Guide du musée de Montmartre (extrait)

Page 1


Guide du musée de Montmartre Direction scientifique et éditoriale de cet ouvrage : María González Menéndez Codirection scientifique : Saskia Ooms Recherches et coordination : Daiana Torres Lima Héloïse Trarieux Musée de Montmartre – Jardins Renoir Société Kléber Rossillon Président : Kléber Rossillon Directrice : Aude Viart Responsable de la conservation : Saskia Ooms Commissaire de l’accrochage 2016 des collections permanentes : María González Menéndez Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Directeur éditorial : Nicolas Neumann Responsable éditoriale : Stéphanie Méséguer Coordination et suivi éditorial : Ana Jiménez Jorquera Conception graphique : Audrey Hette Contribution éditoriale : Gaëlle Vidal Fabrication : Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros © Somogy éditions d’art, Paris, 2016 © Musée de Montmartre, Paris, 2016 © Adagp, Paris, 2016 pour les œuvres de Pierre Bonnard (p. 144145), Charles Camoin (p. 156), Raoul Dufy (p. 32, 157), Georges Folmer (p. 65), Démétrius Galanis (p. 34, 164), Max Jacob (p. 158-159), František Kupka (p. 50-51, 162), Francisque Poulbot (p. 165), Henri Rivière (p. 28, 62, 89, 90-91), Maurice Utrillo (p. 36, 152-153), André Utter (p. 37, 47, 154-155), Jacques Villon (p. 163) et André Warnod (p. 49). © Hélène Bruneau 2016 pour les œuvres de Maurice Utrillo (p. 36, 152-153). © Fondation Fujita/Adagp, Paris, 2016 pour l’œuvre de Marie Laurencin (p. 160). Dépôt légal : septembre 2016 Imprimé en Union européenne


GUIDE DU MUSÉE DE

MONTMARTRE


REMERCIEMENTS Kléber Rossillon adresse ses remerciements chaleureux à : Anne Hidalgo, maire de Paris Bruno Julliard, premier adjoint au maire de Paris, chargé de la Culture Éric Lejoindre, maire du 18e arrondissement de Paris Carine Rolland, première adjointe au maire du 18e chargée des Affaires générales, de la Culture et du Patrimoine Véronique Chatenay-Dolto, directrice régionale, DRAC-Île-de-France Sylvie Müller, chef du service des musées, DRAC-Île-de-France, ministère de la Culture et de la Communication Pauline Lucet, conservateur du patrimoine, conseillère musées, DRAC-Île-de-France Laurence Isnard, conservateur du patrimoine, conseillère musées, DRAC-Île-de-France

Aux collections particulières : Gérard Arnold François Binetruy Bernard Bois Gérard Jouhet Maryse et Max Marechal Yves Mathieu David E. Weisman et Jacqueline Michel Aux directeurs des musées, institutions publiques pour leur participation active : Bernard Blistène, directeur, musée national d’Art moderne – Centre de création industrielle, Centre Pompidou, Paris Valérie Guillaume, directrice, musée Carnavalet, Paris Christophe Leribault, directeur, Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris, Paris

ADAGP Association Maurice Utrillo Parisienne de Photographie – Roger-Viollet RMN – Grand Palais, Paris Aux auteurs : Jean-Manuel Gabert, président de la Société Le Vieux Montmartre María González Menéndez, commissaire de l’accrochage 2016 des collections permanentes du musée de Montmartre Hubert Le Gall, artiste, designer et scénographe Sandrine Nicollier, attachée de conservation Saskia Ooms, responsable de la conservation au musée de Montmartre Kléber Rossillon, président du musée de Montmartre – Jardins Renoir Jeanine Warnod, critique d’art, auteur et commissaire d’expositions À toute l’équipe du musée et aux personnes qui ont permis la réalisation de ce guide, notamment : Stéphane Pons, photographe William Beville Claire Cooper Angelos Drakogiorgos Isabelle Ducatez Maxime Ikezouhene Véronique Kaluila Julien Le Roy Thierry Nakache Camille Paget Marie Paret Alexia Peronnet Daiana Torres Lima Héloïse Trarieux


Ainsi qu’à la Société d’Histoire et d’Archéologie des 9e et 18e arrondissements de Paris « Le Vieux Montmartre »

Les notices de ce guide ont été constituées à partir de recherches diverses et des publications du musée de Montmartre, notamment :

