Fils de lin, lumière de l'autre. Modes et dentelles à la Visitation (extrait)

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Cet ouvrage accompagne l’exposition intitulée « Fils de lin, lumière de l’autre. Modes et dentelles à la Visitation », organisée par le musée de la Visitation du 19 mai au 23 décembre 2017 à Moulins, en l’hôtel Demoret, site des expositions thématiques du musée. Commissariat de l’exposition : Gérard Picaud et Jean Foisselon Scénographie : Ville de Moulins, Frédéric Robinne

Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Directeur éditorial : Nicolas Neumann Responsable éditoriale : Stéphanie Méséguer Conception graphique : François Dinguirard Fabrication : Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros Contribution éditoriale : Marion Lacroix Coordination éditoriale : Sarah Houssin-Dreyfuss © Somogy éditions d’art, Paris, 2017 © musée de la Visitation, Moulins, 2017 ISBN : 978-2-7572-1214-1 Dépôt légal : mai 2017 Imprimé en République tchèque (Union européenne)


Martine Gauvard Gérard Picaud Jean Foisselon

Fils de lin, lumière de l’autre Modes et dentelles à la Visitation



Remerciements Nous tenons à faire part de notre reconnaissance à toutes celles et à tous ceux qui ont apporté leur aide et leur concours à la préparation de cette exposition et à la publication de cet ouvrage, tout particulièrement à Pierre-André Périssol et aux élus de la Ville de Moulins, ainsi qu’à Gérard Dériot et aux élus du Conseil départemental de l’Allier, auxquels nous associons leurs collaborateurs. Notre gratitude s’adresse aussi au ministère de la Culture et de la Communication – DRAC AuvergneRhône-Alpes, ainsi qu’à Laurent Wauquiez et aux élus du Conseil régional Auvergne-Rhône-Alpes, pour leur soutien financier ; elle va également à la Fondation des monastères, à son président, Dom Guillaume Jedrzejczak, et à sa directrice, Madeleine Tantardini, pour leur mécénat, au Crédit mutuel de Digoin et à son directeur, Serge Perrette, également mécènes, ainsi qu’aux communautés de la Visitation de La Roche-sur-Yon et d’Ottawa (Canada) pour leur soutien financier. Nous remercions les communautés de la Visitation participantes pour leur confiance et leur amitié, en particulier les présidentes fédérales, les supérieures et les archivistes. Nous sommes heureux de souligner les recherches effectuées dans les archives et les prêts d’œuvres consentis par les monastères d’Annecy, de Baggiovara, de Caen, de Fribourg, de Moulins, de Nantes, de Paris, de Soleure, de Tarascon et de Troyes. Notre gratitude s’adresse aussi à celles et à ceux qui ont enrichi l’exposition par leurs prêts : l’Association Basilea et le Museum Blumenstein à Soleure, Alex Brunet, Gilles Labrosse, Trésors de ferveur, Joseph Vernois, Thierry Grassat et la Maison des dentelles à Argentan. Nous rendons un hommage tout particulier au monastère de la Visitation de Moulins pour son sens de l’accueil et pour l’aide essentielle apportée à la vie du musée. À ces remerciements, nous associons le Père François Corrignan, assistant général de l’ordre de la Visitation, ainsi que le cardinal Gianfranco Ravasi, président du Conseil pontifical pour la culture, pour leur soutien et leurs encouragements. De même, nous rappelons l’action menée en 1992 par Odette Arpin, fondatrice de l’Hôtel de la dentelle à Brioude, à propos des premières collectes de dentelles visitandines. Nous ne saurions oublier Dom Guillaume Jedrzejczak, président de la Fondation des monastères, et Bruno Ythier, conservateur au musée des Manufactures de dentelles à Retournac puis à la Cité internationale de la tapisserie à Aubusson, qui ont bien voulu préfacer cet ouvrage, ainsi que Bernard Berthod, membre du comité scientifique du musée de la Visitation, pour sa contribution éditoriale. Les auteurs remercient toutes celles et tous ceux qui, à divers titres, leur ont apporté leur concours : abbaye Notre-Dame de Jouarre, Véronique et José Bartolomeu, abbé Christian Baud, Geneviève Beaume, abbé Éric Broult, Henric Caldas, Marie-Christine Chiron, Jean-Paul Colonna, Nelly et Emmanuel du Cray, Christiane et Jean-Claude Delalez, Laurence Deschamps, Gaël Favier, Muguette Ferry, AnneSophie Foisselon, Marie-Claude et Claude Foisselon, Christine Foret, Laurent Gard, Micky Gauthier, Magali Guillaumin, chanoine Claude Herbach, Aline Josserand-Conan, Daniel Jouen, Yasmine LaïbRenard, Maud Leyoudec, David Marguin, Julien Mérieau, Laure Monnier, abbé Daniel Moulinet, Patrick Nicolas, François-Xavier Papay, Alexandra Perreau-Pradier, Xavier Petitcol, MarieThérèse Picaud, Thierry Pinette, abbé Laurent Pistre, Chantal Regnault, Mauricette et Michel Rémond, abbé David Ribiollet, Jean-Marie Russias, Françoise et Charles Tardif, Guennola Thivolle-Bellot, abbé Markus Thürig, Élisabeth Tixier, Florence Valantin, Sophie Vermesche, Danièle Véron-Denise et Erich Weber. Martine Gauvard, Gérard Picaud et Jean Foisselon 5

vv Détail de l’aube [48].



