Georgia O'Keeffe et ses amis photographes (extrait)

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Ce catalogue est publié à l’occasion de l’exposition Georgia O’Keeffe et ses amis photographes Musée de Grenoble, 7 novembre 2015-7 février 2016 EXPOSITION Commissariat : Guy Tosa¦o, conservateur en chef, directeur du musée de Grenoble Sophie Bernard, conservatrice, chargée des collections modernes et contemporaines CATALOGUE Coordination et conception : Sophie Bernard assistée de Camille Ducastel Gestion et droits des images : Cécile Brilloit, Estelle Favre-Taylaz Conservation : Sophie Bernard, Valérie Huss, Valérie Lagier Régie des œuvres : Isabelle Varloteaux Assistante d’exposition : Cécile Brilloit Communication : Marianne Taillibert, Christelle Giroud, Flore Ricoux Mécénat : Danièle Houbart Service des publics : Dany Philippe-Devaux, Audrey Pays, Naïma Ezzarouali Équipe des médiateurs : Pierre Bastien, Céline Carrier, Éric Chaloupy, Laurence Gervot-Rostaing, Loredana Gri¦i, Louise Josserand, Béatrice Mailloux, Olivier Marreau, Claire Moiroud, Marie-Laure Péquay, Reidunn Rugland, Frédérique Ryboloviecz Bibliothèque : Gérard Ponson Documentation : Estelle Favre-Taylaz, Anne Laffont Administration : Marie-Thérèse Barry Comptabilité : Christine Poupart, Christelle Combalot Secrétariat : Nathalie Gui¦at, Sylvie Mulassano, Sylvie Portz, Jeanine Scaringella Photographie : Jean-Luc Lacroix Montage et encadrement : Marie Alsberghe Direction des services techniques : Robert Damato Équipes techniques : Jean-Pol Bassuel, Jean-Pierre Bayle, Chaouki Karmous, David Dauvergne, Mehdi Fahri, Michel Garcia, Thanh N’Guyen, Jacques Issartel, André Prats, Jocelyn Sémavoine, Georges Territorio Accueil : Carole Chabat, Anne Hemet, Evelyne Manin, Patricia Tarallo

© Somogy éditions d’art, Paris, 2015 © Musée de Grenoble, 2015 Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Directeur éditorial : Nicolas Neumann Responsable éditoriale : Stéphanie Méséguer Conception graphique : Nelly Riedel Fabrication : Béatrice Bourgerie, Mélanie Le Gros Contribution éditoriale : Nicole Mison, Sandra Pizzo Suivi éditorial : Julie Dubout Traduction (texte de B. B. Lynes) : Gilles Berton ISBN 978-2-7572-1039-0 Dépôt légal : novembre 2015 Imprimé en République tchèque (Union européenne)

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Remerciements Ce¦e exposition a pu être entreprise grâce au soutien permanent et à l’engagement personnel d’Éric Piolle, maire de Grenoble, et de son conseil municipal, auxquels s’adressent nos remerciements, ainsi qu’à Corinne Bernard, adjointe au maire chargée des cultures, qui a veillé avec la direction générale de la Ville de Grenoble à son bon déroulement. Notre gratitude s’adresse également à Jean-Pierre Barbier, président du Département de l’Isère, ainsi qu’à Patrick Curtaud, vice-président du Département de l’Isère, chargé de la culture et du patrimoine, qui soutiennent les actions du musée de Grenoble. Nos remerciements vont aussi à Marie-Christine Labourde¦e, directrice du Service des musées de France, ainsi qu’à Alain Daguerre de Hureaux, directeur régional des affaires culturelles en Rhône-Alpes. Notre gratitude s’adresse également au réseau franco-américain de musées FRAME (FRench American Museum Exchange). Au sein de FRAME en France, nous avons pu compter sur le soutien de sa coprésidente Marie-Christine Labourde¦e, de son directeur Pierre Provoyeur et de sa coordinatrice Émilie Vanhaesebroucke dans l’organisation de ce projet. Nos vifs remerciements vont également à M. et Mme Robert et Élisabeth Wilmers, ainsi qu’à Mme Connie Goodyear Baron et Mme Hélène David-Weill, présidente honoraire du musée des Arts décoratifs à Paris, tous membres du conseil d’administration de FRAME, pour leur soutien à la réalisation de l’exposition. Nous souhaitons également chaleureusement remercier Blandine Chavanne, directrice du musée des Beaux-Arts de Nantes, et toute son équipe pour leur engagement dans la conduite de ce projet. Notre reconnaissance s’adresse également à Barbara Buhler Lynes, conservatrice en chef au NSU Art Museum de Fort Lauderdale (Floride), à Marie Garraut, historienne de l’art, ainsi qu’à Julia Kristeva, écrivain et psychanalyste, professeur émérite des Universités de Paris, pour leur contribution scientifique au catalogue. Nous tenons à exprimer notre profonde reconnaissance au musée Georgia O’Keeffe de Santa Fe (Nouveau-Mexique) pour l’ensemble de prêts exceptionnels consentis dans le cadre d’un partenariat avec le musée de Grenoble, et plus particulièrement remercier son directeur, Robert A. Kret, ainsi que Cody Hartley, directeur de la conservation, pour son soutien constant et sa grande disponibilité. Nos vifs remerciements s’adressent également à l’ensemble des musées américains qui ont accepté de nous confier leurs œuvres. – Amon Carter Museum of American Art, Fort Worth Andrew J. Walker, Marci Driggers – Art Institute, Chicago Douglas Druick, Ma¦hew Witkovsky, Natasha Derrickson – Cleveland Museum of Art, Cleveland William Griswold, Mark Cole, William H. Robinson, Gretchen Shie Miller

– Dallas Museum of Art, Dallas Max Anderson, Tricia Taylor Dixon – Fine Arts Museum of San Francisco, San Francisco Richard Benefield, Krista Bugnara, Leni Velásquez, Kimberley Montgomery – Metropolitan Museum of Art, New York Thomas P. Campbell, Eva Reifert – Museum of Modern Art, New York Glenn D. Lowry, Quentin Bajac, Anne Umland, Cora Rosevear, Tasha Lutek – Minneapolis Institute of Arts, Minneapolis Kaywin Feldman, Tanya Morrison – Phillips Collection, Washington Dorothy Kosinski, Joseph Holbach – Saint Louis Art Museum, Saint Louis Brent R. Benjamin, Jason T. Busch, Jeane¦e Fausz – San Diego Museum of Art, San Diego Roxana Velásquez, Cory Woodall, John Digesare – Terra Foundation for American Art, Chicago Elisabeth Glassman, Amy Zinck – Virginia Museum of Fine Arts, Richmond Alex Nyerges, Christopher Oliver, Mary Sullivan, Candy Banks Ainsi qu’aux prêteurs français et européens : – Museo Thyssen-Bornemisza, Madrid Guillermo Solana, Lucia Cassol – Münchner Stadtmuseum, Munich Isabelle Fehle, Ulrich Pohlmann, Alexandra SchöÁerger – Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich Ma¦hias Mühling, Annegret Hoberg, Karola Ra¦ner – Centre national des arts plastiques, Paris Yves Robert, Pascal Beausse, Stephan Raffy – Musée d’Orsay, Paris Guy Cogeval, Thomas Galifot, Stéphane Bayard – Musée national d’Art moderne/CCI-Centre Pompidou, Paris Bernard Blistène, Clément Chéroux, Philippe-Alain Michaud, Mélissa Étave – Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, Paris Fabrice Hergott, Emmanuelle de l’Écotais, Sandrine Beaujard-Vallet Nos remerciements vont également aux collectionneurs privés qui ont accepté de se dessaisir de leurs œuvres : – Peter et Renate Nahum, The Leicester Galleries, Londres – Collection Carmen Thyssen-Bornemisza, Madrid Notre gratitude s’adresse aussi à la société des Amis du musée du Grenoble pour son engagement dans l’accompagnement de ce¦e exposition. L’exposition Georgia O’Keeffe et ses amis photographes a également reçu le soutien du Club des mécènes du musée de Grenoble (bioMérieux, Fondation Schneider Electric, Caisse d’Épargne Rhône-Alpes et Crédit Agricole Sud Rhône-Alpes ainsi que Soitec).

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Sommaire Remerciements

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Avant-propos

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Guy Tosa¦o

Essais Georgia O’Keeffe, un phénomène américain : questions d’identité

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Barbara Buhler Lynes

Georgia O’Keeffe : la forme inévitable

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Julia Kristeva

Georgia O’Keeffe et Alfred Stieglitz : « the great American couple »

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Marie Garraut

Georgia O’Keeffe. Une vision photographique

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Le rôle de la Straight Photography dans l’élaboration d’une « Nouvelle Vision » picturale

Sophie Bernard

Catalogue des œuvres Abstraction, biomorphisme et Art nouveau Une passion en images : le journal photographique d’Alfred Stieglitz Lake George « Our Lady of the Lily » : O’Keeffe et la peinture de fleurs L’influence de Paul Strand et de la Straight Photography Vues urbaines et gra£e-ciel : New York vu par O’Keeffe Le Nouveau-Mexique. Visions du désert Falaises et canyons Le Nouveau-Mexique vu par les photographes Arbres et rivières Trophées du désert : crânes, os pelviens et pierres Ciels Affinités électives : Ansel Adams et Georgia O’Keeffe

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Annexes Chronologie

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Sophie Bernard

Liste des œuvres exposées Liste des illustrations Expositions de Georgia O’Keeffe (1916-1987) Bibliographie sélective

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Fig. 1 Alfred Stieglitz Georgia O’Keeffe 1918 Épreuve gélatino-argentique 11,2 x 8,9 cm The Art Institute, Chicago

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Avant-propos Le projet d’une exposition consacrée à Georgia O’Keeffe est né à Richmond en 2011, au Virginia Museum of Fine Arts, lors d’une réunion annuelle du FRAME1. La présence dans les collections du musée d’un sublime tableau de l’artiste ne fut sans doute pas étrangère à ce¦e idée. Une idée cependant qui avait dû émerger au fil des visites des musées nord-américains, en quête d’œuvres qui soient la pure expression de ce pays et de sa culture. De fait, pour le e siècle, entre Hopper et Warhol, notre chemin devait inévitablement croiser l’univers de Georgia O’Keeffe. Car à l’évidence, elle est, au même titre que ces peintres, une expression parfaite de l’âme américaine. Cependant, alors que ces deux artistes, comme d’autres au demeurant et à juste titre, sont fêtés et présentés régulièrement en Europe, Georgia O’Keeffe reste, elle, étrangement absente des cimaises et des ouvrages français d’histoire de l’art. Il y avait donc là une injustice à réparer. Une injustice dont on a du mal à cerner l’origine lorsque l’on s’intéresse à l’art moderne d’outreAtlantique, tant l’œuvre de ce¦e femme est incontournable. Mais précisément, que l’auteure de ce¦e œuvre soit de sexe féminin n’est hélas peut-être pas étranger à ce¦e « absence ». Ce « handicap du genre », qui a longtemps pesé sur les artistes femmes, Georgia O’Keeffe n’en avait que trop conscience, elle qui, par son œuvre et sa vie, affirma en permanence sa totale liberté envers ce clivage réducteur et archaïque, généralement institué en défaveur des femmes. Et pourtant, son œuvre s’impose très tôt aux États-Unis – dès le début des années 1920 – comme une contribution majeure au modernisme américain. Ancrées dans une tradition réaliste, ses peintures tendent le plus souvent vers une forme d’abstraction censée me¦re au jour l’essence même des sujets représentés… Ce¦e tension entre figuration et abstraction habite son œuvre entière, l’irrigue, la nourrit. Elle transcende les sujets de prédilection de l’artiste, les fleurs et les paysages tout particulièrement, et aboutit à des compositions toujours plus épurées, plus suggestives aussi. Elle laisse, en même temps, le champ libre à un plein déploiement de la couleur, jusqu’au vertige. Car Georgia O’Keeffe s’enivre de couleurs. Sa pale¦e, riche de mille nuances, se révèle une source inépuisable de sensations, des plus voluptueuses aux plus âpres. Et si les visages et les corps sont absents de sa thématique, grâce à la suavité de certains accords colorés, la chaleur humide de leur présence est souvent perceptible… Autre facteur déterminant dans ce¦e manière qu’a l’artiste de porter jusqu’aux limites de l’abstraction ses motifs figuratifs : son rapport à la photographie. Évidemment,

son compagnon, Alfred Stieglitz, joue un rôle déterminant dans l’initiation de Georgia O’Keeffe à ce nouveau médium, lui et quelques autres photographes de son cercle, Paul Strand notamment. Gros plans, cadrages audacieux, agrandissements sont très rapidement adoptés par la peintre et donnent à ses compositions ce¦e modernité qui a frappé les contemporains. Plus généralement, Georgia O’Keeffe partage avec ces photographes des thèmes tels que les fleurs, les vues de villes, les paysages, les détails d’architecture… Elle-même, sous l’objectif de son époux, apparaît comme un sujet à part entière. Enfin, avec les années, grâce à son œuvre et au personnage qu’elle a su se créer, elle devient une icône de l’art américain et, ce faisant, l’une des artistes les plus photographiées du monde car elle représente alors non seulement une figure importante de l’art, mais aussi une femme libre. Son choix, à la fin des années 1940, de s’installer définitivement dans un ranch du Nouveau-Mexique, seule face au désert, pour conduire pleinement son œuvre de peintre au cœur de l’univers qui désormais est sa source d’inspiration principale, fait d’elle un exemple rare et fascinant dans la société de son temps. Aussi, en plus d’être une grande artiste, Georgia O’Keeffe apparaît-elle comme le symbole d’une femme moderne, affranchie des conventions et du joug d’une société sexiste et misogyne. Elle est, à l’image de ces vastes espaces sauvages dans lesquels elle se reconnaît et qu’elle aime tant, irréductible à un modèle, bref, unique comme femme et comme artiste. Pour ce¦e exposition, qui se veut une modeste introduction à l’œuvre de Georgia O’Keeffe, nous avons choisi de la présenter entourée des photographes qui ont constitué autour d’elle à la fois un réseau amical et un cercle artistique. Ce parallèle éclaire le contexte dans lequel son imaginaire et son art se sont déployés au fil des décennies. Il permet de mesurer les proximités entre les recherches de ces artistes et la démarche picturale de la peintre, ce qui les rapproche mais aussi ce qui les sépare. Il offre enfin la possibilité de donner des images admirables des sites que Georgia O’Keeffe a vécus intensément, de l’intérieur, et qu’elle a restitués dans ses tableaux, par la seule puissance d’un dessin épuré à l’extrême et de couleurs aux accents d’une sensualité rare.

Guy Tosa£o 1. FRAME (FRench American Museum Exchange) est une fédération de vingt-six grands musées de France et d’Amérique du Nord qui promeut la coopération culturelle dans un contexte d’échange entre musées. FRAME encourage les partenariats entre ses musées membres afin d’organiser des expositions, de développer des programmes culturels innovants pour ses publics et de favoriser des échanges de professionnels parmi les équipes de ses musées.

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Georgia O’Keeffe, un phénomène américain : questions d’identité1 Barbara Buhler Lynes Née en 1887, Georgia O’Keeffe a¦ira pour la première fois l’a¦ention de la communauté artistique new-yorkaise en 1916, plusieurs décennies après que les femmes eurent obtenu la possibilité de suivre une formation artistique dans les collèges et universités américains, et bien avant qu’aucune des femmes artistes ne soit reconnue2. Pourtant, en l’espace d’une petite dizaine d’années, elle se sera fait connaître comme l’un des principaux artistes modernes d’Amérique, une position qu’elle conservera tout au long de sa vie. O’Keeffe a donc non seulement permis la reconnaissance des femmes peintres dans un domaine où la communauté artistique américaine était jusque-là exclusivement composée d’hommes, et est toujours dominée par eux aujourd’hui, mais elle est également devenue, bien avant sa mort survenue en 1986 à l’âge de quatre-vingt-dix-neuf ans, l’une des plus célèbres icônes culturelles des États-Unis. Une partie de son extraordinaire succès en tant qu’artiste peut être a¦ribuée au travail acharné et à la détermination qui lui ont permis de réaliser une œuvre abondante et éminemment personnelle. Ses compositions abstraites des années 1910 et du début des années 1920 comptent parmi les travaux les plus novateurs produits à ce¦e époque par les artistes américains. Elle a révolutionné la tradition de la peinture florale dans les années 1920 en réalisant des tableaux de fleurs grand format, comme observées à travers une lentille grossissante. Et ses vues d’immeubles new-yorkais, dont la plupart datent de ce¦e même décennie, ont été considérées comme comptant parmi les représentations les plus saisissantes de la ville moderne. À partir de 1929, date à laquelle elle commença à travailler une partie de l’année dans le nord du Nouveau-Mexique – où elle s’installa définitivement en 1949 –, O’Keeffe prit pour thèmes des sujets propres à la région. En peignant ses paysages aux configurations uniques, ses églises en pisé, ses objets culturels, ainsi que les roches et ossements qu’elle ramassait dans le désert, elle finit par imprimer sa marque à ce¦e région du Sud-Ouest américain qui, jusqu’alors, avait été célébrée principalement par des artistes masculins. Aujourd’hui, la région où elle a vécu et travaillé est appelée « O’Keeffe Country ». Mais comme elle le remarquait elle-même dans le film que lui a consacré Perry Miller Adato en 1977, son immense succès dépendit, pour une part, du hasard : 9

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Fig. 2 Alfred Stieglitz Georgia O’Keeffe at 291 [Georgia O’Keeffe au 291] 1917 Épreuve au platine 24,4 x 19,4 cm Georgia O’Keeffe Museum, Santa Fe

1. L’essai de Barbara Buhler Lynes a été publié pour la première fois in Georgia O Keeffe, cat. exp. [Rome, Fondazione Roma Museo Palazzo Cipolla, 4 octobre 201122 janvier 2012 ; Munich, Kunsthalle der Hypo-KulturstiÑung, 3 février-13 mars 2012 ; Helsinki, Helsinki Art Museum, 1er juin9 septembre 2012], Skira, Milan, 2011. 2. O’Keeffe étudia à l’Art Institute de Chicago (1905-1906), à l’Art Students League de New York (1907-1908) et au Teachers College de l’université Columbia (1914-1915 et printemps 1916). Des extraits de cet essai ont déjà été publiés : voir l’introduction de Barbara Buhler Lynes à Georgia O’Keeffe and the Camera : The Art of Identity, cat. exp. [Portland, Museum of Art], Yale University Press, New Haven, 2008, p. 1-5 ; id., « Introduction and Overview : Visiting Georgia O’Keeffe », American Art, automne 2006, p. 2-8.

