HISTOIRE DE L’ART N° 80 / 2017. L'ART ET LA FABRIQUE DE L'HISTOIRE (extrait)

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N° 80 2017/1

Revue de recherche et d’information publiée sous l’égide de l’Association des professeurs d’archéologie et d’histoire de l’art des universités (APAHAU), avec le soutien de la Direction générale des patrimoines, de l’École du Louvre, de l’Institut national d’histoire de l’art et du Centre allemand d’histoire de l’art



SOMMAIRE N°80 – 2017/1

L’art et la fabrique de l’Histoire 5

Olivier Bonfait et Pierre Sérié Introduction

111

Hugo Daniel « Marx et Mondrian » : Öyvind Fahlström et la peinture d’histoire, entre les faits et les « scénarios »

125

Alisson Bisschop L’histoire coloniale de la Belgique exposée à Venise : Luc Tuymans et la série Mwana Kitoko (Beautiful White Man)

137

Claudia Polledri Construire l’histoire : la figure du témoignage dans l’art contemporain libanais

PERSPECTIVES 13

Gilles Sauron Consensus ou hiérarchie : les enjeux de l’art augustéen

25

Anne D. Hedeman Visualizing History in Medieval France

ÉTUDES 37

Bastien Coulon Le couronnement de l’allégorie : histoire et réalité(s) dans l’album du Sacre de Louis XV par Pierre Dulin

51

Violaine Joëssel Artiste et acteur de la Révolution : l’idée du « peintre-patriote » selon John Trumbull

63

Adrián Almoguera Les arts au temps des armes : les artistes espagnols au péril de l’histoire pendant la guerre de l’indépendance

77

Margot Renard Illustrer l’histoire de France, ou « représenter à nos yeux ce que le texte décrit à notre esprit ». Le cas de l’ouvrage de Théodose Burette illustré par Jules David (1840)

89

101

Joanne Snrech et Virgile Cirefice Représenter l’histoire autrement. Renato Guttuso et le Fronte Nuovo delle Arti Paul Bernard-Nouraud Barnett Newman à l’aube de son œuvre, ou comment (ré)écrire l’histoire pour (re)commencer à peindre

MÉTHODE 149

Michael F. Zimmermann Guernica de Pablo Picasso : la réception allemande

VARIA

[PUBLIÉS EN LIGNE SUR LE BLOG DE L’APAHAU]

Benjamin Salama Pierre d’Ulin (1669-1748). Un peintre entre deux siècles Carolin Görgen Les amateurs du California Camera Club : l’esthétisation du territoire pour une légitimation historique de la photographie Joséphine Jibokji Yves Klein ou l’imaginaire du saut sans chute : histoire d’un motif impossible INFORMATIONS 167 174

Résumés/Abstracts Auteurs ayant participé à ce numéro


INTRODUCTION

Olivier BONFAIT et Pierre SÉRIÉ

L’art et la fabrique de l’Histoire

Pour son 80e numéro, la revue Histoire de l’art poursuit la réflexion sur le thème de « L’artiste historien » (n° 79) qui avait envisagé cette problématique du point de vue interne à l’histoire de l’art, l’artiste étant le producteur (ou le modérateur) de cette histoire, de l’architecte Jacques-Guillaume Legrand revisitant l’histoire de l’architecture au milieu de la tourmente révolutionnaire à l’artiste chilien Juan Downey opérant une re-visualisation des Ménines de Velázquez à travers les interprétations proposées par Leo Steinberg, en passant par Ingres défendant Jules Romain contre Raphaël alors que triomphe le néoclassicisme1. La question est envisagée cette fois en considérant l’Histoire dans son sens commun, comme l’étude et l’écriture des faits et des cultures du passé (parfois très récent) de l’humanité, et donc l’art, comme mise en forme visuelle d’une enquête et représentation projetant une vision du passé. Le rapport entre art et histoire est abordé de manière dialectique et plurielle : l’image face à l’Histoire, l’artiste acteur de l’Histoire, l’art et l’Histoire. Le thème n’est évidemment pas nouveau, et il ne veut pas se limiter à la peinture d’histoire, mais interroger les différents processus par lesquels l’artiste ou une image rendent compte de l’Histoire, parfois dans une interconnexion avec les sources documentaires, ou les textes des historiens, la font comprendre, et même agissent sur l’Histoire. L’enquête ainsi programmée se démarque d’entreprises précédentes. Il y a vingt-cinq ans, Francis Haskell avait retracé dans une vaste fresque reposant sur plusieurs épisodes comment l’historien, de la Renaissance au xxe siècle, utilise les images pour sa prose, de l’enthousiasme des découvertes des antiquaires à une attitude critique par rapport aux images, considérées comme moins sûres que les textes, ou à une autre utilisation des images avec le développement d’une histoire des civilisations2. Plus récemment, Thomas Gaehtgens, dans « Le peintre historien »3, insistait sur l’importance visuelle des images créées par les peintres dans notre imaginaire du passé, mais aussi sur les différents processus de mise en scène inventés par les artistes dans les représentations d’événements historiques récents à partir des Lumières. Il montrait ainsi comment Benjamin West, dans La Mort du général Wolfe (1770), célèbre un héros de l’histoire récente en recourant à des procédés propres à l’exemplum virtutis classique, mais actualisés, dans une prise de conscience du temps, comment John Trumbull, dans La Déclaration d’Indépendance, cherche à reconstituer un fait historique, et non une action qui relèverait du genre de la peinture d’histoire, et comment David, dans le Serment du Jeu de Paume, essaye, dans un geste de propagande, de communiquer un enthousiasme politique, quitte à ce que l’épisode révolutionnaire représenté soit rapidement dépassé par le cours de l’histoire. Nombreux pourraient être les autres exemples d’études, consacrées notamment à la peinture d’histoire4 ou tout simplement aux portraits du pouvoir5. HISTOIRE DE L’ART N°80 2017/1