Président : Jean-Manuel Gabert Vice-présidents : Alain Larcher Michèle Trante Trésorier : Éric Sureau Trésorière adjointe : Odette Borzic-Hatchadourian Secrétaire : Catherine Rousseau Présidents d’honneur : Daniel Rolland Jean-Marc Tarrit Conseil d’administration : Thiery Aimar Laurent Bihl Chantal Bodère Odette Borzic-Hatchadourian Catherine Charrière Jean-Manuel Gabert Jean-Claude Gouvernon Alain Larcher Yves Mathieu Marie-France Moniot-Boutry Daniel Rolland Catherine Rousseau Éric Sureau Jean-Marc Tarrit Xavier Thoumieux Michèle Trante Direction Administrative : Isabelle Ducatez

Kléber ROSSILLON, Phillip Dennis CATE et al., Autour du Chat Noir. Arts et plaisirs à Montmartre, 1880 – 1910, cat. exp. (Paris, musée de Montmartre, 13 septembre 2012 – 13 janvier 2013), Paris, Skira Flammarion, musée de Montmartre, 2012. Kléber ROSSILLON, Philip Dennis CATE et al., L’Esprit de Montmartre et l’art moderne, 1875-1910 & Guide du musée de Montmartre, cat. exp. (Paris, musée de Montmartre, 17 octobre 2014 – 13 septembre 2015), Paris, Somogy éditions d’Art, musée de Montmartre – Jardins Renoir, 2014. María GONZÁLEZ MENÉNDEZ (dir.), Saskia OOMS, Artistes à Montmartre : De Steinlen à Satie (1870-1910), cat. exp. (Paris, musée de Montmartre, 15 avril – 25 septembre 2016), Paris, Somogy éditions d’art, musée de Montmartre – Jardins Renoir, 2016.



SOMMAIRE MONTMARTRE EN MARCHE : DE LA MAISON AU MUSÉE ...............................9 Sandrine Nicollier

LES TRAVAUX DU MUSÉE DE MONTMARTRE – JARDINS RENOIR ............... 15 Kléber Rossillon

LA RECONSTITUTION DE L’ATELIER-APPARTEMENT DE VALADON, UTRILLO & UTTER ................................................................................... 19 Hubert Le Gall

MONTMARTRE : DU VILLAGE INSPIRÉ À LA CITÉ ARTISTIQUE .....................23 María González Menéndez

LES ARTISTES RÉSIDENTS AU 12-14 RUE CORTOT ..................................... 31 Saskia Ooms

LE BATEAU LAVOIR .................................................................................39 Jeanine Warnod

LES COLLECTIONS DE LA SOCIÉTÉ LE VIEUX MONTMARTRE .......................45 Jean-Manuel Gabert

MONTMARTRE À TRAVERS LES COLLECTIONS DU MUSÉE .......................... 51 Histoire de Montmartre.................................................................................................. 52 Cafés, bals, cabarets ........................................................................................................ 66 Le Chat Noir.....................................................................................................................74 Autres cabarets ................................................................................................................ 92 Affiches ........................................................................................................................... 100 Personnalités du spectacle ............................................................................................ 106 Moulin Rouge ................................................................................................................. 120

Théophile-Alexandre Steinlen (1859-1923) La Clinique Chéron, vers 1905 Lithographie marouflée sur toile, 194 × 135,5 cm Épreuve avant la lettre, un seul état (Creuzat 511) Musée de Montmartre, collection Le Vieux Montmartre, inv. R.001.663

ARTISTES DE MONTMARTRE .................................................................. 129 Stanislas Lépine – Édouard Lefèvre – Fernand Pelez – Eugène Carrière – Henri Martin – Henri Bellery-Desfontaines – Théophile-Alexandre Steinlen – Adolphe Léon Willette – Eugène Delâtre – Henri-Gabriel Ibels – Pierre Bonnard – Félix Vallotton – Henri de Toulouse-Lautrec – Émile Bernard – Suzanne Valadon – Maurice Utrillo – André Utter – Charles Camoin – Raoul Dufy – Max Jacob – Marie Laurencin – Amedeo Modigliani – František Kupka – Jacques Villon – Démétrius Galanis – Francisque Poulbot

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE ...........................................................................166