Préface Moulins et la Visitation : ces deux noms sont désormais synonymes de patrimoine d’exception. Les collections de dentelles des visitandines, déposées à Moulins par les différents couvents de l’ordre, laissent augurer des découvertes impressionnantes, merveilles des merveilles, guidées par Gérard Picaud et Jean Foisselon. Dans ce lieu, le musée de la Visitation, qui organise chaque année une exposition temporaire, tableaux et orfèvrerie rivalisent avec des éléments de paramentique, des chasubles, des étoles, des chapes d’une grande fraîcheur de coloris et brillant de tout l’éclat des fils d’or ; autant de textiles, magnifiquement conservés, que l’on pourrait croire achevés depuis quelques années, alors qu’ils ont trois ou quatre siècles ! L’équipe expérimentée et volontaire du musée de la Visitation présente au public ses collections de dentelles, particulièrement riches à plusieurs titres. Elles comprennent notamment de splendides pièces caractéristiques d’une typologie de l’Europe des dentelles, dont elles font l’histoire, avec des Points de Venise, de France, de Sedan, d’Alençon ou d’Argentan, des Flandres, etc. ; avec des œuvres à l’aiguille, aux fuseaux, à fils continus, à pièces rapportées, appliquées, rebrodées… Elles sont issues de différents couvents de visitandines, par exemple du Mans – c’est le cas de plusieurs pièces flamandes du XVIIe siècle, admirables, d’une grande beauté et tout à fait représentatives –, mais aussi de Paris – notamment le volant du rochet du sacre de Charles X, ornée de motifs aux fuseaux appliqués sur un réseau drochel entièrement réalisé à la main –, ou encore de Nantes, comme le délicat Point de rose aux pétales en relief. Toutes ces pièces sont conservées dans un état de fraîcheur très rare. Les collections s’élargissent avec des pièces manufacturées des XIXe et XXe siècles, produites par des entreprises connues (Falcon au Puy-en-Velay, Surrel à Craponne-sur-Arzon, Experton à Retournac…), par des fabriques irlandaises pour des Carrickmacross (dentelles massivement importées entre 1880 et 1930), par des manufactures françaises pour des dentelles au lacet qualifiées de Luxeuil ou d’Arlanc (selon la possibilité d’identifier l’atelier exact de leur réalisation). Ces productions à usages liturgiques classiques se retrouvent par ailleurs dans des sacristies ou des trésors de cathédrales. À côté de ces dentelles, des pièces de couvent, exceptionnelles par la virtuosité de leur exécution, nous invitent au cœur du merveilleux univers des visitandines. À la base, il s’agit de techniques communes : dentelle au lacet, dentelle au crochet, point Richelieu (considéré comme une broderie blanche), Point coupé, etc., celles dont se désintéressent les spécialistes ou les amateurs éclairés et qui ne sont généralement pas étudiées par les historiens de l’art ou les experts en dentelles parce qu’elles sont jugées trop domestiques, naïves, banales. Ici, pourtant, nous découvrons bien plus que de simples « ouvrages de dames » : les sœurs ont poussé la technique à la perfection, l’ont explorée pour la porter au plus haut degré et ont développé un savoir-faire totalement maîtrisé, dans l’excellence, dans l’abnégation, sans compter leur temps, et inscrit dans la pratique de la prière. L’entrelacement des fils invite dès lors à la méditation. Ce lien entre prière et travail du fil est connu : par exemple, en Haute-Loire au XIXe siècle, nombre de dentellières adhéraient aux congrégations pour le rachat des âmes du Purgatoire, et leurs ouvrages aux fuseaux sur le métier permettaient ainsi, par les prières menées dans le cadre du labeur quotidien, d’œuvrer au bien commun en rachetant les fautes des défunts et en développant leur propre foi 1. À Moulins, les collections issues de l’ordre de la Visitation témoignent de ces travaux réalisés sans limitation de temps pour être livrés sur l’autel ; ils présentent une iconographie entièrement tournée vers l’ordre et au service de la narration de l’histoire des visitandines, avec des symboles propres à l’ordre, propres à l’histoire de François de Sales, de Jeanne-Françoise de Chantal ou de Marguerite-Marie 7

vv Anges adorateurs du Cœur de Jésus, détail d’un volant, dentelle mixte : lacet aux fuseaux, remplis à l’aiguille, vers 1860, V. de Nantes, M. V.

1. Ythier, 2001.



Préface Le professeur Louis Leprince-Ringuet disait en 1970 que « tout ce qui favorise l’entraide parmi les hommes et le développement harmonieux de la société mérite encouragement. Tel est le cas d’une association qui travaille à la meilleure insertion des monastères dans les structures du monde actuel 1 ». En tant que membre fondateur, il pensait bien sûr à notre Fondation des monastères, que j’ai l’honneur de présider. Mais il est frappant aujourd’hui, presque cinquante ans après, de voir combien ces paroles demeurent vivantes, combien elles illustrent parfaitement la tâche immense qu’accomplit depuis de nombreuses années maintenant le musée de la Visitation. Car, à travers les œuvres qu’il promeut, que fait-il sinon travailler à l’insertion de la Visitation Sainte-Marie dans le monde contemporain, ou plutôt mettre à la portée de tous la surprenante et merveilleuse richesse de cet institut ? Quand je parle de richesse, je ne l’entends évidemment pas d’abord financièrement. Certes certaines œuvres sont exceptionnelles de ce point de vue également, mais l’exception tient surtout à la qualité de l’exécution et à l’excellence des pièces réalisées. Cela s’observe peut-être plus encore dans ce que nous propose cette année le musée de la Visitation que dans ce qui nous a été présenté lors des expositions précédentes. En effet, le travail de la dentelle allie la perfection du geste, celle du sens esthétique et la finesse de l’œuvre en sa parfaite simplicité. Nul besoin de matériaux compliqués : fils et aiguille suffisent, et pourtant le résultat est admirable, incomparable. C’est encore une belle analogie avec la vie monastique : de peu de chose, d’une simplicité qui tient à sa vocation, émerge un témoignage d’une grande richesse pour le monde, celui d’une humanité vécue en plénitude. Tout comme la dentelle, à travers la simplicité de la matière, révèle la plénitude de l’art. Pour ainsi dire, en souriant un peu, la dentelle est nécessaire à l’art comme la vie monastique l’est au monde ! Louis Leprince-Ringuet ajoutait : « l’extraordinaire expansion de la puissance technique appelle un surcroît de gratuité, de vie intérieure, de silence, de prière : des contemplatifs sont plus nécessaires que jamais à la sauvegarde de l’équilibre et à l’épanouissement de l’humanité 2 » ; là encore la parole est prophétique. C’est ce que fait la Visitation Sainte-Marie depuis plus de quatre siècles, et c’est ce que mettent en lumière Martine Gauvard, Gérard Picaud et Jean Foisselon dans ce livre. Le choix muséographique de cette année, au-delà de la qualité sans pareille des œuvres, montre par conséquent à quel point l’art, et plus généralement la culture, peut être un engagement simple, un « surcroît de gratuité », mais aussi à quel point il se révèle essentiel pour le « développement harmonieux » de notre civilisation ; c’est une remarquable illustration de ce que peuvent ou doivent être les valeurs fondamentales de notre société.