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PERSPECTIVES

Gilles SAURON

Consensus ou hiérarchie : les enjeux de l’art augustéen

Dans le foisonnement historiographique de ces dernières décennies concernant l’époque augustéenne, le « siècle d’Auguste » (saeculum Augustum), comme un sénateur proposa d’appeler le règne du défunt princeps (Suétone, Aug., 100), notamment dans ses manifestations artistiques, une opposition radicale de points de vue me semble avoir dominé de nombreux débats, et l’enjeu n’en est rien moins que notre compréhension des intentions fondamentales de ce pouvoir dans la transformation du décor de la vie des hommes, aussi bien dans le domaine de la vie publique que dans les espaces privés, qu’il a réussi à imposer. Ce débat récurrent oppose, d’une part, l’idée qu’Auguste et le premier cercle de ses conseillers, qui, dans le domaine idéologique comptaient Virgile et Horace, recherchaient toujours un consensus, une réconciliation entre les vainqueurs et les vaincus de la guerre civile, et, d’autre part, l’idée que le maître-mot du pouvoir augustéen, dans tous les domaines, a été celui de hiérarchie (maiestas), ce qui veut dire qu’il ne s’agissait pas d’oublier les affrontements passés, et notamment la bataille d’Actium (31 av. J.-C.), dont le souvenir était pérennisé, sur place, par la fondation de Nicopolis (« la ville de la victoire »), l’érection, dès 29-28 av. J.-C., d’un monument commémoratif dédié à Mars, Neptune et Apollon1, l’institution de jeux pentétériques, qui ont été adjoints à la « période » des jeux panhelléniques (Suétone, Aug., 18, 3), et, à Rome, par la dédicace en 28 av. J.-C. d’un nouveau temple d’Apollon sur le Palatin, l’érection d’une nouvelle tribune sur le Forum, ornée de rostres pris à la flotte ennemie, et d’innombrables représentations évoquant la victoire2. La bataille d’Actium a été érigée au rang de mythe par le pouvoir augustéen et ses porte-paroles, d’abord timidement par Horace (Odes, 1, 37), puis par Properce (Élégies, 4, 6, 15-68) et Virgile (Énéide, 8, 671-713). Eugenio La Rocca, qui est un des chercheurs qui a le plus contribué à diffuser l’idée du consensus impérial, avait même réalisé une exposition en 1995 pour illustrer ce thème dans les Marchés de Trajan, transformés pour l’occasion en musée permanent des forums impériaux3.

Consensus ou hiérarchie ? Le cas du forum d’Auguste Pour E. La Rocca, tout le programme décoratif du forum d’Auguste, centré sur le groupe sculpté figurant Auguste en quadrige avec une dédicace au « père de la patrie » (pater patriae), illustrerait l’aspect majeur de la propagande du régime, qui était, selon lui, la pacification universelle (fig. 1)4. Toutes les composantes de ce gigantesque décor sont ainsi ramenées à ce thème unique, ce qui est un peu surprenant, car la place est dédiée à Mars Vengeur (Ultor), qui n’est pas par essence une figure divine particulièrement pacifique. C’est aussi le même « esprit de concorde » qui expliquerait, selon E. La Rocca, le décor de l’attique des portiques latéraux du forum d’Auguste, où alternaient HISTOIRE DE L’ART N°80 2017/1

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PERSPECTIVES

Anne D. HEDEMAN

Visualizing History in Medieval France

In a series of publications about the emergence of medieval vernacular prose history Gabrielle Spiegel discussed medieval canon formation and the « moment of inscription » of a text.1 For her « inscription » is « the way in which the historical world is internalized in a text and its meanings fixed ».2 She believes that choices made by authors at a specific moment internalize their own historical world, creating what she calls « the social reality of the text, a reality existing both inside and outside the particular performance included in the work, through the latter’s inclusions, exclusions, distortions, and stresses ».3 This « moment of inscription » is an useful frame for studying the production of illuminated manuscripts in which authors collaborated with artists, patrons, and libraires (book editors) to produce a history that embodies the social realities of its multiple producers at a specific moment.4 Artists are just one part of this historical team, but Spiegel’s formulation helps us think about ways to isolate artists’ contributions in manuscripts made through collaborative processes. Medieval manuscript illumination offered a flexible means to pique interest in texts and, inevitably, to structure and restructure them. In exceptionally sophisticated manuscripts, illustrations direct the readers’ attention to certain portions of text over others, associate disparate sections of the text, provide additional information to supplement it, and often create vivid impressions that persist in memory long after the book is closed. Illuminations also establish expectations about a text and frame its reception. Because of this flexibility, it is essential to keep in mind that visual representations of history in manuscripts respond to at least two distinct moments. The first is the equivalent of Spiegel’s « moment of inscription » when the text contained within the manuscript was written, and the second is the moment when the book containing the text was made and its illustrations executed by artists working in collaboration with authors and libraires. As visual paratext, illuminations in French histories respond to the French past that the manuscript’s text describes, but also to historical concerns at distinct « present » moments when sequences of manuscripts containing the text were made and their illustrations painted. The artists who decorated individual history manuscripts drew on contemporary visual traditions. As a result of this complex process of textual and visual inscription, illuminations need to be studied codicologically in relation to other paratextual elements within the manuscript, and historically in relation to contemporary books and historical events. Blending such approaches helps us to get closer to both understanding medieval artistic practice and to experiencing manuscripts as medieval viewers may have done when a manuscript was first made or later, when it was pulled off a library shelf and contemplated. These medieval visual representations embody a different relationship to the past, present, and future than do twentieth-century or twenty-first-century images. In a useful article that has implications for the study of illumination, Mary Carruthers meditated on the use of the historical present and its relationship to memory in medieval English HISTOIRE DE L’ART N°80 2017/1