7



SANDRINE NICOLLIER

MONTMARTRE EN MARCHE DE LA MAISON AU MUSÉE

L

Anonyme 12 rue Cortot, vers 1900 Tirage moderne Musée de Montmartre, collection Le Vieux Montmartre

a butte Montmartre culmine à 130 mètres de hauteur. Sa formation tertiaire dépend de la plate-forme marno-calcaire de Saint-Ouen et des quartiers nord de Paris. Les carrières et l’exploitation du gypse y datent de l’époque gallo-romaine. Vraisemblablement lieu de culte dédié à Mars ou à Mercure dès l’Antiquité, elle deviendrait le « Mont des Martyrs », sous l’influence chrétienne. L’histoire religieuse, depuis la décollation de saint Denis jusqu’à la Révolution française, prédomine : domaine des Abbesses bénédictines, fondation de l’ordre des Jésuites… ou encore, installations de débits de boissons dès la fin du XVIIIe siècle1 ! La Révolution de 1789 accélère la vente des terrains, suscitant une urbanisation nouvelle et l’extension des carrières. En 1871, la Commune et la Semaine sanglante y entérinent l’esprit de lutte et de provocation, qui, par ailleurs, président à la naissance de toutes les bohèmes et avant-gardes artistiques. Rattaché à Paris et au 18e arrondissement en 1860, Montmartre s’était développé sous les auspices contradictoires d’une ancienne occupation religieuse en surface, d’une importante exploitation des sous-sols, et d’une sédimentation progressive des idées révolutionnaires.

Page de gauche : Vue de l’atelier de Suzanne Valadon et des jardins Renoir. 9



KLÉBER ROSSILLON

LES TRAVAUX DU MUSÉE DE MONTMARTRE JARDINS RENOIR

E

Anonyme L’Atelier de Suzanne Valadon et Maurice Utrillo, 12-14 rue Cortot, vers 1909 Tirage d’époque, 14 × 13 cm Musée de Montmartre, collection Le Vieux Montmartre

n novembre 2009, le site internet Patrimoine-environnement, de la fédération des associations du patrimoine en France, publie cet appel : « De nombreuses personnalités s’unissent afin de sauver le musée de Montmartre. Ah, l’atmosphère si bucolique de la butte de Montmartre… Va-t-elle devenir un lieu d’agitation et de contestation ? Cette question devient légitime avec la menace de fermeture qui plane au-dessus du musée de Montmartre, ce lieu unique qui retrace la vie du plus célèbre village de Paris et de ses artistes, faute d’argent ! En effet, la Ville de Paris a décidé, fin octobre, de couper au musée toutes ses subventions, y compris celles prévues pour l’année 2009. Face à une telle décision, une ligue de personnalités s’est formée afin de remettre en cause ce traitement de défaveur, soudain et injuste. » Le musée de Montmartre est installé dans la maison du Bel Air, entre deux jardins dont celui du bas est quasiment abandonné. Il pleut dans les réserves du bâtiment sur rue. Un passage dans un mur du jardin donne accès à la propriété voisine, l’hôtel Demarne. Désertée depuis trente ans, délabrée, cette demeure n’a d’un hôtel qu’une façade plaquée sur une petite maison de rapport du XVIIIe siècle. Elle vient d’être squattée. Une pièce sur jardin est utilisée pour les animations scolaires du musée. Ayant restauré et ouvert aux touristes plusieurs monuments historiques en France, je m’étonne de cette situation à deux pas de la place du Tertre et de ses huit millions de visiteurs annuels. La maison du Bel Air et l’hôtel Demarne pourraient être réunis pour agrandir les surfaces d’exposition. Ils seraient entourés de trois jardins, d’un bois et de la vigne de Montmartre qui offriraient une promenade aux visiteurs du musée. Je propose à l’Association Le Vieux Montmartre qui gère le musée et à la

15



HUBERT LE GALL

LA RECONSTITUTION DE L’ATELIER-APPARTEMENT DE VALADON, UTRILLO & UTTER

E

Chambre de Maurice Utrillo. Page de gauche : Atelier de Suzanne Valadon.