J’ai eu beaucoup de chance, déclare-t-elle, beaucoup plus que la plupart des gens. […] J’aurais très bien pu être un meilleur peintre sans pour autant que l’on me prête la moindre a ention. […] Il semble que certaines personnes sont plus chanceuses que d’autres. Je ne sais pas, peut-être est-ce dû au fait que j’ai su saisir les choses dont j’avais envie lorsque la vie m’en a donné l’occasion 3 . La plus grande chance d’O’Keeffe fut d’avoir croisé en 1916 la route d’Alfred Stieglitz (1864-1946) à une époque où elle était encore une artiste inconnue vivant au Texas, où elle était enseignante. Photographe internationalement reconnu, Stieglitz était également le meilleur défenseur américain de l’art moderne, ainsi qu’une personnalité éminemment charismatique. Ayant découvert et aussitôt apprécié le travail d’O’Keeffe, il devint par la suite son marchand et son plus fervent avocat. De 1923 à sa mort en 1946, il organisa chaque année une exposition de ses œuvres et contribua à les faire connaître en en parlant constamment à toute personne disposée à l’écouter et en encourageant les critiques à écrire sur son art 4 . Il confia également à certains journaux et magazines américains soigneusement sélectionnés la publication de ses propres photographies d’O’Keeffe.

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Ci-contre à gauche Fig. 3 Alfred Stieglitz Georgia O’Keeffe 1918 Épreuve au palladium 25,4 x 20,3 cm The Art Institute, Chicago Ci-contre à droite Fig. 4 Alfred Stieglitz Georgia O’Keeffe 1919-1921 Épreuve au palladium 24,3 x 19,5 cm The Art Institute, Chicago

Stieglitz fit pour la première fois de ce¦e dernière le sujet de son travail en 1917, lorsqu’elle fit le voyage depuis le Texas pour découvrir l’exposition personnelle qu’il lui avait organisée ce¦e année-là. Ces premières photographies d’O’Keeffe par Stieglitz comprennent entre autres Georgia O’Keeffe at 291 [Georgia O’Keeffe au 291, fig. 2], 1917 5 . Après s’être installée à New York en 1918 à son invitation, O’Keeffe posa souvent pour lui au début des années 1920 puis de façon intermi¦ente jusqu’en 1937, date à laquelle le père de la photographie moderniste américaine, alors âgé de soixante-treize ans, abandonna définitivement ce médium. Il avait pris plus de trois cents clichés d’O’Keeffe, qui était par ailleurs devenue sa femme en 1924. Toutefois, avant même la mort de Stieglitz, d’autres grands photographes américains comme Ansel Adams et Arnold Newman avaient pris O’Keeffe comme sujet. Au cours des décennies suivantes, nombre d’entre eux la sollicitèrent à leur tour, à tel point qu’à sa mort O’Keeffe était devenue l’un des artistes les plus photographiés d’Amérique. Du fait que ces images ont été et sont toujours largement diffusées, le public américain la reconnaît immédiatement, quel que soit son âge sur le cliché6. Je me propose d’examiner ici le rôle central qu’ont joué ces photographies pour faire entrer O’Keeffe dans la conscience américaine à travers la création successive de deux images publiques puissantes et hautement connotées. La première a été conçue et popularisée par Stieglitz dans les années 1910 et 1920, la seconde par O’Keeffe ellemême, notamment après son installation au Nouveau-Mexique à la fin des années 1940. Pour y parvenir, elle sut tirer les leçons de ce que Stieglitz lui avait appris au sujet de la promotion et du pouvoir persuasif de la photographie, mais surtout elle créa et affirma peu à peu un personnage qui, après s’être forgé en opposition à celui que Stieglitz avait construit, finit par le remplacer tout à fait. O’Keeffe reconnaissait que son introduction par Stieglitz dans la communauté artistique new-yorkaise et dans la presse avait été importante pour sa carrière, mais elle s’opposa dès le départ à ce que l’on voie là un exemple de dépendance féminine. Je montrerai que, par la suite, elle s’employa à prendre le contre-pied des idées par lesquelles Stieglitz avait défini son art et sa personnalité, et qu’elle façonna elle-même le personnage par lequel on la connaît aujourd’hui – une artiste affirmée, courageuse, travailleuse et épanouie. Pour y parvenir, elle dut bien entendu minimiser le rôle de Stieglitz dans l’évolution de sa carrière ; mais, comme je le montrerai dans mon post-scriptum, le fait qu’elle soit finalement parvenue à se présenter telle qu’elle souhaitait être perçue lui permit, à la fin

3. « I have been very fortunate, much more fortunate than most people. […] I can imagine myself being a much be er painter and nobody paying any a ention to me at all. […] Some people seem to be luckier than others. I don’t know, maybe it’s because I’ve taken hold of anything that came along that I’ve wanted » : voir Perry Miller Adato, producteur et réalisateur, Georgia O’Keeffe, vidéo, 59 minutes, produit par WNET/ THIRTHEEN pour Women in Art, 1977. Portrait of an Artist, no 1, série distribuée par Films, Inc./Home Vision, New York. 4. Stieglitz posséda trois galeries à New York : The Li¦le Galleries of the Photo-Secession, ou « 291 » (1905-1917), ainsi nommée en référence à son adresse en bas de la 5e Avenue, The Intimate Gallery (1925-1929) et An American Place (1929-1946). 5. Voir Sarah Greenough, Alfred Stieglitz, The Key Set, National Gallery of Art, Washington, Harry N. Abrams, New York, 2002, § 458. 6. Outre les photographies d’O’Keeffe réalisées par Stieglitz, le public connaissait sa peinture grâce aux expositions et aux reproductions photographiques de ses œuvres. Au cours des trente dernières années, ses tableaux ont été dupliqués sur des calendriers, des cartes de vœux, des cartes postales et des posters.

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Fig. 5 Georgia O’Keeffe Blue Line [Ligne bleue] 1919 Huile sur toile 51,1 x 43,5 cm Georgia O’Keeffe Museum, Santa Fe

7. « His idea of a portrait was not just one picture. His dream was to start with a child at birth and photograph that child in all of its activities as it grew to be a person and on throughout its adult life. As a portrait it would be a photographic diary » : voir l’introduction de Georgia O’Keeffe à Georgia O’Keeffe, A Portrait by Alfred Stieglitz, The Metropolitan Museum of Art/Viking Press, New York, 1978, n.p. 8. « […] was spoiling the child’s fun and making her self-conscious » : voir Nancy Newhall, From Adams to Stieglitz : Pioneers of Modern Photography, Aperture, Millerton, New York, 1989.

de sa vie, d’inverser sa stratégie. Au cours de ces dernières années, elle remit Stieglitz au premier plan en suscitant un regain d’intérêt pour son travail, ce qui eut pour résultat de redéfinir sensiblement son rôle dans l’histoire de l’art américain et de réaffirmer l’importance de leur relation – aujourd’hui considérée comme l’une des plus significatives parmi les couples d’artistes américains du e siècle. Stieglitz avait formulé sa conception du portrait photographique bien des années avant qu’O’Keeffe ne devienne son modèle. Comme elle le racontera, « son idée d’un portrait ne se limitait pas à une simple photographie. Son rêve aurait été de commencer un portrait alors que le modèle n’était encore qu’un nouveau-né, et de le photographier dans toutes ses activités au cours de son enfance puis de son âge adulte. Un tel portrait aurait donc été une sorte de journal photographique7 ». Il avait espéré réaliser son rêve avec sa fille Katherine, née en 1898, mais sa première épouse, Emmeline, s’y était opposée, disant qu’il « empêchait la fille¦e de s’amuser et risquait de la rendre empruntée8 ». Bien que Stieglitz n’ait jamais été en mesure de me¦re entièrement en pratique son idée, le portrait composite d’O’Keeffe qu’il réalisa sur une période de vingt-et-un ans constitue l’une des plus célèbres réussites de sa carrière. Ce portrait était en réalité une illustration, poursuivie pendant des années, de ses idées sur la nature de la femme. O’Keeffe était parfaitement consciente de ce que Stieglitz cherchait à accomplir et s’employa à l’aider à a¦eindre son objectif. Les avis divergent toutefois sur le rôle qu’elle joua

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Fig. 6 Georgia O’Keeffe Poppy [Coquelicot] 1927 Huile sur toile 76,2 x 91,4 cm Museum of Fine Arts, St. Petersburg

dans le portrait cumulatif que Stieglitz fit d’elle. Certains affirment qu’O’Keeffe fut en quelque sorte sa collaboratrice, et qu’elle contribua autant que lui à la mise en œuvre de son idée. D’autres soutiennent que Stieglitz contrôlait totalement le processus photographique, imposant à O’Keeffe sa conception de « la femme » en lui faisant prendre les poses qu’il souhaitait avec précision9. Malheureusement, ni O’Keeffe ni Stieglitz n’ont jamais décrit leurs rôles respectifs dans ce projet. Pourtant, dans l’introduction qu’elle écrivit pour le catalogue de l’exposition Georgia O’Keeffe : A Portrait by Alfred Stieglitz qu’elle contribua à organiser en 1978 au Metropolitan Museum of Art de New York, O’Keeffe souligne combien il lui avait été difficile de tenir la pose pour Stieglitz : Pour ces négatifs sur plaque de verre, qui exigeaient un temps de pose plus long, je devais rester immobile pendant trois ou quatre minutes. C’est difficile – vous clignez de l’œil alors qu’il ne faut pas, vous crispez les lèvres, votre oreille vous démange, vous avez envie de vous gra er ici ou là. Vos bras et vos mains fatiguent et vous n’arrivez pas à vous tenir tranquille. J’ai souvent gâché une photo parce que je ne pouvais m’empêcher de bouger – et ça faisait des tas d’histoires10. Une autre personne photographiée par Stieglitz dans les années 1910 et 1920 s’est en revanche beaucoup exprimée sur la question. Il s’agit de Georgia Engelhard Cromwell, sa nièce, qui était aussi une amie intime d’O’Keeffe. Ses déclarations invalident l’idée que le photographe ait jamais collaboré avec qui que ce soit : Franchement, mes souvenirs de pose avec Alfred ressemblent à une version mineure de l’enfer, raconte-t-elle. […] Il était extrêmement concentré et très exigeant dans son travail. Dans une pose, tout devait être exactement conforme à ce qu’il voulait, jusqu’à la position de l’ongle de votre pouce. […] Il n’y avait pas de discussion possible, il se contentait d’aboyer des ordres pour que vous fassiez ceci ou cela avec vos mains ou votre tête […] et il pouvait se montrer très contrarié et même un peu rude si vous n’obéissiez pas immédiatement11.

9. Stieglitz associait toute créativité humaine aux énergies sexuelles et, dans son essai inédit de 1919, Woman in Art, affirmait que la créativité des femmes provenait de leur utérus. Voir S. Greenough, Alfred Stieglitz…, op. cit. ; Maria Morris Hambourg, « AÑerward », in Georgia O’Keeffe : A Portrait by Alfred Stieglitz, Yale University Press, New Haven, 1997 ; Barbara Buhler Lynes, O’Keeffe, Stieglitz and the Critics, 1916-1929, UMI Research Press, Ann Arbor, 1989, rééd. University of Chicago Press, Chicago, 1991 ; Anne Wagner, Three Artists (Three Women) : Modernism and the Art of Hesse, Krasner, and O’Keeffe, University of California Press, Berkeley, 1998. Woman in Art a été partiellement publié in Dorothy Norman, Alfred Stieglitz : An American Seer, Random House, New York, 1973, p. 136-138. 10. « For those slower glass negatives I would have to be still for three or four minutes. That is hard – you blink when you shouldn’t, your mouth twitches, your ear itches or some other spot itches. Your arms and hands get tired, and you can’t stay still. I was o¢en spoiling a photograph because I couldn’t help moving-and a great deal of fuss was made about it » : voir ci-dessus, note 7. 11. « Frankly my recollections of posing for Alfred were a minor version of hell. […] He was terribly intense and exacting and everything about the pose had to be just so down to the position of your thumbnail. […] There was no conversation except rather barked commands to do this or that with your hands, your head… and he could get quite upset and a bit gruff if you didn’t instantly comply » : Georgia Engelhard Cromwell à William Iness Homer, 15 décembre 1970, archives William Iness Homer, Georgia O’Keeffe Museum Research Center, Santa Fe.

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Georgia O’Keeffe : la forme inévitable1 Julia Kristeva Elle a vingt-neuf ans en 1916 : une belle jeune femme peintre qui a étudié à l’Art Institute de Chicago et à l’Art Students League de New York, qui a visité les grandes expositions des artistes français ainsi que les Li¦le Galleries d’Alfred Stieglitz à New York, et qui parcourt le pays pour enseigner la peinture dans différentes écoles des beaux-arts. Il s’appelle Alfred Stieglitz : il est un célèbre photographe d’avant-garde, il dirige la galerie d’art la plus cotée de New York au 291, 5e Avenue, et, fervent adepte de l’art moderne européen, il aspire à hisser l’art américain aux mêmes hauteurs, et plus haut encore… Il découvre les premières œuvres de Georgia O’Keeffe en janvier, les expose à la galerie 291 en mai et ne la qui¦e plus. En 1917, il commence à prendre des photos d’elle. Georgia sera la femme la plus photographiée au monde : en vingt ans (1917-1937), Stieglitz prendra d’elle environ trois cents poses. Le visage de Georgia, son corps, ses mains : les photos tremblent d’érotisme, de finesse, d’orgueil – O’Keeffe est-elle une « vamp » ? Le style du photographe change, le modèle est une femme sereine, sérieuse, grave – O’Keeffe est-elle l’égérie énigmatique de l’art moderne ? Mais ce n’est pas tout. Le modèle est une artiste : ses expositions se succèdent, son talent s’affirme, elle a sa gloire à elle. Le couple se marie en 1924, après le divorce de Stieglitz, et, comble de l’aventure, aucune des deux vede¦es ne devient folle. On s’a¦endrait à une douleur romantique, à la souffrance de Georgia par exemple, à la jalousie d’Alfred, à quelque délire. Non. Après un passage à vide au début des années 1930, elle prend une décision à la Virginia Woolf mais triomphante : plus qu’une « chambre à soi », Georgia O’Keeffe se bâtit un monde à elle au Nouveau-Mexique, où elle aura sa maison, ses amis, son univers, et passera souvent la moitié de l’année. L’intensité de leur vie commune, en tout cas avant les années 1930 que marquent les voyages puis l’a¦achement de Georgia au Nouveau-Mexique, permet de faire un parallèle entre les conceptions et les pratiques esthétiques des deux artistes. Plus théoricien, plus prolixe (Stieglitz est réputé excellent causeur, capable de subjuguer un auditoire des heures durant par des récits tissés de paraboles, fables et spéculations), épistolier prolifique (on note qu’il néglige la ponctuation, comme Georgia, et remplace le point par un tiret), Stieglitz2 semble parfois donner le mot juste s’appliquant non seulement à ses 23

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Fig. 15 Georgia O’Keeffe No 15 Special [Spécial no 15] 1916-1917 Fusain 47,9 x 61,9 cm Philadelphia Museum of Art, Philadelphie

1. L’essai de Julia Kristeva a été publié pour la première fois en 1989 in Julia Kristeva, Jack Cowart, Juan Hamilton, Georgia O’Keeffe, cat. exp. [Washington, National Gallery of Art ; Chicago, The Art Institute ; Dallas, Dallas Museum of Art ; New York, Metropolitan Museum of Art, 1er novembre 1987-5 février 1989], Adam Biro, Paris, 1989. 2. Après avoir étudié la technique de la photographie à Berlin, Alfred Stieglitz (1864-1946) fait plusieurs voyages en Europe d’où il rapporte de magnifiques photographies de paysages urbains saisis avec précision géométrique et fine tendresse. Il édite American Amateur Photographs (1893), publie des textes fondateurs de la photographie moderne : Camera Notes (1897-1902), Camera Work (1903-1917). En 1905, il crée The Li¦le Galleries of the Photo-Secession, au 291, 5e Avenue, à New York, puis il dirige The Intimate Gallery (1925-1929) et An American Place (1929-1946). En 1907, à Paris, il découvre les œuvres de l’avant-garde française, notamment Matisse et Cézanne, et fréquente la maison de Leo et Gertrude Stein. En 1908, il organise une exposition de Matisse et de Rodin au 291. En 1911, il rencontre, à Paris, Rodin, Matisse et Picasso. La première exposition de ce dernier aux États-Unis est organisée par le caricaturiste Marius de Zayas pour The Li¦le Galleries. De Zayas, inspiré par Stieglitz, donnera les définitions les plus précises du nouveau rôle de la photographie comme révélatrice de la réalité objective des formes. Plus tard, Stieglitz ajoutera à ce¦e objectivité abstraite la mission d’exprimer la métaphysique du monde intérieur. En 1917, il fait la première photo d’O’Keeffe. À la fin de sa vie, il photographie les gra¦e-ciel de New York durant la Grande Dépression. La dernière image de Stieglitz date de 1937 (cf. A. Stieglitz, cat. exp., Washington, National Gallery of Art, Callaway Editions, New York, 1983). 3. Alfred Stieglitz, Georgia O’Keeffe – A¢er Return from New Mexico, 1929, épreuve gélatino-argentique, 7,8 x 11,7 cm, Georgia O’Keeffe Museum, Santa Fe, inv. 2003.01.015.

