Graça Morais. La violence et la grâce (extrait)

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Catalogue réalisé à l’occasion de l’exposition Graça Morais, la violence et la grâce, 31 mai – 27 août 2017 à la délégation en France de la Fondation Calouste Gulbenkian

Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Directeur éditorial Nicolas Neumann Responsable éditoriale Stéphanie Méséguer Coordination éditoriale Sarah Houssin-Dreyfuss Conception graphique Larissa Roy Contribution éditoriale Françoise Cordaro Fabrication Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros © Somogy éditions d’art, Paris, 2017 © Fondation Calouste Gulbenkian, 2017 © Graça Morais, 2017

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ISBN 978-2-7572-1237-0 Dépôt légal : mai 2017 Imprimé en République tchèque (Union européenne)

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Graça Morais la violence et la grâce

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PrĂŠfaces

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Graça Morais est une artiste aux multiples facettes dont l’œuvre marque de son empreinte l’histoire de l’art du Portugal des dernières décennies. Née dans le village de Vieiro, de la municipalité de Vila Flor, dans la région de Trás-os-Montes, au nord du Portugal, Graça Morais a accompli un travail dans lequel son enfance, les lieux où elle a grandi et leurs traditions, ainsi que les êtres qui lui sont chers sont très présents. Sa relation avec la littérature et, plus encore, sa relation avec certains des plus importants auteurs littéraires du XXe siècle portugais font de l’entreprise de Graça Morais un exemple singulier de fertilisation croisée entre les deux arts. Si, au fil de l’histoire, la proximité entre arts visuels et littérature est une évidence, dans le cas de Graça Morais, ce mariage est particulièrement heureux. Des écrivains de premier plan comme Sophia de Mello Breyner Andersen, Agustina Bessa-Luís ou José Saramago partagent avec Graça Morais un espace de création aussi unique qu’il est riche. Et bien sûr, Miguel Torga, auteur qui se dresse comme une figure tutélaire et avec qui elle partage la cosmologie d’une région. Dans le cadre de sa mission, la Fondation Calouste Gulbenkian, qui est présente à Paris depuis 1965, entend certes faire connaître en France certains des meilleurs et des plus intéressants artistes portugais, mais aussi proposer de nouveaux chemins et des formes innovatrices de lire le monde. Cette exposition de Graça Morais, qui conjugue des sensibilités venant d’horizons si différents, va donc dans le sens des objectifs premiers de l’activité de la Fondation. Outre l’exposition proposée ici, la Délégation en France de la Fondation organise également un colloque international autour des différentes dimensions de l’œuvre de cette remarquable artiste et présentera en première en France le film du cinéaste Luís Alves de Matos, Graça Morais e os Escritores (Graça Morais et les écrivains). Cette occasion servira également de prétexte à la publication du texte intitulé Les Métamorphoses d’Agustina Bessa-Luís, inédit en France. Je remercie sincèrement Graça Morais de nous donner la possibilité de montrer son œuvre à Paris, à la Délégation de la Fondation Calouste Gulbenkian. Je me dois également de remercier Ana Marques Gastão et Helena de Freitas, commissaires de cette exposition, de leur engagement et de la qualité de leurs efforts pour présenter au public français l’œuvre d’une artiste majeure. Enfin, j’aimerais exprimer ma gratitude à tous ceux qui ont travaillé à la préparation et à la production de cette exposition. Artur Santos Silva Président du Conseil d’administration Fondation Calouste Gulbenkian

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Royaumes merveilleux

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Œuvres choisies

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Le retour des Antigones

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La violence et la grâce

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Graça Morais : métamorphoses de l’Histoire

Guilherme d’Oliveira Martins

Helena de Freitas

Ana Marques Gastão

Eduardo Lourenço / Ana Marques Gastão

Raquel Henriques da Silva

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Métamorphoses et permanences chez Graça Morais et Agustina Bessa-Luís Catherine Dumas

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« Comme un poème déversé sur le corps de la vie ». Sept regards sur la peinture de Graça Morais Daniel-Henri Pageaux