1. http://www.fondationdesmonasteres.org/ index.php/la-fondation/historique. 2. Ibid.

Dom Guillaume Jedrzejczak Président de la Fondation des monastères

vv Le Bon Pasteur, détail du volant [79].

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Avant-propos Le fonds textile du musée de la Visitation compte plus de deux mille cinq cents pièces et, parmi elles, les dentelles constituent un thème à part entière qui méritait bien d’être mis en lumière. Cette collection extraordinaire nous permet une nouvelle fois d’admirer la ferveur créative des religieuses et celle du monde dentellier. La qualité d’exécution et la variété des œuvres sont au rendez-vous, comme toujours. Au fil de ces pages, vous pourrez admirer nappes, mouchoirs, détails de vêtements religieux… La notoriété du musée de la Visitation repose en partie sur le rare état de conservation des collections, et de ces dentelles en particulier. Une fois encore, la présentation d’un fonds patrimonial aux techniques et aux thèmes variés va de pair avec un long travail de recherche qui vient accroître la connaissance que nous avons de ces trésors. La dentelle, qui requiert patience et virtuosité, occupe une place importante dans notre pays et dans nos régions. Les collections du musée de la Visitation sont donc un précieux témoignage de ces arts ancestraux qui ont constitué autrefois une véritable industrie avec ses règles et ses coutumes. Parmi les objets mis à l’honneur, beaucoup sont composés de volants et de pièces réalisés pour le monde profane, que les jeunes femmes entrées en religion ont apportés afin de les transformer pour servir au culte catholique. La présence de cet art si répandu autrefois montre combien l’ordre de la Visitation est toujours resté en phase avec la création et la culture de son temps. Signe de richesse pour la société profane, la dentelle devient un acteur esthétique et utilitaire entre les mains des visitandines ; elle semble correspondre parfaitement à la spiritualité de saint François de Sales dans la mesure où elle allie la beauté de l’œuvre à l’humilité du travail. Cette nouvelle exposition du musée de la Visitation met admirablement en lumière le thème des dentelles témoignant d’un savoir-faire exceptionnel qui est aussi le reflet d’époques révolues. Elle nous en apprend davantage sur notre passé, tout en attestant une nouvelle fois le faste lié aux objets liturgiques et aux objets de dévotion. Pierre-André Périssol Maire de Moulins Président de Moulins Communauté Ancien ministre

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Avant-propos Au fil des ans, l’association Regard sur la Visitation s’est constitué une collection exceptionnelle et riche de vêtements liturgiques, de pièces d’orfèvrerie religieuse et d’œuvres d’art. Et ce n’est pas un hasard si le musée de la Visitation abrite plus de douze mille objets rares issus des monastères de visitandines français et étrangers. Le Conseil départemental de l’Allier et la Ville de Moulins se sont engagés il y a plusieurs années aux côtés de l’association, afin de l’aider au mieux à sauvegarder ce patrimoine religieux, culturel et historique, unique en Europe, qui est le garant de la mémoire et de l’identité de l’ordre de la Visitation, intimement lié au Bourbonnais où il s’est établi dès 1616. Le musée de la Visitation fait partie de ces lieux où le temps est suspendu et où la vie en monastère, qui se cache souvent de nos regards, est mise en lumière. Sa notoriété n’est plus à faire : elle dépasse largement les frontières de notre département et attire, en plus du grand public, des chercheurs et des universitaires venus du monde entier. C’est un véritable privilège de découvrir les collections dentellières dans cet ouvrage, Fils de l’un, lumière de l’autre. Je ne peux que lui souhaiter tout le succès qu’il mérite. Gérard Dériot Président du Conseil départemental de l’Allier Sénateur de l’Allier

v Détail de la barbe du fond de bonnet [36].

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Avant-propos Si le musée de la Visitation, à Moulins, nous ouvre depuis plus de vingt-cinq ans les portes d’un monde fascinant et trop souvent méconnu, il nous ouvre aussi, surtout aujourd’hui, je crois, les portes de l’histoire de notre région – de notre grande région. Car l’Auvergne-Rhône-Alpes n’est pas née hier. Administrativement nouvelle, culturellement ancienne, elle a de solides racines. Elle a une histoire, des traditions, un patrimoine artistique et spirituel hors norme, renommé dans le monde entier, et dont le musée de la Visitation est l’une des plus belles vitrines. Parce que notre région est le berceau de l’ordre de la Visitation, fondé à Annecy et établi dans plus d’une quarantaine de monastères sur l’ensemble de notre territoire, ce musée offre, selon moi, plus qu’une somme d’objets : c’est aussi une histoire qu’il donne à voir – notre histoire –, et c’est là toute la valeur du travail considérable réalisé par les passionnés qui l’animent. Ils nous rappellent une chose qui, à mes yeux, est essentielle, à savoir que ce ne sont ni les noms ni les dates qui font une région, mais bien plutôt les liens qui lui donnent corps, et c’est bien cela qui marque de nos jours le profond attachement de la Région à ce lieu unique – unique par ces fils de lumière qui tissent l’épopée spirituelle et artistique de notre région et que le musée de la Visitation nous permet de redécouvrir, unique aussi par la qualité extraordinaire de ses collections qui sont le reflet d’un véritable savoir-faire local. « Un long avenir demande un long passé » écrivait Balzac dans Physiologie du mariage, et c’est bien cela qui me rend aujourd’hui si confiant pour l’avenir d’Auvergne-Rhône-Alpes. Dans ces prodiges de patience et de minutie que présente l’exposition « Fils de lin, lumière de l’autre. Modes et dentelles à la Visitation », dans ces splendides collections où transparaît la virtuosité de l’Auvergne en matière de dentelles, et notamment en Haute-Loire du Velay et du Brivadois, j’ai du mal à ne voir qu’un voyage dans le passé – j’y vois bien au contraire ce qu’il y a de plus intemporel dans notre région : sa créativité. Des douze mille pièces rassemblées dans ce musée aux métiers d’art auxquels le Conseil régional apporte à présent un soutien sans précédent, des chefs-d’œuvre textiles au développement, sur notre territoire, des filières technologiques les plus pointues, je vois toujours une même passion – celle de l’excellence qui est, j’en suis convaincu, le véritable fil magique qui éclaire le destin exceptionnel de notre belle région. Laurent Wauquiez Président de la Région Auvergne-Rhône-Alpes

