Grünewald et le retable d'Issenheim (extrait)

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Grünewald et le retable d’Issenheim Regards sur un chef-d’œuvre

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La publication de cet ouvrage a été rendue possible grâce à la générosité du Groupe AG2R LA MONDIALE

Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Conception graphique de l’intérieur: Jean-Luc Chamroux et Guillaume Dairou Fabrication: Béatrice Bourgerie, Michel Brousset et Mathias Prudent Contribution éditoriale : Anne-Sophie Hoareau-Castillo et Florence Leroy Suivi éditorial : Dominique Bovet ISBN 978-2-7572-1009-3 Dépôt légal : septembre 2015 © Somogy éditions d’art, Paris, 2015 © Musée d’Unterlinden, Colmar, 2015 © Société Schongauer, Colmar, 2015


Grünewald et le retable d’Issenheim Regards sur un chef-d’œuvre Sous la direction de Pantxika Béguerie-De Paepe Philippe Lorentz Musée d’Unterlinden 8 décembre 2007 – 2 mars 2008

Grünewald – Regards sur un chef-d’œuvre

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Cette exposition est placée sous le haut patronage de Monsieur Nicolas Sarkozy, Président de la République

Cette exposition est reconnue d’intérêt national par le ministère de la Culture et de la Communication / Direction des musées de France. Elle bénéficie à ce titre d’un soutien financier exceptionnel de l’État. Ce projet, réalisé en collaboration avec la Staatliche Kunsthalle de Karlsruhe, est, dans sa dimension transfrontalière, soutenu par la communauté européenne. Il a reçu une participation financière importante du conseil régional d’Alsace, du conseil général du Haut-Rhin et de la ville de Colmar, et l’aide de l’association départementale du tourisme du Haut-Rhin. Cette manifestation a été réalisée grâce au mécénat de la Caisse des dépôts et consignations et de Groupama.

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Grünewald et le retable d’Issenheim – Regards sur un chef-d’œuvre

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Commissariat

Auteurs du catalogue

Pantxika Béguerie-De Paepe

Pantxika Béguerie-De Paepe

Ariane Mensger

Conservateur en chef du patrimoine Musée d’Unterlinden, Colmar

Conservateur en chef du patrimoine Musée d’Unterlinden, Colmar (P. B. D. P.)

Conservateur Kupferstichkabinett, Staatliche Kunsthalle Karlsruhe, Karlsruhe (A. M.)

Philippe Lorentz Professeur d’histoire de l’art du Moyen Âge Université Marc-Bloch, Strasbourg Directeur d’études à l’École pratique des hautes études, Paris

Élisabeth Clementz Maître de conférences Université Marc-Bloch, Strasbourg (E. C.)

Assistés d’Anne Wolff

Dagmar Eichberger

Collaboratrice scientifique Musée d’Unterlinden, Colmar

Professeur Ruprecht-Karls-Universität, Heidelberg (D. E.)

Sophie Guillot de Suduiraut Conservateur en chef Département des Sculptures du musée du Louvre, Paris (S. G. S.)

Elsa Lambert Photographe Centre de recherche et de restauration des musées de France, Paris (E. L.)

Philippe Lorentz Professeur d’histoire de l’art du Moyen Âge Université Marc-Bloch, Strasbourg Directeur d’études à l’École pratique des hautes études, Paris (Ph. L.)

Michel Menu Directeur du département de recherche Centre de recherche et de restauration des musées de France, Paris (M. M.)

Élisabeth Ravaud Chercheur Centre de recherche et de restauration des musées de France, Paris (E. R.)

Michael Roth Conservateur Kupferstichkabinett, Staatliche Museen zu Berlin, Berlin (M. R.)

Dorit Schäfer Conservateur Kupferstichkabinett, Staatliche Kunsthalle Karlsruhe, Karlsruhe (D. S.)

Anne Wolff Collaboratrice scientifique Musée d’Unterlinden, Colmar (A. W.)

Susanne Meurer Historienne de l’art The Warburg Institute, Londres (S. M.)

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Remerciements

Il nous est agréable d’exprimer notre profonde gratitude à tous ceux qui ont permis la réalisation de ce catalogue et de cette manifestation : tout d’abord au bureau de la société Schongauer, Jean Lorentz, président, Thierry Cahn, vice-président, Robert Schmitt, trésorier et Jean-Luc Eichenlaub, secrétaire, et à la Ville de Colmar, son maire Gilbert Meyer, Brigitte Klinkert, maire adjoint chargée des affaires culturelles, Gabriel Braeuner, directeur général adjoint des services et Jacques Thomann, directeur général adjoint des services, sans la compréhension desquels cette manifestation eût été impossible. Le musée d’Unterlinden a pu compter sur le soutien de nombreux partenaires qui ont compris l’importance de cette exposition : Francine Mariani-Ducray, directrice des Musées de France, Françoise Brousse, département des publics, Marie-Hélène Lavallée, conservateur en chef à l’inspection des Musées de France ; François Laquièze, directeur régional des affaires culturelles d’Alsace, Simon Piéchaud, conservateur régional des monuments historiques, Raymond Theiller, secrétaire général, Dominique Toursel-Harster, conseiller pour les musées ; Adrien Zeller, président du conseil régional d’Alsace, Alphonse Troestler, directeur de la culture ; Charles Buttner, président du conseil général, Fabien Nierengarten, directeur de la culture et du patrimoine et Jean Klinkert, directeur de l’association départementale du tourisme du Haut-Rhin. Nous sommes heureux de la collaboration entre le musée d’Unterlinden de Colmar et la Staatliche Kunsthalle de Karlsruhe ; que soient remerciés Klaus Schrenk, directeur de la Staatliche Kunsthalle de Karlsruhe, Dietmar Lüdke, conservateur, ainsi que leurs collaborateurs, Petra Holtmeyer, Jessica Mack-Andrick, Sonja Mißfeld, Josef Neugart, Astrid Reuter et Kirsten Claudia Voigt. L’appui scientifique du Centre de recherche et de restauration des musées de France (c2rmf) à Paris a été prépondérant; nous exprimons toute notre reconnaissance à Catherine Naffah, directrice, et à son équipe pour les travaux menés pendant quatre années sur le retable d’Issenheim. Nos remerciements vont aux nombreux prêteurs, responsables des collections publiques et des institutions suivantes qui ont généreusement accepté de nous confier les œuvres dont ils ont la charge : France Dijon, musée des Beaux-Arts, Sophie Jugie, directrice Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, Henry-Claude Cousseau, directeur ; Bruno Girveau, conservateur en chef du patrimoine, chargé des collections Paris, musée des Arts décoratifs, Béatrice Salmon, directeur ; Monique Blanc, conservateur du département Moyen Âge et Renaissance Paris, musée du Louvre, Henri Loyrette, président-directeur ; Didier Selles, administrateur général ; Carel van Tuyll, conservateur général du département des Arts graphiques Saverne, église de la Nativité de Marie, Fernand Mary, président du conseil de fabrique Strasbourg, collège épiscopal Saint-Étienne, Christian Cantegrit, chef d’établissement Strasbourg, musées de Strasbourg, Joëlle Pijaudier-Cabot, directrice ; Anny-Claire Haus, conservateur du cabinet des Estampes et des Dessins ; Cécile Dupeux, conservatrice du musée de l’Œuvre Notre-Dame 6

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Allemagne Baden-Oos, Katholisches Pfarramt St. Dionys, L. Kühn, archevêque, Michael Zimmer, curé Berlin, Staatliche Museen, Kupferstichkabinett, Prof. Dr. Peter-Klaus Schuster, directeur général ; Prof. Dr. Heinrich Schulze Altcappenberg, directeur ; Dr. Michael Roth, conservateur Cologne, Wallraf-Richartz-Museum & Fondation Corboud, Dr. Andreas Blühm, directeur ; Dr. Uwe Westfehling, conservateur du Kupferstichkabinett Dresde, Staatliche Kunstsammlungen, Prof. Dr. Martin Roth, directeur général ; Prof. Dr. Wolfgang Holler, directeur ; Dr. Claudia Schnitzer, conservateur du Kupferstichkabinett Erlangen, Universitäts-Bibliothek Erlangen-Nürnberg, Dr. Hans-Otto Keunecke ; Dr. Christina Hofmann-Randall Francfort-sur-le-Main, Liebieghaus, Max Hollein, directeur ; Dr. Stephan Roller, conservateur Francfort-sur-le-Main, Städelsches Kunstinstitut, Max Hollein, directeur; Dr. Martin Sonnabend, conservateur Fribourg-en-Brisgau, Augustinermuseum, Dr. Detlef Zinke, directeur par interim Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle, Prof. Dr. Klaus Schrenk, directeur ; Dr. Dietmar Lüdke, conservateur en chef ; Dr. Dorit Schäfer, conservateur du Kupferstichkabinett Munich, Staatliche Graphische Sammlung, Dr. Michael Semff, directeur ; Dr. Achim Riether, conservateur Reute, Katholische Kirchengemeinde St. Felix und Regula, Hermann Vogt, curé Suisse Bâle, Öffentliche Kunstsammlung Basel, Prof. Dr. Bernhard Mendes Bürgi, directeur ; Dr. Christian Müller, conservateur du Kupferstichkabinett Delémont, musée jurassien d’Art et d’Histoire, Nathalie Fleury, conservateur Royaume-Uni Londres, British Museum, Giulia Bartrum, conservateur en chef ; Janice Reading, administrateur Pays-Bas Rotterdam, Museum Boijmans Van Beuningen, Sjarel Ex, directeur Hongrie Budapest, Szépmüvészeti Múzeum, Laszlo Baan, directeur général ; Szilvia Bodnar, conservateur États-Unis Washington, National Gallery of Art, Alan Shestack, directeur adjoint, conservateur en chef


Élisabeth Clementz, Dagmar Eichberger, Sophie Guillot de Suduiraut, Elsa Lambert, Susanne Meurer, Ariane Mensger, Michel Menu, Élisabeth Ravaud, Michael Roth, Dorit Schäfer et Anne Wolff ont bien voulu participer à la rédaction du catalogue : qu’ils soient assurés de toute notre reconnaissance. Nous remercions Uwe Bennert, Gabrielle Daleiden, Barbara Fontaine, Gilbert Fournier, Jean-Léon Muller et Florence Tenenbaum-Eouzan qui ont traduit les études et les notices du catalogue. La muséographie est due au travail créatif de Jean-Claude Goepp avec le concours des entreprises Fohrer, Stoebner et Werey, qu’ils en soient ici remerciés. Les relations avec la presse ont été facilitées grâce à Sylvie Poujade et Marie Senk (Partenaires / rmn) que nous remercions. Au musée d’Unterlinden, nous remercions chaleureusement : Sandra Edelstein au standard, Marie-Claire Gander pour les questions financières, Frédérique Goerig-Hergott chargée de l’exposition hors les murs, Magali Haas à la documentation, Fabienne Keller responsable de la régie des œuvres, Marie-Hélène Siberlin pour la communication et le service culturel, Corinne Sigrist pour le suivi informatique et photographique et Octave Zimmermann pour les photographies. Les équipes d’accueil, de billetterie, d’entretien et de sécurité : Nadia Belferdi, Édith Belly, Marianne Bleichner, Alain Dannel, Micheline Dogan, Pascal Freyburger, Simon Gerville, Laurence Gillich, Évelyne Gueguen, Colette Guillemain, Sabine Hassenfratz, Muriel Hoppler, Joëlle Malfara, Lucienne Michel, Jean-Luc Muller, Martine Muller, Mireille Murschel, Zahour Naafa, Frédéric Papet, Patrick Schmidle, Yvonne Schneider, Frank Stopforth, Mario Strafella et Christophe Wagner. Le service éducatif : Daniel Konieczka, Fabienne Nemoz, Brigitte Simon-Trujillo et Nadine Resch-Rosin. Le service des audioguides : Isabelle Heinrich et Sandrine Boullée. Les commissaires et les auteurs remercient enfin tous ceux qui, à des titres divers, leur ont apporté aide et soutien au cours de leur travail de recherche, dans la rédaction du catalogue et dans la préparation de l’exposition : Maryan Ainsworth, Giulia Bartrum, Jean-Pierre Beck, Sabine Bengel, Uwe Bennert, Iris Brahms, Irene Brückle, Viktoria von der Brüggen, Aude Buclon, Philippe Contet, Michel De Paepe, Georg Josef Dietz, Cécile Dupeux, Diane Dusseaux, Jürgen Eichberger, Jean-Luc Eichenlaub, Barbara Gatineau, Aubert Gérard, Anne Gérard-Bendelé, Dominique Grentzinger, Francis Gueth, Odile Guillon, Andreas Heese, Jean-Pierre Hinterlang, Estelle Itie, Irène Jornet, Carole Juillet, Eléonore Kissel, Claire Klein, Patrick Le Chanu, Hans Joachim Malle, Brigitte Munch, Hubert Niess, Dany Sandron, Jean-Marie Schmitt, Larry Silver, Brigitte Speroni et Andreas Tacke.

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Préface

Christine Albanel Ministre de la Culture et de la Communication

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« Là, dans l’ancien couvent des Unterlinden, il surgit, dès qu’on entre, farouche, et il vous abasourdit aussitôt avec l’effroyable cauchemar d’un Calvaire. C’est comme le typhon d’un art déchaîné qui passe et vous emporte, et il faut quelques minutes pour se reprendre, pour surmonter l’impression de lamentable horreur que suscite ce Christ énorme en croix, dressé dans la nef de ce musée installé dans la vieille église désaffectée du cloître.» Le lieu qui abrite le grand retable peint vers 1512-1516 par Grünewald pour les Antonins d’Issenheim, en Haute-Alsace, n’est plus cette « vieille église désaffectée » décrite par Huysmans. Le musée d’Unterlinden est un lieu vivant, qui fait découvrir à ses nombreux visiteurs la foisonnante culture du Moyen Âge rhénan. Il organise aujourd’hui la première exposition jamais consacrée en France à Grünewald. Cette manifestation a bénéficié du stimulant partenariat de l’Institut d’histoire de l’art de l’université Marc-Bloch de Strasbourg et du Centre de recherche et de restauration des musées de France. Les œuvres ont été réunies grâce à une collaboration exemplaire entre le musée d’Unterlinden de Colmar, la Kunsthalle de Karlsruhe et le Kupferstichkabinett de Berlin. Les échanges de prêts et l’apport des plus grands cabinets d’art graphique européens ont permis la mise en œuvre de ce projet soutenu par l’Europe. Je tiens à féliciter la société Schongauer qui, depuis 1847, gère le musée d’Unterlinden avec le concours de la Ville de Colmar. Elle a su mener à bien cette très belle entreprise, aidée en cela par l’ensemble des services du ministère de la Culture et de la Communication (direction des Musées de France et direction régionale des affaires culturelles d’Alsace), les collectivités territoriales (la Région Alsace, le Département du Haut-Rhin et la Ville de Colmar), et de généreux mécènes. « Grünewald – Regards sur un chef-d’œuvre », qui a mérité le label d’exposition d’intérêt national, permettra à tous les publics de découvrir ou de redécouvrir l’un des plus grands chefs-d’œuvre de l’art universel.

Grünewald et le retable d’Issenheim – Regards sur un chef-d’œuvre


Préface

Jean Lorentz Président de la société Schongauer

Le retable d’Issenheim de Matthias Grünewald est l’une des œuvres parmi les plus célèbres du patrimoine mondial, réalisé en 1512-1516. Pour le grand historien de l’art Charles Sterling, qui s’est servi de la collection du musée d’Unterlinden de Colmar pour ses recherches sur l’art allemand, « Grünewald est, avec Bosch, le maître de l’arbitraire qui bouleverse. Il le traite sur une échelle plus monumentale et le maintient dans le registre d’une crédibilité plus immédiate. Il égale la liberté du peintre hollandais et invente une technique avancée pour exprimer le passage incessant du vrai au fantastique. Il continue le lâché et les transparences d’aquarelle de certains peintres du sud de l’Allemagne ; il arrive à une touche hardie et liquide d’esprit moderne. Toute sa poétique de déformation, sa couleur de légende, son hallucinante atmosphère de la haute montagne vivront en pleine Renaissance dans l’œuvre si originale des peintres danubiens». (Ch. Sterling, Les Peintres primitifs, Paris, 1949, p. 82) Mais ce personnage mystérieux qui ne cesse de fasciner, comment pouvait-on essayer de l’aborder ? Sans doute en faisant parler la technique et en constatant l’état du retable pour découvrir son processus de création. C’est pourquoi en janvier 2006, la société Schongauer, la conservation et le Centre de recherche et de restauration des musées de France (c2rmf) ont organisé un colloque international réunissant quelque cent trente spécialistes mondiaux en s’appuyant sur les travaux menés pendant quatre ans par le laboratoire parisien. L’impressionnante somme de données techniques a révélé que malgré quelques altérations, l’état du retable est excellent, mais la technique d’application des feuilles d’or dans le Concert des Anges est inspirée par les primitifs flamands. Par ailleurs, le travail sur la couleur est remarquable, la richesse des pigments est étonnante et celle des matières inouïe. Les analyses montrent, selon Michel Menu, le responsable de l’équipe du c2rmf, combien Grünewald savait tirer parti du monde minéral en rappelant la multiplicité des pigments employés par l’artiste. Enfin, la virtuosité de Grünewald faisait apparaître sa maîtrise du dessin. Peu de repentirs ont été constatés. L’artiste mettait en place l’architecture du tableau ou les paysages avec beaucoup de subtilité avant d’y intégrer les personnages. Chaque peinture à l’évidence a été longuement préparée par des dessins. Si les résultats de ce colloque feront l’objet d’une publication à part, il convenait enfin d’organiser de grandes expositions consacrées à Matthias Grünewald. C’est ainsi que le musée d’Unterlinden, la Kunsthalle de Karlsruhe et le Kupferstichkabinett de Berlin ont décidé d’organiser un très retentissant hommage à cet artiste. Joachim von Sandrart admirait déjà en son temps les talents de dessinateur de Grünewald. Et il écrivait «qu’il ne doit céder la place à aucun des anciens maîtres allemands dans le noble art du dessin, car en vérité, il soutient la comparaison avec les plus excellents et les meilleurs, si ce n’est encore davantage ». Aussi à Colmar, pour la première fois, seront exposés plusieurs dessins préparatoires au retable d’Issenheim ainsi que des dessins de la Renaissance germanique provenant de Hans Holbein l’Ancien, de Hans Baldung Grien, de Lucas Cranach, d’Albrecht Dürer, d’Albrecht Altdorfer et un dessin de l’artiste italien Léonard de Vinci. Ces œuvres seront évidemment exposées autour du retable d’Issenheim, de plusieurs sculptures de Nicolas de Haguenau, du Maître H. L. et d’autres compositions religieuses. À l’occasion de cette manifestation, puisque j’ai déjà cité les deux artistes Hans Baldung Grien et le Maître H. L., je ne puis m’empêcher de penser à cette mystérieuse et si opportune transversale qui relie Colmar à Fribourg-en-Brisgau en passant par Vieux-Brisach, où se trouvent successivement trois retables extraordinaires, celui de Grünewald et de Hans Baldung Grien de la même époque et celui du Maître H.L. après 1526. C’est sans doute « une de ces voies sacrées » de la vallée du Rhin qui ont fait le bonheur de notre civilisation. D’avance je remercie le professeur Philippe Lorentz et Pantxika Béguerie-De Paepe, notre conservateur en chef, qui sont les brillants commissaires de cette exposition. Puissent les futurs visiteurs contempler avec émotion et plaisir ce que les organisateurs de cette exposition ont pu réunir avec tant de justesse et de passion.