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Biographies

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Essais

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Royaumes merveilleux Guilherme d’Oliveira Martins

« N’en déplaise à bien des gens, il y a toujours eu et il y aura toujours des royaumes merveilleux en ce bas monde. Pour les voir, les yeux ne doivent pas perdre leur virginité originelle face à la réalité ; le cœur, ensuite, n’a plus aucune hésitation. » Miguel Torga et Graça Morais, Um Reino maravilhoso, Lisbonne, Dom Quixote, 2002

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GRAÇA MORAIS

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En lisant Miguel Torga, on comprend rapidement qu’il existe entre l’art et la nature une relation intime et très particulière – et l’œuvre de Graça Morais, une œuvre riche, aux multiples facettes, en est une excellente démonstration. On y ressent pleinement la dureté et la sensibilité de la vie dans un quasi-paradoxe de complémentarités. C’est l’artiste qui a su le mieux interpréter, par l’entremise de symboles et de couleurs, à travers des personnages concrets et au sein de la nature vivante, l’essence de ce royaume merveilleux qu’est Trás-os-Montes. « Un frisson nous parcourt. La vue s’élargit d’angoisse et de peur. Quel est ce rocher que l’on vient d’entendre ? Quelle est cette respectueuse terreur qui s’empare de nous ? » C’est le royaume merveilleux qui s’offre à nous. « Terre chaude et Terre froide. Des lieues et des lieues de sol enragé, tourmenté, brûlé par un soleil ardent ou par un froid nival. Des sierras à n’en plus finir. Des montagnes à perte de vue… » Lorsque l’on voit et que l’on ressent l’œuvre de Graça Morais, on comprend que tout y est question de ce royaume et de ses habitants, de leurs drames, de leurs espoirs aussi. Et la terre représente le lien maternel avec les racines, les origines, c’est la Terre-Mère. C’est un signe d’ouverture et de compréhension cosmique – à la fois lyrique et tragique, pour reprendre l’expression de Miguel de Unamuno. La femme et la terre, en communion intime, prennent un sens particulier. Comme le dirait Agustina Bessa-Luís, qui a une relation si surprenante et si naturelle à l’œuvre de Graça Morais, « c’est chez les femmes que les métamorphoses se manifestent le plus ». S’il fallait encore s’en convaincre, que l’on regarde le sublime documentaire de Joana Morais, dont le titre est éloquent : Na cabeça de uma mulher está a história de uma aldeia (Dans la tête d’une femme tient l’histoire d’un village). Y a-t-il meilleure façon de le dire ? On touche là au cœur même de l’apprentissage. Les traditions se transmettent et se renouvellent au travers de la sensibilité et de la sagesse féminines. D’où l’importance du rapport éminemment original de Graça Morais à la littérature. L’artiste, de fait, comprend bien la vitalité et la force du dialogue entre celle-ci et la peinture. Et, plus qu’une question d’érudition, il s’agit de l’expérience vécue au quotidien du dialogue et de la compréhension du monde, de la vie et de la nature. Sophia de Mello Breyner Andersen, Miguel Torga, Agustina Bessa-Luís, António Alçada, José Saramago, António Osório, Pedro Tamen, Clara Pinto Correia, tous sont présents dans l’œuvre de l’artiste – le dessin, la peinture et les mots s’associent spontanément.

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Å’uvres choisies Helena de Freitas

