centaine d’œuvres de cette période, parmi les plus belles créations réservées aux fêtes. Issues de plusieurs dizaines de Visitations de France et de quelques monastères étrangers, ces pièces illustrent le génie et la diversité des productions françaises manufacturées, parfois même rénovées par les visitandines. Grâce à l’érudition et aux recherches de Danièle Véron-Denise et de Florence Valantin, vous vous intéresserez aux fournisseurs, aux techniques, à la spécificité des styles marquant certaines périodes des arts décoratifs. Car des courants de pensée se sont affrontés au cours de ces deux siècles : défenseurs des temps révolus, adeptes de l’époque gothique, partisans de la liturgie romaine ou bien encore ceux qui prônaient au xxe siècle : « des vêtements qui vaudront par leurs formes, leur légèreté, leur drapé, leurs couleurs et, partant, habilleront dignement les pontifes, les prêtres et les ministres 2 ». Si les tenants de chaque camp sont restés, en leur temps, sur leurs 20


positions lors du débat portant sur la coupe des ornements, l’usage d’ornements mélangeant les couleurs s’est amoindri dès la seconde moitié du xixe siècle, mais l’emploi de l’or s’est souvent imposé. Un de ses opposants, Mgr Jean-Adrien de Conny, s’en émeut : « C’est surtout dans les grandes solennités qu’il conviendrait de voir le prêtre revêtu à l’autel des couleurs symboliques assignées par la tradition, et c’est à ces jours-là qu’on s’en dispense davantage en beaucoup de lieux. Sous le prétexte que l’or remplace tout le reste, on se revêt du même ornement d’or à Pâques qu’à la Pentecôte, à la fête d’un martyr qu’à celle d’un confesseur 3. » Ces controverses ne préoccupent guère les visitandines, qui acceptent les présents avec gratitude et respectent les règles en vigueur, tout en suivant les inclinations de leurs devancières : avoir des ornements propres et dignes, et le plus souvent possible en rapport avec les arts de l’époque. Vous admirerez ainsi des pièces « comme neuves », leur intérêt résidant également dans leur datation précise, leur histoire, retrouvées dans les archives de la Visitation. Enfin, nous vous invitons à parcourir ce corpus d’ornements au travers de huit thématiques destinées à mettre en perspective les différentes œuvres les unes par rapport aux autres. Elles ne sont donc pas classées par typologies, datations ou couleurs, mais selon différents axes d’analyse : leur auteur, leur commanditaire – à travers les exemples des monastères d’Annecy et de Marseille –, ou encore la cause de leur arrivée dans un monastère de la Visitation : créations spécifiques, prises d’habit, héritages épiscopaux… À cet ensemble s’ajoute l’exception qui confirme la règle : une chasuble du xviiie siècle issue du monde professionnel qui, par l’originalité de son histoire, nous donnera une des clefs des provenances de ce patrimoine sur lequel nous levons le voile pour vous. Gérard Picaud et Jean Foisselon

v Détail de la chasuble [42].

3. Conny, 1858, p. 18.

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Du fabricant au monastère : itinéraire d’un ornement liturgique « Il y avait quatre cents ans que la lignée des Hubert, brodeurs de père en fils, habi­ tait cette maison. […] L’atelier, dont les fenêtres donnaient sur le jardin, était une vaste pièce, conservée presque intacte dans son état primitif. […] En ce moment, la cha­ suble à laquelle travaillait Angélique était une chasuble de satin blanc […]. Depuis une heure qu’elle achevait, au passé, les feuilles des petites roses d’or, pas une parole n’avait troublé le silence […] 1. » La descrip­ tion minutieuse que donne Émile Zola d’un atelier de broderie des années 1860 tout au long de son roman Le Rêve, paru en 1888, nous livre une image feutrée, immuable et presque contemplative du métier. Elle ne reflète cependant pas toute la réalité d’un domaine d’activité qui est désormais une industrie florissante, dotée de moyens modernes propices à son essor. Si ces lieux intimistes, où un nombre restreint d’arti­ sans issus de la même famille œuvrent en silence existent bel et bien, ils sont concur­ rencés par des ateliers plus importants,

établis au cœur des villes, où des ouvriers salariés sont intégrés à toute une chaîne de production qui compte parfois plusieurs centaines de personnes.

v Détail de la chasuble [63].

