m
ma négritude n’est pas une taie d’eau morte sur l’œil mort de la terre ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale elle plonge dans la chair rouge du sol elle plonge dans la chair ardente du ciel elle troue l’accablement opaque de sa droite patience. Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, 1939
Ouvrage publié à l’occasion de l’exposition « Hervé Télémaque » présentée au Centre Pompidou à Paris, galerie d’Art graphique et galerie du musée, du 25 février au 18 mai 2015, et au musée Cantini de Marseille, du 19 juin au 20 septembre 2015.
Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Directeur éditorial Nicolas Neumann Responsable éditoriale Stéphanie Méséguer Coordination et suivi éditorial Sarah Houssin-Dreyfuss Conception graphique François Dinguirard Contribution éditoriale Nicole Mison Fabrication Michel Brousset, Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros Iconographe Justine Gautier © Somogy éditions d’art, Paris, 2015 © Éditions du Centre Pompidou, Paris, 2015 © Musée Cantini, Marseille, 2015 © Présence Africaine Éditions, pour la citation d’Aimé Césaire, extraite de Cahier d’un retour au pays natal, 1956, p. 3 © Philippe Bonan, Paris, 2015 : portrait de 4e de couverture © ADAGP, Paris, 2015, pour les œuvres d’Hervé Télémaque © ADAGP, 2015, pour les clichés suivants : Ville de Nice/Muriel Anssens : p. 85 Centre Pompidou/Jean Dubout/BK: p. 191 (b) CNAP : p. 75 / Galerie Louis Carré & Cie : p. 155 / Yves Chenot : p. 134 CNAP49 Nord 6 Est – FRAC Lorraine, Metz : p. 94 FRAC Aquitaine/Frédéric Delpech : p. 147 FRAC Nord – Pas-de-Calais : p. 142-143 FRAC des Pays de la Loire : p. 101 FRAC Provence – Alpes – Côte d’Azur : p. 148, 149 Institut d’art contemporain, Rhône-Alpes/André Morin : p. 88 Marcel Lannoy : p. 191 (h) MAC/VAL, musée d’Art contemporain du Val-de-Marne/Claude Gaspari : p. 79 ; André Morain : p. 153 [mac] musée d’Art contemporain, Marseille/Ceter, Ville de Marseille : p. 122, 133 Philippe Migeat : p. 14-45, 19, 22, 33, 49, 238-239 Pages 14-15 et 238-239 : atelier d’Hervé Télémaque, Villejuif, 2014 ISBN 978-2-7572-0917-2 Dépôt légal : février 2015 Imprimé en Italie (Union européenne)
HERVÉ TÉLÉMAQUE Sous la direction de Christian Briend
Centre national d’art et de culture Georges Pompidou Le Centre national d’art et de culture Georges Pompidou est un établissement public national placé sous tutelle du ministère chargé de la Culture (loi no 75-1 du 3 janvier 1975).
Alain Seban Président
Denis Berthomier Directeur général
Bernard Blistène Directeur du musée national d’Art moderne – Centre de création industrielle
Kathryn Weir Directrice du département du développement culturel
Commissariat Christian Briend Conservateur au musée national d’Art moderne assisté de
Bénédicte Ajac Attachée de conservation
Jack Lang Président de l’Association pour le développement du Centre Pompidou
Didier Grumbach Président de la Société des Amis du musée national d’Art moderne
Exposition Chargée de production
Dominique Rault-Kalabane
Éclairage
Dominique Fasquel Chef de la cellule éclairage
Thierry Kouache Jacques Rodriguès
Architecte-scénographe
Corinne Marchand
Conception graphique
Bastien Morin
Régisseurs des œuvres
Juliette Ballif Marine Sentenac
Régisseur d’espace
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Éclairagiste
Arnaud Jung
Technicien du laboratoire photographique
Bruno Descout
Restauration des œuvres
Anne-Catherine Prud’hom Courtois Pascale Hafner Caroline Legois
Encadrement
Lydia Serio
Ateliers et moyens techniques Installation des œuvres
Michel Naït
Chef de la cellule accrochage
Patrick Gapenne Laurent Melloul Jean-Marc Mertz David Rouge
Peinture
Lamri Bouaoune Mokhlos Farhat Dominique Gentilhomme Emmanuel Gentilhomme Sofiane Saal
Menuiserie
Philippe Delapierre Chef de la cellule menuiserie
Raphaëlle Jeandrot Patrice Richard
Direction de la production Directeur
Stéphane Guerreiro
Directrice adjointe, chef du service administratif et financier
Anne Poperen
Chef du service des manifestations
Yvon Figueras
Chef du service de la régie des œuvres
Hélène Vassal
Chef du service audiovisuel
Sylvain Wolff
Chef du service des ateliers et moyens techniques
Gilles Carle
Chef du service architecture et réalisations muséographiques
Katia Lafitte
Préventeur
David Martin
Direction des publics Directrice
Catherine Guillou
Directeur adjoint
Patrice Chazottes
Chef du service de l’accueil des publics
Benoît Sallustro
Chef du service de l’information des publics et de la médiation
Josée Chapelle
Direction de la communication et des partenariats Directeur
Benoît Parayre
Directeurs adjoints
Marc-Antoine Chaumien Stéphanie Hussonnois-Bouhayati
Relations publiques
Lydia Poitevin
Chef de service
Novella d’Amico
Chargée de relations publiques Pôle image
Christian Beneyton
Attachée de presse
Anne-Marie Pereira
Catalogue
Ville de Marseille
Conception et direction
Christian Briend
assisté de
Bénédicte Ajac
Photographes
Philippe Migeat Georges Méguerditchian
Éditions du Centre Pompidou Directeur
Nicolas Roche
Directeur adjoint, chef du service éditorial
Jean-Christophe Claude
Responsable du pôle éditorial
Françoise Marquet
Responsable recettes, contrats et statistiques
Matthias Battestini
Jean-Claude Gaudin Maire de Marseille, Vice-président du Sénat
Anne-Marie d’Estienne d’Orves Adjointe au maire déléguée à l’Action culturelle – spectacle vivant, musées, lecture publique, enseignements artistiques
Jean-Claude Gondard Directeur général des services
Direction générale de l’attractivité et de la promotion de Marseille Délégation générale éducation, culture et solidarité Déléguée générale éducation, culture et solidarité
Annick Devaux
Directeur de l’action culturelle
Sébastien Cavalier
Pôle communication DAC
Caroline Bruneau Servanne Collerie de Borély Véronique de Laval Michèle Munier
Musées de Marseille Directrice des musées de Marseille
Christine Poullain
assistée de : Conservateur
Claude Miglietti
Attaché de conservation
Frédéric Mathieu
Administrateur
Jean-Jacques Jordi
Remerciements Le Centre Pompidou et le musée Cantini tiennent à remercier très vivement les responsables des musées de France et des Fonds régionaux d’art contemporain qui ont bien voulu se dessaisir d’œuvres importantes d’Hervé Télémaque pour la durée de l’exposition : Dole, musée des Beaux-Arts Dunkerque, Lieu d’Art et d’Action contemporaine Les Sables-d’Olonne, musée de l’Abbaye Sainte-Croix Lyon, musée des Beaux-Arts Marseille, musée d’Art contemporain Martigues, musée Ziem Nice, musée d’Art moderne et d’Art contemporain Orléans, musée des Beaux-Arts Paris, musée d’Art moderne de la Ville de Paris Saint-Étienne, musée d’Art moderne et contemporain, Saint-Étienne Métropole Toulon, musée d’Art Villeneuve-d’Ascq, LaM Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut Vitry-sur-Seine, MAC/VAL, musée d’Art contemporain du Val-de-Marne Bordeaux, FRAC Aquitaine Carquefou, FRAC des Pays de la Loire Dunkerque, FRAC Nord – Pas-de-Calais Marseille, FRAC Provence – Alpes – Côte d’Azur Metz, collection 49 NORD 6 EST – FRAC Lorraine Villeurbanne, Institut d’art contemporain Rhône-Alpes ainsi que Puteaux, Centre national des arts plastiques/Fonds national d’art contemporain Collection contemporaine BNP Paribas Genève, Fondation Gandur pour l’art
et tous les collectionneurs privés qui ont bien voulu répondre favorablement à nos demandes de prêt, tout en souhaitant conserver l’anonymat. Nous sommes extrêmement reconnaissants à Patrick Bongers, directeur de la galerie Louis Carré & Cie, pour sa participation particulièrement généreuse à l’organisation de l’exposition. Que sa collaboratrice, Catherine Lhost, soit également remerciée pour la patience avec laquelle elle a accueilli nos trop nombreuses sollicitations. Nous n’avons garde d’oublier Henri Griffon qui a bien voulu partager avec nous sa profonde connaissance de l’œuvre de l’artiste. Le commissaire de l’exposition tient également à remercier les auteurs du catalogue pour la qualité remarquable de leur contribution scientifique et tout particulièrement Jean-Paul Ameline, qui, en tant que chef du service Art moderne au musée national d’Art moderne, fut à l’initiative de la programmation de cette rétrospective. L’organisation de l’exposition et la préparation du catalogue sont aussi redevables à celles et ceux qui à des titres divers ont apporté leur aimable concours : Françoise Adamsbaum, Karine Bomel, Jean-Philippe Bonilli, Émeline Coulon, Valérie Debrock, François Despatin, Raphaëlle Drouhin, Marie-Gabrielle Duc, Stéphanie Fargier, Sébastien Faucon, Dominique Gagneux, Véronique Galliot-Rateau, Christian Gobeli, Jacqueline Griffon, Laurence Gueye-Parmentier, Sophie Krebs, Valérie Leconte, Samuel Monier, Caroline Moussion, Peggy Podemski, Philippe Puicouyoul, Jacqueline Rabouan-Moussion, Perrine Renaud et Catherine Tiraby. Enfin, qu’Hervé Télémaque trouve ici l’expression de notre profonde gratitude pour son regard constamment bienveillant, et souvent empreint d’une vivifiante ironie, porté sur les préparatifs de cette exposition.