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Avant-propos Depuis l’origine de la chrétienté, des hommes, mus par une foi inébranlable, érigent des chapelles, des cathédrales qui marquent à jamais nos villes et nos campagnes. Ces réalisations ont très vite été agrémentées par des sculptures, des peintures, de la joaillerie et des étoffes d’une très grande beauté, toutes créations regroupées aujourd’hui sous un vocable particulier : l’art sacré. Au fil des siècles, les visitandines, en exécutant des pièces de broderies de très haute facture, ont constitué à partir de simples fils un patrimoine considérable. Au-delà des prouesses techniques qu’elles accomplissent, nos sœurs nous délivrent sans doute quelques messages qui peuvent améliorer nos vies et nous aider à élever nos âmes. Dans un monde où l’agitation et la vitesse prennent souvent le pas sur la réflexion, la patience dont elles font preuve nous invite à reconsidérer le sens de nos actions au quotidien. Elles nous offrent également une belle leçon de persévérance et d’humilité : lorsque nous contemplons ces œuvres, nous n’osons pas même imaginer le temps que les sœurs y ont consacré, à toucher du doigt la perfection sans attendre d’autre récompense que l’émerveillement que ces ouvrages susciteront. Nous avons beaucoup à admirer. Dans une même journée, nous pouvons lever les yeux sous les voûtes romanes d’un édifice tout proche et être éblouis par l’éclat d’une broderie ou d’une remarquable pièce de dentelle. Nous avons également la chance – et j’ai eu cette chance – de rencontrer des gens avec qui nous pouvons tisser des liens qui vont bien au-delà des aspects matériels. Je reste pour ma part admiratif devant toutes ces personnes qui mettent leur énergie au service de leurs valeurs morales et de leur foi et qui nous font partager la lumière de leurs œuvres. J’adresse de vifs remerciements à Gérard Picaud, qui a su rassembler autour de lui les bonnes volontés nécessaires pour mener à bien cet ouvrage. Je souhaite une longue existence aux visitandines et au monastère de Moulins. Moulins peut être fière de son musée et des publications qui l’accompagnent. Serge Perrette Directeur du Crédit mutuel de Digoin

v Sœur Marie-Mélanie Gresselin, parement initial de l’aube [50], V. de Caen, M. V.

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Avis au lecteur À partir d’une sélection faite dans les collections du musée et de prêts de quelques œuvres toujours conservées par les monastères de la Visitation, cet ouvrage vous invite à découvrir la richesse et la diversité du fonds de dentelles et de broderies blanches des visitandines. Sauf référence particulière, les citations faites dans le texte sont extraites des Lettres circulaires des monastères (sous l’abréviation « LC »), dont nous donnons le nom, suivi de la date de la lettre. Quant aux extraits de la Vie des sœurs, ils se retrouvent dans les Lettres circulaires qui suivent immédiatement la date de leur décès. Les abréviations suivantes ont été retenues : – M. V. : musée de la Visitation ; – s. : siècle ; – V. : monastère de la Visitation. Les légendes des illustrations indiquent, dans l’ordre : auteur, titre, matériau, date, lieu (ou lieux successifs) de conservation, sauf lorsqu’il s’agit d’un objet bénéficiant d’une notice. Dans ce dernier cas, seul le titre est repris, suivi du numéro entre crochets [00] de la notice. Les notices sont organisées sur le modèle suivant : – le titre rappelle les principaux éléments iconographiques, techniques ou historiques ; – le nom du l’auteur, quand il est connu ; – pour les dentelles, le type, qui est un terme générique écrit avec une majuscule, souvent attribué en référence au lieu où il fut inventé et structuré pour la première fois ; – la matière des fils et la technique utilisée ; – la datation et le lieu de fabrication ; – les dimensions (en centimètres), quand il est pertinent de les indiquer ; – les propriétaires successifs de la pièce : Visitation d’origine ; éventuellement, lieu de transfert ; lieu de conservation de l’œuvre. Les pays ne sont précisés que pour les monastères implantés à l’étranger ; – la description de l’objet. Les corps des vêtements, qui ont souvent changé au cours des siècles, n’ont pas été décrits. Les notices ont été rédigées par Martine Gauvard, et enrichies d’éléments historiques fournis par Jean Foisselon et Gérard Picaud. Elles ont été classées par ordre chronologique de fabrication des dentelles et non en fonction de l’époque de montage du vêtement. La bibliographie sélective a été dressée par les auteurs.

