Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Directeur éditorial Nicolas Neumann Responsable éditoriale Stéphanie Méséguer Coordination et suivi éditorial Christine Dodos-Ungerer Conception graphique et mise en page Artegalore (Stéphanie de Santis et Guillaume Garouste), Camille Blanchard et Corentin Perrichot Contribution éditoriale Gaëlle Vidal Fabrication Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros
© © © ©
Somogy éditions d’art, Paris, 2016 Musée des Beaux-Arts de Mons, 2016 Gérard Garouste pour ses œuvres, 2016 Adagp, 2016
ISBN Somogy éditions d’art 978-2-7572-1147-2 Dépôt légal : septembre 2016 Imprimé en République tchèque ( Union européenne )
En couverture : Gérard Garouste, Le Masque, 1998, huile sur toile, 130 × 97 cm. Collection particulière © Galerie Daniel Templon, Paris/Bruxelles – Bertrand Huet, Tutti Image
Garouste_int_BAT_0808.indd.indd 2
09/08/2016 19:40
GÉRARD
À la croisée des sources
Garouste_int_BAT_0808.indd.indd 3
Bernard Marcelis Didier Martens Xavier Roland
09/08/2016 19:40
À Jasmine, Joachim, Marcel et Rebecca
Cet ouvrage est publié à l’occasion de l’exposition Gérard Garouste. À la croisée des sources présentée au musée des Beaux-Arts de Mons (BAM), Belgique, du 24 septembre 2016 au 29 janvier 2017. Commissariat général Xavier Roland, directeur du BAM, musée des Beaux-Arts de la Ville de Mons Bernard Marcelis, commissaire d’expositions et critique d’art Coordination générale Caroline Dumoulin, chargée de production des expositions, Pôle muséal de la Ville de Mons Production de l’exposition Équipe du Pôle muséal de la Ville de Mons
Garouste_int_BAT_0808.indd.indd 4
09/08/2016 19:40
REMERCIEMENTS
Cet ouvrage est publié à l’occasion de l’exposition Gérard Garouste. À la croisée des sources organisée par le musée des Beaux-Arts de Mons et le Pôle muséal de la Ville de Mons. Elle est placée sous le patronage de la ministre de la Culture et de l’Enfance de la Fédération Wallonie – Bruxelles ainsi que d’Elio Di Rupo, bourgmestre de Mons et ministre d’État, de Savine Moucheron, échevine de la Culture de Mons et du collège communal.
Paul Salmona, directeur du musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme à Paris et Anne Hélène Hoog, conservatrice des judaica et des collections historiques, musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme à Paris Pascale Falek-Alhadeff et Zahava Seewald, conservatrices du Musée juif de Belgique Enfin, cette exposition a été possible grâce à la générosité des institutions muséales, des prêteurs privés et des galeries qui ont accepté de mettre à la disposition du BAM des œuvres importantes de leur collection : Musées
L’exposition n’aurait pu voir le jour sans l’aide enthousiaste et l’attention que nous a manifestées, depuis l’origine du projet, Gérard Garouste qui a collaboré étroitement à la sélection des œuvres et à la préparation du catalogue. Que soient également remerciées toutes les personnes qui, par leur concours et leur soutien, ont permis la réalisation de cette exposition : Laurent Busine, directeur honoraire du musée des Arts contemporains – le Mac’s au Grand-Hornu (Belgique) Stéphanie de Santis et Guillaume Garouste d’Artegalore Virginie Devillez Hortense Lyon, historienne de l’art Daniel Templon et Paul-Arnaud Parcy de la Galerie Daniel Templon, Paris Liliane et Michel Durant-Dessert Évelyne Gilmont – Scénographe Yesmine Sliman Lawton – Graphiste Dominique De Gueldre Béatrice Salmon, conseillère culturelle et scientifique à l’ambassade de France à Bruxelles Christine Gobeau, responsable des fonds anciens de l’Université Mons-Hainaut Bernard Bousmanne, conservateur du département des Manuscrits, Bibliothèque royale de Belgique Patrick Lefèvre, directeur général de la Bibliothèque royale de Belgique Anne Kelders, conservateur au département des Manuscrits, Bibliothèque royale de Belgique
Garouste_int_BAT_0808.indd.indd 5
Belgique Bibliothèque centrale de l’Université de Mons Bibliothèque royale de Belgique, Bruxelles Musée juif de Belgique, Bruxelles The ING Belgium Collection, Bruxelles France Collection Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris Collection FRAC Limousin, Limoges Musée des Beaux-Arts, Caen Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, Paris Musée national du Moyen Âge, Paris Fonds national d’art contemporain, Paris Prêteurs privés et galeries Collection de l’artiste Collection Liliane et Michel Durant-Dessert Collection Hervé Lancelin, Luxembourg Collection Stéphane Magnan Collection Massini, Nice Galerie Daniel Templon, Paris/Bruxelles Ainsi que les prêteurs ayant souhaité conserver l’anonymat
Gérard Garouste tient à remercier les trois auteurs des textes du catalogue, Daniel Templon et l’équipe de sa galerie, Hortense Lyon, Stéphanie de Santis, Guillaume Garouste ainsi que l’ensemble des collectionneurs et prêteurs des œuvres présentées dans l’exposition.
