Jean delville maître de l'idéal (1867 1953) extrait

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(1867-1953)

Jean Delville

Maître de l’idéal


© Somogy éditions d’art, Paris, 2014 © Musée Félicien-Rops, Province de Namur, 2014 Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Conception graphique : Nelly Riedel Fabrication : Michel Brousset, Béatrice Bourgerie, Mélanie Le Gros Contribution éditoriale : Sandra Pizzo Suivi éditorial : Christine Dodos-Ungerer ISBN 978-2-7572-0786-4 Dépôt légal : janvier 2014 Imprimé en Italie (Union européenne)


(1867-1953)

Jean Delville

Maître de l’idéal


Ce livre est publié à l’occasion de l’exposition Jean Delville (1867-1953), Maître de l’idéal, présentée au musée Félicien-Rops, Province de Namur, du 25 janvier au 4 mai 2014. Une production du service de la culture de la Province de Namur. Commissariat de l’exposition Véronique Carpiaux, musée Félicien-Rops, Province de Namur, et Miriam Delville, succession Delville Régisseurs Alexia Bedoret, Valérie Minten, musée Félicien-Rops, Province de Namur Direction scientifique du catalogue Denis Laoureux, professeur, université libre de Bruxelles Coordination éditoriale et recherche iconographique Véronique Carpiaux, Valérie Minten, musée Félicien-Rops, Province de Namur Auteurs Émilie Berger, doctorante, université libre de Bruxelles Véronique Carpiaux, conservatrice, musée Félicien-Rops, Province de Namur Sébastien Clerbois, chargé de cours à l’université libre de Bruxelles, chercheur au CReA-Patrimoine Damien Delille, doctorant et chargé de cours, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Miriam Delville, succession Delville Flaurette Gautier, doctorante, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Denis Laoureux, professeur, université libre de Bruxelles Hubert Roland, maître de recherches et professeur, FRS-FNRS, université catholique de Louvain Nous tenons à remercier chaleureusement tous les prêteurs, sans qui cette exposition n’aurait pas vu le jour : Miriam Delville ; Olivier Fayt (OFFA) ; Daniel Guéguen ; Ph. et E. Serck et les institutions suivantes : Archives de l’art contemporain, Bruxelles ; Bibliothèque royale de Belgique ; In Flanders Fields Museum, Ieper ; Galerie Patrick Derom, Bruxelles ; Galerie De Beuckelaer, Bruxelles ; Ville de Dinant ; Letterenhuis, Antwerpen ; Musée des Beaux-Arts, Ville de Tournai ; Musée communal d’Ixelles ; STAK Challenges. Nos remerciements vont également à tous les collectionneurs qui ont souhaité garder l’anonymat. Ont soutenu ce projet : Jean-Marc Van Espen, député-président du collège provincial de Namur ; Jean-Pierre Babut du Marès, président de l’asbl « Les amis du musée Rops » ; Bernadette Bonnier, directrice du service de la culture de la Province de Namur ; le service de l’audiovisuel de la Province de Namur ; l’Imprimerie provinciale de Namur. Le personnel du musée Félicien-Rops a contribué à la bonne mise en œuvre de l’exposition et du catalogue qui l’accompagne.


Sommaire Direction scientifique : Denis Laoureux Jean Delville dans la fin de siècle Véronique Carpiaux et Denis Laoureux

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Jean Delville, mon grand-père Miriam Delville

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Jean Delville dans la genèse du symbolisme (1887-1892) Denis Laoureux

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L’idéalisme insexué. Jean Delville et le devenir androgyne de l’humanité Damien Delille

64

Jean Delville et le Prix de Rome, un « rêve italien » Sébastien Clerbois

84

Jean Delville et la Première Guerre mondiale Hubert Roland

96

Jean Delville et l’enjeu du « monumental » Émilie Berger

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Jean Delville devant la critique d’art Flaurette Gautier

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Chronologie Denis Laoureux

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Bibliographie Index des noms Index des œuvres et des textes Liste des œuvres exposées Liste des documents exposés Crédits photographiques

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Voilà une dizaine d’années que le musée Rops propose des expositions consacrées à des figures, à des sociétés d’artistes et à des mouvements qui ont joué dans la Belgique de la seconde moitié du XIX e siècle un rôle apparaissant aujourd’hui comme déterminant, mais que le temps a recouverts d’une couche de poussière. Beaucoup de choses ont été écrites sur la fin de siècle. Tout n’a pas été dit, toutefois, sur cette période cruciale dans l’histoire identitaire et culturelle de la Belgique. Le projet d’édition critique de la correspondance de Félicien Rops sur lequel le musée travaille

V É RON IQ U E C A R P I AU X E T DE N I S L AOU R E U X

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Autoportrait, 1904. Crayon et fusain sur papier, 57 x 38 cm. Collection privée.