Lyon, centre actif de production d’ornements liturgiques Si l’implantation du tissage de la soie à Lyon est ancienne, c’est surtout à partir du xviii e siècle que la ville s’impose en leader du marché, en supplantant peu à peu les autres centres de production. Elle devient ainsi une capitale réputée pour la qualité de ses étoffes. Au milieu du xix e siècle, malgré une concurrence toujours présente, en France mais aussi surtout en Allemagne et en Angleterre, Lyon parvient à fournir les trois quarts de la soierie mondiale 2. La multiplication du nombre de métiers à tisser au sein même de l’aggloméra­ tion est à cet égard édifiante : de vingt mille en 1815, ils sont soixante mille en 1847 3. À cette époque, les trois à quatre 23

1. Zola, 1955, p. 10, 47, 52-53. 2. Moulin, 1991, p. 8. 3. Pierre Cayez, Métiers Jacquard et hauts fourneaux, aux origines de l’industrie lyonnaise, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1978, p. 143-168.


En tous points parfaits

4. Gérard Cholvy, Être chrétien en France au xixe siècle, 1790-1914, Paris, Seuil, 1997, p. 9-12 et 50-58. 5. À l’engouement intellectuel que suscite déjà le renouveau médiéval se superpose une réalité économique : les constructions néogothiques sont moins coûteuses que celles de style classique. Voir Adolphe-Napoléon Didron, « Mélanges et nouvelles », et Eugène Viollet-le-Duc, « De l’art étranger et de l’art national », Annales archéologiques, Paris, 1845, t. III, p. 255 et 307.

6. D’après les travaux de Moulin, op. cit., la paramentique n’a dû concerner, en fin de compte, que 5 % au maximum de la production textile lyonnaise globale. Les sources nécessaires à l’établissement de ces données sont toutefois très parcellaires. La réalité commerciale (catalogues de vente, textiles conservés) montre en tout cas que Lyon semble dominer ce marché entre les années 1850 et 1940. Ce secteur est même vital pour certains fabricants spécialisés (il représente, par exemple, 80 % du chiffre d’affaires de la maison Henry-Truchot).

cents maisons de soieries lyonnaises four­ nissent indifféremment des étoffes pour l’ameublement, les ornements liturgiques et l’habillement. La cité industrielle est également un centre religieux actif, depuis la fondation du premier évêché par saint Pothin au ii e siècle jusqu’au rayonnement de l’école mystique de Lyon. Ce dynamisme est soutenu par les chrétiens laïcs et, parmi eux, par la riche bourgeoisie d’affaires. Le contexte plus général d’une France qui, au xix e siècle, est en pleine expansion éco­ nomique et démographique, favorise un développement industriel accru. Enfin, le redéploiement de l’Église romaine, amorcé après la Révolution française et effectif au milieu du xix e siècle 4, associé à la redé­ couverte du passé national et surtout d’un art chrétien médiéval idéalisé, achève de propulser Lyon à la tête de l’industrie de la paramentique. Les besoins d’un clergé reconstitué sont alors urgents. Les anciennes églises sont restaurées et de nouvelles sont bâties pour faire face à l’accroissement de la popu­ lation, aussi bien laïque que religieuse 5. Le renouvellement des objets du culte est devenu indispensable. Dans le domaine textile, les anciens ornements sont souvent usés, peu assortis aux édifices dans les­ quels ils servent, et il n’est plus d’usage de réemployer les anciennes étoffes profanes en vêtements sacrés, car l’industrie nais­ sante abaisse considérablement le coût de production des ornements liturgiques, qui arborent désormais un décor spécifique, plus approprié à l’exercice du culte. Ce nouveau marché, aux débouchés commer­ ciaux internationaux, représente une for­ midable opportunité pour les fabricants lyonnais, qui ont compris l’intérêt de se diversifier en proposant une large gamme de produits, adaptés à tous les goûts et à toutes les bourses 6. Au tissage se superposent les autres activités nécessaires à la fabrication d’un ornement liturgique : production de fils métalliques, passementerie, broderie, confection. Entre

h Catalogue Nouvellet no 27, 1930, Visitation de Nantes, musée de la Visitation.