09/08/2016 19:40
SOMMAIRE
PRÉFACE Elio Di Rupo & Savine Moucheron
AVANT-PROPOS In illo tempore…
Série « Le Quohélet » 1991, Aquatinte au sucre 17,5 x 54 cm Collection de l’artiste
08 11
Laurent Busine
REPÈRES BIOGRAPHIQUES
12
Garouste, Peindre au-delà du tableau
14
Bernard Marcelis
Gérard Garouste, entre tradition artistique occidentale et subversion juive de l’iconographie chrétienne
24
Didier Martens
À la croisée des sources : entre peinture et mot
44
Xavier Roland
Garouste_int_BAT_0808.indd.indd 6
09/08/2016 19:40
LES INDIENNES
52
RAISON ET DÉRAISON
60
ÉGLISE NOTRE-DAME DE TALANT
68
IDENTITÉ EN QUESTION & CORPS PERTURBÉS
74
INFERNO
86
À LA CROISÉE DES SOURCES
104
LA PEINTURE DES ORIGINES
116
LA MÉGUILA D’ESTHER & LA HAGGADAH
124
LA DIVE BACBUC & ELLIPSE
136
LA RÈGLE DU JEU
144
SALLE DES MARIAGES HOTEL DE VILLE DE MONS
150
LISTE DES ŒUVRES
156
Garouste_int_BAT_0808.indd.indd 7
09/08/2016 19:40
PRÉFACE
08
En 2000, Gérard Garouste a réalisé une fresque dans la salle des mariages de l’hôtel de ville de Mons. Elle représente le Doudou, ducasse traditionnelle reconnue au patrimoine oral et immatériel de l’humanité par l’UNESCO. Le regard d’un artiste contemporain comme Garouste, dont l’œuvre est totalement imprégné des mythes et religions, livre aux Montois une vision nouvelle de la fête rituelle, le Lumeçon, soit le combat entre saint Georges et un dragon. Ne se limitant pas à une version retranscrite de la ducasse, il y intègre une approche artistique engagée dans les débats autour des religions chrétienne et judaïque. Pour en savoir plus, nous vous renvoyons à l’un des textes du présent catalogue, écrit par Didier Martens qui propose une lecture iconographique étonnante permettant d’apprécier encore mieux le travail du peintre. Nous tenons à remercier d’ores et déjà Didier Martens, Professeur à l’Université libre de Bruxelles, pour cette contribution qui enrichit considérablement la compréhension de notre patrimoine. La rampe en bronze figurant saint Georges et le dragon, située en façade de l’hôtel de ville, est également due à Gérard Garouste. La patine sur la crête du dragon montre à quel point la sculpture a été adoptée par les Montois, tout autant que la fresque de la salle des mariages. L’exposition que nous lui consacrons s’intéresse précisément aux sources multiples et diverses dans lesquelles l’artiste a puisé pour créer son œuvre. Garouste a réussi là où beaucoup d’autres ont échoué, en osant conserver un vocabulaire pictural « classique ». Le mystère de son travail repose sans doute sur un savant mélange entre une technique irréprochable et une connaissance approfondie de ses thèmes. Qu’ils soient mythologiques, religieux ou romanesques, les sujets qu’il aborde sont sans cesse revisités à l’aune d’un jugement critique extrêmement personnel. Pour une ville comme Mons, qui mise beaucoup sur son patrimoine, une exposition telle que celle-ci constitue une évidence. Plus de 80 œuvres, parfois monumentales, donneront un aperçu original de l’ensemble d’une carrière. La salle Saint-Georges, quant à elle, accueille une installation spécialement conçue par Gérard Garouste et mise en œuvre par Bruno Vande Graaf, chargé de production des expositions au Pôle muséal. Celle-ci invite le visiteur à se perdre dans les méandres d’un labyrinthe constitué de près de 35 toiles monumentales. Une expérience physique et visuelle unique. Le BAM, la salle Saint-Georges, la salle des mariages et enfin le musée du Doudou qui met à l’honneur le mythe de saint Georges et du dragon sont autant de lieux prestigieux pour une exposition montoise de grande ampleur.
