Georges Demenÿ, les orgines sportives du cinéma (extrait)

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Contemporain des frères Lumière et associé de Léon Gaumont, Demenÿ est considéré par beaucoup comme un précurseur dans le monde du cinéma, par certains même comme son inventeur.

978-2-7572-1222-6

35 €

sportives du cinéma

D’une inaptitude certaine aux exercices physiques dans sa jeunesse, Georges Demenÿ fit preuve en revanche d’une réelle aptitude à analyser et à décortiquer le détail des mouvements. Il breveta en 1892 sa grande invention : le phonoscope, appareil capable de projeter un mouvement sur écran. Menant toute sa vie deux carrières de front, il occupa une place éminente, tant par son apport aux débuts du cinéma que par ses travaux scientifiques en éducation physique.

les origines

C’est en tout cas dans le cadre de ses recherches sur les performances sportives que Georges Demenÿ fut amené à pousser la capture d’images plus loin que jamais. Avec Étienne-Jules Marey, il perfectionna le procédé de la chronophotographie et mena des recherches sur le mouvement des sportifs, soucieux de perfectionner les aptitudes physiques de tous. Ainsi, grâce à la chronophotographie, il mit en évidence l’univers fascinant de l’étude du corps humain en pleine action. De ses recherches va naître une véritable encyclopédie visuelle de la mécanique des corps.

Georges Demenÿ,

Et si le cinéma puisait ses origines dans le sport ?

Georges Demenÿ, les

origines

du

cinéma

sportives


Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Directeur éditorial Nicolas Neumann Responsable éditoriale Stéphanie Méséguer Coordination et suivi éditorial Sarah Houssin-Dreyfuss et Lore Gauterie Conception graphique Larissa Roy Contribution éditoriale Renaud Bezombes et Françoise Cordaro Fabrication Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros Coéditions et développement Jean-Louis Fraud

© Somogy éditions d’art, Paris, 2017 © INSEP, Paris, 2017 ISBN 978-2-7572-1222-6 Dépôt légal : septembre 2017 Imprimé en Union européenne


Georges DemenĂż, les

origines

du

cinĂŠma

sportives

Sous la direction de Patrick Diquet Recherches iconographiques par Christophe Meunier



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Remerciements

Ce livre rend hommage à André Drevon, dont le travail effectué à l’INSEP dans les années 1990 pour faire redécouvrir l’œuvre de Georges Demenÿ nous a été d’une aide précieuse. Ses recherches pour la construction de son film réalisé en 1994, Georges Demenÿ ou les origines sportives du cinéma, titre que nous avons repris, constituent la trame du livre.

Nous remercions Pierre Simonet, fondateur de l’iconothèque de l’INSEP, sans qui ce travail de mémoire n’aurait pu exister, Stéphane Dabrowski, Christophe Labaune, du Collège de France et Steeve Gallizia, de l’INPI.

double page précédente 

Chronophotographie graphique d’un départ de saut sans élan sur une plate-forme de force, vers 1906 Négatif sur plaque de verre 90 ∞ 120 mm


Sommaire

De Douai à Paris 11

La course aux nouveaux partenaires 117

Le Cercle de gymnastique rationnelle 17

Avec Léon Gaumont 125

La Station physiologique 21

L’année cruciale 135

La chronophotographie 41

L’entreprise Gaumont 147

Je vous aime 61

1900, le grand virage 155

La Société générale du phonoscope 79

Polémiques 167

Le divorce 89

Cinématographe, éducation physique 185

La caméra Demenÿ 99

Joinville, sport, science, cinéma 207

Les films Demenÿ 103

Publications de Georges Demenÿ 229

Lumières 113

Brevets Demenÿ 239



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1 De Douai à Paris 

Série chronophotographique analysant le mouvement du bras dans le coup d’archet tiré et poussé du violoniste, 1893 Extrait de Physiologie des professions : le violoniste, art, mécanisme, hygiène, de Georges Demenÿ

double page précédente 

Disque phonoscopique de 24 images représentant un jeu de mains entre un homme et une femme assis sous le regard de trois spectateurs, 1894 Tirages positifs collés sur un disque en carton 24 images, 55 ∞ 35 mm chacune Diamètre du disque : 500 mm Version originale

Georges Émile Joseph Demenÿ est né en 1850 à Douai. Son père Philippe François Demenÿ était musicien.

les maths, le violon…

À l’école, le jeune Georges suit le parcours classique des bons élèves, baccalauréat sciences et classe préparatoire au lycée de Douai. Très tôt il présente des dispositions pour le violon. Il mène des études musicales jusqu’au conservatoire de Lille, et ses qualités d’instrumentiste lui vaudront de figurer un temps dans l’orchestre de l’Opéra de la ville. Une famille d’artistes dans laquelle son aîné de quatre ans, Paul Demenÿ, s’est fait un nom en littérature, moins par ses propres publications poétiques que pour avoir rencontré à Douai l’enfant de Charleville, Arthur Rimbaud, qui lui dédiait, en mai 1871, ses célèbres Lettres au voyant. Georges est aussi un excellent dessinateur, il le prouvera dans toute sa carrière. Élève très précoce, il n’hésitait pas à « fuir les cours ennuyeux » pour « s’installer, avec son violon, dans les casemates des vieilles fortifications de la ville », ou pour construire « des modèles de son invention », escapades dont il retire « la plus grande aptitude au travail libre1 », souligne-t-il encore.

... le sport

Mais ni ce milieu familial, ni sa formation scientifique, ni ses aptitudes artistiques ne laissaient prévoir les choix du jeune Georges. La vocation inattendue de l’enfant de Douai pour le sport va naître au lycée, et naître d’un échec. 1

Francis Mair, « Les débuts du cinématographe », Phono-ciné-gazette, 1905, et Le Cinéopse, 1920.

« D’une constitution délicate, incapable d’un effort soutenu [...] courbé sur les livres dès l’âge de trois ans, toute mon énergie était reléguée dans le visage et dans les yeux, il y avait chez moi un contraste si frappant entre la capacité

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2 Le Cercle de gymnastique rationnelle 

Portrait de Georges Demenÿ par Nadar, vers 1880

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Le président d’honneur du Cercle est de Hérédia, conseiller général de la Seine, ancien président du conseil municipal de Paris ; son président Émile Corra, rédacteur de L’Événement, conseiller de Neuilly-sur-Seine ; son secrétaire Georges Demenÿ, professeur libre. Parmi les membres d’honneur reçus pour la deuxième assemblée générale, outre Paul Bert, on note le professeur d’anatomie Mathias Duval, le capitaine Bonnal, commandant de l’École de Joinville, M. Tramond, préparateur à la faculté de médecine « qui a mis avec la plus grande obligeance ses collections précieuses à la disposition du Cercle », le docteur Laborde, chef du laboratoire de physiologie de la faculté de médecine, le docteur Dally, ancien président de la Société d’anthropologie, le major Docx, inspecteur de la gymnastique dans les écoles de Belgique. « L’influence de ces esprits distingués et leur autorité dans la science nous font espérer que l’intérêt qu’ils nous portent ne restera pas sans fruit. » (Extrait du rapport du secrétaire à l’assemblée générale du Cercle le 11 juillet 1880).