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Sommaire

12 Introduction Pantxika Béguerie-De Paepe et Philippe Lorentz 16 Grünewald et Léonard de Vinci: les draperies dans le retable d’Issenheim Philippe Lorentz 32 Rencontres. Matthias Grünewald à travers ses contemporains Dagmar Eichberger 46 Les précepteurs d’Issenheim, Bâle et Strasbourg, et leurs réseaux de relations Élisabeth Clementz 54 La réalisation du retable d’Issenheim: Nicolas de Haguenau à Strasbourg Pantxika Béguerie-De Paepe 66 Le retable d’Issenheim 80 Nicolas de Haguenau, sculpteur à Strasbourg 90 L’œuvre graphique de Grünewald et le retable d’Issenheim 92 Les dessins de Matthias Grünewald pour le retable d’Issenheim Michael Roth 134 Dessins d’après le retable d’Issenheim 140 L’œuvre peint de Grünewald 154 Le dessin dans l’art de la Renaissance germanique 156 Le dessin dans l’Allemagne de la Renaissance Ariane Mensger 166 184 204 220

Visages et corps Drapés Paysages Compositions religieuses

230 Le retable d’Issenheim au-delà du regard 232 Les étapes d’élaboration du retable à travers l’imagerie scientifique Élisabeth Ravaud, Elsa Lambert 244 L’analyse de la couleur du retable d’Issenheim Michel Menu 256 Annexes 258 Nicolas de Haguenau, repères chronologiques 260 Grünewald, repères chronologiques 264 Bibliographie 276 Index 280 Crédits photographiques


Introduction

Nouvelles hypothèses sur la genèse du retable d’Issenheim: Grünewald et Strasbourg? Pantxika Béguerie-De Paepe et Philippe Lorentz

Comme beaucoup de retables de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance, le polyptyque réalisé pour le maître-autel de l’église des Antonins d’Issenheim est devenu un objet de musée lors de la Révolution française. À cette époque, le monument est désolidarisé du lieu même pour lequel il avait été réalisé près de trois siècles auparavant. Cette brusque rupture dans son histoire ne s’est pas faite sans dommage: le démantèlement du retable occasionne la perte du décor sculpté de sa caisse. Transféré à Colmar, où il rejoint d’autres œuvres saisies dans le département du Haut-Rhin, il est présenté en pièces détachées dans le nouveau « Musée national » installé dans la bibliothèque de l’ancien collège des jésuites. Les compétences et l’intégrité des hommes qui furent les artisans de ce changement de statut ont permis le maintien de la mémoire de l’œuvre, aussitôt inventoriée. En 1792, François-Christian Lersé sait bien qu’à Issenheim ce monument de la peinture avait « de tout temps été l’objet de la curiosité des voyageurs instruits ». Lui-même se range à l’attribution générique à Dürer des panneaux du grand retable, avancée à plusieurs reprises aux xviie et xviiie siècles. Pour autant, l’identité de son véritable auteur, Mathis d’Aschaffenbourg (« Matthaeus von Aschaffenburg »), n’est pas complètement tombée dans l’oubli. En 1675, Joachim von Sandrart, qui affuble le peintre du curieux nom de « Grünewald », donne par ailleurs suffisamment de preuves d’une bonne connaissance des œuvres de cet artiste pour qu’on lui fasse confiance lorsqu’il retient dans son catalogue un volet de retable « à Eysenach [Issenheim], avec une merveilleuse figure de saint Antoine où les démons derrière les fenêtres sont représentés avec art1 ». Ce n’est pas un hasard si le nom de Grünewald ressurgit dès 1820 sous la plume de Christian-Maurice Engelhardt2. Cette attachante personnalité, issue de la bourgeoisie protestante de Strasbourg, s’adonne principalement à l’étude des manuscrits médiévaux. On lui doit le premier signalement des tableaux de haute époque exposés à Colmar, dans la bibliothèque de la ville. Ses compétences de philologue le rendent apte à reconnaître Issenheim dans le « Eysenach » mentionné par Sandrart. Il peut par conséquent donner à « Grünwald » les panneaux de la Crucifixion qui, au cours des xixe et xxe siècles, vont assurer la célébrité du retable des Antonins. Après les longues et indispensables enquêtes érudites et les inévitables querelles qui ont marqué la redécouverte du retable d’Issenheim, un consensus est désormais établi au sein de la critique quant à l’identification des deux artistes qui prirent part à sa réalisation: Nicolas de Haguenau, sculpteur demeurant depuis au moins 1485 à Strasbourg, où il meurt entre 1522 et 1538, auteur de la caisse et des sculptures, et Mathis Gothart Nithart, artiste franconien connu depuis le xvii e siècle sous le nom de Grünewald, né à Wurtzbourg vers 1475-1480, principalement actif dans le diocèse de Mayence (à Aschaffenbourg et à Francfort) et mort à Halle-sur-la-Saale en 1528. Mathis Gothart Nithart, dont quelques œuvres portent encore le monogramme (mgn), est le peintre des volets du polyptyque d’Issenheim. Mais, faute de documents, les circonstances de la commande de ce monumental ensemble demeurent mystérieuses. Dans sa contribution au présent ouvrage, où elle étudie les précepteurs de la maison d’Issenheim, Élisabeth Clementz met en évidence les liens de ces personnages avec Strasbourg, qui, depuis la seconde moitié du xive siècle, abritait dans ses murs un hôpital antonin, dépendant de la préceptorie générale d’Issenheim. Jean d’Orlier (1463-1490) et Guy Guers (1490-1516), passés à la postérité pour avoir

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Grünewald et le retable d’Issenheim – Regards sur un chef-d’œuvre


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— 1. Le portail méridional de la cathédrale de Strasbourg au xvie siècle, détail d’une gravure sur bois représentant la cathédrale vue du sud-ouest, éditée par Bernhard Jobin vers 1574 — 2. Matthias Grünewald, détail de l’église située à l’arrière-plan de La Vierge à l’Enfant, 1515-1519, Stuppach, église paroissiale

Introduction

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Grünewald et Léonard de Vinci: les draperies dans le retable d’Issenheim Philippe Lorentz

«Le vêtement, surtout lorsqu’il est représenté de façon compliquée et sans souci de réalisme, est une sorte de mélodie éclatante qui exprime le caractère de l’artiste. En étudiant le jeté des draperies nous devenons presque graphologues ; nous pouvons deviner le tempérament personnel et même l’état d’âme momentané de l’auteur que révèlent le tracé de son écriture, le jeu des lignes, sec, anguleux, mesuré, sobre ou exubérant, frémissant, dramatiquement agité, extravagant même. Grünewald et Hugo van der Goes offrent des exemples évidents de la force expressive que l’on peut insuffler aux étoffes. » Max Friedländer (1867-1958) se livre à ces considérations sur les drapés dans l’édifiant essai qu’il consacre, au soir de sa vie, à son expérience de connaisseur 1. Celui qui fut sans doute le plus grand expert de la peinture des xve et xvie siècles au nord des Alpes range l’observation des drapés au nombre des outils permettant d’identifier l’auteur d’un tableau. Il éclaire son propos en retenant deux peintres ayant su faire plier les draperies aux exigences d’un langage expressif : le Flamand Van der Goes et l’Allemand Grünewald. Ces deux artistes n’ont jamais eu l’occasion de se rencontrer, puisque le premier, décédé en 1482, était parvenu au terme de son existence à l’époque présumée de la naissance à Wurtzbourg –vers 1480 – de Mathis Gothart Nithart, dont le nom de Grünewald a été forgé au xvii e siècle par Joachim von Sandrart. En faisant référence à Van der Goes et à Grünewald pour illustrer ses remarques sur le jeu des étoffes dans la peinture, Friedländer met donc en évidence la pratique des drapés au cours de deux phases successives d’une période tantôt désignée comme le gothique tardif ou la Renaissance septentrionale. Parmi les peintres des anciens Pays-Bas au xve siècle, Hugo van der Goes est l’un de ceux qui ont le mieux mis à profit les ressources plastiques des draperies pour appuyer l’intensité dramatique présente dans leurs œuvres. Les étoffes occupent une place essentielle dans la dense composition de la Mort de la Vierge 2 (Bruges, Groeningemuseum), depuis le couvre-lit sur lequel gît Marie jusqu’aux amples vêtements des témoins de son trépas. Elles sont là pour amplifier la gestuelle plaintive des apôtres. L’air circule davantage aux revers des volets du triptyque Portinari (fig. 1), où chacun des deux protagonistes de l’Annonciation, la Vierge et l’archange Gabriel, occupe l’espace d’une niche de pierre. La grisaille leur confère le statut de sculptures. Mais, à y regarder de plus près, sommes-nous vraiment en présence de statues feintes ? Le peintre entretient volontairement l’ambiguïté en enveloppant les deux figures d’étoffes présentant pour certaines la raideur empesée de la sculpture et pour d’autres la souplesse de la matière textile. L’aube de l’archange se répand jusque sur les parois de la niche avec une souplesse étrangère à une image taillée dans la pierre, ce qui accentue le mouvement impétueux du messager, tout juste descendu du ciel. L’Annonciation du triptyque Portinari, morceau de bravoure de la peinture monochrome flamande, atteste avec éclat que Hugo van der Goes savait insuffler aux étoffes une force expressive, pour reprendre les mots de Friedländer. Marqués par un évident dynamisme et au service d’une tension dramatique, les drapés de Hugo van der Goes n’en demeurent pas moins tributaires du métier flamand. Dans la peinture des anciens PaysBas, depuis Van Eyck et le Maître de Flémalle, les draperies dessinent de rigoureuses et géométriques architectures structurées par les renflements tubulaires définis par les arêtes des plis. La tradition,

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— 1. Hugo van der Goes, Annonciation, triptyque Portinari, revers des volets, Florence, Galleria degli Uffizi

Grünewald et Léonard de Vinci: les draperies dans le retable d’Issenheim

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— 10. Matthias Grünewald, La Vierge et l’Enfant ou Nativité (volet droit de l’Incarnation), détail du drapé de la robe, retable d’Issenheim, vers 1512-1516, Colmar, musée d’Unterlinden

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— 11. Léonard de Vinci, Draperie pour une figure assise, pinceau et tempera grise, rehauts de blanc, sur toile préparée grise, vers 1480, Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques

Grünewald et Léonard de Vinci: les draperies dans le retable d’Issenheim

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Rencontres. Matthias Grünewald à travers ses contemporains Dagmar Eichberger

Matthias Grünewald. Un artiste mobile dans un siècle agité Grâce à ses retables empreints d’une profonde spiritualité, le peintre Mathis Gothart ou Nithart, plus connu sous le nom de Matthias Grünewald, jouit d’une notoriété presque sans égale parmi les peintres du début de l’ère moderne. Sa vie et sa personnalité sont cependant difficiles à cerner. L’approche de ce solitaire parmi les maîtres de son temps passe en définitive par ses œuvres encore conservées. Nous allons tenter ici de poser un nouveau regard sur Matthias Grünewald à travers son environnement, autrement dit ses commanditaires et les lieux auxquels étaient destinés ses tableaux. À l’époque de Grünewald, la plupart des artistes peuvent être associés à une ville à laquelle ils étaient particulièrement liés par leurs origines ou leurs activités professionnelles. Citons entre autres Albrecht Altdorfer à Ratisbonne, Lucas Cranach l’Ancien à Wittenberg, Jörg Breu à Augsbourg ou Hans Schäufelein à Nördlingen. Contrairement à Dürer, Grünewald ne chercha pas à léguer à la postérité un corpus de pensées personnelles et d’écrits théoriques. De son vrai nom Mathis Gothart Nithart, il signait rarement ses œuvres et, le cas échéant, se contentait de ses initiales MG et N liées entre elles. Pour autant qu’on puisse en juger aujourd’hui, ses voyages furent bien moins lointains que ceux d’Albrecht Dürer. Certes, on ne peut exclure qu’il ait séjourné en Italie, mais rien ne vient l’attester. Hormis quelques interruptions, il resta toujours actif dans la région du Rhin et du Main, entre autres dans les villes d’Aschaffenbourg, Mayence, Bingen et Francfort. On peut affirmer qu’il résida longtemps à Aschaffenbourg 1. Originaire de Wurtzbourg, il laissa au début de sa carrière des traces à Bindlach en Franconie et à Nuremberg. À Tauberbischofsheim, à quelques kilomètres à peine de sa ville natale, une Crucifixion et un Portement de croix de sa main firent partie jusqu’en 1876 du décor de l’église 2. À l’apogée de sa carrière, Grünewald se retrouva en Alsace où il créa son célèbre retable pour le couvent des Antonins à Issenheim. Vers la fin de sa vie, il séjourna à Halle-sur-la-Saale où il décéda à la fin du mois d’août 1528. L’artiste se déplaça de ville en ville, toujours à la recherche d’un nouvel emploi afin de subvenir à ses besoins comme peintre, ingénieur hydraulique, maître d’œuvre ou même savonnier. On sait avec certitude qu’il fut de longues années durant au service de l’archevêque de Mayence, mais le cercle de ses commanditaires était bien plus large. Outre l’archevêque Ulrich von Gemmingen et le cardinal Albrecht von Brandenburg, il travailla aussi pour les chanoines d’Aschaffenbourg Heinrich Reitzmann et Kaspar Schantz, pour le prieur d’Issenheim Guy Guers et pour le marchand de Francfort Jacob Heller. À Halle, son ami le brodeur Hans Plock possédait plusieurs de ses dessins qu’il avait inclus dans une bible familiale protestante 3. Nous présenterons une sélection d’œuvres de Grünewald, en nous intéressant tout particulièrement à leurs différents commanditaires. La plupart d’entre elles étaient destinées à un lieu particulier, si bien que le peintre devait tenir compte des directives et des attentes de ses clients, qu’il se fût agi d’un cardinal, d’un évêque, d’un chanoine, d’un abbé ou d’un négociant.

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Grünewald et le retable d’Issenheim – Regards sur un chef-d’œuvre


— 1. Matthias Grünewald, Saint Érasme et saint Maurice, Munich, Alte Pinakothek, inv. no 1044, 226x176 cm

Rencontres. Matthias Grünewald à travers ses contemporains

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Les précepteurs d’Issenheim, Bâle et Strasbourg, et leurs réseaux de relations Élisabeth Clementz

L’ordre de Saint-Antoine Si la biographie et la personnalité de Grünewald, le créateur du célèbre retable d’Issenheim, restent encore dans l’ombre faute de sources, la maison religieuse pour laquelle cette œuvre a été commanditée a fait l’objet de différentes études 1. Il s’agit de la préceptorie antonine d’Issenheim, fondée vraisemblablement au début ou au milieu du xiiie siècle 2. Cette maison relevait de l’ordre de Saint-Antoine, créé à la fin du xie siècle à La Motte-aux-Bois, un petit village du Dauphiné, à mi-chemin entre Valence et Grenoble. L’arrivée des prétendues reliques de l’ermite de la Thébaïde vers 1070 n’est pas passée inaperçue, puisqu’en 1083 déjà le village a changé de nom pour s’appeler Saint-Antoine 3. Peu de temps après, une maladie redoutable, le feu sacré ou feu de Saint-Antoine, ravage le Dauphiné. Cette maladie, liée à l’ingestion d’ergot de seigle – un champignon qui se développe sur l’épi de seigle dans certaines conditions climatiques –, provoque un rétrécissement des vaisseaux sanguins pouvant mener à la nécrose des membres. Il s’agit là de la forme gangréneuse de la maladie. Il existe également une forme convulsive 4. Pour venir en aide aux malades qui affluent vers Saint-Antoine pour obtenir la guérison, et aux autres pèlerins, une confrérie laïque se forme vers 1095. Un siècle et demi plus tard, en 1247, Innocent IV érige cette confrérie laïque en ordre religieux indépendant 5. Les succès obtenus sur le plan thérapeutique permettent à la jeune confrérie de se développer et d’essaimer: dès 1123, deux hôpitaux de Gap lui sont confiés 6. Par la suite, de nombreux autres hôpitaux en difficulté seront remis aux Antonins, qui disposent à la fin du Moyen Âge d’un réseau hospitalier s’étendant à toute l’Europe. L’ordre de Saint-Antoine est un ordre centralisé, dont la maison mère est à Saint-Antoine-duViennois. À sa tête, il y a un abbé. C’est lui qui nomme les hommes qui dirigent les préceptories générales. Il s’agit des préceptories les plus anciennes ou les plus prestigieuses 7. La préceptorie d’Issenheim La maison d’Issenheim avait ce rang. Le précepteur d’Issenheim présidait également aux destinées des hôpitaux antonins de Bâle, Strasbourg, Bruchsal, Würzburg, Bamberg et Eiche (Thuringe)8. Il est probable que les Antonins étaient établis à Strasbourg avant 1210 ; pour la maison antonine de Bâle, par contre, rien n’est sûr avant le xive siècle 9. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les hôpitaux antonins n’hébergeaient pas seulement des malades atteints du feu de Saint-Antoine, mais aussi des prébendiers, c’est-à-dire des personnes qui, en échange d’un bien ou d’une somme d’argent, finissaient leurs jours à Issenheim, et des pèlerins. La maison d’Issenheim semble avoir été un lieu de pèlerinage dès la seconde moitié du xive siècle. En effet, en 1366, Adelheid von Burgheim et sa mère donnent des vignes et des cens à Riquewihr pour l’amour de saint Antoine à son hôpital d’Issenheim, «do er gnedige ist» (là où il dispense ses grâces). Cette formule signifie que saint Antoine y fait des miracles. On peut certainement en conclure que le pèlerinage d’Issenheim existe déjà10. Des pèlerins en route pour Einsiedeln sont signalés à Issenheim en 139111. Le passage de pèlerins à Issenheim devait être quotidien, car en 1480, le précepteur Jean d’Orlier fonde une messe de l’aurore sur l’autel Sainte-Catherine pour éviter qu’à l’avenir, les pèlerins qui ont passé la nuit au couvent ne quittent Issenheim au lever du jour sans avoir entendu la messe 12.