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Nous parlons ici d’une artiste qui possède le don – et c’est le mot juste – de convoquer le territoire de la littérature dans le contexte de la production artistique portugaise, et ce, depuis toujours et de façon constante. Outre des incursions dans l’illustration, Graça Morais a su construire un système d’images propre à éveiller chez les plus brillants écrivains portugais de son temps les élans narratifs qui sont à l’origine d’œuvres littéraires de premier plan. C’est de la conscience de cette singularité et, dès lors, de l’inversion de la dynamique traditionnelle entre art et écriture qu’est née cette exposition et c’est elle qui a présidé au choix des premières œuvres. L’œuvre de Graça Morais est vaste et diverse et se décline en de multiples séries et grands formats depuis les années soixante-dix jusqu’à aujourd’hui. Les travaux exposés (1982-2016) sont un point de vue sur cette totalité, dépourvu de toute intention de synthèse et traduisant la recherche des indices les plus nets, mais aussi les plus subtils, des thèmes fondamentaux de l’artiste et de l’esprit qui les habite : l’identité du lieu où elle est née, la région de Trás-os-Montes, les valeurs sociales et universelles qu’elle y a trouvées et qui sont le socle de sa pensée et de son action. En cette contrée lointaine, au nord du Portugal, qui subit la rudesse du climat et la cruauté de la distance, de l’abandon et de la pauvreté, Graça Morais a puisé une iconographie sans pareille pour exprimer sa représentation du monde, à laquelle elle est demeurée fidèle. La place singulière de la femme en ce lieu, dans sa condition de faiblesse et de force, auteur et victime de son destin, dotée d’une pulsion hybride et transformatrice, est rendue par le persistant recours à la métamorphose. C’est sans doute pour avoir perçu l’originalité de cette iconographie de nature identitaire que tant de poètes et écrivains portugais ont été attirés par l’œuvre de Graça Morais. À Miguel Torga et Nuno Júdice s’ajoute une pléiade d’auteurs tels que José Saramago, Vasco Graça Moura, Agustina Bessa-Luís, Maria Velho da Costa, Pedro Tamen, Sophia de Mello Breyner, Manuel António Pina, en un mouvement bivoque où la contamination poétique prend le pas sur l’ordre des disciplines. Nous parlons donc de rencontres qui, dans le cas des écrivaines Sophia de Mello Breyner et Agustina Bessa-Luís, ont apporté l’éclairage et défini le fil conducteur indispensables pour présenter le travail de l’artiste à Paris. Choisir uniquement le dessin dans une œuvre si riche est intentionnel. Dans le dessin, nous trouvons les qualités du « sentir lui-même » dont parle Jean-Luc Nancy, dans lequel résonne le plus émotionnel abandon de l’artiste : « Il est la pulsion et la pulsation d’être au monde, et tous 1 les sens, sentiments, sensitivités, sensualités sont Jean-Luc Nancy, Le Plaisir au dessin, 1 les délinéations de cette pulsion et pulsation… » Paris, Galilée, 2009.

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Le retour des Antigones Ana Marques GastĂŁo

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Illustratrice, Graça Morais ne l’est que ponctuellement, même si le vocable illustratio peut être entendu comme « apparition », transfert qui donne à voir. Le livre s’avère néanmoins être un objet récurrent au fil de son parcours. En outre, les mots surviennent dans le dessin, comme c’est le cas dans Diário com perdiz (Journal avec perdrix), de 2006, en tant qu’éléments constitutifs d’une totalité unifiée ou d’un lieu de passage, chargé de la transition entre la mort et la vie, le désordre et l’harmonie, le chant élégiaque et l’exaltation dansante ou musicale. Conjuguée avec la littérature et d’autres savoirs, l’œuvre de l’artiste est un corps en métamorphose qui accentue la nature éphémère d’un être intérieur subissant le changement continuel qu’évoque Michaux dans Mes propriétés : « Je mets une pomme sur ma table. Puis je me mets dans cette pomme. Quelle tranquillité ! » 1 Le poète-peintre évolue entre l’observation de la réalité et la rêverie, entre ce qui est certain (sûr, tranquille) et la transfiguration. En somme, chacun à sa manière, les deux créateurs font de l’objet poétique ou pictural – ici la pomme – un symbole en mouvement, représentatif d’une essence énigmatique. Toutefois, Pierre Brunel nous dit que « la métamorphose ne se réduit ni à un changement d’espèce ni même à un changement de règne. Elle est une hypothèse sur le temps d’avant la naissance et sur le temps d’après la mort. Elle franchit la limite entre la matière et l’esprit » 2. Il convient de comprendre la métamorphose, qui selon l’auteur est également celle du temps, comme une « audace », une « transgression » allégorique, lorsqu’elle emmène sur un chemin interdit, ou comme un privilège si elle est octroyée par les dieux. Nous sommes dans le domaine de la fable symbolique, insolite, et sur le territoire du fantastique, de la mutation, de la surréalité, de l’invention. Et malgré tout, le plus important demeure le réel, en dialogue avec l’inconnu, qui permet cette si grande proximité entre les écrivains et l’œuvre de Graça Morais, « car c’est l’histoire humaine qui fait passer le réel à l’état de parole » 3. Les raisons qui président à ces croisements entre parole et image ne sont pas nécessairement esthétiques. Il s’agit plutôt de la convocation d’un sens pour l’univers, placé sous le triple signe de l’humanité, du mystère et du mythe, en tant que mode de signification et objet narratif transposés sur 1 le papier à partir d’une représentation visuelle. Henri Michaux, « Encore des C’est la littérature qui se laisse séduire par l’art-muse de Graça Morais, promesse de beauté inquiétante, parfois discordante, et non pas l’inverse. Pour les auteurs qui se sont penchés sur l’œuvre de la peintre (prosateurs, poètes, essayistes, journalistes), il s’agit d’entrer dans le