Jean Delville dans la fin de siècle avec enthousiasme en est l’expression1. Certes, nous disposons aujourd’hui de contributions faisant autorité sur des artistes majeurs comme Fernand Khnopff ou James Ensor. Mais des pans entiers de la vie artistique fin-de-siècle nous échappent encore. C’est à l’éclairage de ces zones d’ombre que voudraient contribuer quelque peu les expositions du musée Rops. Celles-ci prennent systématiquement appui sur une recherche fondamentale que nous souhaitons à chaque fois aussi complète que possible, même si, on s’en doute, des pièces archivistiques nous échappent immanquablement. Établir un corpus d’œuvres inédit et constituer un fonds documentaire sont des critères d’exigence qui ont guidé chacun des projets. On comprend que l’analyse des questions soulevées par ce type de démarche prenne une forme collective dont témoigne le catalogue qui accompagne la présente exposition. Celle-ci est une nouvelle étape dans la recherche sur la Belgique du symbolisme, même si l’artiste est loin d’être inconnu. 7

U N E E X POSI T ION

Organiser une exposition sur Jean Delville est une gageure apparue du vivant même de l’artiste2. Bien sûr, nombre d’expositions consacrées à la fin de siècle ont intégré les tableaux coruscants de ce maître belge de l’idéalisme. On peut difficilement éviter, il est vrai, celui qui est aujourd’hui connu pour être l’un des artistes les plus proches de Joséphin Péladan, mais qui a été aussi, et peut-être surtout, un jeune peintre singulier dans l’émergence du symbolisme et un chef de file dont l’action en faveur de l’idéalisme s’exprime à travers la fondation de plusieurs groupes soutenus par des revues. Néanmoins, Delville compte peu d’expositions personnelles à son actif. À notre connaissance, l’exposition Jean Delville (1867-1953), Maître de l’idéal montée par le musée Rops est la première rétrospective posthume. Et pour cause, on vient de le dire : concevoir un tel événement sur cet artiste est une entreprise compliquée, en fait, par la nature même de l’œuvre. En effet, il est devenu difficile, voire impossible, d’exposer aujourd’hui un certain nombre de pièces. Pour diverses raisons. Premièrement, ce qui est conservé et accessible actuellement n’est qu’une partie d’une production abondante. De nombreux tableaux dont l’existence est attestée par la recherche documentaire restent difficiles à localiser. Plusieurs peintures majeures ont été détruites. On pense ici au Cycle passionnel (pp.21, 22, 56, 58) et aux peintures monumentales qui ont été intégrées au palais de justice de Bruxelles. Certains tableaux se sont même autodétruits en raison d’un problème de technologie picturale. C’est le cas du Crime dominant le monde, exposé à Bruxelles en 1891. Deuxièmement, bien des tableaux ne peuvent être exposés simplement parce qu’ils sont à peu près intransportables. La fragilité de leur état de conservation, comme c’est le cas



des Trésors de Sathan (p. 74) et de L’Amour des âmes (p. 77), compromet tout déplacement. Le gigantisme des formats pratiqués par l’artiste pose des problèmes pratiques de convoiement. C’est bien simple, dans la plupart des cas, les tableaux ne peuvent être déplacés. On songe ici, bien sûr, à L’École de Platon (pp. 24, 85-87), conservée au musée d’Orsay, au Prométhée (pp. 8, 11) qui se trouve à l’université libre de Bruxelles et à L’Homme-Dieu (p. 23) du Groeningemuseum. Heureusement, ces peintures immenses ont été précédées d’esquisses abouties conçues dans des formats plus modestes. Certaines d’entre elles, comme L’École de Platon, ont même fait l’objet de reproduction sérigraphique suivie par l’artiste. Ces esquisses et ces sérigraphies présentent des dimensions qui les rendent matériellement accessibles et manipulables.

