N° 75
2014/2
Revue de recherche et d’information publiée sous l’égide de l’Association des professeurs d’archéologie et d’histoire de l’art des universités (APAHAU), avec le soutien de la Direction générale des patrimoines, de l’École du Louvre, de l’Institut national d’histoire de l’art et du Centre allemand d’histoire de l’art
Ouvrage édité avec le concours du Centre national de la recherche scientifique
SOMMAIRE DU N°75 – 2014/2 Figures de l’altérité
3 Dominique de Font-Réaulx Introduction Perspectives
7 Violaine Jeammet Représentations et formes plastiques de l’altérité en Grèce ancienne 19 Karine Ladrech Śiva, le dieu « autre » : horreur et transgression 31 Yves Le Fur Figures de l’autre Études
37 Dhir Sarangi Se représenter dans la culture d’autrui : une étude des miniatures indiennes du xviiie siècle 51 Agathe Cabau Touche pas à la Femme Blanche ! Le thème de l’enlèvement des femmes par les « Indiens Peaux-Rouges » dans les salons parisiens du xixe siècle 65
Gwennaëlle Cariou La représentation de l’altérité à travers l’image des Africains-Américains
77 Sofiane Taouchichet Caricaturer l’autre. Rôles et fonctionnement de l’autre dans la presse satirique illustrée 87 Élodie Vaudry Réception des arts préhispaniques du Pérou dans les années 1930 en France : un dialogue à trois 99 Victoria Souliman Les « Antipodeans » : quand l’artiste australien s’assume en tant que figure de l’Autre 111 Florence Duchemin-Pelletier Un silence éloquent. Du désintérêt des surréalistes pour l’art inuit contemporain 123 Camille Talpin Michel Leiris et la figure de l’Autre dans l’œuvre d’art : du dissemblable au semblable Méthode
137 Viktoria Schmidt-Linsenhoff L’esthétique du Divers. Victor Segalen et Paul Gauguin varia
[Publié en ligne sur le blog de l’APAHAU] Nizza Santiago Convergences autour d’un paysage architectural en transition. Pietro Gualdi et Casimiro Castro à Mexico informations
153 Résumés/Abstracts 160 Auteurs ayant participé à ce numéro
introduction études
Dominique de Font-Réaulx
Introduction
Les tragiques événements de janvier à Paris, comme leurs conséquences, ont donné au sujet choisi au printemps 2014 pour ce numéro de la revue, l’altérité, un retentissement cruel. La coïncidence est fortuite ; il serait inimaginable de nous en réjouir. Demeure toutefois, comme un tout petit éclat de renouveau, que la notion du rapport à l’autre s’est, pour quelques mois au moins, élevée au-delà des attendus lénifiants du politiquement correct où beaucoup la cantonnaient. Elle a retrouvé sa force et sa noblesse ; l’exigence de sa mise en œuvre et de son étude connaît, aujourd’hui, un nouveau rayonnement. Les débats autour de sa dimension historique, philosophique, morale, comme autour des enjeux de sa représentation ont été nombreux.
Une notion philosophique, quel sens pour l’histoire de l’art ? Le mot dans son sens actuel apparut à la fin du xviie siècle, forgé sur une racine de baslatin. Il appartient au vocabulaire de la philosophie ; il est ainsi défini dans un dictionnaire contemporain : altérité, fait d’être un autre, caractère de ce qui est autre1. Il ne ressortit pas, au sens strict, au lexique de l’histoire de l’art. Le développement, depuis de longues décennies, de champs d’étude nouveaux, étendant au-delà du seul Occident l’étude et la recherche en histoire de l’art, fut au fondement de ses usages courants par la discipline2. L’altérité devint ce qui était lié à l’analyse d’artefacts d’une culture autre, en prenant, défaut trop persistant, l’Occident comme axe de référence. La création et l’ouverture du musée du Quai Branly, il y a presque dix ans, ont permis d’offrir à cette vision réductrice une heureuse diffraction, soulignant la multiplicité des autres, minant ainsi un axe occidental, dont la fragilité, et l’abus, étaient révélés. La notion, affectant l’espace et le temps, acquit un sens plus large, plus profond, plus fructueux sans doute dans sa diversité. L’altérité se révèle sujet d’étude, au-delà de la seule représentation3. Elle s’inscrit au cœur de la discipline elle-même, interrogeant les mécanismes de la perception de l’œuvre d’art – si étrangère, parfois, souvent si délicieusement étrangère –, son exposition au sein des musées – lieux d’une étrangeté délibérée et heureuse, par la réunion même d’œuvres par nature artificielles, réunies selon des principes à déchiffrer ou à reconnaître –, sa valorisation, sa diffusion, sa réception. Le sujet avait, dès l’appel à projet, suscité un intérêt soutenu, offrant de réunir plusieurs articles divers, de très grande qualité, liant analyses historiques et esthétiques, inscrivant l’ensemble dans une profondeur historique, de l’Antiquité à nos jours, évoquant tous les continents, évitant ainsi les pièges d’une vision trop occidentale, où l’autre n’aurait été que celui né ailleurs qu’en Europe. Les textes ici présentés parlent de rencontres et d’échanges – ainsi par exemple la collection de miniatures et de manuscrits indiens commandés par Jean-Baptiste Joseph Gentil (1726-1799) –, de fascination et de désir de la découverte – la magnifique étude de Viktoria Schmidt-Linsenhoff retraçant la quête de Victor Segalen sur les pas de Gauguin –, de rejet et de conquête – la longue histoire qui conduit, enfin, à l’ouverture prochaine du National Museum of African American History and Culture HISTOIRE DE L’ART N°75 2014/2
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PERSPECTIVEs études
Violaine Jeammet
Représentations et formes plastiques de l’altérité en Grèce ancienne
Si le terme d’altérité, concept philosophique relativement moderne1, prend ses racines dans la langue latine, la première occurrence, alteritas, atis, f. (diversité, différence), n’apparaît en réalité que fort tardivement chez Boèce (Arithm, 2, 28), philosophe mort en 524 p.C. Il dérive de l’adjectif alter, era, erum (l’un des deux, le second ; autrui) qui met en jeu l’un par rapport à l’autre et se distingue alors bien de l’adjectif alius, a, ud (l’autre en parlant de plusieurs). Le grec faisait cette même nuance par l’emploi de deux adjectifs avec heteros (‘ έτερος) l’un/l’autre, distinct de allos (’άλλος) l’un/les autres. Cette différenciation linguistique n’implique pourtant pas la même appréhension que la nôtre dans cette société antique où le collectif prime sur l’individu : le portrait, reflet fidèle des traits d’un homme, n’apparaît qu’à l’époque hellénistique avec Alexandre le Grand, de même que l’intériorité et la conscience subjective n’existent pas pour le Grec, pour lequel la notion d’introspection est inconnue, mû qu’il est par des sentiments ou des rêves qui ne peuvent lui être envoyés que par l’extérieur et notamment par les dieux. Ainsi qu’avait pu le souligner l’éminent historien de l’Antiquité grecque J.