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— 1. Hans Wächtlin, Saint Antoine, gravure sur bois, publiée en 1517 dans l’ouvrage Feldbuch der Wundarzney du chirurgien Hans von Gersdorff

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La réalisation du retable d’Issenheim: Nicolas de Haguenau à Strasbourg Pantxika Béguerie-De Paepe

Si, dès le xvie siècle, le retable placé sur le maître-autel de l’église des Antonins à Issenheim attire les regards des amateurs d’art, c’est surtout pour ses parties peintes. Les plus anciennes mentions de l’œuvre l’attestent. En 1573, l’imprimeur strasbourgeois Bernhard Jobin évoque «Mathias d’Oschnaburg [sic, pour Aschaffenburg], dont on peut voir le précieux tableau à Issna [sic, pour Issenheim] 1 ». Quelques décennies plus tard, vers 1619-1620, c’est au tour de l’éditeur de Francfort Vinzenz Steinmeyer de citer : « Mattthias d’Aschaffenburgk, dont les tableaux se trouvent encore présentement à Leßheim [sic, pour Issenheim], près de Colmar 2 […]. » Seuls les tableaux suscitent les convoitises des collectionneurs, celle de l’empereur Rodolphe II en 1597 et, un peu plus tard, celle de l’électeur de Bavière 3. Rien d’étonnant à cela : la caisse du retable (fig. 1) n’était visible que lors des grandes fêtes liturgiques et les visiteurs de la commanderie voyaient d’abord la Crucifixion (retable fermé)4. L’intérêt pour les sculptures a donc été nettement moins marqué. Il n’y est fait référence qu’à partir du xviiie siècle et de manière succincte et parfois peu claire, comme le montre le commentaire de Lersé 5. Après la fragmentation du retable survenue en 1793, les connaisseurs se fixent pour unique objectif l’attribution des panneaux du retable. Nul ne se soucie alors des sculptures, hormis les auteurs des catalogues du musée de Colmar 6. Les statues reviennent sur le devant de la scène avec la magistrale monographie d’Heinrich Alfred Schmid sur Matthias Grünewald, où est réuni l’essentiel de la documentation qui fonde notre connaissance actuelle du retable d’Issenheim. En même temps qu’il donne les sculptures de la caisse au Strasbourgeois Nicolas de Haguenau, cet historien opère la dissociation radicale du monumental ensemble. Selon lui, les peintures auraient été commandées par Guy Guers, précepteur de la commanderie de 1490 à 1516, dont les armoiries sont peintes sur le panneau de la Visite de saint Antoine à saint Paul (voir cat. 1a). Les sculptures seraient à mettre au compte d’une commande antérieure passée par Jean d’Orlier, à la tête de l’établissement de 1463 à 1490. Le principal argument de Schmid est l’identification de l’effigie sculptée placée dans la caisse aux pieds de saint Augustin (voir fig. 1) avec Jean d’Orlier 7. Cette vision des choses n’est fondée sur aucun document et relève de la pure hypothèse. Entérinée par les études les plus récentes sur la sculpture dans le Rhin supérieur 8, elle prévaut aujourd’hui. Il paraît pourtant étrange et contraire à la cohérence iconographique de l’ensemble comme aux pratiques artistiques de la fin du Moyen Âge qu’un tel retable n’ait pas été le fruit d’une seule et unique commande. Et ce d’autant plus que les dernières recherches historiques sur la préceptorie d’Issenheim n’ont mis en évidence aucun infléchissement d’ordre financier permettant d’expliquer une quelconque interruption dans sa réalisation 9. En déterminant deux étapes dans la réalisation du retable d’Issenheim, Schmid, qui considérait l’auteur des trois principales statues de la caisse comme l’un des plus grands artistes de son temps, était sans doute loin d’imaginer les ultimes avatars de sa théorie. Dans un récent ouvrage consacré aux retables à la charnière de l’époque gothique et de la Renaissance, Caterina Limentani Virdis et Mari Pietrogiovanna présentent le polyptyque d’Issenheim comme un assemblage, réalisé dans la deuxième décennie du xvie siècle. Deux parties distinctes le composent : d’un côté les sculptures, de l’autre les peintures, les premières étant dues à Nicolas de Haguenau avant 1505 et les secondes à Grünewald, artiste ayant travaillé pour la commanderie d’Issenheim autour de 1512-151610. Elles constatent «la grande différence de style et de qualité entre les sculptures – plutôt traditionnelles, tant sur le plan du style que sur celui de l’iconographie, et somme toute modestes – et les peintures, d’une beauté sublime et d’un

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— 1. Nicolas de Haguenau, retable d’Issenheim, sculptures de la caisse : Saint Augustin et Guy Guers, Saint Antoine, Porteur d’offrande au coq, Porteur d’offrande au porcelet, Saint Jérôme; dans la prédelle, Le Christ et les apôtres, vers 1512-1516, Colmar, musée d’Unterlinden

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Nicolas de Haguenau, documenté à Strasbourg à partir de 1485–mort entre 1526 et 1538 Mathis Gothart Nithart (Grünewald) né à Wurtzbourg en 1475-1480 – mort à Halle en 1528 Retable d’Issenheim — Caisse et prédelle reconstituées en 1930 par les établissements Klem de Colmar à partir de fragments d’origine; sculptures de Nicolas de Haguenau en tilleul polychromé Saint Antoine, ronde-bosse, H. 153 cm; L. 71 cm; P. 54 cm Trône de saint Antoine, H. 135 cm; L. 91 cm; P. 43,4 cm Socle de Saint Antoine, H. 22 cm; L. 94,4 cm; P. 78,3 cm Porteur d’offrande au porcelet, H. 66 cm; L. 40 cm; P. 32 cm Porteur d’offrande au coq, H. 63 cm; L. 36 cm; P. 28 cm Saint Augustin et Guy Guers, relief, H. 164 cm; L. 74,5 cm; P. 19 cm Saint Jérôme, relief, H. 160 cm; L. 70 cm; P. 22 cm Rinceaux sculptés ornés des symboles des quatre évangélistes, bas-relief ajouré, H. 80 cm; L. 131 cm; P. 4 cm Rinceaux sculptés (au-dessus de saint Jérôme), bas-relief ajouré, H. 61 cm; L. 70 cm; P. 4,6 cm Christ, haut-relief, H. 58 cm ; L. 36,5 cm ; P. 27 cm Groupe A (à dextre), trois apôtres, H. 44 cm; L. 46 cm; P. 28,5 cm Groupe B (Jean, André, Pierre), H. 46 cm; L. 47,5 cm; P. 32 cm Groupe C (Jacques, Jude-Thaddée, Simon), H. 46,5 cm; L. 46 cm; P. 31,5 cm Groupe D (à sénestre), trois apôtres, H. 44,5 cm; L. 47 cm; P. 34 cm — Volets peints par Grünewald, technique mixte (tempera et huile) sur panneaux constitués d’étroites planches de tilleul assemblées à joints vifs. Les dimensions données ci-dessous sont approximatives, les encadrements ne permettant pas l’accès aux panneaux dans leur globalité. Visite de saint Antoine à saint Paul ermite, Concert des Anges (face et revers du panneau), H. 292 cm; L. 165 cm; P. 0,6 cm L’Agression de saint Antoine par les démons, La Vierge et l’Enfant ou Nativité (face et revers du panneau), H. 292 cm; L. 165 cm; P. 0,6 cm Annonciation, partie dextre de la Crucifixion (face et revers du panneau), H. 292 cm; L. 167 cm; P. 0,8 cm Résurrection, partie sénestre de la Crucifixion (face et revers du panneau), H. 292 cm; L. 167 cm; P. 0,8 cm Saint Sébastien, H. 255 cm; L. 100 cm; P. 1,5 cm Saint Antoine, H. 255 cm; L. 100 cm; P. 1,5 cm Déploration sur le corps du Christ, H. 84 cm; L. 366 cm; P. 1,5 cm

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— Provenance Maître-autel de l’église de la commanderie des Antonins d’Issenheim. — Historique Dans les années 1650, le retable est temporairement transféré à Thann, où sont réfugiés les Antonins soucieux d’échapper aux événements militaires qui perturbent alors la région 1 ; 1793 (?), après son démembrement, l’œuvre est transportée à la «Bibliothèque du District» de Colmar (bibliothèque de l’ancien couvent des Jésuites), sous la conduite de Jean-Pierre Marquair et de Jean-Jacques Karpff, commissaires de la République; 1823, les deux Porteurs d’offrande de la caisse, prêtés aux hospices civils de Colmar pour orner la crèche de Noël, disparaissent 2 ; 1852, les volets peints et les sculptures sont installés dans la chapelle de l’ancien couvent des Dominicaines d’Unterlinden dans la perspective de l’ouverture en 1853 d’un musée dans ce lieu; 1914, les volets peints et les sculptures sont mis en sécurité dans une salle blindée de la Caisse d’épargne de Colmar; 1917, les éléments du retable sont transférés et conservés à la Alte Pinakothek de Munich; 1919, retour à Colmar, au musée d’Unterlinden; 1939, transfert au château de Lafarge (Corrèze), puis au château de Hautefort (Dordogne); 1940, retour en Alsace, d’abord à Colmar, puis au château du Haut-Koenigsbourg; 1945, retour au musée d’Unterlinden3 ; 1965, à la suite d’une hypothèse de Franziska Sarwey fondée sur une lecture de la description du retable par Lersé en 1781 4, les deux volets fixes sont intervertis, Saint Antoine passant de dextre à sénestre et Saint Sébastien de sénestre à dextre 5 ; 1984, grâce à une convention d’échange de dépôts, les deux porteurs d’offrande de la caisse, acquis en 1977 par le Badisches Landesmuseum de Karlsruhe du commerce d’art munichois (Böhler) ont retrouvé leur place dans le retable.

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— Études et restaurations 1794-1797, refixage (?) et pose d’un vernis sur les volets peints, par Jean-Jacques Karpff, peintre colmarien; 1842, refixage, nettoyage et pose d’un vernis sur la Déploration sur le corps du Christ (?, le document est peu explicite) par M. Guérin, restaurateur à Strasbourg ; 1902-1903, nettoyage et dévernissage de l’ensemble des volets peints par M. Schultis, restaurateur à Fribourg-en-Brisgau; juillet 1903, chute du panneau de Saint Antoine qui se fend sur toute la hauteur, restauration par M. Schultis; 1917-1919, traitement contre les insectes xylophages, refixage de la couche picturale sous la responsabilité du professeur Kinkelin à Munich; 1932, refixage et pose d’un vernis par M. Leguay, restaurateur parisien; parallèlement, en 1930, 1932 et 1934 sont réalisées les structures métalliques et en bois (caisse, structures et socles par les établissements Klem de Colmar, le ferronnier colmarien Greiner et la menuiserie Rinterknecht) qui permettent une meilleure présentation du retable; 1955, radiographies des peintures du retable effectuées par le docteur Langs, radiologue à l’hôpital de Colmar, à la demande de Madeleine Hours, du laboratoire de recherche des musées de France – nettoyage et allégement du vernis ancien puis pose d’un nouveau vernis par Lucien Aubert, restaurateur à Paris; début des années 1970, radiographies des volets peints par M. Blum, de Strasbourg; 1986, étude radiographique, détermination de l’essence du bois des sculptures et analyses physico-chimiques de leur polychromie par France Drilhon et Sylvie Colinart du laboratoire de recherche des musées de France – étude et refixage de la polychromie des sculptures par Juliette Lévy et Marie-Emmanuelle Meyohas, restauratrices à Paris– traitement contre les insectes xylophages par Aubert Gérard, restaurateur à Vesoul; 1988, analyse dendrochronologique par Georges Lambert et Catherine Lavier, du laboratoire de chrono-écologie de l’université de Franche-Comté de Besançon; 2000-2004, campagne d’étude et analyses par le Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF), Aubert Gérard et Jean-Albert Glatigny, restaurateurs (bois), et Carole Juillet, restauratrice (couche picturale)6. Colmar, musée d’Unterlinden, inv. 88. RP. 139.

— Catalogues du musée Hugot, 1860, p. 56-60, 64-65, 67, nos 146-155, 172-174, 178-181 ; Goutzwiller, 1866, p. 60-63, 68, 69, 70, 71, nos 163-171, 190-196; Goutzwiller, 1875, p. 72-81 ; Kraus, 1884, p. 350-360; Champion, 1925, p. 33-34, 41-42, 62-66, nos 40-52; Waltz, 1938, p. 8-12, 58-61, nos 40-52 ; Waltz, 1951, p. 6-11, 57-63, nos 40-52 ; Waltz, 1954, p. 6-16, 40-53, 57-61, 67, nos 40-52; Schmitt, 1964, p. 45-49, nos 40-52 ; Heck et Moensch-Scherer, 1990, no 139. — Bibliographie sélective (1911-2007) Schmid, 1911, p. 86-194 ; Réau, 1920; Vöge, 1931 ; Burkhard, 1936; Zülch, 1938; Ruhmer, 1959, p. 8-26; Lanckoron´ska, 1963, p. 83-177 ; Scheja, 1969; Châtelet (dir.), 1976 a; Geissler, Saran, Harnest et Mischlewski, 1974 ; Vaisse et Bianconi, 1974, p. 89-93, pl. XIV-L; Rieckenberg, 1976; Fraenger, 1983, p. 10-47 ; Recht, 1987, p. 269-273, 382, 383, pl. XII, nos 299-305; Colmar, 1987 ; Mellinkoff, 1988 ; Hayum, 1989; Heck (dir.), 1989; Seidel, 1990; Béguerie et Bischoff, 1996; Ziermann, 2001, p. 74-152.


Chef-d’œuvre de Grünewald, le retable d’Issenheim a bénéficié d’une constante renommée entre le xvie et le xviiie siècle. Il ne cesse alors d’attirer les visiteurs vers l’église pour laquelle il a été réalisé, où il est placé sur le maître-autel surélevé de quelques marches et situé au fond d’un chœur séparé de la nef par un jubé (fig. 2 en bas, p. 48). Contrairement à ce qui a été récemment avancé, le monumental ensemble n’a pas remplacé le retable dit de Jean d’Orlier, peint par Martin Schongauer (Colmar, musée d’Unterlinden, inv. 88. R.P. 452), qui aurait été considéré comme démodé peu après son achèvement 7. En effet, cette dernière œuvre, un simple retable-tabernacle, n’était pas destinée au chœur de l’église, mais vraisemblablement à l’un des autels sous le jubé 8. Tel qu’il nous est parvenu, le retable de Grünewald ne comporte aucune signature ni inscription permettant d’identifier son auteur, pas même sur les cadres originaux des volets, encore en partie couverts de leur peinture originale imitant le marbre. Seules les armoiries du commanditaire, le précepteur Guy Guers (1490-1516), figurent sur le panneau de la Visite de saint Antoine à saint Paul ermite. Il n’est pas exclu qu’une inscription livrant le ou les noms du sculpteur et/ou du peintre, ainsi que la date aient figuré sur la caisse d’origine, presque entièrement détruite en 1793. De telles informations ont également pu être supprimées lors d’un premier démontage de l’œuvre au milieu du xviie siècle (voir plus haut, historique). Il faut également déplorer la perte du contrat qui, dans le cadre d’une réalisation aussi ambitieuse et selon les usages du temps, n’a pas manqué d’être établi, afin de fixer le prix de l’œuvre et de définir les délais à respecter. La toute récente étude en radiographie du retable (2003) a permis d’écarter définitivement l’improbable interprétation comme un monogramme de quelques traces sombres au bas du panneau de Saint Sébastien 9, qui sont en réalité ce qui reste visible d’un ancien numéro d’inventaire peint sur le vernis. La lecture du millésime 1515 sur le pot à onguents de sainte Madeleine (volet gauche de la Crucifixion) est sujette à caution 10. Au cours des xvie et xviie siècles, on signale à Issenheim les peintures remarquables de « Mathis d’Aschaffenbourg 11 ». En 1675, Sandrart, le premier auteur à accoler le nom de Grünewald à celui de « Matthaeus von Aschaffenburg », range le retable d’Issenheim, qu’il ne connaît que par ouï-dire, parmi les œuvres de cet artiste. Au xviiie siècle, le retable est attribué à Dürer 12. Après son transfert à Colmar, à l’époque révolutionnaire, l’œuvre devient plus accessible aux connaisseurs. Son démembrement explique le peu d’intérêt accordé à la caisse, fragmentaire, et à ses statues. Il faut attendre 1911 pour voir Heinrich Alfred Schmid attribuer les sculptures à Nicolas de Haguenau. Durant la première moitié du xix e siècle, les volets peints sont généralement donnés à Dürer. Seul Engelhardt mentionne « Grünwald » comme auteur de la Crucifixion 13. Le nom de Hans Baldung est avancé par certains critiques au milieu du xixe siècle, mais l’attribution au Grünewald de Sandrart s’impose rapidement à la même époque 14. Elle n’a à ce jour fait l’objet d’aucune remise en question fondamentale. Une thèse comme celle de Goutzwiller, qui considère «l’Italien Guido Guersi» comme l’auteur des peintures du retable 15, repose sur un grossier contresens historique et s’inscrit dans un contexte d’opposition des érudits alsaciens face à l’histoire de l’art universitaire allemande 16. On ignore ce qui a motivé le choix des deux artistes ayant exécuté le retable. Le recours au sculpteur Nicolas de Haguenau, dont l’atelier est probablement, au tournant du xvie siècle, le plus important