Demenÿ passe à l’acte en 1880 avec la création, le 1er janvier, du Cercle de gymnastique rationnelle. C’est un lieu de débat et de réflexion, de formation des maîtres et de recherche, une tentative de rapprochement entre les sciences et la pratique de la discipline. On y croise des directeurs de gymnases, des médecins, le commandant de l’École normale de gymnastique et d’escrime de Joinville. Le premier membre d’honneur reçu au Cercle est le professeur de physiologie de la Sorbonne6 et futur ministre de l’Instruction publique, Paul Bert. Des cours du soir sont organisés à l’intention des divers enseignants de cette discipline : gymnastes, professeurs, instituteurs chargés de l’enseignement de la gymnastique dans les écoles parisiennes et les élèves de l’école normale d’instituteurs d’Auteuil. L’association a pour but « la culture théorique et pratique de la Gymnastique rationnelle et la propagation, par tous les moyens (cours, conférences, publications) des principes qui lui sont propres », comme l’indique l’article premier de ses statuts. Le Cercle publie un bulletin régulier intitulé L’Éducation physique. C’est la première fois qu’une approche scientifique de la pratique de la gymnastique est tentée. Ce sera d’ailleurs longtemps une première… Dès l’assemblée générale du 11 juillet 1880, les adhérents entendent une série de communications au titre évocateur : « Effets physiologiques et philosophiques de la gymnastique rationnelle ». L’une d’entre elles, intitulée « De la mécanique animale », est présentée par « le Professeur Demenÿ [qui] n’a pas borné ses recherches à ces effets physiologiques » mais a « surtout procédé à une analyse scientifique approfondie des principaux mouvements utilisés soit dans la vie ordinaire, soit dans la gymnastique… ».

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3 La Station physiologique du Parc des Princes 

Chronophotographie d’une course de vélocité par le moniteur Franck, 1886 Tirage sur papier albuminé Annotation manuscrite sur la planche : L44, 18 juillet 1886, M Ch Franck, course de vélocité 5 images à la seconde

l’acte le plus important de la vie

1880 est une année-charnière : l’école primaire devient obligatoire, tout comme l’enseignement de la « gymnastique ». Demenÿ et Marey se rencontrent et de cette rencontre va naître la Station physiologique du Parc des Princes, premier laboratoire au monde de biomécanique du mouvement. Étienne-Jules Marey, le grand physiologiste, professeur au Collège de France, est devenu célèbre avec ses travaux sur la circulation du sang, travaux menés selon la méthode graphique. Depuis dix ans, il applique ainsi la méthode à l’étude du mouvement – l’acte le plus important de la vie, selon lui. Il a publié La Machine animale en 1874, ouvrage dans lequel il explique notamment comment il avait réussi à mettre en évidence le fonctionnement du galop et des différentes allures du cheval, une question très controversée à l’époque où le cheval était roi. Marey avait disposé des ampoules en caoutchouc sous les sabots de la monture reliées à des cylindres enregistreurs tenus en main par le cavalier. Ce résultat venait d’être confirmé aux État-Unis, à Palo Alto en Californie, à la demande du richissime Leyland Stanford : le photographe Eadweard Muybridge avait disposé une série de douze appareils photographiques le long d’une piste sur laquelle devait passer un cheval qui en déclenchait l’obturateur, un par un, en coupant un fil… Il obtenait ainsi une série d’images successives du galop de l’animal. Marey, enthousiasmé, invitera Muybridge à Paris en 1880, et pourra montrer au peintre Meissonier, impressionné, combien ses travaux étaient vérifiés par l’Américain. Pendant le galop, le cheval garde toujours un contact avec le sol. Les clichés obtenus par Muybridge peuvent être considérés

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4 La chronophotographie en haut 

Chronophotographie d’un travail au burin par M. Fremond, forgeron, vers 1893 Tirage papier à partir d’un négatif sur pellicule mobile Défilement horizontal 22 images, 30 ∞ 50 mm chacune

en bas 

Chronophotographie d’un travail à la forge à froid par M. Fremond, forgeron, vers 1893 Tirage papier à partir d’un négatif sur pellicule mobile Défilement horizontal 22 images, 30 ∞ 50 mm chacune

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Terme normalisé, qui a supplanté celui de photochronographe utilisé au début.

L’histoire de la Station, au regard du cinéma, c’est avant tout celle de la chronophotographie, à la fois méthode scientifique et, surtout, appareils imaginés pour sa mise en œuvre concrète sur le terrain. Mariage conceptuel entre la méthode graphique et la photographie instantanée, rendu possible par les progrès de la chimie qui substituent au collodion humide des négatifs une nouvelle matière sensible, sèche et très rapide, le gélatino-bromure d’argent, elle consiste à fixer sur une même épreuve des images successives d’un mouvement découpé ainsi en tranches, dont les positions temporelles et spatiales seront objectivables et mesurables. Pour analyser le mouvement, il faut pouvoir le mesurer… D’abord Marey tâtonne, avec son « fusil chronophotographique », avec lequel il tente de surprendre le vol des oiseaux dans le ciel de Naples. Mais il ne permettra à son inventeur de fixer qu’une douzaine de silhouettes de mouettes sur le disque mobile enregistreur, sans les points de repères nécessaires aux mesures. Ce pacifique fusil que Marey abandonne était déjà dans son principe une caméra. Le fusil est remplacé par une sorte d’appareil photographique à objectif unique et à plaque sensible fixe. Un disque fenêtré, tournant à vitesse choisie, permettra d’enregistrer sur la surface sensible des positions successives d’un mobile se déplaçant dans le champ de l’objectif. Les images successives ainsi obtenues sont donc séparées par des durées égales, de 1/10e à 1/150e de seconde selon la vitesse de rotation du disque. D’où le nom de chronophotographe 26 donné à cet appareil, dont l’utilisation exige des conditions d’éclairage drastiques. Le fond doit être noir, sans reflet, seul le sujet observé doit renvoyer la lumière du soleil, pour éviter l’insolation de toute la plaque à la première image… Des repères de distances et un chronomètre géant peuvent être