-P. Vernant2 « dans une société de face à face, une culture de la honte et de l’honneur, […] l’existence de chacun est sans cesse placée sous le regard d’autrui. C’est dans l’œil de son vis-à-vis, dans le miroir qu’il vous présente que se construit l’image de soi. Il n’est pas de conscience de son identité sans cet autre qui vous reflète et s’oppose à vous […]. Soi-même et l’autre, identité et altérité vont de pair, se construisent réciproquement3 ». Il avait distingué différentes formes d’altérité dans le monde grec : Dionysos, Artémis, Gorgô4, et plus tard5, à la figure des dieux et au masque de la mort, ajouté le visage de l’être aimé, l’altérité radicale étant néanmoins et toujours exprimée par le masque de la Gorgone. Figuration omniprésente dans le monde grec, celle-ci a en effet une fonction apotropaïque qui détourne le mauvais œil comme elle « exorcise les démons intérieurs : les peurs, les angoisses, l’épouvante devant l’altérité définitive de la mort, et que l’homme ne verra que dans le silence de l’au-delà6 ». Sur ces notions complexes et passionnantes au cœur de la réflexion sur l’altérité, je me permets de renvoyer le lecteur aux noms cités7, alors que dans le cadre qui m’est ici imparti, je m’attacherai, en tant que conservateur de musée, à chercher comment l’homme grec a traduit par la technè, notamment par la figuration plastique, cette perception de l’autre, entendant dans cet autre l’autre que lui mais aussi l’autre en soi, tout en étant consciente du caractère forcément schématique et parcellaire de cette présentation qui s’assimile plutôt au billet d’humeur8. Mon discours s’appuiera sur quelques figures d’époques différentes essentiellement tirées de la coroplathie – petite plastique d’argile –, qui, précisément en raison de son modeste medium et malgré le silence des textes, se révèle finalement au plus près des croyances quotidiennes des Grecs anciens. L’homme grec, au sens « genré » du terme, se définit d’abord comme citoyen qui appartient à une polis (cité), à l’exclusion des étrangers et des femmes9. Les différentes poleis grecques, quoiqu’elles-mêmes rivales ou pour le moins dans un rapport agonistique – rapport par ailleurs puissamment stimulant sur le plan artistique –, définissent par leur régime HISTOIRE DE L’ART N°75 2014/2
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Fig. 1. Aryballe janiforme attique, attribué à Skythes (?), Classe d’Epilycos, vers 520-510 av J.-C., argile, Paris, musée du Louvre, inv. ca987 © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Hervé Lewandowski.
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perspectives études
Karine Ladrech
Śiva, le dieu « autre » : horreur et transgression
Un dieu hors-norme En Inde ancienne, société qui ne reconnaît pas d’étrangers en dehors d’elle, l’altérité est intérieure et non pas extérieure. Chacun trouve place à la naissance au sein d’une structure sociale hiérarchisée, le système des castes. Les communautés (jāti) qui le composent entretiennent entre elles un rapport d’altérité hiérarchique ; n’en sortent que les ascètes renonçants qui ont abandonné leur caste, leur famille et la vie dans le monde afin de poursuivre le but ultime de l’hindouisme, la délivrance. Ils sont une altérité individuelle incluse dans la doctrine des quatre stades de la vie de l’homme (āśrama). Au sein du panthéon hindou, cette altérité est incarnée en particulier par le dieu Śiva, dont l’étrangeté est radicale. Il est, avec Viṣṇu, l’un des deux principaux dieux de l’hindouisme, mais tandis que Viṣṇu est le dieu-roi, protecteur du cosmos, Śiva est le dieu horsnorme, non-conformiste, souvent dépeint comme un être sauvage séjournant à la périphérie de la civilisation, fréquentant les terrains de crémation, le corps couvert de cendres des bûchers funéraires, les cheveux hirsutes, nu ou vêtu de peaux de bêtes… Incarnation d’une religion dévotionnelle qui demande une adhésion inconditionnelle du dévot, quels que soient les excès de son dieu, Śiva assied sa suprématie en entrant en conflit avec les dieux ou les adeptes de la religion orthodoxe. C’est ainsi qu’il se rend à une grande cérémonie rituelle organisée par le dieu Brahmā, incarnation de l’orthodoxie brahmanique, vêtu de vieux haillons, enduit de cendres et orné de crânes, et que les brahmanes participant au sacrifice, horrifiés, le chassent1, qu’il est écarté du grand sacrifice organisé par son propre beau-père, Dakṣa, en raison de son apparence et de ses mœurs repoussantes, qu’il est attaqué par les ascètes de la forêt de Dāru2, ou encore qu’il décapite le dieu Brahmā qui refusait de reconnaître sa suprématie.
Un dieu criminel ? Parmi les multiples formes de Śiva, celle qui illustre sans doute le mieux son aspect horsnorme est Bhairava, l’« Épouvantable ». Śiva Bhairava se manifeste dans différents contextes mythologiques, en particulier lors l’épisode de la décapitation du dieu-prêtre Brahmā. Alors que Brahmā se déclarait divinité suprême, Bhairava le décapita et dut ensuite expier le péché d’avoir tué un brahmane, le pire des crimes qui soit dans la tradition brahmanique, en errant pendant douze années d’un lieu saint à un autre, condamné à vivre de mendicité, comme le prescrivent les livres de loi pour un tel crime. Au terme de sa pénitence, il sera finalement lavé de son péché. Le dieu criminel si radicalement « autre », qui transgresse les lois de la société brahmanique et dont l’apparence inspire terreur et répulsion, est en même temps présenté comme le sauveur qui, délivré du plus abominable des péchés, montre aux hommes la voie du salut. Cet aspect de Śiva, l’un des plus intéressants du panthéon hindou, a été abondamment représenté dans l’art indien et interroge par ses paradoxes. On peut tout d’abord se demander pourquoi choisir de représenter un dieu majeur sous un aspect effrayant et repoussant. Śiva peut-il être révéré comme un criminel, un pécheur ? Pour répondre à ces questions, le recours à l’iconographie s’impose. Nous nous appuierons sur deux abondantes productions HISTOIRE DE L’ART N°75 2014/2
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Fig. 7. Halebid (Karnataka), temple de Śiva Hoysaleśvara, · pavillon de Nandin sud, façade nord, Hoysala © cliché de l’auteur.