Garouste_int_BAT_0808.indd.indd 8
09/08/2016 19:40
AVANT-PROPOS In illo tempore… Il est difficile de se reporter vingt-cinq ou trente années en arrière et d’imaginer comment furent reçues en Belgique les œuvres de Gérard Garouste ; dans quel sentiment de rejet voire, chez certains, de mépris. C’était, rappelons-nous, l’époque où avait été prononcée, écrite et reprise maintes fois une phrase absurde professant la mort de la peinture. Une telle allégation ne pouvait, bien sûr, servir qu’à dénigrer et rejeter les huiles sur toile, les gouaches, les sanguines, les fusains, les encres de Chine et autres « Indiennes » que Garouste proposait alors.
C’est en 1984, lors de l’exposition « Références » réunissant cinq artistes ( Jacques Charlier ; Gérard Garouste ; Anselm Kiefer ; Mimmo Paladino ; Kenny Scharf ), que furent présentés pour la première fois à Charleroi des peintures à l’huile sur toile et de grands dessins à la mine de plomb de Gérard Garouste1.
11
Dans cette terre de collectionneurs, parmi les plus remarquables en Europe, fortement attachés à l’art minimal, l’art conceptuel ou aux nouvelles technologies, l’apparition sur la scène artistique d’un peintre – figuratif de surcroît ! – provoqua un malaise palpable. Paradoxalement, un trouble identique affecta les amateurs de formes d’art plus classiques, ce qui se traduisit généralement chez les uns comme chez les autres par un refus de visiter les salles du palais des Beaux-Arts de Charleroi, par une critique acerbe de la programmation proposée et par des déclarations écrites ou verbales violentes et méchantes. Par contre, il convient de signaler qu’en 1984 et plus encore lors de l’exposition personnelle qui lui fut consacrée en 1988, un grand nombre de visiteurs découvrirent avec bonheur les œuvres de Gérard Garouste, qu’ils ignoraient, et ravis d’y trouver un renouveau éclatant de l’art pictural, qu’on avait pourtant affirmé défunt.
Un critique d’art connu y alla de ses diatribes hargneuses dans un hebdomadaire bruxellois d’ample diffusion : « Des obscurs font mine de se référer à d’improbables devanciers ! Plus débile que ça, je meurs. D’autant que la médiocrité des œuvres va de pair avec leur gigantisme. ( … ) De Garouste, je n’ai vu que du St-Sulpice “pompier”, indigne d’une galerie de 3e zone. ( … ) À bas ces artistes qui s’emparent d’un alibi pour leur insuffisance, crachent sur le “ système” tout en lui léchant les bottes. À bas leurs thuriféraires qui se veulent dans le vent et ne propulsent que de vieilles balançoires, quand ils ne sont pas otages des circuits internationaux aux frivolités mercantiles…2 » Cet article lui valut une « réponse » en forme de bande dessinée caricaturale de la part de Jacques Charlier, qui mettait en scène un prêtre en chaire de vérité hurlant : « À bas les débiles obscurs. À bas les soixante-huit ’art attardés ! ( … ) les demeurés, les minables pasticheurs, les lèche-bottes ( … ), auquel un personnage dans l’assemblée répondait : Hé l’Abbé un peu de sang-froid ! Sur le temps qu’vous faites de la pub vous ne parlez pas d’nos merdes3 ! » Sans doute, les œuvres de Gérard Garouste étaient-elles alors trop complexes et bousculaient-elles trop d’habitudes – qu’elles fussent d’avant ou d’arrière-garde. Plus tard, les choses se calmèrent ; bien que… Laurent Busine, directeur honoraire du musée des Arts contemporains – le Mac’s au Grand-Hornu (Belgique)
1. La première exposition personnelle de Gérard Garouste en Belgique s’est tenue à Gand, en 1980, au Vereniging voor het Museum van Hedendaagse Kunst. 2. Jean Pigeon, « Bon appétit mon “Référent” », in Pourquoi Pas ?, Bruxelles, 22 février 1984, p. 117. 3. Archives du musée des Arts contemporains au Grand-Hornu.