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5 Je vous aime 

Georges Demenÿ prononce la phrase « Je vous aime », vers 1891 Négatif sur plaque de verre

le phonoscope

C’est à partir de 1891, seulement, que les travaux de Demenÿ à la Station prennent un tour plus personnel, lorsqu’il est amené à concevoir et à réaliser lui-même un nouvel instrument, le phonoscope. Un appareil qui ne permet rien moins que de projeter de courtes séquences filmées, et dont la fonction originelle est… d’apprendre à parler aux jeunes enfants sourds. Marey avait déjà mené des recherches sur la question de la parole, dès 1874-1875, avec la méthode graphique : « Qu’est-ce que la parole au point de vue physiologique ? N’est-ce pas une rapide succession de mouvements de la bouche 36 ? » La parole considérée dès lors comme la manifestation de mouvements des lèvres, peut relever de l’analyse d’un mécanisme musculaire, comme la course ou le saut. C’est un professeur à l’École des sourds et muets de la rue Saint-Jacques à Paris, Henri Marichelle, qui propose à Marey l’utilisation de la chronophotographie pour l’analyse de la parole. L’école vit à ce moment-là un changement pédagogique très important : depuis 1889, un programme officialise la méthode orale d’enseignement pour les jeunes sourds, c’est-à-dire la technique de lecture de la parole sur le mouvement des lèvres du locuteur, au point d’y interdire l’utilisation du langage des signes, en usage jusque-là 37.

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Hector Marichelle, La Chronophotographie de la parole, Paris, Atelier typographique de l’Institution nationale des sourds-muets, 1902.

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Didier Séguillon, « À corps et à cri », revue Éducation physique et Sport, no 252, mars-avril 1995.

Demenÿ – éducateur dans l’âme – est logiquement chargé de reprendre la recherche avec la chronophotographie sur pellicule, en fonction à la Station depuis 1889. Celle-ci avait été mise au point précisément pour permettre l’enregistrement des mouvements sans déplacements. Cette nouvelle technique est donc tout à fait adaptée à l’étude des mouvements de la bouche. De nombreuses bandes filmées de gros plans de visages de personnages en train de prononcer quelques mots seront alors enregistrées à la Station. Mais une difficulté va surgir lors de l’application pédagogique du procédé. Les enfants ne réagissent pas lorsqu’on leur présente ces séries photographiques, ils sont incapables de reconnaître le mot prononcé à la seule vue des photogrammes sur papier ou sur celluloïd.

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6 La Société générale du phonoscope

Film chronophotographique de 16 images représentant Ludwig Stollwerck inclinant la tête, entre 1893-1894 Défilement horizontal 16 images, 85 ∞ 80 mm chacune Version restaurée

Encouragé par le succès remporté par le phonoscope à l’Exposition du Champde-Mars, Demenÿ allait se lancer dans la commercialisation de cet appareil. Le préparateur du Collège de France rêve de voir le phonoscope concurrencer la photographie dans le salon des amateurs. Trois mois plus tard, le 20 décembre 1892, les statuts d’une société en participation, la Société générale du phonoscope, sont déposés. Demenÿ raconte dans Les Origines du cinématographe comment il eut le plus grand mal à trouver des partenaires sérieux parmi les nombreux visiteurs venus tirer sa sonnette. Les curieux se pressent, sans compter les « barnums ou forains » qui se proposent d’exhiber le phonoscope dans les foires pour « cent francs par jour ». Deux personnages, un Anglais et un Allemand, William Gibbs Clarke et Ludwig Stollwerk, vont s’intéresser sérieusement à l’invention, investir vingt mille francs, et se joindre à Demenÿ pour constituer la Société générale du phonoscope. Ludwig Stollwerck est un important industriel qui dirige à Cologne une grande fabrique de chocolats, bonbons, glaces. L’autre associé, François Henri Lavanchy-Clarke, est le fondé de pouvoir de son beau-père Gibbs Clarke, et agent commercial pour la Suisse, depuis 1889, des savonneries Lever. Il s’intéresse aussi aux distributeurs… mais c’est surtout un personnage fantasque, un publicitaire au service du fabricant anglais, qui vient de lancer le savon « Sunlight », conditionné à l’unité, une petite révolution. On le voit sur un des courts films tournés par Demenÿ vers 1894, coiffé d’un chapeau à large bord, cirer ses chaussures avec forces mimiques…

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7 Le divorce 

Disque phonoscopique de 24 images représentant un homme et une femme dans un échange verbal, 1893 Tirages positifs collés sur un disque en carton 24 images, 50 ∞ 40 mm chacune Diamètre du disque : 420 mm Version originale

Pour alimenter le phonoscope, un chronophotographe à pellicule est indispensable. Demenÿ utilise naturellement celui de la Station, son outil de travail quotidien, pour tourner les images nécessaires à la réalisation des disques. Aussi, le jour même de l’adoption de ses statuts, le 20 décembre 1892, le premier souci des associés de Demenÿ est d’intervenir auprès de Marey pour « la licence de son appareil perfectionné 50 » afin d’officialiser une collaboration qui paraît aller de soi. Marey va hésiter. Sa visite du laboratoire de Levallois-Perret ne fait pas avancer les choses. Demenÿ passe le relais à Lavanchy-Clarke. Six mois plus tard, le 15 juillet 1893, Marey écrit à ce dernier :

« Monsieur, la combinaison que vous proposiez en dernier lieu de louer seulement les appareils chronophotographiques, ne me convient décidément pas. J’aime mieux la première qui consiste à vendre les appareils aux particuliers ou aux établissements scientifiques en prévenant que l’exploitation industrielle est déjà concédée. En tout cas il y a lieu de chercher une solution qui vous satisfasse sans me créer trop d’entraves. Veuillez agréer 51… »

50 Procès-verbal de la première séance (20 décembre 1892) de la Société du phonoscope. L’appareil « perfectionné » est sans doute le modèle avec un disque obturateur rasant la plaque sensible que Demenÿ demande à Marey, qui séjourne à Naples, de réaliser. 51

Dans Les Origines…, op. cit.