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perspectives études
Yves Le Fur
Figures de l’autre1
En Europe, la vision de l’autre s’est construite à partir de figures établies par l’iconographie et les mentalités des époques. Elle s’est élaborée également à partir d’images réalistes composées en présence des personnes mêmes. Depuis le Moyen Âge et la Renaissance, l’iconographie comprend des représentations traditionnelles comme celles du Sauvage, du Cannibale. Issues des légendes et du monde nordique de la forêt, ces images servirent moins à repousser qu’à borner le champ de l’animalité et du naturel, complaisants fairevaloir de la culture aristocratique. Elles furent opposées aux images idéales du monde classique « civilisé ». Mais l’image de l’autre ne se construit-elle pas en fonction de l’image que l’on voudrait se donner de soi ? Dans le jeu des distances et des rapprochements, quelles stratégies furent mises en place par les artistes par rapport à la demande dans les contextes devenus scientifiques notamment de l’histoire naturelle et de l’ethnographie ?
Du Sauvage Le 28 Janvier 1393, la reine Isabeau de Bavière donnait une grande fête en l’honneur de l’une de ses suivantes lorsque surgirent cinq hommes sauvages enchaînés et vociférant. Couverts de toile enduite de poix, de plumes et de poils de lin, ils se lancèrent dans une danse endiablée quand on découvrit dans les rires le roi Charles VI se cachant sous le déguisement. Son frère Louis d’Orléans, voulant le reconnaître, s’empara alors d’une torche et s’approchant d’un sauvage mit, par accident, le feu à l’un des danseurs et, tous, de se transformer en torches vivantes. Seuls le roi et un seigneur furent sauvés de ce que l’on nomma « le bal des ardents » et l’on dit que le roi Charles VI dans sa folie gardait un bon souvenir des belles flammes embrasant les sauvages. À la fin du Moyen Âge, une abondante iconographie développe la figure de l’homme sauvage sur de nombreux supports, les vitraux, les tapisseries, les sculptures de cathédrale comme à Valence (Espagne) ou des maisons comme à Rouen. Le sauvage était repoussant au sens plein du terme. On refoulait dans la forêt non seulement la bestialité, le velu, le grotesque, la part brutale de la sexualité mais aussi la solitude, la méditation et la mélancolie. La figure du Sauvage parcourait les marges des enluminures, cachée dans les rinceaux, figure ambivalente de répulsion mais aussi de tentation voire de désir. Le nombre de ces représentations laisse penser qu’il ne s’agit pas seulement d’une figure d’aversion. Le Sauvage n’est pas un monstre. Il est souvent représenté en famille dans des paysages de pureté, de source printanière. En se superposant aux figures du Barbare et du Satyre, le Sauvage offrait un éventail de ce que l’homme civilisé ne pouvait moralement pas être, de ses tentations et pulsions de sauvagerie à réprimer mais aussi de ce qu’il ne pouvait plus avoir de naturel, de merveilleux et d’innocence. Cette image serait emblématique d’une Europe qui, comme d’autres cultures, aurait eu ce mélange de fascination et de curiosité pour l’Autre en soi et l’Autre différent, ailleurs, ce désir se teintant aussitôt du remords intime de détruire ce que l’on estimait comme culture inférieure. HISTOIRE DE L’ART N°75 2014/2
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Fig. 1. Gustave de Beaucorps (Rochefort, 1825 - Nice, 190-) [attribué à], Jeune Noir de Tanger de face, vers 1859, épreuve sur papier albuminé d’après un négatif de verre, 21,6 x 16 cm, Paris, musée du quai Branly © Musée du quai Branly.
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études
Dhir Sarangi
Se représenter dans la culture d’autrui : une étude des miniatures indiennes du xviiie siècle (Rencontre culturelle et représentation visuelle)
Le xviiie siècle est sans doute la période la plus riche et la plus novatrice en ce qui concerne la rencontre culturelle entre l’Inde du nord et la France. Après la chute de l’Empire Moghol, c’est une époque d’effervescence et de transformation, marquée par la présence importante des Européens, parmi lesquels de nombreux Français, qui participent à la vie culturelle et artistique des élites indiennes. Cette période de transformation laissa une marque profonde sur la production artistique de l’époque. Les savants estiment qu’entre 1764 et 1775 il y avait entre 400 et 600 Européens vivant dans la principauté d’Awadh1. Une majorité d’entre eux étaient français, employés auprès des princes indiens. Non seulement ils témoignèrent un vif intérêt à la riche culture de l’Inde mais ils participèrent également à l’élaboration et à la diffusion de ses expressions artistiques. Ce n’était plus les simples commerçants ni les voyageurs de passage des siècles précédents. Ils s’installèrent dans le pays, achetèrent des terrains, épousèrent des Indiennes et négocièrent des traités pour leurs supérieurs ; ils aidèrent ces derniers à former leurs armées selon les techniques européennes. Certains d’entre eux travaillaient comme médecins2, ingénieurs ou architectes3, participant à l’érection de résidences, de palais ou de forteresses. Ce qui est par ailleurs remarquable, c’est que beaucoup d’entre eux, tout en gagnant leur vie grâce à leurs talents ou à leur savoir-faire, dépensèrent de grosses sommes d’argent et utilisèrent leur loisir à rédiger des mémoires ou ouvrages historiques. Certains ont constitué d’importants cabinets de curiosité ainsi que des collections de peintures et d’objets d’art. Cette remarquable production textuelle et visuelle témoigne d’une curiosité intellectuelle pour la culture indienne et révèle comment les Européens ont perçu la société indigène et leur place au sein de celle-ci. Dans un certain sens, ces Européens étaient des ambassadeurs culturels de l’Inde de leur temps dans leur pays d’origine. Leur rôle dans le rapprochement de ces deux mondes a été méconnu, principalement à cause du discours colonial qui a dominé durant des décennies. Tel est le cas de l’officier français Jean-Baptiste Joseph Gentil (1726-1799) et de sa collection de peintures et manuscrits indiens (ci-après la collection Gentil), dont l’examen peut constituer une mine de réflexions autour des notions d’identité et d’altérité, de traduction et de représentation culturelle. Créés au xviiie siècle dans l’Inde du nord grâce au mécénat de Gentil, ces albums de peintures et ces textes traitant des sujets indiens, qui s’inscrivaient à l’époque dans un réseau de circulation orienté essentiellement vers l’Europe, se trouvent aujourd’hui confrontés à un public mondial4. La carrière de Jean-Baptiste Gentil commence avec la Compagnie des Indes Orientales en 1752 lorsqu’il débarque à Pondichéry comme la plupart des Français qui cherchaient à faire fortune en Inde. Par la suite, après une carrière dans l’armée française, dont la fin HISTOIRE DE L’ART N°75 2014/2
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Fig. 3. Shuja-ud-Daula tire au mousquet, v. 1765, gouaches aquarellées sur papier, 52,5 x 36,8 cm et 52,5 x 36,5 cm, Paris, BnF, Estampes, Od 32, fol. 4-5.