Garouste_int_BAT_0808.indd.indd 11
09/08/2016 19:40
REPÈRES BIOGRAPHIQUES
Gérard Garouste
On le verra plus loin, il s’intéresse également au dessin, à la gravure, à la sculpture, à la mise en scène. Il ne délaisse pas les compositions monumentales ni les intégrations dans les espaces publics ou les commandes privées d’envergure, qui sont autant d’occasions pour lui d’expérimenter de nouvelles disciplines artistiques. Ainsi en 1977, il présente au Palace à Paris Le Classique et l’Indien, un spectacle dont il est à la fois l’auteur, le metteur en scène et le décorateur.
13
Né en 1946 à Paris, Gérard Garouste vit et travaille entre ses ateliers parisien et normand. Il a été formé à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris. À la fin des années 1970, il s’oriente vers une peinture considérée comme figurative, à l’époque où l’on redécouvre Marcel Duchamp et sa mise en cause de la peinture rétinienne. Il se trouve dès lors en porte-à-faux avec les peintres de sa génération, comme les membres du mouvement d’avant-garde Supports-Surfaces, des personnalités à la pratique radicale comme Buren, Toroni, Rutault, Cadere ou Venet et d’autres jouant à des degrés divers de l’autobiographie comme Boltanski, Messager ou Le Gac. Tous ont en tout cas abandonné la facture du tableau classique à laquelle Garouste reste fidèle.
Dans sa peinture, Garouste a souvent pratiqué par cycles thématiques, la plupart d’entre eux faisant ensuite l’objet d’expositions personnelles, notamment dans les galeries qui le représentent. En France, Garouste n’a travaillé qu’avec deux grandes galeries, celle de Liliane et Michel Durand-Dessert à ses débuts et celle de Daniel Templon depuis 2001. Les titres de ces cycles sont caractéristiques de son œuvre, autant qu’ils la balisent : « La règle du [ Je ] » ( 1979 ), « Cerbère et le Masque ou la Neuvième combinaison » ( 1980 ), « L’Indien, héroïque ou idiot » ( 1982 ), « Nature Contre-Nature » ( 1984 ), « Les Indiennes » ( 1988 ), « Tal, la rosée » ( 1997 ), « Don Quichotte » ( 1998 ), « Kézive, la ville mensonge » ( 2002 ), « L’Ânesse et la Figue » ( 2006 ), « La Bourgogne, la famille et l’eau tiède » ( 2008 ), « Songe d’une nuit de Walpurgis » ( 2011 ), « Contes ineffables » ( 2014 ). En 2009, Gérard Garouste publie un ouvrage intitulé L’Intranquille. Autobiographie d’un fils, d’un peintre, d’un fou. Il y révèle les activités plus que troubles de son père durant l’Occupation et les duperies familiales qui en découlèrent. Il aborde également ses différents séjours psychiatriques et ses crises de délire – par ailleurs à l’origine de certains de ses tableaux les plus fameux –, et revient bien sûr sur son métier de peintre et les débuts de sa carrière. Enfin, on ne peut dissocier l’œuvre de Gérard Garouste de son engagement pour l’association La Source qu’il a fondée en 1991 dans l’Eure, et qui compte aujourd’hui cinq sites sur le territoire français. Celle-ci vient en aide à des enfants et des jeunes issus de milieux défavorisés, afin qu’ils puissent s’épanouir en participant, entre autres, à des ateliers créatifs animés par des artistes professionnels.
Garouste_int_BAT_0808.indd.indd 13
09/08/2016 19:40
Garouste, Peindre au-delà du tableau Bernard Marcelis
14
Quand on évoque l’artiste Gérard Garouste, on l’identifie de prime abord à la figure du peintre, ce qu’il est de toute évidence. On pense alors « peintre » au sens classique du terme, tandis que son parcours démontre le contraire, tant à travers sa peinture qu’à travers celles des autres disciplines qu’il continue d’exercer. Il s’est en effet toujours refusé à se laisser enfermer dans une seule pratique artistique – fût-elle parfaitement maîtrisée –, étant constamment à la recherche de nouveaux défis, de nouveaux supports, de nouvelles expérimentations techniques. Ainsi, comme beaucoup de peintres, il maîtrise les différentes étapes de la gravure, mais en utilisant des formats inusités ; il travaille beaucoup la gouache, mais avec cette attention particulière aux coloris qu’on lui connaît et son sens personnel des compositions à l’extrême densité.