SOMMAIRE 12 - AVANT-PROPOS BERNARD BLISTÈNE / ALAIN SEBAN 16 20 40 56 71 73 83 91 105 117 129 141 151 161 171
- PARIS/MARSEILLE 2015 CHRISTIAN BRIEND - QUATRE ENTRÉES POUR HERVÉ TÉLÉMAQUE JEAN-PAUL AMELINE - HERVÉ TÉLÉMAQUE : L’ÉTERNEL RETOUR RENAUD FAROUX - OBJETS D’INCERTITUDE PIERRE WAT - ŒUVRES EXPOSÉES CHRISTIAN BRIEND - New York (1959-1960) - Paris (1962-1964) - « Ligne claire » et combines (1964-1967) - Objets (1968-1969) - Retour à la peinture (1970-1979) - Collages (1974-1980) - Le Propre et le figuré (1979-1989) - Assemblages (1991-1996) - Fusains (1993-2002) - Peintures récentes (2000-2014)
184 - PEINDRE UNE VIE : BIOGRAPHIE BÉNÉDICTE AJAC ANNEXES 216 - Œuvres exposées 224 - Expositions 228 - Bibliographie sélective
AVANT-PROPOS
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Nous sommes particulièrement heureux de présenter au Centre Pompidou une large rétrospective qui va, nous le croyons, permettre au public de prendre la juste mesure de l’œuvre d’Hervé Télémaque, figure majeure de la scène artistique française, que notre institution s’attache à faire mieux connaître, notamment à l’étranger. Régulièrement présent dans les accrochages permanents du musée national d’Art moderne, Télémaque a figuré dans nombre d’expositions thématiques qui ont marqué l’histoire du Centre Pompidou, de « Paris-New York » en 1977 à « Face à l’Histoire » en 1996-1997 en passant par « Manifeste » en 1992, sans oublier naturellement « La Figuration narrative », organisée au Grand Palais par le Centre Pompidou et la Réunion des musées nationaux en 2008 sous le commissariat de Jean-Paul Ameline. Il nous a toutefois paru essentiel de lui consacrer une large monographie donnant à voir la cohérence plastique d’un œuvre s’étendant déjà sur plus de cinquante ans, qui frappe par son intelligence et l’acuité du regard à la fois poétique et politique que l’artiste porte sur le monde. Commencé sous les auspices de l’expressionnisme abstrait new-yorkais, puis frotté de surréalisme à Paris, l’œuvre de Télémaque, qui a aussi puisé son inspiration dans l’identité haïtienne de l’artiste, n’a jamais cessé d’être profondément personnel. Si sa contribution au mouvement de la figuration narrative apparaît essentielle, elle ne saurait résumer à elle seule un parcours d’une singulière richesse.
C’est la grande vertu de l’exposition préparée, avec l’étroite collaboration de l’artiste, par le commissaire Christian Briend et par Bénédicte Ajac, que de donner à voir avec des exemples frappants ses multiples facettes. Cette exposition « Télémaque », la plus importante organisée par son pays d’adoption depuis celle du musée d’Art moderne de la Ville de Paris en 1976, fait la part belle aux collections publiques françaises qui se sont intéressées très tôt à Télémaque. Ce n’est pas un hasard si le musée Cantini, qui fut le premier à acquérir une œuvre d’Hervé Télémaque, a très spontanément souhaité, en la personne de Christine Poullain, la directrice des musées de Marseille, reprendre l’exposition du Centre Pompidou, ce dont nous nous réjouissons. Nous remercions chaleureusement Hervé Télémaque, qui a bien voulu accompagner la préparation de cette exposition du don de quatre œuvres importantes qui n’avaient pas d’équivalents dans les collections nationales. Avec la donation antérieure de deux dessins, ce geste, auquel s’est ajouté le don anonyme d’une peinture récente, porte à seize les œuvres de l’artiste dans les collections du Centre Pompidou. Bernard Blistène
Directeur du musée national d’Art moderne
Alain Seban
Président du Centre Pompidou
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CHRISTIAN BRIEND
PARIS/MARSEILLE
D
2015
Depuis la première rétrospective présentée en 1976 par le musée d’Art moderne de la Ville de Paris, nombreuses ont été les expositions consacrées à Hervé Télémaque par des institutions publiques ou privées 1. Celle du Centre Pompidou et du musée Cantini de Marseille se distingue par la volonté, clairement exprimée par l’artiste dès les prémisses du projet, de faire appel en priorité aux collections publiques françaises. Se souvenant de son passé de « petit Haïtien » immigré, Télémaque souhaitait ainsi manifester une forme de reconnaissance envers son pays d’accueil, dont les « fonctionnaires » – Dominique Bozo et Germain Viatte, anciens directeurs du musée national d’Art moderne, comptent parmi les plus éminents – ont régulièrement fait entrer ses œuvres dans les collections 2. De fait, les premiers achats institutionnels commencent en 1970 (Cat. 19, p. 103) avant de se poursuivre deux ans plus tard, tant en région qu’à Paris. À Marseille, une commission municipale eut l’audace d’acquérir le premier des Suite à Magritte (Cat. 35, p. 122) au moment même où l’État portait son choix sur une peinture qui venait de figurer à la fameuse exposition, voulue par le président Pompidou, « 1960-1972, Douze ans d’art contemporain en France » (Cat. 34, p. 120). Dans la foulée, plusieurs musées de grandes villes françaises (Grenoble, Nice, Saint-Étienne et, de façon plus inattendue, Toulon) ainsi que nombre de fonds régionaux d’art contemporain à partir de 1983 procédèrent à des achats importants. Au fil des années, des institutions comme le musée des Beaux-Arts de Dole, le musée d’Art contemporain du Val-de-Marne à Vitry-sur-Seine ou le musée d’Art moderne de la Ville de Paris, se signaleront par leur fidélité 3. Par ailleurs, les fréquentes acquisitions du Centre national des arts plastiques/Fonds national d’art contemporain, le dernier en date étant le considérable Fonds d’actualité, no 1 (Cat. 72, p. 174-175), permettait par une généreuse politique de dépôts d’abonder en œuvres de Télémaque
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1. Pour se limiter aux plus importantes, Paris 1995, Johannesburg 1997, Valencia 1998, Tanlay 1999 et Paris 2005 (voir la liste complète des expositions, p. 224). 2. Voir p. 237 le fac-similé de la lettre adressée par Télémaque à Alfred Pacquement, alors directeur du musée national d’Art moderne, quand commençaient les préparatifs de l’exposition. 3. Ces trois musées conservent respectivement trois, six et huit œuvres d’Hervé Télémaque.
4. Les musées des Beaux-Arts d’Orléans et de Lyon, le musée Ziem de Martigues et le musée de l’Abbaye Sainte-Croix des Sables-d’Olonne, qui a présenté en 2011 une remarquable exposition confrontant les collages de Télémaque à ceux d’Eduardo Arroyo. 5. Faute de place, nous n’avons pu répondre au vœu de l’artiste de consacrer une section à ses nombreuses et importantes commandes publiques, sujet qui pourrait à lui seul faire l’objet d’une exposition, tout comme d’ailleurs son remarquable œuvre gravé. 6. Ce musée, outre un ensemble de dix-sept objets, conserve une peinture (Cat. 18, p. 100) et un combine (Cat. 14, p. 96). Plusieurs de ces objets sont reproduits en couleur pour la toute première fois dans le présent catalogue.
d’autres collections territoriales 4. Au musée national d’Art moderne, le plus doté en œuvres de l’artiste, après le coup de maître de l’achat des peintures My Darling Clementine (Cat. 7, p. 87) en 1991 et Petit célibataire un peu nègre et assez joyeux (Cat. 10, p. 92) en 2002, c’est le cabinet d’art graphique qui a contribué à faire entrer le plus d’œuvres dans la collection du Centre Pompidou, si l’on compte les trois dessins provenant de la donation de Florence et Daniel Guerlain en 2012. Conscient de certaines lacunes des collections nationales, concernant notamment ses assemblages des années 1990, Télémaque vient d’offrir un bel ensemble comprenant deux d’entre eux (Cat. 56, p. 152 et 64, p. 156-157), auquel il a joint le très duchampien Caca-Soleil ! de 1970 (Cat. 33, p. 121). Pour autant, les collections publiques françaises ne pouvaient à elles seules permettre de réunir un ensemble pleinement représentatif de la production de l’artiste. Ainsi, sur les soixante-quatorze œuvres qui composent l’exposition, treize proviennent de collectionneurs privés, souvent proches de l’artiste, qui ont répondu avec enthousiasme à nos demandes de prêt. Depuis L’Annonce faite à Marie de 1959 jusqu’au réjouissant Moine comblé de 2014, dont la réalisation aura été exactement contemporaine de la préparation de l’exposition, c’est donc un vaste panorama, évidemment incomplet 5, du parcours de Télémaque qui est ici proposé. La sélection s’est efforcée, tout en rendant compte de la diversité des techniques abordées par lui, de rendre justice à chacune des grandes séquences de son œuvre, rythmé par les expositions organisées par ses galeries successives (Mathias Fels, Jacqueline Moussion et aujourd’hui Louis Carré & Cie). Fait notable, il nous est donné grâce à la Fondation Gandur pour l’art de pouvoir exposer pour la toute première fois un combine historique, Confidence (Cat. 13, p. 95), qui n’avait pas reparu depuis « L’Écart absolu », la dernière des expositions surréalistes organisées par André Breton en 1965. Rarement montrés en dehors du musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut de Villeneuve-d’Ascq, qui les conserve presque tous mais les expose avec parcimonie, les objets de 1968-1969 constituent un moment essentiel et encore trop méconnu de l’œuvre télémaquien 6. C’est la raison pour laquelle nous avons tenu, rejoignant là aussi la volonté de l’artiste, à consacrer une section entière à ces « sculptures maigres », dont Pierre Wat analyse brillamment les enjeux dans les pages qui suivent. Parcouru de références intimes, l’œuvre complexe de Télémaque appelle naturellement, et ce depuis ses débuts, commentaires et exégèses. Beaucoup s’y sont essayés avec bonheur, comme, pour ne citer que les plus diserts, Philippe Dagen, Gérard Durozoi, Alain Jouffroy, Gérald Gassiot-Talabot, Jacques Gourgue, Henri Griffon, Bernard Noël, José Pierre et Anne
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Tronche, auteur d’une monographie remarquable parue en 2003. C’est tout le mérite de Jean-Paul Ameline, longtemps conservateur au musée national d’Art moderne, d’être parvenu à renouveler la lecture de l’œuvre de Télémaque en proposant la magistrale synthèse qu’on lira plus loin. Pour autant, il ne nous a pas paru inutile, en introduction à chacune des sections de l’exposition, de commenter succinctement la plupart des œuvres exposées, non pour tenter de les élucider, tant il est vrai que celles-ci, et c’est leur force, garderont toujours une large part de leur mystère, mais, plus simplement, pour livrer quelques clefs de lecture aux regardeurs. Dans le pénétrant entretien qu’il a accordé dans ces pages à Renaud Faroux, Télémaque rappelle que, tout en explorant sur le mode de la « fulgurance poétique » les relations entre images et langage, son œuvre se livre à une constante « critique ironique du colonialisme ». Alors qu’une récente exposition vient de rappeler la place occupée par Hervé Télémaque dans « deux siècles de création artistique » en Haïti 7, celle du Centre Pompidou et du musée Cantini, qui résulte donc des rapports d’un « affranchi éduqué 8 » avec une puissance publique ne parvenant pas toujours à conjurer d’anciens réflexes coloniaux, n’est donc pas sans revêtir un caractère éminemment politique.