aux relations entre symbolisme belge et occultisme français et dont il a fait la matière d’un livre paru récemment8, ainsi qu’à celle de Brendan Cole, déposée en 2000 également, sur l’esthétique idéaliste de Delville, et qui a débouché sur plusieurs articles9. Ces essais ont bien évidemment conditionné la conception du présent ouvrage. D’une part, ils nous ont dispensés d’avoir à présenter le détail de l’histoire des salons que Delville organise durant les années 1890 pour structurer et développer l’idéalisme théosophique. Nous n’avons pas cru opportun de refaire ici le récit des salons de Pour l’art (1892-1895), de ceux de la Rose+Croix (1892-1894), de l’exposition d’art idéographique de Kumris (1894) et des trois gestes d’Art idéaliste (1896-1898). D’autre part, le volume exégétique consacré à Delville nous a également exonérés de revenir sur le décodage iconologique des tableaux idéalistes. La perspective que nous avons voulu dégager vise donc moins le décryptage des schémas iconographiques que la compréhension du fonctionnement de l’artiste dans les lieux de sociabilité fin-de-siècle ainsi que son positionnement dans l’émergence et le développement du symbolisme. Ces questions sont typiques de l’actualité des problématiques en histoire de l’art. On commence à mesurer l’importance des stratégies de visibilité que les artistes développent dans le système marchand-critique qui se substitue aux salons triennaux. La vision que nous avons généralement du symbolisme en Belgique est essentiellement liée au cercle des XX et à la revue L’Art moderne. Or Delville n’est pas dans ce réseau. C’est pourquoi il fallait entamer cet ouvrage par une contribution sur le positionnement de l’artiste dans la genèse du symbolisme. Ce positionnement amènera Delville en 1892 à situer sa peinture à l’endroit d’un symbolisme ésotérique qui lui ouvrira la voie de l’idéalisme.

UN LIVRE

Cet ouvrage a été précédé par plusieurs études dont certaines constituent des références incontournables pour la connaissance de la Belgique symboliste. Maria Luisa Frongia a écrit en 1978 la première monographie sur le peintre3. On doit également citer l’hommage livré en 1984 par Olivier Delville. Celui-ci a été suivi par une contribution scientifique de Francine-Claire Leblanc4. Celle-ci était l’auteur du célèbre essai Le Symbolisme en Belgique paru en 1971, qui a ouvert la voie à diverses contributions, dont celle de Gisèle OllingerZinque sur la présence des artistes belges aux Salons de la Rose+Croix5. Il revient toutefois au catalogue collectif des Splendeurs de l’Idéal, dirigé en 1997 par Michel Draguet, le privilège d’avoir situé Delville dans la réalité complexe de son époque6. Cet ouvrage a ouvert la voie à d’autres recherches. On pense au Symbolisme en Belgique que le même auteur a publié en 20047. On songe aussi à la thèse doctorale que Sébastien Clerbois a consacrée en 2000 9

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Prométhée, croquis, c. 1904. Encre de Chine, 16 x 12 cm. Collection privée.


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Prométhée, esquisse, 1904. Huile sur toile, 91,6 x 61 cm. Collection privée.

Le peintre devra user de sa plume pour préciser son propos. Il développe ainsi une pensée théorique doublée d’une production poétique faisant de lui un peintre-poète qui, comme le montre Flaurette Gautier, aura à défendre ses écrits autant que ses tableaux devant une critique souvent hostile. Damien Delille a envisagé la composante idéaliste de la peinture de Delville sous l’angle de l’androgynie, qui trouve une représentation éclatante dans L’École de Platon, réalisée dans le contexte du Prix de Rome décerné en 1895. Ce prix permet à Delville de séjourner en Italie jusqu’à l’extrême fin du XIX e siècle. La redécouverte de la Renaissance italienne, à laquelle Sébastien Clerbois a consacré sa contribution, est un élément qui nuance à bon droit le lieu commun qui fait du symbolisme belge un retour à la tradition médiévale. À son retour d’Italie, Delville occupera plusieurs fonctions professorales, à Glasgow d’abord, à l’Académie de Bruxelles à partir de 1907. Mais le déclenchement de la Première Guerre mondiale le pousse à s’installer à Londres. Comme pour la plupart des artistes