Quelques jours auparavant, le 29 juin, Marey a pris la précaution de faire breveter la modification apportée en début d’année à son chronophotographe, effectuée à la demande de Demenÿ. Le message est maintenant clair, Demenÿ ne peut plus utiliser l’appareil « perfectionné » sans l’accord de Marey. Finalement l’accord va achopper sur la prétention avancée par Marey d’obtenir 40 % des bénéfices en échange de l’usage de son appareil. La Société du phonoscope, réunie les 22 et 23 juillet, décide de se passer de l’appareil de Marey. Informé dès le lendemain, sans doute par Demenÿ, Marey demande à son assistant de démissionner par une lettre envoyée le jour suivant (25 juillet) :

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8 La caméra Demenÿ 

Film chronophotographique de 36 images représentant un jeune homme prononçant une phrase, vers 1892 Défilement horizontal 36 images, 50 ∞ 30 mm chacune Version restaurée

Demenÿ dépose le 10 octobre 1893, un brevet sous le no 233 337, pour « un appareil destiné à prendre des séries d’images photographiques à des intervalles de temps égaux et très rapprochés, sur une pellicule sensible ». C’est la définition même du chronophotographe. Moins de trois mois après les événements des 23 et 24 juillet, la société du phonoscope dispose ainsi, pour son laboratoire de Levallois-Perret, d’un appareil de prise de vues indépendant des brevets de Marey.

la came

Sur l’appareil de Marey, l’arrêt saccadé de la pellicule est obtenu par pressage de la pellicule à l’aide de mâchoires, un système « brutal » et « fort capricieux » qui donnait des intervalles entre les photos assez irréguliers. Demenÿ trouve une solution très élégante au problème en imaginant un mécanisme de came excentrique qui ménage des temps d’arrêt pendant l’entraînement régulier de la pellicule. L’idée lui est venue, dira-t-il, en jouant avec une carte de visite enroulée autour d’un fil en attendant le garçon au restaurant… « En tournant la carte le fil s’enroulait en effet d’une façon continue, mais son extrémité avançait par saccades avec des arrêts successifs. C’était justement le mouvement que je voulais donner à ma pellicule 57. » Demenÿ insiste beaucoup sur le côté « soft » de son innovation, l’arrêt de la pellicule obtenu avec un mouvement de rotation continu, un mouvement doux, sans à-coups, à usure réduite… qu’on ne peut manquer de rapprocher de sa théorie du geste « complet », « continu » et « arrondi », qu’il défend en éducation physique…

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Georges Demeny, dans Les Origines…, op. cit., p. 25.

La came inventée par Demenÿ est « un des dispositifs des plus remarquables […] imaginés pour obtenir l’avancement intermittent de la pellicule ». Le jugement est de Léon Gaumont, futur partenaire de Demenÿ. En trois mois Demenÿ règle donc le problème sur lequel bute Marey.

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9 Les films Demenÿ 

Films photographiques représentant une danseuse réalisant des entrechats, vers 1894 Défilement horizontal En haut et au centre : 11 images, 70 ∞ 40 mm chacune En bas : 27 images, 70 ∞ 40 mm chacune Version restaurée

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Publié par la revue Photo-Gazette.

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La Nature, nos 922 et 925, 1892.

À partir de 1891 avec le phonoscope, nombre de portraits vivants, œuvre propre à Demenÿ, enregistrés à la Station puis à Levallois-Perret notamment, s’ajoutent aux productions chronophotographiques – sur plaques de verre et sur pellicules – réalisées à la Station depuis 1882. Les chronophotographies sur pellicule à finalité scientifique sont évidemment des films au format 90 mm. On y retrouve les sujets déjà traités avec les plaques de verre. Les chronophotogrammes de Demenÿ sont d’emblée destinés à la synthèse, qui s’effectue par vision ou par projection à l’aide du phonoscope. Dans Les Origines du cinématographe, il note comment le portrait vivant lui permet d’obtenir des « mines variées à l’infini », « Jean qui pleure et Jean qui rit », cite le « portrait tournant », avec cinquante images d’une jeune femme assise sur un tabouret de piano en rotation60. Il fait aussi état de ses essais de films stéréoscopiques, parle encore de chevaux au galop, de lutteurs, de gymnastes… La revue La Nature illustre en 189261 une série d’articles de Demenÿ, avec deux chronophotogrammes pleine page de vingt-quatre images représentant un assaut d’escrime au bâton, et l’autre une passe de boxe française. La Cinémathèque française possède plusieurs négatifs, tels que le fumeur de cigare sur lequel Demenÿ fait l’acteur en habit, haut de forme, monocle, voluptueuse bouffée de fumée, ou des prises de vue de jeunes enfants en train de parler, ou encore le film qui montre ses mains en gros plan en train d’écrire son nom. On connaît aussi trois vues d’un chronophotogramme le représentant encore prononçant un « C’est idiot ! » l’air très amusé, publié par Le Figaro en 1892.

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La Nature no 985, du 16 avril 1892, « les photographies parlantes, Georges Demenÿ », et L’Illustration no 2543 du 21 novembre 1891 « la photographie de la parole, Georges Demenÿ ».

Parmi les premiers films Demenÿ, les deux plus connus sont l’emblématique Je vous aime et le Vive la France, popularisés à l’époque par les revues L’Illustration et La Nature 62.

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10 Lumières 

Chronophotographies graphiques de courses et de saut, vers 1886 Tirages sur papier albuminé

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Lettre de Stollwerck à Demenÿ du 10 février 1895, collection R. Cosandey.

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Nous nous appuyons ici sur, et nous les citons dans leur intégralité, la totalité des documents actuellement, connus ou inédits, concernant les relations entre Demenÿ et les Lumière. Nous avons repris en particulier les lettres de Demenÿ à Lumière publiées par Louis Lumière dans le long courrier qu’il adresse à la revue Ciné Tribune, en juillet 1920, repris par Guillaume-Michel Coissac en 1925, puis par Bernard Chardère en 1987. On constatera que Louis Lumière n’a pas publié la totalité des lettres qu’il a reçues de Demenÿ, et qu’il ne donne aucune des lettres qu’il a envoyées à Demenÿ ou à Lavanchy-Clarke. Les lettres expédiées par Lumière et les documents de la rencontre Demenÿ Lumière proviennent de la collection privée Paul Demenÿ. La lettre du 28 mars 1895 a été publiée par Lo Duca et Georges Sadoul.

la fin de la société du phonoscope

Tout va bien et tout va mal. En ce début d’été, Demenÿ a en main un appareil unique en son genre qui permet d’enregistrer des « séries photographiques » de quarante images, une caméra avant la lettre qu’il a entrepris de commercialiser. Le 16 juillet, quelques jours avant la présentation publique de l’appareil à l’hôtel Continental, Demenÿ reçoit une lettre de Marey, en apparence très anodine : « Je vous adresse le 2e trimestre de votre indemnité municipale, vous priant de m’en donner reçu… » Il n’y en aura pas d’autres, son licenciement devient effectif. Marey a déjà engagé un préparateur, un certain Contremoulins, pour peu de temps ; Lucien Bull, rejoint bientôt par Louis Noguès, seront ensuite et pour longtemps les véritables successeurs de Demenÿ au Parc des Princes, et s’illustreront dans l’histoire du cinéma avec la mise au point de la cinématographie à grande vitesse. Demenÿ continuera à assumer le cours hebdomadaire de formation des maîtres qu’il assure depuis 1891 à la Ville de Paris. Demenÿ croit en l’avenir de son appareil, mais il se heurte au scepticisme de ses associés63. Il est donc obligé de chercher lui-même d’autres partenaires susceptibles de s’intéresser à ses appareils.