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Sommaire Auteurs et contributeur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19 Petite histoire de la dentelle. Quand la féerie et la douleur se côtoient . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22 Les usages liturgiques et ecclésiastiques de la dentelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36 La constitution d’un fonds riche et varié . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48 Les religieuses à l’ouvrage. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52 Les dons et les achats . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 64 Dessins et modèles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76 L’entretien et la conservation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 82 Utilisation : temps liturgiques et événements. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96 Catalogue des œuvres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 102 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 266 Bibliographie sélective . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 270

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Auteurs Jean Foisselon est administrateur adjoint des collections du musée de la Visitation. Ingénieur centralien, il est féru des arts liturgiques. Ami de l’ordre de la Visitation depuis sa jeunesse, dès 1994 il soutient bénévolement le musée, pour lequel il crée puis administre la base de données Philothée, qui conserve et organise une grande partie de l’histoire humaine et patrimoniale de cet institut. Martine Gauvard est membre honoraire de la Chambre nationale des experts spécialisés (CNES) en objets d’art et de collection. Après quinze ans d’activité en tant qu’antiquaire, elle a été l’expert de ventes publiques de dentelles et de broderies auprès de maisons de ventes parisiennes et de province. Elle se consacre désormais à la mise en lumière de ces œuvres d’art. Gérard Picaud est administrateur des collections du musée de la Visitation. Membre de sociétés savantes, il se passionne pour la mémoire du Bourbonnais et pour l’art sacré, tout en organisant des expositions. Proche de la Visitation depuis son enfance, il s’intéresse tout particulièrement à son histoire et à son riche patrimoine, pour lequel il crée en 1991 le musée de la Visitation.

Contributeur Bernard Berthod est docteur ès lettres, consulteur émérite de la Commission pontificale pour les biens culturels de l’Église et conservateur du musée d’Art religieux de Fourvière. Vice-président du Comité international pour les musées et collections du costume au sein du Conseil international des musées (ICOM Costume) et président d’Europæ Thesauri, il étudie particulièrement l’histoire du vêtement liturgique et ecclésiastique. Il a coécrit et dirigé, entre autres ouvrages, Les Étoffes. Dictionnaire historique (1994) et le Dictionnaire des arts liturgiques (1996).

vv La montée des eaux du Déluge, détail du volant [46]. v Détail du volant [25].

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À Pierre-Yves Gauvard † À Mère Marie-Claude Ripoche †, Mère Anne-Françoise Le Gall et sœur Marie-Aimée Lemée À Monique † et René Civade

vv Ornements du manipule [10].

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Petite histoire de la dentelle.

Quand la féerie et la douleur se côtoient Martine Gauvard

Les origines

pas sortir du corps. De très rares pièces sont exposées au musée du Caire. Ces industries continueront leur chemin au gré des déplacements de l’homme, sur tous les continents du monde.

Quand, au cours de la lente évolution de l’humanité, l’homme de Cro-Magnon s’installe en Europe, vers 40000 avant notre ère, sont conçus de nouveaux outils de chasse et de pêche, comme le filet. Celui-ci est fabriqué avec de fines lanières de cuir. Puis, plus tard, viendront les filets confectionnés avec de solides fibres végétales, toujours faits pour traquer l’animal. Aux environs de 5000 avant notre ère, ces ouvrages deviendront des parures féminines, et seront agrémentés de coquillages et de petites pierres colorées. Les premiers témoignages des industries annexes à la dentelle sont très rares. Dans la Bible, Isaïe parle des « réseaux » des femmes (3, 18), nom antique donné au filet. Puis, les fouilles égyptiennes d’Hérakléopolis (environ 2300 av. J.-C.), de Memphis (environ 2000 av. J.-C.), de Panopolis (environ 1580 av. J.-C.) et d’Antinoé (environ 130 apr. J.-C.) ont révélé des fragments de travaux, ressemblant au filet, qui recouvraient le visage des momies afin que l’âme ne puisse

La période de transition

Nous faisons ensuite un saut considérable dans le temps. C’est au milieu du XV e siècle que s’amorcent les transformations concernant les ouvrages brodés et les galons tissés, qui donneront naissance, cent ans plus tard, aux dentelles telles que nous les connaissons aujourd’hui. En France, François Ier (règne 1515-1547) est allé guerroyer en Italie et en a rapporté les magnificences de la Renaissance italienne. Il n’aura de cesse d’imiter ce courant et créera l’école de Fontainebleau. Dans le royaume, la paix s’installera pour quelque temps. C’est sur ces terreaux fertiles que naîtront les changements de mode, accompagnés d’un luxe nouveau venu de préoccupations d’hygiène et de paraître. Le linge blanc brodé 23

vO Pavots, détail du volant [67].



Les usages liturgiques et ecclésiastiques de la dentelle Bernard Berthod

L’amateur de dentelles et l’historien de l’art constatent que, depuis la fin du XVI e siècle et jusqu’au pontificat de Paul VI (19631978), la dentelle en fils naturels ou en fils métalliques est très présente dans le contexte liturgique catholique, tant dans le décor de l’autel que dans le vestiaire ecclésiastique 1.

Le décor liturgique Le décor liturgique constitué de pièces de lin est souvent brodé ton sur ton ou agrémenté de dentelle blanche sur le pourtour. Ce sont les linges employés pour la purification : le manuterge avec lequel le prêtre s’essuie les doigts après les ablutions du Lavabo ; le purificatoire qui sert à nettoyer le calice après la communion ; la pale, car ton recouvert de lin brodé et souvent orné d’une mince bordure de dentelle ; les trois nappes de l’autel ainsi que les nappes de la crédence. La dentelle peut aussi décorer le conopée, le pavillon de ciboire, les corporaux et les nappes de communion. La dentelle métallique est quelquefois utilisée, c’est le cas de la quatrième nappe qui recouvre l’autel papal de Saint-Pierre et de SaintJean-de-Latran lors des messes ou vêpres pontificales. Cette nappe en lin, appelée « de l’Incarnatus est », est divisée en treize parties égales reliées entre elles par une dentelle d’or de 5 millimètres de largeur; elle est dépliée par les sous-diacres apostoliques

Parements et dentelles

Deux types d’objets sont concernés par l’ornement en dentelle : ceux qui participent au décor liturgique, comme les linges d’autel et les vêtements du clergé, que l’on peut subdiviser en trois catégories : les vêtements liturgiques, aube, grémial, voile de calice et chasuble ; les vêtements de chœur, rochet, surplis et cotta; les vêtements ecclésiastiques agrémentés de dentelle au col et aux manches 2. La qualité de la dentelle et sa largeur obéissent davantage à la mode qu’à des préceptes canoniques. La dentelle de fils naturels orne les linges blancs en lin ou en coton ; la dentelle métallique vient enrichir les étoffes de soie. 37

vO Anatole Dauvergne, Mgr Antoine de Pons de Lagrange, premier évêque de Moulins, huile sur toile, 1847, musée départemental Anne-de-Beaujeu, Moulins.