et le plus productif de Strasbourg, où les précepteurs d’Issenheim séjournent régulièrement, n’a rien de surprenant. La traditionnelle identification de la statue du donateur avec Jean d’Orlier (1463-1490) ne pouvant être retenue, seul Guy Guers est susceptible d’avoir été représenté aux pieds de saint Augustin. C’est donc à lui seul et non à son prédécesseur qu’incombe probablement la commande du retable. Aucune raison ne s’oppose à une réalisation contemporaine de la caisse et des volets. La carrière de Nicolas de Haguenau se prolonge en effet très tard (au moins jusqu’en 1526) et l’absence d’ouvrages avérés de cet artiste au-delà de 1506 empêche l’établissement d’une chronologie évolutive englobant les années 1510-1520. Le sculpteur est en tout cas disponible avant 1516, date à laquelle il assume la commande du retable de la confrérie des serruriers pour l’église SaintMartin de Strasbourg 17. Le ou les réseaux qui ont conduit Guy Guers à entrer en contact avec Grünewald ou les raisons qui ont conduit ce dernier à collaborer avec Nicolas de Haguenau – probablement à Strasbourg – demeurent obscurs et plusieurs facteurs d’explication peuvent être invoqués. La question de la fonction du retable d’Issenheim a fait couler beaucoup d’encre. Sa place dans l’église d’un hôpital voué aux soins des malades atteints du feu de Saint-Antoine a conduit certains auteurs à mettre en avant son usage thérapeutique en prenant en compte l’iconographie de ses différentes parties 18. On peut en effet supposer que les malades étaient menés devant le maître-autel, mais cela ne pouvait entraîner l’ouverture et la fermeture systématiques des volets. Quelques témoignages sur le maniement des retables à la fin du Moyen Âge dans l’aire germanique nous apprennent que les polyptyques étaient la plupart du temps fermés. On ne procédait pas à leur ouverture tous les dimanches, mais seulement lors des principaux moments de l’année liturgique et lors des fêtes spécifiques de l’église où ils se trouvaient 19. Les différents éléments du retable d’Issenheim n’ont donc pas été conçus pour être présentés simultanément aux fidèles et aux frères de la préceptorie comme ils sont aujourd’hui exposés au public du musée. La lecture iconographique de l’œuvre ne peut donc être globale et il convient de l’aborder en fonction de ses différentes configurations. Par sa structure, le retable d’Issenheim entre dans la catégorie des polyptyques germaniques à doubles volets. Il est conçu pour permettre trois présentations. Les deux premières, offrant la mise en image du salut opéré par l’Incarnation, le sacrifice et la Résurrection du Christ, correspondent à un triptyque susceptible d’orner n’importe quelle église. Le retable fermé –visible durant la plus grande partie de l’année– montre une Crucifixion. En l’absence de tout encadrement médian, celle-ci est traitée comme une seule scène, non compartimentée (le Christ en croix étant reporté sur le volet gauche) ; il en est de même pour les deux panneaux peints de la prédelle, sur lesquels est peinte une Déploration sur le corps du Christ. La Crucifixion est flanquée par deux volets fixes avec les représentations de saint Sébastien (à gauche) et saint Antoine (à droite), ce qui personnalise le retable en renvoyant à un établissement où l’on soigne les malades – saint Sébastien est invoqué en cas d’épidémie –, et en particulier à une maison de l’ordre des Antonins. La présentation actuelle de ces deux volets, qui remonte à 1965, est remise en question par Vaisse 20. Dans une église antonine, on s’attendrait en effet à voir le patron de l’ordre plutôt à dextre. La question reste ouverte, mais il nous semble intéressant de citer le témoignage inédit d’un artiste comme Otto Dix, qui apporte un éclairage d’ordre purement esthétique au débat.

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Nicolas de Haguenau Déploration du Christ, 1501 — Bois (feuillu clair à pores diffus, tilleul ?) polychromé H. 71 cm; L. 121 cm; P. 36 cm Strasbourg, collège Saint-Étienne (classé M.H., 16 février 1930) — Historique Prédelle du retable du maître-autel du chœur (Fronaltar) de la cathédrale Notre-Dame de Strasbourg ; 1682, retable transféré dans la chapelle Sainte-Catherine ; 1724, transport du retable afin de le remonter dans l’église abbatiale (Münsterkirche) d’Erstein, propriété du grand chapitre ; 1re moitié du xixe siècle dans la collection de l’abbé Mühe à Strasbourg.

— État La sculpture est constituée de trois blocs de tilleul collés à joints vifs. La présence d’une mortaise derrière le Christ ainsi que d’une retaille à ses pieds, toutes deux originales, prouvent la disparition d’éléments: la croix et deux saintes femmes? Tous les doigts des pieds du Christ sont refaits. La couche picturale est dégradée; quelques traces de polychromie sont visibles sur la préparation (d’après un rapport d’étude d’Anne Gérard-Bendelé).

L’iconographie du retable du maître-autel du chœur de la cathédrale de Strasbourg est parfaitement connue grâce au document gravé en  par Isaac Brunn (fig. ). L’estampe donne à voir le retable ouvert, consacré à la vie de la Vierge, la niche centrale de la caisse étant occupée par une Adoration des mages. Walter et Recht proposent, pour compléter ce cycle des joies et des douleurs de Marie, d’imaginer au revers une Crucifixion. Will, séduit par l’idée, la rejette toutefois devant la difficulté technique, en , de ne pas avoir d’éléments d’encadrement à la jointure des volets fermés. La représentation d’une Crucifixion implique effectivement un champ continu comme pour le retable d’Issenheim. Quoi qu’il en soit, la prédelle était visible lors de l’ouverture et de la fermeture du retable. L’image de Brunn est fidèle à l’état de la sculpture conservée au collège SaintÉtienne ; déjà manquent les deux saintes femmes et la croix originale qui, d’après la présence d’une mortaise, était placée entre le visage du Christ et celui de Marie-Madeleine. Cette sculpture, l’une des rares documentées de l’œuvre de Nicolas de Haguenau, permet de définir le style des œuvres sorties de l’atelier de Nicolas de Haguenau et de ses frères. Le retable du maître-autel du chœur est en effet payé aux frères Veit et Paul de Haguenau en  et la signature  .  […] peut être lue sur la gravure au niveau du panneau de la Dormition de la Vierge. Bien que tronquée, la composition de la Déploration montre comment les personnages sont placés en arc de cercle autour de la figure du Christ mort au centre. Les liens qui les unissent se réduisent à cette structure tant les gestes sont affectés et les regards divergents. La silhouette du Christ est raide et les proportions peu respectées ; en revanche, le traitement des drapés et des visages donne corps à la scène et l’anime. La présence imposante de Marie est liée à l’ampleur du manteau qui, tout en soulignant la fragilité des épaules, tombe lourdement en s’évasant. Il forme un large pli creux en arrondi près de saint Jean, et un autre remonte sous le bras de la Vierge, se creuse et se gonfle pour laisser entrevoir le drapé lisse de la robe soulignant la jambe. Le traitement différencié des visages, en adéquation avec l’époque d’exécution de l’œuvre, évoque évidemment l’influence de Nicolas de Leyde. Au-delà d’un traitement for-

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— Bibliographie Schadeus, 1617, p. 35; Knauth, 1911, p. 175-187; Knauth, 1912, p.185, pl. xxvi, fig.1; Schmitt, 1924 a, p.30, pl. 76-77; Walter, 1927, p. 21-23; Rott, 1928, p. 74, no 4; Vöge, 1931, p. 5-9, 46-47, 59-60, pl. 39, fig. 1, pl. 53, fig. 1, 3; Ohresser, 1935, p. 39; Schmitt, 1942, p. 139; Paatz, 1963, p. 98; Colmar, 1964, p.21-22, no 35, fig. 17; Hotz, 1967, p. 17 ; Karlsruhe, 1970, p.171-172, no 125, fig. 110; Reinhardt, 1972, p. 143; Beyer, 1973, p. 448; Recht, 1974, p. 37-38; Recht, 1987, p. 263, 380, no XII.01, pl. XII, fig. 273-274; Beaulieu, Beyer, 1992, p. 124, fig. 43; Will, 1996, p. 89-96; Berne, Strasbourg, 2001-2002, p.388 no 216; Berentzen, 2006, p. 14, 51-55, fig. 4a, 4b, 4c, 4d.

mel de qualité, le sculpteur a souhaité dégager des tempéraments individuels. Au visage calme et serein du Christ mort, s’opposent ceux affectés par la douleur : Jean s’interroge, la sainte femme et Marie-Madeleine pleurent, la Vierge reste pensive. Ces caractéristiques définissent le style des œuvres exécutées dans l’atelier strasbourgeois des frères de Haguenau entre  et , mais ne permettent pas d’affirmer qu’il s’agit du travail du maître. La présence dans cet atelier de Veit, Paul et Nicolas, l’implication des deux premiers dans la gestion financière, les rares signatures de Paul et le peu de sculptures documentées rendent difficile l’approche de cette importante production. L’attribution d’une sculpture à Nicolas de Haguenau devient donc arbitraire. Dans notre propos, ce terme sous-entend que l’œuvre est sortie de l’atelier strasbourgeois des frères de Haguenau sans présumer de l’identité exacte de son auteur. — P. B. D. P.

1. Isaac Brunn, Retable du maître-autel du chœur de la cathédrale de Strasbourg, gravure, 1617, Strasbourg, cabinet des Estampes


Nicolas de Haguenau, sculpteur Ă Strasbourg

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L’œuvre graphique de Grünewald et le retable d’Issenheim


Les dessins de Matthias Grünewald pour le retable d’Issenheim Michael Roth

La place prépondérante du retable d’Issenheim dans l’histoire de la peinture du Nord de l’Europe au début du xvi e siècle comme dans l’œuvre de son créateur Mathis Nithart, dit Gothart ou Matthias Grünewald, n’a pas été sans effet sur l’appréciation et l’attribution des dessins du maître. L’œuvre graphique conservé embrasse à peine vingt-neuf feuilles, pour partie utilisées recto verso, soit au total trentesix dessins. Peu abondante, elle n’en demeure pas moins l’un des témoignages les plus inestimables de l’art graphique allemand de la Renaissance 1. Elle se situe à maints égards à l’exact opposé de l’art du dessin d’Albrecht Dürer avec lequel Matthias Grünewald collabora à l’occasion étroitement, ainsi pour le retable Heller de l’église du couvent des dominicains de Francfort 2. Des collaborations antérieures sont également envisageables dès l’époque de la réalisation du retable de Lindenhardt à Nuremberg 3, soit vers 1503. Bien qu’il ne faille pas exclure quelques similitudes occasionnelles (fig. 1g, 1d), Matthias Grünewald semble néanmoins avoir été rétif à l’adoption de techniques graphiques soucieuses du contour et d’un respect rigoureux et systématique de la ligne, qui s’enracinent dans l’œuvre graphique de Martin Schongauer et furent inlassablement perfectionnées par Albrecht Dürer. Ainsi Grünewald apparaît dans une certaine mesure comme l’antithèse de Dürer dans le paysage artistique de leur époque. De fait, ils incarnent parfaitement les deux pôles de l’art allemand de la Renaissance. Le dessinateur-peintre Dürer s’oppose au peintre-dessinateur Grünewald, comme Max J. Friedländer le formulait à l’occasion de la publication des feuilles du maître issues de la collection Savigny: «Grünewald est devenu intelligible en tant qu’il se situe aux antipodes de Dürer 4. » Tandis qu’Ariane Mensger introduit dans sa contribution aux techniques graphiques des grands maîtres du début du xvie siècle, je me propose de mettre en évidence la part qui incombe aux dessins dans le processus créatif de Matthias Grünewald et l’usage qu’il leur réserve ultérieurement. À en croire les documents conservés, ses dessins furent sans exception réalisés à la faveur de travaux préparatoires à l’œuvre peint. En effet, l’œuvre graphique de Grünewald ne compte pas, selon toute vraisemblance, de dessins autonomes fonctionnant comme des œuvres d’art à part entière comme il en existe chez d’autres artistes du début du xvie siècle. Indépendamment de son importance pour le reste de sa production, l’œuvre graphique de Matthias Grünewald occupe une place particulière dans l’histoire du dessin de l’Europe septentrionale au xvie siècle. Du point de vue de la fonction et de l’intention, il s’oppose comme nous l’indiquions aux travaux d’Albrecht Dürer. Il paraît évident que le «dessinateur peignant» Albrecht Dürer concevait ses tableaux en recourant à des dessins. Un grand nombre d’entre eux sont conservés dans les séries d’esquisses destinées à la peinture de retable. Ainsi, à titre d’exemple, La Fête du rosaire 5, exécutée en 1506 pour la Société commerciale allemande de Venise, ou le retable Heller de l’église des dominicains de Francfort (fig. 1g)6. Ils illustrent de manière très vivante l’élaboration progressive des formes par Dürer, au travers d’études de détails ou de figures particulières. Dans le même temps, ces dessins attestent la haute valeur qu’ils devaient revêtir aux yeux de l’artiste.

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1g

2g

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1d

2d

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7 recto —

7 verso —

Matthias Grünewald (vers 1475-1480– 1528) Étude de torse pour le saint Sébastien du retable d’Issenheim, moitié droite, vers 1512-1516

Matthias Grünewald (vers 1475-1480– 1528) Étude pour le saint Antoine ermite du retable d’Issenheim, vers 1512-1516

— Fusain, partiellement estompé, fixé H. 28,9 cm; L. 20,3 cm (coupé sur les quatre bords, angle supérieur droit complété, à droite bordure noire à l’encre de Chine). Inscription: d’une main ultérieure en bas à gauche «Aus Winklers Cabin» («Du cabinet de Winkler») et en bas à droite «no 72»; juste au-dessus, d’une autre main «Wohlgemuth», et en dessous, d’une troisième main «no 14». Berlin, Staatliche Museen, Kupferstichkabinett, inv. KdZ 17659

— Fusain, partiellement estompé, fixé et rehaussé de blanc; H. 28,9 cm; L. 20,3 cm; (coupé sur les quatre bords, angle supérieur droit complété, à droite large bordure noire à l’encre de Chine) Inscription: en haut à droite, à la plume brune «Isnaw» (= Issenheim) Berlin, Staatliche Museen, Kupferstichkabinett, inv. KdZ 17659

Joachim von Sandrart déjà avait jugé utile de mentionner la façon particulière de Grünewald de dessiner ses personnages « […] à la pierre noire et en grandeur quasiment nature 1 ». C’est le cas de cette étude de torse et de bras pour le Saint Sébastien du retable d’Issenheim (voir cat. 8 recto), malheureusement découpée en deux parties. En divisant la feuille, on a enlevé une bande de papier au milieu du dessin, de sorte que les deux parties ne correspondent plus exactement. D’après les calculs de Schmid, il manque environ quinze millimètres entre les deux fragments. Il faut donc aujourd’hui une certaine imagination pour réunir visuellement cette étude d’un torse masculin nu grandeur nature et l’apprécier dans toute sa splendeur. La manière dont Grünewald appréhende directement la surface du corps et le jeu de la lumière sur la peau est unique dans l’art allemand de son époque. Les dessins détaillés de Dürer, comme son étude de bras quasi grandeur nature pour le Crucifié (W 502), conservée à Cobourg, n’ont pas le caractère immédiat de cette esquisse de Grünewald. Dürer saisit la forme dans un processus préalablement défini par un tracé systématique. Chez Grünewald, on dirait presque que la technique s’adapte au motif.

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— Historique Collection Gottfried Winkler, Leipzig; collection von Campe, collection Hasse, Hanovre; collection Ehlers, Göttingen. — Bibliographie Lehrs, 1910, p. 44 sq.; Schmid, 1911, p. 267; Hagen, 1919, p. 184, 186, 207 sq. ; Réau, 1920, p. 296; Meder, 1920 a, p. 3; Feurstein, 1930, p.139 sq. ; Burkhard, 1936, p.68; Zülch, 1938, p. 334 sq., cat. 18 (Étude de torse), p. 335, cat. 19 (Saint Antoine); Köhn, 1939, p. 220 sq. (Saint Antoine); Winkler, 1939, p. 30-34, 43, cat. 30 (Saint Antoine), cat. 31 (Saint Sébastien); Schönberger, 1948, p. 27 sq., cat. 7 (Étude de torse), p. 29, cat.10 (Saint Antoine); Holzinger, 1951, p. 141;

Behling, 1955, p. 41-43 (Saint Antoine), p. 33-35 (Étude de torse), p. 101 sq., cat. 15 (Saint Antoine), cat. 14 (Étude de torse) (avec bibliographie antérieure); Pevsner et Meier, 1958, p. 32, cat. 16 (Étude de torse), cat. 18 (Saint Antoine); Gasser, 1962, p. 136 sq.; Jacobi, 1956, p. 56-59 (Saint Antoine, vers 1514), p. 46-49 (Étude de torse); Dresde, 1963, p. 46-48, cat. 127; Scheja, 1969, p. 31 ; Ruhmer, 1970, p. 88 sq., cat. 19 (Étude de torse), p. 89 sq., cat. 21 (Saint Antoine); Dresde, 1971, p. 211-213, cat. 384 ; Bianconi, 1972, p. 98, cat. 48 (Étude de torse, 1512-1516), cat. 56 (Saint Antoine); Baumgart, 1974, cat. 9 recto (Étude de torse), cat. 9 verso (Saint Antoine); Berlin, 1983, p. 253, cat. D21 ; Berlin, 1994, p. 132, cat. III.57 (Saint Antoine); Schade, 1995, p. 322 sq.