les relations entre demenÿ et les lumière, d’octobre 1893 à mars 189564

Demenÿ se tourne naturellement vers les frères Lumière avec lesquels il était déjà entré en contact pour la fabrication de ses fragiles plaques de verre (en octobre 1893). Les Lyonnais Antoine et Louis Lumière, reprenant l’entreprise paternelle, sont devenus les premiers fabricants européens de plaques photographiques, universellement appréciées pour leur qualité. S’il existe, pour reprendre l’expression de Demenÿ, des « capitalistes connus » dans le monde de la photographie, les Lumière en sont un bel exemple. Fournisseurs attitrés de la Station, ils connaissent bien Marey et le rencontrent aussi dans les congrès de la Société française de photographie. Demenÿ, dans une lettre du

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11 La course aux nouveaux partenaires 

Chronophotographies de courses de vélocité, vers 1886 Tirages sur papier albuminé

L’année 1895 commence pour Demenÿ avec la certitude de la non-participation de la maison Lumière. Il lui faut donc chercher d’urgence d’autres partenaires. Une « situation intolérable », constate Demenÿ qui voudrait provoquer la dissolution de la Société du phonoscope pour en sortir. Stollwerk finira par admettre aussi que la meilleure solution était de « liquider l’affaire ». La Société du phonoscope sera dissoute officiellement le 6 juin 1895. Le premier nouveau partenaire « assez sérieux » qu’il trouve dès le mois de février s’appelle Félix Richard, qui exploite le Comptoir général de photographie et tient boutique au 57 rue Saint-Roch à Paris, tout près de l’avenue de l’Opéra où il se présente comme « Agence générale pour la France et l’étranger des chambres noires métalliques ». Il s’engage à fabriquer et sans doute aussi à vendre les appareils de Demenÿ 67. Mais Félix Richard est alors plus ou moins paralysé par le procès que lui intente son propre frère avec lequel il avait créé une fabrique d’instruments de précision plusieurs années auparavant. Demenÿ joue de malchance, les Lumière ont décliné son offre et voilà que le projet avec Richard échoue pour cause de procès fratricide ! Le contrat ne verra donc pas le jour… sinon quelques mois plus tard, en août, puisque les démêlés familiaux des frères Richard vont se résoudre par la cession de la propriété du Comptoir à celui qui en est le directeur depuis 1893, un certain Léon Gaumont.

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Cité par Martin Loiperdinger, Film & Schokolade, Francfort, Stroemfeld/Roter Stern, 1999.

Après la présentation de l’appareil réversible des Lumière le 22 mars, Demenÿ doit aussi penser à adapter son brevet afin de se placer sur la voie que

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12 Avec Léon Gaumont 

Film chronophotographique de 52 images représentant le passage d’un train sur un pont, 1894 Défilement vertical 52 images, 40 ∞ 75 mm chacune Version restaurée

Léon Gaumont, le fondateur de la célèbre firme de cinéma à l’emblème de la marguerite, la « major française », est lui aussi un personnage singulier. Brillant élève du collège Sainte-Barbe, mais obligé de subvenir à ses besoins, il suit néanmoins une formation et obtient un diplôme d’ingénieur, qu’il met en pratique dans les ateliers d’optique de Jules Carpentier. Ce dernier le recommandera à Félix Richard dont il deviendra vite le fondé de pouvoir. Ses compétences feront merveille. Le jeune Léon Gaumont devient propriétaire du Comptoir général de photographie le 7 juillet 1895 pour la somme de 50 000 francs, grâce à l’arrivée bienvenue d’un héritage. Soucieux d’élargir la gamme des produits que lui laisse Félix Richard, il se tourne naturellement vers les appareils de Demenÿ. Dans la convention qu’il lui présente le 23 juillet, Demenÿ se réserve, comme avec de Bedts, l’exploitation des « grands appareils à projections théâtrales, c’est-à-dire les appareils réversibles ». Gaumont, pressé, s’attache tout de suite aux appareils existants. D’emblée Georges Demenÿ a « vivement intéressé » Léon Gaumont, comme le raconte Alice Guy, sa secrétaire et future réalisatrice de La Fée aux choux, témoin de leur rencontre : « Nous reçûmes la visite d’un jeune et très sympathique savant, Georges Demenÿ, nerveux, racé ; ses connaissances semblaient illimitées : musique, mathématiques spéciales, mécanique et physique, anatomie, professeur d’éducation physique aux Arts et Métiers. Il avait touché à tout. Il était associé au physiologiste Marey pour créer un laboratoire spécialement affecté à l’étude du mouvement chez les hommes et les animaux […]. Gaumont fut vivement intéressé 73. »

73 Alice Guy, Autobiographie d’une pionnière du cinéma (1873-1968), Paris, Denoël/ Gontier, 1976, p. 59.

Peu après, le 10 août, Gaumont créé la Société Léon Gaumont et Cie, avec des commanditaires prestigieux tels Gustave Eiffel ou Joseph Vallot, directeur de l’observatoire du Mont-Blanc. Le capital s’élève à 200 000 francs (dix fois plus que celui de la Société du phonoscope…).

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13 L’année cruciale

Film chronophotographique de 21 images d’une voiture à cheval en circulation, entre 1893-1894 490 ∞ 635 mm Défilement horizontal 21 images, 75 ∞ 50 mm chacune Version restaurée

Demenÿ s’attelle à la tâche, début janvier, avec sans doute le sentiment d’avoir un peu tardé et de ne pas avoir anticipé le succès que rencontrent les projections des grands boulevards, lui qui avait pensé à mentionner les « projections théâtrales » dans le brevet de son appareil réversible. Le succès de la projection et la non-mise en vente du cinématographe par les Lumière créent un vide, dans lequel nombre d’ouvriers de la dernière heure vont se bousculer avec l’espoir de se faire une place en déposant des brevets pour prendre date. Il en pleuvra une centaine des plus disparates tout au long de l’année 1896, du katopticum au wonderscope… Gaumont, très motivé par la nouveauté, ne manquera pas d’encourager son associé. Dans une lettre du 24 février, il s’inquiète de « l’opportunité de la vente des appareils construits » et lui affirme que le modèle réversible en fabrication « lui semble pouvoir soutenir la concurrence qui s’annonce terrible ». Le 15 mars, il confie à un ami être « en ce moment sur les dents avec le chronophotographe réversible Demenÿ, tout marche à souhait et je sacrifie mes amis et mon temps pour faire aboutir une grosse [affaire] qui m’est promise si j’arrive dans un délai déterminé »83. Une promesse de diffusion du modèle réversible en Autriche.

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Lettre du 15 mars 1896 à M. Borguet (archives Gaumont).