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changements », in Mes propriétés, Paris, Fourcade, 1929.

2

Pierre Brunel, Le Mythe de la métamorphose, Paris, José Corti, 2004, p. 155.

3

Roland Barthes, Œuvres complètes, « Livres, textes, entretiens », 1942-1961, « Le mythe, aujourd’hui », t. 1, éd. Éric Marty, Paris, Le Seuil, 2002, p. 824.

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La violence et la grâce Entretien avec Eduardo Lourenço par Ana Marques Gastão

Pour Eduardo Lourenço – penseur majeur de la culture portugaise –, « le poète est le chroniqueur de la mythologie ». Ceci s’applique également à Graça Morais. Selon l’auteur de Heterodoxia et A Europa Desencantada, les thématiques de la violence et de la grâce et de la métamorphose sont centrales dans l’œuvre picturale et graphique de cette artiste, qu’il décrit comme étant une « Grecque de l’Antiquité », à laquelle sont associés les drames implicites de la tragédie.

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GRAÇA MORAIS

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Je vous vois feuilleter un catalogue de Graça Morais. Où se porte votre attention ? Sur un dessin très curieux. On dirait une rencontre avec un léopard, peut-être une femelle léopard. Un léopard à tête de femme avec quelque chose d’antique. Le dessin s’intitule Maria, il date de 1992, il appartient à la collection de l’artiste. Ce monde est très étrange, plus étrange que celui de Paula Rego qui, elle, se concentre sur l’univers familial, celui des femmes. L’œuvre de Graça Morais est peuplée d’anges, d’anges peu éthérés. Ils sont surtout mythologiques. Quel lien y a-t-il entre l’œuvre de Graça Morais et la mythologie ? Oui, les anges et les mythes. L’œuvre de Graça Morais s’inscrit bizarrement dans la thématique de la violence et de la grâce. On n’a pas l’habitude de voir conjugués ces deux concepts. En regardant ces images, on est transporté dans un monde archaïque au sens archéologique du terme. Il s’agit d’un univers matriciel, celui du Trás-os-Montes, terre de Miguel Torga, le célèbre « royaume merveilleux », celui de l’abbé de Baçal, archéologue, historien, à qui l’on doit tant d’études sur cette province. Graça est une fille du Trás-os-Montes, la région la plus archaïque du Portugal. Nous parlons là d’une région où règnent à la fois la pierre rugueuse et la végétation. Oui, ce n’est pas un hasard si l’une des icônes culturelles de cette contrée est la truie de Murça1. Cette zone, la plus primitive dans l’art portugais, est truffée de présences symboliques. C’est aussi une terre qui fut colonisée en premier lieu par les Romains. Avant de devenir chrétienne, elle a connu des siècles de paganisme et d’autres religions, que l’ethnologue José Leite de Vasconcelos a décrites comme des « religions de la Lusitanie ». Le christianisme a étouffé ou transformé ces mythes. Quelle est la thématique qui vous intéresse le plus dans l’œuvre de Graça ? L’idée de métamorphose, propre à la vision païenne du monde, celle des Romains ou des Grecs. La métamorphose est la contamination qui s’opère entre les règnes séparés de l’humain et du non-humain, une dimension que la peintre nous transmet dans ses aspects fantastiques, naturalistes et oniriques. La perspective n’est pas du tout celle de la tradition de la Renaissance, elle serait même plus proche de celle du Moyen Âge. Quelque chose dans la peinture