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ÉTUDES

Bastien COULON

Le couronnement de l’allégorie Histoire et réalité(s) dans l’album du sacre de Louis XV par Pierre Dulin

Louis XV est âgé de douze ans lorsqu’il est sacré le 25 octobre 1722. Depuis les Carolingiens le sacre royal suit un rituel précis à la fois initiatique et spirituel : une série d’actions marquent la mutation du prince en monarque de droit divin. Le sacre se déroule en la cathédrale Notre-Dame de Reims, ville de saint Remi, qui y baptisa Clovis selon la légende. Afin de marquer l’événement et de le rendre visible au plus grand nombre, la Chambre du roi commande à Pierre Dulin (1669-1748), peintre reçu à l’Académie en 1707, un album retraçant les différents moments du sacre1. L’artiste réalise alors neuf gravures représentant le rituel depuis le lever du roi jusqu’au festin royal. À ces neuf gravures seront ajoutées ultérieurement autant de compositions allégoriques répondant à neuf moments du sacre. Chaque composition allégorique met en scène la personnification de la France rejouant métaphoriquement les actes du souverain. L’album s’organise ainsi : une gravure historique sur deux pages, suivie de la description du moment représenté, puis sur la belle page suivante une allégorie du moment avec son explication. En ouverture de l’album, à la suite d’un poème intitulé La France et la Religion, deux planches d’avertissement décrivent le processus de fabrication de l’album. Nous apprenons ainsi que le sacre des rois n’avait jusqu’alors fait l’objet d’aucun album de ce genre. La dualité construite par cet album entre les gravures historiques et les compositions allégoriques nous permet d’étudier l’histoire du sacre selon deux modalités. Le dictionnaire de l’Académie française donne ainsi en 1694 plusieurs sens au mot « histoire »2 : d’une part la « narration des actions et des choses dignes de mémoire », mentionnant l’histoire de France comme exemple, et d’autre part « le récit de toute sorte d’aventure particulière ». Le double registre de l’album permet donc d’articuler l’histoire du sacre comme la narration d’un événement mémorable pour le pouvoir, et le récit de ce dernier comme une suite d’actions particulières exécutées par le roi ou par la France dans leurs lieux respectifs. L’originalité de cet album incite ainsi à questionner aussi bien l’écriture de l’histoire par l’allégorie que la représentation purement descriptive des événements du pouvoir royal, entre panégyrique et historiographie. Le récit du sacre comme une aventure particulière par l’allégorie sera ici étudié en prenant en compte le lieu et les espaces intermédiaires au sein desquels sont inscrites nos figures. Enfin, il s’agira de mieux comprendre l’incarnation complexe de la personnification de la France dans son rapport à l’effigie royale.

L’histoire du sacre à l’épreuve de l’allégorie Il existe autour de l’album du sacre de Louis XV, mais également autour de son auteur, un certain flou quant aux détails du processus de commande et de création de l’œuvre. Cependant, l’avertissement de deux pages qui ouvre l’album relate les différentes étapes de l’élaboration du projet. HISTOIRE DE L’ART N°80 2017/1

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ÉTUDES

Violaine JOËSSEL

Artiste et acteur de la Révolution : John Trumbull et l’idée du « peintre-patriote »

L’art en Amérique au tournant du xixe siècle est marqué par la pratique du portrait, témoignant de l’importance de modèles tels que Sir Joshua Reynolds ou Thomas Lawrence, et d’une affection des commanditaires pour ce genre. Des tentatives de diversification de la production artistique sont néanmoins à relever, en particulier de la part de peintres partis étudier en Europe. Le cas de John Trumbull (1756-1843) est à cet égard exemplaire. Cet article vise à comprendre comment ce dernier a représenté la guerre d’Indépendance américaine, qu’il a vue comme un terrain idéal pour l’épanouissement de la peinture de grand style en Amérique, mais aussi à retracer les débats théoriques dans lesquels le peintre s’inscrit, débats qui ont animé la première moitié du xixe siècle avec la publication en 1834 de History of the Rise and Progress of the Arts of Design in the United States par William Dunlap1. Cet ouvrage rédigé sur le modèle des Vies de Vasari marque en effet une première tentative d’établissement d’une histoire de l’art en Amérique. La notice consacrée à John Trumbull fait l’objet d’une polémique à sa parution en 1834. L’auteur critique les choix opérés par le peintre dans ses tableaux d’histoire contemporaine et en particulier sa commande obtenue en 1817 auprès du Congrès de la décoration de la rotonde du Capitole. La consultation de la correspondance privée de John Trumbull met en évidence la manière dont le peintre a souhaité rédiger un droit de réponse face aux critiques dont il fait l’objet, sous forme d’une biographie qu’il publie en 18412. Cet article se propose de saisir comment John Trumbull, à une période où l’art américain se constitue et se théorise, réussit à se présenter comme le metteur en scène de la Révolution, se posant en « peintre-patriote ». Nous analyserons dans quelle mesure on peut parler d’un choix stratégique de la part de l’artiste qui est le premier à représenter ce sujet ; audelà de la volonté de documenter les épisodes fondateurs de l’Amérique, nous verrons comment Trumbull met en place une peinture dotée de symboles et de figures héroïques susceptibles de donner corps à une communauté. Enfin, nous tenterons de comprendre comment un programme qui aurait dû être fédérateur a soulevé tant de critiques, révélant des visions qui s’opposent, au xixe siècle, sur l’avenir des arts en Amérique.