7. Paris 2014-2015. 8. Sous-titre un temps proposé par l’artiste pour la présente rétrospective.
1 Atelier d’Hervé Télémaque, Villejuif, 2014
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JEAN-PAUL AMELINE
QUATRE ENTRÉES POUR HERVÉ TÉLÉMAQUE « Et puis nous avons tous la terreur de “l’explication” 1 »
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Autobiographie Brouilleur de cartes, Hervé Télémaque n’est pas forcément à un paradoxe près et s’en félicite même. N’a-t-il pas déclaré un jour : « Ma peinture est extraordinairement simple, contrairement à ce que l’on a pu dire. Elle est, quelque part, très limpide car le fil conducteur est l’autobiographie 2. » Mais, à d’autres moments, il avait aussi dit : « Dans le fond, ma peinture n’est pas vraiment autobiographique : elle s’enracine dans mon vécu, dans les anecdotes, de petites histoires qui me sont arrivées, mais mon problème en tant que peintre, c’est : comment passer de ce vécu à des images qui puissent circuler, et ce avec mes seuls moyens : le plan, les couleurs, les titres 3 », ce qui, si l’on y réfléchit bien, n’est pas tout à fait contradictoire. Plonger les critiques et les historiens de l’art dans la perplexité face à la nécessité d’expliquer la peinture de Télémaque doit donc être un des bonheurs du peintre car celui-ci n’a pas la réputation d’être un artiste facile à commenter. C’est pourquoi certains d’entre eux ont vu dans la biographie du peintre une planche de salut envisageable. Il est vrai que ses tableaux sont pleins de références autobiographiques connues de lui seul – si du moins on ne l’interroge pas à leur propos. Et pourtant, de sa naissance à Haïti, mais « dans un quartier bourgeois à dominante allemande 4 », de ses ascendances blanches et mulâtres, de son oncle fondateur de revues indigénistes, de ses premières émotions de peintre, ses tableaux n’en disent apparemment rien de clair, sauf à se faire préciser la raison de tel ou tel détail. Télémaque n’est pas un réaliste et il en sera ainsi tout au long de son itinéraire d’artiste. On pourrait considérer que la peinture autobiographique de l’artiste naît en 1957, à New York, où, venu apprendre l’art moderne, il se trouve pour la première fois confronté brutalement à ses origines caraïbes par un racisme latent qui fait de lui un marginal dans le milieu artistique de la
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1. Gassiot-Talabot 1992, p. 8. 2. Ibid., p. 4. 3. Durozoi 1976, p. 6. 4. Serge Fauchereau, « Biographie », in Tronche 2003, p. 183.
5. Télémaque 1977 (3), p. 630.
ville. En écho à son sentiment de déréliction, ses peintures new-yorkaises, dictées par un automatisme figuratif et gestuel, sont faites de déflagrations de mots, d’images, de signes raturés, de pictogrammes illisibles. Télémaque peint alors comme on tiendrait un journal intime : missives inachevées, secrets suggérés par des figurations sexuelles esquissées, représentations incongrues d’objets contemporains : ces éléments épars forment comme le brouillon raturé de confessions personnelles et parfois impudiques. Ils sont autant d’allusions à sa situation bien inconfortable de jeune peintre noir en exil au pays des Blancs, coupé de ses racines, une sorte de Toussaint Louverture à New York (pour reprendre le titre de l’un de ses tableaux d’alors, [Cat. 4, p. 81]), en proie à un malaise et qui se révèle d’abord par le désordre voulu de ses toiles, tohu-bohu existentiel peint sur mesure pour lui seul. À partir de 1961, c’est désormais en France qu’il multiplie dans ses peintures les masques qui pourraient être des portraits de lui-même, noir de peau, hirsute, criant d’une bouche édentée des imprécations muettes et grotesques. Ce cow-boy unijambiste, abîmé et ridicule, qui occupe le centre de My Darling Clementine, 1963 (Cat. 7, p. 87), Télémaque l’a reconnu : c’est lui 5. Une autre peinture (Présent, où es-tu ?, 1965, [Cat. 11, p. 93]) nous fournit même un extrait de la page d’état civil qui mentionne sa naissance à Haïti : « Année 1937, page 26, numéro 696 ». Dans le même tableau, elle est complétée par son autoportrait dans un rétroviseur. Télémaque parle parfois d’« exotisme à l’envers » pour désigner sa situation d’artiste, dont la vraie patrie est un territoire qu’il s’est aménagé, cette étrange agglomération de choses vues, vécues, rêvées, que ravivent, selon les lois du hasard, telle image qu’il a entr’aperçue, tel mot qu’il a lu incidemment, telle situation qu’il a rencontrée ou provoquée et qu’il reporte sur la toile comme il consignerait le procès-verbal d’un évènement profondément enfoui, dont il reste le seul témoin. À partir de 1963, ses autoportraits obsessionnels ont cédé peu à peu la place à de nouvelles représentations empruntées au monde de la rue qu’il entreprend de lire comme autant de référents à lui-même. La marée iconographique de la nouvelle société de consommation parle à tous et à lui tout particulièrement. Mais, parallèlement, d’autres signes renvoient le peintre à des réminiscences plus lointaines : celles qui appartiennent à l’univers qu’il a laissé à Haïti. Dans Convergence (1966, [Cat. 16, p. 99]), sous forme de schémas, d’objets ou de photos, plusieurs évocations familiales coexistent mais s’ignorent alors que flottent, parmi d’autres, les ombres tutélaires d’André Breton, d’une chauve-souris et d’un chat noir. À travers ces images hétéroclites, il se raconte à lui-même ses obsessions voyeuristes, ses pulsions
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RENAUD FAROUX
HERVÉ TÉLÉMAQUE : L’ÉTERNEL RETOUR
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Renaud Faroux : Peux-tu nous présenter les grandes lignes de ton exposition au Centre Pompidou ? A-t-elle un titre ? Quelles sont tes relations avec la culture française ? Hervé Télémaque : J’avais pensé à un joli titre, un peu audacieux, qui aurait été Affranchi éduqué, mais nous y avons renoncé. Je ne veux pas faire une simple rétrospective avec un bel accrochage, mais une exposition à caractère politique ! Je veux montrer la relation ancienne de la France avec les colonies. Quand j’arrive des États-Unis à Paris fin 1961, l’accueil est exceptionnel ! Je raconte souvent cette histoire : je rencontre aux Deux Magots JeanJacques Lebel, Alain Jouffroy qui parlent de Guy Debord que je ne connais pas… Et Jouffroy m’invite dès le lendemain pour me prêter tous les livres que je veux ! C’était une grande différence avec New York que j’avais quitté surtout à cause du racisme ambiant. À Paris, en retrouvant avec le français ma langue de travail, de pensée, je suis très conscient de la continuité de ma vie de Haïtien se référant en permanence à la culture française. Je fais alors une boucle pour relier mon actualité à tout mon passé et à mes origines : mon éducation faite en français, ma mère qui a reçu un enseignement français, mon oncle le poète Carl Brouard… Aux États-Unis, j’avais perdu cet instrument primordial – la langue française –, et c’était pour moi une chose très grave. Venir en France, c’était renouer avec mon enfance, ma formation, mon histoire. Avec le protestantisme anglo-saxon et la langue anglaise, je me diluais dans un ailleurs qui ne m’intéressait pas ! J’ai voulu au fond me recentrer sur mes sources et sur ce qui pouvait être ma force, c’est-à-dire la langue, la culture française et ses rapports avec Haïti. C’était aussi un désir de continuer par là ma psychanalyse commencée à New York.
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Pour cette exposition, les œuvres choisies dans les collections publiques rendent hommage à tous les commissaires, conservateurs qui m’ont aidé pendant quarante ans en engageant leur jugement, leur esprit, en achetant des pièces de moi pour leurs musées. Il me semble aussi judicieux d’indiquer qu’il y a une vieille structuration coloniale qui fonctionne toujours entre les institutions et mes origines antillaises. Voilà pourquoi j’avais pensé proposer tout au long de l’exposition un accompagnement verbal avec des lectures du Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire. R. F. : Peux-tu déployer le tapis de tes influences et préciser comment tu as nettoyé le paysage folklorique antillais ? H. T. : Tu fais ici allusion à nos propos sur Kandinsky, lorsque nous disions qu’il avait nettoyé le paysage folklorique russe ! Il y a de ça chez moi. Haïti, c’est compliqué : un pays à 90 % d’analphabètes avec une élite de 10 %, dont je fais partie. À mes débuts, je vais d’abord admirer, sans trop la comprendre, la peinture haïtienne dite naïve mais je ne vais pas tout de suite m’attaquer à la valoriser, à l’intégrer dans mon travail. Il y a aussi la poésie qui est importante pour moi, incarnée de façon physique par mon oncle qui propose des concepts de négritude, négritie… Il rappelle que « L’âme d’un peuple ne peut se scinder en deux comme une cellule. Ainsi l’histoire d’Haïti n’est-elle qu’une suite d’oscillations où tantôt l’emportent nos survivances françaises, tantôt nos survivances africaines… » Dans un de ses poèmes, il écrit : « Antilles ! Antilles d’or vous êtes d’odorants bouquets que bercent sur la mer les vents alizés, île de saphir, où la lune baigne d’argent les palmistes, cependant que là-bas résonne, sourd, le tam-tam… » Tout est déjà là et ce n’est pas un enfermement ! L’idée stupide serait de penser que la conscience d’être haïtien noir de langue française est un emprisonnement ; au contraire, c’est une ouverture ! Quand je commence à peindre à Port-au-Prince à quinze ans, je fais du « sous-Braque ». Je quitte ensuite mon île pour aller vers un ensemble culturel fort qui est l’Occident, New York, ses musées, ses galeries et retrouver déjà indirectement une certaine culture française.