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Statue de pierre qui, à Murça, dans le Trásos-Montes, rappelle la légende de la truie de Murça. Celle-ci raconte que, révoltés par la perte de membres de leur famille et d’amis, les habitants du village décidèrent d’affronter leur peur et de lutter contre une truie (une ourse, selon certains) qui s’en prenait à la population en quête de nourriture. À l’issue d’une lutte sans merci, l’animal fut vaincu et succomba. La truie de Porça appartient à la culture protohistorique des berrões, étudiée par l’abbé de Baçal précédemment mentionné, qui se caractérise par des sculptures grossières en granit représentant des sangliers et d’autres grands mammifères.

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Graça Morais :

métamorphoses de l’Histoire Raquel Henriques da Silva

« Par mes tableaux, je veux prendre conscience de qui je suis, interroger mon existence, affirmer mon identité construite au moyen de signes, de symboles, d’images, de mémoires d’une réalité qui me lie à l’univers. Avec ma peinture, je veux construire un espace autre et unique où je puisse défendre ma personnalité en ces temps de grande massification. Ma réflexion sur le monde est tout entière dans les toiles que je peins. Le tableau est un territoire intime, de magie, où la ligne, la couleur, l’espace et la lumière surgissent, porteurs d’une profonde spiritualité. » Graça Morais, 17 juillet 2000 (journal) in Graça Morais. Uma Geografia da Alma, Porto, Bial, 2005.

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GRAÇA MORAIS

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fig. 1

Graça Morais est née à Vieiro, un petit village de Trás-os-Montes, une terre de hauts plateaux aux étés torrides et aux hivers glacials, où jusque dans les années soixante-dix se pratiquait encore une agriculture pauvre et très ancienne. Graça étudia d’abord à Bragança, et ensuite à Porto, à l’École des beaux-arts (1966-1971) et vécut avec l’intensité de la jeunesse les temps paradoxaux des dernières années de la dictature. Qui était jeune alors au Portugal – et surtout la minorité que constituaient les étudiants universitaires – oscillait entre la honte (de la censure, de l’absence de démocratie et surtout de la guerre coloniale en Afrique) et un très intense désir de libération, assouvi par les voyages tant attendus à Paris ou à Londres. Dans ces « vrais endroits » soufflaient presque sans entrave les vents de Mai 68 et on entendait dans le lointain les échos quasiment mythiques du mouvement hippie américain. Cette vie divisée, aux contours schizophréniques, nous imposait une nécessaire rupture avec les valeurs archaïques de la culture portugaise : les programmes de l’école primaire enseignaient que la pauvreté est la vertu des résignés, alors que nous savions qu’elle aurait dû incarner l’exigence de changements radicaux. Devenus urbains et cosmopolites dans la mesure du possible, il était très difficile de retourner dans les villages sans mettre en cause ces vécus presque silencieux, soumis aux rythmes de la nature et aux ressources d’une terre cultivée comme on le faisait avant toute révolution industrielle. Nous étouffions de tant de résignation et de répétition, sous la férule d’un catholicisme rétrograde et d’une hiérarchie ecclésiastique qui s’était toujours rangée aux côtés du pouvoir. La femme devait de surcroît se plier à un enchaînement d’interdictions et de convenances dont un mariage fécond était l’indispensable maillon. Tout un chacun naissait pour souffrir, et cette condamnation était proclamée par les femmes, reçue des mères et transmise aux filles. Le propos de cette longue introduction est d’évoquer le territoire culturel de Graça Morais qui, contrairement à beaucoup d’autres, n’a jamais ressenti le besoin d’affronter et de rompre avec le monde ancestral où elle est née. La maison maternelle (d’où le père était fréquemment absent) a toujours été le lieu de sa condition d’artiste. Elle l’a su très tôt, avec un naturel qui relève de la poésie et non de l’ethnographie.