de son temps, le conflit a occasionné un traumatisme d’autant plus profond que le symbolisme belge était largement tourné vers le monde germanique. La contribution d’Hubert Roland s’intéresse à la manière dont Delville s’approprie picturalement le problème de la guerre dans un contexte historique où le symbolisme se rapproche du patriotisme pour fleurir au pied des monuments aux morts. En 1920, Delville crée la Société de l’art monumental, qui prendra en charge la décoration de l’hémicycle du Cinquantenaire. En réalité, l’artiste a très vite réalisé des toiles monumentales. Celles-ci constituent l’objet de la contribution d’Émilie Berger, qui aborde cet aspect de l’œuvre de Delville par le biais des problèmes posés par le placement de tels tableaux, notamment au palais de justice de Bruxelles. Enfin, le catalogue s’ouvre sur une biographie écrite par Miriam Delville en forme d’hommage à son grand-père. La chronologie reprise en fin de volume a pour seul but de donner au lecteur la possibilité de saisir rapidement la trame historique interne à l’œuvre de Delville.

1. Voyez www.ropslettres.be. 2. On songe à l’exposition personnelle que l’artiste a présentée au Cercle artistique et littéraire en 1924 ainsi qu’à celle, plus tardive, organisée à Mons, à la salle Saint-Georges. 3. Maria Luisa Frongia, Il Simbolisma di Jean Delville, Bologne, Pàtron, 1978. 4. Olivier Delville, Jean Delville, peintre 1867-1953, Bruxelles, Laconti, 1984. 5. Gisèle Ollinger-Zinque, « Les artistes belges et la Rose+Croix », in Bulletin des musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, 1-3, 1989-1991, pp. 433-465. Voir aussi Christophe Beaufils, Joséphin Péladan (1858-1918) : essai sur une maladie du lyrisme, Grenoble, Jérome Millon, 1993. 6. Michel Draguet (dir.), Splendeurs de l’Idéal. Rops, Khnopff, Delville et leur temps, Liège, Musée de l’Art wallon, du 17 octobre au 1er décembre 1997. 7. Michel Draguet, Le Symbolisme en Belgique, Bruxelles, Fonds Mercator, 2004. 8. Sébastien Clerbois, Contribution à l’étude du mouvement symboliste. L’influence de l’occultisme français sur la peinture belge, thèse présentée à l’université libre de Bruxelles sous la direction du professeur Michel Draguet, 1999-2000 ; Sébastien Clerbois,

L’Ésotérisme et le Symbolisme belge, Wijnegem, Pandora Publishers, 2012. Pour les préparatifs de l’exposition et du catalogue, le musée Rops a pu accueillir temporairement la documentation constituée par Sébastien Clerbois dans le cadre de son doctorat. Nous tenons à remercier très sincèrement notre confrère pour cette fructueuse participation au projet. 9. Brendan Cole, Jean Delville’s L’Esthétique idéaliste. Art between Nature and the Absolute (1887-1906), thèse présentée à l’université d’Oxford, 2000. Plusieurs articles ont été tirés de cette thèse : Brendan Cole, « L’École de Platon de Jean Delville : amour, beauté et androgynie dans la peinture fin-de-siècle », in La Revue des musées de France, vol. 56, n° 4, octobre 2006, pp. 57-63 ; Brendan Cole, « Jean Delville’s La Mission de l’art : Hegelian Echoes in fin-de-siècle Idealism », in Religion and the Arts, n° 11, 2007, pp. 330-372 ; Brendan Cole, « Jean Delville and the Belgian AvantGarde : anti-materialist polemics for “un art annonciateur des spiritualités futures” », in Rosina Neginsky (dir.), Symbolism. Its Origins and Its Consequences, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars, 2010, pp. 129-146 ; Brendan Cole, « Jean Delville chez l’éditeur Deman », in Denis Laoureux (dir.), Impressions symbolistes. Edmond Deman, éditeur d’art, Namur, Musée Félicien-Rops, 2011, pp. 46-47.

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La Ville natale Je la revois avec les yeux de mon enfance, la vieille cité calme et triste où je suis né. Je m’y revois encor, enfant prédestiné aux émois douloureux du rêve et du silence. Je la revois avec mon cœur naïf et fier. Des souvenirs dolents passent dans ma mémoire. Je suis le héros vain d’une candide histoire, où mon passé revit, comme si c’était hier. Et voici le taudis de la maison natale ! Entre ses murs de chaux monta le premier cri des souffrances que sont ma chair et mon esprit. Et depuis l’heure où vint ma naissance fatale, je sens que reste en moi, – l’homme par l’Art hanté – l’enfant pauvre et obscur que j’ai toujours été. Jean Delville, « La Ville natale », in Les Splendeurs méconnues, Bruxelles, Oscar Lamberty Éditeur, 1922, pp. 189-190.