n s’installant en 1912 au 12 rue Cortot, Suzanne Valadon, Maurice Utrillo et André Utter y ont laissé une trace symbolique. Matériellement pourtant, il ne restait pas grand-chose de leur passage à l’atelier. Grâce à la société Kléber Rossillon, et au réaménagement de l’atelier-appartement, l’âme de ce trio infernal a réinvesti les lieux. Pour donner vie à cette reconstitution, la société Kléber Rossillon a fait appel au créateur et designer Hubert Le Gall, scénographe aux multiples références (musée d’Orsay, musée de l’Orangerie, musée JacquemartAndré...). Tout le matériel de base ayant disparu, Hubert Le Gall a chiné toutes les pièces présentées aujourd’hui, dans l’atelier-appartement, aussi fidèle aux lettres et aux écrits de l’époque – véritable témoignage d’une vie passée – qu’aux photographies historiques des lieux, scrupuleusement analysées : « De l’atelier de Suzanne Valadon, Maurice Utrillo et André Utter au 12 rue Cortot, il ne reste d’authentique que l’enveloppe extérieure peu modifiée. Ses habitants successifs ont transformé les lieux tout au long du XXe siècle. La volonté de la société Kléber Rossillon était de reconstituer l’image la plus fidèle possible de ce qu’était cet atelier mythique en 1912. Pour cela, nous disposions de différents témoignages sans lesquels rien n’aurait pu être entrepris.

19



MAR A GONZ LEZ MENÉNDEZ

MONTMARTRE DU VILLAGE INSPIRÉ À LA CITÉ ARTISTIQUE

L

Henri-Gabriel Ibels (1867-1936) Scène de café, vers 1892 Lithographie, 63 × 45,3 cm Épreuve avant la lettre, illustration pour un programme du Théâtre-Libre Collection particulière, dépôt au musée de Montmartre

orsqu’on arpente les ruelles de la colline de Montmartre, on peut encore retrouver les traces de ce tranquille village champêtre et reconnaître cette lumière si particulière qui a inspiré tant d’artistes à la fin du XIXe siècle. Montmartre a su garder une partie de son essence d’antan1. Sur la Butte se sont donné rendez-vous au fil des siècles des abbesses, des meuniers, des communards, des artistes et se sont installés des églises, des vignes, des carrières et des cabarets artistiques. Les fondations de Montmartre sont encore aujourd’hui marquées par les galeries interminables creusées sur la colline depuis des siècles ; les vestiges des vignes sont visibles rue des Saules ; certains ateliers d’artistes existent toujours comme le légendaire Bateau-Lavoir ou le 12-14 rue Cortot, actuellement musée de Montmartre. La mythique colline, sur laquelle s’est déroulé le martyre de saint Denis d’après la légende de Jacques de La Voragine, a connu de nombreuses transformations au cours de son histoire religieuse, économique, politique… Mais c’est surtout à partir de 1860, avec l’annexion de Montmartre à Paris, que commence sa véritable métamorphose : les carrières cessent leurs activités à cause de leur dangerosité et du profit de la spéculation urbanistique. Les vignes et les moulins subissent le même sort. Les moulins s’adaptent à de nouveaux usages et se transforment en bals populaires. L’épisode sanglant de la Commune en 1871 marque à jamais les esprits d’un Montmartre qui restera attaché à sa liberté révolutionnaire et anarchique, malgré le creusement des avenues haussmanniennes et la construction du Sacré-Cœur. Vers 1870, les artistes s’établissent à Montmartre et favorisent une affluence qui va considérablement modifier le paysage de la Butte, avec la prolifération des cafés et cabarets dans les années 1880 et 1890, l’installation des ateliers d’artiste et le marché

23



SASKIA OOMS

LES ARTISTES RÉSIDENTS AU 12-14 RUE CORTOT

UN LIEU MAGIQUE POUR CRÉER, « FAIRE AIMER ET DÉFENDRE LE BEAU » Émile Bernard

L

Suzanne Valadon (1865-1938) La Toilette, vers 1908 (détail) Pastel et craie noire sur papier, 26 × 29 cm Musée de Montmartre, collection Le Vieux Montmartre Acquisition grâce à la préemption de l’État