photos à lui, mais aussi aux tableaux d’O’Keeffe elle-même, qui travaille, autonome et proche. Ainsi, après son premier style influencé par le symbolisme, Stieglitz s’éloigne de ce courant et, prônant le droit à l’individualisme en photographie, il estime que l’objectivité nécessaire et inévitable de l’appareil photo peut et doit se soume¦re à l’expression du caractère et des idées du photographe. Il affirme l’autonomie de la photographie comme « médium distinct » de la peinture, et ses images deviennent des assemblages de formes, à la recherche d’une « pure forme », « vérité objective » détachée de l’environnement reconnaissable, de plus en plus abstraite et sobre. Cependant, le regard qui choisit et délimite est bien porteur de la présence de l’artiste, qui demeure la préoccupation quasi mystique de Stieglitz. S’inspirant de Bergson et de Kandinsky, son ambition est de fragmenter le temps en unités divisibles : il rapproche l’appareil photo de ses objets-cibles, ainsi agrandis et recadrés comme sous un microscope, visant à exprimer les états non pas du monde, mais du photographe. Ainsi, les séries de nuages qui s’appellent tout simplement Music. A Sequence of Ten Clouds Photographs [Musique : une série de dix photographies de nuages] suivies de Tirages [Tirages] et d’Equivalents [Équivalents] sont appelées à exprimer l’émotion comme le fait la musique, à faire voir « l’objectivité de la subjectivité », car tel est le but de la « photographie d’idée » que l’artiste est en train de promouvoir. La photographie américaine moderne trouve ainsi en Stieglitz son père fondateur, en même temps que l’art de Georgia O’Keeffe peut être mis en résonance avec ce¦e passion pour l’objet en détails, spots et séries, qui se laisse organiser en une harmonie de formes et qui révèle, à travers un décor, la passion de l’artiste. Objective ou subjective ? La forme selon Stieglitz et O’Keeffe s’impose « subjectivement objective », si l’on peut dire, forme d’un monde saisie par une passion individuelle irréductible, inéluctable. Dedans et dehors, mystique si l’on veut, ce¦e forme-là signe la présence de l’expérience subjective dans le monde et restitue le monde à notre intimité. Regardons les photos que Stieglitz a prises des mains de Georgia – 1921 –, la délicatesse des doigts effleure une grappe de raisin ; c’est Cézanne rapproché du corps féminin par cet organe qui conjugue la plus grande innocence industrieuse avec la plus sournoise suggestion érotique – la main, 1920 ? –, les deux mains de Georgia s’élèvent comme grimpant sur une tige invisible ; et tant d’autres mains – en haut, en bas, suspendues, élevées, flo¦antes. Un véritable poème objectif et intime en même temps, sur la formation elle-même. La formation, c’est-à-dire la création de formes – une mainmise de l’artiste sur le corps, travail et éros indissociables. Stieglitz affirme que ses constructions photographiques sont « quelque chose qui prend déjà forme en moi », et Georgia dit qu’il « s’est toujours photographié lui-même ». Hypnotiseur de ses modèles ? Peut-être. Mais faisons un pas : Georgia O’Keeffe aussi « hypnotise » ses fleurs et ses coquillages pour transposer dans des formes connues les lignes de force inconnues de son monde à elle. De toutes les images que Stieglitz et d’autres photographes nous ont laissées de ce¦e étrange femme qui mena sa vie comme une œuvre et son œuvre comme une vie, je préfère celle de 1929 par Alfred Stieglitz lui-même, Georgia O’Keeffe – A¢er Return from New Mexico [Georgia O’Keeffe – Au retour du Nouveau-Mexique] (fig. 8)3 . Adossée à une grosse voiture, une sorte de camionne¦e – on voit la vitre arrière et la roue de secours collée en dessous –, Georgia se tient droite, fière, détachée et quelque peu provocante. Le visage est d’une austère tendresse qui semble contempler à l’extérieur un monde intérieur imprenable et inévitable. Les cheveux tirés, le long cou dégagé lui donnent l’air d’une danseuse. L’érotisme vient des mains car elles introduisent la grâce nerveuse d’un mouvement suspendu. Femme, amante, modèle, artiste – Georgia O’Keeffe condense tous les rôles que les femmes ont tenus dans l’histoire de l’art et dans l’art moderne, et qui les ont souvent rejetées dans des marginalités douloureuses. Or, si elle est excellente dans chacun

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Fig. 16 Georgia O’Keeffe Blue, Black and Grey [Bleu, noir et gris] 1960 Huile sur toile 100 x 76 cm Georgia O’Keeffe Museum, Santa Fe

de ses emplois pris séparément, elle les combine surtout avec une intensité élégante, peut-être sans précédent et sans suite. Uniques, sa complexité vitale et son esthétique dégagent cependant une simplicité qui défie les interprétations et n’en reste pas moins mystérieuse. Peut-être cet alliage quasi mystique d’expérience vécue et de forme parfaite dans la réalisation d’une femme explique-t-il pourquoi elle est si peu connue par le public français. Comme si le génie très analytique de l’Hexagone et sa méfiance restaient interdits devant une si énergique exigence de « sensations », de « respirations », de « solitude » et d’« inconnu » innommable. Son dédain des mots, ses déclarations d’être impénétrable au langage et rétif aux spéculations critiques suscitées par son œuvre ont sans doute contribué à l’éloigner des courants plus raisonnés, plus philosophiques de l’art moderne. Telle une force sauvage surgie de la nature puissante du nouveau continent, en communion intime avec ses couleurs, vents, sons, fleurs, chairs, os, montagnes, canyons, plaines, Georgia O’Keeffe semble effleurer l’aventure de l’art moderne et a¦eindre, immédiatement, sans intermédiaire, une sorte de sainteté sublimée de perfection limpide et 25

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Fig. 17 Georgia O’Keeffe Series I, no 4 [Série I, no 4] 1918 Huile sur toile 50,8 x 40,6 cm Städtische Galerie im Lenbachhaus, Munich

incontournable. Comme pour Emily Dickinson – mais de manière moins sombre, plus colorée précisément et infiniment plus heureuse dans sa face sociale –, c’est le mot d’« expérience » qui conviendrait le mieux à son exigence, tant le terme d’« art » paraît partiel par rapport à la polyvalence de son aventure. À rebours, le mot « expérience » ra¦aché à ces visions que sont ses tableaux – d’une nudité désarmante et cependant onirique, irrationnelle, bouleversante – permet de traverser l’impression légère qu’on est tenté d’avoir de Georgia O’Keeffe, comme si elle était une artiste « naïve », pour découvrir la dynamique d’un sens inépuisable par-delà la parcimonie apparente de ses représentations. En somme, la question que Georgia O’Keeffe pose, sans doute le plus violemment, est la suivante : est-ce que tout l’artiste, et plus encore toute l’artiste, est dans le tableau – dans ses couleurs, ses contours, sa composition ? Ou bien est-ce que, pour « le voir » ou « la voir » en effet tout ou toute, ou au moins pour le voir ou la voir « au maximum », « au mieux », il est essentiel de lire aussi sa vie, ses « sensations », ses « respirations », ses combats avec les mots, ses le¦res, son histoire ? Avec l’insolence des grands artistes qui feignent à peine d’être modestes, Georgia O’Keeffe semblait considérer que la peinture était la face visible, à la limite indifférente, d’une expérience complexe d’organisation globale des formes dont elle était sûre, la plupart du temps, d’avoir la maîtrise. 26

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J’ai le sentiment qu’une forme réellement vivante est le résultat naturel des efforts d’un individu pour créer ce e chose vivante à partir de ce que son esprit, s’aventurant dans l’inconnu, a expérimenté, ressenti – sans le comprendre –, et de ce e expérience naît le désir de révéler cet inconnu. Par inconnu, j’entends ce que cet individu ressent sans pouvoir clairement le comprendre – parfois il sait pourquoi – parfois il ne le sait pas – parfois cela se passe dans le noir absolu – mais c’est un travail qui doit être fait – Révéler l’inconnu – selon le mode d’expression propre à chacun, vous absorbe tout entier – si l’on cesse de penser à la forme – en tant que forme, on est perdu – les formes de l’artiste doivent être inévitables – On ne doit pas penser un seul instant que l’on ne réussira pas [le¦re 29, 1923]. Et encore : Je dois vous dire une fois de plus que je suis très heureuse et très fla ée que vous souhaitiez faire ce e exposition sur moi. J’ai l’impression de ne pas être à la hauteur et je voudrais être meilleure. J’ai souvent éprouvé le même sentiment devant les efforts déployés par Stieglitz pour moi. Le problème, c’est que je ne peux honnêtement me dire que je n’aurais pas pu être meilleure. […] Je pense que le travail que j’ai accompli est assez unique pour mon époque, et que je fais partie des quelques personnes qui donnent à notre pays une voix qui n’appartient qu’à lui – je n’ai aucun mérite – c’est simplement que j’ai vu avec mes yeux à moi et que je ne pouvais pas faire autrement que de voir avec mes yeux à moi – ce n’est peut-être pas de la peinture mais c’est quelque chose – et même si ce n’est pas quelque chose, cela ne me préoccupe pas – je ne sais pas pourquoi je suis indifférente [le¦re 90, 1945]. Ce¦e création de formes à partir d’une expérience aux limites de soi est sans doute commune à toute aventure esthétique. Loin de l’effacer, l’art moderne l’a portée aux frontières de l’identité mentale et à une incandescence jamais a¦einte dans la violence du plaisir ou de la douleur (Picasso, Matisse et, d’une autre manière, Pollock, De Kooning ou Artaud en témoignent). Cependant, en voulant ausculter la technique qui a¦esta ces dépenses insensées, la critique moderne a fini par les oublier – le formalisme s’épuise à scruter l’apparence de l’iceberg. Plus encore, l’œuvre lance un défi plus intolérable encore à la raison formaliste et même psychologique, lorsque l’apparence oppose à l’observateur une sérénité quasi orientale, impénétrable, non interprétable. Même pas de malaise ? Pas de sexualité exhibée, revendiquée ? Serait-elle puritaine, trop dissimulée ? Une « radinerie inconsciente » (« unconscious stinginess »), lance Jean Toomer à propos d’O’Keeffe : par trop grande richesse intérieure, ou par « égoïsme défensif » ? Elle a connu les grands artistes européens. En 1908, elle visite les expositions de Rodin et de Matisse. Elle expose avec Picasso en 1941 à la galerie de Stieglitz, An American Place – Picasso est pour elle une sonorité, une musique : « Ce dessin de Picasso est une merveilleuse musique n’est-ce pas – Anita, écrit-elle dès 1915, je l’aime tellement que je suis jalouse des autres gens qui simplement le regardent – et j’aime le portrait de Gertrude Stein – la chose me fascine simplement – j’aime tout » (le¦re 3 à Anita Pollitzer, 1915). Marcel Duchamp est un ami intime de Stieglitz et d’O’Keeffe, et ils l’admirent profondément. Si l’on se demande quel peut bien être le commun dénominateur de ces différents artistes dominant notre siècle, on découvre en réalité le défi aux conventions sexuelles et morales, et ce¦e intransigeante exigence de soi qui modèle à chaque nouvelle œuvre la personne elle-même en une nouvelle forme, en un nouveau bonheur plastique. Ainsi donc, il était une fois le couple Stieglitz-O’Keeffe. J’ai tendance à imaginer qu’une telle entente symbolique et professionnelle, une telle estime réciproque pour l’art de

Fig. 18 Georgia O’Keeffe Nude Series VIII [Série de nus VIII] 1917 Aquarelle sur papier japon 45,7 x 34,3 cm Georgia O’Keeffe Museum, Santa Fe

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Georgia O’Keeffe et Alfred Stieglitz : « the great American couple1 » Marie Garraut « I wonder if you know how much finer life has seemed to me through knowing you – a li le – maybe more than a li le2 » Le nom à consonance irlandaise de Georgia O’Keeffe, que l’on associe systématiquement à la peinture de fleurs monumentales et suggestives, est intimement lié à celui d’Alfred Stieglitz. De sa rencontre avec la jeune fille du Midwest en 1916 jusqu’à sa mort et au-delà, l’amant (passionné), le mentor (zélé), le photographe (inspiré), le mari (jaloux), le rival (hypocondriaque) de vingt-trois ans son aîné est partie prenante de la vie de Georgia. Il ne s’agit pas ici de prétendre que Georgia O’Keeffe n’aurait jamais existé sans Alfred Stieglitz, mais de montrer plutôt que ce dernier a contribué et servi à coup sûr à forger la légende O’Keeffe. Assez peu connue de ce côté de l’Atlantique, la relation complexe, opportune – opportuniste ? – et d’une certaine façon pérenne qui lie étroitement O’Keeffe et Stieglitz pendant trente ans a passionné le public et les critiques américains. Comment la vie de Georgia s’est-elle construite adossée à celle de Stieglitz, puis consolidée à distance et indépendamment de lui ? Comment les rapports de force et l’équilibre de la dépendance ont-ils changé ? Le meilleur témoin de l’étroite implication – au sens li¦éral du terme – tout autant intellectuelle qu’affective des vies de Georgia et d’Alfred est sans doute l’inépuisable et assidue correspondance qu’ils ont pris soin d’entretenir presque quotidiennement entre 1916 et 1946. Trente ans, cinq mille le¦res, vingt-cinq mille pages… Dévoilée vingt ans seulement après la mort de Georgia, selon ses vœux, elle n’a été jusqu’à présent publiée que partiellement. Si l’on y débusque de glorieuses le¦res d’amour, la correspondance particulièrement intense entre 1916 et 1918 est aussi une mine d’informations sur la société intellectuelle américaine des premières décennies du e siècle. D’éminentes figures artistiques et li¦éraires, tels Marcel Duchamp, Sherwood Anderson, Frank Lloyd Wright, Gertrude Stein, Miguel Covarrubias ou encore D.H. Lawrence, pour n’en citer que quelques-unes, apparaissent ici et là à la faveur des échanges. Au-delà de la dimension personnelle et intime, ce roman épistolaire apporte aussi un éclairage essentiel sur la conception et l’ambition esthétiques des deux protagonistes. 35

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1. Ce titre est une allusion à celui de l’ouvrage de Wanda M. Corn, The Great American Thing : Modern and Natural Identity, 1915-1935, University of California Press, Berkeley, Los Angeles et Londres, 1999. « The great American thing » est une formule empruntée à Georgia O’Keeffe elle-même. Voir ci-dessous, n. 5 et 32. 2. « Je me demande si vous savez à quel point la vie me semble plus belle depuis que je vous connais – un peu – peut-être plus qu’un peu » : Georgia O’Keeffe à Alfred Stieglitz, Canyon, 26 octobre 1916, in Sarah Greenough, My Faraway One. Selected Le ers of Georgia O’Keeffe and Alfred Stieglitz, vol. I, 1915-1933, Yale University Press, New Haven et Londres, 2011, p. 49. Les extraits de le¦res en français qui figurent dans ce texte sont une traduction personnelle de l’auteur. 3. « For me, he was much more wonderful in his work than as a human being » : Georgia O’Keeffe, A Portrait by Alfred Stieglitz, Metropolitan Museum of Art, New York, 1978. 4. Dans une le¦re adressée au critique Paul Rosenfeld le 5 septembre 1923, Alfred Stieglitz évoque une Amérique « without that damned French flavor ». Voilà la raison pour laquelle il défend bec et ongles la jeune Georgia : « That’s why I’m fighting for Georgia. She is American. » Il ne manque pas d’ajouter : « So am I. » Sarah Greenough, Juan Hamilton, Alfred Stieglitz : Photographs and Writings, Callaway, Washington, 1983, p. 212. 5. L’obsession d’une partie de ce¦e génération est de créer un art moderne strictement américain, distinct de l’art moderne européen. Ce¦e ambition de créer à partir des particularités propres au continent américain (à commencer par le rapport aux grands espaces) concerne aussi bien les arts plastiques que la li¦érature ou la musique. 6. « The trips ultimately changed not only the way she lived but also what she painted and how she was received by the public » : W. M. Corn, The Great American Thing…, op. cit., p. 245. 7. « It is the only place I have ever felt that I really belonged – that I really felt at home », écrit-elle en 1919, un an après avoir qui¦é l’État où elle a enseigné quatre années durant pour rejoindre New York à l’invitation de Stieglitz. 8. « Dearest – This really isn’t like anything you ever saw – and no one who tells you about it gives any idea of it » : Georgia O’Keeffe à Alfred Stieglitz, Taos, 2 mai 1929, in S. Greenough, My Faraway One…, op. cit., p. 411.