Autoportrait, 1887. Huile sur toile, 40 x 32 cm. Collection privée.

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confiance en soi et sa volonté de parvenir. Il avait de la voix, de la mémoire musicale, un style aisé et abondant ; il savait parler en public et s’annonçait déjà polémiste3. » À la fin de sa vie, dans l’un de ses derniers autoportraits, il se représente la chevelure blanchie mais encore léonine, le regard toujours perçant (p. 15). Parlant de son enfance, il écrit alors : « J’étais un enfant solitaire, indépendant et même indiscipliné. On m’appelait le “rêveur”. Un ciel étoilé me plongeait dans le ravissement. J’en sentais profondément le mystère. J’avais aussi le pressentiment très vif de la souffrance de la vie4. »

La tête dans les étoiles, les pieds bien sur terre, Jean Delville notait souvent, en haut de sa correspondance, « en toute hâte » ou « au galop ». Au galop, donc, de 1867 à 1953, une vie et une œuvre aussi foisonnantes l’une que l’autre. Marié, père de famille nombreuse, tout à la fois peintre, écrivain et philosophe, homme de passions, intègre et idéaliste, mon grand-père a toujours mené plusieurs combats de front. Retracer cette vie n’est pas chose aisée. En 1941, il écrit lui-même à son ami journaliste Clovis Piérard, qui tente alors de l’inciter à

Jean Delville, mon grand-père

E N FA NCE

Mon grand-père est né le 19 janvier 1867 à 2 heures du matin, rue des Dominicains à Louvain. Son acte de naissance indique qu’il est né de Barbe Libert, journalière, âgée de trente-trois ans et domiciliée impasse du Werf. Jean n’ayant pas été reconnu par son père, il portera le nom de sa mère jusqu’au mariage de celle-ci avec Victor Delville le 22 septembre 1877. Victor et Barbe se sont rencontrés à Louvain avant de s’établir à Bruxelles en 1873. Pour le petit garçon, c’est la découverte d’une nouvelle famille. Le père de Victor, François Delville, « une sorte de géant5 », est chef tailleur dans l’armée belge. Jean raconte que c’est en sa compagnie qu’il rencontre pour la première fois un artiste : « Ce fut pour moi un véritable enchantement d’enfant encore inconscient de sa vocation6. » Quant à l’oncle Henri Laboic, chef de musique du régiment des carabiniers, Jean écrit à son propos : « J’aimais beaucoup la musique étant gosse – toutes les musiques qui passaient dans les rues, je les suivais pour écouter –, j’éprouvais une grande admiration pour cet oncle7. »

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M I R I A M D E LV I L L E

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Autoportrait, 1942. Huile sur toile, 50 x 33 cm. Collection privée.

rassembler ses souvenirs : « C’est maintenant surtout que je regrette d’avoir trop négligé – c’est le mot – de conserver tout ce qui se rapporte à ma carrière d’artiste. Mes études théosophiques m’incitèrent beaucoup à ne pas attacher trop d’importance à la personnalité extérieure. Ce qu’elles m’ont apporté de lumière dans ma vie intérieure – et ce qu’elles m’apportent d’ailleurs encore – a provoqué ce détachement des choses personnelles immédiates et qui fit de moi, dans la vie artistique, un isolé2. » Tout au long de sa vie, Jean a peint des autoportraits. Le premier est conçu alors qu’il a à peine vingt ans. Albert Ciamberlani, dans sa notice Jean Delville, membre de l’Académie, évoque ainsi la personnalité du jeune artiste : « Ceux qui l’ont connu à l’âge de vingt ans se souviennent qu’il était d’une beauté physique remarquable ; son regard était vif, ses cheveux noirs et longs. Sa fierté naturelle indomptable contrastant avec la modestie de ses origines, devant tout à lui-même, à sa 14



La Jeune Morte, 1893. Crayon sur papier, 25,5 x 34 cm. Collection privée.