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PIERRE WAT
OBJETS D’INCERTITUDE « Je cherche l’objet utile. » Hervé Télémaque
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Selon Hervé Télémaque, l’art est affaire d’ardeur ou de fatigue, d’envie ou de dégoût. Chaque état pouvant, à tout moment, se retourner en son contraire. Ainsi, l’amour de la peinture peut-il devenir dégoût de sa production, de même que l’impossibilité à maintenir sans cesse active la posture de l’angoisse nécessaire à toute vraie création peut conduire certains artistes à choisir, pour un temps ou pour toujours, l’académisme comme une forme de repos. Ainsi en va-t-il, selon lui, de l’abstraction géométrique dans l’œuvre de Kandinsky, ou du dernier Chirico, dont les œuvres seraient comme l’aveu de l’épuisement psychique d’un homme qui parvint, si longtemps durant, à regarder en face l’abîme métaphysique et son peuple de fantômes. Télémaque a connu cela, cette sensation de dégoût qu’engendre une production devenue trop bien huilée, où la nécessité fait place à la manière et où, soudain, la sensation de trop en faire fait naître le désir de ne plus faire. C’est comme cela que sont nés les objets, du côté de 1968. Non pas tel un repos académique, mais, tout au contraire, comme une manière de résister activement à sa tentation. Il parle alors d’objets-voiles, afin de désigner ces œuvres qu’il regroupera pour la plupart sous un même titre ironique, Le Large, parce qu’elles empruntent leurs moyens au souvenir des rames, des voiles, comme autant d’évocations d’un voyage qui est ici, littéralement, cloué au sol. À l’invitation au voyage, il oppose alors la désillusion sèche. Plus tard, il désignera ces objets comme « sculptures maigres », façon, plus forte encore, d’en manifester le potentiel ironique : sculpture maigre là où, de lui, certains sans doute attendaient de l’art nègre. Mais ici, l’ironie est d’autant plus vive qu’elle s’applique à lui-même, la maigreur de la sculpture venant faire le procès d’une peinture qu’il juge alors épuisée par une vaine bouffissure. « Avec ces objets-voiles, réalisés en 1968 – j’avais à l’époque de grands doutes sur
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ŒUVRES EXPOSÉES
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New York Installé à New York, où il a rejoint sa compagne en 1957 après un bref séjour au Mexique, Télémaque s’inscrit à l’Art Students League où il reçoit l’enseignement du peintre Julian Edwin Levi. Il entreprend alors un ensemble de peintures qui reflète sa situation de jeune Haïtien exilé, tout en manifestant sa perméabilité au contexte artistique local. La plupart d’entre elles se caractérisent par des formats importants, proches du carré, mais aussi par une gestualité affirmée. La mise en évidence de la touche et des mouvements du pinceau trahit l’influence de l’expressionnisme abstrait qui domine encore la scène new-yorkaise. Arshile Gorky, Willem De Kooning ou Roberto Matta, mais aussi, de façon plus inattendue, Alberto Giacometti comptent alors parmi les références picturales de Télémaque. Ses œuvres se distinguent cependant par la place importante qu’y tient l’écriture, dont les lignes animent préalablement la surface avant un recouvrement partiel. L’étendue picturale prend ainsi l’allure d’un imposant palimpseste révélant par endroits des mots isolés à la lisibilité compromise. Témoignant de la résistance de Télémaque à toute assimilation linguistique, l’usage du français doit être mis en relation avec la cure psychanalytique qu’il entreprend alors dans cette langue. C’est d’ailleurs cette exploration de l’inconscient qui inspire l’iconographie de ces peintures newyorkaises. Disséminés dans un espace agité, divers motifs
se heurtent en un kaléidoscope d’images fragmentaires aux formes incertaines, scories de rêve, corps morcelés et souvent agressifs, accessoires vaudous, dont l’apparition relève d’un automatisme proche du surréalisme (Quand j’appris la nouvelle, [Cat. 3, p. 79]). Rendue manifeste par la présence récurrente d’un autoportrait schématique sous la forme d’un masque primitif, mais aussi par des évocations de la femme aimée (le M de Maël), la part d’autobiographie s’avère décisive : espoir de paternité dans L’Annonce faite à Marie (Cat. 1, p. 75), inquiétudes touchant à la sexualité dans Histoire sexuelle (Cat. 2, p. 77) mais aussi relation indissoluble à la mère dans Toussaint Louverture à New York (Cat. 4, p. 81) où se reconnaît une boîte aux lettres aux couleurs rouge et bleu rappelant Haïti. Dans ce dernier tableau, qui doit se lire comme une évocation de la condition coloniale et de la mémoire de l’esclavage, la figure de l’artisan de la révolution haïtienne est accompagnée d’une sirène qui donne son titre à une autre peinture de 1959 (collection particulière, en dépôt au musée des Sables-d’Olonne). Tout aussi imaginaire que le sera bien plus tard celui d’Hector Hyppolite en Afrique (Cat. 69, p. 173), le séjour du gouverneur noir à New York vaut comme métaphore du déracinement et mise en évidence du racisme diffus qui décidera Télémaque à quitter la métropole américaine. C.B.
Hervé Télémaque, New York, novembre 1959 73
1. L’Annonce faite à Marie, 1959 Huile sur toile, 134 × 118,5 cm Puteaux, Centre national des arts plastiques / Fonds national d’art contemporain
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4. Toussaint Louverture à New York, 1960 Huile sur toile, 177 × 195 cm Dole, musée des Beaux-Arts
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Paris L’installation de Télémaque à Paris à l’automne 1961 se traduit par d’importantes évolutions. Désormais, les fonds de ses peintures tendent vers l’aplat tandis que les motifs, en nombre plus restreint, s’individualisent. La violence latente des représentations perdure dans la série des Vénus hottentote (Cat. 5, p. 84) où apparaissent les boules dentées que l’on distinguait déjà dans Histoire sexuelle (Cat. 2, p. 77). S’y ajoutent des sortes de boyaux obscènes traversant l’espace pictural, lui-même recouvert d’inscriptions renvoyant à l’Ubu-Roi d’Alfred Jarry. Si, à Paris, l’artiste est moins en butte au racisme quotidien, il ne manque pourtant pas de pointer les relents colonialistes de son pays d’accueil : le moulage de la Vénus hottentote, jeune Africaine que sa difformité avait condamnée à devenir un objet de curiosité malsaine pour l’Europe du début du XIXe siècle, pouvait toujours se contempler dans les salles du musée de l’Homme. Bientôt, pour mieux se démarquer sans doute du « lyrisme » de l’abstraction qui domine alors la scène artistique parisienne, les formes se font encore plus précises tout en confirmant leur caractère sexuel. Les Ciel de lit font ainsi apparaître des sous-vêtements féminins qui, pour Télémaque, révèlent et interdisent tout à la fois le corps désiré. Dans la version du musée de Nice (Cat. 6, p. 85), des objets réels comme un flacon ou une fermeture Éclair s’invitent parmi des éléments qui semblent graviter autour d’une planète aride. Œuvre emblématique de cette période, My Darling Clementine (Cat. 7, p. 87), qui s’organise autour d’un autoportrait en « nègre mi-cow-boy, mi-flibustier », explore à nouveau des stéréotypes racistes. Collées à même la toile, des images publicitaires
prônent le décrêpage des chevelures, tandis qu’un petit caisson, hors du tableau, renferme un jouet représentant un enfant noir tenant une banane épluchée. Si cette peinture, « made in France », reprend le titre américain d’un film de John Ford, c’est surtout le langage visuel des comics qui, comme dans Femme merveille (Cat. 8, p. 88), est ici convoqué : vivacité chromatique, rapidité du trait, recours à des « bulles » et à des onomatopées graphiques. Sous l’égide du dollar, les formes, auxquelles se mêlent toujours intestins et boules dentées, semblent se livrer à une sorte de Poursuite infernale (titre français du film de Ford). Quant au châssis incomplet de ce faux diptyque, il contribue à discréditer le support traditionnel de la peinture, tout en préfigurant d’autres découpes dans l’œuvre télémaquien. Dans Voir ELLE (Cat. 9, p. 89), le schéma perspectif, fondé sur l’articulation sol/mur, est contredit par la désinvolture spatiale, dont font preuve objets du quotidien, souvenirs vaudous et débris divers qu’une chasse d’eau peut à tout moment faire disparaître. Simultanément, mains et jambes féminines, inspirées par le magazine qui donne son titre au tableau, entrent dans le champ pictural. Centrée sur un appareil photographique, la composition intéresse bien la question du « voir » : aux visages sans regard des révolutionnaires Toussaint Louverture et Fidel Castro répond un œil, découpé dans une peinture de cinéma, qui fixe le regardeur à la façon du tireur d’élite figurant en partie basse. Jouant sur l’homophonie des mots « by » (« par » en français) et « buy » (« acheter »), Télémaque revendique la paternité du tableau tout en adoptant ironiquement la posture du camelot. C.B.
Hervé Télémaque, Paris, 1964 83
5. Vénus hottentote, 1962-1963 Huile sur toile, 188 × 167 cm Collection particulière, courtesy galerie Louis Carré & Cie
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9. Voir ELLE, 1964 Caséine et papiers collés sur toile, 195 × 130 cm Collection particulière
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« Ligne claire » et combines Au mitan des années 1960, la peinture de Télémaque poursuit son évolution vers l’aplat et la « ligne claire », conséquence de l’intérêt de l’artiste pour la bande dessinée et plus particulièrement pour les dessins d’Hergé. À cette simplification du trait correspondent des formes au purisme grandissant et un amenuisement du répertoire iconographique. Emblématique de cette évolution, Petit célibataire un peu nègre et assez joyeux (Cat. 10, p. 92) se contente de superposer deux thèmes déjà présents dans la peinture de Télémaque en un faux tondo, dont l’efficacité visuelle rappelle celle des peintures de l’Américain Roy Lichtenstein. Renvoyant à la question du racisme, la figure du « nègre » publicitaire tirant la langue se double d’une nouvelle allusion à la sexualité, sous la forme de sous-vêtements masculin et féminin au dessin subtilement perverti. Ceux-ci se retrouvent dans Pesanteur (Cat. 14, p. 96), où ils sont accompagnés par un poids, possible allusion à la coexistence difficile entre les sexes, même si les trois éléments, posés sur un support recouvert de mouchoirs et monté sur roulettes, restent mobiles. Cette œuvre, qui s’inscrit dans la lignée des combines de Robert Rauschenberg, témoigne chez Télémaque d’une volonté grandissante d’émancipation vis-à-vis du châssis traditionnel comme de la cimaise. Dans le même temps, des objets réels viennent rejoindre leurs équivalents picturaux qui prennent parfois l’allure de pictogrammes. Muni d’un escabeau conduisant à une barre d’exercice, mais aussi à un marteau posé en équilibre instable, Confidence (Cat. 13, p. 95) fait notamment apparaître une ceinture herniaire, allusion
à l’opération qui avait mis un terme aux activités sportives du jeune Télémaque. Conquérir (Cat. 15, p. 97) incorpore aussi divers objets (éperon, tennis, chaussure de randonnée…) qui entrent en dialogue avec la représentation d’une gymnaste et d’un sauteur en hauteur, tandis que des panonceaux sur roulettes reliés à un mât affirment que « l’homme est insatisfait de lui-même », que « l’enfant voit rouge » ou encore que « le célibataire pousse son charbon tout seul ». Souvent vifs et agréables à l’œil, les coloris de Télémaque dissimulent mal le malaise qui sourd de certains objets représentés. Le poids, le parpaing, l’appareil orthopédique ou encore le sac de charbon sont cependant contrebalancés par ceux liés au vent et à l’envol, comme le drapeau et les voiles de Mon désert (Cat. 12, p. 94) ou le mobilier de camping entré en lévitation dans Le Poète rêve sa mort, no 2 (Cat. 17, p. 101). Plus encore que le très cinématographique Présent, où es-tu ? qui agrandit un certificat de naissance de Télémaque (Cat. 11, p. 93), Convergence (Cat. 16, p. 99) apparaît comme une véritable somme autobiographique. Ce diptyque aux panneaux séparés par une corde à sauter convoque, sur un graphique renvoyant au cours de la Bourse ou à la température d’un malade, un grand nombre de motifs chers à Télémaque : autour d’un autoportrait inspiré par une photographie de vacances prise par le peintre Gérard Gasiorowski (ci-contre) se repèrent représentations féminines, souvenirs haïtiens, données familiales, figures de référence, aussi différentes que le poète André Breton ou le fantaisiste Jerry Lewis, mais aussi allusions à la révolte des Noirs américains. C.B.