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Du fabricant au monastère : itinéraire d’un ornement liturgique

1800 et 1940, environ trois cents mai­ sons de soieries lyonnaises déclarent une activité « ornements d’église 7 ». Parmi elles, plus d’une centaine intègre la bro­ derie, restée l’une des techniques privi­ légiées pour la décoration des vêtements sacrés. Si l’industrialisation du tissage est facilitée par le développement industriel, la mécanisation d’une activité manuelle comme la broderie est plus problématique. Les soyeux lyonnais vont tenter de rele­ ver ce défit en proposant des structures inédites et des modes de décoration renou­ velés afin d’adapter l’art de la broderie à l’industrie textile.

production d’un ornement liturgique en employant des ouvriers salariés qui tra­ vaillent exclusivement pour eux au sein d’usines ou d’ateliers 9, tout en maintenant une partie de la production à l’extérieur. Qu’elle travaille à façon ou en interne, cette main-d’œuvre est composée de dizaines de milliers d’individus, répartis en d’innom­ brables professions. À la source de l’ornement liturgique Un vêtement d’église est constitué de plu­ sieurs éléments : le tissu de fond (corps du vêtement), l’ornementation brodée ou tis­ sée des orfrois, les galons et les franges, la doublure. À ces éléments correspondent différentes étapes de réalisation : concep­ tion de la décoration, élaboration de la matière première (fabrication des fils, teinture), tissage ou broderie, confection. En amont des fabricants, ce sont donc des métiers variés qui interviennent successi­ vement. Sans les énumérer tous, on peut évoquer les ateliers de dorure qui réalisent les éléments métalliques 10, les passemen­ tiers pour les galons, les dessinateurs de fabrique, chargés de créer les décors tis­ sés et brodés mais aussi, bien souvent, les mises en carte 11 servant au tissage et les poncifs 12 pour la broderie, les liseurs, qui transcrivent la mise en carte en cartons perforés, les tisseurs et les brodeuses 13, les couturières pour la confection 14. Comme nous l’avons déjà évoqué, la plupart d’entre eux sont indépendants, mais certains deviennent peu à peu salariés. Ainsi, les fabricants Henry, Escoffier, Guibout ou Girerd intègrent presque toute la chaîne de fabrication d’un ornement liturgique, alors que d’autres se contentent d’une activité de tissage, de broderie, de dorure et de passementerie (Lamy et Giraud, De Clavière, Anselme, Morel-Duviard-Dime, etc.). Quelques-uns, comme Henry, Escoffier ou Anselme, emploient plus d’une centaine de salariés, toutes branches confondues, tout en continuant à faire travailler des ouvriers à façon.

Concevoir, fabriquer, vendre : une multitude de métiers au service de la liturgie La réalisation d’un ornement d’église puis sa diffusion sont jalonnées de nombreuses étapes, impliquant chacune des métiers spécifiques. Au xix e siècle, le fabricant n’est en général que donneur d’ordres, c’est-à-dire simple intermédiaire entre les artisans et les clients. Il ne possède aucun outil de production, mais seule­ ment un local, où il reçoit les commandes des marchands d’ornements liturgiques, du clergé, des particuliers ou des commis­ sionnaires 8. Il achète ensuite les matières premières qu’il distribue à des ouvriers indépendants, sélectionnés en fonction de son besoin. Cette organisation parti­ culière de la soierie lyonnaise offre une souplesse et une réactivité inégalées, per­ mettant au fabricant de répondre à des demandes extrêmement variées. À la fin du xix e siècle, cependant, certains d’entre eux prennent conscience des limites d’une telle flexibilité : la main-d’œuvre choisie n’est pas forcément disponible, la qualité peut être fluctuante d’un atelier à l’autre, les différentes étapes de fabrication ne sont pas toujours maîtrisées. Une soixan­ taine de fabricants décide alors d’assurer la totalité ou une partie de la chaîne de 25