Un apprentissage londonien Réalisées durant son second séjour en Angleterre, de 1784 à 1786, lors de ses études au sein de la Royal Academy, La Mort du général Warren à la bataille de Bunker’s Hill (fig. 1) et La Mort de Montgomery à Québec (fig. 2) sont les deux premières peintures d’histoire contemporaine de John Trumbull. Rappelons que le premier artiste américain à peindre l’histoire fut néanmoins Benjamin West avec La Mort de Wolfe et que c’est précisément auprès de West, installé à Londres, que Trumbull étudie. Une des raisons pour lesquelles John Trumbull est encouragé par West à s’essayer à la peinture d’histoire est que, peintre officiel de George III, il lui est impossible d’illustrer la cause américaine. Il considère d’autant plus Trumbull comme le peintre idéal pour représenter la guerre HISTOIRE DE L’ART N°80 2017/1

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ÉTUDES

Adrián ALMOGUERA

L’art en Espagne pendant la guerre de l’indépendance Productions artistiques et constructions historiques

Nommé roi d’Espagne par son frère en 1808, Joseph Bonaparte fut chargé de régner sur l’une des puissances les plus convoitées. Cette situation faisait d’emblée du cas espagnol une exception dans l’histoire politique du Ier Empire et à peine était-il installé dans son nouveau palais de Madrid que Joseph exposa à son frère le problème central qui devait occuper tout son règne : « Mon frère […] on n’a même pas un seul allié1 ». Les cinq ans qui séparèrent son ascension sur le trône espagnol et sa fuite définitive en 1813 marquèrent ainsi le début de la remise en cause et bientôt de la chute de l’empire supranational que Napoléon avait rêvé d’établir en Europe. Au temps même de la guerre contre la France, l’historiographie espagnole traditionnelle forgea une légende noire autour de celui qu’encore de nos jours on connaît sous l’expression de « roi intrus »2. Cela s’est agrégé à un ensemble de clichés nationalistes qui, depuis l’absolutisme de Ferdinand VII jusqu’à la période d’ultranationalisme de la dictature franquiste, ont considéré le règne de Joseph Bonaparte comme un temps de vandalisme patrimonial, de destruction et d’obscurantisme culturel. Dans ce contexte, l’étude de la culture artistique espagnole sous la domination française a dû attendre une tardive révision scientifique. Aujourd’hui cependant, les historiens s’accordent pour considérer cette courte période comme le début de l’histoire contemporaine de l’Espagne et comme une phase déterminante dans la création de son identité nationale moderne. Pourtant, au sein de la vaste bibliographie concernant la guerre de l’indépendance on a souvent exclu la contribution essentielle des artistes à l’écriture de ce chapitre de l’histoire nationale. Mis à part les monographies autour de personnages clés comme Goya, la réflexion théorique menée par les artistes alors présents en Espagne (nationaux ou étrangers) sur cette période n’a jamais fait l’objet d’une étude globale. Néanmoins, il est tout à fait évident que les créateurs qui ont vécu ce temps dit « d’anti-architecture » et « de destruction […] à cause de fausses idées de progrès », ont contribué avec leur production artistique à dessiner les multiples facettes de ce prisme complexe qu’a été la guerre de l’indépendance3. Ce conflit consista d’abord en une réaction patriotique contre la domination étrangère, mais entraîna aussi une sanglante guerre civile. Au milieu du front commun de l’opposition nationale face à la société afrancesada qui soutenait le régime bonapartiste, les principaux cercles des libéraux et des absolutistes se sont battus pour imposer leur modèle politique en Espagne. Au cœur de ces événements, les artistes ayant vécu la guerre ont reçu une tâche d’une importance fondamentale : donner un visage artistique à cette période historique. Au-delà de la seule peinture d’histoire, il convient de se concentrer globalement sur l’ensemble des acteurs artistiques actifs durant le turbulent règne de Joseph Bonaparte, et surtout sur l’histoire, ou plutôt les histoires, qu’ils ont décrites et écrites dans leurs œuvres. HISTOIRE DE L’ART N°80 2017/1

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ÉTUDES

Margot RENARD

Illustrer l’Histoire de France en 1840 ou « représenter à nos yeux ce que le texte décrit à notre esprit » Le cas de l’ouvrage de Théodose Burette illustré par Jules David