On lui doit aussi des décors de théâtre, des plafonds peints, des « Indiennes » – ces fameuses toiles peintes, non montées sur châssis, dont il a renouvelé le genre –, sans oublier des environnements picturaux spectaculaires, des vitraux, dont il a également modernisé la technique de réalisation, ainsi que des sculptures – des plus fragiles aux plus monumentales. La sculpture représente une partie importante et régulière de son travail, sans doute moins connue parce que plus diverse, au point qu’il lui a réservé l’un de ses ateliers ( fig. 1 ). Comme au demeurant pour sa peinture de facture classique, il utilise pour élaborer ses sculptures des matériaux traditionnels : bronze, fer forgé et terre cuite. Mais, constamment à la recherche d’une certaine transgression pour les matériaux employés, il n’hésitera pas à l’occasion à associer ces deux dernières matières dans ses réalisations : « Ces matériaux classiques m’invitent à traiter les mêmes sujets que je veux aborder en peinture et dans le même esprit. Comme en peinture, je veux toucher les limites de mon langage 1. » Quelle est la place de vos sculptures dans vos expositions ? « D’abord, la sculpture, au sens propre, c’est plus lourd ; elle a plus de difficultés à s’imposer, parce qu’on a tendance à les oublier. Parce qu’un tableau c’est plus rapide à faire, et qu’il y a un discours et une philosophie sur la peinture qui sont plus faciles et plus évidents à faire. On n’associe pas nécessairement et pas immédiatement les sculptures au nom de Garouste. On est content d’en voir, mais c’est vrai qu’on n’y pense pas 2 . » « Avec les sculptures, c’est pareil : je suis toujours très content qu’elles soient là. Les sculptures que nous exposons ici sont celles que j’ai faites pour casser le travail de peintre, son identité. Je ne veux pas m’installer dans la peinture. Un peintre qui s’installe n’est pas un bon peintre ; il doit toujours se mettre en danger avec luimême. » « Il s’agit de passer à autre chose, de refuser l’autosatisfaction, d’aborder les images autrement. Cependant, je ne veux pas sortir de la tradition classique et ne pas perdre mon temps avec de nouveaux outils. J’estime que l’on a fait le tour de l’“ iconoclastie ”. J’ai donc décidé de travailler le bronze, de façon classique. Je ne sors pas de ma culture ni de ma langue ; de la même façon qu’il faut laisser l’art africain à l’Afrique. Donc, je pratique la sculpture comme la peinture, avec la même satisfaction. »
Garouste_int_BAT_0808.indd.indd 14
09/08/2016 19:40
Gérard Garouste, entre tradition artistique occidentale et subversion juive de l’iconographie chrétienne
I En 2007, Gérard Garouste achève un diptyque sur toile qu’il baptise l’Isaïe d’Issenheim. La partie gauche procède d’une œuvre célèbre, dont il peut postuler la connaissance chez le spectateur cultivé. Le polyptyque d’Issenheim, dont les volets ont été peints sur bois par l’Allemand Matthias Grünewald dans les années 1515, attire chaque année des centaines de milliers de touristes dans les salles du musée Unterlinden à Colmar et est reproduit dans les ouvrages généraux d’histoire de l’art. Tout travail de critique en acte sur ce modèle prestigieux relève de ce fait de la citation, du renvoi à un corpus de références familier du public cultivé. Dans le cas présent, celui-ci identifiera la source utilisée d’autant plus facilement que Garouste mentionne explicitement, dans le titre de l’œuvre, la petite localité alsacienne où le retable était conservé jusqu’à la fin du XVIII e siècle : Issenheim ( Haut-Rhin ). C’est sur l’Annonciation du polyptyque que le peintre français a jeté son dévolu1 ( fig. 1 ). Il ne s’agit pas du panneau le plus original de l’ensemble. Grünewald, peintre à la forte personnalité qui a maintes fois eu recours à des solutions iconographiques inédites, notamment lorsqu’il représente le Christ en Croix, donne en revanche de l’Annonciation une interprétation pour le moins classique. C’est précisément son caractère d’image emblématique de la religion chrétienne qui a attiré ( provoqué ? ) Garouste, jusqu’à lui donner l’envie d’entrer en compétition avec le panneau. Une compétition signalée d’entrée de jeu par le choix du format : la toile mesure en hauteur deux cent soixante centimètres, à peine trente de moins que l’Annonciation du polyptyque. Dans celle-ci, Marie, agenouillée