Fig. 4. Prince indien fumant le huqqa, v. 1755, gouache et or, 27,9 x 21,1 cm, Paris, BnF, Estampes, Rés. Od 43 pet. fol., fol.18.
Fig. 5. Muhammad Khan Bangash, v. 1730, gouache et or, 26,8 x 21,8 cm, Paris, BnF, Estampes, Rés. Od 44 fol., fol. 17.
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études
Agathe Cabau
Touche pas à la femme blanche1 ! Le thème de l’enlèvement des femmes par les « Indiens Peaux-Rouges » dans les salons parisiens du xixe siècle2
Le thème de l’enlèvement de femmes blanches par des Indiens3 apparaît pour la première fois au Salon parisien en 1804. Néanmoins, il atteint son apogée entre 1848 et 1890, faisant écho aux troubles résultant de la conquête des territoires américains, dans un contexte marqué par un fort désir d’expansion coloniale et une montée du racisme en Amérique du Nord4. Au xixe siècle, la raison d’un enlèvement par les Amérindiens peut être de deux natures. Il peut s’agir d’un enlèvement politique, la captive faisant alors l’objet d’une rançon5 – un budget est prévu par les gouvernements pour remédier à ces attaques6 –, ou d’une pratique d’adoption visant à remplacer un défunt, afin d’atténuer le grief de la famille et de préserver la survie du groupe7. Si les œuvres de cette période s’inspirent de l’actualité immédiate, elles rendent également compte d’un genre littéraire populaire en Amérique du Nord : les récits de captivité chez les Indiens8. Insistant sur la rapacité des Indiens, elles s’accommodent avec la réalité historique. Initialement présent dans la littérature américaine et la culture populaire à travers des représentations gravées qui envahissent les journaux américains, le thème connaît une évolution significative en s’introduisant dans le sanctuaire parisien des Beaux-Arts. Les œuvres sont sélectionnées, à Paris, par un jury d’artistes, dont les critères d’évaluation, souvent tributaires de leurs affiliations artistiques, changent au long du siècle. Le ressort dramatique des œuvres joue sur cette visibilité spectaculaire d’un sujet vernaculaire. Plus encore, l’étude du contexte d’exposition témoigne du retentissement de certaines œuvres et de leur importance dans l’imaginaire des artistes qui fonctionne « en circuit fermé et à partir d’Indiens construits en authentiques faux et en vrais trompe-l’œil9 ». Le Salon comme lieu d’exposition joue un rôle déterminant dans la consécration, la légitimation et la diffusion d’une iconographie qui pose la question de la représentation du « sauvage » en art. Le processus de construction identitaire repose sur les deux personnages antagonistes de l’Indien et de sa captive blanche. Quelle que soit la période considérée au xixe siècle, les œuvres présentées au Salon ont en commun d’exhiber la nature érotique du corps féminin10. Les femmes blanches des colons sont dépeintes comme les victimes d’un adversaire redoutable, maître du territoire. La barbarie de l’Indien se mesure à son impétueux désir d’enlever une femme de colon. La beauté des captives, leur peau lisse et frémissante, à la fois vivante et inerte, constitue un motif prédominant. L’enlèvement se lit comme la concrétisation d’un désir matérialisé par les corps des femmes tout en portant symboliquement atteinte à la survie du groupe colonisateur. Associant à la fois sédition et domination, cette iconographie sollicite la représentation fantasmée du corps de la femme suppliciée. Les actions de tuer, d’enlever et de s’accaparer le corps de l’autre qualifient une position dominante du masculin. Leur répondent les attitudes féminines de la supplication, de l’étourdissement et de la belle inertie. Nous avons choisi d’évaluer la portée du thème de l’enlèvement et les enjeux de son exposition au Salon par une approche chronologique d’œuvres réunies pour la première fois. HISTOIRE DE L’ART N°75 2014/2
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Fig. 2. Tony Johannot, Vignette de la Mort de Cora publiée chez les éditeurs Charles Gosselin, Mame & Delaunay-Vallée, A. Sautelet & Cie, Salon de 1827.
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Touche pas à la femme blanche !
études
Gwennaëlle Cariou
La représentation de l’altérité à travers l’image des Africains-Américains
Aux xixe et xxe siècles, la figure de l’autre s’est notamment construite autour de la représentation de populations considérées comme différentes, lointaines, par exemple les populations colonisées dans le monde occidental (Europe et États-Unis). Bien que citoyens américains, les noirs américains ont longtemps été perçus et représentés comme formant un groupe distinct de la population blanche majoritaire, dans le contexte de la ségrégation et de la discrimination raciale, dont les effets demeurent dans la société nord-américaine malgré les lois et la volonté politique d’y mettre fin. La manière de représenter les Africains-Américains1 est longtemps restée soumise à des stéréotypes nourris par des préjugés durables. Ces stéréotypes se forment dès la période coloniale ; certains d’entre eux apparaissent ainsi au xixe siècle, notamment à travers les minstrel-shows 2 ou encore l’attraction The Old Plantation présentée dans plusieurs expositions nationales et internationales aux États-Unis. Ils sont très largement présents dans la culture populaire et s’ancrent ainsi durablement dans l’inconscient collectif. Les noirs américains ont cherché à proposer des représentations alternatives, dès le début des années 1890, grâce, notamment, à l’organisation d’expositions distinctes au sein des expositions nationales et internationales aux États-Unis, puis en créant leurs propres musées à partir des années 1960.