es ateliers du 12-14 rue Cortot furent des lieux de rencontre et abritèrent les figures majeures des nouveaux courants artistiques de 1876 à 1965. Citons l’impressionniste Pierre-Auguste Renoir, le pointilliste et anarchiste Maximilien Luce, les fauves Émile-Othon Friesz, Raoul Dufy, Charles Camoin, l’artiste synthétiste Émile Bernard, l’artiste cubiste grec Démétrius Galanis, l’artiste Francisque Poulbot puis le « trio infernal » Suzanne Valadon, Maurice Utrillo et André Utter. Nous revenons ici sur le séjour dans ces ateliers de certains artistes de l’art moderne et de l’avant-garde. Au moment où le peintre impressionniste Pierre-Auguste Renoir (Limoges, 1841 – Cagnes-sur-Mer, 1919) s’installe à Montmartre – il y demeurera près de quarante ans –, il est un artiste renommé et bien entouré. Renoir fréquente le café La Nouvelle Athènes, où il retrouve Manet, Cros, Rivière, Desboutins et Cézanne. En 1876, il loue deux pièces au 12-14 rue Cortot, dans l’aile gauche du bâtiment sur rue et les anciennes écuries. Son ami biographe et peintre, Georges Rivière, évoque ce souvenir : « Un matin de mai […], nous partîmes de la rue Saint-Georges, Renoir et moi, dans l’espoir de trouver un local désiré. Dès que Renoir eut franchi le seuil de la porte, il fut charmé par la vue du jardin, qui ressemblait à un beau parc abandonné. Dès qu’on avait traversé l’étroit couloir de la maisonnette, on se trouvait devant une vaste pelouse inculte dont le gazon était parsemé de pavots, de liserons, de pâquerettes. Au-delà, une belle allée plantée de grands arbres et derrière encore, un verger, un potager, puis des arbustes touffus. Le logement proposé était situé au 1er étage au-dessous du toit, et se composait de deux pièces assez grandes, suffisamment meublées

31



JEANINE WARNOD

LE BATEAU LAVOIR L

Maquette de l’aménagement de la vitrine du Bateau-Lavoir, 2015

e Bateau Lavoir n’existerait sans doute pas dans l’histoire de l’art si Picasso n’y avait peint dans son atelier en 1907 Les Demoiselles d’Avignon, marquant la création du cubisme. L’aventure de cet illustre et misérable bâtiment qui périt dans les flammes en 1970 s’intègre dans celle de Montmartre. Les foyers d’artistes pullulaient sur une Butte encore campagnarde où au début du XIXe siècle des cabanes en bois abritaient des brocanteurs, des peintres et sculpteurs, où le Cabaret des Assassins, futur Lapin-Agile, accueillait des poètes, des rapins et des truands, sous l’œil vigilant du Père Frédé qui animait de sa guitare les paumés pleins de talent cherchant la chaleur et la liberté de créer. Le Bateau Lavoir, c’est une autre histoire. Sur la place Émile-Goudeau, au 13 de la rue Ravignan, se dressait un bâtiment en bois appartenant en 1867 à un mécanicien serrurier nommé François-Sébastien Maillard. D’abord manufacture de pianos, le baraquement fut le 1er juillet 1889 divisé en ateliers sur les plans de l’architecte Paul Vasseur. Vu de face, ce n’était qu’un rez-de-chaussée. Une fois entré, on se trouvait au troisième étage donnant sur la rue Garreau. Des couloirs se coupaient à angle droit, des portes s’alignaient délabrées, les escaliers craquaient, les murs en bois suintaient. En 1893, Maufra recevait là Gauguin qu’il avait rencontré à Pont-Aven, et dans ce bâtiment surnommé alors « maison du Trappeur », Paul Fort créait son « Théâtre d’art », sans argent et avec des moyens de fortune, révélant des pièces symbolistes de Verlaine, Laforgue, Rémy de Gourmont et Maeterlinck. C’est en 1904 que Picasso et sa bande d’Espagnols vont révolutionner l’esprit de la maison. Il occupe l’atelier du céramiste Paco Durrio et prolonge sa période bleue misérabiliste en période rose des saltimbanques, pleine d’espérance après sa rencontre avec Fernande Olivier tenant un petit chat devant la fontaine, seul point d’eau au pied de l’escalier.

39



JEAN-MANUEL GABERT

LES COLLECTIONS DE LA SOCIÉTÉ LE VIEUX MONTMARTRE Jean-Manuel Gabert remercie Isabelle Ducatez et Alain Larcher.