Si Georgia a pris soin de taire, voire d’effacer les parts d’ombre qui voilent une relation présentée comme exceptionnelle sur tous les plans, ce¦e forme de censure s’exerce aussi chez la critique, curieusement encore après la mort de l’artiste. Et si Georgia confiait en 1978 que Stieglitz était « bien plus merveilleux comme artiste que comme être humain3 », le mythe ne peut souffrir d’accroc. La particularité du couple d’artistes formé par Georgia et Alfred nous semble demeurer dans la volonté farouche et inépuisable qu’ils partagent, par des voies certes différentes, d’incarner et de promouvoir une identité proprement américaine. Stieglitz, le héraut du modernisme européen, qui a exposé Rodin puis Duchamp, Picabia, Brancusi, Picasso dans sa galerie 291, se prend à rêver d’une « Amérique sans ce satané arrière-goût français ». Georgia apparaît alors comme la prétendante rêvée4 . Tel Janus, le tandem personnifie les deux visages de ce¦e Amérique en train d’asseoir son identité : la grande métropole toute de verticalité et creuset de l’immigration européenne – le New York des Roaring Twenties – et les grands espaces bruts de l’Ouest, à l’horizontalité infinie et marqués par la présence des Amérindiens. L’Amérique de Georgia et l’art américain qu’elle appelle de ses vœux ne doivent plus être en rien tributaires de l’Europe. Faire advenir « the great American thing5 », voilà l’affaire de sa vie. La géographie est un élément déterminant de l’union ambitieuse de Stieglitz et d’O’Keeffe. La vie sentimentale et créatrice de ce¦e dernière est déterminée par des lieux exemplaires de ce¦e Amérique et symboliquement investis. Chaque départ marque pour elle un tournant dont la valeur échappe au sédentaire et urbain Stieglitz. « Les voyages ont en définitive changé non seulement sa façon de vivre, mais aussi ce qu’elle a peint et la façon dont elle fut reçue par le public6. » Ville de leur rencontre, de leur reconnaissance, de la famille et des amis, New York est la ville de la modernité associée à l’image de la galerie 291, ainsi nommée car située à ce numéro de la 5e Avenue à Manha¦an. Georgia se résout à peindre un temps ce¦e modernité avec la série de gra¦e-ciel réalisée entre 1925 et 1930, alors qu’ils habitent au dernier étage du tout nouvel hôtel Shelton, au plein cœur de la ville. Mais New York est aussi la ville de la verticalité (masculine ?) et de la dépendance pour Georgia. Seule l’horizontalité étale et infinie des grands espaces, celle de l’Amérique première, lui permet de regagner l’indépendance et la liberté auxquelles elle aspire, quand bien même, selon une certaine formule de Goethe, « une dépendance volontaire [serait] la position la plus belle ». Georgia n’a jamais oublié l’immensité des paysages de son enfance. Née à Sun Prairie, dans le Wisconsin (à quelques encablures de Pepin, le village natal de Laura Ingalls Wilder, l’auteure de La Petite Maison dans la prairie), c’est dans le Sud, au Texas, qu’elle découvre la sensation d’infini et la communion avec la nature. « C’est le seul endroit où je me sois jamais sentie vraiment appartenir – où je me sois jamais sentie chez moi7 », écrit-elle. Ce ne sont pas les quelques années passées dans la jungle urbaine qui lui font oublier cet horizon. En 1929, elle je¦e finalement et définitivement son dévolu sur le Nouveau-Mexique. Une fois de plus, Stieglitz est le premier destinataire de ses impressions : Mon chéri – ça n’a rien de commun avec tout ce que vous avez jamais pu voir – et pas une des personnes qui vous en parlent ne peut vous en donner la moindre idée8 . Découvert une première fois en 1916 lors d’un voyage avec sa sœur, le NouveauMexique a tout pour séduire l’Américaine en quête d’Amérique. Ce¦e terre des populations premières, que les immigrés européens n’ont encore, fantasme ou non, que très peu foulée, a¦ire au début du siècle une communauté artistique, li¦éraire surtout. Elle se concentre autour de la ville de Taos et de la figure fantasque de Mabel Dodge, mécène, qui s’y installe en 1919 avec son mari. À partir de 1929 et plus encore de 1949,

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lorsque Georgia s’y établit définitivement, ce¦e région désertique et paradoxalement synonyme d’inspiration et de création pour elle devient un a¦ribut presque allégorique de son personnage. Le fait que ce désert reste jusqu’à la fin étranger à Stieglitz n’en amoindrit en rien, bien au contraire, le charme (au sens magique du terme). La peinture de Miss O’Keeffe, qui a « appris très tôt à capitaliser sur son américanité9 », ne saurait être comprise hors de cet ancrage. Les Roaring Twenties ou l’âge d’or (1916-1929) « You are a very, very great woman – You have given me – I can’t tell you what it is – but it is something tremendous – something so overpowering that I feel as if I had shot up suddenly into the skies & touched the stars10 » Comme le révèle la correspondance entamée en 1916, ces années se singularisent par une grande vitalité, tant physique qu’artistique, qui anime le couple comme chacune de ses deux parties. Le travail de l’un nourrit le travail de l’autre. L’admiration est réciproque et le soutien inconditionnel – sous réserve toutefois d’exclusivité, tant amoureuse que professionnelle… Le vocabulaire de Stieglitz pour qualifier Georgia est alors de l’ordre de l’exceptionnel, voire du merveilleux. « C’est sans conteste une femme vraiment extraordinaire11 », peut-on lire ; ou encore : « Elle est pour moi une source constante d’émerveillement, […] tout comme la nature12. » La rencontre entre Stieglitz et O’Keeffe, issus de deux milieux radicalement différents13 , a été maintes fois racontée. Stieglitz a découvert l’œuvre avant de rencontrer la femme. « Enfin une femme sur le papier » (« Finally a woman on paper ») seraient les mots – légendaires ? – prononcés par Stieglitz lorsque Anita Pollitzer, une amie de Georgia à qui ce¦e dernière a envoyé par la poste seize compositions abstraites au fusain, franchit les portes de la galerie 291. Georgia, qui avait expressément demandé à Anita de ne pas montrer ces dessins, somme en mai 1916 Stieglitz, dont elle suit assidûment et avec admiration les activités et lit la publication Camera Work, de décrocher ses œuvres, qu’il a pris la liberté d’exposer sans sa permission. Première exposition, première rencontre. La relation artistique et la relation amoureuse sont dès lors inextricables. Ainsi commencent l’histoire de ce couple mythique et une longue correspondance, à laquelle seule la mort – celle de Stieglitz en 1946 en l’occurrence – pouvait me¦re un terme. La découverte de l’œuvre s’assortit pour l’homme et le photographe de l’invention d’une muse. Si Stieglitz réalise les premiers portraits de Georgia à la galerie 291 en 1917 lors d’une brève visite de la jeune femme à New York, c’est en 1918 qu’il commence à la photographier régulièrement, dans un petit appartement de Manha¦an prêté par sa nièce. C’est du reste l’une de ces séances de pose qui déclenche les foudres d’Emmeline Obermeyer, mariée au photographe depuis vingt-quatre ans, et qui est à l’origine de l’ultimatum et de la séparation. Entre 1918 et 1937, date à laquelle, pour des raisons de santé, il raccroche définitivement l’appareil, Stieglitz a pris plus de trois cents photos de Georgia, réalisant ainsi un portrait fragmenté, anatomiquement encyclopédique. À côté des paysages de Lake George, des buildings new-yorkais ou des nuages, le corps de la jeune femme est devenu son sujet favori, et sans conteste le plus incarné. Il suffit de regarder les portraits des mains de Georgia, de son visage ou de son buste pour voir que la matérialité, la présence de la chair qui imprime la pellicule diffèrent en tout point des clichés éthérés des gra¦e-ciel de la ville et a fortiori des nuages. Le désir de la photographier est à la mesure de son désir physique : Comme je brûlais de vous photographier – les mains – la bouche – & les yeux – […] & la gorge14 .

Fig. 23* Arnold Newman Georgia O’Keeffe et Alfred Stieglitz 1944 Épreuve gélatino-argentique 25,8 x 20,3 cm Centre national des arts plastiques, Paris

* Œuvre présentée dans l’exposition. 9. « She learned early to capitalize on her Americanness » : Sharyn Rohlfsen Udall, Carr, O’Keeffe, Kahlo, Places of their Own, Yale University Press, New Haven et Londres, 2000, p. 47. 10. « Vous êtes une femme vraiment, vraiment exceptionnelle – ce que vous m’avez donné – je ne saurais le dire – mais c’est quelque chose de formidable – quelque chose de si surpuissant que j’ai la sensation d’avoir été propulsé d’un coup dans le ciel & d’avoir touché les étoiles » : Alfred Stieglitz à Georgia O’Keeffe, New York, 4 novembre 1916, in S. Greenough, My Faraway One…, op. cit., p. 60. 11. « She is without a doubt a girl much out of the ordinary » : c’est en ces termes qu’Alfred Stieglitz décrit Georgia O’Keeffe à son assistante Marie Rapp Boursault, après leur brève première rencontre au printemps 1916 à la galerie 291. 12. « She is a constant source of Wonder to me, […] like Nature itself » : Alfred Stieglitz à Arthur Dove, 15 août 1918, in Belinda Rathbone, Roger Sha¦uck, Elizabeth Hu¦on Turner, Georgia O’Keeffe and Alfred Stieglitz : Two Lives, A Conversation in Paintings and Photographs, Robert Halle, Londres, 1992. 13. Alors que Georgia O’Keeffe est issue d’une famille nombreuse de paysans d’ascendance irlandaise et hongroise implantée dans le Midwest, Alfred Stieglitz descend d’une famille d’immigrés allemands d’origine juive installée à New York. Il s’est lui-même formé à la photographie en Europe, à Berlin. 14. « How I wanted to photograph you – the hands – the mouth – & eyes – […] & the throat » : Alfred Stieglitz à Georgia O’Keeffe, New York, 1er juin 1917, in S. Greenough, My Faraway One…, op. cit., p. 150..

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Fig. 24 Alfred Stieglitz Georgia O’Keeffe 1918 Épreuve au palladium 23,5 x 18,4 cm Georgia O’Keeffe Museum, Santa Fe

15. « I am on my back – wanting to be spread wide apart – waiting for you – […] Does it tell you how wildly hungry every inch of me is for you – even my toes. It’s no use to say it’s my soul crying for you – I know good and well that it is my body – my blood – my flesh – even my bones seem to cry for you – hunger for you » : Georgia O’Keffe à Alfred Stieglitz, York Beach, 16 mai 1922, ibid., p. 334.

Le succès de ces portraits exposés à la galerie est à double tranchant. Au parfum de scandale suscité par l’extraconjugalité de cet amour (Stieglitz reste marié jusqu’en 1924) dans une société fortement marquée par le puritanisme s’ajoute la gêne de Georgia vis-à-vis de son statut. Ce n’est pas tant la pudeur qui la rend malade que la crainte que sa plastique occulte sa pratique. Ces années sont celles d’une passion effrénée, et la charge érotique qui colore ces photographies est perceptible dans chaque page de la correspondance : Je suis allongée sur le dos – a endant que mes jambes s’écartent très largement – vous a endant – […] Cela vous donne-t-il une idée de l’intensité avec laquelle chaque parcelle de moi a sauvagement faim de vous – jusqu’à mes orteils. Inutile de dire que c’est mon âme qui vous réclame – je sais pertinemment que c’est mon corps – mon sang – ma chair – même mes os semblent vous appeler – faim de vous15 . Corps désirant, corps souffrant, corps réceptacle de sensations, corps en communion avec la nature, le corps est omniprésent dans la correspondance ; plus librement, plus naturellement évoqué dans les le¦res de Georgia, qui semble affranchie, bien plus que Stieglitz, des valeurs victoriennes héritées de la vieille Europe. La passion de la jeune

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femme est aussi marquée par un fort désir d’exclusivité : dans le cœur de Stieglitz mais aussi au sein de sa galerie, de son cercle et de la société artistique américaine. Elle conserve jalousement ce¦e place, comme elle l’avoue sans ambages à son ami et critique Henry McBride en février 1923 : J’aime être la première – si jamais l’on me remarque. C’est pour ça que je m’entends bien avec Stieglitz – avec lui je me sens la première16. Les succès professionnels la confortent dans ce¦e prétention. Georgia accède à la reconnaissance du public – comme artiste et non plus seulement comme modèle photographique – en 1923, date à partir de laquelle Stieglitz lui consacre une exposition annuelle. Les prix croissent rapidement. En 1928, Stieglitz obtient le prix record de vingt-cinq mille dollars pour six toiles de Calla Lilies [Arums]. Ainsi ces années voient se me¦re en place les fondations du « great American couple », auquel Georgia insuffle une dimension presque mythologique. Les mots, qui comme elle le répète souvent ne réussissent jamais à traduire ce qu’elle veut exprimer, ne suffisent pas à décrire le lien qui l’unit à Stieglitz. Elle s’y risque néanmoins à plusieurs reprises : J’ai eu l’impression d’être plus proche de vous que je ne l’ai jamais été de quiconque – Si proche que j’ai presque eu l’impression de toucher la chose en vous qui est véritablement la vie – appeler ça l’âme si vous voulez – c’est un mot odieusement faible pour décrire cela17. De ce¦e période bénie et prolifique, l’année 1924 est le point culminant. Le divorce d’Alfred ayant été enfin prononcé en septembre, Georgia épouse le photographe en décembre, à Cliffside Park, dans le New Jersey, en la compagnie intime et exclusive de leurs témoins de mariage, John Marin et George Herbert Engelhard. Ce¦e officialisation répond davantage au souhait de Stieglitz (pour la santé de sa fille Ki¦y) qu’à la volonté de Georgia, qui ne voudra jamais prendre le nom de son mari et, si l’on en croit les témoignages, souhaitait une cérémonie des plus sobres, dénuée de tout rite. L’année 1924 marque aussi l’acmé de leur complicité artistique, avec la première et unique exposition strictement commune, aux Anderson Galleries, à Beverly Hills. En regard de soixante et une de ses photos, « Stieglitz présente cinquante et une œuvres récentes : huiles, aquarelles, pastels et dessins de Georgia O’Keeffe18 ». Les correspondances et les échos que tissent ces œuvres sont la traduction d’une communion physique et mentale. Quoique peu semblables même si elles abordent quelques thèmes communs (ciel, arbres, gra¦e-ciel), les photographies d’Alfred et les tableaux de Georgia, comme leurs le¦res, ont en commun un certain lyrisme. Terrestre pour l’une, aérien pour l’autre. Mais l’année 1924 est aussi une ligne de crête dans la mesure où elle marque à la fois le sommet de la complicité et le début du craquèlement du couple mythique. La volonté d’indépendance de Georgia est perceptible dans sa façon même d’envisager le mariage. De la même façon, ce¦e première exposition commune restera un hapax. La Grande Dépression « A kiss if you want one19 » L’année 1929 marque une rupture non seulement dans l’équilibre financier et politique du monde, de l’Amérique en particulier, mais également dans celui du couple. Les difficultés pécuniaires sont récurrentes. Les activités de la galerie étant essentiellement soutenues par les rentes de sa première épouse, héritière d’une riche famille de brasseurs, Stieglitz perd avec sa femme un soutien financier vital à son activité. Si les ventes deviennent difficiles, il peut heureusement s’appuyer sur sa propre famille, à commencer par son frère Lee, qui héberge un temps le couple à New York, au grand dam de Georgia, qui supporte difficilement ce¦e promiscuité domestique.

16. « I like being first – if I’m noticed at all. That’s why I get on with Stieglitz – with him I feel first » : Jack Cowart, Juan Hamilton, Georgia O’Keeffe : Art and Le ers, cat. exp., National Gallery of Art, Washington, 1987, no 27, p. 171-172. 17. « It seemed that I was nearer to you than I have ever been to anyone – So near that I almost seemed to touch the thing in you that is real life – call it soul if you want to – it’s a damnable poor word for it » : Georgia O’Keeffe à Alfred Stieglitz, Canyon, 27 octobre 1916, in S. Greenough, My Faraway One…, op. cit., p. 50. 18. C’est ainsi que s’intitule l’exposition inaugurée en mars : Alfred Stieglitz Presents Fi¢y-One Recent Pictures : Oils, Water-Colors, Pastels, Drawings, by Georgia O’Keeffe. 19. « Un baiser si vous en voulez bien » : Alfred Stieglitz à Georgia O’Keeffe, New York, 17 janvier 1933, in S. Greenough, My Faraway One…, op. cit., p. 670.