Cette étude a probablement été commencée avec un modèle légèrement incliné et tourné vers la gauche, et c’est d’abord son épaule gauche qui a été dessinée, ainsi que les muscles de sa poitrine. Les détails du corps, par exemple les deux plis de la peau à la saignée du bras, entre le bras et la poitrine, et le modelé de la lumière de l’articulation de l’épaule au biceps, sont ceux qui ont été étudiés avec le plus de précision et dessinés avec le plus de finesse. À l’inverse, le cou tendu et la tête légèrement orientée vers la gauche, comme le suggère le puissant menton, ont été tout juste ébauchés. Au cours de la séance, le modèle a probablement abandonné sa pose initiale pour davantage se tourner en direction de l’artiste. L’épaule droite s’avança pour ainsi dire, d’où la nécessité de relier les différents points de vue. Cela n’a pas posé de problème sous les bras, mais au-dessus le résultat est assez imparfait. Au milieu de la poitrine apparaît une arête verticale qui s’apparente à un bouclier, dont les contours aboutissent à une surface sombre produite par le frottement du fusain. Elle aménage une transition quelque peu maladroite vers le côté droit de la poitrine du modèle qui ressort de manière plus visible. De plus, il a fallu au cours de l’exécution du dessin allonger le membre supérieur gauche de saint Sébastien. Le bras était manifestement devenu trop court par rapport au coude. Ce défaut fut masqué en ombrant le bras. Plusieurs repentirs situés au-dessous de cette zone d’ombre et également sur le dessous du bras et du coude indiquent que le processus d’harmonisation s’est fait en plusieurs étapes.


7 verso

L’œuvre graphique de Grünewald et le retable d’Issenheim

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L’œuvre graphique de Grünewald et le retable d’Issenheim

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14 recto

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Dessins d’après le retable d’Issenheim


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Anonyme, d’après Matthias Grünewald La Tentation de saint Antoine, vers 1515 (?)

Anonyme, d’après Matthias Grünewald Le Gardien renversé, vers 1515 (?)

— Aquarelle et gouache sur dessin à la pointe de métal (?) H. 39,9 cm; L. 26,8/26,1 cm Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle, Kupferstichkabinett, inv. no VIII 1498

— Aquarelle et gouache sur dessin à la pointe de métal (?) H. 19,1 cm; L. 27,8 cm Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle, Kupferstichkabinett, inv. no VIII 1499

Ces deux aquarelles reprenant des motifs du retable d’Issenheim comptent parmi les dessins anciens les plus dignes d’intérêt du cabinet des Estampes de Karlsruhe, car bien des mystères entourent toujours l’histoire de leur genèse 1. Il est possible qu’ayant appartenu à la collection du cabinet Amerbach de Bâle, les deux œuvres aient été achetées au e siècle par le margrave de Bade, hypothèse que von Borries a aussi admise pour le dessin de Grünewald conservé à Karlsruhe 2. La Tentation de saint Antoine est une copie réalisée d’après le volet droit du troisième côté du retable ; Le Gardien renversé reproduit pour sa part un des personnages de la Résurrection, ornant le panneau droit du deuxième côté du retable. Les deux œuvres se distinguent par leur grande précision tant dans la technique d’exécution à l’aquarelle et à la gouache que dans le dessin, probablement à la pointe de métal. À l’évidence, l’auteur a cherché à reproduire la peinture de Grünewald de façon aussi exacte que possible. Toutefois, au regard de cet effort pour être en parfaite conformité avec l’original, quelques différences manifestes demeurent mystérieuses. Les deux feuilles diffèrent du retable peint et verni par leur palette bien plus lumineuse. Les contours préparatoires de l’aquarelle du Gardien renversé présentent des repentirs qui révèlent les recherches du copiste pour rendre la perspective raccourcie du personnage de Grünewald. L’association entre le dos puissant, revêtu d’une cuirasse, et les jambes écartées qui s’amincissent au point de paraître graciles se retrouve sur le tableau et caractérise avec éloquence la puissance de l’apparition du Christ ressuscité qui fait plier jusqu’aux plus fortes armures. Le chevalier jeté à terre et accablé par le poids de son harnais ressemble à un scarabée blessé. Les coloris de l’aquarelle étonnent : d’un rouge vif dans la peinture, ses vêtements de dessous sont traités ici en bleu-violet alors que ses bas apparaissent en ocre orangé. On est particulièrement frappé par les reflets sur l’armure. Le jaune vif sur le casque et le dos reflète la lumière surnaturelle du Christ et nuance même le vert du ventre et des cuisses avant d’être absorbé par la couleur de l’herbe: autant d’effets à peine visibles, à l’arrière-plan assombri du tableau. Le copiste a toutefois épargné le fond coloré en vert du retable, pour dessiner au lavis, sous le personnage, une ombre sommaire en dégradé de gris.

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— Bibliographie Bock, 1904, p. 98; Schmid, 1911, p. 180, ill. 179; Massing, 1974, p. 179f., p. 263, notes 935-938; Karlsruhe, 1978, p. 37 (Johann Eckart von Borries); Karlsruhe, 1988, no 11 (Johann Eckart von Borries); Hubach, 1996, p. 85, note 98; Karlsruhe, 2001-2002, no 280 (Dietmar Lüdke); Juillet, 2007.

La copie de La Tentation de saint Antoine est plus complexe. L’aquarelle traite le panneau du retable dans sa totalité, à l’exception du prolongement rectangulaire de la partie supérieure droite. Mais elle épargne précisément le personnage principal. Le saint allongé, ses vêtements largement étalés, harcelé par une foule de démons, tiraillé, piétiné et mordu, est simplement suggéré par de fins traits dessinés. La ruine en feu, à gauche du tableau, avec sa charpente où tournoie une nuée de démons ainsi que l’archange descendant du ciel sont également absents. D’autres créatures diaboliques venues torturer le saint font l’objet d’une esquisse à peine visible. On distingue toutefois les lignes de la barbe et du visage de saint Antoine ainsi que le bras du monstre qui, armé d’une mandibule, le tire brutalement par les cheveux. À droite de la composition, le personnage incomplet de l’oiseau aux couleurs vives, s’apprêtant à frapper le saint à coups de bâton, illustre la technique de l’artiste. Celui-ci enrichit d’abord son dessin délicat de pâles touches d’aquarelle, avant de revenir avec minutie sur le motif, à l’aquarelle et à la gouache. La créature cuirassée au bord inférieur du tableau présente une modification frappante : pourvue sur le dessin d’un long bec courbé et tourné vers le haut, elle est dotée sur le tableau d’une tête hérissée de piquants, tournée vers le bas, et d’un bec plus court qui vient mordre la main de l’ermite.


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Dessins d’après le retable d’Issenheim

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L’œuvre peint de Grünewald Nous reproduisons dans ce chapitre l’œuvre peint de Grünewald excepté Saint Érasme et saint Maurice, la Déploration du Christ et les panneaux du retable d’Issenheim qui se trouvent respectivement page 33, page 38 et pages 74 à 79


1. Matthias Grünewald, La Cène, au revers, Sainte Agnès et Sainte Dorothée, peinture sur bois, vers 1500, H. 49 cm; L. 85 cm, Cobourg, Kunstsammlungen der Veste Coburg

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Grünewald et le retable d’Issenheim – Regards sur un chef-d’œuvre


2. Matthias Grünewald, La Dérision du Christ, peinture sur bois, 1504, H. 109 cm; L. 73,5 cm, Munich, Alte Pinakothek

L’œuvre peint de Grünewald

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6. Matthias Grünewald, La Crucifixion, peinture sur bois, vers 1511-1520, H. 61,5 cm; L. 46 cm, Washington, National Gallery of Art

L’œuvre peint de Grünewald

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7c et 7d. Matthias Grünewald, Sainte Élisabeth, Sainte, deux moitiés des volets fixes du retable Heller, technique mixte sur sapin, vers 1509-1510, H. 95,8 cm; L. 42,8 cm; H. 101,2 cm; L. 43,7 cm, Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle

L’œuvre peint de Grünewald

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Le dessin dans l’art de la Renaissance germanique


Le dessin dans l’Allemagne de la Renaissance Ariane Mensger

Considéré comme l’un des plus anciens moyens d’expression des beaux-arts, le dessin exerce encore et toujours une fascination particulière sur l’amateur d’art. Au travers des lignes et des hachures, perçues comme autant de témoignages directs du mouvement de la main, l’artiste se révèle de manière immédiate et spontanée. De plus, la genèse d’une œuvre d’art se laisse reconstruire a posteriori par l’entremise des dessins, ce qui procure à l’observateur le sentiment d’être le témoin du travail de l’artiste. Néanmoins, le dessin n’était pas pareillement répandu à toutes les époques. Dans l’espace culturel allemand, c’est seulement à partir de la seconde moitié du xve siècle et dans les premières décennies du xvie siècle que des exemplaires sont conservés en nombre. Ceci s’explique en premier lieu par le fait que la production de papier, qui est moins cher que le parchemin, ne devient une activité économique florissante que dans le courant du xve siècle1. La fragilité du support et l’usure entraînée par son utilisation au sein de l’atelier contribuèrent en second lieu à la disparition prématurée d’un grand nombre de dessins. Les exemplaires conservés attestent en outre un changement des pratiques dans les ateliers à la fin du Moyen Âge, le livre de modèles cédant la place à l’invention toujours renouvelée de dessins préparatoires. La Renaissance incarne donc l’époque au cours de laquelle se manifeste pour la première fois en Allemagne une culture graphique propre, où le dessin acquiert un statut autonome 2. La plume est l’instrument privilégié. Son trait soutenu et précis permettait des hachures et un modelé nuancés, propices à l’exécution d’esquisses spontanées comme à celle de dessins minutieux. La plume était à l’occasion complétée par le lavis à l’aide duquel on pouvait apporter des nuances de clair et d’obscur. À l’exception notable de Grünewald, l’ensemble des artistes allemands des xve et xvie siècles ont principalement travaillé à la plume. La pointe d’argent constituait une alternative à la plume. Elle se caractérise par un trait doux et gris clair qui, sous l’effet de l’oxydation, vire au brun avec le temps. Elle n’est pas aussi souple que la plume et n’autorise guère les repentirs, ce qui présuppose un travail rigoureux du dessin. Elle exige de surcroît la préparation de la feuille de papier afin que le tracé de la pointe métallique soit perceptible. Des dessins à la pointe d’argent, notamment de Hans Holbein l’Ancien (cat. 20), d’Albrecht Dürer et de Hans Baldung Grien sont encore conservés. Le fusain et la pierre noire produisent un trait large et tendre. Leur adhérence partielle permet d’en estomper la trace ou de l’enlever complètement. Pour cette raison, ils sont utilisés de manière privilégiée dans l’exécution des dessins préparatoires. Les dessins à proprement parler usant de ces techniques n’apparaissent qu’à la fin du xv e siècle, lorsque des procédés susceptibles de les fixer ont été mis au point, ainsi chez Albrecht Dürer, Hans Baldung (cat. 21, 22) et avant tout Matthias Grünewald (cat. 7-15). Les diverses techniques de la peinture à l’eau et des craies de couleur permettent des représentations bigarrées plus proches de la nature. Tandis qu’Albrecht Dürer atteint la perfection avec l’aquarelle et la gouache, Hans Holbein le Jeune a souvent préféré des craies de couleur. On utilise aussi des papiers ayant reçu une préparation colorée, sur lesquels on fait naître de subtils dégradés à l’aide d’une plume ou par l’application de rehauts clairs. Cette technique a été avant tout privilégiée par les artistes autour d’Albrecht Altdorfer dans l’école dite du Danube 3.

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Grünewald et le retable d’Issenheim – Regards sur un chef-d’œuvre


— 1. Matthias Grünewald, étude pour le Saint Jean du panneau de la Crucifixion de Tauberbischofsheim, Berlin, Kupferstichkabinett

Le dessin dans l’art de la Renaissance germanique

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Hans Holbein l’Ancien (vers 1465-1524) Portrait d’une jeune fille à la longue chevelure dénouée, vers 1515 — Pointe d’argent, plume, encre noire sur papier préparé blanc H. 15,4 cm; L. 10,2 cm Paris, École nationale supérieure des beaux-arts (collection J. Masson), inv. E.B.A., no M. 83

— Historique Giuseppe Vallardi (Lugt 1223); Jean Masson (Lugt 1494a); don à l’École des beaux-arts, 1933. — Bibliographie Schilling, 1937, p. IX, no 8 ; Bâle, 1960, p. 99 sq., no 56; Lieb et Stange, 1960, p. 102, no 230; Augsbourg, 1965, p. 112, no 91; Paris, Hambourg, 1985, p. 10 sq., no 4.

Ce dessin à la pointe d’argent appartient à une série de figures féminines aux cheveux dénoués, réalisée par Hans Holbein l’Ancien à la fin de sa période augsbourgeoise. Outre les études à la plume et au lavis, les travaux à la pointe d’argent constituent l’essentiel de l’important corpus d’œuvres graphiques du maître1. Holbein a probablement découvert cette technique au début des années , à la faveur d’un voyage aux Pays-Bas déterminant pour son évolution artistique. Sur place, cette technique déjà un peu dépassée était fort répandue dans les dessins de portraits, alors que dans la patrie de Holbein son usage était très rare2. Le maître semble s’être particulièrement intéressé à la physiognomonie, comme en témoignent les cent cinquante dessins qui ont été conservés. La grande majorité d’entre eux eurent pour modèle des membres de la petite bourgeoisie. Ces feuilles n’étaient pas conçues comme des études préparatoires à des portraits peints et, sauf exception, ne mentionnaient donc aucun nom3. Toutefois, certains d’entre eux furent utilisés par Holbein sous une forme modifiée pour des personnages accessoires, ou même comme modèles pour les figures principales des grandes œuvres de commande4. Une fois qu’une de ces «têtes dignes d’intérêt 5 » avait été découverte, on pouvait y recourir à plusieurs reprises comme base de travail. Mais toutes n’ont pas été utilisées à l’atelier. Certaines semblent répondre à un objectif artistique autonome, sans autre justification que l’envie de dessiner du maître6.

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Grünewald et le retable d’Issenheim – Regards sur un chef-d’œuvre

Le dessin parisien s’intègre lui aussi dans une série de représentations. Il établit un lien entre une Femme assise conservée à Copenhague et une Vierge allaitant l’Enfant Jésus endormi du Kupferstichkabinett (cabinet des Estampes) de Bâle7. Comparée à la feuille de Copenhague, d’abord considérée à tort comme un portrait de l’épouse, prématurément décédée, du peintre, la Jeune fille de l’École des beaux-arts montre déjà une certaine stylisation8. Toutefois, on a semble-t-il encore affaire à une étude sur le vif, comme en témoigne le traitement naturaliste de la chevelure, travaillée à la plume avec une attention particulière, ou le visage rond aux sourcils fournis, faisant songer à un portrait. Dans la Vierge de Bâle, Holbein conserve la position assise et le port de tête tout en stylisant plus nettement les traits du visage et le tombé des boucles de la chevelure. La datation s’appuie sur la proximité de cette série avec la Vierge Böhler de . La Femme assise de Copenhague provient en outre du même ensemble précoce qu’une suite d’études pour la dernière grande œuvre de Holbein à Augsbourg, le retable de saint Sébastien, peint en . Peu de temps après, quittant pour des raisons encore inconnues la ville où, pendant un quart de siècle, il avait remporté tant de succès, l’artiste se rendit à Issenheim. — S. M. 1. Voir Landolt, 1965, p. 33 sq. À propos du corpus des œuvres graphiques de Holbein et de son rôle, voir aussi Krause, 2002, p. 192 sq. 2. Landolt, 1965, p. 37. 3. Voir Krause, 1997, p. 189. L’ancienne inscription, visible sur cette feuille, justifia l’attribution erronée à Léonard de Vinci. 4. Voir Krause, 1997, p. 190 sq. 5. Voir Krause, 1997, p. 190. 6. Landolt, 1960, p. 36. 7. Bâle, 1960, p. 99, no 55 et p. 100, no 57. Un dessin du Louvre (R.F. 738) est aussi souvent intégré à ce groupe ; voir Paris, Hambourg, 1985, p. 10. 8. Bâle, 1960, p. 99-100.


Le dessin dans l’art de la Renaissance germanique – Visages et corps

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23 —

Entourage de Matthias Grünewald (vers 1480-1528) Tête d’homme grimaçant, 1513 — Sanguine et pierre noire H. 22 cm; L. 16,2 cm Paris, musée du Louvre, inv. no 18852 — Historique Saint-Morys; saisie des émigrés; musée du Louvre (Lugt 1886).

— Bibliographie Schmid, 1911, p. 269 sq. (Grünewald); Storck, 1922, pl. XXI (Grünewald); Spitzmüller, 1932, p. 133 sq. (Huber); Louvre, 1937, p. 40 sq., no 205 (entourage de Grünewald); Schoenberger, 1948, p. 46 sq. (attribution à Grünewald rejetée); Meller, 1965, p. 18 (Aspertini); Kropfinger-von Kügelgen, 1973, p. 173, note 14 (attribution à Aspertini rejetée); Magnani, 1982, p. 91; Tazartes, 1982, p. 39, 41 (Aspertini); Bentini, 1983, p. 47, 61, note 43 (Aspertini); Faietti, 1984, p. 41, note 26; Ruggeri, 1984, p. 379 (attribution à Aspertini rejetée);

L’attribution de cette tête d’homme, figurée de trois quarts gauche, a connu ces deux derniers siècles une histoire particulièrement mouvementée. Elle entra au Louvre comme dessin probable de Léonard de Vinci, avant que Schmid ne l’intègre, non sans réserve, à l’œuvre de Matthias Grünewald1 . Depuis, on a tenté sans grand succès de porter cette feuille au crédit de Wolfgang Huber, peintre de l’école du Danube2 , avant de l’attribuer et de la retirer à plusieurs reprises à Amico Aspertini, un artiste de Ferrare auquel on doit plusieurs dessins comparables de têtes grotesques3. Aujourd’hui, elle est considérée comme une étude de l’entourage de Grünewald, pour un homme de main pouvant figurer dans une Crucifixion ou, plus vraisemblablement un Christ outragé. Grünewald a représenté des personnages analogues dans son Portement de croix de Tauberbischofsheim, en 4.

Labbé et Bicart-Sée, 1987, p. 344; Rome, 1989, p. 152; Paris, 1991-1992, p. 134, no 125; Kropfinger-von Kügelgen, 1992, p. 443 ; Faietti et Scaglietti Kelescian, 1995, p. 323, no 44R (avec bibliographie complémentaire); Paris, 1998, no 35.