1. Une première approche de la question a été publiée par l’auteur lors du congrès de l’Association française pour l’étude du textile (AFET), Bruxelles, 2005; voir Berthod, 2007, p. 77-92. Voir aussi Mortari, 1948, t. VIII, col. 729-731. 2. L’ensemble de ces vêtements sont décrits et illustrés dans Berthod, Favier et Hardouin-Fugier, 2015.



La constitution d’un fonds riche et varié Gérard Picaud et Jean Foisselon

La collection de dentelles et de broderies blanches gérée actuellement par le musée de la Visitation à Moulins s’inscrit dans un vaste travail de rassemblement et de valorisation du patrimoine de l’ordre initié en 1991. Fruit des dépôts de quatre-vingtquatorze monastères du monde entier, les douze mille pièces inventoriées : peintures, sculptures, travaux de patience, souvenirs des fondateurs, objets de la vie quotidienne, livres, objets du culte, ornements liturgiques…, permettent de découvrir l’histoire et la spiritualité de la Visitation Sainte-Marie. Parmi ces ensembles, les dentelles et broderies blanches figurent dans le Coutumier et directoire de l’ordre où leur rôle est précisément défini. Pour autant, si les religieuses citent la présence de dentelles dans leurs Lettres circulaires, elles n’en donnent que très rarement l’appellation. Si la dentelle a des usages divers dans la mode civile, à la Visitation elle est intimement liée à la liturgie catholique, en tant

qu’accessoire nécessaire à la confection et à l’ornementation de vêtements et de linges liturgiques ou bien encore à la décoration des autels et des chapelles. Le musée a aujourd’hui la chance d’abriter dans ses collections cinq cents œuvres ornées de dentelle de fils de lin, de fils métalliques ou de broderie blanche, avec certes des volants d’aube et de rochet, mais aussi des pièces de taille plus réduite 1. Cette collection s’est constituée au fil du temps, majoritairement par le dépôt d’œuvres isolées, sans que les responsables du musée ne prennent pleinement conscience de l’ensemble cohérent qui se formait à Moulins. En revanche, plusieurs dépôts importants ont été voulus par des sœurs sacristaines désireuses de sauver une partie de ce fragile patrimoine tombé en désuétude. Ce désir s’est parfois amplifié lors de la fermeture de leur monastère, quand se posait de manière plus aiguë la question du devenir de ces vêtements. Des pièces de tout premier ordre ont été proposées en dépôt dès 1991, pour 49

vv Détail de l’aube [26].

1. Comprenant : amicts, cingules, corporaux eucharistiques et d’exposition, colletins des chasubles et accessoires, conopées, nappes d’autel et de communion, pales, pavillons de ciboire, robes et manteaux de statue, voiles de prise d’habit. Ce nombre ne tient pas compte des colletins souvent simples, mais parfois précieux, cousus sur le col des chasubles et sur les étoles pour les protéger de la sueur des célébrants.



Les religieuses à l’ouvrage Gérard Picaud et Jean Foisselon

Philippe Bonnet, dans « La pratique des arts dans les couvents de femmes au XVIIe siècle », évoque ces petits objets dans la confection desquels excellent les religieuses, tels que la broderie, les fleurs artificielles, les ouvrages d’aiguille et la dentelle ; il affirme : « nul doute que […], à la fin de l’Ancien Régime, la spécialisation acquise par les moniales dans les arts du textile soit devenue quasi proverbiale. L’association invétérée de la femme aux métiers de la laine, tissage, filage et traitement décoratif, trouvait ainsi dans les cloîtres une illustration particulière […], tandis que les Visitandines, vers 1660, se félicitaient d’une activité largement diversifiée : “Faisant toutes nos besognes, filant nos étoffes, faisant nos teintures, nos cierges, nos vitres, les ornements de nos autels, blanchissant nos toiles pour les ouvrages et parements de notre sacristie, nous faisons aussi nos passements et nos dentelles, ainsi nous pouvons dire avec vérité que cette conduite fait notre meilleur revenu.” On devine çà et là l’initiative volontariste d’une supérieure

avisée. […] À ses yeux, l’intérêt économique se doublait d’une finalité spirituelle, car “le travail des mains fait en silence était un grand moyen d’entretenir l’esprit de ferveur et même de prière dans une communauté 1” ». Ce climat de dévotion et de prière favorisé par le travail manuel est visible dans un tableau peint en 1641, pour une Visitation vraisemblablement normande 2, aujourd’hui conservé en l’église de Freneuse et classé monument historique. Cette rare allégorie pleine de charme illustre parfaitement la spiritualité de la Visitation, puisque les filles de Sainte-Marie travaillent de leurs mains, en silence, la tête humblement baissée, pour acquérir des vertus. La Vierge souveraine conduit, à la place de la supérieure, les ouvrages de la communauté rassemblée et leur dit : « Mes filles, ces gentils ouvrages portent l’image des vertus, Ô innocents apprentissages qui charment les yeux de Jésus. » En effet, dans le ciel, l’Enfant Jésus accepte ces offrandes de patience et de dextérité. Il bénit les religieuses depuis les bras 53

vO Saint Louis IX, roi de France, détail du rochet [89].