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Georgia O’Keeffe. Une vision photographique

Le rôle de la Straight Photography dans l’élaboration d’une « Nouvelle Vision » picturale Sophie Bernard

« Enfin une femme qui dessine, une femme qui se donne », s’enthousiasme Alfred Stieglitz en janvier 1916, saisi par la force et l’étrange singularité des dessins1 que lui apporte la jeune Anita Pollitzer, amie de Georgia O’Keeffe. Alors qu’elle est une artiste encore inconnue enseignant au Texas, l’éminent photographe et directeur de la galerie 291 à New York se met à photographier ses fusains. Bouleversé, il les baptise élogieusement « songs of consciousness2 ». En retour, dans une le¦re qu’elle lui adresse la même année, la jeune femme écrit : Vous allez probablement rire si je vous dis que j’aime vos photographies de mes dessins – bien plus que je n’aime les dessins – j’ai été très amusée de la manière dont j’ai pris plaisir à les regarder – vraiment j’ai éprouvé du plaisir 3 . Les photographies de ses propres œuvres séduisent immédiatement O’Keeffe : elles en accentuent le synthétisme et la brillance. La photographie souligne les composantes spatiales, les jeux de tonalités ainsi que les rythmes formels des compositions oniriques au fusain. Dès 1917, l’artiste se montre d’emblée particulièrement sensible au médium photographique. Installée à New York en 1918 à l’invitation de Stieglitz, la jeune femme suivra avec ce dernier l’aventure de ses galeries, The Anderson Galleries (1921-1925)4 , The Intimate Gallery (1925-1929) et An American Place (1929-1946), qui non seulement offrent une tribune aux grandes figures de l’art moderne, aux représentants de la peinture américaine, mais promeuvent aussi avant tout d’éminents photographes. Dans ses galeries qu’il aime à nommer ses « laboratoires », O’Keeffe assiste à de nombreux débats passionnés sur la photographie opposant au début du siècle les tenants de la photographie pictorialiste à ceux de la Straight Photography. Elle épouse les idées de Stieglitz, qui veut ériger la photographie au rang des beaux-arts. Tout en étant directement exposée aux problématiques techniques de la photographie, la jeune femme pose régulièrement pour le photographe, de 1916, date de leur rencontre, jusqu’en 1937. Plus de trois cent cinquante photographies illustrent la relation étroite qui les lie en tant qu’amants et artistes. Avec Georgia O’Keeffe at 291 [Georgia O’Keeffe au 291], 1917 (fig. 2), Stieglitz photographie pour la première fois celle, qui est venue spécifiquement du Texas pour voir sa propre exposition à la galerie 291 de New York. Il inaugure là un genre, celui du journal photographique, pratique qu’il avait initiée puis abandonnée 45

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Fig. 26 Alfred Stieglitz The Hand of Man [La Main de l’homme] 1902, tirage de 1910 Photogravure 24,2 x 31,9 cm Museum of Modern Art, New York

1. Concernant les Specials, Stieglitz les découvre et s’adresse alors ainsi à Abraham Walkowitz : « They’re the purest, finest, sincerest things that have entered 291 in a long while » [« Ce sont les choses les plus fines, les plus sincères et les plus pures qui sont entrées au “291” depuis un bon moment »]. Propos rapportés par Anita Pollitzer dans une le¦re à Georgia O’Keeffe, le 1er janvier 1916, in Serge Lemoine et Ana Martínez de Aguilar (dir.), New York et l’art moderne : Alfred Stieglitz et son cercle, 1905-1930, Réunion des musées nationaux, Paris, 2004, p. 227. 2. « Chants de la conscience ». 3. « You will probably laugh when I tell you that I like your photographs of my drawings – much be er than I do the drawings – I have been very much amused at the way I enjoy looking at them – really enjoy it » : le¦re de Georgia O’Keeffe à Alfred Stieglitz, août 1916, citée dans l’article de Barbara Buhler Lynes, « Georgia O’Keeffe and Photography : A Refined Regard », in Barbara Buhler Lynes et Jonathan Weinberg (dir.), Shared Intelligence : American Painting and the Photograph, cat. exp. [Georgia O’Keeffe Museum, Santa Fe ; Columbus Museum of Art], University of California Press, Berkeley/Los Angeles, Georgia O’Keeffe Museum, Santa Fe, 2011, p. 80-102. 4. Ce n’est pas à proprement parler la galerie de Stieglitz, mais elle abrite ses expositions. 5. « Georgia O’Keeffe transforme les ossements en œuvre d’art », Life, 14 février 1938, p. 28-31. 6. Susan Danly, « Miss O’Keeffe – Photography and Fame », in Georgia O’Keeffe and the Camera, The Art of Identity, cat. exp. [Portland, Museum of Art], Yale University Press, New Haven, 2008, p. 7-36. 7. Ibid., p. 36.

avec sa fille Katherine devant les réticences de sa propre femme, Emmeline Obermeyer. À partir de juin 1918, le photographe concrétise ce¦e expérience sous les auspices de la passion amoureuse, lui donnant une forme approfondie et obsessionnelle dans les portraits de Georgia. À sa mort en 1986, O’Keeffe est l’artiste la plus photographiée des États-Unis. Le portrait que lui consacre Stieglitz forge la première image publique d’une artiste au physique impressionnant, au visage sculptural et à la présence inédite que bien des photographes sauront exploiter tout au long de sa vie, lui conférant l’envergure et l’aura du mythe. O’Keeffe saura à son tour instrumentaliser la photographie en vue d’élaborer sa propre histoire et sa propre mythologie. Un article de Life de 1938, « Georgia O’Keeffe Turns Dead Bones to Live Art5 », est accompagné d’une photographie d’Ansel Adams qui la montre souriante, coiffée d’un chapeau et vêtue d’un jean, telle une légende vivante, une femme libre incarnant à elle seule la self-made-woman américaine. La jeune peintre, dont le succès avait été subordonné à celui de Stieglitz, prend en un certain sens avec ce genre de clichés sa revanche photographique. Le rôle de la photographie dans la carrière d’O’Keeffe ne se résume toutefois pas à l’élaboration du mythe en images6 d’une grande artiste moderne ayant traversé le e siècle, quand bien même son statut d’icône de l’art américain n’échappera pas au regard de Warhol et au prisme de ses célèbres sérigraphies de stars7. La photographie imprègne autrement et profondément sa création. La photographie moderne a accompagné l’œuvre peint d’O’Keeffe tout au long de sa vie. La force de Georgia O’Keeffe est d’avoir su créer des peintures qui sont des images en soi. Ses motifs s’imposent à la mémoire. Pour donner corps à ce bréviaire de symboles, à ce répertoire imagé, à ces couleurs sans comparaison dans l’art moderne américain, O’Keeffe s’est a¦achée au pouvoir de synthèse de la photographie. La transparence, la finesse de la couche picturale et la planéité si caractéristique de ses peintures concourent à les rapprocher de la photographie. L’immédiate simplicité de ses œuvres donne l’impression d’un art décoratif dont le synthétisme se fait l’écho d’estampes japonaises. Ces motifs semblent échapper aux contingences temporelles et aux lois terrestres ; ils constituent un monde en soi. À ses dépens d’ailleurs, puisqu’en 1946 Clement Greenberg commente son œuvre en des termes quelque peu ironiques :

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Fig. 27 Georgia O’Keeffe Train at Night in the Desert [Train la nuit dans le désert] 1916 Aquarelle et crayon graphite 30,2 x 22,5 cm Museum of Modern Art, New York

La plus grande partie de son œuvre n’est guère que de la photographie colorée. La patience minérale qu’elle a déployée à tailler, à animer, à polir ces morceaux de cellophane trahit son intérêt non point tant pour l’art que pour un culte personnel, l’adoration des fétiches qu’elle magnifie en leur a ribuant des significations secrètes et arbitraires8 . Cela étant, l’artiste a su exploiter la vision nouvelle qu’offraient les tenants de la Straight Photography – pureté, simplicité de la vision et clarté proprement moderniste – et plus largement a pu établir un dialogue étroit avec de grands paysagistes américains. Sans la photographie, l’essence de la peinture d’O’Keeffe, ce qui fait son unicité et la rend si singulière dans l’art du e siècle, ne serait tout simplement pas. Transposant en peinture les acquis de la technique photographique – ses cadrages et sa pale¦e de gris –, O’Keeffe elle-même se met parfois derrière l’objectif, alimentant sa peinture et son vocabulaire formel si particulier des nombreux clichés qu’elle réalise. Plus largement, les lieux – New York, Lake George et le NouveauMexique – comme la rencontre à différents moments de sa vie d’éminents photographes – Stieglitz, Paul Strand, Ansel Adams – ont contribué chacun à forger sa vision photographique.

8. « The greatest part of her work adds up to li le more than tinted photography. The lapidarian patience she has expended in timing, breathing upon, and polishing these bits of opaque cellophane betrays a concern that has less to do with art that with private worship and the embellishment of private fetishes with secret and arbitrary meanings » : Clement Greenberg, « Art », The Nation, no 162, 15 juin 1946, p. 87, in Barbara Haskell, Georgia O’Keeffe : Abstraction, cat. exp. [New York, Whitney Museum of American Art, 17 septembre 2009-17 janvier 2010], Yale University Press, New Haven, 2009, p. 170.

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Ci-contre à gauche Fig. 28 Georgia O’Keeffe Untitled (Self-Portrait – Torso) [Sans titre (Autoportrait – Torse)] Vers 1919 Huile sur toile 31,1 x 25,7 cm Collection Joanne Kuhn Titolo, Indiana Ci-contre à droite Fig. 29 Alfred Stieglitz Georgia O’Keeffe. Breasts [Georgia O’Keeffe. Seins] 1919 Épreuve gélatino-argentique National Gallery of Art, Washington

9. « La Grande Enfant de la Nature ». 10. Des débats opposent alors les tenants de la Pictorial Photography (photographie pictorialiste), qui prennent pour modèle la peinture, et ceux de la Straight Photography (photographie pure), qui défendent les qualités spécifiques du médium. Marius de Zayas oppose la recherche de la subjectivité de la seconde à l’expression pure recherchée dans la première dans l’article « Photography and Artistic Photography », Camera Work, nos 42-43, novembre 1913, p. 13-14 : « Il existe une différence entre la photographie et la photographie d’art : tandis que, dans la première, on recherche ce¦e objectivité de la forme qui engendre les différentes conceptions que l’homme a de celle-ci, dans le second cas, on utilise l’objectivité de la forme pour exprimer une idée préconçue et ainsi faire partager une émotion. […] Stieglitz a commencé par supprimer la représentation du sujet afin d’a¦eindre l’expression pure de l’objet. Il essaie d’obtenir synthétiquement, au moyen d’un processus mécanique, ce que certains artistes modernes, parmi les plus avancés, ont essayé d’obtenir analytiquement au moyen de l’Art. » 11. Introduction de Georgia O’Keeffe in Georgia O’Keeffe : A Portrait by Alfred Stieglitz, Metropolitan Museum of Art, New York, 1978, n.p.

L’éveil photographique de Georgia O’Keeffe La profonde connaissance des travaux et des articles du cercle de Stieglitz nourrit la jeune O’Keeffe et donne une forme toute spécifique à son œuvre bien avant qu’elle n’arrive à New York en 1918. De la même manière, les le¦res qu’elle envoie à Stieglitz de juin 1916 à juin 1918 documentent clairement l’évolution de sa pensée sur la photographie moderne. Dans les années 1910, celle que Stieglitz appelle affectueusement « the Great Nature’s Child9 », tout en s’affirmant par une peinture instinctive et sensuelle, s’inspire des théories d’Arthur Wesley Dow. Professeur au Teachers College de l’université de Columbia, auteur de Composition : A Series of Exercices in Art Structure (1899, réédité en 1913), ce dernier lui enseigne le concept de notan (contraste tonal) emprunté à l’art japonais : il l’invite notamment à privilégier la forme claire et simplifiée pour a¦eindre l’essence des choses, et à jouer subtilement des valeurs équilibrées entre les noirs et les blancs. Les préceptes de Dow, populaires dans les cercles photographiques newyorkais, sont observés avec a¦ention par Stieglitz, Steichen et Strand, qui s’approprient dans le même temps les conventions spatiales des estampes japonaises exposées à la galerie 291 en 1909. Élève de Dow et lectrice de Camera Work, O’Keeffe se nourrit de ces différentes sources10. En 1916, l’artiste crée une série d’aquarelles bleues dont le clair-obscur se fait l’écho des tonalités en camaïeu des photographies de Stieglitz. Train at Night in the Desert [Train la nuit dans le désert] (fig. 27) est un emprunt direct à The Hand of Man [La Main de l’homme] (fig. 26) de Stieglitz. La photographie devient dès lors une source conceptuelle qui lui permet de développer une imagerie originale aux tonalités cristallines, foncièrement moderniste et unique. Le journal photographique de Stieglitz : « Je réussis à m’y voir… et cela m’a aidée à exprimer ce que j’ai à dire – en peinture » Durant l’été 1917, Stieglitz a commencé à me photographier dans sa galerie 291. […] Quelques semaines plus tard, alors que j’étais rentrée au Texas, deux portraits m’ont été envoyés, l’un de mon visage, l’autre devant mes aquarelles, et trois photographies de mes mains11. Le visage et le corps d’O’Keeffe ne¦ement découpés s’exposent en pleine lumière dans leur pureté, leur frontalité et leur force érotique contrastant avec les clichés pictorialistes atmosphériques qui donnaient à voir des silhoue¦es féminines délicates, longilignes et évanescentes perdues dans les brumes symbolistes. Imposante, occupant tout

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Fig. 30 Georgia O’Keeffe Black Abstraction [Abstraction noire] 1927 Huile sur toile 76,2 x 102,2 cm Metropolitan Museum of Art, New York (cat. 4)

le champ de l’image, Georgia O’Keeffe apparaît comme une femme athlétique, moderne, libre, qui affiche sans retenue sa sexualité. Le journal photographique actualise dans le même temps la relation fusionnelle du couple clairement exprimée : ces clichés sont la révélation de l’histoire d’amour qui unit un homme d’âge mûr, éminence grise de la communauté artistique new-yorkaise, avec une jeune femme de trente-quatre ans, muse et artiste12. Surtout, il donne à voir des nus inédits d’une grande intimité, qui se situent aux confins de l’abstraction tant Stieglitz approche et caresse isolément chaque partie de son corps. Stieglitz réinvente l’art du nu photographique, en s’inspirant de Rodin, de Cézanne et de Matisse, exposés à la galerie 291. Il écrit à son amie Anne Brigman, la plus importante photographe californienne de la Photo-Secession, dont le travail dans la High Sierra l’a beaucoup marqué13 : Pas de trucage – Pas de flou […] – Pas d’agrandissements – Des fragments d’universalité digérés mentalement et aux contours clairement découpés sous la forme d’une femme – tête, torse, pieds, mains, quelques arbres également14 . Les photographies d’Anne Brigman – les nus hautement sensuels qu’elle réalise dans la nature – aident Stieglitz à accomplir son portrait d’O’Keeffe. Révolutionnaire et renouant, par son aspect fragmenté, avec la tradition des blasons du corps féminin15 , ce portrait cumulatif inaugure la Straight Photography, ou photographie pure et directe, dont Stieglitz est le défenseur, avec des épreuves au palladium d’une profondeur extrême. Stieglitz inclut quarante-cinq de ces portraits, dans une section intitulée « A Woman », au sein de la grande rétrospective de son œuvre organisée aux Anderson Galleries en 1921. Si O’Keeffe, embarrassée de l’image qu’il véhicule de son travail, défini en termes de genre et de sexualité, tente d’emblée de contrer celle-ci, il est impossible de passer sous silence la force de ce portrait photographique et la voie qu’il ouvre à l’artiste. O’Keeffe est fascinée par les formes abstraites créées avec son propre corps. S’inspirant de son quotidien, Stieglitz a très tôt exploité systématiquement le gros plan et l’idée de série16. Il en fait l’essence de son approche photographique et de son esthétique, qui marqueront durablement O’Keeffe. L’artiste reconnaîtra plus tard dans sa vie la place fondatrice de ce portrait : Je réussis à m’y voir… et cela m’a aidée à exprimer ce que j’ai à dire – en peinture17.

12. Stieglitz souhaitait avec sa fille Ki¦y, née en 1898, réaliser un journal photographique, mais il en avait été empêché par son épouse. Il s’agissait d’un portrait récapitulant les instants d’une vie. Il photographie sa nièce et une amie, Georgia Engelhard Cromwell, dans des circonstances assez similaires. « Son idée du portrait n’était pas juste une image. Son rêve était de commencer à la naissance avec l’enfant et de photographier cet enfant dans toutes ses activités quand il grandit et devient une personne, et plus tard, dans sa vie adulte » : ibid., introduction, n.p. 13. Photographe californienne de la PhotoSecession, Anne Brigman se photographie nue, ainsi que ses sœurs, dans la campagne de la High Sierra. Ses nus, contemporains de la danse d’Isadora Duncan, révèlent sa communion avec la nature. 14. « No tricks – No Fuzzyism – No Diffusion – No enlargements – clean cut sharp heartfelt mentally digested bits of universality in the shape of a woman – head, torso, feet, hands, ever some trees too » : Alfred Stieglitz à Anne Brigman, 24 décembre 1919, cité dans Kathleen Pyne, « The Speaking Body and the Feminine Voice. Anne Brigman », in Kathleen Pyne, Modernism and the Feminine Voice : O’Keeffe and the Women of the Stieglitz Circle, University of California Press, 2007, p. 113. 15. Françoise Heilbrun, « Un symboliste saisi par la modernité », in S. Lemoine et A. Martínez de Aguilar, New York et l’art moderne…, op. cit., p. 31-45. 16. « Dès le début, il fait preuve du perfectionnisme qui va le caractériser : il choisit un appareil lourd et volumineux, dédaignant d’utiliser un de ces petits modèles portatifs tellement à la mode. Il racontera plus tard à Dorothy Norman le premier exercice qu’il s’était imposé : reproduire sous tous les angles, par tous les climats et avec des temps de pose différents le mur situé en face de sa fenêtre. Sa vie durant, il allait conserver ce¦e démarche systématique et ce goût des sujets pris dans son environnement proche » : F. Heilbrun, « Un symboliste… », op. cit., p. 32. 17. Bri¦a Benke, Georgia O’Keeffe (1887-1986). Fleurs du désert, Benedikt Taschen, Cologne, 1995, p. 20.

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CATALOGUEàDESàŒUVRES

* Sections du catalogue des œuvres rédigées par Sophie Bernard.

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ABSTRACTIONßàBIOMORPHISMEà ETàARTàNOUVEAU « C’est surprenant pour moi de voir que de nombreuses personnes font la distinction entre l’abstrait et le figuratif. La peinture figurative n’est pas une bonne peinture à moins d’être une bonne peinture dans le sens abstrait. Une colline ou un arbre ne peuvent pas faire une bonne peinture juste parce que ce sont une colline et un arbre. Ce sont les lignes et les couleurs mises ensemble qui veulent dire quelque chose. Pour moi, ce sont les fondements de la peinture. L’abstraction est souvent une forme définie à partir d’une chose intangible dans mon esprit, que je peux seulement clarifier en peinture1. » Georgia O’Keeffe, 1976

1. « It is surprising to me to see how many people separate the objective from the abstract. Objective painting is not good painting unless it is good in the abstract sense. A hill or a tree cannot make a good painting just because it is a hill or a tree. It is lines or colours put together so that they say something. For me that is the very basis of painting. The abstraction is o¢en the most definite form for the intangible thing in myself, that I can only clarify in paint » : cité dans Elizabeth Hu¦on Turner, Georgia O’Keeffe : The Poetry of Things, cat. exp. [Washington, The Phillips Collection, 17 avril-18 juillet 1999 ; Santa Fe, Georgia O’Keeffe Museum, 7 août-17 octobre 1999 ; Dallas, Dallas Museum of Art, 7 novembre 1999-30 janvier 2000 ; San Francisco, Fine Arts Museums of San Francisco, 19 février-14 mai 2000], Phillips Collection, Washington, 1999, p. 69. 2. « They’re the purest, finest, sincerest things that have entered “291” in a long while » : propos d’Alfred Stieglitz à Abraham Walkowitz lorsqu’il découvre les dessins d’O’Keeffe, retranscrits par Anita Pollitzer dans une le¦re à Georgia O’Keeffe, le 1er janvier 1916, in Serge Lemoine et Ana Martínez de Aguilar (dir.), New York et l’art moderne : Alfred Stieglitz et son cercle, 1905-1930, Réunion des musées nationaux, Paris, 2004, p. 227. Les traductions des citations sont de l’auteur.