en prière, reçoit la visite de l’archange Gabriel, descendu des cieux. La colombe du Saint-Esprit, entourée d’un halo, plane au-dessus de la scène, située dans une chapelle. Un détail, au premier plan du panneau de Grünewald, s’impose à l’attention du spectateur : le grand livre ouvert posé sur un coffre faisant fonction de prie-Dieu. On peut lire, en latin, un passage d’Isaïe ( VII, 1415 ), repris partiellement dans l’évangile de Matthieu ( I, 23 ). Il est traduit comme suit par l’abbé Glaire dans une édition de la Vulgate en français, publiée en 1863 : « Voilà que la vierge concevra et enfantera un fils et son nom sera appelé Emmanuel. Il mangera de beurre et du miel, en
Garouste_int_BAT_0808.indd.indd 25
sorte qu’il sache réprouver le mal et choisir le bien ( … ). » Le peintre allemand suggère que Marie était occupée à méditer sur ce passage de l’Ancien Testament, au moment où elle fut approchée par l’ange, au jour de l’Annonciation. La Providence aurait fait ouvrir par la mère du Christ le livre sacré des Juifs au bon endroit et au bon moment, de sorte qu’elle put comprendre sur-le-champ ce qui était en train de lui arriver par la volonté de Dieu. Comment douter, dans ces conditions, que ce qui avait été annoncé par les prophètes se réalise bien à travers l’Incarnation et la venue sur Terre du Fils de Dieu ? Le thème de la concordance entre l’Ancien et le Nouveau Testament, fondement de ce que le christianisme a toujours considéré comme sa vérité historique, fait l’objet, dans le panneau de Grünewald, d’une mise en scène picturale centrée sur le vécu de Marie, une mise en scène dont le spectateur est pris directement à témoin, puisque le livre ouvert est tourné vers lui.
25
Didier Martens
Comme il se doit dans une image relevant de la tradition catholique, Isaïe, le prophète, n’est pas seulement présent par le texte, il est aussi figuré. C’est certainement lui, en effet, le petit personnage sculpté visible dans le haut du panneau, dans l’écoinçon gauche d’un arc-diaphragme. Il s’agit d’une statue en pierre, partiellement polychromée. Les veines brunâtres du matériau ont été soigneusement reproduites par l’artiste allemand. Indice de son extranéité par rapport au monde chrétien, le prophète juif porte un turban d’Oriental et tient un livre ouvert dont le texte est illisible. Selon la tradition exégétique chrétienne, ce n’est qu’avec l’Incarnation que l’obscurité foncière du texte de l’Ancien Testament va être levée. Le contraste entre le livre ouvert de la statue, couvert de signes indéchiffrables, et celui de Marie, où l’on aperçoit un texte calligraphié en belles lettres gothiques, a donc valeur de métaphore. Grünewald suggère que la parole d’Isaïe ne se révèle véritablement qu’en latin, la langue du clergé et des lettrés de son temps. On attribuera également une valeur de métaphore à l’opposition entre la statue d’Isaïe, qui n’est qu’une image dans l’image, en format réduit, et la figure monumentale aux couleurs de la vie qu’est Marie. Si le prophète est un simple signe, la Mère de Dieu est, quant à elle, un être vivant. Garouste a souhaité prendre le contre-pied de cette image on ne peut plus christocentrique, qui organise en termes visuels la subor-
09/08/2016 19:40
À la croisée des sources : entre peinture et mot Xavier Roland RAISON ET DÉRAISON « Le peintre est celui qui ne peut se servir des mots. » Samuel Beckett
44
Qu’il puise son inspiration dans la folie, s’interroge dans ses carnets d’esquisses, interprète les livres sacrés ou profanes, philosophe avec le Talmud, retourne aux origines des mythes anciens ou pénètre l’inconscient avec la psychanalyse, Gérard Garouste croise et entrecroise sans cesse ses sources avec peut-être comme seul et unique fil conducteur le mot et son interprétation picturale. En dehors de toute chronologie, le parcours de l’exposition, conçu plutôt comme un cheminement progressif vers une quête, s’ouvre avec Don Quichotte ; figure rocambolesque du célèbre roman de Cervantès. Imprégné de différentes personnalités qui vont de Don Quichotte au scientifique en passant par le joueur de flûte ou d’échecs, Gérard Garouste slalome entre raison et déraison, s’inspire de mondes imaginaires, combat les préjugés et défend des valeurs envers et contre tout. L’esprit du peintre voyage en permanence entre deux extrêmes : Apollon et Dionysos.