Hervé Télémaque, Collioure, 1965 91
10. Petit célibataire un peu nègre et assez joyeux, 1965 Huile sur toile, 80 × 80 cm Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne
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11. Présent, où es-tu ?, 1965 Huile, papier journal, boîte de conserve et miroir collés sur toile ; sac de charbon suspendu à une tablette, 150 × 250 cm Collection particulière
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Objets En 1968, alors que gronde en France la contestation sociale et politique à laquelle il ne peut rester indifférent, Télémaque expose Grand large (Cat. 20, p. 107) au Salon de Mai. Il s’agit du premier de ces objets qui vont se substituer pour quelques mois à son œuvre peint. Ces « sculptures maigres », comme il les appellera plus tard, s’inscrivent dans la continuité d’une pratique surréaliste, même si Télémaque les conçoit non à partir d’objets trouvés mais en recourant à des produits manufacturés, en nombre limité. Foc, clou, canne d’aveugle et bâtons de craie entrent ainsi dans la composition de ces pièces au design intrigant, dont les titres n’éclairent que très partiellement la signification. Fonctionnant visuellement à la manière de mots-valises, ces œuvres qui « impliquent une idée de contradiction, une malice » assemblent, au moyen d’articulations métalliques très visibles, des objets en apparence peu compatibles. Grand large est ainsi constitué d’une voile, évocatrice de plaisirs nautiques, et d’une pelle de terrassier, tout en s’achevant en matraque. Le sens de la pièce s’éclaire si l’on rappelle que dans l’argot des marins le mot « pelle » désigne une rame. Si La Pelle, plein noir (Cat. 30, p. 111) relie bien cette fois voile et rames, c’est en détournant de sa fonction le morceau de tissu servant à faire l’obscurité dans le studio du photographe. Ce fanion anarchisant est remplacé dans Vaches maigres… (Cat. 25, p. 110) par un autre accessoire de photographe, un filtre de couleur en plastique, dont l’ampleur dérisoire interdit toute idée de navigation. Objets aussi « désagréables » que ceux de la période surréaliste de Giacometti, les clous agrandis de Télémaque, aux revêtements rébarbatifs et dressés vers le ciel, introduisent
un soupçon de cruauté dans cet ensemble. Dans Fatalité nos 1 et 2 (Cat. 21-22, p. 108), un pieu phallique s’emmanche dans une « dame », lourd instrument servant à égaliser les pavés. Les deux longs clous du Temps passe (Cat. 27, p. 109) forment une échelle de peintre en bâtiment que son revêtement floqué rend de toute façon inutilisable. Quant au Clou ayant de la repartie (Cat. 24, p. 112), il matérialise en zigzaguant un esprit de finesse sans finalité. Formellement voisine du clou recouvert de peinture, la canne blanche s’en distingue par l’arrondi féminin de sa crosse. Emblème d’une mobilité empêchée, auxiliaire de l’aveugle ou de l’impotent, cette canne est aussi celle qui accompagne le Baron Samedi, le loa des morts dans la mythologie vaudoue. De fait, d’autres pièces semblent contribuer au rituel compliqué de cérémonies occultes : un Territoire (Cat. 29, p. 112) est délimité par des cannes brisées, soutenant un filet où gît une éponge desséchée ; tipi miniature formé par l’entrecroisement de trois cannes munies de poche à craies, En faisceau, parodie aveugle (Cat. 28, p. 113) paraît le siège provisoire de quelque divinité cachée. Dépourvus de socle, tous ces objets entretiennent un rapport au sol qui contribue pourtant à leur ôter toute forme de sacralité. Ainsi, rien de patriotique dans Le Chant du coq (Cat. 31, p. 115), deux skate-boards où l’on croit reconnaître des crêtes de gallinacés, que l’on peut aisément faire rouler sur le sol. Dernier objet de Télémaque, Paillasson (Cat. 26, p. 114), composé de trop friables bâtons de craie, confirme le caractère « paradoxal » de cette production, avec laquelle Télémaque prenait « Le Large », titre générique sous lesquels tous ses objets ont été un temps exposés, vis-àvis du métier de la peinture comme du marché de l’art. C.B.
Hervé Télémaque, Paris, 1969 105
20. Grand large, 1968 Métal et bois peints, corde, poulie et tissu, 167,5 × 56,5 × 53,5 cm Villeneuve-d’Ascq, LaM Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut
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21. Fatalité no 1, 1968 Métal et bois floqué, 92,5 × 17 cm
22. Fatalité no 2, 1968 Métal et bois peint, 108,5 × 17 cm
Villeneuve-d’Ascq, LaM Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut
Villeneuve-d’Ascq, LaM Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut
27. Le Temps passe, 1968 Bois floqué, 220 × 99 × 44 cm Villeneuve-d’Ascq, LaM Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut
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Retour à la peinture Mettant fin à la courte mais décisive période des « sculptures maigres », Télémaque n’en abandonne pas pour autant la canne blanche. Dans la série des Passages, avec laquelle il renoue avec la peinture sur chevalet, celle-ci apparaît en suspension au centre de la composition, associée désormais à des objets bruyamment sonores, sifflets ou cor de chasse, qui rappellent le primat de l’auditif quand la vision est compromise (Cat. 32, p. 119). La paire de ciseaux qui fait son apparition dans plusieurs de ces Passages se retrouve, tout comme le sifflet, dans Objets usuels, pour Vincent Van Gogh ? (Cat. 34, p. 120), où Télémaque oppose société des loisirs obsédée par la quête solaire et drame individuel d’un « artiste maudit ». Semblant faire écho au fameux slogan de Mai 68 « sous les pavés, la plage » qui s’inscrit sur la toile, l’invitation à découper selon les pointillés vaut comme suggestion ironique à ouvrir une fenêtre dans la peinture. Mais cet attentat contre la toile n’est sans doute pas sans corrélation avec celui que le peintre des Tournesols avait perpétré contre lui-même. Son oreille tranchée figure à deux reprises dans la bordure périphérique. Télémaque donne une plus grande extension à cette dernière dans Caca-Soleil ! (Cat. 33, p. 121) qui constitue, pour lui, « une parodie amusante du Grand Verre, issu d’un rêve obscène. Le Célibataire est le soleil en état de crise, en éruption – en érection et faisant ses besoins à la fois. La fillette a installé sa dînette dans un espace sidéral jaune verdâtre. Elle est encore vierge. » La référence duchampienne transposée dans un univers enfantin, dont participe le titre volontairement
régressif, est ici réactivée dans un contexte pop, des produits de consommation miniaturisés encadrant un vaste espace vacant. Télémaque poursuit son dialogue ironique avec l’histoire de l’art moderne dans la série des cinq Suite à Magritte (Cat. 35-36, p. 122-123). Observant une caisse restée dans l’atelier et destinée à l’emballage d’objets craignant l’humidité (Fig. p. 37), l’artiste y reconnaît le parapluie et le verre d’eau que Magritte avait superposés dans Les Vacances de Hegel (1958, collection particulière). Les logogrammes attirant l’attention sur la fragilité et le sens de préhension s’appliquent bien entendu au tableau lui-même, ce que confirme la frontalité insistante de la représentation. Nouvel objet paradoxal, car situé à l’interface entre nature et artifice, la coque de paraffine rouge enrobant les fromages industriels prend bientôt une soudaine importance dans la peinture de Télémaque. Son rouge vif, assimilé dans son esprit à la terre de Madagascar, dont la capitale est d’ailleurs nommément citée dans Coupe, no 1 (Cat. 37, p. 124), renvoie aux idéaux politiques mis à mal par le colonisateur français lors de la sanglante répression des insurgés malgaches de l’après-guerre. Très présente dans Par le sang (avec clefs), no 3 (Cat. 38, p. 125), cette coque fromagère côtoie divers objets réunis par cette « phonétique visuelle » qui est propre à Télémaque. Les clefs du titre ne désignent pas celles qui auraient pu éclairer la lecture de cette peinture particulièrement hermétique, mais les éclisses de bois insérées dans les traverses d’un châssis, sans lesquelles une toile peinte perd de sa tension. C.B.
Hervé Télémaque, Paris, vers 1970 (autoportrait avec, en surimpression, la fille de l’artiste) 117
32. Passage, 1970 Acrylique sur toile, 120 × 60 cm Collection particulière, courtesy galerie Louis Carré & Cie
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36. Suite à Magritte. Les Vacances de Hegel, no 4, 1971 Acrylique sur toile, 81 × 65 cm Collection particulière, courtesy galerie Louis Carré & Cie
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37. Coupe, no 1, 1972 Acrylique sur toile, 146 × 114 cm Collection particulière, courtesy galerie Louis Carré & Cie
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Collages Abordant le collage en 1974, Télémaque semble d’abord inscrire cette nouvelle pratique dans la continuité de son œuvre pictural. Répondant au recours systématique à l’aplat et à la délimitation des formes qui caractérise sa peinture d’alors, les premiers collages de Télémaque, qui ne font pas appel à des matériaux de récupération, se singularisent par des agencements précis de papiers de couleur, joints bord à bord. Cette complexe marqueterie nécessite l’établissement d’un dessin préparatoire comme celui (également conservé au Centre Pompidou) ayant servi pour La Gourmandise (Cat. 39, p. 130). Ce collage, que la présence d’un coffre-fort et d’une liasse de billets de banque désigne comme une possible allégorie de l’accaparement monétaire, s’enrichit d’un procédé original : le passage de la ponceuse révèle des couches de papiers de différentes couleurs que retient un œillet de métal. Conçus comme des pendants, les collages L’Histoire (Cat. 40, p. 131) et Le Tablier (en perspective fine) [Cat. 41, p. 131] réactivent le thème des sous-vêtements masculins et féminins en insistant sur la « répétition sans fin du désir », « cadenassé » pour l’un, « obscurci » pour l’autre. Cinq ans plus tard, Télémaque revient au collage avec deux séries importantes, les Selles et les Maisons rurales, révélées par la galerie Maeght à Paris respectivement en 1979 et en 1981. Ces collages monumentaux, qui manifestent une jouissance nouvelle dans la manipulation des formes et des matières, associent désormais systématiquement le dessin qui les a précédés. Ces calques porteurs de graphismes précis, Télémaque, qui a souvent évoqué son « goût pour le dessin d’ingénieur » et qui s’inspire ici des patrons de couturière de son épouse Maël, leur assigne la fonction de révéler « la structure de l’image ». Exhibant les étapes de leur
fabrication, ses collages cultivent un certain inachèvement : « déchets du travail », déplacements intempestifs de motifs, attaches bien visibles et découpes non finies animent leurs surfaces hétérogènes. La première série s’intéresse à un motif à la fois complexe et fascinant, la selle de cuir, que Télémaque interprète comme un symbole de domination par excellence, mais aussi comme un objet à connotation sexuelle, voire religieuse (dans le vaudou, le possédé n’est-il pas « monté » par la divinité invoquée ?). Ce motif, caractérisé par une « luxuriance de courbes », est susceptible de toute sorte de métamorphoses. Ainsi, dans Selles comme montagne (Cat. 44, p. 133), est-il agrandi à l’échelle d’un paysage fantasmatique. Utopie, no 4 (Cat. 45, p. 132) laisse en blanc la pièce de cuir qui devient la toiture d’une « selle-demeure », tandis que se découpent sur un lit de colle agglomérée les lettres du mot « Utopie », vue par l’artiste comme un « non-lieu pouvant caractériser l’espace pictural lui-même ». Succédant aux tentes qui étaient apparues en 1965 dans l’œuvre de Télémaque (Fig. p. 62), les Maisons rurales sont des variations autour de la notion d’habitation humaine, considérée dans son rapport à un territoire. Conçus au moment où l’artiste acquiert une demeure dans un village reculé du Berry, ces collages traduisent son « admiration pour [l’]architecte-paysan d’autrefois ». Pour autant, la solidité de l’architecture vernaculaire occidentale (Bretagne, no 3, le four à pain [Cat. 47, p. 136] ou Valois ; pas de moineau [Cat. 49, p. 137]) s’oppose à la fragilité d’autres maisons, cases de terre crue dans Afrique (Cat. 46, p. 135) ou cabane bricolée de Cahute ; habitation misérable (Cat. 48, p. 134), que Télémaque nous invite aussi à lire comme une métaphore de la diaspora haïtienne. C.B.