À l’école communale de la rue du Fort, à Saint-Gilles, Jean est un élève attentif, désireux d’apprendre et curieux, mais il n’apprécie guère l’atmosphère disciplinaire. Un jour, révolté face à un instituteur qui a blessé un élève, il se dresse sur son banc, le traite de brute et, pour éviter son empoigne, s’échappe en bondissant vers la porte8. Plus tard, en section professionnelle à l’Athénée Bruxelles, sa vocation artistique semble se préciser avec les nombreux croquis dont il illustre ses cahiers. Bien qu’il réponde « médecin » quand on l’interroge sur ce qu’il souhaite devenir plus tard, il demande à son père d’adoption de pouvoir suivre les cours du soir à l’Académie des beaux-arts de Bruxelles, où il est admis alors qu’il n’a pas encore treize ans. Passionné, travailleur, il progresse vite et est bientôt admis dans la classe de peinture de Jean-François Portaels,

où il réussit à se placer premier à la fois en dessin d’après l’antique, en composition historique, en peinture et en figure. Poussé par son esprit d’indépendance, Jean s’en va alors chercher un coin à Forest pour peindre, inspiré par la nature encore sauvage et les magnifiques lumières des ciels toujours changeants. Fervent lecteur, il commence aussi à écrire des poèmes, qu’il publie à partir de 1888 dans La Wallonie d’Albert Mockel, dont il a fait la connaissance, et s’ouvre ainsi les portes de la culture littéraire. PR É M ICE S D’ U N E ŒU V R E

En 1885, mon grand-père réalise deux dessins dans un asile de nuit (p. 19). Dans le premier, des hommes et des femmes dorment affalés sur deux tables tandis qu’à l’avant-plan d’autres sont couchés par terre. Dans le second, les figures endormies à 16


Le Dernier Sommeil, 1888. Fusain sur papier, 44 x 57 cm. Collection privĂŠe.


ture, de sa propre imagination, des paysages qu’il traverse, des effets lumineux de l’aurore, de la nuit, du soleil et de la lune. Le monde artistique de l’époque bouge, évolue. Le clivage de plus en plus marqué entre l’esthétique réaliste et une peinture plus intellectuelle provoque une scission au sein de l’Essor. Avec d’autres dissidents, Jean fonde en 1892 Pour l’art (p. 127), un cercle à la vocation idéaliste et dont les principaux objectifs sont l’organisation de salons et de conférences. Début 1892, Ray Nyst, ami de Jean, affiche dans la revue Le Mouvement littéraire sa volonté d’introduire la Rose+Croix en Belgique : peu à peu, un mouvement intellectuel se construit au sein de ce cercle de l’intelligentsia bruxelloise, où la peinture d’idée fait son chemin. Entre les deux expositions de la Rose+Croix organisées par Joséphin Péladan et celles de Pour l’art, Jean se partage entre Paris et Bruxelles, où il s’affirme en tant qu’artiste de la veine symboliste. Ainsi, au Salon de la Rose+Croix du printemps 1893, les peintres belges sont bien présents, avec Jean Delville en tête de file, qui crée à cette époque plusieurs œuvres remarquables : Orphée mort (p. 71), Mysteriosa (p. 73), La Fin d’un règne. Son dessin L’Idole de perversité (p. 69) démontre sa capacité à produire des compositions d’une grande complexité symbolique. Son activité poétique et essayiste s’affirme aussi. Il fait paraître en 1892 Les Horizons hantés, avec cette dédicace au comte de Villiers de L’Isle-Adam : « Vois, – toi seul peux me comprendre. » En 1893, Le Mouvement littéraire publie un extrait de son Dialogue entre nous qui reprend une citation de l’écrivain symboliste français : « Je n’enseigne pas : j’éveille. Nul n’est initié que par lui-même13. » Jean a écrit cet ouvrage sous la forme de questionsréponses entre un sceptique et un initié, développant là une argumentation kabbalis-