L’évolution du regard sur l’autre, du cabinet de curiosités au freak-show En Europe et aux États-Unis, les cabinets de curiosités ont constitué les premières formes de musées3. Ils rassemblaient des objets très variés, notamment des exotica, objets exotiques provenant de pays lointains (Afrique, Asie et Amériques) ou encore des naturalia, objets parfois considérés comme étranges, comme des coquillages ou encore des cornes de licorne (en réalité des défenses de narval). Ces collections exotiques, fabuleuses, mettent en évidence la fascination et le goût pour l’étrange et pour la différence, associant pure curiosité et désir de connaissance. Ces cabinets de curiosités furent à la fois des collections et des espaces de monstration ; ils visaient tout à la fois à représenter le monde et à l’ordonnancer. La découverte de nouveaux territoires et de continents, leur colonisation ont ensuite circonscrit, bien souvent, la définition de l’altérité à ce qui n’était pas européen. Cette question a été étudiée, notamment, dans le cadre d’expositions temporaires. L’exposition inaugurale du musée du quai Branly en 2006, D’un regard l’autre 4, explorait la manière dont les populations non-européennes avaient été considérées pendant plusieurs siècles, entre exotisme et sauvagerie. Les termes pour désigner l’altérité sous différentes formes et dans différents contextes diffèrent : exotique, primitif, sauvage, aborigène, indigène, autochtone. Les Africains-Américains, présents en Amérique du Nord depuis la période coloniale5, furent souvent désignés comme exotiques et primitifs. Ils ont longtemps eu un statut subalterne les distinguant des autres populations arrivées volontairement, du fait de l’esclavage puis de la ségrégation et de la discrimination raciale. Leur origine première fut la cause durable des préjugés dont ils furent victimes. HISTOIRE DE L’ART N°75 2014/2
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Fig. 3. Anonyme, Vue du Midway de St. Louis World’s Fair, 1904, épreuve argentique, Washington, Library of Congress © Library of Congress.
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études
Sofiane Taouchichet
Caricaturer l’autre Rôles et fonctionnement de l’autre dans la presse satirique illustrée
Comme tout concept fréquemment utilisé, l’altérité possède de nombreuses définitions et se présente sous des variations multiples qui tiennent principalement à des partis pris épistémologiques. Dans la pratique, il n’y a pas lieu d’opposer les définitions et les utilisations ; chacun investit librement le terme, selon des paramètres historiques, méthodologiques ou encore politiques. Toutefois, il convient d’en préciser l’emploi, en préambule, ne seraitce que pour couper court aux illusions mémorielles et victimaires1. En effet, l’altérité et l’autre suscitent l’intérêt du monde scientifique bien au-delà des espaces géographiques et des barrières disciplinaires. Forts d’un succès continu, qui remonte vraisemblablement à l’Antiquité grecque – Ricœur parle à son sujet de « méta-catégorie »2 – l’altérité et l’autre résonnent cependant depuis les années 2000 avec le « retour du colonial » qui phagocyte progressivement le concept autour de questions liées aux post-colonial studies et au processus de racialisation3. L’ouvrage Zoos humains et l’exposition Exhibitions, l’invention du sauvage illustrent la situation où s’entremêlent et se confondent altérité, autre, exotisme et aliénation4. Or l’altérité reste un objet de connaissance vaste, aux limites mouvantes et qui ne peut se restreindre à des interrogations sur l’assujettissement, la prédation et la domination d’un nous sur un autre. On le sait, l’altérité ne se résume pas à autrui et elle ne s’oppose pas à l’ipséité ; bien au contraire, l’altérité participe à l’identité du soi ; elle articule la diversité, la pluralité et la différence. Comme le rappelle Denise Jodelet5, il y a bien une « altérité du dehors », qui touche au monde extérieur, mais il y a tout autant une « altérité du dedans » qui se développe, cette fois-ci, au sein d’une même unité culturelle, sociale ou physique. L’une et l’autre sont le plus souvent analysées à partir du champ esthétique, entendu ici au sens large. Justement, nous souhaitons, dans les lignes qui suivent, ramener une source, la presse satirique illustrée, dans l’interrogation sur l’altérité et l’autre. Au xixe siècle, la presse satirique rencontre un succès, certes plus souvent d’estime que de tirage6, mais elle participe cependant à la constitution des imaginaires visuels, sociaux ou encore politiques. De par son genre, libérée des contraintes mimétiques, elle offre un regard sensible et subjectif ; ce qui fait dire à Jacques Lethève : « c’est un paradoxe de constater que les dessinateurs satiriques donnent finalement de notre temps une image plus fidèle, en tout cas plus lisible, que les autres artistes7. » L’une des critiques adressées à Exhibition est la non-prise en compte des régimes de visibilité. Parler d’altérité et de l’autre, de manière générale, est possible dans une perspective philosophique, mais, sans doute, problématique en histoire de l’art. Appréhender l’autre dans un périodique illustré de voyages romanesques destiné à la jeunesse comme Le Journal des voyages et des aventures de terre et de mer (1877-1929) implique une démarche clairement établie qui touche l’ensemble de la chaîne de communication. La construction, la diffusion, l’appréhension de l’altérité et de l’autre répondent à des attentes partagées. Sans les référents sur lesquels s’articule l’autre, on reste au niveau de l’identification, tout en éludant la question des motivations et des usages : « Parler d’altérité concerne une caractéristique HISTOIRE DE L’ART N°75 2014/2
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Fig. 6. Benjamin Roubaud, « Les troupiers en Afrique », Le Charivari, 17 février 1845 : « Saprebleu, charmante Aïcha… je me fais à vos usages… j’avais d’abord l’intention de vous franciser mais je trouve bien plus doux de me bédouiniser ! »
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Caricaturer l’autre
études
Élodie Vaudry
Réception des arts préhispaniques du Pérou dans les années 1930 en France : un dialogue à trois
La considération de l’Autre implique d’abord un mouvement centrifuge – de soi vers l’Autre – puis centripète – de l’Autre vers soi – pour ensuite fonder un rapport de soi à soi. Dans le cas des transferts culturels entre Péruviens et Français dans les années 1930, ce mouvement se complique dans la mesure où il inclut un troisième terme : le passé préhispanique et ses témoins artistiques. L’apport des arts précolombiens péruviens dans les arts décoratifs français de la première moitié du xxe siècle illustre ce triple discours. L’analyse de l’usage des arts anciens du Pérou dans les arts décoratifs français permet de comprendre, en partie, la perception qu’ont les Péruviens de leur propre passé ainsi que celle que les Français ont de l’aire andine. Cette étude met également en lumière le rayonnement ainsi que la place des figures artistiques françaises dans le Pérou des années 1930. Elle permet d’ouvrir sur l’impact diffus de la reconnaissance artistique de l’Autre à la fois comme moteur et comme outil politico-économique pour la France et le Pérou.