Hervé Télémaque, Paris, 1974 (détail de la fig. p. 195) 129
39. La Gourmandise, 1974 Encre et mine graphite sur papiers de couleur découpés et collés sur papier ; œillet métallique, 100 × 66 cm Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne
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40. L’Histoire, 1974 Papiers de couleur découpés et collés, 68 × 102,5 cm Puteaux, Centre national des arts plastiques / Fonds national d’art contemporain
41. Le Tablier (en perspective fine), 1974 Papiers de couleur découpés et collés sur papier, 68 × 102,5 cm Puteaux, Centre national des arts plastiques / Fonds national d’art contemporain
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50. Perchoir ; la bête bourgeoise, 1980 Papiers découpés et collés, œillets métalliques et mine graphite sur papier, 199,50 × 119,70 cm Dunkerque, Lieu d’Art et d’Action contemporaine
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Le Propre et le figuré Depuis le début des années 1970, Télémaque recourt régulièrement au tondo, un format proche de la vision oculaire, surtout usité depuis le début du XXe siècle par les tenants de l’abstraction. Se référant davantage aux « cubistes qui utilisaient l’ovale pour faire chanter l’angle droit », Télémaque goûte particulièrement que « la toile ronde [entre] en contradiction avec les éléments figurés sur l’image, qui sont souvent anguleux ». Tel n’est pourtant pas le cas de Charrette à bras ; le visible (Cat. 43, p. 144) qui, isolée, comme en suspension sur le fond blanc, s’inscrit harmonieusement dans le cercle. C’est une photographie provenant d’une publication sur Haïti, montrant un camion surchargé de produits agricoles et de paysans pauvres, qui a inspiré ce tableau. De l’image initiale, allégorie trop évidente du tiers-monde, Télémaque a surtout retenu le cadrage resserré de la mise en page, pour en livrer une réinterprétation toute picturale. Le véhicule de fortune supporte désormais un complexe amoncellement de formes non mimétiques qui contraignent le regardeur à interroger longuement cette composition mi-abstraite, mi-figurative. En multipliant les formes allusives ou incomplètes, comme une paire de lunettes ou une ponceuse électrique, Le Propre et le Figuré (Cat. 53, p. 145) apparaît comme une autre manifestation d’un réel qui se dérobe. Désormais, dans des peintures à la composition souvent binaire, Télémaque fait jouer à la couleur, souvent des coloris rompus où le rose-violet et le vert dominent, un
rôle structurant. Mettant définitivement fin au primat de l’aplat, certaines surfaces peuvent même se muer en taches informelles, comme dans la partie inférieure de Fil (Cat. 55, p. 149), où elles semblent matérialiser la voix de l’interlocutrice invisible d’une conversation téléphonique. Une autre de ces zones indécises apparaît derrière le bananier de La Mère-patrie (Cat. 51, p. 142-143). Télémaque se plaît à présenter ce triptyque comme un « pur exercice formaliste » car pour peindre les petites voitures haïtiennes accidentées qui se répondent symétriquement, il s’est aidé pour la seule version de droite de l’épiscope dont il faisait grand usage dans les années 1960. Plus ancré dans la réalité sociale du continent, un autre triptyque, Mère-Afrique (Cat. 52, p. 147), a trait à la politique de l’apartheid, qui avait alors toujours cours en Afrique du Sud. Télémaque y associe une photographie, montrant une nourrice noire promenant un enfant blanc le long d’une plage réservée aux Afrikaners, et la fameuse affiche de Paul Colin pour La Revue nègre de Joséphine Baker (1925). S’échangeant les motifs, dessins sur calque et collages de papiers de couleur passent d’un panneau à l’autre. Est ainsi dénoncé le contraste existant entre la réalité de la discrimination des Noirs et la place qui leur est faite dans l’industrie du spectacle. Au centre, sur un fond de papiers déchirés, trône une cravache de cuir réelle qui symbolise de manière plus explicite encore que les Selles la violence des rapports de domination. C.B.
Hervé Télémaque, années 1980 141
51. La Mère-patrie, 1981 Huile sur toile (triptyque), 146 × 342 cm Dunkerque, FRAC Nord – Pas-de-Calais
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43. Charrette à bras ; le visible, 1979 Acrylique sur toile, 199,5 × 200,4 cm Dunkerque, Lieu d’Art et d’Action contemporaine
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Assemblages Au tout début des années 1990, Télémaque se procure un lot d’affiches de cinéma qui lui inspirent une nouvelle série de collages, formellement très différents des Selles et des Maisons rurales. Sous le titre générique La Chambre noire, qui évoque à la fois l’univers de la photographie et le thème du sommeil et du rêve, cette série présentée à la galerie Jacqueline Moussion en 1991 recycle des images de films oubliés, mêlées à divers objets de récupération. Blême (Cat. 56, p. 152) associe aux affiches basculées d’un film à sketches, Humour noir, et d’une adaptation du Mur de Jean-Paul Sartre, une fronde haïtienne et des disques en partie fluorescents, rendant l’œuvre repérable dans l’obscurité. Renonçant bientôt à recycler les images des autres, Télémaque se consacre à des assemblages de bois travaillés à la scie sauteuse, qu’il présente lors de sa première exposition à la galerie Louis Carré & Cie à l’automne 1994. Encore tributaire de son admiration pour les reliefs dadas de Jean Arp, Caraïbes I (Cat. 58, p. 153) dispose des chutes de bois peint sur un arc de cercle, dont la forme rappelle la baie de Port-au-Prince. Non content de recourir à un imaginaire géographique haïtien, le sculpteur intègre un nouveau matériau, indissolublement lié à l’économie de l’île, le marc de café, qui fait pour l’occasion son entrée dans l’histoire de l’art. Préalablement teinté, puis encollé, ce résidu d’infusion (qui, comme on sait, peut aussi avoir des vertus divinatoires) recouvre tout ou
partie de reliefs aux découpes élaborées. Coco-fesse (Cat. 59, p. 154), qui s’inspire du fruit d’un palmier des Seychelles aux formes suggestives, apparaît comme le dernier avatar de la gaine féminine qui obsédait le jeune Télémaque. Formellement plus complexe avec ses allures d’oiseau des îles, La Séancière (Cat. 67, p. 159) rend hommage par un néologisme à la maîtresse de cérémonies magiques à la Martinique. Pour Genou clair (Cat. 60, p. 155), dont le titre fait allusion à un film célèbre d’Éric Rohmer (1970), Télémaque joue la simplicité en recouvrant de morceaux de sac de café les deux larges planches qui composent ce relief à la signification discrètement érotique. Plus monumental encore, Entre-jambes (avec le garde du corps) [Cat. 64, p. 156-157], qui doit être mis en rapport avec un ensemble de fusains sur le même thème, s’inspire étroitement d’une photographie montrant le président Eisenhower entouré de congressistes devant la Maison Blanche (Fig. p. 29). Fixées sur une brutale barrière de fortune, deux formes recouvertes de marc de café suggèrent la foule compacte et les pieds du président américain, tandis qu’un élément mobile, peint en orangé f luorescent, évoque le costume d’un garde du corps visible au premier plan du document. La monumentalité de cet assemblage contraste avec le caractère fragmentaire de la restitution de cet événement politique périmé, tandis que les effets de disproportions trahissent le caractère résiduel de cette image mentale. C.B.
Hervé Télémaque, Villejuif, 1993 151
56. Blême (La Chambre noire, no 5), 1991 Carton, Isorel, métal, cuir, marc de café et bois, collés, vissés ou cloués sur papier marouflé sur bois, 196,5 × 120 × 9,5 cm Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne
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59. Coco-fesse, 1993 Marc de café coloré sur bois découpé et collé sur bois, 95,5 × 97 × 3 cm Collection particulière
60. Le Genou clair, 1993 Bois découpé et collé sur bois ; sisal et marc de café coloré, 222 × 150 cm Puteaux, Centre national des arts plastiques / Fonds national d’art contemporain
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Fusains Contemporains des assemblages au marc de café et présentés d’ailleurs pour la première fois lors de la même exposition à la galerie Louis Carré & Cie, les fusains d’Hervé Télémaque manifestent le plaisir retrouvé du dessin. Ce nouveau matériau, dont il n’est sans doute pas indifférent pour Télémaque qu’il résulte d’une combustion, autorise des aplats d’une profondeur inédite et des modelés savants. Si le corps féminin reste un sujet de prédilection comme dans Anna, elle, coite (Cat. 57, p. 162), dont le titre s’amuse à déformer le nom scientifique du rapport sexuel, c’est un corps morcelé et recomposé qui semble se souvenir de l’amputation médicale subie par la mère de l’artiste, Renée. Cette esthétique du fragment peut aussi donner lieu à des masses informelles aux coloris inédits, comme dans Le Coude d’Egon, le coude de Rose (Cat. 63, p. 164), où un détail anatomique en apparence anodin (même si celui-ci est attribué à un maître du dessin érotique, l’Autrichien Egon Schiele) prend la densité d’un souvenir funèbre. La série que Télémaque consacre à la chauve-souris, l’un de ses animaux fétiches, n’est pas sans évoquer dans son parti pris d’abstraction, mâtiné de cubisme analytique, les replis d’un sexe féminin. Chauve-souris IV et la Gonâve (Cat. 62, p. 163) associe à l’animal nocturne la forme de la grande île, victime au temps de l’esclavage d’une déforestation sauvage, qui fait face à la baie de Port-au-Prince. Atypique dans la production de Télémaque, car tenté par un certain réalisme, Jeu de l’ombre (Cat. 66, p. 165) évoque par sa mise en scène explicite celles que Pierre Klossowski imaginait autour de Roberte. La grivoiserie de cette rencontre entre le peintre et son amante est subtilement contredite par la grisaille étouffée du fusain et par un traitement particulièrement raffiné. Autre sujet féminin, mais puisé cette fois dans l’histoire de l’art,
La Femme adultère I (Cat. 65, p. 166) s’inspire de la peinture éponyme de Nicolas Poussin (Paris, musée du Louvre). Grand admirateur du peintre du XVIIe siècle, Télémaque remet pourtant en cause la théâtralité de ses compositions en isolant des détails de draperies, dont il souligne ainsi le caractère abstrait, tout en imprimant une rotation à 90 degrés au format habituel de son illustre devancier. D’autres sujets plus en prise avec l’actualité viennent encore sous le fusain de Télémaque. Fait sur un papier feutré teint en gris, Écluse (Cat. 68, p. 167) dérive d’une peinture de grand format (Paris, Cité des Sciences et de l’Industrie) que l’artiste avait conçue en 1992 comme une allégorie de la lutte contre la propagation du virus du Sida. Comme souvent chez lui, les dessins annoncés comme de simples études se révèlent des œuvres parfaitement autonomes (Étude pour Fil, [Cat. 54, p. 148]). C’est encore le cas avec Étude pour Deep South (Cat. 70, p. 168) qui en abrégeant la peinture, inspirée par une photographie célèbre d’Elliot Erwitt, qu’elle est censée préparer concentre l’attention sur les deux objets représentés, symboles de la ségrégation raciale dans le sud des États-Unis : la fontaine dernier cri réservée aux Blancs et le lavabo usagé destiné aux Noirs sont cependant reliés par un même tuyau d’évacuation. Dernier en date des nombreux autoportraits laissés par Télémaque, celui fait au fusain en 2002 (Cat. 71, p. 169) frappe par sa monumentalité et son cadrage resserré. Ce portrait, à la fois poignant et presque caricatural, accusant jusqu’à l’excès des traits négroïdes, montre le visage de l’artiste déformé par la maladie, dont le nom scientifique aux résonances inquiétantes, granulotomatose de Wegener, est inscrit sur ce dessin d’une impressionnante force plastique. C.B.