7. Cette expression est reprise du vocabulaire employé par les fabricants lyonnais. Leur recensement a été effectué par Moulin, op. cit., publié dans Berthod et Hardouin-Fugier, 1992, p. 90-111. 8. Représentants de commerce indépendants et spécialisés. 9. Moulin, op. cit., t. II, p. 65-66, a référencé soixante-huit fabricants ayant au moins deux activités intégrées, dont onze en ayant au moins trois. 10. Les fils et éléments métalliques (paillettes, paillons, etc.) deviennent très variés dans la seconde moitié du xixe siècle, comme le montrent les descriptions techniques des ornements du présent catalogue. Les combinaisons nouvelles de matériaux donnent naissance à une multitude de fils fantaisie, employés avec une extrême maîtrise. 11. Papier quadrillé sur lequel sont transcrits les effets de dessin d’une étoffe façonnée. 12. Calque perforé permettant le transfert du dessin sur le support à broder. 13. À Lyon, au xixe siècle, les tisseurs sont des hommes. La broderie semble en revanche être presque exclusivement un métier féminin, et ce depuis au moins la fin du xviiie siècle. 14. Aux xviie et xviiie siècles, les brodeurs dénommés « brodeurs-chasubliers » se chargeaient à la fois de la broderie et de la confection (Aribaud, 1998, p. 88). Au xixe siècle, ces derniers coexistent avec des artisans plus spécialisés. Dans le recensement mené par Moulin, op. cit., seules quatre brodeuses sur vingt-huit sont aussi « monteuses » ou « couturières » pour ornements d’église.


En tous points parfaits

h Détail de la chasuble [56].

15. Uniquement dans la catégorie la plus prestigieuse de la « broderie d’or et d’argent », environ mille cinq cents brodeuses ont été recensées à Lyon en 1890 (Moulin, op. cit., p. 81). 16. Moulin, op. cit., p. 103. 17. L’Éclair, Lyon, 31 janvier 1885, no 275, p. 3. 18. Certains ouvrages de cette bibliothèque sont encore conservés aujourd’hui par la maison Prelle, détentrice des archives Henry. Émile Zola, dans Le Rêve, op. cit., p. 27, confirme cette méthode de travail : « [Angélique] découvrit, parmi des outils de brodeur hors d’usage, un exemplaire très ancien de La Légende dorée, de Jacques de Voragine […] achetée jadis par quelque maître chasublier, pour les images, pleines de renseignements utiles sur les saints. »