même le sol deviennent le centre de la composition. Ces corps allongés et entrelacés annoncent les motifs et les figures de ses dessins dits des Las-d’aller (p. 50) et de sa première œuvre de grandes dimensions, Le Cycle passionnel (pp. 21, 22, 56, 58). À vingt ans, il perd Moederke – Jeanne Janssens, sa grand-mère maternelle, qui était très fière de dire : « Onze Janneke is een schilder9. » Touché par son courage, sa philosophie et les chansons qu’elle composait, toute illettrée qu’elle soit, il l’a veillée seul, la dessinant sur son lit d’agonisante. Il dit de cette époque : « Or déjà j’avais senti que le réalisme n’était pas tout l’art10. » Un dessin daté de 1887, Tristan et Yseult (p. 62), illustre bien ce propos. C’est une composition triangulaire formée par les corps des amants et la coupe vidée du philtre d’amour que brandit Yseult. Leurs jambes sont entravées par un entrelacs de racines sombres d’où s’échappent des papillons lumineux. De l’arrièreplan, une lumière rayonne sur leurs deux corps allongés. La même année, Jean fait ses débuts en exposant à l’Essor, un cercle artistique bruxellois qui promeut une esthétique essentiellement réaliste et impressionniste. E N T R E R É A L ISM E ET SY M BOL ISM E

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H AUT

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Asile de nuit [2], 1885. Crayon noir sur papier, 20,5 x 30 cm. Collection privée. BAS

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Asile de nuit [1], 1885. Crayon noir sur papier, 20,5 x 30 cm. Collection privée.

Jean travaille sans relâche : « C’est à l’époque de mon premier atelier de Forest, cette vieille écurie humide où les rats et les souris se livraient à leurs ébats et où je travaillais des journées entières sans manger, que des esquisses me hantaient ; j’avais dessiné un grand tourbillon de corps nus entrelacés, roulant dans l’espace, supplice dantesque du cercle voluptueux 11. » Il parle là du Cycle passionnel, inspiré par La Divine Comédie de Dante, qu’il exposera en 1890 lors de la quatorzième exposition de l’Essor. Jean est dit « vagabond de l’art12 » car il tire son inspiration de tout : de la tradition réaliste, de la littéra18



Mendiants Ă Paris, 1888. Crayon sur papier, 48,2 x 66,2 cm. Tournai, musĂŠe des Beaux-Arts.


tique, occulte et idéaliste. Dialogue entre nous présente le cheminement de sa pensée et ses options prises comme homme et comme artiste, options qu’il développe grâce à ses lectures et aux cercles d’amis artistes et écrivains qu’il fréquente : José Hennebicq, Ray Nyst, Victor Rousseau et Albert Ciamberlani seront ses témoins lors de son mariage avec Marie Lesseine, le 9 octobre 1893. R ECON NA IS SA NCE

Dans le contexte social de la fin de siècle, l’idée de la création d’une coopérative artistique voit peu à peu le jour. Dans le courant du mois de février 1894, c’est Jean qui anime les différentes réunions de lancement du projet. Le 2 mars, il écrit au peintre Jules Du Jardin que sa femme est depuis le matin « entrée en génisse » mais aussi qu’il a « envoyé à tous les périodiques une prière d’ouvrir la liste de souscription pour la coopérative et le communiqué aux quotidiens pour la convocation des actionnaires14 ». Raphaël, son premier fils, naît le lendemain. Dans son atelier de fortune de Forest, il réalise sa première peinture à l’huile de grand format, Les Trésors de Sathan (p. 74). Les temps sont durs pour la famille Delville, qui vit dans un dénuement quasi total. Suivant le conseil de Victor Rousseau, Jean s’inscrit au concours du Prix de Rome de peinture, doté pour le lauréat d’une importante bourse pour un voyage en Italie. En juin 1895, il participe à la présélection et, en juillet, il évoque la « séquestration qu[’il] vi[t] depuis huit jours pour le concours de Rome en loge à Anvers15 ». Homme proactif, il se lance en même temps dans la promotion de son esthétique idéaliste et affronte les critiques de ses opposants. Il est déclaré lauréat du Prix de Rome de peinture en octobre (p. 82). Peu après, Marie donne naissance à leur second fils, Élie. Puis son premier Salon d’Art idéa-

Le Cycle passionnel, étude, c. 1890.

liste s’ouvre en janvier 1896. Il peut alors partir pour l’Italie. Jean vit son départ pour Rome comme une délivrance. Accompagné de sa femme et de ses deux fils, il réside à l’Académie belge. Là, il noue amitié avec le compositeur flamand Lodewijk Mortelmans, Prix de Rome de musique. Le peintre va devoir se plier aux règles que tout lauréat se doit d’observer pour pouvoir percevoir ses subsides. Il étonne les lecteurs de ses rapports envoyés à l’Académie des sciences et des lettres par l’intérêt qu’il porte à la sculpture antique plus qu’à la peinture. En août 1896, dans deux lettres d’Italie publiées sous le titre « Les Antiques à Rome » dans La Ligue artistique, il fait part de l’émerveillement que lui inspire la statuaire grecque, qu’il découvre aux musées des Antiques du Vatican, du Capitole et des Thermes de Dioclétien. Il trouve là de quoi étayer ses recherches et ses thèses esthétiques : Orphée aux Enfers et L’École de Platon témoigneront de l’aboutissement éclatant de cette réflexion. En 1897, Jean trouve encore le temps de publier son second recueil de poèmes, Le Frisson du Sphinx. Camille Lemonnier notera : « Quand Delville publia son Frisson 21