Théodose Burette, professeur d’histoire au collège Stanislas de Paris, publie en 1840 la deuxième édition de son Histoire de France, illustrée par Jules David1. La première édition, une contribution aux Cahiers d’histoire universelle édités à l’intention des écoles2, lui vaut d’être reconnu en tant qu’historien et pédagogue, une réputation définitivement acquise lorsqu’il fait paraître son Histoire en deux volumes indépendants pour un public élargi. Burette est par ailleurs connu des cercles intellectuels parisiens ; il est parfois mentionné dans les brèves mondaines, comme celles de la revue Lettres aux belles femmes de Paris et de la province3. Par l’intermédiaire de son ami Jules Janin4, écrivain et critique renommé de son temps, il évolue au sein d’une société artistique et littéraire qui accueille favorablement les historiens, une catégorie professionnelle aux contours encore flous5. Jules David, qui a illustré l’ouvrage de Burette, est lithographe et dessinateur, il fréquente plutôt les cercles de la librairie et du commerce des estampes6. Sa renommée s’établit principalement sur les gravures de mode qu’il livre pour des revues féminines, mais il produit également des estampes d’actualité et des portraits des souverains régnants7. Il illustre plusieurs ouvrages, dont L’Histoire populaire, anecdotique et pittoresque de Napoléon de Saint-Hilaire en 1843, ou encore Don Quichotte en 1887, à la fin de sa vie. Le graveur des dessins de Jules David, enfin, est Victor Chevin, graveur sur bois qui au Salon de 1840 expose deux de ses planches pour l’ouvrage de Burette et remporte ainsi la médaille de troisième classe8. Les artistes s’approprient cette nouvelle vision de l’histoire, qui gagne les planches des théâtres, les cimaises du Salon, les cabinets de lecture et jusqu’aux foyers domestiques. L’illustration, qui dans les années 1840 pullule dans les pièces dramatiques, les romans et les études savantes, favorise le développement de la lecture aussi bien qu’une mise en spectacle de l’histoire9. Les qualités de pédagogie et de divertissement reconnues à l’image expliquent cette nouvelle tendance à illustrer des ouvrages érudits. Au tournant de 1789, théoriciens et politiques s’étaient penchés sur la question de transformer la société par l’éducation scolaire10. L’image s’adressant « à l’esprit, aux oreilles et aux yeux11 » s’imposa comme un support pédagogique privilégié, et l’histoire comme le moyen le plus efficace d’enseigner les principes révolutionnaires. Quarante ans plus tard, un journaliste note que grâce aux progrès de la gravure sur bois, qui permet de « mettre la pensée de l’artiste en regard de la pensée de l’auteur », c’est-à-dire d’insérer la vignette dans le texte, HISTOIRE DE L’ART N°80 2017/1

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ÉTUDES

Virgile CIREFICE, Joanne SNRECH

Représenter l’histoire autrement Renato Guttuso et le Fronte Nuovo delle Arti

Après la mise sous tutelle de la vie culturelle sous le fascisme et une guerre de libération nationale qui a pris la forme d’une guerre civile1, la période de l’après-guerre italienne est marquée par une grande effervescence politique et artistique. Alors que les partis de masse s’imposent sur la scène politique – le plus important d’entre eux, le parti communiste, atteint rapidement les deux millions d’inscrits – et que l’État italien devient pour la première fois une république après le référendum du 2 juin 1946, la vie culturelle connaît elle aussi un regain d’activité. La fin des années 1940 voit ainsi la création d’un certain nombre de groupes artistiques et littéraires dont la floraison multiple a été souvent soulignée2. Parmi eux, le Fronte Nuovo delle Arti (le Nouveau Front des arts), malgré une existence très brève – créé en octobre 1946, il est dissout en mars 1950 – s’impose comme l’un des plus dynamiques. Né à Venise, ville dont la vivacité culturelle s’était affirmée pendant la guerre, le Fronte est le fruit de la rencontre du critique d’art Giuseppe Marchiori et d’artistes vivant et travaillant dans la ville comme Giuseppe Santomaso, Armando Pizzinato, Emilio Vedova et Alberto Viani. À ce noyau s’ajoutent Renato Birolli, Renato Guttuso et quelques autres : le manifeste signé le 1er octobre 1946 porte le nom de onze peintres et sculpteurs, de provenances diverses, comme le souligne le critique d’art Enzo Di Martino : « certains considéraient que Corrente 3 était le devancier légitime du Fronte ; d’autres plaçaient leur œuvre dans le sillon de Picasso quand d’autres encore s’intéressaient à l’expressionisme de l’école française4 ». C’est que dès le début, le groupe refuse de s’engager sur des critères esthétiques, pour ne garder, comme moyen de cimenter leur association, que la conscience historique de l’époque qu’ils vivent, convaincus que la période, marquée par un foisonnement régénérateur, est, en elle-même, un marqueur commun. Unissant artistes réalistes et non-figuratifs, le Fronte se veut un moyen de rendre compte des spécificités d’une époque, que Marchiori définit comme celle de « la conquête de la liberté [et en] conséquence de la recherche de nouveaux rapports entre les hommes5 ». Cela explique aussi le patronage symbolique de Picasso, qui incarne, pour le critique, « le symbole de la protestation de l’artiste face à l’histoire6 ». Dans un contexte marqué par l’engagement politique de nombreux artistes et intellectuels – dont l’exemple le plus éclatant est la publication de la revue Il Politecnico7 par Elio Vittorini – le Fronte n’échappe pas aux débats et aux polémiques quant à son positionnement idéologique. Initialement, sous l’impulsion de Birolli, le mouvement s’appelait Nouvelle Sécession artistique italienne ; c’est l’influence de Guttuso qui tendit à le politiser davantage et à lui donner son nom définitif qui renvoie à la terminologie du Front populaire. La présence de certains artistes à l’engagement communiste revendiqué – Guttuso, Pizzinato – influence aussi le rapport au temps et à l’histoire promu par certains membres du groupe, qui cherchent à se faire les hérauts du changement historique à l’œuvre, du passage de témoin entre une bourgeoisie agonisante, caractérisée HISTOIRE DE L’ART N°80 2017/1