Hervé Télémaque, Villejuif, 1994 161
63. Le Coude d’Egon, le coude de Rose, 1994 Mine graphite, fusain et pigment sur papier marouflé sur toile, 122 × 270 cm Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne
66. Jeu de l’ombre, 1996 Fusain sur carton, 234,5 × 119,5 cm Paris, Centre Pompidou, musée national d’Art moderne
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71. Autoportrait, 2002 Fusain sur papier, 101 × 102,5 cm Collection particulière, courtesy galerie Louis Carré & Cie
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Peintures récentes Les années 2000 sont marquées dans la peinture d’Hervé Télémaque par de profondes évolutions stylistiques. Le jeu très libre des formes et des couleurs est mis désormais au service d’évocations de ses racines africaines envisagées sous un angle plus politique. Parallèlement sont aussi rendus des hommages appuyés à quelques artistes d’élection. Le peintre « naïf » haïtien Hector Hyppolite (1894-1948), célébré en son temps par André Breton, est du nombre. Pour son Voyage d’Hector Hyppolite en Afrique, no 1 (Cat. 69, p. 173), Télémaque reprend fidèlement l’une des peintures de ce dernier, Papa Lauco (œuvre aujourd’hui détruite, victime du tremblement de terre de 2010 à Port-au-Prince). La composition d’origine, dominée par la haute silhouette du Baron Samedi, figure du panthéon vaudou attachée au monde des morts, se détache sur des aplats de couleurs où se reconnaît le drapeau haïtien. À l’arrière-plan, Télémaque a ajouté un tableau noir où sont inscrits à la craie les noms des différents dictateurs qui ont ensanglanté le continent africain. Resté imaginaire, le voyage retour dont se vantait Hyppolite constitue un rappel des origines africaines du peuple haïtien tout en sollicitant la mémoire de l’esclavage. Exceptionnel dans l’œuvre d’Hervé Télémaque, Fonds d’actualité, no 1 (Cat. 72, p. 174-175) est directement inspiré par un évènement marquant de la politique intérieure de son pays d’adoption : la réélection « triomphale » de Jacques Chirac à l’élection présidentielle du 6 mai 2002 face au président du Front national, Jean-Marie Le Pen. Au centre de ce très grand format, une table de ping-pong, allusion à la bipolarité qui caractérise la politique française, commande l’organisation géométrique de larges aplats colorés. L’évocation du « score à l’africaine » du vainqueur (82,21 % des suffrages) est
l’occasion pour Télémaque, qui s’est lui-même représenté dans un rectangle rouge sur la partie gauche, de ranimer l’imagerie du « nègre joyeux » mais aussi de citer une figure souffrante extraite des Migration series (New York, Museum of Modern Art) du peintre afro-américain Jacob Lawrence (1917-2000). Fonds d’actualité, no 1 qui reproduit plusieurs de leurs caricatures constitue aussi un hommage appuyé aux deux dessinateurs de presse du quotidien Le Monde, Plantu et Pancho, dont Télémaque admire la dextérité et envie la rapidité d’exécution. Virtuose dans sa construction, cette œuvre magistrale jette un regard ironique sur les soubresauts de la démocratie occidentale, tout en remettant une nouvelle fois en cause des stéréotypes néocoloniaux. Manifestant des préoccupations environnementales nouvelles chez Télémaque, À l’Escalier, permaculture (Cat. 73, p. 177) s’insère dans une série de paysages presque abstraits, liés au motif de la canopée, titre d’une importante série présentée à la galerie Louis Carré & Cie en 2011. Pour Télémaque, il s’agit d’un lieu échappant par nature au regard humain qui « permet de camoufler l’imprécision, le manque de sujet ». La ligne, qui épouse désormais les irrégularités du végétal, voisine avec des aplats où la touche et les mouvements du pinceau restent visibles. C’est encore le cas dans Le Moine comblé (Cat. 74, p. 179), dernière en date des peintures de Télémaque qui s’inspire de la composition de l’œuvre ultime d’Arshile Gorky peinte juste avant son suicide en 1948 (Sans titre, dit The Black Monk, Madrid, Museo Thyssen-Bornemisza). Marquant l’attachement profond que Télémaque a toujours porté au peintre américain qui avait tant compté lors de sa formation new-yorkaise, l’œuvre transfigure joyeusement son modèle par une éblouissante et très baroque construction chromatique. C.B.
Hervé Télémaque, Villejuif, vers 2001 171
69. Le Voyage d’Hector Hyppolite en Afrique, no 1, 2000 Acrylique sur toile et craie, 161,5 × 243 cm Paris, musée d’Art moderne de la Ville de Paris
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72. Fonds d’actualité, no 1, 2002 Acrylique sur toile, 295,5 × 375,5 cm Puteaux, Centre national des arts plastiques / Fonds national d’art contemporain
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BIOGRAPHIE
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j
[…] je ne crois qu’à une peinture autobiographique ; je crois qu’il y a une histoire humaine à raconter. Autrement dit, le style pour moi est un concept creux ; il ne s’agit en fait que d’une simple cohérence des moyens par rapport au projet. Et le projet c’est : voilà ce que j’ai vécu, voilà ce que j’ai perçu ! Jean-Luc Chalumeau, in Opus International, été 1981
Hervé Télémaque dans l’atelier de l’avenue Secrétan à Paris, vers 1968
BÉNÉDICTE AJAC
PEINDRE UNE VIE : BIOGRAPHIE
1937 Naissance d’Hervé Télémaque le 5 novembre à Port-auPrince, en Haïti, dans un quartier bourgeois à forte présence allemande, Saint-Louis-Roi-de-France. Il habite une maison en bois « gingerbread style », semblable à celles de La Nouvelle-Orléans. Paul Thémistocle (1900-1970), son père, « cultivé, intelligent mais insensible », est médecin spécialiste des maladies vénériennes, et propriétaire d’une pharmacie. Renée (1907-1993), sa mère, une mulâtresse, « tellement intelligente que ça ne se voyait pas » nous dit-il, est issue d’une famille bourgeoise. Elle est la fille de Raphaël Brouard, cofondateur avec Jacques Roumain et Clément MagloireSaint-Aude, des deux revues haïtiennes, Les Griots et La Revue indigène que dirige son frère Carl Brouard (1902-1965), poète de la négritude haïtienne. Josette, sœur de l’artiste, est de six ans son aînée. « Je suis venu au monde bercé par de grandes femmes d’ombre au balancement de cocotiers. Elles me préservaient du soleil trop brûlant, de la pince des crabes, des épines de roses – du monde extérieur, en somme. J’ai vécu longtemps ainsi, les yeux embués par l’incertitude des méridiennes à stores bas, l’imagination rougie des gestes tendres qui m’enveloppaient. Parfois surgissait des touffeurs de l’après-midi l’arabesque svelte d’une liane : toute la lumière s’y accrochait comme un essaim d’oiseaux-mouches. Le bonheur fusait soudain en mille
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éclaboussures de couleurs. Puis tout retombait parmi les velours sombres au doux parfum de poussière… », écrit-il avec José Pierre (Pierre 1965, n.p.). À la mort de sa grand-mère Brouard (il sera très marqué par la vision de son corps sur un lit de glace dans la pièce mortuaire), la famille s’installe chez son grand-père qui l’élève de façon très libérale et suit attentivement ses études primaires et secondaires à l’école Saint-Louis-de-Gonzague, chez les frères de l’Instruction chrétienne. Télémaque songe alors au séminaire. Plutôt sportif, il monte à cheval avec les cadets de l’école militaire d’Haïti. Mais, vers 1950, opéré d’une hernie, il doit renoncer au sport, et notamment au saut en hauteur, dont le thème restera très présent dans sa peinture. Du coup, il s’intéresse à différentes expressions artistiques : très tôt dans le désir de raconter, il hésite entre littérature, art et musique.
1953 Son père, dont les liens avec la France sont étroits et qui rêve de l’orienter vers une carrière diplomatique, l’envoie à l’école des Roches à Verneuil-sur-Avre, en Normandie, où il entre en classe de seconde. Il suit les cours de dessin d’Alain Gerbaudt et peint alors son premier tableau.
1955 De retour en Haïti pour sa classe de philosophie, il fait la connaissance de Maël Pilié (1938-2012), une cousine éloignée, qui deviendra sa femme.
Il noue dès cette époque des relations avec le Centre d’art de Port-au-Prince.
1957
Hervé Télémaque avec sa mère Renée et sa sœur Josette, Port-au-Prince, vers 1940
Il part d’abord pour le Mexique, où il retrouve Nicole, une amie haïtienne, qui fait ses études d’architecture. Ce voyage, traditionnel pour tout jeune Haïtien cultivé, lui permet de découvrir la sculpture amérindienne ainsi que le peintre Rufino Tamayo et les muralistes José Clemente Orozco et David Alfaro Siqueiros. Quand Francis Duvalier prend le pouvoir en Haïti, il part pour New York. Maël s’y trouve déjà, engagée dans des études de médecine. Il s’inscrit à l’Arts Students League, où il suit les cours de Julian Edwin Levi, peintre américain (1900-1982) qui le remarque et le soutient. Contrairement aux conseils de ce dernier, Télémaque ne cherche pas à se faire naturaliser américain. Il ne se résigne pas non plus à acheter un téléviseur… Les conditions de vie sont difficiles dans les quartiers de Brooklyn Heights, puis de Hoboken. Il se dit qu’il ne pourra « jamais devenir un peintre à plein titre. Impossible de trouver un atelier, etc., aucune présence “noire” dans les galeries, musées, où [il] passe ses journées, à part quelques gouaches discrètes de Jacob Lawrence ». (Ameline-Ajac 20082009, p. 329).
Hervé Télémaque et Julian Levi à New York, vers 1961
Dans les musées, il découvre les peintures des expressionnistes américains Adolph Gottlieb, Arshile Gorky, Willem de Kooning, ainsi que Mark Rothko, Barnett Newman, Ad Reinhardt. Il fréquente les galeries où sont exposés les artistes français comme la Kootz Gallery (Pierre Soulages) et la Pierre Matisse Gallery où il découvre la peinture d’Alberto Giacometti, qui influence ses premières œuvres américaines, et de Jean Dubuffet. Les œuvres de quelques artistes néodadas, au premier rang desquels Robert Rauschenberg et Jasper Johns, à la Stable Gallery, lui font d’autre part découvrir ce qu’il appelle le « pré-pop ». Impressionné par la première exposition Cy Twombly chez Leo Castelli, il est surtout un visiteur assidu des « focus » que le MoMA consacre aux jeunes artistes, où il remarque particulièrement les œuvres de Lee Bontecou et de Jasper Johns.