1. Bonnet, 1989, p. 435-436. 2. Caen, Dieppe ou Rouen.



Les dons et les achats Gérard Picaud et Jean Foisselon

À partir de l’installation des dentelles dans la mode civile, aussi bien masculine que féminine, et compte tenu du coût de confection de ces ouvrages à l’aiguille ou aux fuseaux, les belles dentelles, objets de luxe, sont des dons appréciés par les visitandines. Celles-ci sont touchées autant par la générosité du donateur que par la joie de pouvoir, à leur tour, humblement offrir à Dieu ces œuvres recherchées en embellissant la liturgie qui lui est rendue dans la chapelle du monastère. Pour la plupart douées de leur mains et habituées au maniement de l’aiguille, elles sont probablement encore plus à même que nous aujourd’hui de mesurer la qualité des dentelles et le temps que d’autres femmes ont consacré à leur exécution.

des filles de François de Sales envers ceux qui les aident. Sans doute toutes les créations des religieuses pour leur monastère ne sontelles pas mentionnées, alors qu’aucune offrande ne saurait être oubliée. Malheureusement, les supérieures ou celles qui écrivent les Circulaires et les Abrégés ne sont pas forcément les plus érudites – ou bien ne considèrent pas cela comme important – pour décrire précisément les motifs, les points ou l’origine géographique des dentelles citées. On apprend, par exemple, qu’en 1753 la Visitation du Puy-en-Velay reçoit une aube en mousseline avec une broderie, de 2 grands pieds de hauteur, d’un beau travail à l’aiguille. Au Premier monastère de Rouen, en 1772, « mademoiselle d’Esmalleville, nièce de notre chère sœur sacristine, lui a fait présent d’une très belle Aube de Point, d’une demi-aune [60 centimètres] de hauteur 1 ». Parfois, les textes sont plus précis, comme en 1726 pour le Premier monastère d’Avignon, où la marquise d’Aulan, douairière de la maison de Brancas 2, offre

Les présents

Les dons abondent sous l’Ancien Régime, les bienfaiteurs offrant parfois aux monastères de véritables trésors de l’art dentellier européen. Les nombreux exemples relevés soulignent aussi la très grande reconnaissance 65

vv Détail du volant [62].

1. LC, Premier monastère de Rouen, 15 décembre 1772, p. 4. 2. Anne-Gabrielle de Brancas (1666-1737), veuve de François-Quenin de Suarez, marquis d’Aulan († 1717).



Dessins et modèles Gérard Picaud et Jean Foisselon

Si les Circulaires décrivent assez régulièrement l’orfèvrerie ou les vêtements liturgiques acquis pour le culte, les sources sont malheureusement muettes quant aux dessins des dentelles. Les inventaires d’Amiens de 1640 ou de Moulins de 1787 ne donnent aucune description et se limitent à dénombrer les pièces selon leur typologie : tant d’aubes, tant de rochets, etc. Les points sont parfois indiqués avec, comme on l’a déjà mentionné, l’omniprésence du point dit « d’Angleterre », comme à Marseille en 1784 : « [travail] d’angleterre d’environ trois pans de hauteur, qu’elles ont tiré sur le modèle d’une pante [volant] qui a servi à plusieurs aubes et surplis de Cambray, l’une desquelles aubes a une pante de quatre pans de hauteur, brodée au tamis, toute en point de Genève, qui est très parante ; tout cela est le produit des dons que les Demoiselles nos pensionnaires offrent à leur première communion, ainsi que du zèle & du travail de nos sœurs sacristaines 1 ». À Nantes, en 1780, le point est précisé et une

idée du dessin nous est donnée : « Une de nos sœurs a fait un bas d’Aube, de carlet, avec des colonnes & fleurs, haut d’une demiaune 2. » Une information sur le phénomène de mode est livrée par le Premier monastère de Rennes en 1775 : « Messieurs les abbés de la Biochaye et Desclos, amis respectables et bienfaiteurs continuels de notre sacristie, par le désintéressement de leurs messes, ont beaucoup contribué à la dépense que nos sœurs sacristines ont fait pour augmenter le linge de plusieurs aubes à bordures de batiste à fleurs, dans le nouveau goût, à quoi leur ont aussi bien aidé les profits de leurs ouvrages qu’elles font avec beaucoup de goût et de diligence 3. » Enfin plus intéressants encore sont les renseignements que fournissent les visitandines de Carpentras en 1779 : « nos chères sœurs ont travaillé deux aubes qui ont fait remarquer le goût qu’elles ont pour les ouvrages les plus recherchés, la première est une à la toilette de la feue Reine Mère [Marie Leszczynska], la copie a été trouvée si ressemblante à l’original, 77

vv Volubilis et rivière, détail de l’aube [50].

1. LC, Second monastère de Marseille, 26 mars 1784, p. 7. 2. LC, Nantes, 6 septembre 1780, p. 3. 3. LC, Premier monastère de Rennes, 27 décembre 1775, p. 5.



L’entretien et la conservation Gérard Picaud et Jean Foisselon

Comme l’enseignent les Règles de saint Augustin et Constitutions pour les sœurs religieuses de la Visitation Saincte Marie, il nous faut nous souvenir que « nostre Seigneur a toujours aymé la netteté & mondicité 1 & que Joseph et Nicodeme sont loüés d’avoir proprement & nettement ensevely son corps, avec parfums & unguens precieux 2 » ; aussi la propreté est-elle de mise pour le service du culte divin célébré dans les maisons de l’ordre. Pour donner au lecteur un exemple concret de ces pratiques, nous nous sommes référés aux instructions conservées à la Visitation de Nantes, transmises et enrichies de génération en génération, dans des cahiers manuscrits intitulés Coutumes de la sacristie.