Des intérêts politiques et commerciaux bilatéraux La politique culturelle française La dynamique première d’ouverture de soi à l’Autre pour cet exemple s’impose par des nécessités politiques et économiques. Les échanges entre la France et le Pérou sont avant tout motivés par le besoin d’établir des alliances politico-commerciales pour renforcer leurs positions respectives sur la scène internationale. À la suite des guerres successives de 1870 et de 1914-1918, la France sort affaiblie, abandonnée par ses alliés et concurrencée par l’influence croissante de l’Allemagne, de l’Italie et plus tard des États-Unis en Amérique latine. Très tôt, dès 1909, le gouvernement français, inquiet de son sort, engage une politique de « propagande1 »intensive hors des frontières occidentales afin de conquérir de nouveaux marchés. Sous couvert d’une politique culturelle menée par le Bureau des écoles et des œuvres françaises à l’étranger au ministère des Affaires étrangères, la France engage une opération de séduction à l’égard des pays d’Amérique latine. Son rôle est de soutenir les organismes laïques (Alliance Française, Mission laïque) et les congrégations religieuses œuvrant via l’enseignement du français dans les pays hispanophones. En 1920, ce Bureau est transformé en Service des œuvres françaises à l’étranger (SOFE) et collabore avec d’autres organismes comme le ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts et l’Association française d’action artistique2. Le Service a pour objectif de rassembler toutes les organisations en lien avec l’Amérique latine sous le même programme de « propagande » culturelle afin de « créer ou maintenir à l’étranger une influence française résultant de l’enseignement de nos professeurs, de l’application de nos méthodes d’enseignement et de la lecture des œuvres françaises3 ». Son action se déploie en quatre sections : une section universitaire HISTOIRE DE L’ART N°75 2014/2
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Fig. 1. Elena Izcue, El Arte Peruano en la Escuela, 1926, Paris, Excelsior, 2 vol. Fig. 2. Elena Izcue, El Arte Peruano en la Escuela, 1926, Paris, Excelsior, vol. 2, planche IV.
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études
Victoria Souliman
Les « Antipodeans » : quand l’artiste australien s’assume en tant que figure de l’Autre
Aujourd’hui encore, l’Australie est surnommée de manière informelle « the Land Down Under », soit le pays des antipodes. Comme Richard White l’explique dans Inventing Australia, James Cook, lors de sa première expédition dans le Pacifique, était accompagné d’une équipe scientifique composée d’astronomes, de naturalistes et d’artistes qui étaient chargés de cartographier et de documenter la faune et la flore australienne selon les lois de l’observation scientifique de la nature. Rapidement, ces artistes et scientifiques ont développé une fascination pour les couleurs vives des oiseaux et des fleurs, et pour les curiosités zoologiques, telles que les cygnes noirs, les ornithorynques et bien sûr les kangourous1. Ils ont alors rapporté en Angleterre des images, sous forme de peintures et de gravures, ainsi que des spécimens de plantes et d’animaux plus étranges les uns que les autres. On peut mentionner l’anecdote du zoologiste et botaniste anglais George Shaw, l’un des premiers à observer un ornithorynque, qui pensa, en voyant l’animal, qu’il était le résultat d’un canular, déclarant que le bec d’un canard avait été habilement attaché au corps d’une taupe mais cherchant, en vain, la couture qui aurait assemblé les deux parties l’une à l’autre 2. Aux yeux des botanistes et naturalistes britanniques de l’époque, ces espèces apparaissaient comme inclassables ; ils en conclurent que les lois de la nature étaient, dans cette partie du globe, inversées. L’Australie fut dès lors vue comme étant cette terre où tout est contraire à l’Occident : il y fait jour quand il fait nuit en Occident, c’est l’hiver quand c’est l’été et les arbres y perdent leur écorce et non leurs feuilles (eucalyptus)3. Cette image de l’Australie s’est rapidement ancrée dans les esprits des occidentaux et s’est ensuite popularisée à travers plusieurs médias, plus particulièrement la littérature. On notera par exemple le célèbre passage d’Alice au pays des Merveilles (1865) de Lewis Carroll lorsqu’Alice tombe au fond du terrier : Tombe, tombe, tombe ! […] « Si j’allais traverser complètement la terre ? Comme ça serait drôle de se trouver au milieu de gens qui marchent la tête en bas. Aux Antipathies, je crois. » (Elle n’était pas fâchée cette fois qu’il n’y eût personne là pour l’entendre, car ce mot ne lui faisait pas l’effet d’être bien juste.) « Eh mais, j’aurai à leur demander le nom du pays. – Pardon, Madame, est-ce ici la Nouvelle-Zemble ou l’Australie ? »4
Qu’il s’agisse d’une étourderie ou d’un manque de connaissance, on peut noter que le lapsus d’Alice, qui utilise le terme « antipathies », est ici révélateur. En effet, par définition, « antipathie » fait référence à une aversion ressentie à l’égard d’une personne ou d’une chose à laquelle on ne s’identifie pas. Cela nous amène à considérer ce regard porté sur l’Australie comme une inversion de l’Occident qui perdurera bien après et affectera la construction de l’identité australienne. En ayant pleinement conscience d’être cet Autre, l’Australie se définit-elle comme inversion référentielle, maintenant un rapport avec ce qui est inversé, ou bien plutôt d’après une conception oblitérée et non référentielle qui rejette toute identification à l’Occident ? Cet aspect se manifeste-t-il dans les œuvres des artistes australiens ? HISTOIRE DE L’ART N°75 2014/2
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Fig. 6. Arthur Boyd, Reflected Bride 1, 1958, huile et tempera sur bois, 122 x 91,4 cm, Canberra, National Gallery of Australia (acheté grâce aux fonds du Nerissa Johnson Bequest en 1999 et reproduit avec la permission du Bundanon Trust).
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Les « Antipodeans »
études
Florence Duchemin-Pelletier
Un silence éloquent. Du désintérêt des surréalistes pour l’art inuit contemporain
L’histoire de l’art s’est souvent penchée sur les affections éprouvées par les artistes occidentaux pour l’ailleurs – terres lointaines, artefacts rituels et sociétés pensées meilleures. Mais qu’a-t-elle dit des antipathies, des mésestimes ou des simples témoignages d’indifférence ? On ne saurait trop lui en vouloir de n’avoir que rarement repéré les candidats ayant échoué au test des affinités électives : des silences, on peine à distinguer ceux qui sont éloquents. Les surréalistes, en particulier, ont souvent tu leurs désillusions et ignoré les formes d’expression qui manquaient de trouver une place symbolique dans leur généalogie. À l’inverse, celles qu’ils élisaient faisaient l’objet d’une considération attentive : écrits dédiés, entrée dans les collections particulières, place de choix dans les expositions, influence sur le travail de création. Là réside un paradoxe intéressant : alors que les surréalistes vouaient, depuis les années 1920, une fascination à l’Arctique, au peuple inuit et à sa production matérielle (objets chamaniques et du quotidien1), ils n’accordèrent pas d’attention aux réalisations sculpturales autochtones, dites contemporaines, qui abreuvèrent le marché canadien dès 1948-1949. Les raisons qui expliquent ce choix, et que nous développerons ici, disent autant des préconceptions qui ont en partie façonné l’image des Inuit en France que des valeurs prônées par le Surréalisme d’après-guerre. Plus encore, elles renvoient à l’existence d’un climat latent de « triste exotisme2 », caractérisé par le développement d’une littérature ethnographique désabusée, où les voyageurs en quête de dépaysement sont confrontés à l’adoption progressive des mœurs et des technologies occidentales par les sociétés autochtones et réalisent, dépités, que l’objet de leur fantasme appartient déjà au passé. Arrivés trop tard, ils ont manqué l’ivresse qu’est censé procurer le séjour en terres indigènes, cette perte absolue de repères transcendée par une forme de connivence poétique. De l’incuriosité simple au refus d’assister à la faillite d’une société jugée nourricière, le groupe d’André Breton eut bien des arguments à opposer, on le verra, au modèle promu par l’art inuit contemporain.