par ces mêmes ouvrières qui œuvrent pour l’Église. La spécialisation des brodeuses intervient plutôt en fonction du type de point le mieux maîtrisé. On différencie ainsi la broderie d’or, de soie et celle qui est exécutée à la machine. Dans les ate­ liers, l’activité est diversifiée, mais il est difficile de savoir si chaque brodeuse se limite à une seule catégorie. L’atelier de Marie-Anne Leroudier, l’une des bro­ deuses indépendantes les plus réputées, réalise des « broderies artistiques or, argent et soie, nouveauté [habillement], ameublement, restaurations de broderies anciennes, ornements d’église 16 », sans que l’on connaisse la répartition des différentes tâches. Marie Van Doren, autre brodeuse indépendante, qui travaille pour Henry et dirige les cours de broderie d’art à l’école de la Martinière, emploie dans son atelier une ou plusieurs « ouvrières pour la bro­ derie soie à la main » et d’autres « pour la machine Bonnay [Bonnaz ?] 17 ». En revanche, il est attesté qu’au xx e siècle les six à huit brodeuses salariées de la maison Henry-Truchot sont parfaitement poly­ valentes. Leur savoir-faire entre en jeu après celui des dessinatrices salariées de la société, qui constituent également une équipe de six à huit femmes. Ces dernières travaillent exclusivement pour l’ornement liturgique, les dessins nécessaires au tis­ sage étant composés par des dessinateurs de fabrique indépendants. Les dessina­ trices de la maison Henry-Truchot sont chargées des recherches documentaires et de la mise au point de l’ornementation des modèles, à l’aide de croquis crayonnés qui deviennent des maquettes gouachées, très précises, grandeur nature. Elles dis­ posent à cet effet, au sein de l’entreprise, d’une bibliothèque où une documentation variée, comprenant notamment des repro­ ductions d’œuvres gravées ou peintes, des revues d’histoire et d’ornements, ainsi que des publications et des images reli­ gieuses 18, leur permet de renouveler leurs sources d’inspiration. La bibliothèque et les

La broderie, au cœur du métier Il est aujourd’hui difficile de quantifier l’importance de la broderie religieuse au sein de la soierie lyonnaise dans sa glo­ balité. D’une part, comme nous l’avons vu, une seule entreprise peut employer un grand nombre de personnes, aussi bien salariées qu’à domicile. D’autre part, les brodeuses ne sont que très rarement iden­ tifiées. Les annuaires n’en mentionnent qu’une trentaine, alors que la profession a dû en compter tout au long du xix e siècle plusieurs milliers 15. Les brodeuses, même les plus renommées, ne signent qu’excep­ tionnellement leurs travaux, si bien que la plupart d’entre elles restent dans l’anony­ mat. Enfin, la profession n’est pas unique­ ment tournée vers l’ornement liturgique : les articles militaires, les étoffes d’habil­ lement et d’ameublement sont aussi brodés 26


Du fabricant au monastère : itinéraire d’un ornement liturgique

collections de textiles anciens du musée d’Art et d’Industrie de Lyon sont aussi à leur disposition. Ces dessinatrices peuvent donc intégrer les recherches les plus poin­ tues concernant l’évolution des styles. L’introduction des motifs néogothiques dans la chasublerie est par exemple directement liée à l’engouement pour l’archéologie médiévale amorcé dans les années 1840 et aux nombreuses parutions qui en découlent 19. Après la conception du décor, les dessinatrices réalisent les pon­ cifs, les découpes de carton ou de vélin utilisées pour rembourrer les broderies en relief 20 et le pinceautage des broderies ou des tissus rehaussés de couleurs. Elles travaillent en parfaite adéquation avec leurs collègues brodeuses, sous la direc­ tion du chef d’atelier et du fabricant. Dans l’atelier de broderie est ensuite regroupé tout le matériel nécessaire à la réalisation d’une pièce : poncifs, maquettes gouachées, consignes techniques et matières premières (fils, étoffes, etc.). Le motif brodé est donc toujours conçu par un dessinateur et validé par le fabricant, en accord avec le client lorsqu’il s’agit d’une commande spéciale. Ainsi, la brodeuse n’est qu’une exécutante. Toutefois, lorsque l’on compare certains ornements liturgiques qui, parce qu’ils sont issus du même modèle, sont censés être identiques, on remarque immanqua­ blement des variantes, traduisant une dextérité plus ou moins développée, mais aussi sans doute une relative liberté inhé­ rente au travail manuel. Les chasubles [7 et 8] du catalogue montrent par exemple une différence flagrante de main, tandis que la pièce [30] de la maison Lemoine, qui trouve son pendant en Anjou, révèle que l’exécutant (ou les exécutants) a joué avec des coloris et des matériaux distincts – qui ont pu fluctuer en fonction des fournitures à sa disposition –, et a surtout légèrement modifié de nombreux détails de dessin, soulignant ainsi la dimension artistique et unique de sa pratique. L’iconographie prin­ cipale, en revanche, n’est jamais remaniée