L’artiste pratique une peinture « représentative et théâtrale » dans laquelle le spectateur ne se sent jamais totalement exclu. Autrement dit, un dispositif d’encerclement du spectateur est constamment mis en place en recourant à des supports traditionnels comme la toile, les pigments et le vocabulaire figuratif. L’utilisation des grands formats, à l’instar d’une série d’immenses toiles simplement suspendues sans cadre ni châssis que l’artiste appelle « Indiennes » ( ill. p. 5259 ), participe également de l’interaction du corps avec le tableau. Dès lors, formats, couleurs et figuration contribuent ensemble à ce que nous puissions a priori interagir visuellement avec le tableau. Il n’en demeure pas moins que malgré ce dispositif technique et visuel « classique », une difficulté demeure : l’œuvre se livre à nous en deux temps, à la manière de l’existentialisme ; il y a d’abord cette expérience rétinienne des effets de surface, s’en suit alors inévitablement un souci d’interpréter un sens caché à l’arrière de ce répertoire formel. Lorsque se regroupent sur la surface de la toile autant de signes, de couleurs, d’images et parfois de mots, l’esprit cherche tout naturellement les clefs ou les codes pour les comprendre. Ainsi Le Théâtre de Don Quichotte est un exemple parmi d’autres qui déconcerte le lecteur-spectateur tâchant de rassembler dans une narration continue toutes ces figures d’anges, de démons, de sorcières ou de fous qui foisonnent sur la surface de la toile. Une tentative de lecture paraît quasi inextricable tant la démarche du peintre embrouille littéralement avec ses enchaînements d’images et d’histoires. Et si tout cela n’était qu’une pure affabulation d’un artiste devenu fou ? Don Quichotte est une figure presque obsessionnelle dans l’œuvre. Il représente tout d’abord une condensation d’images légendaires de chevalerie, issue en droite ligne du Moyen Âge. Or, ce personnage haut en couleur est né à une époque de plus en plus soumise aux lois de la raison. Au XVIIe siècle, le chevalier nous embarque dans des aventures complètement loufoques. Difficile pour un public « renaissant » d’adhérer à ce théâtre imaginaire, lui qui est de plus en plus enclin à croire en les Sciences exactes. Avec Le Théâtre de Don Quichotte (fig. 1 et ill. p. 64-65), le rideau se lève sur un monde désenchanté. La magie n’opère plus. Nous ne parvenons plus à croire en l’influence vive et inexplicable qu’exerçaient les arts et les mythes sur le monde. Au contraire, le regard perd pied face à cette surabondance iconographique : un chariot tiré par deux ânes, dont l’un n’apparaît que très partiellement ; un angelot raisonne le personnage central dont la physionomie s’apparente à celle de Don Quichotte ; un ange se détourne d’une étrange figure parée d’un manteau à bonnet dans une attitude démoniaque ; sur le toit de la carriole se défient un soleil et une lune ; enfin deux personnages encadrent la scène : d’un côté à l’arrière de la carriole, une femme avec un chien et un entonnoir, à l’opposé un personnage tout d’orange vêtu pratiquant une danse qui s’apparente à celle de saint Guy. Les codes qui permettaient de comprendre ces
Garouste_int_BAT_0808.indd.indd 44
09/08/2016 19:41
52 Garouste_int_BAT_0808.indd.indd 52
09/08/2016 19:41
53
Ce premier chapitre constitue une entrée en matière dans l’œuvre de l’artiste qui crée d’immenses toiles simplement suspendues sans cadre ni châssis qu’il appelle lui-même « Indiennes ». Ce terme est emprunté à une mention lue sur un cartel placé à côté d’une toile monumentale que le peintre découvre lors d’une exposition collective qu’il réalise au sein du musée des Beaux-Arts de Reims. Les peintures de l’artiste sont exécutées à l’acrylique sur toile de lin absorbant, d’où cette tonalité mate que l’on rencontre généralement dans une fresque. À l’origine, du XIV e au XVI e siècle, ce type de toiles était sans doute utilisé comme décor à l’occasion de cérémonies prestigieuses. Ce dispositif théâtral et monumental, qui embarque littéralement le spectateur dans l’univers de l’artiste, n’est pas sans évoquer les débuts de sa carrière alors qu’il créait des décors de théâtre. X. R.
Garouste_int_BAT_0808.indd.indd 53
09/08/2016 19:41
60 Garouste_int_BAT_0808.indd.indd 60
09/08/2016 19:41
61
Dans Le Joueur de flûte ( 2007 ), le peintre se représente accroupi sur un meuble, faisant mine de jouer de la flûte avec un pinceau. « Cette image, explique l’artiste, ( … ) m’est chère, car elle manifeste combien délire et intuition sont proches. L’outil privéligié de la création, qui est pour moi l’intuition, possède une frontière commune avec ce qu’on nomme la folie. » X. R.