de faire mettre des plus belles aux grandes fêtes, sans toutefois les y laisser longuement, ny les dentelles, sinon en quelques octave signalée 3. » D’autres directives concernent les vêtements liturgiques ou les accessoires. Les aubes et cingules sont changées tous les mois ou toutes les six semaines, les amicts tous les huit ou quinze jours, sans négliger de faire des œillets aux quatre coins, ou des boucles, pour remplacer les cordons. Les corporaux sont renouvelés tous les trois mois, les purificatoires tous les huit jours et les manuterges pour le Lavabo de même. Les nappes de communion (qui seront fort proprement pliées et un peu empesées si on le veut) pourront servir un mois ou deux ; la sacristaine « changera toutes ces choses plus ou moins souvent, si elle voit qu’il en soit besoin, observant plutôt d’excéder en la netteté, que d’y manquer tant soit peu 4 ». Ainsi, les nappes des quatre petits autels sont entretenues tous les trois ou quatre mois, en fonction des grandes fêtes, celles de dessous chaque année à Pâques ; pour le

Le rythme des changements

Dans ce dessein, les recommandations du Directoire de la sacristaine sont très précises quant au rythme des changements. « Elle fera ôter la première nappe de l’Autel de mois en mois, et pendant ce temps là elle la fera retourner une fois, observant 83

vv Roses et branches de groseillier, détail du rochet de Mgr Pierre-Émile Rouard, lin, Point de rose à l’aiguille, dernier quart du XIX e s., V. de Nantes, M. V.

1. Mondicité : propreté, pureté, élégance. Huguet, 1961, t. V. 2. Règles, 1645, p. 292. 3. Coustumier et directoire, 1637, p. 146. 4. Ibid., p. 147.



Utilisation : temps liturgiques et événements Gérard Picaud et Jean Foisselon

L’office de la sacristaine

l’Église, proprement, nettement, & en bon ordre : parera la Chapelle, & preparera les habits sacerdotaux avec grande diligence, selon la variété des Festes & des temps 2. » Quelques années plus tard, un Coustumier et directoire pour les sœurs religieuses de la Visitation Saincte-Marie 3 viendra compléter ces premières instructions. La bonne utilisation des pièces parées de dentelles ou de broderies blanches est de la seule responsabilité de la sœur sacristaine 4. À cet effet, elle a le devoir de connaître parfaitement le fonds d’œuvres dont elle peut disposer en toute occasion. C’est dans cet esprit que sont établis, entre 1640 et 1748, treize inventaires successifs à la Visitation d’Amiens. Leur étude ainsi que l’examen de celui de Moulins dressé en 1787 apportent des informations précieuses. Le volume important de linge blanc nécessaire au fonctionnement liturgique d’un monastère sous l’Ancien Régime est impressionnant. Mais, à côté du « faste » lié au sacrement eucharistique, l’inventaire d’Amiens de 1714 renseigne aussi sur la

L’implication de cette religieuse dans son emploi doit être totale et, comme nous l’avons vu, les Circulaires et Abrégés des vies ne tarissent pas de louanges à propos de celles qui exercent cette charge et qui s’appliquent à suivre les recommandations qui leur sont faites. Ces recommandations figurent tout d’abord dans les Constitutions 1, qui exposent les tâches affectées à chaque fonction. Le chapitre XXXVIII est consacré à celle de la sacristaine, dont les activités se rattachent à la fois au domaine temporel, en raison des travaux qui lui sont confiés, et au domaine spirituel, par sa proximité avec les lieux et les objets directement liés à la célébration du culte : autels, vases sacrés, vêtements et linges pour les cérémonies liturgiques. Le chapitre commence ainsi : « La Sacristaine aura charge, & tiendra un roolle de tout ce qui appartient à l’Église, & chapelle de la Congregation, & tiendra tous les ornemens, paremens & meubles, qui appartiennent au service de l’Autel & de 97

vv Clématites, détail du mouchoir [47].

1. Sales, 1645. 2. Ibid., p. 291. 3. Coustumier et directoire, 1637, p. 146. 4. Elle doit néanmoins avoir la permission de la supérieure pour toutes les innovations ou modifications.



Catalogue des œuvres Martine Gauvard

vv Le blason de l’ordre de la Visitation, détail du volant [101].



9


Catalogue des Ĺ“uvres

183


Catalogue des Ĺ“uvres

191



Conclusion Martine Gauvard

Il vient de m’être donné à faire un travail émouvant et captivant sur le trésor dentellier et brodé des monastères de la Visitation, conservé au musée du même nom à Moulins. Bien des pièces me sont passées entre les mains durant mon métier d’expert en dentelles, mais jamais, ou très rarement, je n’avais connaissance de la source de l’œuvre, du nom de son auteur et du parcours qu’elle avait effectué. Grâce aux recherches dans les archives et au travail acharné de nos érudits amis Gérard Picaud et Jean Foisselon, ces Fils de lin, somme toute assez faciles à classer de manière typologique, technique, et à dater, sont devenus lumière de l’autre. Les chefs-d’œuvre exécutés par les sœurs à l’ombre de leur couvent pour un fait commémoratif important de l’histoire de l’ordre sont d’une beauté grande et simple et d’une haute maîtrise. Cela m’a fascinée. En ce qui concerne les dons, les notes écrites attachées aux œuvres ou référencées dans les archives, conférant ainsi un sens tout

particulier à la matière, laissent voir les raisons qui ont guidé les familles, souvent fortunées, à se défaire d’un bien précieux. Cela m’a touchée. Quant aux pièces achetées par les monastères auprès des maisons spécialisées dans la vente d’articles religieux, leurs destinations au culte nous sont indiquées avec précision, faisant vivre ainsi les cérémonies auxquelles elles étaient destinées. Cela m’a éclairée. La conservation et l’entretien des œuvres par les sœurs, douées de tant de patience et de minutie, si humbles et si remarquables à la fois, m’ont donné à réfléchir à la valeur du temps. Ce sont tous ces témoignages de vies, de labeurs dans l’amour, de respect du travail manuel, qui m’ont soutenue durant cette belle aventure, et qui me font revenir en mémoire ces fameux vers : « Objets inanimés, avez-vous donc une âme – Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer 1 ? » Durand mes séjours studieux, j’ai eu la grande chance d’être en contact avec les 267

vv Bouquet floral, détail du volant [78].

1. Alphonse de Lamartine, Harmonies poétiques et religieuses, « Milly ou la terre natale », 1830.



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