Une passion suivie et documentée De manière hâtive, on serait tenté d’attribuer l’absence d’intérêt des surréalistes pour l’art inuit contemporain au hasard des rencontres ou à leur ignorance de cette production artistique. Rien ne serait plus faux. Les membres du groupe furent trop à l’affût de manifestations passibles de les subjuguer pour que certaines expositions ou publications aient pu leur échapper. L’Arctique, surtout, constituait depuis les années 1920 un pôle d’intérêt majeur pour le cercle intellectuel. On rappellera pêle-mêle l’importance qui fut accordée aux territoires septentrionaux sur la carte surréaliste du monde de 1929 (fig. 1), le nombre important d’ivoires inuit cédés à la vente par André Breton et Paul Éluard en 1931, l’exposition spécialisée organisée par Charles Ratton en 1935 dont les surréalistes furent les rares visiteurs, et les acquisitions de masques pendant la période d’exil à New York dans les années 19403. Le répertoire visuel des Yupiit d’Alaska tout particulièrement suscita l’enthousiasme de Roberto Matta, Max Ernst, Isabelle Waldberg, Enrico Donati, HISTOIRE DE L’ART N°75 2014/2
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de sources de découverte potentielle pour les surréalistes auxquelles s’ajoutent les articles parus dans les revues The Studio, Le Courrier de l’UNESCO, Graphis, The Connoisseur, Domus et Goya 12. Le silence n’en paraît que plus trouble.
Fig. 2. Masque yup’ik, fin XIXe-début XXe siècle, Sud Yukon, Alaska, bois peint, H. 40,5 cm, Berkeley, Phoebe A. Hearst Museum of Anthropology. Présenté en 1958 au Centre culturel américain de Paris, dans le cadre de l’exposition L’art indien aux États-Unis.
Fig. 3. Masque du saumon, fin XIXe-début XXe siècle, Goodnews Bay, Alaska, bois peint, plumes, 48 x 44 x 15,5 cm, ancienne collection André Breton, Paris, musée du quai Branly.
Fig. 4. Reproductions illustrant l’ouvrage de Jørgen Meldgaard, Eskimo Skulptur, 1959.
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études
Camille Talpin
Michel Leiris et la figure de l’Autre dans l’œuvre d’art : du dissemblable au semblable
Michel Leiris, poète, écrivain, autobiographe et ethnologue, a produit une œuvre au cœur de laquelle la problématique de l’altérité occupe une place significative. Singulier dans sa pratique de l’écriture de soi qu’illustrent L’Âge d’homme 1 et La Règle du jeu 2, Leiris tente, par l’intermédiaire d’une rhétorique syntaxique3 ou métaphorique, d’atteindre un Autre à partir du « je » exploré dans toute sa vérité. L’autobiographie devient par conséquent une « machine à fabriquer du moi avec de l’autre4 », machine dévoilant également à ces autres que sont les lecteurs, un autre « je », jusque-là inconnu mais à travers lequel ils peuvent découvrir « quelque chose d’homophone5 ». Ce jeu de miroir entre le « je » et l’Autre se dévoile par ailleurs dans l’œuvre ethnographique de Leiris à travers laquelle la connaissance objective de l’Autre ne semble pouvoir se faire qu’à force de subjectivité6. Ainsi, comment atteindre cet Autre de la manière la plus objective qui soit à partir du « je » et de ma propre expérience ? Ce sont alors précisément l’engagement et l’expérience de l’ethnographie naissante des années 1930 de Leiris – lorsque Marcel Griaule lui propose le poste de secrétaire-archiviste au sein de la Mission Dakar-Djibouti entre 1931 et 19337 – qui vont l’encourager à mener une réflexion sur son rapport à l’altérité en tant que « caractère de ce qui est autre, s’opposant donc au même8 ». La pensée de l’écrivain diverge cependant très peu de celle de l’avant-garde littéraire et artistique défendue autour de 1930. Leiris adhère en effet à la perspective primitiviste de cet Autre que représente l’homme africain – un homme encore sauvage et surtout non touché par le système de valeurs occidental que Leiris rejette depuis son adhésion au surréalisme, préférant sans doute se rattacher aux « plus profondes affinités […] entre la pensée dite ‘primitive’ et la pensée surréaliste9 » défendues par André Breton. Habité par cette pensée idéalisée de l’Afrique, Leiris donne toutefois un dessein complémentaire à la mission scientifique qui lui est accordée. Il précise que l’ethnographie et ce voyage lointain doivent lui permettre de « sortir de [sa] peau et, […], [s]’approcher de la peau des autres10 ». Il s’agit néanmoins bien plus que d’un simple contact avec l’Autre que Leiris attend puisque ce contact doit faire « de lui un autre homme plus ouvert et guéri de ses obsessions11 ». Cet Autre, épargné par les tourments de l’homme occidental qui accablent Michel Leiris, devient un être guérisseur, un être capable de vous faire devenir autre12. Cependant, l’expérience du terrain remplace rapidement l’enthousiasme par la déception, comme en témoignent de nombreuses notes rédigées par Leiris dans son journal de bord que constitue L’Afrique fantôme, ainsi que la correspondance adressée à son épouse Louise13. Une « discordance entre la pensée et les données empiriques14 » se dévoile en effet, pour conduire progressivement à un véritable renversement entre la pensée initiale – idéalisée et presque mythologique – et l’expérience vécue, lorsqu’il déclare rétrospectivement, « j’ai senti plutôt le semblable que le très différent15 ». Il est alors pertinent d’interroger l’attitude de Leiris à l’égard de ce constat tiré de sa pratique de l’ethnographie, d’abord exercée sur le terrain durant la Mission DakarDjibouti, avant d’être complétée et approfondie par la formation en ethnologie qu’il entreprend de suivre et par les fonctions professionnelles qui lui sont proposées à son retour de HISTOIRE DE L’ART N°75 2014/2
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Fig. 8. Francis Bacon, Portrait de Michel Leiris, 1976, huile sur toile, 34 x 29 cm, Paris, musée national d’Art moderne / Centre Georges Pompidou © The Estate of Francis Bacon / All rights reserved / ADAGP, Paris 2015.