L’aspect repoussant du personnage est pour ainsi dire cultivé jusque dans les moindres détails. Les yeux saillants de reptile, le nez simiesque, les lèvres lippues, la peau épaisse, flasque et pendante du cou et les grandes oreilles informes expriment la laideur intérieure de l’homme de main. Son expression agressive est renforcée par les rides marquées du front et la bouche largement ouverte. Des lignes à la craie noire soulignent les contours, mais servent également à marquer les ombres, surtout à l’arrière de la tête. Le visage est en outre travaillé à la sanguine, ce qui accroît son réalisme et le rend d’autant plus menaçant. D’un point de vue graphique, ce travail aux traits trop durs et appliqués reste d’une qualité inférieure aux dessins de Grünewald. La date reportée à l’encre de Chine dans le coin supérieur gauche de la feuille est ancienne et probablement d’origine5. Au début du e siècle, la représentation expressive de la brutalité était, on l’a souvent souligné, un trait caractéristique de l’art nord-alpin6. Comme le suggèrent les attributions renouvelées à certains artistes, au premier rang desquels Aspertini, il est aussi probable que l’auteur de cette feuille connaissait les têtes grotesques, à la physionomie outrée, produites à l’époque par les artistes italiens. — S. M. 1. 2. 3. 4. 5. 6.

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Grünewald et le retable d’Issenheim – Regards sur un chef-d’œuvre

Schmid, 1911, p. 270. Spitzmüller, 1932, p. 133 sq. Première attribution par Meller, 1965, p. 18. Paris, 1991, p. 125. Voir Schmid, 1911, p. 270. Paris, 1991, p. 125.


Le dessin dans l’art de la Renaissance germanique – Visages et corps

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Léonard de Vinci (1452-1519) Draperie pour une figure assise, vers 1480 — Pinceau et tempera grise, rehauts de blanc, sur toile de lin préparée grise. Traces de montage à la plume et encre noire. Usures dans la préparation de la toile. Angle supérieur gauche reconstitué. Doublé (la feuille de doublage semble être la feuille de doublage d’origine) H. 26,6 cm; L. 23,3 cm. Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, inv. 2255

— Historique Everhard Jabach, inventaire après décès 1695-1696, portefeuille E: «14. Estudes de draperie d’Alberdur sur toille collee sur papier et rehaussé de blanc en detrempe»; Pierre Crozat, vente, Paris, 1741, sous le no 5 (Léonard de Vinci) – Nourri, vente, Paris, 1785, no 736 (Dürer) – Ch.-P. J.-B. de Bourgevin Vialart de Saint-Morys; saisie des biens des émigrés en 1793, remise au Museum en 1796-1797; marque du conservatoire (L. 2207); inv. ms. Morel d’Arleux, VI, 7752 (Albert Dürer).

À l’époque où il travaillait à Florence, auprès du peintre et sculpteur Andrea del Verrochio, Léonard de Vinci s’est adonné à l’étude des draperies à partir d’étoffes mouillées et enduites de terre, disposées autour de modèles en terre glaise. Vasari, qui possédait lui-même quelques-uns de ces dessins, loue les « effets merveilleux » obtenus par le jeune artiste dans ces exercices d’atelier. La Draperie pour une figure assise est au cœur du débat sur l’attribution à Léonard d’un groupe de seize études de draperies exécutées à la détrempe sur toile fine. Dès 1899, Heinrich Wölfflin l’a mise en relation avec la Vierge en majesté représentée par Domenico Ghirlandaio sur le retable de San Giusto (vers 1479-1480, Florence, Galleria degli Uffizi). De fait, les analogies unissant le présent drapé à cette figure peinte de Marie sont frappantes et vont jusqu’au moindre pli (avec tout de même une nette tendance à la simplification sur le tableau). Mais l’extraordinaire subtilité avec laquelle la lumière est rendue sur l’étoffe étudiée dans le dessin est totalement absente de l’œuvre de Ghirlandaio et désigne Léonard, comme l’avait bien vu Wölfflin. Ghirlandaio aurait-il copié Léonard ? Tel qu’il a été mis en place sur le retable de San Giusto, le motif de la draperie, enveloppant une figure en contrapposto et esquissant un mouvement tournant, est fort mal adapté à la Vierge assise, dont la pose est strictement frontale. Cette disparate semble plaider en faveur d’un remploi, par Ghirlandaio, d’une étude de Léonard. Il est également possible et conforme aux habitudes professionnelles du temps que, dans l’atelier de Verrochio, une même draperie ait été étudiée par plusieurs artistes différents. C’est ce qu’a suggéré Keith Christiansen, en maintenant l’attribution de ce dessin à Léonard.

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Grünewald et le retable d’Issenheim – Regards sur un chef-d’œuvre

— Bibliographie Wölfflin, 1899, p. 247, note 1; Wickhoff, 1899, p. 212-213; Cadogan, 1983 a, p. 33-36, fig. 2; Cadogan, 1983 b, p. 283-284; Paris, 1989-1990, p. 74-75, no 16; Scrase, 1990, p. 151-152; Christiansen, 1990, p. 572-573; Paris, 2003, p. 68-70, no 11 (avec la bibliographie antérieure).

Un examen de la technique picturale des études de draperies de Léonard conservées au Louvre, conduite en 2001 par Pietro C. Marani, a mis en évidence, pour ce dessin, des reprises dans les parties sombres et des rehauts de blanc dans les hautes lumières. Ces retouches, faites à une époque indéterminée – peut-être au xviie siècle –, peuvent expliquer les opinions divergentes sur la paternité de cette étude (Verrochio, Ghirlandaio, Fra Bartolommeo). La récente découverte de la présence de quatorze des seize études de draperies sur toile fine actuellement connues dans la collection d’Everhard Jabach – dont la Draperie pour une figure assise – plaide en faveur d’une attribution de cet ensemble à un seul et même artiste. L’analyse du clairobscur dans ce dessin renvoie de toute évidence à Léonard, qui, pour reprendre le jugement de Berenson, «fut peut-être le premier artiste moderne à traiter la draperie non plus comme une calligraphie ou un ornement, mais comme des tissus bien réels, de véritables vêtements1 ». L’observation de certains drapés du retable d’Issenheim montre que Grünewald a cherché à atteindre un tel naturalisme2. — Ph. L. 1. Cité par Françoise Viatte, dans Paris, 2003, p. 70. 2. Voir mon article dans cet ouvrage, p. 16-31


Le dessin dans l’art de la Renaissance germanique – Drapés

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D’après Albrecht Altdorfer (vers 1480-1538) Paysage avec arbres, après 1507 — Pinceau et peinture verte, bleue et brune sur papier préparé bleu H. 21,4 cm; L. 15,3 cm Budapest, musée des Beaux-Arts, département des Arts graphiques, inv. no 359

— Historique Collection Praun; collection Esterházy. — Bibliographie Murr, 1797, p. 221 (attribué à Hans Lautensack); Frauenholz, 1804, p. 22, no 44 (Altdorfer); Budapest, 1944, p. 36, no 130 (copie d’Altdorfer); Berlin, 1983, p. 272, no D 56 (Altdorfer); Achilles-Syndram, 1990, p. 483, no Z 187 (Altdorfer); Nuremberg, 1994, p. 157, no 35 (Altdorfer); Wood, 1993, S.121, 125 (copie d’Altdorfer); Venise, 1999, p. 408, no 103 (copie d’Altdorfer); Stadlober, 2006, p. 237 (copie d’Altdorfer).

Lorsqu’au milieu du  e siècle, l’historien d’art Gustav Friedrich Waagen vit dans la collection Kränner de Ratisbonne La Famille du satyre, huile d’Altdorfer, conservée aujourd’hui à la Gemäldegalerie de Berlin, il souligna la précocité avec laquelle le maître avait abordé le paysage comme un genre autonome. Les personnages y étaient, selon lui, purement accessoires, le mauvais goût n’ayant ici d’égale que la médiocrité du dessin1. On serait presque enclin à supposer que le dessinateur de l’étude conservée à Budapest avait anticipé le commentaire de Waagen, car, comme le fit d’abord remarquer Edit Hoffmann, il copia l’arrièreplan du tableau d’Altdorfer en délaissant les personnages2. Comparé à l’huile de Berlin, où deux groupes animés se tiennent au premier plan, le dessin produit une impression de vide quasi fantomatique 3. La signification de l’huile est encore sujette à controverse. Le sens le plus probable semble toutefois être une représentation de Pan, de Vénus et de l’Amour dans une allégorie de la nature4 . Quant aux deux figures de droite à l’arrière-plan, elles illustreraient la peur «panique» saisissant l’homme confronté aux créatures de la forêt et aux esprits de la nature, au point de le rendre fou5.

Le dessin est légèrement plus resserré que l’huile de Berlin et se concentre sur le groupe d’arbres de la moitié gauche du tableau. Il est parfois décrit comme une étude préparatoire autonome, voire comme un dessin d’après nature de la main d’Altdorfer 6. Cette interprétation s’appuie sur les nombreux détails variant d’une œuvre à l’autre. Mais si l’on considère l’absence de toute feuille stylistiquement comparable dans le corpus des dessins précoces du maître, l’hypothèse n’est guère tenable 7. Il est plus probable que cette étude ait vu le jour après la peinture. Un élève ou un assistant d’Altdorfer a sans doute copié ce paysage pour se faire la main. Des œuvres de tout type des maîtres de la même époque, comme Cranach ou Huber, ont fait l’objet de telles copies de paysage8 . Mais comme Christopher Wood l’a déjà suggéré, rien ne permet d’exclure que cette feuille ait vu le jour comme une œuvre d’art autonome et non comme un simple exercice d’atelier 9. Avec son atmosphère aérienne et pittoresque, obtenue grâce à l’atténuation du clair-obscur de la peinture, cette feuille fut sans doute un objet convoité sur le marché de l’art graphique, alors en pleine expansion10. Les restes d’une ligne de contour surtout présents dans le coin supérieur gauche laissent à penser que ce jugement fut autrefois partagé par un collectionneur. — S. M. 1. 2. 3. 4.

Paraphrase de Waagen, 1845, vol. II, p. 129. Voir Wood, 1993, p. 98. Hoffmann, 1944, p. 36. À propos de ce « vide fantomatique », voir Wood, 1993, p. 121. Proposé par Andreas Prater. Pour un récapitulatif bibliographique, voir Stadlober, 2006, p. 233-243. 5. Stadlober, 2006, p. 236. À propos de la forêt menaçante, voir Anzelewsky, 1984, p. 18. 6. Récemment dans Nuremberg, 1994, p. 157. 7. Venise, 1999, p. 408. 8. Voir Wood, 1993, p. 121. Voir ici cat. 37. 9. Wood, 1993, p. 121. 10. Venise, 1999, p. 408.

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Grünewald et le retable d’Issenheim – Regards sur un chef-d’œuvre


Le dessin dans l’art de la Renaissance germanique – Paysages

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Albrecht Altdorfer (vers 1480-1538) Intérieur d’église, 1519 — Plume, encre noire et lavis gris H. 21,2 cm; L. 13,8 cm Erlangen, Universitätsbibliothek, Graphische Sammlung, inv. no B.811

— Historique Collection du margrave Johann Friedrich von Brandenburg-Ansbach (Lugt Suppl. 813 b). — Bibliographie Bock, 1929, p. 198, no 811; Becker, 1938, p. 38, p. 110, no 34; Munich, 1938, p. 27, no 119; Baldass, 1941, p. 132, 142, 155; Halm, 1951, p. 172; Winzinger, 1952, p. 92, no 107; Harnest, 1971, p. 88; Munich, 1974, p. 61, no 50; Berlin, Ratisbonne, 1988, p. 262, no 168.

Vers , Albrecht Altdorfer accorda de plus en plus d’attention au dessin d’architecture. Il a pu y être encouragé par son confrère Wolfgang Huber qui s’adonnait de préférence à la représentation d’intérieurs d’églises1 . Les deux artistes occupèrent un temps des fonctions de conseillers en tant qu’architectes de leurs villes de résidence respectives, Passau et Ratisbonne2. La comparaison de leurs dessins d’architecture réalisés à cette époque révèle toutefois des différences essentielles, entre l’accent mis par Huber sur les lois de la perspective et l’approche plus libre d’Altdorfer où la restitution de l’impression d’espace prime la clarté de la disposition3. Cette vue du vaisseau latéral droit en impose d’emblée par l’impression d’espace qui s’en dégage. Toutefois, si l’artiste respecte le point de fuite central, le choix de l’angle de vision empêche de se faire une idée claire du plan et de l’élévation de l’édifice4 . Altdorfer semble accorder plus d’importance à l’effet pictural de l’ensemble. Une large travée encadre le dessin qui se poursuit en une suite raffinée de croisements et d’ouvertures. L’effet d’espace est surtout obtenu au lavis par une habile mise en scène de la lumière qui permet aussi à l’artiste de compenser certaines faiblesses de construction, notamment dans la voûte5. La raison des difficultés d’Altdorfer est souvent, comme ici, sa propension à choisir une perspective centrale oblique par rapport à l’axe frontal. Cette tendance se retrouve aussi chez ses prédécesseurs, comme le Tyrolien Michael Pacher qui, après avoir vu les représentations spatiales de Mantegna avec leur perspective décalée, adopta cette même disposition6. Un autre trait caractéristique d’Altdorfer s’illustre ici dans le mélange des styles architecturaux : arcs romans en plein cintre, hautes baies gothiques et nef baignée de lumière, ornementation Renaissance dans l’escalier menant à la tribune.

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Grünewald et le retable d’Issenheim – Regards sur un chef-d’œuvre

Certains des dessins d’architecture du maître étaient en fait des études préparatoires7 . L’espace montre ici des similitudes avec le décor de Saint Florian devant le gouverneur, mais on a pu constater qu’un autre dessin d’Altdorfer reproduisait plus fidèlement ce motif 8. À l’image de ce qu’il fit dans le domaine du paysage, Altdorfer créa des gravures novatrices restituant des compositions architecturales autonomes. En , peu avant la destruction de la synagogue de Ratisbonne, à l’origine d’un célèbre pèlerinage marial, il réalisa ainsi une série de vues gravées du bâtiment, qui sont d’une importance décisive pour les débuts du genre 9. — S. M. 1. Winzinger, 1979, p. 92. 2. Halm, 1951, p. 163 3. Voir Munich, 1974, p. 61. Winzinger en a conclu qu’Altdorfer « a même emprunté [peut-être à Huber] des enseignements substantiels en matière de perspective », 1979, p. 92. 4. Berlin, Ratisbonne, 1988, p. 262. 5. Voir Becker, 1938, p. 39. 6. Halm propose Pacher comme celui dont les peintres de l’école du Danube auraient reçu ce savoir en matière de perspective ; voir Halm, 1951, p. 168 sq. 7. Voir entre autres la feuille du Kupferstichkabinett (cabinet des Estampes) de Berlin (Winzinger, 1952, p. 93, Nr. 110), qui servit d’étude préparatoire à la Naissance de Marie de Munich. 8. Voir Munich, 1974, p. 63. L’œuvre se trouve au Germanisches Nationalmuseum à Nuremberg. 9. Voir Berlin, Ratisbonne, 1988, p. 15.


Le dessin dans l’art de la Renaissance germanique – Paysages

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Lucas Cranach l’Ancien (1472-1553) Le Christ et les deux larrons en croix, vers 1509 — Plume, encre brune et lavis H. 29,1 cm; L. 19,1 cm Berlin, Staatliche Museen Preußischer Kulturbesitz, Kupferstichkabinett, inv. no KdZ 5016

— Historique Collection von Beckerath; acquis en 1902. — Bibliographie Beth, 1911, p. 27; Bock, 1921, p. 19, no 5016; Girshausen, 1937, p. 27 sq., p. 65, no 21; Berlin, 1937, p. 64, no 173; Rosenberg, 1960, p. 18, no 17; Jahn, 1972, p. 36; Bushart, 2004, p. 269 sq.

D’un point de vue iconographique, cette composition est inhabituelle. Lucas Cranach a choisi de représenter le moment qui suit la Crucifixion, mais en se situant avant la traditionnelle Descente de croix, quand Nicodème juché sur une échelle détache le corps du Christ et, s’aidant souvent d’un linge, le fait lentement descendre vers Joseph d’Arimathie assisté d’autres spectateurs1 . Ici, l’artiste nous montre Nicomède au sol, tendant un marteau à Joseph. Celui-ci monte avec habileté à l’échelle, dressée du côté droit, et s’apprête à retirer les clous des mains du crucifié. Pendant ce temps, devant la croix qui s’élève jusqu’au bord supérieur du dessin, Marie-Madeleine est agenouillée en prière, ses mains jointes tendues vers Jésus. La représentation frontale du Christ est accentuée par le raccourci marqué des corps des deux larrons, bordant la scène de part et d’autre. Aux pieds du bon larron Dismas, à la droite du Christ, Marie de Cléophas, Marie mère de Jacob et saint Jean entourent la Vierge éplorée avec sollicitude. En raison de la disposition semblable des croix dans le Calvaire de  réalisé en gravure par Cranach, ce dessin est généralement daté de la même année2. En comparaison des deux Crucifixions gravées à Vienne, avec leurs corps suppliciés et tordus de façon presque grotesque, la représentation semble ici obéir à un certain formalisme. Les deux larrons sont représentés le corps tendu en extension et, hormis le visage agressif de Gestas, à droite du dessin, ils se ressemblent tels une image et son reflet. Le dessin est inachevé. Alors que certaines parties sont travaillées en détail, tel le corps du Christ avec ses fins contours à la plume et ses volumes au lavis, d’autres sont dessinées de façon plus sommaire, comme la traverse de la croix. Un problème de construction est visible au coin supérieur sénestre de la composition. L’échelle semble s’appuyer à la fois sur la croix du Christ et celle du mauvais larron, d’autant qu’elle est en partie masquée par la tête et le corps de ce dernier.