84

Cinémathèque française, reproduite dans Léo Sauvage, L’Affaire Lumière : du mythe à l’histoire, enquête sur les origines du cinéma, Paris, Lherminier, 1985, p. 97, 95. 85

Les 10, 11 et 28 avril 1896.

Demenÿ, prudent, lui avait confié quelques jours auparavant : « J’ai essayé l’appareil réversible sans pellicules perforées, il m’a semblé, même dans les mauvaises conditions où je me trouvais, devoir donner, avec certaines précautions, des résultats satisfaisants84. » Demenÿ se heurte à des difficultés – défauts inhérents d’ailleurs au cinématographe –, dont le déchirement des pellicules au niveau des perforations qui oblige à les renouveler souvent. Il va les résoudre en prenant la précaution de faire breveter ses réponses au fur et à mesure qu’il les imagine85.

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14 L’entreprise Gaumont 

Chronophotographie d’un lancer de disque, 1906 Tirage papier

Les activités du Comptoir sont multiples. La principale reste la fabrication et la diffusion des très renommées photo-jumelles Carpentier, dont Gaumont a réussi à conserver l’exclusivité. Pour élargir sa place sur le marché, la firme se lance encore dans la fabrication et la commercialisation du mutoscope, dès le mois de janvier 1898, au point d’envisager l’ouverture d’une « boutique de mutoscopes » sur les grands boulevards101. Léon Gaumont multiplie courriers et voyages à Londres auprès de Koopman, Casier et Dickins, de la Société française de mutoscope et biographe, dont il espère une commande de mille exemplaires par semaine ! Pour obtenir l’assurance d’une telle commande, il propose de leur « abandonner complètement à partir [du 27 septembre] la propriété du mot « biographe » qu’il avait déposé le 17 octobre 1895. Et fin 1898, Gaumont ouvre une succursale du Comptoir dans la capitale britannique, tenue par Mister Bromhead. Un dépôt est également inauguré à Monaco dans un local du Winter Palace, dans lequel un représentant est envoyé à demeure. À Paris le Comptoir emploie quatre-vingt-six personnes en 1897, deux fois plus que l’année précédente, et les installations des Buttes-Chaumont ont déjà fière allure : elles rassemblent cinq corps de bâtiment. L’atelier de chronophotographie dans lequel huit personnes travaillent en 1897 est exclusivement consacré à la « confection des bandes cinématographiques ».

101

Devis établi pour 27 400 francs.

Le bâtiment a été érigé « au milieu du jardin dans les meilleures conditions au point de vue de l’hygiène et de l’éclairage naturel » et, surtout, il dispose d’une « grande terrasse pour les prises de vues animées préparées », précise Gaumont en 1898, c’est-à-dire des mises en scène. L’endroit sans doute où Alice Guy, qui en parle dans ses mémoires, aura elle-même tourné La Fée aux choux, son premier film, en dehors de ses heures de secrétariat. Dans le catalogue de l’année on retrouve la trace de près de cent cinquante titres diffusés par le Comptoir, des

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15 1900, le grand virage 

Disque phonoscopique de 24 images représentant une entrée et une sortie de champ d’un cavalier et de sa monture devant un décor, vers 1894 Tirages positifs collés sur un disque en carton 24 images, 40 ∞ 55 mm chacune Diamètre du disque : 420 mm Version originale

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La lettre dans laquelle Gaumont répond à la demande de la Direction de l’enseignement primaire de la Ville de Paris est datée du 22 juin 1899 (archives Gaumont).

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Par exemple, « Le cinéma à l’école, tout ce qui concerne le cinématographe dans l’enseignement, films d’enseignement tirés de la collection de l’encyclopédie Gaumont, films documentaires, films récréatifs sélectionnés » est un catalogue qui présente une sélection de plusieurs dizaines de titres, publié, semble-t-il, avant la Première Guerre.

110

Catalogue du Comptoir général de cinématographie, juillet 1901. 111

Ibid.

À l’Exposition, Georges Demenÿ va confirmer ses talents d’inventeur et de réalisateur, et réaffirme sa personnalité de premier plan dans le monde de l’éducation physique. Peut-il continuer à mener deux carrières de front ? La question se posera assez vite après la longue fête.

 le réalisateur La Direction parisienne de l’enseignement primaire, après avoir constaté le manque d’intérêt du public pour les affiches, avait demandé à Gaumont d’organiser « une installation de projections animées à l’Exposition universelle de 1900 dans le pavillon de la Ville de Paris108 ». Gaumont confiera naturellement l’affaire à Demenÿ, d’autant plus qu’il s’agissait aussi de tourner des films sur l’éducation physique à l’école. L’installation, dont La Nature publiera une photo, comporte six projecteurs disposés en batterie chacun face à un écran en verre dépoli de 50 × 40 cm, comme autant de postes de télévision devant lesquels se fige le public. Sans doute est-ce la première manifestation publique d’un cinéma scolaire qui va se développer rapidement en France109.

Gaumont remporte le marché pour la somme forfaitaire de 9 000 francs, et met un opérateur à la disposition de Demenÿ, qui va se rendre dans les établissements scolaires de la ville, où il ne tournera pas moins de vingt films, films qui seront projetés dans le stand parisien de l’Exposition, de quatorze heures à seize heures, le jeudi et le dimanche après-midi. Ces images donnant à voir « le tableau mouvementé de ce qui s’est passé dans les écoles », comme le réalisateur Demenÿ les décrit lui-même110, n’ont malheureusement pas été retrouvées. Mais on en connaît le sujet, et même un peu plus, puisqu’une dizaine de ces vues animées figurent au catalogue Gaumont de 1901111, sous le titre général d’Instruction scolaire des enfants de la Ville de Paris, ainsi commentées : « Cette collection prise

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16 Polémiques

Film chronophotographique de 31 images représentant Charles Charlemont dans un assaut au poing en boxe française, 1894 Défilement horizontal 31 images, 55 ∞ 40 mm chacune Version restaurée

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Revue Le Gymnaste, février 1904.