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– 22e Salon de Mai dans une salle réunie par Gassiot-Talabot présentant l’œuvre Inventaire, un homme d’intérieur, 1966 (collection particulière), parmi d’autres œuvres, en particulier de Klaus Geissler et Bernard Rancillac.
1967
Mathias Fels et Hervé Télémaque au vernissage de l’exposition « Télémaque », galerie Mathias Fels, Paris, 1967
Hervé Télémaque devant Conquérir, Paris, 1966-1967
Les objets réels – skate-board, poids, cannes, chaussures – s’intègrent progressivement dans les peintures avant de faire cavaliers seuls en 1968. Réalise de premiers collages qui seront exposés avec des skate-boards au studio Marconi à Milan en novembre puis en décembre à Brescia, Galleria del Minotauro. Février-mars : reprise à Milan, studio Marconi de « Brusse, Bertholo, Camacho, Dietman, Klasen, Kudo, Télémaque », présentée en 1966 à la galerie Mathias Fels à Paris (texte de Pierre Restany dans le catalogue). 15 mars-23 avril : exposition inaugurale de la cellule « Animation Recherche Confrontation » (ARC), dirigée par Pierre Gaudibert au musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Intitulée « La Fureur poétique », elle est organisée par José Pierre pour qui Télémaque relève de la « fureur prophétique ». Y sont présentées six œuvres, dont Conquérir, 1966 (Cat. 15) et Un homme en raccourci, lent, no 2, 1967 (Cat. 19). 17 mars-15 avril : importante exposition de ses Combine paintings, galerie Mathias Fels. Un premier catalogue comporte un texte de José Pierre. Expose Pesanteur, 1966 (Cat. 14). 7 avril-12 juin : exposition conçue par Gassiot-Talabot « Bande dessinée et figuration narrative – Histoire/esthétique/production et sociologie de la bande dessinée mondiale, procédés narratifs et structure de l’image dans la peinture contemporaine » au musée des Arts décoratifs. Parmi les artistes présentés (Adami, Fahlström, Foldès, Klasen, Lichtenstein, Monory, Rancillac, Voos…), « Seul Rosenquist est proche de nous – politiquement – c’est pourquoi nous l’invitons à “Bande dessinée et figuration narrative”. Gérald Gassiot-Talabot fait venir des États-Unis le grand tableau de Rosenquist, F.111. C’est très important. Pour la première fois, on montre un tableau américain de cette envergure. » (Ameline-Ajac 2008-2009, p. 331).
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1er juin-19 septembre : dans l’exposition « Paris-New York » au Centre Pompidou figure My Darling Clementine, 1963 (Cat. 7, p. 87) qu’il commente ainsi dans le catalogue : « Au héros classique, retenu devant sa belle, de John Ford, il fallait opposer un cow-boy nègre, ayant perdu jambe, avec béquille, les cheveux décrêpés comme il faut, vulgaire, éclairé de colère ! Mettant en doute de surcroît, l’œil “rectangulaire” de la caméra, du peintre ! Ce cow-boy abîmé, c’est moi. » (Télémaque 1977 [3]). Réalise un portfolio de lithographies, Le Moulin à forme, commandé par les Éditions Poligrafa de Barcelone avant son exposition personnelle qui a lieu en octobre à la galerie Joan Prats à Barcelone, « Haïti : Hervé Télémaque ». Le catalogue comprend un texte poétique de Carlos Franqui, qui fut ministre de la Culture de Fidel Castro avant de devenir
un opposant. Télémaque y joint cette confession en guise de préface : « Octobre 1977. Quarante ans bientôt ! Je vais vous surprendre ; je dédie cette exposition à l’amour, à l’indécision, à la confusion, à la vie. Avec ces objets, ne croyez surtout pas qu’il s’agisse d’absence, de mort. On meurt, je suppose, comme on naît, sans explication – il n’y a pas lieu de s’obstiner là. […] Ces objets […] chantent l’agitation humaine […] Laissez [les] vous raconter l’agitation humaine, son fondement énigmatique. Nos instruments : c’est nous, notre histoire… » (Télémaque 1977 [2]). Télémaque fait connaissance avec Wifredo Lam, très proche de Carlos Franqui. Le Musée de Grenoble, à l’initiative de la conservatrice MarieClaude Beau, acquiert Et la narine d’Amin, 1976.
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1988 Réalise, dans le cadre du 1 %, la mosaïque Effet de loi, pour le commissariat central de police du VIIe arrondissement de Paris. Le Musée de Dole acquiert auprès de l’artiste Toussaint Louverture à New York, 1960 (Cat. 4, p. 81). Ciel de lit, no 3, 1962 (Cat. 6, p. 85), est acheté à la galerie Jacqueline Storme par le musée d’Art moderne et d’Art contemporain de Nice.
1989 Avril : la galerie Jacqueline Moussion, qui représente désormais l’artiste, organise deux expositions personnelles successives : la première, « New York 1960 », avec des œuvres de la période américaine, dont L’Annonce faite à Marie, 1959, Histoire sexuelle, 1960, et Toussaint Louverture à New York, 1960 ; la seconde, « Œuvres plus récentes », ouvre en mai. Grâce à Mathias Fels et Thomas le Guillou, fait la connaissance de Patrick Bongers, directeur de la galerie Louis Carré & Cie. Il rencontre également l’industriel et collectionneur Henri Griffon avec qui il se lie d’amitié et qui deviendra un grand collectionneur de son œuvre. Se rend à Tahiti pour participer à un colloque « Rencontre Gauguin à Tahiti » organisé à Papeete par Françoise Cachin, directrice du musée d’Orsay. Il y rencontre Kirk Varnedoe, conservateur en chef des peintures et des sculptures au MoMA à New York, l’écrivain Jean-Marie Gustave Le Clézio et le critique Philippe Dagen.
Hervé Télémaque et Bernard Rancillac lors de l’exposition de ce dernier à la galerie 1900-2000, Paris, 1989
1990 Mai-juin : exposition personnelle à la galerie Jacqueline Moussion, où est présenté un ensemble d’œuvres des années 60 à 70, dont Pesanteur, 1966. Toujours dans le cadre des commandes publiques de la DAP, réalise la peinture Paupière d’idole pour la Communauté urbaine de Lille. Trois œuvres achetées à la galerie Jacqueline Moussion entrent dans les collections publiques : le FNAC acquiert L’Annonce faite à Marie, 1959. Le FRAC Provence – Alpes – Côte d’Azur acquiert Fil, 1989, et Étude pour Fil, 1989
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Hervé Télémaque dans son atelier, Villejuif, vers 1990
Vue de l’exposition à la galerie Jacqueline Moussion, Paris, 1990
(Cat. 54-55, p. 148-149).
Un ouvrage collectif, Une œuvre de Télémaque : fil…, publié en 1992 par Bernard Muntaner, rendra compte de ces deux œuvres.
1991 Avril-juin : « Rétrospective de collages » à la galerie Jacqueline Moussion, présentant un important ensemble de collages depuis 1973. La dernière série, intitulée La Chambre noire, est réalisée à partir d’anciennes affiches de cinéma des années 60 et d’éléments de récupération (Cat. 56, p. 152) : « J’ai rarement fait une série aussi sombre. Les enjeux sont : anus, bouche, entrailles de l’oiseau grec, baie,
cul-de-sac, “Haitian corner” de R. Peck, vitre éclatée, origine de l’Homo sapiens, etc., comme chambres noires. » (Gassiot-Talabot 1992, p. 8). En été, retourne en Haïti où Jean-Bertrand Aristide, dit le Père Aristide, vient de renverser Jean-Claude Duvalier. L’artiste, qui a toujours refusé toute relation avec le régime Duvalier, retrouve avec émotion les terres de son enfance. « Quand Duvalier dit Baby-Doc prit la fuite sous la pression populaire, il restait aux Haïtiens une première chose à faire ou une dernière. Marquer d’un geste toute leur désespérance par la répétition joyeuse, envahissant d’un bleu et d’un rose sur tous les murs de la République et jusqu’aux arbres même ! À nouveau par ce marquage
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2008 16 avril-13 juillet : conçue par Jean-Paul Ameline, l’exposition « Figuration narrative, Paris, 1960-1972 » est présentée au Grand Palais. Elle rassemble quelque vingt artistes protagonistes de ce mouvement : Adami, Aillaud, Arroyo, Bertholo, Bertini, Cueco, Equipo Crónica, Erró, Fahlström, Fromanger, Klasen, Monory, Rancillac, Recalcati, Saul, Stämpfli, Voss et la Coopérative des Malassis. Participation importante de Télémaque avec six peintures et trois objets de 1968. L’exposition est ensuite présentée à l’IVAM, Valence (Espagne) en septembre. Dans le catalogue, un entretien avec Télémaque évoque ces années et revient sur le rôle fondateur qu’il joua au côté de Rancillac pour l’exposition « Mythologies quotidiennes » en 1964. Henri Griffon, Hervé Télémaque et Patrick Bongers à l’inauguration de l’exposition « La Figuration narrative… », musée des Beaux-Arts, Orléans, décembre 2005
2009 25 septembre-7 novembre : exposition « Combine paintings 1965-1969 », galerie Louis Carré & Cie. À travers vingt œuvres réalisées entre 1965 et 1969, dont Le Poète rêve sa mort, no 2, 1966 (Cat. 17, p. 101) et Pesanteur, 1966 (Cat. 14, p. 96), retour sur les œuvres charnières des années 60. Préface de Jacques Gourgue dans le catalogue. Télémaque écrit un texte, Présence oblique, publié dans le catalogue de l’exposition « Giorgio de Chirico. La Fabrique des rêves » présentée au musée d’Art moderne de la Ville de Paris.
2010 Invité d’honneur d’« Arte Bemao », manifestation d’art contemporain à Baie-Mahault en Guadeloupe, il présente Témoins, 1997-1998 (collection de l’artiste). 23 septembre : à la suite du tremblement de terre en Haïti le 12 janvier, Télémaque parraine la vente aux enchères « Haïti Action Artistes » en faveur des artistes haïtiens. Acquisition par le musée d’Art moderne de la Ville de Paris, à l’initiative de son directeur, Fabrice Hergott, du Voyage d’Hector Hyppolite en Afrique, 2000 (Cat. 69, p. 173) auprès de la galerie Louis Carré & Cie.
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travaille. C’est la seule solution pour sauver Haïti, pour donner à manger à dix millions d’individus. » (Gourgue 2011, p. 12-13).
S’inspirant de l’œuvre ultime d’Arshile Gorky, couramment intitulée The Black Monk, 1948 (Madrid, Museo ThyssenBornemisza), entreprend un « dernier » tableau en hommage à l’artiste, Le Moine comblé (amorces, avec Arshile Gorky), 2014 (Cat. 74, p. 179).
2015 À l’occasion de la rétrospective « Hervé Télémaque » organisée par le Centre Pompidou et le musée Cantini, Flammarion fait paraître une nouvelle et importante monographie et Somogy éditions d’art un livre d’entretiens avec Alexia Guggémos.
Les écrits de l’artiste et nos conversations ont été le fil conducteur de cette biographie. Qu’Hervé Télémaque trouve ici l’expression de ma profonde gratitude. Hervé Télémaque peignant dans son atelier à Villejuif, 2008
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