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ÉTUDES

Paul BERNARD-NOURAUD

Barnett Newman à l’aube de son œuvre ou comment (ré)écrire l’histoire pour (re)commencer à peindre

Commencer à peindre – Peindre le commencement En 1948, Barnett Newman peint Onement I, une huile sur toile d’un peu moins de soixante-dix centimètres de haut et d’un peu plus de quarante centimètres de large, d’un fond brun-rouge rappelant l’imprimatura des tableaux anciens, traversée en son milieu et de haut en bas par une longue trace orange cadmium, une sorte de coulée irrégulière, de traînée de lumière ambrée qui forme un glissando de couleur, une basse continue contenue dans les limites de l’adhésif de masquage dont elle suit aléatoirement la trame tout en faisant jouer ses marges. Barnett Newman l’a affirmé avec insistance : avec cette œuvre, il a découvert le signe inédit et cependant archaïque qu’il recherchait depuis près de cinq ans ; il venait d’accomplir le geste inaugural lui permettant de refonder son art, celui qui l’autorisait alors à « partir de zéro comme si la peinture n’existait pas1 », et cela le jour de ses 43 ans. On a beaucoup glosé sur la forme de Onement I, sur son « zip », comme Thomas Hess l’a nommé, dénomination que Newman fit sienne2. Hess, justement, y a vu un signe kabbalistique autant qu’une allusion aux figures de plâtre de Giacometti exposées à la galerie Pierre Matisse de New York à la même période ; rapprochements qui ont été souvent jugés abusifs en ce qu’ils rabattraient la radicalité de l’œuvre de Newman sur des catégories d’analyse connues3. Sans entrer dans ces discussions qui dépassent le cadre de cet article, on peut rappeler que Newman se rendit bien à l’exposition Giacometti qui se tint du 19 janvier au 14 février 1948, comme la plupart des artistes new-yorkais de l’époque4, sans que l’on sache s’il le fit avant ou après son anniversaire (le 29 janvier), en admettant que l’œuvre fut bien réalisée à cette date, comme il le déclare en 1970. Au cours de ce dernier entretien, accordé au réalisateur Emile de Antonio deux mois et demi seulement avant sa mort, Newman prolonge et parachève la démarche qui fut la sienne à partir du milieu des années 1940 : affirmer la cohérence de son œuvre et des recherches qui y ont conduit. S’il est plus précis sur certains détails, ses propos n’ont en effet guère varié au fil du temps : Onement I occupe toujours le rang de « première peinture », « c’est-à-dire, explique-t-il, celle avec laquelle j’ai eu le sentiment d’avoir pénétré un domaine qui m’était propre, qui était complétement moi ». Celle aussi qui l’a déconcerté pendant les mois qui ont suivi sa réalisation presque fortuite parce qu’en apparence impulsive, avant qu’il ne comprenne, donc, « que, pour la première fois, pour [lui], ce qui se faisait n’était pas un tableau [there was no picture making]. Ce choc a fait exister la chose à [s]es yeux5 ». Et de déployer en conséquence le pouvoir subversif de la peinture abstraite elle-même, de sa peinture ouverte, comme il la définit, dans la mesure où, avance encore Newman, « si mon travail était correctement compris, ce serait la fin du capitalisme d’État et du totalitarisme6 ». Un tel credo met en évidence HISTOIRE DE L’ART N°80 2017/1

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ÉTUDES

Hugo DANIEL

« Marx et Mondrian » Öyvind Fahlström et la peinture d’histoire, entre les faits et les « scénarios »

En 1973, alors que le Moore College of Art de Philadelphie lui consacre une rétrospective, Öyvind Fahlström précise l’usage qu’il fait des « données », dont ses œuvres récentes sont nourries : « Évidemment, la plupart des œuvres d’art (néo-dada, pop art, art conceptuel) utilisent des données qui ‘n’engagent à rien’, qui ne sont ‘pas importantes’ en elles-mêmes. Est-ce que les faits relatifs à l’exploitation économique ou aux techniques de torture font basculer l’œuvre dans la ‘propagande’ ? Si c’est le cas, est-ce que les dessins de Goya sur les misères de la guerre ne sont pas aussi de la ‘propagande’1 ? » Le problème auquel s’attaque Fahlström est celui de l’innocuité de l’information telle qu’elle est employée ou conçue dans les œuvres et le regard de ses contemporains. Dire que les données « n’engagent à rien », c’est d’abord dire qu’elles n’engagent pas les artistes. Le modèle de Goya, peintre et graveur de l’histoire contemporaine, est un recours – la référence est appuyée chez Fahlström – face à une tendance majoritaire chez ses contemporains, du conceptualisme au pop art en passant par le néo-dadaïsme, dans laquelle les données ne concernent pas plus « l’exploitation économique » que les « techniques de torture ». Né au Brésil de parents scandinaves, ayant suivi ensuite une éducation en Suède, puis vivant entre la France, l’Italie et la Suède avant de s’établir à New York, Fahlström, dans lequel Pontus Hultén voyait un « citoyen du monde2 », aborde l’histoire sous l’angle de la stratégie et de la géopolitique en s’appuyant sur les faits. Ses œuvres, du début des années 1960 jusqu’à sa mort en 1976, ont pour matériau premier les données de situations politiques, et comme méthode la construction participative de l’histoire. Son recours à la notion de « peinture d’histoire », en 1973, prend le sens d’une position critique dont les motifs et les moyens méritent d’être explicités.