Le cinéma français est alors le premier du monde et vit en effet son âge d’or. Dans ce contexte, Demenÿ, qui a quitté Léon Gaumont depuis huit ans déjà, se propose d’attirer l’attention sur le rôle qu’il a joué dans l’apparition du cinéma. Une aventure qu’il raconte lors d’une conférence organisée le 2 février 1909 dans la salle de la Ligue de l’enseignement à Paris, sous le titre un peu provocateur de « Comment j’ai inventé le cinématographe ? », avec un point d’interrogation toutefois. Marey est mort depuis cinq ans mais il se trouve que son neveu, Noël Bouton, va lui aussi, au même moment, faire valoir les mérites de son oncle dans la naissance du septième art. Mérites à la fois immenses et légitimes, mais qui, selon le descendant du maître, ne sauraient être partagés avec ceux de Demenÿ… Une dispute va naître. Cette dispute rouvre la plaie encore sensible de son renvoi du Parc des Princes, elle laissera longtemps aussi des traces chez les héritiers de Marey, sans compter l’exploitation que les adversaires de Demenÿ en éducation physique vont tenter d’en tirer… Certes, depuis 1895, Demenÿ a déjà exprimé son opinion sur l’origine du cinéma, en particulier dans une longue étude sur l’ensemble de ses appareils, parue en 1898 dans L’ Année psychologique et brièvement dans Les Bases scientifiques de l’éducation physique en 1902. Mais c’est l’article biographique paru dans Le Gymnaste (en février 1904)133 qui va lancer la polémique… Le Gymnaste est la revue de l’Union des sociétés de gymnastique de France qui vient de confier la responsabilité du Cours supérieur d’éducation physique à Demenÿ et qui veut, pour cette raison, le présenter à ses lecteurs. L’auteur, Ashton Passérieu, fait la part belle à Demenÿ en simplifiant l’histoire de la Station et en oubliant les travaux de Marey et ses appareils dans la venue du cinématographe ! Sans doute y a-t-il là de quoi choquer le maître, mais pas matière à justifier la lettre très virulente signée Marey et envoyée par Noël Bouton au Gymnaste, lequel refusera de la publier, la jugeant diffamatoire. On ne sait si Demenÿ est informé de cet envoi sur le moment. Cette lettre ne sera pas utilisée contre l’article très argumenté de Francis Mair en faveur de Demenÿ, paru le

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17 Cinématographe, éducation physique 

Film chronophotograhique de 19 images représentant Georges Demenÿ prononçant une phrase, entre 1891 et 1894 Défilement horizontal 19 images, 80 ∞ 50 mm chacune Version restaurée

142

Le Gymnaste, non daté ; Le Temps, 28 décembre 1917 et 12 janvier 1918 ; Le Matin, 21 décembre 1917, 13 janvier 1918 ; Courrier cinématographique, 4 et 5 janvier 1918, 23 février 1918, et trois articles non datés ; L’Auto, 30 décembre 1917 et un article non daté ; Le Gaulois, 30 décembre 1917 ; L’Electro, 16 février 1918 ; La Presse, 30 décembre 1917 et 18 février 1918 ; Paris Midi, 9 janvier 1918 ; Eureka, février 1918 ; La Bataille, 1er janvier 1918 ; L’Œuvre sportive, s.d. ; L’Écho des sports, s.d. ; Le Siècle, s.d. ; La Semaine parisienne, s.d. ; Journal du peuple, 18 février 1918. Non signalés dans la brochure : L’Illustration, 5 février 1918, et Le Cri de Paris, 10 février 1918. 143

Le Temps, 12 janvier 1918, répond à une lettre de Noël Bouton, qui revient sur l’affaire.

le père du cinématographe

Lorsque Demenÿ meurt en décembre 1917, les journaux lui rendent un hommage assez large et unanime. La seule presse parisienne consacre à sa disparition quelque vingt-cinq articles, d’importance diverse, dans les jours qui suivent son décès142. Un comité portant son nom, bientôt créé par ses amis et anciens élèves, publiera la plupart de ces articles dans une brochure, intitulée Au savant physiologiste Georges Demenÿ. La plupart d’entre eux rappellent naturellement son rôle auprès de Marey, et tous mettent en avant l’importance de ses propres travaux en éducation physique. Mais toutes ces publications, y compris des journaux sportifs comme L’Auto, insistent sur la place éminente qu’il a tenue dans l’apparition du cinéma. Le Temps, par exemple, consacre deux longs articles au « précurseur » du cinéma, « dont le nom restera attaché à la découverte d’une invention des plus prodigieuses de son temps ». D’autres parlent plus nettement encore de la disparition de « l’inventeur du cinéma », tel Courrier cinématographique. Simples nécrologies ou articles de fond, ces hommages empruntent beaucoup aux éléments rapportés dans Les Origines du cinématographe, déclinés sur le ton général du pionnier méconnu et du travailleur infatigable, qui n’a pas « recueilli les fruits » de son labeur. Les journalistes, et pas seulement ceux qui sont liés à la profession cinématographique, veulent rendre cette justice ultime à Demenÿ. L’unanimité n’est pas même troublée par l’affaire de la « lettre », que le tenace Noël Bouton tente de relancer auprès du Temps, lequel estimera qu’il n’y a pas d’éléments nouveaux pour revenir sur une question jugée143. Un bref article du Courrier cinématographique fait aussi allusion à ces « discussions d’avant-guerre sur la part respective de ces deux grands savants », pour noter que c’est à Georges Demenÿ « beaucoup plus qu’à son maître » que revient le mérite de la première réalisation pratique de la photographie animée.

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18 Joinville, sport, science, cinéma 

Chronophotographie d’un exercice d’assouplissement, inclinaison latérale du tronc, bras tendu au-dessus de la tête, station écartée, 1906 Négatif sur plaque de verre 90 ∞ 120 mm

En quittant Gaumont en 1901, Demenÿ n’avait pas abandonné pour autant le cinématographe : il avait laissé derrière lui la cinématographie commerciale – mais il pensait retrouver au plus vite le film outil de recherche scientifique, le véritable intérêt de la nouveauté pour notre homme, nommé à l’École de Joinville professeur de physiologie appliquée et directeur du laboratoire de physiologie (décret du 22 août 1902). Un laboratoire conçu comme celui du bois de Boulogne… Un fond noir bordé par la même piste avec ses repères de distance tous les cinquante centimètres est édifié, exacte réplique du dispositif initial de la Station. Demenÿ a décidé de lancer ses recherches à Joinville avec la chronophotographie sur plaques de verre, le procédé des débuts de la Station, en utilisant l’appareil à plaques de verre de Marey. Les mesures sur ces plaques fixes sont plus précises que celles faites sur les bandes filmées. C’est d’ailleurs ce que Marey avait voulu faire pour observer les athlètes lors des Concours internationaux de 1900, mais il n’avait pas trouvé les crédits nécessaires pour réparer le fond noir de la Station153. Demenÿ naturellement utilise aussi les caméras à pellicule, plus efficaces pour filmer les mouvements rapides. Le laboratoire est organisé en trois secteurs, l’anthropométrie, les expériences en physiologie, et « l’étude du mécanisme des mouvements par la photographie, la chronophotographie et la cinématographie », la partie du laboratoire la « plus intéressante et la plus productive » souligne le journal La Vie au grand air 154.

153

Cf. chap. 13.

154

La Vie au grand air, 22 mars 1913.