E

n 1886, un petit groupe d’historiens, journalistes et artistes passionnés fonda la Société d’Histoire et d’Archéologie « Le Vieux Montmartre », avec pour volonté de protéger et de voir perdurer la riche culture, l’histoire et le charme de la célèbre colline parisienne. La double vocation de cette association, toujours présente dans les statuts actuels, était de rechercher et de conserver tous les témoignages artistiques, historiques ou ethnologiques attachés à Montmartre, tout en contribuant à la protection et à la sauvegarde de ce site exceptionnel, intégré à la capitale en 1860. Depuis sa création, la société a constitué au fil des années un fonds important de plus de 6 000 pièces – grâce à des dons, des legs, des achats, des dépôts de particuliers ou de grandes institutions –, composé de peintures, sculptures, affiches, dessins, lithographies, photographies, objets et mobilier. Les collections du Vieux Montmartre, qui ne cessent de s’enrichir, relatent ainsi une vaste histoire artistique, religieuse, politique, festive et folklorique. Ces collections à vocation d’exposition se complètent de plus de 100 000 pièces d’archives, portant en particulier sur l’histoire, les artistes, la vie à Montmartre, les bals et cabarets, avec un fonds spécifique consacré à la chanson française tout à fait remarquable, une bibliothèque de 3 000 ouvrages et une abondante documentation. Depuis 1960, les collections de l’association sont présentées au musée de Montmartre, et bénéficient du label « musée de France » depuis 2003. Elles sont mises à la disposition de la Société Kléber Rossillon en charge de l’exploitation du lieu.

Édouard Lefèvre (1842-1923) Rue Marcadet, s. d. (détail) Aquarelle, 29 × 22 cm Musée de Montmartre, collection Le Vieux Montmartre, inv. A.3692

On peut classer ces collections en plusieurs catégories : - Un grand nombre d’affiches originales des meilleurs dessinateurs créateurs du genre – Jules Chéret, Henri de Toulouse-Lautrec, Théophile-Alexandre Steinlen,

45



MONTMARTRE À TRAVERS LES COLLECTIONS DU MUSÉE


HISTOIRE DE MONTMARTRE M

ontmartre a connu plusieurs transformations tout au long de son histoire. Au Moyen Âge, une abbaye, fondée au XIIe siècle, domine le paysage avec ses vignes et ses quelques moulins. Progressivement, les meuniers s’installent sur la Butte et l’exploitation des carrières de gypse s’intensifie. C’est véritablement au XIXe siècle que le paysage de Montmartre commence à se transformer. Les moulins cessent leur activité et les vignes disparaissent à cause de l’industrialisation ; de même, les carrières rendant la Butte vulnérable ferment en 1860. Montmartre est alors officiellement annexé et intègre le 18e arrondissement de Paris. Dès lors, le quartier subira d’importants aménagements qui modifieront considérablement son apparence. La construction du Sacré-Cœur s’impose à Montmartre en 1875 comme une insulte à son esprit révolutionnaire. La transformation se poursuit avec la disparition du Maquis et la création de grandes avenues. Les artistes s’installent à Montmartre à partir de 1870 et les cafés et cabarets artistiques se démultiplient dans les années 1880. C’est désormais la ville qui s’impose à la campagne que fut toujours Montmartre.

Anonyme Montmartre — Le Maquis, 1904 Carte postale, 11 × 44 cm Musée de Montmartre, collection Le Vieux Montmartre

Page de droite : Vues de Montmartre, vers 1900 (détails) Ensemble de cartes postales et photographies Musée de Montmartre, collection Le Vieux Montmartre



CAFÉS, BALS, CABARETS P

armi les nombreuses transformations que connaît Montmartre en ce milieu du XIXe siècle, l’installation des cafés, bals et cabarets marque un véritable tournant dans la métamorphose de ce monde rural. L’apparition du café Le Moulin de la Galette en 1833 répond à la nécessité de transformer le Vieux Montmartre, connu pour ses vignes et ses moulins, en lieu de fête et de divertissement. Anciennement fréquenté par les milieux populaires et ouvriers, et devenu dans les années 1870 un des bals les plus convoités de la capitale, autant par les prolétaires que par les bourgeois et les artistes, ce lieu est resté le symbole de cette mutation. La venue des artistes à Montmartre dans les années 1870 contribue à ouvrir cette nouvelle page de son Histoire, dans laquelle cafés, bals et cabarets artistiques se multiplient véhiculant l’esprit bohème de la Butte. Le cabaret Au Lapin Agile, une auberge où d’antan se côtoyaient voleurs, bandits et ouvriers, devient par la suite le rendez-vous des artistes et des poètes comme Picasso, Apollinaire ou encore Modigliani. Ces nouveaux espaces d’échanges artistiques, de réunions festives et de plaisirs feront la réputation fantaisiste d’un Montmartre en vogue.