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Métamorphoses et permanences

chez Graça Morais et Agustina Bessa-Luís Catherine Dumas

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Le livre Les Métamorphoses est un exemple de symbiose entre des textes de deux grandes artistes portugaises, la romancière Agustina Bessa-Luís et l’artiste peintre Graça Morais. Le tissu inconsutile que forme leur entrelacement est en effet exemplaire d’un dialogue libre, comme peut être libre l’ekphrasis telle que l’entend l’art contemporain. L’écrivain en exclut toute description et toute analyse et les tableaux sont bien loin de fonctionner comme des illustrations. Ici, chaque artiste développe personnages et figures travaillés par la métamorphose dans d’incessants échos narratifs et symboliques. Mais qui dit dialogue dit rencontre. Au niveau factuel, celle-ci a eu lieu horscadre, dans une antériorité où l’écrivain accompagne la création de sa lectrice-peintre depuis plusieurs années. G. Morais se plaît d’ailleurs à entretenir des dialogues avec des œuvres littéraires telles que celles, notamment, de Miguel Torga ou de la poétesse Sophia de Mello Breyner Andresen. A. Bessa-Luís aime également pratiquer le croisement des langages et a déjà écrit, avant cette date de 2005 où elle signe le texte des Métamorphoses, deux livres où elle accompagne la création de Maria Helena Vieira da Silva (Longos dias têm Cem Anos, 1982) et celle de Paula Rego (As Meninas, 2001). Je mettrai sur le même plan la biographie de la poétesse Florbela Espanca, car ces trois livres définissent, selon les termes de la romancière, une sororité en création déclarée qui suit une ligne (une lignée) féminine affirmée. En effet, A. Bessa-Luís cite M. H. Vieira da Silva qui aurait trouvé chez sa biographe la sœur qu’elle n’a jamais eue. Avec F. Espanca, l’effet du double est activé en introduction, lorsque la biographe rapporte avoir reçu cet appel téléphonique adressé à une certaine Bela, petit nom donné dans l’intimité à la poétesse, alors qu’elle hésitait encore à accepter la commande de sa biographie. L’histoire de As Meninas est un peu différente, car le rendez-vous avec P. Rego fut d’abord manqué, raconte l’écrivain en introduction : « J’étais comme une personne de la famille qui aurait oublié d’envoyer des nouvelles au long d’un parcours rempli de péripéties. » Dans l’introduction des Métamorphoses, A. Bessa-Luís ne raconte aucune histoire de ce genre. Tout juste évoque-t-elle « cette heureuse rencontre avec Graça Morais », comme s’il s’agissait là d’une évidence. Puis elle continue le plus naturellement du monde : « […] nous sommes des sœurs qui font de leur mieux pour honorer la TerreMère, que nous ne dirons pas éternelle mais préparée par nos propres mains à entreprendre, un jour, l’envol vers un autre lieu dans l’espace. » G. Morais et A. Bessa-Luís sont toutes deux originaires du nord intérieur du Portugal. Dans O Livro de Agustina, la romancière parle en ces termes de leur territoire commun : « Comme héritage génétique, je dois beaucoup à la région d’Amarante. Ce sont des lieux qui ont un fond commun mystérieux, où l’on apprend

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« Comme un poème déversé sur le corps de la vie » Sept regards sur la peinture de Graça Morais Daniel-Henri Pageaux