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Grünewald et le retable d’Issenheim – Regards sur un chef-d’œuvre

Succinctement évoquée par les évangiles, la Descente de croix fut largement enjolivée par les récits médiévaux et les livres de piété3. On y trouvait des descriptions de la force morale de Marie et de ses compagnons, demeurant aux côtés du Christ jusqu’à ce que sa dépouille soit inhumée; une force que le lecteur était supposé demander pour lui-même4. Des détails contemporains se sont également glissés dans la composition, à l’image du bandeau que Marie-Madeleine porte dans les cheveux, signe distinctif des femmes non mariées selon les prescriptions vestimentaires de certaines villes vers 5. Dans d’autres représentations de la même époque, Marie-Madeleine est souvent bouleversée par le chagrin6. Chez Cranach, elle fait plutôt songer à une bourgeoise pieuse qui se recueille en silence mais avec ferveur. — S. M. 1. À propos d’une représentation comparable et inhabituelle d’Albrecht Altdorfer dans le Chist en croix de Berlin, voir Bushart, 2004, p. 280. 2. En premier par Girshausen, 1937, p. 65. 3. Bushart, 2004, p. 268. 4. Bushart, 2004, p. 264. 5. Bushart, 2004, p. 272. 6. Voir la représentation dans la Déploration de Baldung conservée à Washington (cat. 48), la Marie-Madeleine de Grünewald dans la Crucifixion du retable d’Issenheim et, bien sûr, sa Crucifixion dont il ne subsiste malheureusement qu’une copie conservée dans la collection Würth, Alte Meister in der Sammlung Würth, p. 88-91, no 16.


Le dessin dans l’art de la Renaissance germanique – Compositions religieuses

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Le retable d’Issenheim au-delà du regard


Les étapes d’élaboration du retable à travers l’imagerie scientifique Élisabeth Ravaud, Elsa Lambert

Le retable d’Issenheim, joyau de la peinture renaissante germanique, méritait une campagne d’étude scientifique, en particulier un dossier d’imagerie comportant une couverture radiographique complète, des photographies, d’ensemble et de détail, en lumière directe, en lumière rasante, en lumière infrarouge et en fluorescence d’ultraviolets 1. Ce bilan a permis de mieux comprendre la technique de mise en œuvre générale de cet ensemble monumental, tandis que différentes investigations ponctuelles étudiant les couches colorées, dont une synthèse est formulée dans cet ouvrage, précisaient la palette du peintre et sa technique picturale. Le support Partie cachée mais indispensable de toute œuvre peinte, le support est une partie du tableau dont les caractéristiques ont longtemps été négligées par les historiens d’art. Le descriptif précis de ce support nous renseigne pourtant de manière très fructueuse sur l’histoire des techniques au cours du temps selon leur lieu de production. Sa parfaite connaissance est un élément essentiel dans l’appréciation de l’état de conservation de l’œuvre et dans la stratégie des mesures conservatoires. Le retable d’Issenheim étant peint sur deux faces, exception faite des deux volets fixes et de la prédelle, les seuls moyens d’analyse du support furent l’observation directe des revers non peints et l’imagerie scientifique, notamment la photographie en lumière rasante et la radiographie. Cette dernière technique produit en effet une image par transmission qui prend en compte l’ensemble des éléments contenus dans l’épaisseur d’un objet. Le premier point d’intérêt concernant les supports est l’identification de l’essence de bois. Un travail statistique sur de grandes séries d’œuvres a en effet permis de démontrer qu’en règle générale, l’essence employée dans un lieu de production correspondait à un bois de croissance locale 2. Parmi cette végétation forestière, ces statistiques montrent aussi que le choix des artisans s’est porté sur quelques essences seulement, dont l’usage est devenu traditionnel. La connaissance de l’essence d’un support permet donc d’avoir une indication sur la provenance de l’œuvre, mais également d’employer un bois identique en cas d’intervention de restauration. Il est enfin nécessaire de préciser que, contrairement à ce que l’on a longtemps pensé, les panneaux destinés à être peints n’étaient pas réalisés par les peintres, mais dans l’atelier d’un menuisier 3, conformément à la division du travail que régissaient les corporations d’artisans au Moyen Âge. Le menuisier pouvait être partie prenante dans le contrat de travail avec le commanditaire et le peintre. Lorsqu’il n’est pas mentionné dans ce document, le support pouvait être fourni par le commanditaire ou par le peintre qui sous-traitait alors ce travail auprès d’un menuisier. Chacun des deux grands registres de volets a fait l’objet d’un prélèvement de bois 4, l’un situé en bordure du Concert des Anges (avec à son revers la Visite de saint Antoine à saint Paul), l’autre au bord de l’Annonciation (avec à son revers la partie gauche de la Crucifixion). Ces deux prélèvements indiquent

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Grünewald et le retable d’Issenheim – Regards sur un chef-d’œuvre


l’emploi d’un bois de tilleul. L’analyse de la trame ligneuse sur les radiographies de tous les panneaux apparaît caractéristique de cette essence 5 et permet d’étendre le résultat ponctuel des prélèvements à l’ensemble du retable. Le tilleul se manifeste en effet sur les radiographies par la présence de fuseaux de forte opacité, s’étirant dans le sens du fil du bois (fig. 1). Le tilleul est une essence feuillue qui apparaît à plusieurs reprises comme support des panneaux peints dans la région du Rhin supérieur à la fin du Moyen Âge 6. Ce bois est d’un grain homogène et fin, il est assez léger, il se travaille facilement. Pour toutes ces caractéristiques, le tilleul était particulièrement apprécié par les sculpteurs allemands de cette époque 7. La partie sculptée du retable d’Issenheim, caisse et prédelle, est d’ailleurs réalisée dans cette essence 8. Ce bois a pour inconvénient une durabilité assez faible, c’est-à-dire une certaine sensibilité aux attaques de vrillettes. D’autres artistes de cette région ont peint sur des panneaux en tilleul, comme Hans Baldung Grien ou Hans Sebald Beham9. Grünewald a également utilisé des panneaux de cette essence pour d’autres œuvres comme la Crucifixion de Bâle, située vers 1504-1507 10, ou la petite Crucifixion de Washington (vers 1516-1517)11. Les grands panneaux étant peints sur deux faces, la constitution du support n’était que partiellement appréhendée par l’observation directe. L’examen radiographique et les photographies en lumière rasante furent déterminants pour comprendre sa mise en œuvre. Ces panneaux sont tout d’abord remarquables par leur finesse en comparaison de leurs dimensions. Les bords amincis du panneau de la Crucifixion n’excèdent pas sept millimètres d’épaisseur et la partie centrale est épaisse d’environ douze millimètres. Les panneaux de l’Incarnation ainsi que les volets fixes ont une épaisseur de quinze millimètres. Cette finesse avait sans doute pour but de limiter le poids des volets successifs entraînant des contraintes décentrées du retable en position ouverte. La répartition des planches dans chaque panneau a été établie à partir de la radiographie, l’observation directe ne permettant pas leur repérage systématique en raison du bon état de conservation de la plupart des joints. La mise en œuvre des grands panneaux et des volets se caractérise par l’emploi de planches particulièrement étroites. Le panneau de la Crucifixion comporte vingt-six planches dont les largeurs varient de 4,3 cm à 21,4 cm, la largeur moyenne étant de 11,7 cm (fig. 2). Les panneaux de l’Incarnation (Concert des Anges et Nativité) comptent dix-neuf planches dont la largeur varie de 8,1 cm à 23 cm, la largeur moyenne étant de 16,2 cm. Le débit observé, c’est-à-dire le mode de découpe des planches dans le tronc (ou grume), est varié, apparemment sans règle systématique. Une caractéristique remarquable est l’obliquité des joints, autrement dit les planches ne sont pas rectangulaires mais légèrement trapézoïdales. Cette particularité est également observée dans certains panneaux peints par Albrecht Dürer datant de la même période et réalisés pour la plupart à Nuremberg. Ainsi le panneau central en tilleul du retable Paumgartner 12, une Nativité, comporte neuf planches présentant toutes des différences de largeur en haut et en bas, la variation pouvant aller du simple au double sur une hauteur de 155 cm. L’étroitesse habituelle des planches de tilleul est observée sur d’autres œuvres allemandes étudiées au Centre de recherche et de restauration des musées de France (c2rmf). La raison de la forme trapézoïdale des planches et par conséquent de l’obliquité des joints reste incertaine. Était-ce une nécessité liée à la structure de la grume et des planches, de forme générale tronconique, ou à un usage en vigueur dans le Sud de l’Allemagne et en Alsace permettant un ajustement plus durable et plus solide des panneaux ? Les joints des grands panneaux sont dans l’ensemble en très bon état de conservation, certains sont à peine identifiables en radiographie. Aucune image de renfort dans l’épaisseur des planches n’a été décelée sur la radiographie. Les deux volets consacrés à la vie de saint Antoine sont constitués chacun de six planches à fil vertical, assemblées à joints vifs. Les planches sont également trapézoïdales, mais avec des variations plus faibles que dans les grands panneaux. La prédelle de forme allongée est constituée de deux panneaux à fil horizontal juxtaposés au centre. Les planches sont relativement larges, pouvant atteindre 34 cm. Sur l’ensemble du retable, les planches sont peu noueuses et, quand elles comportent des nœuds, des interventions locales visent à pallier la partie défectueuse. Des incrustations à mi-bois sont observées sur la radiographie : elles sont de forme rectangulaire et leur limite est soulignée par un petit liseré opaque ou blanc correspondant à l’infiltration partielle de la préparation dans l’assemblage (fig. 3). Dans d’autres cas, la zone noueuse est recouverte de filasse et la préparation comble les irrégularités de surface, notamment sur les volets fixes (Saint Sébastien). L’existence de mesures de prévention des défauts du bois comme la grande qualité et finesse des joints sont le témoignage du soin apporté au support de bois de cet ensemble monumental.

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— 1. Détail radiographique: la flèche rouge désigne un fuseau caractéristique du tilleul dans le support de l’Annonciation — 2. La répartition des planches sur le panneau de la Crucifixion. Les joints sont indiqués en jaune — 3. Détail radiographique d’une incrustation à mi-bois provenant de la Crucifixion. Les limites de l’incrustation sont indiquées par des flèches rouges — 4. Détail radiographique d’une incision ronde du volet de Saint Antoine (flèches rouges) — 5. Lignes de construction dessinées de l’architecture dans le panneau de l’Annonciation

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— 6. Radiographie de la Nativité avec schéma du partage initial en deux zones de la première idée du peintre (trait rouge) et tracé de partage de la composition finale (en vert) — 7. Ordre de l’exécution peinte de la Visite de saint Antoine à saint Paul 7a. Dans un premier temps, le peintre délimite la scène en deux parties, le premier plan et le ciel où il passe une première couche. La couleur blanche correspond à la préparation non encore recouverte 7b. L’artiste peint une seconde couche du ciel en contournant l’emplacement des principales branches à gauche et le centre du feuillage du palmier à droite. Au premier plan, il ébauche le paysage en réservant l’emplacement des deux personnages. Là, la préparation blanche est encore visible 7c. Le peintre achève le paysage et les motifs réservés sur le ciel en les prolongeant sur la double couche du ciel 7d. Les deux personnages sont peints et les parties dépassant des réserves sont réalisées sur le fond déjà fini, par exemple le bras droit de saint Paul. Certains détails sont ajoutés en dernier sur la composition peinte comme le corbeau ou le petit cerf — 8. Radiographie de la tête de saint Antoine: elle permet d’apprécier la finesse des modelés

7b

— 9. Détail du périzonium du Christ de la Crucifixion en lumière directe (9a) en lumière infrarouge (9b) et en radiographie (9c). La photographie infrarouge met en évidence le travail des cernes noirs tandis que la radiographie objective celui des cernes blancs — 10. Main de l’ange de l’Annonciation: détail en lumière infrarouge avec un schéma indiquant les trois positions successives — 11. Repentir de la tête de saint Sébastien en radiographie avec schéma. Le premier contour est souligné d’un trait orange

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— 12. Détail des poignets de saint Sébastien: dessin de Dresde (12a), détail radiographique (12b) et photographie en lumière directe (12c). Le détail radiographique montre que le tracé initial des poignets en vert est identique à celui du dessin. Dans un second temps, Grünewald échancre l’espace situé entre ceux-ci (tracé bleu) tel qu’il apparaît sur la composition définitive — 13. Le coude de la Vierge dans l’Annonciation: détail en photographie infrarouge avec schéma. La première position du coude (tracé bleu clair), et sans doute de l’ensemble du personnage, était plus médiane et réalisée à une échelle plus petite — 14. Tête de saint Antoine dans la Visite: détail photographique en lumière directe (a) et en lumière infrarouge (b). La photographie infrarouge permet de retrouver le premier contour de profil ou faux profil du visage de saint Antoine 14b

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L’analyse de la couleur du retable d’Issenheim Michel Menu

Grünewald, artiste de la Renaissance allemande, a réalisé des œuvres riches en couleurs, qui sont le témoignage de son extrême habilité à exprimer dans sa peinture des visions grandioses, fruits de la commande et de sa fertile inspiration. Si la couleur semble faire système chez Grünewald, comment l’étude des pigments et de la couleur du retable d’Issenheim en corrélation avec une approche historique apporte-t-elle de nouvelles clés d’interprétation de l’œuvre? L’étude des matériaux permet de comprendre la technique picturale de l’artiste, de décrire la boîte de pigments, d’appréhender la palette du peintre, de retrouver certains procédés que Grünewald employa pour obtenir les couleurs subtiles que l’on observe encore aujourd’hui sur le retable. La connaissance technique de la peinture des xve et xvie siècles a considérablement évolué grâce au développement et à l’utilisation de plus en plus fréquente des méthodes d’examen et d’analyse physique et chimique sur les œuvres. Les études de laboratoire doivent être prises en considération pour explorer la genèse de l’œuvre, mais aussi pour étudier la couleur et la perception que l’on en avait, ainsi que celle qu’en a le spectateur d’aujourd’hui. Ainsi, un accès total à l’œuvre de Grünewald combinerait idéalement la réflexion historique, la recherche documentaire des textes à la fois philosophiques et techniques et les examens et analyses de laboratoire. Romain Thomas a engagé une étude pour comprendre la fonction de la couleur chez Grünewald 1. Il a mis en évidence l’utilisation méticuleuse par Grünewald du clair-obscur et des effets lumineux. Dans le retable d’Issenheim, l’éclairage général vient de la droite, comme il est naturel pour cette œuvre placée au fond du chœur de l’église du couvent des Antonins à Issenheim, dont les vitraux laissent pénétrer la lumière par le sud. On observe ainsi le système d’ombres et de lumières dans la quasi-totalité des panneaux, pour les personnages du premier plan. Toutefois, plusieurs exceptions à la règle ouvrent de nouvelles pistes d’interprétation. En effet, le volet gauche du retable fermé, représentant saint Sébastien, présente un éclairage venant de la gauche: l’artiste a, justement, inclus une fenêtre derrière le martyr, et a voulu respecter la cohérence de l’éclairage du panneau par rapport à l’ensemble du retable. Une telle cohérence manque dans la Tentation de saint Antoine, panneau de droite de la deuxième ouverture: si le clair-obscur est bien respecté pour le saint au premier plan, les monstres sont peints avec des jeux d’ombre et de lumière non seulement très affaiblis par rapport à ceux du saint, mais en outre incohérents puisque certaines parties étaient éclairées par la gauche. Une autre forme de représentation est propre au peintre: la figure de l’ange est généralement représentée comme un être diaphane et sans couleurs. Les bergers de la Nativité écoutant les anges (fig. 1) adoptent des tons bleutés en accord avec les préceptes de la perspective atmosphérique. En revanche, on ne peut pas expliquer de la même manière l’apparence des anges au-dessus de saint Sébastien (fig. 2), puisqu’ils sont mis sur le même plan qu’un objet coloré. La Vierge de Stuppach aurait été peinte par Grünewald après la fin de la réalisation du retable d’Issenheim, vers 1517 (fig. 8, p. 150). Grünewald y assimile Dieu à la lumière, non pas au soleil. Le tableau comporte à la fois la représentation de Dieu le Père en lumière et celle du soleil derrière la tête de la Vierge. Ainsi, on peut expliquer la prise en compte, dans le panneau de la Tentation du retable d’Issenheim, d’une source lumineuse autre que le Dieu-Lumière pour éclairer le manteau de saint Antoine, et qui correspondrait alors à l’éclairage réel, donc au soleil extérieur.

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Le retable réalisé entre 1512 et 1516 environ pour les Antonins d’Issenheim offrait aux pèlerins et malades une vision du Salut, de l’Annonciation à la Résurrection, assortie d’épisodes de la vie de saint Antoine. Pour mieux comprendre les matériaux et la mise en œuvre du maître d’Issenheim, des examens photographiques et radiographiques ainsi que des analyses de la matière picturale ont été nécessaires. L’étude s’est également appuyée sur les travaux effectués dans le passé. L’article de Viktoria von der Brüggen, dans les actes du colloque sur la technique de Grünewald, fait le point sur l’histoire matérielle de l’œuvre: ses déplacements, ses restaurations et les précédents examens et analyses qu’elle a subis 2. Il est rappelé dans cette étude que Jacob Burckhardt, l’historien de l’art et philosophe suisse (1818-1897) qui eut une influence considérable sur l’approche tant scientifique que subjective de l’histoire de l’art telle que nous la connaissons actuellement, voyait que la « singularité de l’invention picturale » est le socle même des conditions « d’authenticité de toutes les œuvres de Grünewald », propos tenus à une période de reconnaissance de l’œuvre du maître de la Renaissance allemande. Dès 1970, le laboratoire de recherche des musées de France a étudié le retable. Un constat d’état de l’œuvre a été alors complété par des analyses à partir de huit échantillons de matière picturale. Deux des prélèvements effectués à cette époque ont été analysés avec les méthodes actuelles du laboratoire. Puis, en 1972, le Centre technique du bois à Paris réalise deux prélèvements dont l’analyse confirme que les panneaux du retable sont en tilleul. En 1980, J.R.J. van Asperen de Boer, pionnier de la réflectographie infrarouge, observe le retable sous loupe binoculaire et avec sa caméra infrarouge. Il réalise aussi huit prélèvements, aimablement confiés au c2rmf puis analysés avec les techniques actuelles du laboratoire. Quatorze échantillons supplémentaires ont dû être prélevés en 2002 afin de documenter la technique picturale du retable et de résoudre les incertitudes laissées par les limites techniques des analyses non destructives : la fluorescence X, une méthode classique d’analyse élémentaire de surface ; la microspectrométrie Raman, une méthode qui permet dans quelques cas favorables d’identifier la structure des constituants de la peinture ; la microspectrophotocolorimétrie pour caractériser la couleur de la matière en définissant les trois coordonnées : la clarté, la teinte et la saturation. Comment retrouver la palette des pigments du retable L’appareil portable de microfluorescence X du c2rmf a été déplacé au musée d’Unterlinden et de nombreux pointés furent réalisés pour analyser les couleurs des différents panneaux (fig. 3) (voir la description des principales techniques analytiques en annexe). Cent cinquante-quatre pointés ont été réalisés sur le retable, dont vingt-quatre sur le panneau de la Visite de saint Antoine à saint Paul, leur localisation est consignée sur la figure 4 3. Plusieurs analyses en spectrophotocolorimétrie ont été effectuées à l’aide de l’instrument portable développé au c2rmf. Cette méthode fournit les trois coordonnées L*a*b* dans l’espace cielab 1976. À l’aide de la base de données constituée au c2rmf, plusieurs confirmations d’identification de pigments et de colorants furent possibles. Ces analyses, complétées par l’étude des coupes prélevées, ont permis de préciser la palette utilisée par Grünewald pour le retable 4. Ainsi, les différentes couleurs repérées sur le retable peint par Grünewald furent analysées: blanc, gris, noir, violet, bleu, vert, jaune, or, brun, marron, beige, orange, carnation, rose, rouge. Il convient de rappeler que la matière picturale est déposée sur un panneau de bois préparé en suivant un mode opératoire spécifique mis au point par les ateliers des peintres. Sur les planches de tilleul, essence fréquemment employée par les artistes allemands de la Renaissance pour la réalisation des sculptures et des retables, une préparation à base de craie mélangée à de la colle de peau est déposée en plusieurs couches pour obtenir une surface plane, lisse, homogène, blanche et lumineuse (fig. 5, couche 1). Sur la préparation, Grünewald a déposé une couche d’impression composée d’huile et de blanc de plomb pour recevoir les couches colorées de matière picturale (fig. 5, couche 2). Couche d’impression au plomb La couche d’impression est révélée également par la radiographie sous forme de « larges touches striées légèrement opaques, indépendantes de la composition », car elle est réalisée avec du blanc de plomb radio-opaque. Le blanc de plomb de l’impression a été identifié par microspectrométrie Raman sur prélèvement comme étant de l’hydrocérusite (fig. 6). Il contient également des traces de calcium, peutêtre dues à une présence minime de craie de la couche inférieure ou à l’adjonction d’une charge de craie.