Pierre de Belay (1890-1947) Couple au café, 1934 (détail) Huile sur carton, 72 × 61 cm Musée de Montmartre, collection Le Vieux Montmartre, inv. A.3621



LE CHAT NOIR L

e Chat Noir, fondé par Rodolphe Salis en 1881, fut le premier cabaret littéraire, artistique et musical d’avant-garde à Paris. Plus qu’un café, le cabaret aspirait à devenir un référent artistique et culturel. Annoncé comme un « Cabaret Louis XIII, fondé par un Fumiste », Le Chat Noir était situé au 84 boulevard Rochechouart, dans un ancien bureau de poste. En rénovant le local, Salis suivit une pratique architecturale répandue à Paris, qui consistait à s’inspirer de la France médiévale ou de la Renaissance rabelaisienne. Le mobilier du Chat-Noir, de style Louis XIII pseudo-gothique, témoignait de cette nostalgie pour la France rabelaisienne. Pour l’intérieur, Eugène Grasset dessina des lustres en fer ; Adolphe Willette créa l’enseigne emblématique du cabaret et la fantastique toile monumentale Parce Domine. Le cabaret était assez petit. Ses deux pièces étroites, l’une derrière l’autre, ne pouvaient recevoir qu’une trentaine de personnes. Peintres, écrivains et musiciens étaient les habitués du lieu. En janvier 1882, Salis lança la promotion audacieuse de son cabaret dans le journal Le Chat Noir : « Le Chat Noir est le cabaret le plus extraordinaire du monde. On y coudoie les hommes les plus illustres de Paris, qui s’y rencontrent avec des étrangers venus de tous les points du globe… C’est le plus grand succès de l’époque ! Entrez !! Entrez !!1 ».

1. D’après l’article de Phillip Dennis Cate, « Autour du Chat-Noir », 2012 (voir bibliographie p. 167).

Théophile-Alexandre Steinlen (1859-1923) Affiche pour une tournée du Chat-Noir, 1896 (détail) Lithographie, 60 × 39 cm Un seul état (Creuzat 511) Musée de Montmartre, collection Le Vieux Montmartre, inv. R.001.662



AUTRES CABARETS D

’autres cabarets artistiques suivent l’exemple du Chat-Noir, comme le Divan japonais (1883-1900), L’Âne Rouge (1890-1905), le Concert des Décadents (1893-1896) ou le Cabaret des Quat’z’Arts (1893-1914), et contribuent à ouvrir une nouvelle page dans l’histoire des avant-gardes. Ces lieux d’échange intellectuel et de fête prolifèrent à Montmartre dans les années 1880 et 1890. Chacun de ces cabarets a sa particularité : le Divan japonais est imprégné de culture asiatique, le Concert des Décadents abrite des expositions d’artistes à la marge, le Cabaret des Quat’z’Arts crée un mur-journal où toutes les formes d’expression sont permises et Le Mirliton attire les curieux qui souhaitent voir le provocateur chansonnier Aristide Bruant. Mais malgré leurs singularités, ces différents cabarets prennent tous pour modèle le fameux Chat-Noir, gardant cet esprit moderne et ouvert à la nouveauté, créant comme lui des revues où les arts cohabitent, et offrant des espaces propices aux rencontres artistiques, littéraires et musicales dans une ambiance d’effervescence et de liberté intellectuelles. Ces cabarets sont aussi souvent décorés par les artistes qui les fréquentent, tels que l’ont fait Adolphe Léon Willette, Jules-Alexandre Grün ou encore Joseph Faverot.