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Au commencement, comme s’il fallait remonter à l’histoire de l’humanité en ses débuts, il y a la chasse. Elle préside aux premiers tableaux de famille sous forme de vignettes en camaïeu pour s’imposer plus tard avec le corps massif du Chasseur (Caçador), une image de la force et de la brutalité. La chasse a très tôt confronté l’enfant à la violence, à la cruauté qui frappe les animaux, ces amis sortis des fables et des contes. L’animal est au centre de la peinture de Graça Morais, comme l’est également la femme, parce qu’il s’agit d’abord de victimes innocentes, incarnations d’une injustice inhérente au monde des hommes.

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La chasse n’est pourtant pas l’apanage du monde masculin : elle assiège les premiers portraits de femmes, à commencer par l’autoportrait qui offre, telle une tapisserie, d’étranges amazones tirant à l’arc ou poursuivant des bêtes. On peut dès lors lire toute la peinture de Graça Morais comme une lutte, patiente et dramatique, pour l’affirmation d’une humanité, sans cesse menacée par la force brutale, le viol, la souffrance. La chasse renvoie à l’espace rural, trasmontano, et peut, à ce titre, faire l’objet d’une célébration : je pense à la grande toile intitulée justement La Chasse (Caça) dans laquelle le corps de l’oiseau mort se détache dans une coulée de lumière blonde, dorée, en une sorte de fond de gloire. Mais si la chasse renvoie au « local », comme chez son grand aîné Miguel Torga, la violence, elle, est universelle ; elle s’est imprimée dans l’imaginaire de l’enfant, dans l’attente de « prendre forme ».

« Prendre conscience, c’est prendre forme. » Je cite l’historien de l’art Henri Focillon, dans un des principes de sa Vie des formes, connue au Portugal grâce à Mário Dionísio qui a su avec talent exploiter ce petit traité fondateur dans La Palette et le monde (A Paleta e o mundo), un titre qui conviendrait aussi pour définir l’entreprise tout à la fois épique et lyrique de Graça Morais. La violence, diffuse dans l’espace natal, trouve, lors d’un voyage à Madrid, une occasion de « prendre forme », en l’occurrence une expression hyperbolique : le Guernica de Picasso.

2

La fresque barbare laissera des traces durables dans certains motifs de la peinture de Graça Morais : têtes renversées, mains ensanglantées, doigts crispés, membres coupés, gisant à même le sol. L’animalité trouve une force nouvelle dans le voisinage dérangeant du visage féminin avec le mufle de la bête, des lignes du corps animal avec le visage féminin, autre dialogue insolite entre la femme et la bête, ou première forme dans la suite des « métamorphoses » qui vont obséder l’artiste. Les deux thèmes se conjuguent, un temps, en une vaste symphonie érotique qui n’exclut ni le grotesque ni le démoniaque. Les pulsions des corps sont saisies dans leur énergie primordiale – je pense à cette coulée

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Å’uvres

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Maria, 1982

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Huile et fusain sur toile 146 × 212 cm Collection de l’artiste

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Biographies

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Graça Morais Naît à Vieiro, dans la province de Trás-os-Montes, au Portugal, en 1948. Elle termine le cours supérieur de peinture à l’École supérieure des beaux-arts de Porto, en 1971. Elle vit à Lisbonne où se trouve l’un de ses ateliers, dans le quartier de Costa do Castelo, l’autre étant à Trás-os-Montes. En 2008, le Centre d’art contemporain Graça Morais (CACGM), conçu par l’architecte Souto Moura, ouvre ses portes à Bragança. Dans les salles dédiées à l’œuvre de la peintre, les expositions sont fréquemment renouvelées. Une vingtaine d’entre elles ont eu lieu à ce jour, parmi lesquelles « Uma Antologia – Da Terra ao Mar. Pintura e Desenho – 1970-2013 », « Ritos e Mitos – Quarenta Anos Depois – 1974-2014 » et « A Caminhada do Medo ». L’institution organise régulièrement des expositions d’autres artistes.

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