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— 1. Nativité, bergers écoutant les anges — 2. Saint Sébastien — 3. Le système de microfluroescence X devant le retable — 4. Visite de saint Antoine à saint Paul. Pointés d’analyse par fluorescence X

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— 5. Visite de saint Antoine à saint Paul Dans la végétation, prélèvement issu de la lacune à gauche du reste d’étiquette noyée dans le vernis. Les couches sont habituellement numérotées de la plus profonde à celle de surface. Prélèvement observé au microscope optique grandissement 20 x. Couches colorées: (6) couche brune, épaisseur: 35 mµ (5) blanc, légèrement fluorescent, épaisseur: 8 µ (4) vert plus foncé, grains de toutes tailles, épaisseur: 20 µ (3) vert clair, gros grains anguleux clairs de toutes tailles, présence de jaune, 45 µ Impression: (2) couche blanche opaque fine, épaisseur : 13 µ Préparation: (1) blanc, épaisseur prélevée: 80 µ

— 6. Spectre Raman de l’hydrocérusite, carbonate hydraté de plomb (2PbCO3, Pb(OH)2), révélé par la présence des pics caractéristiques à 1052,6 cm-1 et 415 cm-1 — 7. Concert des Anges. Prélèvement de l’or — 8. Résurrection, robe rouge du second garde — 9. Garance — 10. Visite de saint Antoine à saint Paul. Prélèvement du bleu de la robe de saint Antoine au bord du panneau — 11. Visite de saint Antoine à saint Paul. Vert de la végétation

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— 12. Résurrection. Cotte de mailles du garde endormi sur le devant de la scène. Prélèvement sur le bord d’une lacune — 13. Le travail de la couleur. 13 a. Concert des Anges Sommet de la colonne 13 b. Tentation de saint Antoine Manteau du monstre au-dessus du lépreux 13 c. Visite de saint Antoine à saint Paul Bleu de la robe de saint Antoine

— 14. L’inventaire après décès de Mathis Gothart Nithart Archives municipales de Francfort, inv. Nr. 16, fol. 1-3 (Kehl, 1964, p. 151-160, no 22 ; la numérotation adoptée ici est celle du cat. exp. Aschaffenbourg, 2002)

12

Extraits de l’inventaire après décès de Mathis Gothart Nithart (1528) 19 20 58 63 64 76

13 a

des palettes 2 petits cahiers avec feuilles d’argent et d’or petites pierres de couleur bleue plusieurs petites boîtes avec différentes couleurs en vrac… même chose mais cette fois dans des petits sachets plusieurs sachets avec de « bonnes » couleurs Mardi, 27 octobre 1526, veille de la fête des saints Simon et Jude, les couleurs furent identifiées, pesées et évaluées par maître Hans Halberger

80 12 petits sacs 81 24 petits sacs avec du bleu : 16 livres (soit 7,57 kg) ; coût 1 livre = 1/2 florin 82 4 1/4 livres Grünspan (verdigris) ; 6 livres pour 1 florin

13 b

Maître Halberger distingue 4 verts différents : – Grünspan – Schiefergrün – Berggrün – Alchemiegrün 83 16 lots de rouge de Paris (1/2 livre) ; 1 livre = 18 sous (24 sous = 1 florin) 84 1 livre de rouge de Paris ; 1 livre = 12 sous 85 3/4 livre de rouge de Paris ; 1 livre = 4 sous

13 c

Colorant rouge de Paris ou bois de Brésil avec 3 variétés. Plus généralement 3 différents pigments rouges étaient disponibles : Bois Brésil, vermillon, laque (Krapplack) = garance. 86 7 livres de Jaune [jaune] de plomb ; 1 livre = 2 albus (27 albus = 1 florin) 87 3 1/4 livres de noir ; 1 livre = 10 deniers 88 2 1/2 livres Schiefergrün ; 1 livre = 1 florin […] 94 1 1/4 blanc de plomb (1 livre = 3 albus) à la foire de Francfort : 3 types de blanc de plomb : de plomb ordinaire, blanc de plomb de Venise, céruse anversoise 96 2 lots (175 g) de Berggrün […] 98 5 lots Alchemiegrün 104 1 livre 2 lots Schiefergrün (1 livre = 1 florin) […]

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Annexes


Nicolas de Haguenau, repères chronologiques 1472, décembre: un tailleur de pierre répondant au nom de Nicolas de Strasbourg est mentionné, avec le titre de maître, à Haguenau pour la réalisation d’un crucifix (« meister Niclaus von Straßburg, der steinmetze, […] als man ime ein crutzefix verdinget zu machen», Rott, 1936, p. 170). Certains auteurs ont supposé qu’il pouvait s’agir de Nicolas de Haguenau, sculpteur mentionné à Strasbourg à partir des années 1480, ce qui n’est nullement prouvé. 1480, 20 janvier : un certain Nicolas de Haguenau (Claus von Hagenauw) fait le serment, devant l’évêque de Strasbourg Albert de Bavière, de ne plus jamais prendre de lièvre ou de poule sans l’autorisation de ce dernier. Il est mis en prison puis gracié (Rott, 1936, p. 262, note 1). Il n’est pas sûr qu’il s’agisse du sculpteur Nicolas de Haguenau mentionné à Strasbourg dans les mêmes années. 1485 : Nicolas de Haguenau, huchier (Claus von Hagenowe, der kistenmacher), est mentionné comme habitant rue du Maroquin (Kurdenwongaße, Kurbengasse) à Strasbourg (Rott, 1936, p. 261). 1486, 6 mai: Veit de Haguenau, menuisier (Veit, schryner von Hagnow), s’engage à exécuter un retable avec ses frères pour l’église collégiale de Saverne (Rott, 1936, p. 261). 1493, après le 8 décembre: Nicolas de Haguenau, tailleur d’images (Niclaus Hagenower, der bildehewer), acquiert le droit de bourgeoisie à Strasbourg (Rott, 1936, p. 261-262 ; Wittmer et Meyer, 1954, p. 469). 1495 : dans le cadre d’une ordonnance sur le fonctionnement de l’arsenal municipal, un homme de chaque corporation doit fournir une arquebuse ou une arme à feu de qualité. Suivant ces dispositions, Nicolas, tailleur d’images, demeurant rue du Maroquin à Strasbourg (Niclaus, bildhower, in Kurbengasse), est désigné au titre de la corporation de l’échasse (Rott, 1936, p. 262). Nicolas de Haguenau, tailleur d’images (Niclaus Hagenower, bildhawer), participe à nouveau à l’équipement militaire de la ville autour de 1500 (Rott, 1936, p. 262). 1496 : Nicolas, sculpteur (Niclaus Schnitzer), est mentionné à propos de la réalisation, par deux frères établis à Haguenau et à Strasbourg, du retable du maître-autel de Waldkirch pour la somme de deux cent quarante florins (Karlsruhe, Generallandesarchiv Kopialbuch no 785, p. 62 vo ; Rambach, 1959, p. 44). 1501, 18 août: Veit et Paul, frères de Nicolas de Haguenau, déclarent avoir reçu quatre cents florins pour l’exécution du retable du maître-autel de la cathédrale de Strasbourg. Cette œuvre a été démontée en 1682 puis détruite, mais une gravure de 1617 en donne une vue d’ensemble: on peut voir que sur l’un des panneaux figurait la signature niclaus v.hagen (Rott, 1936, p. 262; Schadeus, 1617, p. 35 et gravure no 3).

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1506 : au revers de la caisse du retable de l’église paroissiale Saint-Denis de Baden-Oos (conservée à Vimbuch dans le Pays de Bade) figure la mention niclaus. von.hagnow 1506. Les statues du retable, Saint Pierre (cat. 3), Saint André (cat. 4), et Saint Denis, sont conservées dans l’église de Baden-Oos. 1516, 26 mars: contrat passé entre la confrérie des serruriers et éperonniers et Nicolas de Haguenau, tailleur d’images (Niclaus Hagnower, der bildhouwer), pour la réalisation d’un retable destiné à l’autel de la Vierge en l’église Saint-Martin de Strasbourg (œuvre détruite par les iconoclastes en novembre 1524 ou en mars 1525 ; Rott, 1967, p. 298). 1517 : le chirurgien Hans von Gersdorff publie son traité Feldbuch der Wundarzney, dans lequel il reproduit la dalle funéraire de l’évêque de Strasbourg, Albert de Bavière, en raison de l’exactitude anatomique du squelette qui y est figuré. La légende de la gravure indique que c’est Maître Nicolas, tailleur d’images (Meister Nicklaus bildhawer), qui a exécuté le tombeau (Rott, 1928, p. 77). 1519, 25 juillet: un certain nombre de peintres refusant de verser leur redevance, les représentants de la corporation de l’échasse, parmi lesquels Nicolas de Haguenau (Niclaus Hagnower), s’en réfèrent à la décision du Magistrat de la ville de Strasbourg (Rott, 1936, p. 223). 1522, 16 juillet: Nicolas de Haguenau, tailleur d’images (Nicolaus Hagenower, factor imaginum), est mentionné à Strasbourg comme tuteur de Jost et Anne, enfants mineurs de Jost Schonher, soldat à l’arsenal, et de feue Ursula Büsinger (Rott, 1936, p. 262-263). 1522, 22 juillet et 1526, 12 juillet: Nicolas de Haguenau, tailleur d’images (Nicolaus Hagenower, factorem ymaginum), est cité comme voisin du huchier Michael Hofman, rue du Maroquin à Strasbourg (Rott, 1936, p. 263). 1538 : Marguerite Mann, épouse de Nicolas de Haguenau, est mentionnée comme veuve (Margreden, Niclaus Hagenower, der bildhouwers seligen geloßen witwe; Rott, 1936, p. 263). Elle est encore en vie en 1553 et habite toujours dans la maison du sculpteur, rue du Maroquin (Rott, 1936, p. 263-264). — A.W.


Grünewald, repères chronologiques Grünewald n’est pas le véritable nom de l’auteur du retable d’Issenheim. C’est Joachim von Sandrart qui le nomme ainsi pour la première fois dans son ouvrage Teutsche Academie der BauBild und Mahlerey- Künste dont la première édition voit le jour à Nuremberg en 1675 (Sandrart, 1675, II, p. 236 ; Sandrart, 1679, III, p. 68 ; Sandrart, 1683, p. 225). La chronologie des œuvres conservées et la présence sur certaines d’entre elles du monogramme «mgn » renvoient à une identification de l’artiste –unanimement reconnue aujourd’hui– avec Mathis Gothart Nithart, né à Wurtzbourg vers 1475-1480, actif dans le diocèse de Mayence (Aschaffenbourg et Francfort) et mort à Halle-sur-la-Saale. Vers 1500 : sur ce qui était à l’origine le volet droit de la Cène, conservée à Cobourg (Kunstsammlungen der Veste Coburg), apparaît la trace d’un monogramme «mgn ». 1503 : achèvement du retable de Bindlach, aujourd’hui à Lindenhardt (date figurant au revers de la caisse). La participation de Grünewald à cette œuvre, réalisée à Nuremberg dans l’atelier de Michael Wolgemut (Oellermann, 1991, p. 144-145), est reconnue depuis l’attribution des peintures figurant aux revers de la caisse et des volets prononcée par Karl Sitzmann (Sitzmann, 1926). 23 décembre 1503 : la date inscrite sur La Dérision du Christ, conservée à l’Alte Pinakothek de Munich, est surpeinte, mais reprend probablement une information présente à l’origine sur le cadre du tableau (Kehl, 1964, p. 10, note 3). 1505, 30 novembre (Aschaffenbourg): un compagnon de maître Mathis (famulus meister Mathis) reçoit six blancs (Weißpfennig) de Heinrich Reitzmann (Henricus Reitzmann), chanoine de la collégiale d’Aschaffenbourg, pour l’épitaphe de Johannes Reitzmann, vicaire de la collégiale, décédé le 13 septembre 1504 (Kehl, 1964, p. 9). Le travail consiste en la polychromie et la peinture de l’inscription de l’épitaphe sur un panneau de bois préparé par un menuisier (Kehl, 1964, p. 115, doc. 1a et 1b). Vers 1509-1510 : sur le Saint Laurent du retable Heller conservé au Städelsches Kunstinstitut de Francfort figure le monogramme de Mathis Gothart Nithart («m » et «g » imbriqués, suivis de «n » ; Kehl, 1964, p. 173-175, doc. 32c). 1510, 13 juin (Mayence): sur la recommandation de Johann von Hatzstein, chanoine de la cathédrale de Mayence, maître Mathis, peintre (meister Mathys meler), est envoyé à Bingen pour exécuter des travaux à la fontaine du château (Kehl, 1964, p. 116, doc. 2).

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Grünewald et le retable d’Issenheim – Regards sur un chef-d’œuvre

1511, après le mois de juin (Francfort-sur-le-Main): Grünewald peint un tableau chez les dominicains de Francfort. Ce fait est mentionné lors d’un procès qui se tient à Francfort-sur-le-Main de 1514 à 1516. En effet, le tailleur de pierre Conrad Eulner ayant travaillé à la cheminée du château d’Aschaffenbourg et n’ayant pas touché son salaire, se rend au couvent où travaille maître Mathis afin de le lui réclamer (Als Mayster Mathys nach folgens hie zu den predigern eyn tafel gemoelet hat, ist Conrat Ulner ins closter gangen und hat Mathysen umb seinen verdientten lidlon arrestiren und bekommeren wollen, Kehl, 1964, p. 121, doc. 3f). Vers 1512-1516 : le dessin Étude de femme, les mains jointes, conservé à l’Ashmolean Museum d’Oxford, porte la signature autographe de Mathis Gothart Nithart: «.athis». La feuille ayant été coupée sur le côté gauche, le «m » a disparu (Kehl, 1964, p. 175, doc. 32d). 1513 : contrat signé entre maître Mathis (meister Mathis) et maître Michel d’Altkirch (meister Michel von Altkirch), mentionné dans l’inventaire après décès du peintre (Kehl, 1964, p. 156, doc. 22 no 51). 1514, 5 août (Aschaffenbourg): Heinrich Reitzmann, chanoine de la collégiale d’Aschaffenbourg, reprend son testament dans lequel, tout comme dans celui qu’il avait rédigé en 1513 (disparu, Kehl, 1964, p. 21), il demande l’exécution d’un tableau peint représentant le miracle des neiges de la glorieuse Vierge Marie. Il donne par ailleurs trente florins à l’église d’Oberrissigheim, non loin de Francfort, pour l’exécution d’un nouveau retable destiné au maître-autel, avec quatre peintures: la Vierge au centre, saint Vincent à droite, saint Jérôme à gauche et, en dessous, saint Georges à cheval, «comme le sait maître Mathis de Seligenstadt» (prout magistro Matheo in Selgenstat optime constat) avec lequel il a visité les lieux (Kehl, 1964, p. 133-134, doc. 5). 1514, 4 septembre à 1516, 23 février (Francfort-sur-le-Main): procès à Francfort-sur-le-Main entre le plaignant Conrad Eulner, compagnon tailleur de pierre, et le prévenu Hans Mertenstein, maître tailleur de pierres. Conrad Eulner, engagé durant la semaine sainte (13-19 avril) de l’année 1511 par Hans Mertenstein pour construire une cheminée au château d’Aschaffenbourg, n’a pas touché son salaire. Maître Mathis d’Aschaffenbourg, le peintre (Meister Mathis der Maler von Aschenburgk, Kehl, 1964, p. 118, doc. 3c, 5), remplissait alors la charge de surintendant des bâtiments auprès de l’archevêque de Mayence (Meister Mathys der maler, der dazumal meyns gnedigen Herrn von Mentz diener und des wercks eyn angeber oder Baumeister ware, Kehl, 1964, p. 120, doc. 3f, 2). Il est considéré comme le maître d’ouvrage, puisque c’est lui qui a commandé la construction de la cheminée à Hans Mertenstein et qui lui a donné l’argent nécessaire à l’achat des pierres, mais il n’a pas été clairement établi si c’était Hans Mertenstein qui verserait son salaire à Conrad Eulner, ou maître Mathis lui-même. Cité à maintes reprises au cours du procès, maître Mathis ne comparaît cependant jamais devant le tribunal pour témoigner (Kehl, 1964, p. 116-132, doc. 3).



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