Dans ce nouveau laboratoire Demenÿ ne reprend pas les travaux de la Station, travaux qui avaient abouti à de nombreux résultats théoriques. Il va mener de nouvelles recherches, plus proches de la pratique, axées sur la « connaissance des effets de l’exercice » et de « l’entraînement » des sportifs. Dans le brouillon d’une lettre de 1907, destinée au commandant de l’école, il annonce avoir mis au point un appareil permettant d’enregistrer « pendant un temps fort

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Publications de Georges Demenÿ Bibliothèque nationale de France

Chronophotographie de l’École de Joinville publiée dans le no 757 de La Vie au grand air, daté du 22 mars 1913

É. Corra et G. Demenÿ, « Effets physiologiques et philosophiques de la gymnastique rationnelle », communications faites à l’assemblée générale des sociétaires, le 11 juillet 1880, Le Cercle de gymnastique rationnelle, Neuilly, imprimerie L. Bouzin, 1880. L’Éducation physique, bulletin trimestriel du Cercle de gymnastique rationnelle, no 1, 1er mars 1881, 6e année, no 15, décembre 1886. Nouveaux Instruments d’anthropométrie – Nouveaux Appareils de mensuration (suite), imprimerie de C. Schlaeber, 1890.

Guide du maître chargé de l’enseignement des exercices physiques dans les écoles publiques et privées, Paris, Société d’éditions scientifiques, 1899, 2e éd. 1900. Congrès international de l’éducation physique, tenu à Paris, au palais des Congrès, du 30 août au 6 septembre 1900. Procès-verbaux sommaires, Imprimerie nationale, 1900. Les Bases scientifiques de l’éducation physique, Paris, Alcan, 1902.

Conférences publiques sur la photographie : théorique et technique. Conférence du 6 décembre 1891, Conservatoire national des arts et métiers, 18911892, Gauthier-Villars et fils, 1892.

« Programme minimum d’éducation physique à l’usage des candidats au brevet élémentaire », in J. Fèvre, P. Boutault, avec la collaboration de G. Demenÿ, Mme Theuret, H. Minot, Manuel pratique du brevet élémentaire, de l’examen des bourses d’enseignement primaire supérieur et du concours d’admission aux écoles normales, Paris, Alcan, 1904.

L’Éducation physique en Suède, Paris, Société d’éditions scientifiques, 1892, rééd. 1901.

Mécanisme et éducation des mouvements, Paris, Alcan, 1904.

Plan d’un enseignement supérieur de l’éducation physique, Paris, Alcan, 1899.

Physiologie des professions. Le violoniste, art, mécanisme, hygiène, Paris, Maloine, 1905.


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Brevets Demenÿ 

Schéma de mécanismes par Georges Demenÿ Dessin au crayon de couleur

3 mars 1892 : brevet d’invention no 219 830, pour « un appareil dit phonoscope reproduisant l’illusion du mouvement de la parole et de la physionomie par vision directe ou par projection au moyen d’une lumière ». 25 août 1892 : certificat d’addition au brevet no 219 830 du 3 mars 1892 prévoyant l’utilisation d’un cylindre porte-images, d’un double disque éclaireur pour utiliser « toute la lumière ce qui est essentiel pour la projection », la confection des disques porte-images à l’aide d’un « disque négatif servant de cliché », la faculté d’utiliser le phonoscope lui-même comme appareil enregistreur du disque, la combinaison d’un phonoscope et d’un phonographe et l’utilisation de l’appareil pour reproduire les mouvements les plus compliqués et les plus divers… 30 juin 1893 : brevet d’invention no 231 232 du 30 juin 1893, « pour disques à images positives pour phonoscopes et leur mode de préparation ». 10 octobre 1893 : brevet d’invention de 15 ans, no 233 337, « pour un appareil destiné à prendre des séries d’images photographiques à des intervalles de temps égaux et très rapprochés sur une pellicule sensible ». 27 juillet 1894 : certificat d’addition au brevet d’invention no 233 337 du 10 octobre 1893 : « introduction de la tige excentrique dans le trajet de la pellicule », et divers autres perfectionnements.

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25 mai 1895 : certificat d’addition au brevet d’invention no 233 337 du 10 octobre 1893, apportant « les modifications légères qui, en ne changeant rien au principe de l’appareil, lui permettent de reproduire la synthèse du mouvement analysé », « la propriété d’être réversible moyennant de légères modifications ». 13 août 1895 : brevet d’utilisation aux USA no 544 480. 10 avril 1896 : certificat d’addition au brevet d’invention no 233 337 du 10 octobre 1893 : perfectionnements de l’appareil réversible pour « prolonger le temps d’arrêt de l’image devant l’objectif » et « remédier au scintillement » à l’aide de perforations sur le disque obturateur. 11 avril 1896 : certificat d’addition au brevet d’invention no 233 337 du 10 octobre 1893 : perfectionnements pour « diminuer les causes qui tendent à fatiguer ou même à déchirer [les] bandes dont l’entraînement est fait par des trous s’accrochant aux dents d’un cylindre ». 28 avril 1896 : certificat d’addition au brevet d’invention no 233 337 du 10 octobre 1893 : « atténuer au maximum l’impression de scintillement » à l’aide d’ouvertures variables. 2 mai 1896 : certificat d’addition au brevet no 219 830 du 3 mars 1882, prévoyant l’entraînement du disque par mouvement intermittent et l’utilisation de l’appareil comme « jouet de poche ».


Contemporain des frères Lumière et associé de Léon Gaumont, Demenÿ est considéré par beaucoup comme un précurseur dans le monde du cinéma, par certains même comme son inventeur.

978-2-7572-1222-6

35 €

sportives du cinéma

D’une inaptitude certaine aux exercices physiques dans sa jeunesse, Georges Demenÿ fit preuve en revanche d’une réelle aptitude à analyser et à décortiquer le détail des mouvements. Il breveta en 1892 sa grande invention : le phonoscope, appareil capable de projeter un mouvement sur écran. Menant toute sa vie deux carrières de front, il occupa une place éminente, tant par son apport aux débuts du cinéma que par ses travaux scientifiques en éducation physique.

les origines

C’est en tout cas dans le cadre de ses recherches sur les performances sportives que Georges Demenÿ fut amené à pousser la capture d’images plus loin que jamais. Avec Étienne-Jules Marey, il perfectionna le procédé de la chronophotographie et mena des recherches sur le mouvement des sportifs, soucieux de perfectionner les aptitudes physiques de tous. Ainsi, grâce à la chronophotographie, il mit en évidence l’univers fascinant de l’étude du corps humain en pleine action. De ses recherches va naître une véritable encyclopédie visuelle de la mécanique des corps.

Georges Demenÿ,

Et si le cinéma puisait ses origines dans le sport ?

Georges Demenÿ, les

origines

du

cinéma

sportives


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