L’imagerie abstraite de Georgia O’Keeffe appartient aux travaux les plus remarquables que le début du e siècle ait produits. Dès 1912, l’artiste se forme par l’intermédiaire d’Alon Bement à l’université d’été de Virginie aux théories d’Arthur Wesley Dow, professeur au Teachers College de l’université de Columbia, qui revendique une abstraction pure héritée des arts décoratifs mais aussi de l’art oriental et précolombien. Pendant l’été 1915, Georgia O’Keeffe, âgée de vingt-huit ans, crée une série de dessins abstraits au fusain – les Specials [Spécials] – qui transcrivent les émotions qu’elle dit ne pouvoir verbaliser. Elle invoque l’esthétique de l’Art nouveau et les travaux d’Henry Van de Velde pour décrire son abstraction radicale. Quelques-uns de ses dessins parviennent en 1916 à Alfred Stieglitz, qui les qualifie d’« images les plus fines, les plus sincères et les plus pures qui sont entrées au 291 depuis un bon moment2 ». Pour la critique de l’époque, ce travail apparaît spontané, vivant, direct et outrepassant les conventions. Les formes et arabesques développées dans les Specials et les aquarelles peintes au Texas influencent les compositions abstraites qu’O’Keeffe réalisera à la peinture à l’huile à partir de 1918, à son arrivée à New York. Profondément marquée par la lecture de l’essai de Kandinsky Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, l’artiste élabore un langage abstrait fondé sur son observation des formes naturelles élémentaires. Comme les peintres du cercle de Stieglitz, Marsden Hartley et Arthur Dove, elle s’attache également aux analogies entre peinture et musique. On décèle en outre dans les spirales et les ondulations de ses abstractions des années 1910-1920 un goût manifeste pour la danse moderne. La photographie est d’ores et déjà une source d’inspiration qui lui permet de développer un vocabulaire synthétique et unique. Dans le même temps, elle s’enthousiasme pour le synchronisme de Stanton Macdonald-Wright. À partir de 1924, pour contrer les interprétations volontiers sexuelles de ses travaux, l’artiste se tourne vers la figuration et la réalisation de formes plus immédiatement reconnaissables. 59

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3. Grey, Blue & Black – Pink Circle [Gris, bleu & noir – Cercle rose] 1929 Huile sur toile 91,4 x 121,9 cm Dallas Museum of Art, Dallas

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5. Red, Yellow and Black Streak [Rouge, jaune et bande noire] 1924 Huile sur toile 100 x 80,6 cm Musée national d’Art moderne/CCI-Centre Pompidou, Paris

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6. Alfred Stieglitz Georgia O’Keeffe Entre 1920 et 1922 Épreuve gélatino-argentique 11,7 x 9,1 cm Musée d’Orsay, Paris

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UNE PASSION EN IMAGES : LE JOURNAL PHOTOGRAPHIQUE D’ALFRED STIEGLITZ « C’est une femme peu commune. Elle a un esprit ouvert, elle est plus grande que la plupart des femmes, […] elle est douée d’une émotion sensible. […] Ce sont les choses les plus fines, les plus sincères et les plus pures qui sont entrées au 291 depuis un bon moment1. » Alfred Stieglitz cité par Anita Pollitzer écrivant à Georgia O’Keeffe, 1er janvier 1916

Convaincu du talent de Georgia O’Keeffe et fasciné par les fusains qu’elle réalise au Texas, Alfred Stieglitz invite la jeune femme à New York en juin 1917 et commence à la photographier dans sa galerie 291. Il réalise alors un des plus beaux portraits photographiques du e siècle. Il s’agit pour lui de saisir les instants d’une vie, de conserver quotidiennement la beauté du corps et du visage de Georgia O’Keeffe. Le photographe avait initié un premier journal photographique de ce¦e nature avec sa fille Katherine, surnommée Ki¦y, qu’il interrompit devant les réticences d’Emmeline Obermeyer, sa première femme. Par sa maîtrise de la lumière, Stieglitz révèle le visage comme le corps d’O’Keeffe, leur texture et leur sensualité, dans un ensemble photographique inédit. Cet ensemble de portraits et de nus – plus de trois cent cinquante en totalité – apparaît d’une grande radicalité pour la photographie américaine de l’époque. Stieglitz vient scruter les parties du corps de l’artiste dans des compositions saturées d’érotisme. Il se souvient des dessins de Rodin mais également de l’œuvre de Rubens. Le corps de la jeune femme, ses mains d’une grande beauté, ses pieds tout comme sa poitrine et son torse comprimés forment un portrait cumulatif et sculptural. Le photographe, promoteur de la Straight Photography, ou photographie pure, utilise de façon systématique le gros plan associé à l’idée de série. Ce¦e esthétique nouvelle marquera définitivement Georgia O’Keeffe : « Je réussis à m’y voir… et cela m’a aidée à exprimer ce que j’ai à dire – en peinture2. » Certains de ces nus seront présentés aux Anderson Galleries en 1921 et feront scandale, officialisant la relation du couple d’artistes. 1. « [Walkowitz, come here !] She’s an unusual woman. She’s broad minded, she’s bigger than most women, but she’s got the sensitive emotion. […] They’re the purest, finest, sincerest things that have entered “291” in a long while… » : le¦re d’Anita Pollitzer à Georgia O’Keeffe, le 1er janvier 1916, rapportant les propos

d’Alfred Stieglitz à Abraham Walkowitz, in Serge Lemoine et Ana Martínez de Aguilar (dir.), New York et l’art moderne : Alfred Stieglitz et son cercle, 1905-1930, Réunion des musées nationaux, Paris, 2004, p. 227. 2. Bri¦a Benke, Georgia O’Keeffe (1887-1986). Fleurs du désert, Benedikt Taschen, Cologne, 1995, p. 20.

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7. Alfred Stieglitz Georgia O’Keeffe – Torso [Georgia O’Keeffe – Torse] 1931 Épreuve au palladium 9,9 x 23,8 cm Musée d’Orsay, Paris

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ààààààààààààààààààààààààààààLAKEàGEORGE

« La couleur est l’une des grandes choses de ce monde qui fait que la vie vaut pour moi la peine d’être vécue et, depuis que j’ai commencé à penser à la peinture, je m’efforce de créer avec les tubes de couleur un équivalent du monde – la vie comme je la vois1. » Georgia O’Keeffe à William M. Milliken, 1930

1. « Colour is one of the great things in the world that makes life worth living to me and as I have come to think of painting, it is my effort to create an equivalent with paint color for the world – life as I see it » : le¦re citée in Julia Kristeva, Jack Cowart, Juan Hamilton, Georgia O’Keeffe, cat. exp. [Washington, National Gallery of Art ; Chicago, The Art Institute ; Dallas, Dallas Museum of Art ; New York, Metropolitan Museum of Art, 1er novembre 1987-5 février 1989], Adam Biro, Paris, 1989, p. 207. 2. « Feuilles d’herbe », 1855.

À partir de 1918, Georgia O’Keeffe passe ses étés dans la propriété familiale de Stieglitz à Lake George, au sud-est des monts Adirondacks, à trois cents kilomètres de New York. C’est là qu’elle puise son inspiration et crée une grande partie de ses tableaux. Elle transforme pour ce faire l’ancienne grange, « the Shanty », en atelier ; Stieglitz se fabrique de son côté une chambre noire. Le couple d’artistes trouve à Lake George des sources d’inspiration communes dans l’observation du ciel, de la végétation, des nuages et des collines avoisinantes. Tous deux expriment leur union avec la nature au moyen de fragments de nature photographiés ou peints. Leur démarche artistique est le fruit d’une recherche d’ordre spirituel. Passionnés de théosophie et d’alchimie, les deux artistes pensent que leurs créations ont des vertus curatives et transcendantales. Stieglitz, inspiré par les poèmes de Walt Whitman, en particulier le célèbre Leaves of Grass2, nourrit alors une vision panthéiste du monde. À la manière des romantiques allemands, il se sent en profonde communion avec la nature. Le photographe manifeste un goût certain pour une démarche systématique et sérielle et pour des sujets pris dans un environnement proche. Il photographie isolément et en gros plan, selon les codes de la Straight Photography, les nuages, les troncs d’arbres, les fleurs ou les feuilles. Ses Equivalents tout comme Songs of the Sky [Chants du ciel], série de nuages photographiés dès 1922, font écho aux peintures abstraites d’O’Keeffe. Depuis son enfance dans le Wisconsin, O’Keeffe a toujours été saisie par la beauté des paysages. Les peintures synthétiques réalisées à Lake George représentent la maison, les arbres, les fruits ou les collines entrevues depuis la porte de la propriété. Influencée par Stieglitz, l’artiste peint son environnement proche. Apparaissent alors ses premières peintures de fleurs, aussitôt remarquées et qui feront l’objet d’interprétations multiples. A¦entive aux tonalités de la végétation qui varient au fil des saisons, l’artiste cherche, comme son compagnon, à donner une âme à chaque parcelle de nature. 81

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14. My Shanty, Lake George [Ma cabane, Lake George] 1922 Huile sur toile 50,8 x 68,9 cm The Phillips Collection, Washington

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16. Alfred Stieglitz Lake George 1922-1923 Épreuve gélatino-argentique 23,6 x 18,4 cm Musée d’Orsay, Paris

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18. Alfred Stieglitz The Dying Chestnut Tree [Le châtaignier mourant] 1927 Épreuve gélatino-argentique 23,7 x 18,4 cm Musée d’Orsay, Paris

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« OURàLADYàOFàTHEàLILY » äà O’KEEFFEàETàLAàPEINTUREà DEàFLEURS

« Je sais que je ne peux pas peindre une fleur. Je ne peux pas peindre le soleil sur le désert un clair matin d’été, mais je peux peut-être, grâce à la couleur, vous faire part de mon expérience de la fleur ou de ce que la fleur signifie pour moi à ce moment précis1. » Georgia O’Keeffe à William M. Milliken, 1er novembre 1930

1. « I know that I can not paint a flower. I can not paint the sun on the desert on a bright summer morning but maybe in terms of colour I can convey to you my experience of the flower or the experience that makes the flower of significance to me at that particular time » : le¦re citée in Julia Kristeva, Jack Cowart, Juan Hamilton, Georgia O’Keeffe, cat. exp. [Washington, National Gallery of Art ; Chicago, The Art Institute ; Dallas, Dallas Museum of Art ; New York, Metropolitan Museum of Art, 1er novembre 1987-5 février 1989], Adam Biro, Paris, 1989, p. 207.

Fatiguée des interprétations freudiennes et sexuelles générées par ses œuvres abstraites, O’Keeffe revient à la figuration dans la seconde moitié des années 1920. C’est, dit-on, la fleur d’un tableau de Fantin-Latour qui lui donne l’idée d’agrandir les tableaux de fleurs auxquels elle travaille depuis 1918. Georgia O’Keeffe révolutionne la peinture de fleurs au e siècle avec des représentations dont le style a parfois été qualifié de précisionniste, se faisant l’écho des mouvements contemporains de la Nouvelle Objectivité ou du réalisme magique. Grâce à l’artifice de l’agrandissement, ces fleurs deviennent les emblèmes de son œuvre. En 1929, l’artiste mexicain Miguel Covarrubias réalise un dessin d’humeur – O’Keeffe, Our Lady of the Lily [O’Keeffe, Notre-Dame du lys] – publié dans le New Yorker qui révèle que, dans les années 1920, O’Keeffe et ses fleurs ne font qu’un. Entre 1918 et 1932, l’artiste peint plus de deux cents tableaux de fleurs : arums, amaryllis, lys, coquelicots, pétunias, et notamment des fleurs précieuses, arisèmes petit-prêcheur, iris noirs, orchidées, callas d’Afrique. La calligraphie et les estampes japonaises découvertes grâce à Arthur Wesley Dow comme Le Livre du thé d’Okakura Kakuzo lui fournissent des modèles. Mais c’est bien entendu à son observation a¦entive de la nature que ses fleurs doivent leur singularité. Immenses, elles sont imprégnées du langage de la Straight Photography. Très proches des agrandissements de plantes du photographe Paul Strand, dont O’Keeffe découvre l’œuvre en 1917, elles se font aussi l’écho des photographies de fleurs ou d’objets naturels en plan resserré d’Imogen Cunningham et d’Edward Weston. À l’image d’une floraison permanente, ces images font de l’artiste, malgré ses dénégations, la « peintre de l’érotisme au féminin » (Julia Kristeva). Avec ses fleurs, Georgia suspend le temps, capture le transitoire et crée des images au fort potentiel d’abstraction. Nombre de ses peintures sont présentées en 1925 dans l’exposition Seven Americans organisée par Stieglitz à la galerie An American Place, aux côtés des œuvres de John Marin, Charles Demuth, Marsden Hartley et Arthur Dove. 91

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21. Petunias [Pétunias] 1925 Huile sur panneau 45,7 x 76,2 cm Fine Arts Museums of San Francisco, San Francisco

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L’INFLUENCE DE PAUL STRAND ET DE LA STRAIGHT PHOTOGRAPHY « Et je voulais vous dire encore et encore combien j’ai aimé votre travail – je crois que je regarde les choses et les vois comme je pense que vous les photographieriez – est-ce que ce n’est pas drôle – de faire des photographies de Strand pour moi-même dans ma tête1. » Georgia O’Keeffe à Paul Strand, dans le train de New York au Texas, 3 juin 1917

C’est Stieglitz le premier qui sensibilise O’Keeffe à la photographie moderne en réalisant des clichés de ses fusains puis de l’artiste elle-même. Dans le cercle de la galerie 291, la jeune femme fait une autre rencontre déterminante, celle de Paul Strand. Georgia O’Keeffe est bouleversée par le travail du photographe, qu’elle croise pour la première fois en 1917. Elle perçoit alors le potentiel de renouvellement des conventions picturales que lui offre la vision photographique moderne. Strand, l’un des favoris de Stieglitz, admire la peinture moderne et notamment celle de Braque. Son idée révolutionnaire est d’appliquer les principes de la peinture abstraite, notamment du cubisme, à la photographie. Les photographies de Strand ont un fort impact sur le travail de Stieglitz, qui ne cache pas son admiration pour son cadet. Pionnier de la photographie moderniste, Paul Strand est l’un des premiers à avoir abandonné l’esthétique pictorialiste au profit d’une pratique photographique directe et objective. Il prône une photographie caractérisée par une absence totale de point de fuite, un certain degré d’abstraction et un souci d’objectivité. Son travail des années 1916-1917 s’organise en abstractions, paysages et portraits. Ses surfaces abstraites, ses cadrages audacieux et ses gros plans font une forte impression sur Georgia O’Keeffe. Elle s’inspirera dès lors des conventions de la photographie pure, ou Straight Photography – dont Edward Weston et Imogen Cunningham seront également d’éminents représentants –, des compositions privilégiant plan resserré, ne¦eté de la prise de vue et frontalité. 1. « And I’ve been wanting to tell you again and again how much I liked your work – I believe I’ve been looking at things and seeing them as I thought you might photograph them – Isn’t that funny – making Strand photographs for myself in my head… » : le¦re citée

in Julia Kristeva, Jack Cowart, Juan Hamilton, Georgia O’Keeffe, cat. exp. [Washington, National Gallery of Art ; Chicago, The Art Institute ; Dallas, Dallas Museum of Art ; New York, Metropolitan Museum of Art, 1er novembre 1987-5 février 1989], Adam Biro, Paris, 1989, p. 174-175.

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28. Paul Strand Abstraction, Porch Shadows, Twin Lakes, Connecticut [Abstraction, ombres d’un porche, Twin Lakes, Connecticut] 1916 Épreuve photomécanique (héliogravure) Extrait de Camera Work, nos 49-50, juin 1917 (pl. X) 23,7 x 16,6 cm Musée d’Orsay, Paris

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29. Paul Strand Abstraction, Bowls, Twin Lakes, Connecticut [Abstraction, bols, Twin Lakes, Connecticut] 1916 Épreuve photomécanique (héliogravure) Extrait de Camera Work, nos 49-50, juin 1917 (pl. XI) 22,8 x 16,7 cm Musée d’Orsay, Paris

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VUESàURBAINESàETàGRATTE-CIEL äà NEW YORKàVUàPARàO’KEEFFE

« Nous vivons en haut du Shelton Hotel — depuis un moment — peut-être tout l’hiver — Nous nous sentons comme si nous étions au milieu de l’océan — Tout est si calme excepté le vent qui fait trembler la tour de métal dans laquelle nous vivons — C’est un endroit magnifique1. » Alfred Stieglitz à Sherwood Anderson, 9 décembre 1925

1. « We live high up in the Shelton Hotel – for awhile – maybe all winter – [the wind bowls and shakes the huge steel frame] – We feel as we were out at mid-ocean – All is so quiet except the wind – and the trembling shaking hulk of steel in which we live – It’s a wonderful place » : le¦re citée in Belinda Rathbone, Roger Sha¦uck, Elizabeth Hu¦on Turner, Georgia O’Keeffe, Alfred Stieglitz, Two Lives : A Conversation in Paintings and Photographs, Robert Halle, Londres, 1992, p. 55.