par la brodeuse, ni même par la dessina­ trice, car elle répond à des codes symbo­ liques immuables. Si le métier reste manuel, nous avons vu qu’une nouvelle organisation de la produc­ tion, avec la mise en place d’ateliers intégrés en parallèle au travail à domicile, permet de l’industrialiser plus encore. La généra­ lisation des métiers à tisser mécaniques, progressive tout au long du xix e siècle, facilite l’expansion de la soierie façonnée lyonnaise. Le secteur de la broderie béné­ ficie également de progrès ou d’adaptations techniques augmentant ses performances. La broderie d’or, guipée en fort relief sur carton ou sur un autre support, envahit

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19. Le parisien Biais travaille de la même manière : « Toutes nos broderies sont faites dans nos ateliers et sous notre surveillance directe. […] Nos ateliers de dessin comprennent un personnel de dix dessinateurs habiles, travaillant sous nos yeux et avec les ressources d’une bibliothèque archéologique importante. […] nos rapports constants avec les architectes et les hommes les plus compétents […] pour l’art chrétien nous permettent d’offrir toutes les garanties spéciales. » Voir Biais aîné Fils et Rondelet, Catalogue alphabétique de tous les ornements d’église, catalogue de vente, Paris, mars 1877, p. 41 et 32 (disponible en ligne sur le site de l’Inventaire général). 20. Bouzard et al., 1996, p. 60.

U Joseph-Alphonse Henry, Ieratikon, catalogue de vente, Lyon, 1905, collection particulière.


En tous points parfaits

h Catalogue Nouvellet no 27, 1930, Visitation de Nantes, musée de la Visitation. kk Détail de la chasuble [29].

21. La couchure peut aussi être appliquée sur un support, notamment du lacet [61]. 22. Généralement les figures. Exécutées sur un support de toile ou de satin blanc appliqué sur le tissu de fond, elles peuvent donc également être préparées à l’avance. 23. Communication orale de Jean-Jacques Truchot. Un essai de pinceautage sur tissu est publié dans Durand, 2012, p. 190.

les ornements liturgiques du xix e siècle, alors que ceux du siècle précédent étaient davantage décorés de broderie en soie polychrome, plus délicate à réaliser. La guipure, qui peut être exécutée de manière relativement rapide sur rembourrage puis appliquée, est souvent associée à la cou­ chure, brodée directement sur le support [60 et 61] 21. Ces deux techniques combi­ nées couvrent assez aisément de grandes surfaces, tout en apportant la préciosité et le faste recherchés. Dans le même temps, l’iconographie de ces broderies d’or devient stéréotypée, ce qui explique les nombreux modèles similaires présents dans ce cata­ logue, tant dans le style classique issu du répertoire décoratif du xviii e siècle [12, 47, 49 et 55] que dans l’ornementation néo­ gothique [4, 5, 22 et 61]. Les éléments insérés au centre des croix de chasuble

ou sur les chaperons (appelés « chiffres », « médaillons » ou « sujets » dans les cata­ logues de vente) sont également des bro­ deries exécutées en série puis appliquées, avec une iconographie récurrente. Par ail­ leurs, les broderies en soie sont rarement de la même qualité et de la même densité de fils que celles des siècles précédents. En effet, le passé empiétant, technique longue et minutieuse, n’est utilisé que pour de petits motifs 22 et il est souvent remplacé ou amélioré par une colorisation pinceau­ tée. Ces rehauts de peinture sont faits « à la chaîne », très rapidement, sur les broderies ou le tissu par des dessinatrices expertes, et constituent un gain de temps considé­ rable pour un effet polychrome restituant la peinture à l’aiguille [15, 32 et 85] 23. Les applications de tissus pour le remplissage des fonds colorés sont aussi économiques 28


Du fabricant au monastère : itinéraire d’un ornement liturgique

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