Une poétique des faits « Personne ne pense au fait de tuer des gens… c’est très impersonnel… on ne voit pas les bombes – c’est TRÈS ABSTRAIT3 » : ces propos sont rapportés dans une bulle qui s’échappe d’une figure casquée et protégée par des lunettes d’aviation, au cœur de Column no. 2 (Picasso 90) (fig. 1). Au-dessus de ce personnage qui ne voit pas (fig. 2), une vignette illustre la scène à la façon d’un tableau : dans le cadre, un bombardier stylisé de manière géométrique lâche son chargement sur un paysage baigné de soleil. Ce tableau « abstrait » est au centre d’une grande carte « all-over » traitée dans un style cartoon entre Will Eisner et George Herriman, où sont juxtaposés les faits cités et leur rigoureuse illustration littérale. Le titre, « column », est celui d’un ensemble de quatre sérigraphies réalisées entre 1972 et 19734. Il emprunte au vocabulaire de la presse écrite, et à l’agencement vertical du texte qui est réservé aux journaux. Si les données sont « très abstraites », le principe illustratif chez Fahlström vise à rendre visibles et sensibles les faits. HISTOIRE DE L’ART N°80 2017/1

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ÉTUDES

Alisson BISSCHOP

L’histoire coloniale de la Belgique exposée à Venise : Luc Tuymans et la série Mwana Kitoko (Beautiful White Man)1

Né en 1958 près d’Anvers, où il vit et travaille, Luc Tuymans est l’un des artistes belges les plus influents et les plus en vue de la scène internationale contemporaine. Sa reconnaissance est incontestable, comme en témoigne sa présence dans les plus grandes collections et manifestations consacrées à l’art contemporain ainsi que les nombreuses expositions rétrospectives qui lui sont consacrées depuis plusieurs années, dont la dernière en date s’est déroulée à Lille2. Incarnant à la fois la figure de l’artiste-historien3 et de l’artiste-chercheur, Luc Tuymans travaille depuis ses débuts à partir d’une imagerie existante qu’il puise dans des archives, des documentaires, des photographies personnelles ou encore dans des images issues de la presse écrite ou télévisuelle. Cette pratique appropriationniste, qui consiste à ne pas produire de nouveaux motifs en peinture, questionne notre rapport aux images, mais aussi et surtout la relation au passé et à la mémoire. La mémoire est un thème récurrent chez Tuymans qui, comme d’autres artistes de sa génération, ne cesse d’interroger l’histoire à travers des événements aussi chargés sur le plan historique et politique que l’Holocauste et le nazisme, le nationalisme et l’ascension de l’extrêmedroite en Flandre, les conséquences des attentats du 11 septembre, la montée du fascisme en Europe ou encore la place de la religion au sein de la société. En 2001, lorsqu’il est invité à représenter la Belgique à la Biennale de Venise, Luc Tuymans prend un véritable « risque » en choisissant d’exposer, dans le pavillon national, un ensemble de toiles se référant explicitement à l’histoire coloniale de la Belgique, et en particulier à la visite du roi Baudouin au Congo en 1955 et à l’épisode de l’assassinat de Patrice Lumumba. En abordant ces sujets, Tuymans politise de façon inédite le Pavillon belge. Mais le plus surprenant est qu’il est alors l’un des premiers artistes belges à oser peindre un tel sujet – réservé jusqu’ici le plus souvent aux documentaires4 – et, surtout, le seul à choisir le cadre national de l’une des manifestations artistiques internationales les plus notables pour explorer les aspects particulièrement sombres et controversés de l’histoire de son pays. Pour saisir les raisons qui ont mené Tuymans à se confronter à un tel exercice de mémoire, il est important de prendre en considération non seulement le contexte politique belge de la fin des années 1990, mais aussi quelques-uns des procédés inhérents à la production de Tuymans, tels que la convocation de multiples documents issus de sources variées et l’adéquation récurrente qu’il tisse entre le sujet et le lieu de l’exposition. Enfin, outre son caractère inédit et son contenu assurément politique, l’exposition de Tuymans à Venise revêt également un intérêt du point de vue de sa réception et de son impact dans les sphères politiques, médiatiques et artistiques. HISTOIRE DE L’ART N°80 2017/1