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méthode études
Viktoria Schmidt-Linsenhoff
L’esthétique du Divers. Victor Segalen et Paul Gauguin
Une jeune fille coiffée d’un turban doré et vêtue d’un t-shirt reproduisant un motif de Gauguin est plongée dans la contemplation d’un livre d’art. On voit des statuettes africaines et archaïques sur le bureau devant elle, et d’autres livres d’art dans la bibliothèque dans son dos. De la fenêtre de ce vieil appartement viennois, évocateur du Sigmund Freud Museum, une lumière chaude – digne d’un tableau de Vermeer – tombe sur la figure, incarnation du primitif dans l’art moderne classique. Le catalogue volumineux de l’exposition Primitivism in 20th Century Art (Museum of Modern Art, New York, 1984), que le personnage tient entre les mains, rappelle le débat suscité par la consécration muséale du primitivisme en 1985 ; le puzzle inspiré des Demoiselles d’Avignon de Picasso et le t-shirt d’après Gauguin renvoient à l’industrie culturelle actuelle, un chapitre de l’histoire de l’art loin d’être clos. Cette photographie fait partie de l’installation Die Beute (« Le Butin », 2006) de Lisl Ponger, et s’intègre dans une série de travaux sur les iconographies coloniales à travers leurs reproductions. Wild Places (2001), par exemple, étudie le mythe de l’artiste devenu sauvage d’après les tatouages rapportés d’Océanie par les matelots européens, et classe les peintres de l’exotisme dans une typologie historique des colonisateurs, à la suite des missionnaires, des mercenaires, des ethnologues et des touristes1. Le t-shirt de la figure allégorique qui se délecte de l’Ausbeute (« l’exploitation ») artistique des cultures extra-européennes reproduit un tableau de Gauguin, Trois Tahitiens (1899) ; c’est le signe le plus frappant de l’actualité de l’avant-garde du début du xxe siècle, qui aujourd’hui, cinquante ans après la décolonisation politique, autorise la vogue des mentalités et des cultures de goût néo-colonial. Eu égard aux grandes expositions représentatives qui célébrèrent la naissance et la mort de Paul Gauguin (1848-1903), à Stuttgart et à Essen en 1998, puis à Paris et à Boston en 2003, Lisl Ponger semble avoir fait le bon choix en prenant ce peintre pour exemple de la tradition ininterrompue du colonialisme dans le monde de l’art. Les catalogues aux ambitions scientifiques indéniables transmettent certes – notamment par des photographies et des cartes postales coloniales – une image bien plus précise de Tahiti et des îles Marquises que les ouvrages antérieurs, mais la démystification socio-historique de l’Océanie sert avant tout à rehausser le mythe de l’artiste, et attribue à Gauguin l’honneur d’avoir préservé, dans la mémoire des Européens, l’esthétique de la culture polynésienne qu’ils ont détruite2. Les expositions commémoratives n’ont pas réfuté les implications sexistes et racistes dénoncées par la critique féministe, introduite par Linda Nochlin en 1972 et développée par Abigail Solomon-Godeau et Griselda Pollock entre autres. Elles se sont tues sur ce point, comme si s’était éteint de lui-même le débat pourtant si vif dans les années 19903. Ainsi, dans leurs travaux, Rod Edmond (1997), Stephan Eisenman (1997) et Elizabeth Childs (1999) avaient repris et développé la thèse accrocheuse d’un Gauguin touriste sexuel et pédophile, serviteur misogyne d’idéologies coloniales4. Je souhaiterais prendre le relais avec l’« Esthétique du Divers », un article de Victor Segalen écrit entre 1908 et 1918. La théorie de l’exotisme de Segalen est axée sur la reconnaissance de la subjectivité de l’autre, et une relation fondée sur la différence. À l’heure où les principaux musées en Europe et aux États-Unis, et leurs HISTOIRE DE L’ART N°75 2014/2
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Fig. 3. Paul Gauguin, Cahier pour Aline, 1893, manuscrit, 21,5 x 17,5 cm, couverture, Paris, Bibliothèque d’art et d’archéologie – Jacques Doucet. Fig. 4. Paul Gauguin, Cahier pour Aline, 1893, manuscrit, 21,5 x 17,5 cm, contre-plat supérieur, Paris, Bibliothèque d’art et d’archéologie – Jacques Doucet.
Fig. 5. Paul Gauguin, Cahier pour Aline, 1893, manuscrit, 21,5 x 17,5 cm, contre-plat inférieur, Paris, Bibliothèque d’art et d’archéologie – Jacques Doucet.
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Ont participé à ce numéro
Agathe CABAU Docteur en histoire de l’art, université Paris I. Courriel : agathecabau@gmail.com Gwennaëlle CARIOU Docteur en études anglophones, université Paris-Diderot. Courriel : gwencariou@hotmail.fr Florence DUCHEMIN-PELLETIER Docteur en histoire de l’art, université Paris X. Courriel : duchemin.florence@gmail.com Dominique DE FONT-RÉAULX Conservatrice générale, musée du Louvre ; directrice du musée Eugène Delacroix. Courriel : dominique.de-font-reaulx@louvre.fr Violaine JEAMMET Conservatrice en chef, musée du Louvre. Courriel : violaine.jeammet@louvre.fr Karine LADRECH Maître de conférences en histoire de l’art, université Paris IV. Courriel : karine.ladrech@paris-sorbonne.fr
Yves LE FUR Conservateur général, Directeur du département du patrimoine et des collections du musée du quai Branly. Courriel : yves.lefur@quaibranly.fr Dhir SARANGI Professeur au Centre d’études françaises et francophones, université Jawaharlal Nehru, New Delhi. Courriel : dhirsarangi@gmail.com Victoria SOULIMAN Doctorante en études anglophones, université Paris-Diderot et université de Sidney. Courriel : victoria.souliman@sydney.edu.au Camille TALPIN Doctorante en histoire de l’art, université de Bourgogne. Courriel : camille.talpin@gmail.com Sofiane TAOUCHICHET Doctorant en histoire de l’art, université Paris X et université de Montréal. Courriel : sofianetaouchichet@gmail.com Élodie VAUDRY Doctorante en histoire de l’art, université Paris X. Courriel : elodievaudry@gmail.com