En 1924, O’Keeffe et Stieglitz se marient à Cliffside, dans le New Jersey. Dès l’automne 1925, ils aménagent au vingt-huitième puis au trentième étage du Shelton Hotel, un des plus grands buildings de New York. La vue grandiose dont ils bénéficient depuis leur fenêtre leur offre un spectacle urbain édifiant : le couple voit se construire le Chrysler Building, l’Empire State Building et le Rockefeller Center, symboles du modernisme. Les hautes silhoue¦es des gra¦e-ciel qui se découpent dans le ciel fascinent Georgia O’Keeffe. Entre 1925 et 1930, Georgia O’Keeffe peint plus d’une vingtaine de vues urbaines. Comme les arbres, les buildings sont pour elle des équivalents des forces sublimes de la nature. Avec leurs formes simplifiées, leurs surfaces lisses et leurs perspectives inspirées de la technique photographique, ils incarnent un New York visionnaire. O’Keeffe a pu observer The City of Ambition [La ville de l’ambition], le cycle de photographies de Stieglitz qui représentait, par tous les temps dans les années 1910, une ville en pleine expansion, tout comme ses clichés des années 1920 du Shelton, plus nets et plus géométriques. Sheeler, Strand et Marin créent eux aussi dans les années 1910 des vues énergiques cubistes de la métropole. O’Keeffe regarde par ailleurs le film Manha a (1921) de Sheeler et Strand. Avec Manha an (1932), grande peinture agrémentée de fleurs créée initialement pour une fresque murale dédiée au Radio City Music Hall, l’artiste livre de la métropole une vision éminemment féminine et clôt ainsi un magnifique ensemble de vues urbaines. Peindre New York et ses gra¦e-ciel représentait un véritable défi pour Georgia O’Keeffe. Pour les membres du cercle de Stieglitz, le sujet ne pouvait raisonnablement être abordé que par des hommes. Qui plus est, compte tenu de l’activité incessante de New York, il semblait davantage propice à la photographie qu’à la peinture. 113

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33. New York Street with Moon [Rue de New York au clair de lune] 1925 Huile sur toile montée sur aggloméré 121,9 x 76,2 cm Collection Carmen Thyssen-Bornemisza, Madrid

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Fig. 39 Ansel Adams Georgia O’Keeffe Painting in Her Car. Ghost Ranch, New Mexico [Georgia O’Keeffe peignant dans sa voiture. Ghost Ranch, Nouveau-Mexique] 1937 Épreuve gélatino-argentique Center for Creative Photography, Tucson

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LE NOUVEAU-MEXIQUE. VISIONS DU DÉSERT

« Quand le printemps arrive, je me dis que je dois partir dans le Sud-Ouest, parfois je souhaiterais ne l’avoir encore jamais vu – l’a£raction est si forte1… » Georgia O’Keeffe à Russell Vernon Hunter, Lake George, 21 octobre 1933

En 1929, Georgia O’Keeffe se rend avec Rebecca Strand, l’épouse du photographe Paul Strand, chez Mabel Dodge Luhan, la doyenne de la colonie artistique de Taos, au Nouveau-Mexique. D’emblée, l’artiste ressent un profond a¦achement pour ce¦e région. Elle passera dès lors tous ses étés au Nouveau-Mexique, avant de s’y installer définitivement en 1949. Elle se montre sensible aux couleurs du désert, au vent, à l’architecture mexicaine ainsi qu’aux montagnes, aux canyons et aux plaines. Après le Texas et Lake George, O’Keeffe révèle à nouveau sa relation sensuelle au paysage. Elle développe dans le désert une peinture dont émane une liberté propre au Nouveau Monde. Ayant passé son permis de conduire et acheté une Ford qu’elle surnomme affectueusement « Hello », O’Keeffe explore les grands espaces du Sud-Ouest à une époque où les routes du Nouveau-Mexique sont dangereuses. Cet exil a valeur de révélation. En toute liberté, elle s’adonne à l’observation d’une nature changeante, hostile, mais foncièrement sauvage et singulière. À partir de 1931, elle commence à passer ses étés à l’ouest de Taos, dans la vallée du Rio Grande. Elle rapporte de son séjour là-bas des os, des crânes de bovins, des squele¦es d’animaux, qui deviennent pour elle de véritables trophées du désert. Fascinée par les rites, les danses et la culture des Indiens d’Amérique, O’Keeffe représente dès les années 1930 quelques poupées Kachina, incarnations des esprits Hopi et Pueblo, dans de petites peintures colorées, aujourd’hui peu connues dans sa production (cat. 78). Plus largement, les espaces immenses, les ciels changeants, les canyons, les rochers comme les os blanchis par le soleil constituent dès lors son répertoire formel, celui qui forge son œuvre si singulière. Les lieux souvent mentionnés dans ses le¦res – Abiquiu, la Chama River, Taos, Ghost Ranch, le mont Pedernal –, l’artiste les peint avec émerveillement, dans une forme de communion spirituelle avec la nature. 1. « When the spring comes I think I must go back to it – I sometimes wish I had never seen it – The pull is so strong » : le¦re citée in Julia Kristeva, Jack Cowart, Juan Hamilton, Georgia O’Keeffe, cat. exp.

[Washington, National Gallery of Art ; Chicago, The Art Institute ; Dallas, Dallas Museum of Art ; New York, Metropolitan Museum of Art, 1er novembre 1987-5 février 1989], Adam Biro, Paris, 1989, p. 213.

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FALAISESàETàCANYONSà

« Une colline rouge est un fragment des Bad Lands où même l’herbe n’existe plus. Les Bad Lands se déroulent par-delà ma porte — colline après colline —, les collines rouges sont faites de la même sorte de terre que tu mélanges à l’huile pour obtenir de la peinture1. » Georgia O’Keeffe, 1939

1. « The red hill is a piece of the Bad Lands where even the grass is gone. Bad Lands roll away outside my door – hill a¢er hill – red hills of apparently the same sort of earth that you mix with oil to make paint » : cité dans Richard D. Marshall, Achille Bonito Oliva, Yvonne Sco¦, Georgia O’Keeffe : Nature and Abstraction, Skira, Milan, 2007, p. 16.

À partir de 1929, Georgia O’Keeffe confie que ses sources visuelles les plus fortes, les plus authentiques, proviennent du Sud-Ouest américain. Ces paysages la reposent, lui apportent la quiétude et la stimulent plus que jamais. L’artiste connaît une forme d’attraction magnétique pour ce¦e région aride. Accompagnée de ses amis photographes – Ansel Adams, Eliot Porter ou Todd Webb – ou de son amie écrivain Maria Chabot, O’Keeffe réalise de longues marches dans le désert. La région de Santa Fe sera baptisée, en son hommage, « O’Keeffe Country ». Depuis les larges fenêtres de ses maisons de Ghost Ranch et d’Abiquiu, l’artiste entrevoit le désert, espace qui défie la perspective traditionnelle et dont elle s’approprie la singularité dans ses peintures. Avec constance, Georgia O’Keeffe peint inlassablement les mêmes motifs. Elle représente ainsi sans cesse les canyons, les montagnes et les collines de sable du désert, dont les couleurs chaudes – les roses, les ocres, les rouges – viennent enrichir sa pale¦e. On devine dans ce¦e application, dans ce retour perpétuel sur les même thèmes, les liens étroits qu’elle entretient avec l’art oriental. Mais, surtout, ces paysages du NouveauMexique, avec leurs collines arrondies, leurs reliefs et leurs anfractuosités, ont la volupté et la sensualité du corps féminin. O’Keeffe célèbre avec eux les forces vivantes qui unissent la terre et l’homme. 125

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39. Purple Hills [Collines viole¦es] 1935 Huile sur toile 40,6 x 76,2 cm San Diego Museum of Art, San Diego

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43. Paul Strand Near Santa Fe [Près de Santa Fe] 1930 Épreuve au platine 9,2 x 12 cm Musée national d’Art moderne/CCI-Centre Pompidou, Paris

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LE NOUVEAU-MEXIQUE VU PAR LES PHOTOGRAPHES

Dans un contexte marqué par la crise de 1929, nombre d’artistes cherchent à cimenter l’identité américaine. L’intérêt des photographes américains pour le Nouveau-Mexique, terre des populations premières, rejoint celui des artistes modernistes pour les cultures primitives et les arts extra-européens. Edward Weston part au Mexique en compagnie de Tina Modo¦i plusieurs fois entre 1923 et 1926. Paul Strand se rend quant à lui au Nouveau-Mexique en 1930 puis rejoint en 1932 la colonie artistique de Taos, avec Rebecca, son épouse. C’est en 1929 qu’Ansel Adams rencontre O’Keeffe à Taos, alors qu’il travaille à un ouvrage intitulé Taos Pueblo ; il y revient en 1930, où la rencontre de Paul Strand est pour lui déterminante. Tous ces photographes sont profondément impressionnés par les paysages et par la société du Nouveau-Mexique. Strand photographie l’architecture hispanique et les nuages unissant la terre et le ciel. Weston, comme Strand et Stieglitz, se concentre sur des formes naturelles et pures, au rendu visuel précis : coquillages, pierres et racines. Adams appartient clairement au camp des Straight Photographers à la fin des années 1920 avec ses vues du Nouveau-Mexique désormais mythiques : Ghost Ranch, la Chama Valley, le canyon de Chelly ou Hernandez. L’année 1932 marque pour eux tous un véritable tournant vers la photographie pure. Avec Strand, Weston et Cunningham, Adams fonde le groupe f/64, du nom de la plus petite ouverture de diaphragme sur les appareils photographiques : c’est celle qui permet la plus grande ne¦eté et la plus vaste profondeur de champ. Dans son manifeste, le groupe défend une photographie sans manipulation aucune, l’utilisation de chambres de grand format et la réalisation d’images à la qualité technique irréprochable dont on dira bien vite qu’elles sont ne¦es du premier plan jusqu’à l’infini. O’Keeffe fera siennes, dans ses peintures du Nouveau-Mexique, les innovations techniques de ses amis photographes. 133

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ARBRESàETàRIVIÈRES « Je m’allonge souvent sur ce banc et je regarde en l’air au cœur de cet arbre… Le tronc puis l’intérieur des branches. C’était particulièrement beau la nuit avec les étoiles au-dessus de l’arbre1. » Georgia O’Keeffe

« C’est à couper le souffle de s’élever au-dessus du monde où l’on vit — de le regarder — de regarder en bas quand il s’éloigne peu à peu. Le Rio Grande — les montagnes — et le dessin des rivières — les crêtes […] — les routes — les champs — les lacs. […] C’est fantastiquement beau avec la hauteur […] — comme de merveilleux motifs de tapis ressemblant à des “peintures abstraites2”. » Georgia O’Keeffe à Maria Chabot, novembre 1941

1. « I o¢en lay on that bench looking up into that tree… Past the trunk and up into the branches. It was particularly fine at night with the stars above the tree » : cité dans Richard D. Marshall, Achille Bonito Oliva, Yvonne Sco¦, Georgia O’Keeffe : Nature and Abstraction, Skira, Milan, 2007, p. 23. 2. « It is breathtaking as one rises up over the world one has been living in – looking out at – and looks down at it stretching away and away. The Rio Grande – the mountains – then the pa erns of rivers – ridges – washes – roads – fields – water holes. […] It is very handsome way off into the level distance – fantastically handsome – like marvelous rug pa erns of maybe “Abstract Paintings” » : le¦re citée in Julia Kristeva, Jack Cowart, Juan Hamilton, Georgia O’Keeffe, cat. exp. [Washington, National Gallery of Art ; Chicago, The Art Institute ; Dallas, Dallas Museum of Art ; New York, Metropolitan Museum of Art, 1er novembre 1987-5 février 1989], Adam Biro, Paris, 1989, p. 226.

La relation fusionnelle de Georgia O’Keeffe avec la nature remonte à son enfance dans les plaines du Texas. La jeune femme est, depuis son adolescence, profondément a¦achée au paysage. Dans ses le¦res, elle s’a¦arde volontiers sur le vent violent qui souffle, la beauté des ciels, les bruits d’animaux et le murmure des arbres. De Lake George au Nouveau-Mexique, O’Keeffe peint des arbres. L’artiste réalise même des portraits d’amis proches incarnés dans des arbres. Elle entretient avec l’arbre, tout comme avec la fleur, une relation très particulière. Avec Stieglitz, O’Keeffe se rend régulièrement à Lake George, un des lacs de la chaîne de l’Hudson River, dans la propriété familiale de son époux. Ses peintures d’arbres font écho aux photographies de Stieglitz, qu’il s’agisse des peupliers, des pommiers ou des noisetiers de la propriété. Lecteurs de Walt Whitman, les deux artistes partagent une vision romantique de la nature où l’arbre a une âme. Ils peignent et photographient les mêmes motifs, comme The Dying Chesnut Tree [Le châtaignier mourant]. O’Keeffe se focalise volontiers sur des détails, troncs noueux ou feuilles en gros plan. Au NouveauMexique, elle se concentre, comme les photographes Strand, Weston ou Adams, sur les écorces et les racines d’arbres, dont il s’agit de donner à voir la quintessence. Dans sa propriété d’Abiquiu, depuis la large fenêtre de sa chambre-atelier, elle observe les arbres à coton, dont elle parvient à saisir les effets de rythme dans le vent ou les agencements des troncs, avec lesquels elle crée des abstractions. Autres motifs récurrents, les cours d’eau, vus du ciel et serpentant à travers les régions désertiques, souvent perçus à tort comme des branches d’arbres, sont l’occasion pour l’artiste de créer des compositions abstraites aux intitulés poétiques fondés sur la couleur – It Was Blue and Green [C’était bleu et vert] (1960) ou It Was Yellow and Pink II [C’était jaune et rose II] (1959). 149

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58. Co onwood Tree in Spring [Cotonnier au printemps] 1943 Huile sur toile 76,2 x 91,4 cm Georgia O’Keeffe Museum, Santa Fe

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66. Paul Strand Dri¢wood, Maine [Bois flo¦é, Maine] 1928 Épreuve gélatino-argentique, tirage de 1945 24,2 x 19,3 cm Musée national d’Art moderne/CCI-Centre Pompidou, Paris

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TROPHÉESàDUàDÉSERT äàCRÂNESßà OSàPELVIENSàETàPIERRES

« Il n’y avait rien à voir dans le désert en matière de fleurs. Il y avait juste des os blanchis par le soleil. Alors je me mis à les ramasser. […] Je voulais peindre le désert, mais je ne savais pas comment… Donc j’ai rapporté à la maison des os, symboles du désert. Selon moi, ils sont plus beaux que tout ce que je connais. Selon moi, ils sont bien plus vivants que les animaux qui courent alentour1. » Georgia O’Keeffe, 1939

1. « There was nothing to see in the land in the way of a flower. There were just dry white bones. So I picked them up [...] » : avantpropos de Georgia O’Keeffe à la brochure pour l’exposition à la galerie An American Place, cité in Charles C. Eldredge, Georgia O’Keeffe, American and Modern, cat. exp. [Londres, Hayward Gallery, 8 avril27 juin 1993 ; Mexico, Museo del Palacio de Bellas Artes, 15 juillet-1er octobre 1993 ; Yokohama, Yokohama Museum of Art, 30 octobre 1993-16 janvier 1994], Yale University Press, New Haven, 1993, p. 201. 2. Julia Kristeva, « La forme inévitable », in Julia Kristeva, Jack Cowart, Juan Hamilton, Georgia O’Keeffe, cat. exp. [Washington, National Gallery of Art ; Chicago, The Art Institute ; Dallas, Dallas Museum of Art ; New York, Metropolitan Museum of Art, 1er novembre 1987-5 février 1989], Adam Biro, Paris, 1989, p. 13. Voir aussi dans cet ouvrage p. 23-33.

Lors de longues promenades dans le désert aux alentours de Ghost Ranch et, après 1945, près d’Abiquiu, Georgia O’Keeffe ramasse des os, des crânes, des pierres et du bois flo¦é. Ce sont ses « trophées du désert » (Henry Mc Bride). Dans les années 1930, elle les rapporte à Lake George et en entoure la propriété familiale. Puis l’artiste les rassemble en une véritable collection dans sa maison d’Abiquiu. Les os, les crânes ainsi que les pierres sont en quelque sorte la sculpture de Georgia O’Keeffe ; elle en fait également le centre de ses compositions peintes dans les années 1940 et 1950. Si la présence d’ossements blanchis rappelle que la mort est quotidienne dans les contrées désertiques du Nouveau-Mexique, Georgia O’Keeffe parvient à ressusciter ces dépouilles – « Georgia O’Keeffe Turns Dead Bones to Live Art » est le titre d’un article célèbre de Life paru en 1938. Les crânes et la série des Pelvis – autrement dit, ses images d’os du bassin – appartiennent à ses motifs de prédilection. Leurs formes épurées et abstraites fascinent l’artiste. En outre, la réunion de crânes et de fleurs donne à certaines compositions remarquables l’allure de collages surréalistes tout en évoquant les traditions mortuaires mexicaines. La série des Pelvis date de 1943. Découpé sur le ciel, l’os pelvien s’offre comme une sculpture, comme une forme simple et pure. Le ciel cerné par l’os devient une entité en soi. Pour la psychanalyste Julia Kristeva, ce motif récurrent a des ressorts plus profonds liés à l’histoire personnelle de l’artiste : « Abritant le bas-ventre et les organes génitaux », il est « non plus le symbole de la vie même, mais un anneau fruste synonyme de vide. Ce¦e célébration d’un ossuaire pelvien est un triomphe sur l’angoisse de la mort. Pour une femme qui n’a pas eu d’enfant et pour laquelle la passion créatrice est passée dans l’enfantement de formes colorées, ce motif est un signe d’accomplissement esthétique2 ». 165

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71. Pedernal from the Ranch I [Le mont Pedernal vu depuis le ranch I] 1956 Huile sur toile 76,2 x 101,6 cm Minneapolis Institute of Art, Minneapolis

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73. Imogen Cunningham Galets Vers 1922-1929 Épreuve gélatino-argentique 35,3 x 45,7 cm Musée national d’Art moderne/CCI-Centre Pompidou, Paris

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àààààààààààààCIELS

« Tu es une grande petite fille — avec un cœur assez grand pour contenir tout le ciel — et tout ce que le ciel signifie1. » Alfred Stieglitz à Georgia O’Keeffe, 26 décembre 19161

« C’est insensé comme j’aime ce pays… J’aime les plaines plus que jamais — et le CIEL — Anita tu n’as jamais vu le CIEL — c’est magnifique2. » Georgia O’Keeffe à Anita Pollitzer, Canyon, 11 septembre 1916

1. « You are a great li le girl – with a heart big enough to hold the sky in it – and all that sky signifies » : le¦re citée in Barbara Buhler Lynes, Georgia O’Keeffe, cat. exp. [Rome, Fondazione Roma Museo-Palazzo Cipolla, 4 octobre 2011-22 janvier 2012 ; Munich, Kunsthalle der Hypo-KulturstiÑung, 3 février-13 mars 2012 ; Helsinki, Helsinki Art Museum, 1er juin-9 septembre 2012], Skira, Milan, 2011, p. 26. 2. « It is absurd the way I love this country… I am loving the plains more than ever it seems – and the SKY – Anita you have never seen SKY – it is wonderful » : le¦re citée in Charles C. Eldredge, Georgia O’Keeffe, American and Modern, cat. exp. [Londres, Hayward Gallery, 8 avril-27 juin 1993 ; Mexico, Museo del Palacio de Bellas Artes, 15 juillet-1er octobre 1993 ; Yokohama, Yokohama Museum of Art, 30 octobre 1993-16 janvier 1994], Yale University Press, New Haven, 1993, p. 166. 3. Bri¦a Benke, Georgia O’Keeffe (1887-1986). Fleurs du désert, Benedikt Taschen, Cologne, 1995, p. 84.