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ÉTUDES

Claudia POLLEDRI

La figure du témoignage dans l’art contemporain libanais

Depuis les années 1990, l’art contemporain libanais représente un terrain particulièrement propice pour réfléchir à la problématique de la relation entre l’art et l’histoire. La réinterprétation visuelle d’une série d’outils propres à l’opération historiographique (archives, documents, témoignages, mises en récit du passé) constitue, en effet, un élément commun à plusieurs de ces œuvres dont le propos est souvent double : relire l’histoire contemporaine du Liban, tout en questionnant les modalités de son écriture1. Bien que cette tendance se retrouve aussi chez d’autres artistes contemporains, elle acquiert, dans l’art libanais, une signification toute particulière en raison de la relation que ces œuvres entretiennent avec les événements récents de l’histoire du Liban autour desquels un discours historiographique commun n’a pas encore été élaboré. Nous faisons référence ici au conflit civil qui a marqué le pays entre 1975 et 1990 et qui s’est terminé en 1989 avec la signature des accords de Taëf suivis, le 26 août 1991, d’une loi d’amnistie générale. Ce qui a découlé de cette dernière résolution est une forme « d’amnésie officielle programmée2 » qui, d’après Fawwaz Traboulsi, s’est manifestée par l’effacement « des responsabilités de l’avant-guerre » et de « la culpabilité des chefs et partis miliciens3 ». À cette manipulation institutionnelle de la mémoire se relient aussi deux autres phénomènes. Tout d’abord, l’étouffement d’un processus de justice transitionnelle qui aurait aidé le difficile travail de reconstruction de la société libanaise4 dans l’après-guerre, et ensuite les difficultés relatives à l’élaboration d’un discours historique autour des guerres libanaises. Les blocages qui concernent la rédaction d’un nouveau manuel scolaire d’histoire5 allant de 1943 à l’époque contemporaine, tel que prévu par les accords de Taëf 6, en sont un signe évident. On peut juxtaposer à cette impasse la considération de l’historien Henry Laurens qui souligne un manque concernant le traitement historiographique du conflit libanais « que ce soit en histoire immédiate ou en histoire du temps présent7 » et ce, « mis à part l’exception majeure de Samir Kassir8 pour la première moitié de la guerre9 » et les œuvres de vulgarisation. Or, à la lumière d’un tel contexte, comment qualifier la relation à l’histoire propre à l’art libanais, et comment cette même relation prend-elle forme ? S’il est difficile de voir dans ces œuvres un substitut du processus historiographique, il faut reconnaître aux représentations du passé élaborées par ces artistes le mérite d’en souligner avec force la nécessité. De ce besoin d’histoire qui encore aujourd’hui marque le tissu social libanais, ces œuvres constituent une expression significative de par leur tentative d’empêcher, ou du moins de freiner, l’effacement des traces physiques et mémorielles de ces événements majeurs. Une démarche qui d’ailleurs nous invite à postuler la spécificité du champ de l’art qui, face aux blocages de nature mémorielle et historiographique, crée des voies alternatives pour permettre l’accès au passé. Parmi les différents outils que ces œuvres mettent en place à cet effet, outils souvent empruntés à l’opération historiographique, parfois même directement, le recours au témoignage est très présent. HISTOIRE DE L’ART N°80 2017/1

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MÉTHODE

Michaël F. ZIMMERMANN

Guernica de Pablo Picasso : la réception allemande

Le tableau de Picasso à l’Exposition universelle de Paris de 1937 De nos jours, le nom de « Guernica » évoque aussi bien le chef-d’œuvre de Picasso que le bombardement barbare, par la Luftwaffe, de la petite ville éponyme du Pays basque espagnol. Le 27 avril 1937, lendemain du drame, la presse révélait au grand public que la bourgade historiquement emblématique pour les Basques avait été prise pour cible par les bombardiers allemands au service du général Franco, malgré sa situation éloignée des lignes de front. Ce lundi, jour de marché, à partir de 16h30 environ, les avions des constructeurs Heinkel et Junkers lâchèrent des bombes explosives lourdes et des bombes incendiaires légères, trois heures et demi durant, sur cette ville qui ne figurait pourtant pas parmi les objectifs militaires. La population, tout d’abord prise de panique en raison des fortes explosions, se réfugia ensuite dans les caves pour échapper au feu des mitraillettes. Les maisons furent alors systématiquement détruites puis incendiées, piégeant les habitants sous une mer de flammes. Les personnes qui étaient parvenues à s’échapper par les champs furent prises pour cibles par les avions de chasse qui encerclaient la ville et exécutées à la mitraillette. Seule la Casa de Juntas fut épargnée, siège historique du Parlement basque, où sont conservées les riches archives de l’histoire régionale1. Picasso eut vent de l’événement le 1er mai, alors qu’il cherchait une idée pour honorer la commande du gouvernement espagnol, qui l’avait chargé de réaliser une peinture murale pour l’Exposition universelle de Paris prévue la même année 2. Aujourd’hui encore, on ne sait pas précisément si c’est dans l’immédiat ou seulement lors des études qu’il exécuta dans les jours suivants qu’il décida de réaliser un tableau uniquement en noir et gris sur fond blanc pour pleurer la destruction de la ville. Afin de donner forme à cette catastrophe politique et humaine, Picasso puisa dans les mythes qui avaient travaillé ses œuvres les plus récentes. La gravité de la réalisation tranche avec les gravures Songe et mensonge de Franco, qui occupaient l’artiste depuis le 8 janvier. Dans ces dernières, Picasso synthétisa ce qu’il considérait comme une catastrophe politique et morale à travers une symbolique surréaliste, animale, érotique et fécale. Le cheval mort, la belle agonisante – représentant la nation –, le taureau vengeur, la femme pleurant son enfant : tous ces motifs constituent des séquences énigmatiques, se rapprochant davantage d’allégories caricaturales que de récits oniriques. Une série de la période 1933-1935, consacrée à la corrida, abordait déjà les motifs du cheval terrassé et du taureau, sans toutefois livrer la clé permettant de comprendre ces figures qui restent plurivoques aujourd’hui encore. Dans ses gravures sur le combat du Minotaure, réalisées en 1935, Picasso chargeait la symbolique du taureau d’exagérations expressives, afin que l’animal soit l’incarnation d’une volonté de vivre fondamentale, désespérée. HISTOIRE DE L’ART N°80 2017/1

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