Garouste_int_BAT_0808.indd.indd 61
09/08/2016 19:41
En dehors du parcours, une sorte de « chapelle » adjacente à l’exposition est aménagée pour y présenter quelques cartons, grandeur nature, qui ont servi à réaliser les vitraux d’une église romane. Il s’agit en effet d’une commande majeure que Gérard Garouste a reçue pour la réalisation des trente-cinq vitraux de l’église Notre-Dame de Talant ( Côte-d’Or ). X. R.
Garouste_int_BAT_0808.indd.indd 68
09/08/2016 19:41
Garouste_int_BAT_0808.indd.indd 69
09/08/2016 19:41
74 Garouste_int_BAT_0808.indd.indd 74
09/08/2016 19:42
75
« Une fois épinglé sur la toile, le modèle se tait. La peinture est muette et je voulais que les corps parlent. Alors j’ai placé les modèles devant différents décors et je leur ai cousu des rôles imaginaires qui se traduisent en langage pictural sous forme d’anamorphoses et de déformations. J’ai courbé leurs membres, je les ai tordus, enroulés, désarticulés en les étirant comme des lettres pour essayer de les faire parler, de leur faire dire quelque chose. » Gérard Garouste
Garouste_int_BAT_0808.indd.indd 75
09/08/2016 19:42
86 Garouste_int_BAT_0808.indd.indd 86
09/08/2016 19:42
Gérard Garouste
Garouste_int_BAT_0808.indd.indd 87
87
« L’œuvre de Dante est un réservoir de symboles et de mythes mêlant la politique, la famille, la mythologie, la philosophie, l’amour en un réseau de sens très dense et orienté dans une perspective chrétienne. »
09/08/2016 19:42
104 Garouste_int_BAT_0808.indd.indd 104
09/08/2016 19:43
105
« Ma démarche vise à briser le moule qui a modelé notre regard, comme d’autres avant moi ont défait la forme, en partant des images les mieux imprimées dans notre mémoire collective. Chacun de mes tableaux exprime un retournement, procède d’un renversement des codes iconographiques. » Gérard Garouste
Garouste_int_BAT_0808.indd.indd 105
09/08/2016 19:43
116
« Je préfère la quête des origines à l’originalité, le mythe à l’actualité parce que je pense que la pratique de l’artiste s’inscrit hors de la vérité historique. C’est la raison pour laquelle j’ai voulu étudier les mythes. » Gérard Garouste
Garouste_int_BAT_0808.indd.indd 116
09/08/2016 19:43
117 Garouste_int_BAT_0808.indd.indd 117
09/08/2016 19:43
124
« L’étude des mythes, et particulièrement ceux de la Bible, a construit ma pensée. Je suis plongé dans l’étude d’un texte, la Tora qui est indissociable du Talmud, et je me fie à la philosophie de ses maîtres. Dans cette philosophie, la pensée ne suffit pas, les actes sont importants. » Gérard Garouste
Garouste_int_BAT_0808.indd.indd 124
09/08/2016 19:43
125 Garouste_int_BAT_0808.indd.indd 125
09/08/2016 19:43
136 Garouste_int_BAT_0808.indd.indd 136
09/08/2016 19:44
137
« Rabelais et Cervantès passaient par l’humour pour raconter, des choses dangereuses. Moi, mon humour c’est de peindre (...) pour qu’on acquière des connaissances. Alors je me suis dit, je vais inventer une architecture et ça a donné ça. » Gérard Garouste
Garouste_int_BAT_0808.indd.indd 137
09/08/2016 19:44
144 Garouste_int_BAT_0808.indd.indd 144
09/08/2016 19:44
« Peindre est un plaisir, surtout pour moi qui aime les histoires à dormir debout. La peinture est un jeu de regarder les choses. Ce que j’aime c’est le paradoxe. C’est jouer à Colin-Maillard. »
145
Gérard Garouste
Garouste_int_BAT_0808.indd.indd 145
09/08/2016 19:44
150 Garouste_int_BAT_0808.indd.indd 150
09/08/2016 19:44
Gérard Garouste a tissé depuis longtemps des liens avec Mons, puisqu’on lui doit l’intégration murale de la salle des mariages de l’hôtel de ville ( 2000 ) et les sculptures de son porche d’entrée ( 2006 ). Ces deux interventions sont dédiées au mythe de saint Georges et du dragon, directement en lien avec la Ducasse de Mons et son musée du Doudou.
151
X. R.
Garouste_int_BAT_0808.indd.indd 151
09/08/2016 19:44