Dans la peinture américaine, le ciel est l’emblème du pays des grands espaces. Pour Georgia O’Keeffe, il est depuis toujours un objet de fascination. Au cours de son adolescence au Texas, la jeune femme est impressionnée par les vents qui poussent les nuages dans les plaines poussiéreuses. Ses peintures abstraites et vibrantes inspireront à Stieglitz, son compagnon et mentor, la célèbre série des Equivalents, ces portraits de nuages en mouvement où la subtilité des dégradés de gris se fait l’écho des rythmes musicaux. Dans les années 1950 et 1960, les sources iconographiques d’O’Keeffe appartiennent encore à son univers quotidien. Ce sont les dalles de la cour, le patio et les ciels entraperçus de sa maison d’Abiquiu. Les voyages qu’elle effectue par ailleurs en avion à l’occasion de nombreuses expéditions dans le monde l’amènent à réaliser des compositions murales, parfois immenses, qui transcrivent ce¦e expérience du vol au-dessus des nuages. Dans la production d’O’Keeffe, les œuvres tardives qui représentent le ciel semblent redevables aux nouveaux développements de la peinture américaine, celle des artistes du Color Field et de l’art minimal. Avec ses couleurs éclatantes, ses formes découpées et son absence de profondeur, From the Plains II [Depuis les plaines II, 1954] fait volontiers penser aux compositions hard edge d’Ellsworth Kelly. O’Keeffe s’identifiait d’ailleurs instinctivement à un artiste ayant, comme elle, puisé l’inspiration de ses formes abstraites dans la nature : « J’étais devant une toile de Kelly et, pendant un instant, j’ai vraiment cru que c’était moi qui l’avait peinte3 . » 177

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79. From the Plains II [Depuis les plaines II] 1954 Huile sur toile 121,9 x 182,9 cm Museo Thyssen-Bornemisza, Madrid

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81. Ansel Adams Half Dome from Glacier Point, Thunderstorm [Montagne vue d’un glacier, orage] 1947 Impression spéciale sur carton 24,2 x 16,9 cm Münchner Stadtmuseum, Sammlung Photographie, Munich

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AFFINITÉS ÉLECTIVES : ANSEL ADAMS ET GEORGIA O’KEEFFE

Ansel Adams et Georgia O’Keeffe se rencontrent en 1929 au sein de la colonie artistique de Mabel Dodge Luhan à Taos. Adams travaille alors à un ouvrage documentant l’architecture de la communauté d’Indiens Pueblo de Taos. Tous deux partagent la même passion pour le Sud-Ouest, passion qui scellera leur amitié des années 1920 aux années 1980. Adams appartient à la fin des années 1920 au clan des Straight Photographers. Il rencontre Paul Strand à Taos au cours de l’été 1930 et décide alors de se consacrer à la photographie. « Ma compréhension de la photographie s’est cristallisée l’après-midi où je réalisais le grand potentiel du médium comme un art expressif. » Adams fait la connaissance de Stieglitz en 1933 à la galerie An American Place, mais il faudra a¦endre 1936 pour que le promoteur de la photographie moderne lui consacre une exposition. O’Keeffe reçoit Adams dans sa propriété de Ghost Ranch en 1937 alors qu’il est accompagné de David Hunter McAlpin, collectionneur et futur fondateur du département photographique du Museum of Modern Art de New York. L’artiste fera plusieurs voyages avec Adams dans le Sud-Ouest. Celui-ci parcourt les grands espaces avec sa Cadillac, photographiant la Sierra Nevada, le parc du Yosemite et, au Nouveau-Mexique, les collines de Ghost Ranch, l’église Saint-François-d’Assise à Ranchos de Taos, la Chama Valley et le canyon de Chelly. L’artiste saisit O’Keeffe dans sa voiture transformée en atelier de fortune dans un cliché désormais mythique (fig. 39). Si le photographe a pu observer les peintures d’O’Keeffe, réciproquement, les œuvres de la peintre américaine présentent souvent des compositions formellement proches de celles d’Adams. 183

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Chronologie Sophie Bernard 1887 Georgia O’Keeffe naît le 15 novembre près de Sun Prairie, dans une ferme du Wisconsin. Issue d’une famille d’immigrés d’origine irlandaise et hongroise, elle est la deuxième des sept enfants de Francis Calyxtus et Ida (To£o) O’Keeffe. 1892-1902 À Sun Prairie, Georgia fréquente la Town Hall School et bénéficie dès son plus jeune âge de cours particuliers de dessins et de musique aux côtés de deux de ses sœurs, Ida et Anita. Elle suit par ailleurs l’enseignement de l’aquarelliste Sarah Mann, qui la familiarise très tôt à ce médium. Dans la grande propriété familiale, la jeune fille se montre sensible aux vastes horizons des plaines du Wisconsin, qui marqueront ses premières aquarelles. À l’automne 1901, elle est scolarisée à la Sacred Heart Academy, l’école catholique de Madison. En 1902, la famille O’Keeffe s’installe à Williamsburg, en Virginie, alors que Georgia reste vivre avec sa tante dans le Wisconsin. De 1897 à 1903, Alfred Stieglitz, photographe et directeur de galerie, promeut la photographie au rang des beaux-arts dans la revue Camera Notes, publiée par le Camera Club de New York.

Biographie établie à partir des sources suivantes : « Chronology », in Lloyd Goodrich, Doris Bry, Georgia O’Keeffe, cat. exp. [New York, Whitney Museum of American Art, 8 octobre-29 novembre 1970 ; The Art Institute, Chicago, 6 janvier-7 février 1971 ; San Francisco Museum of Art, 15 mars30 avril 1971], Whitney Museum of American Art, New York, 1970, p. 185-190. Elizabeth V. Chew, « Biographical Highlights », in Belinda Rathbone, Roger Sha£uck, Elizabeth Hu£on Turner, Georgia O’Keeffe, Alfred Stieglitz, Two Lives : A Conversation in Paintings and Photographs, Robert Halle, Londres, 1992, p. 119-124. « O’Keeffe Chronology », in Susan Danly, Georgia O’Keeffe and the Camera : The Art of Identity, cat. exp. [Portland, Museum of Art, 12 juin-7 septembre 2008 ; Santa Fe, Georgia O’Keeffe Museum, septembre 2008-1er février 2009], Portland Museum of Art/Yale University Press, New Haven et Londres, 2008, p. 106-109. Barbara Haskell, Sasha Nicholas, « Georgia O’Keeffe : Contextual Chronology », in Barbara Haskell, Georgia O’Keeffe : Abstraction, cat. exp. [New York, Whitney Museum of American Art, 17 septembre 2009-17 janvier 2010 ; Washington, The Phillips Collection, 6 février-9 mai 2010 ; Santa Fe, Georgia O’Keeffe Museum, 28 mai-12 septembre 2010], Yale University Press, New York, 2009, p. 208-222.

1903-1905 O’Keeffe rejoint sa famille en Virginie et intègre le Chatham Episcopal Institute, où elle fera toute sa scolarité. Elle étudie l’art auprès de la professeure d’arts plastiques Elizabeth May Willis. Diplômée et encouragée par ce£e dernière, O’Keeffe poursuit en 1905 ses études à l’école de l’Art Institute de Chicago, où elle suit le cours de dessin de John Vanderpoel, qui s’est formé entre autres à Paris, à l’académie Julian. Stieglitz et Steichen ouvrent en 1905 The Li£le Galleries of Photo-Secession, au 291 de la 5e Avenue, à New York, lesquelles prendront plus tard le simple nom de « 291 ». La galerie comme la revue Camera Work (fondée en 1903) défendent alors un nouvel art de la photographie. La revue trimestrielle, publiée jusqu’en 1917 et reconnue pour la qualité de ses reproductions, offre une tribune aux photographes de l’avant-garde américaine et européenne, et fera plus largement connaître aux États-Unis de grandes figures de l’art moderne comme Rodin et Matisse. 1906-1907 De retour à Williamsburg, a£einte de la typhoïde, O’Keeffe est contrainte à une longue année de convalescence. En septembre 1907, inscrite à l’Art Students League de New York, elle a pour professeurs Francis Luis Mora, Kenyon Cox et tout particulièrement William Merri£ Chase. Ce dernier, connu pour son goût pour l’impressionnisme, l’invite à observer son environnement proche et la familiarise avec le genre de la nature morte.

1908 En janvier, O’Keeffe se rend pour la première fois, avec un groupe d’étudiants, à la galerie 291. Elle y visite une exposition de dessins de nus de Rodin, au caractère érotique affirmé. Ce£e première approche de l’avant-garde européenne influence ses propres aquarelles figurant des nus féminins. C’est aussi là son premier contact avec Stieglitz ; elle est âgée de vingt et un ans. O’Keeffe visite également au printemps l’exposition de dessins de Matisse présentée au 291, première exposition de l’artiste aux États-Unis. Ayant obtenu le prestigieux Chase Award de l’Art Students League, l’artiste peut alors prendre part à la Summer School de la célèbre institution à Lake George, dans l’État de New York. À l’automne, en raison des difficultés financières de son père, O’Keeffe est contrainte d’abandonner ses études. Elle revient à Chicago pour poursuivre une carrière de graphiste et de peintre commerciale. Elle travaille alors pour plusieurs journaux. 1910 A£einte de la rougeole, O’Keeffe abandonne son travail à Chicago et rejoint sa famille à Charlo£esville. Elle enseigne alors les arts plastiques au Chatham Episcopal Institute, où elle remplace son ancienne professeure, Elizabeth May Willis. Alfred Stieglitz présente à la galerie 291 les expositions Picasso et Cézanne. 1912 Au cours de l’été, O’Keeffe intègre la classe de dessin d’Alon Bement à l’université de Virginie, à Charlo£esville. Ce dernier, professeur au Teachers College, à l’université de Columbia, à New York, lui propose d’enseigner tous les étés à l’université de Virginie. Il l’introduit aux théories d’Arthur Wesley Dow, chef du département du Teachers College. Artiste et critique d’art, Dow marquera durablement la perception et la vision de l’art d’O’Keeffe. « Le sujet est en toi, la nature ne donne que des suggestions » : c’est une règle dont elle se souviendra longtemps. Les théories de Dow sont pour elle une méthode de libération fondée sur l’expression individuelle. Passionné par les arts asiatiques, mais aussi par l’art précolombien et la musique, Dow lui conseillera de peindre ses émotions indépendamment de toute représentation. À l’automne, O’Keeffe s’installe à Amarillo, au Texas, où elle devient professeure d’arts plastiques. Du Spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier de Vassily Kandinsky est publié à Munich. Stieglitz en fait paraître un extrait dans le numéro de juillet de Camera Work. 1913 O’Keeffe enseigne le dessin à l’université d’été de Virginie, à Charlo£esville, où elle devient l’assistante de Bement jusqu’en 1916.

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L’Armory Show (17 février-15 mars) ouvre ses portes à New York et introduit le public américain à l’avant-garde européenne. Stieglitz présente dans une exposition monographique à la galerie 291 les photographies qu’il a réalisées de 1892 à 1911. 1914 O’Keeffe intègre à l’automne le Teachers College de l’université de Columbia, à New York, où elle rencontre Arthur Wesley Dow pour la première fois. Exposition Brancusi à la galerie 291. Exposition des synchromistes Morgan Russel et Stanton Macdonald-Wright présentée aux Carroll Galleries. 1915 En juin, O’Keeffe initie une correspondance avec Anita Pollitzer, étudiante comme elle au Teachers College de l’université de Columbia. Arthur McMahon, professeur de sciences politiques à l’université, la sensibilise en outre à la cause féministe. Ce£e même année, O’Keeffe rejoint avec Pollitzer le National Woman’s Party, parti qui milite pour le droit des femmes et auquel elle adhère jusqu’à la dissolution de ce dernier. À la différence de nombreux artistes américains de l’époque, O’Keeffe ne fait pas le voyage en Europe. En revanche, elle sillonne le Midwest, le South West et tout particulièrement le Texas, ce qui contribue à forger sa réputation d’artiste purement américaine. Cependant, les expositions de dessins de Picasso et de Braque vues à la galerie 291 la sensibilisent aux avant-gardes européennes. O’Keeffe s’installe à l’automne à Columbia, en Caroline du Sud, pour enseigner l’art au Columbia College, une école méthodiste destinée à la formation de futures enseignantes. Isolée dans ce£e ville et se souvenant des principes de Dow, la jeune femme, décidée à donner un nouvel élan à son art, abandonne la couleur pour réaliser une série de dessins au fusain – les Specials [Spécials] –, abstractions radicales inspirées de l’Art nouveau. Elle les partage exclusivement avec sa confidente Anita Pollitzer en les lui envoyant à New York. Ces œuvres, où elle exprime l’essence de la nature, sont pour elle l’occasion de laisser libre cours à ses sensations : « J’ai toujours eu du mal à trouver des mots pour tout. » 1916 En janvier, son amie Anita Pollitzer apporte un ensemble de Specials d’O’Keeffe au directeur de la galerie 291. Alfred Stieglitz réagit immédiatement en écrivant à l’artiste : « Je dois vous dire qu’ils m’ont donné de la joie. […] Je sens qu’ils m’ont rapproché de vous. » Marié depuis vingt ans à Emmeline Obermeyer, Stieglitz, âgé de cinquante-deux ans, est au sommet de sa gloire. O’Keeffe est alors une artiste inconnue, qui fréquente toutefois régulièrement la galerie 291. La jeune femme séjourne en mars à New York pour compléter sa formation au Teachers College. Dans le même temps, Paul Strand bénéficie de sa première exposition à la galerie 291. En mai, Stieglitz inclut dix de ses Specials dans une exposition de groupe à la galerie. À partir

de juin 1916, la correspondance d’O’Keeffe et de Stieglitz s’intensifie ; elle se poursuivra pendant trente ans (correspondance conservée à la Rare Book and Manuscript Collection, Yale University). Le photographe envoie à l’artiste des numéros de Camera Work ainsi que des ouvrages sur l’art moderne et du matériel pour peindre. Celle-ci lui fournit en retour de nouvelles aquarelles, au chromatisme intense. Elle réintroduit la couleur dans son art et notamment le bleu, influencée par l’ouvrage de l’artiste Beatrice Irwin The New Science of Colour1. Au cours de l’été, elle enseigne une dernière fois avec Bement à l’université de Virginie. En novembre, sans prévenir O’Keeffe, Stieglitz présente son travail dans une exposition de groupe qui inclut des pièces de Marsden Hartley, John Marin, Abraham Walkowitz et Stanton Macdonald-Wright. On peut notamment y voir Blue Lines [Lignes bleues] (1916, Metropolitan Museum of Art, New York). Ce même mois, les dessins abstraits d’O’Keeffe font la couverture de Vanity Fair. En dépit de son succès, l’artiste continue d’enseigner et prend la direction du département des arts plastiques au West Texas State Normal College à Canyon. 1917 Stieglitz ouvre la première exposition monographique d’O’Keeffe à la galerie 291 (3 avril-14 mai). Il s’agit de la dernière exposition de la galerie avant sa fermeture. Elle s’achève par la vente d’un fusain, Train at Night in the Desert [Train la nuit dans le désert] (1916, Museum of Modern Art, New York). L’apport artistique d’O’Keeffe apparaît d’emblée, nourri des concepts qu’elle a assimilés les années précédentes au contact de ses professeurs John Vanderpoel et William Merri£ Chase, et enrichi par les visites des expositions de l’avant-garde européenne au 291. Arthur Dow, alors qu’il découvre l’exposition de son ancienne étudiante, loue « la simplicité de ses dessins » et leur « rythme harmonieux ». Quand O’Keeffe se rend à New York en mai pour voir l’exposition, celle-ci est malheureusement achevée. Stieglitz la réinstalle pour la jeune artiste, qui accepte alors de poser devant ses propres œuvres. Le photographe initie là le célèbre journal photographique de trois cents clichés qu’il poursuivra pendant vingt ans. La beauté de ce portrait cumulatif, où transparaît la forte personnalité du modèle, se conjugue à la splendeur des épreuves au palladium. O’Keeffe rencontre dans le même temps les membres du cercle de Stieglitz, au premier rang desquels figure Paul Strand, dont elle admire autant les écrits publiés dans Camera Work que la photographie, elle-même marquée par les développements de l’abstraction picturale. Le style du photographe influencera de façon profonde son regard et son sens de la composition. O’Keeffe retourne en juin à Canyon et entretient dès lors une correspondance avec Strand, qui lui envoie certains de ses tirages. Elle produit cet été-là un ensemble de portraits abstraits, dont l’un représentant Strand, ainsi que des aquarelles intuitives et saturées de couleurs.

1. Beatrice Irwin, The New Science of Colour [La nouvelle science de la couleur], 1915.

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