Jules-Alexandre Grün (1868-1938) Divan japonais, s. d. (détail) Lithographie, 55 × 42 cm Musée de Montmartre, collection Le Vieux Montmartre, inv. A.5353



AFFICHES L

es artistes de Montmartre ont joué un rôle fondamental dans la production d’affiches à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Les nouvelles techniques et procédés de reproduction offrent de nombreuses possibilités aux artistes et leur procurent non seulement une source de revenus, mais aussi une forme de diffusion de leur esthétique moderniste. L’affiche permet en effet de communiquer l’essence de l’image, avec une grande économie de détails et une facture spontanée très efficace qui séduit le spectateur. La création d’affiches est souvent destinée à faire la réclame des cabarets, des concerts, des spectacles divers à Montmartre, ainsi que la publicité des revues, comme La Lanterne, des livres comme Guide de l’étranger à Montmartre (1900) de Victor Meusy, Edmond Depas et Émile Goudeau ou simplement des produits domestiques. La prolifération d’affiches dans la capitale favorise les commandes et des artistes comme Steinlen, Grün ou Toulouse-Lautrec s’adonnent de plein gré à ce genre de productions. Jules Chéret excelle dans l’art de la lithographique en couleurs depuis 1866 et il est considéré par les peintres de Montmartre comme le « père de l’art de l’affiche ». Les artistes nabis qui habitent Montmartre tels Pierre Bonnard, Maurice Denis ou Henri-Gabriel Ibels, élèvent aussi cet art considéré comme mineur défiant ainsi l’académisme régnant.

Anonyme Skating. L’Homme tatoué, s. d. Lithographie, 61 × 45 cm Musée de Montmartre, collection Le Vieux Montmartre, inv. A.5345



PERSONNALITÉS DU SPECTACLE P

armi les cabarets artistiques et les cafés-concerts, surgissent aussi à Montmartre diverses salles de spectacle, ainsi que le célèbre cirque Fernando, par la suite nommé cirque Medrano ; autant d’endroits représentatifs de la culture marginale que les artistes affectionnent particulièrement. Alors devenu lieu de fête par excellence, Montmartre consacre les hommes et les femmes capables de se mettre en scène. Côté masculin, il convient de le faire avec ironie : aux chansons en argot d’Aristide Bruant répondent les facéties des clowns Footit et Chocolat, qui font rire aux éclats le public parisien. Quant aux femmes fatales de Montmartre, elles fascinent autant qu’elles inquiètent : actrices, danseuses, ou personnages de fiction, elles ne sont jamais des saintes, comme le laisse entendre Yvette Guilbert en chantant avec ironie l’air Les Vierges, mais ce sont toujours elles les reines de la nuit. Qu’elles soient provocantes, à l’image de Blanche Cavelli dans le spectacle censuré Le Coucher d’Yvette, hardies ou audacieuses, comme les danseuses de cancan, ces femmes ont marqué à jamais l’Histoire de la célèbre colline parisienne. Compositeurs et musiciens vont également prendre part à cette effervescence créative, tels Erik Satie ou Gustave Charpentier, en composant des musiques populaires et en collaborant avec les chansonniers, sorte d’hybride entre poète et chanteur, qui incarnent l’esprit montmartrois.

Joseph Faverot (1862-?) Régisseur de cirque, vers 1885 (détail) Huile sur bois, 36 × 25 cm Musée de Montmartre, collection Le Vieux Montmartre



MOULIN ROUGE E

n 1889, un nouveau cabaret fait son apparition au pied de la Butte : le Moulin Rouge. Les hommes d’affaires Charles Zidler et Joseph Oller confient la décoration à l’artiste Adolphe Léon Willette, qui projette un moulin magenta grandeur nature sur le boulevard de Clichy, une piste de danse gigantesque, une multitude de miroirs, un éléphant géant dans les jardins (vestige de l’Exposition universelle de 1867) et des galeries où l’on peut s’attabler. Le succès fut phénoménal. Le Moulin Rouge s’est surtout distingué pour remettre au goût du jour la danse du french cancan, créée sous le Second Empire. Plus connu dans le milieu populaire et considéré comme immoral au début du XIXe siècle, le chahut-cancan se propage dans les cabarets parisiens, après les années 1890. Grâce à des interprètes de génie comme La Goulue ou Jane Avril, expertes dans le lever de jambe, le « cancan » devient immédiatement l’emblème d’un lieu où légèreté est synonyme de plaisir. Cette danse sera bientôt dans tous les bals de la Butte, du Tabarin au Moulin-de-la-Galette. Le Moulin Rouge restera l’ultime symbole de la décadence fin de siècle.

Anonyme Danseuses du Moulin-Rouge, La Goulue et Grille d’égout, s. d. Épreuve gélatino-argentique, 16,3 x 10,9 cm Musée de Montmartre, collection Le Vieux Montmartre




ARTISTES DE

MONTMARTRE



Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.