Crayon sur papier, 29,8 x 39,4 cm. Collection privée.


Le Cycle passionnel, étude, c. 1890. Aquarelle, lavis d’encre de Chine sur papier, 22 x 34 cm. Collection privée.

Le Cycle passionnel, étude, c. 1890. Aquarelle, lavis d’encre de Chine sur papier, 26 x 32 cm. Collection privée.


L’Homme-Dieu, 1901-1903. Huile sur toile, 550 x 500 cm. Bruges, Groeningemuseum, inv. 0000.GR00662.1.


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SUI VA NTE )

Le Génie vainqueur, esquisse, 1925. Huile sur toile, 45 x 34,5 cm. Collection privée.

L’École de Platon, étude, 1898. Dessin sur papier, 60 x 108 cm. Collection privée.

notre petite Elsa qui veut revenir18 ? », écritil encore à Mortelmans. Eva naît le 3 mars 1899. Il n’a cessé de publier des articles dans des revues pour défendre son esthétique idéaliste. En octobre 1899, la publication de son ouvrage La Mission de l’art représente en quelque sorte l’apothéose de ses recherches philosophiques et esthétiques. La Lumière (p. 128), le titre symbolique de son éphémère revue, reflète bien l’idée d’un idéal vers lequel tend tout son art et que, à travers sa très belle œuvre L’Amour des âmes (p. 77), il parvient à exprimer.

du Sphinx, on vit que ses vers reflétaient l’éclat et la subtilité de son art. Il y apparut l’âme ardente et noble, nourrie de Renaissance, qu’il était dans son œuvre peinte16. » Il entreprend des allers-retours entre Rome et la Belgique pour mettre sur pied les prochains Salons d’Art idéaliste. À Bruxelles, Marie donne naissance à leur troisième enfant, Elsa. En 1898, alors qu’il en est à terminer son École de Platon, pour laquelle il fait même des études de paons au jardin zoologique d’Anvers, il écrit le 12 février à Mortelmans : « Mon cher Ami, j’ai la douleur de vous faire savoir que notre cher petit ange Elsa n’est plus de ce monde depuis hier soir 11 heures17. » Une certaine sécurité financière aidant, Jean se lance dans la construction d’un atelier digne de ce nom et d’une petite maison, drève des Sept-Bonniers, dans le haut de Forest. « La famille va s’agrandir… Serait-ce

T H ÉOSOPH I E

Toujours à la recherche de ce qu’il appelle une « rédemption financière19 », Jean n’obtient pas le poste de professeur qu’il espérait à l’Académie. Déçu, il part enseigner en Écosse, à la Glasgow School of Art, où une

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DE DROITE )

L’Oubli des passions, 1913. Huile sur toile, 196 x 146 cm. Collection privée.

Jean connaît alors un grand sentiment de bonheur. Cette commande améliore aussi sa stabilité financière : il décide d’agrandir sa maison en ajoutant une tour au sommet de laquelle il installe une chambre de méditation au plafond étoilé. Dans le jardin planté de peupliers d’Italie s’ébattent alors six enfants : la petite dernière, Annie, est née en 1909. Par ailleurs, son École de Platon a été acquise par le musée du Luxembourg, à Paris. Rasséréné, il peut alors peindre L’Oubli des passions (p. 27).

place de premier professeur lui est offerte. Son enseignement est reconnu du fait de la qualité des travaux que ses étudiants présentent lors des expositions annuelles des travaux d’élèves organisées par le gouvernement de Londres. Toutefois, le climat écossais et la santé de ses enfants, maintenant au nombre de cinq – se sont ajoutés Mira et Olivier –, ont raison de son enthousiasme. Il sent le besoin de rentrer en Belgique. Jean peint sa toile de très grand format L’Homme-Dieu (pp. 23, 104, 108) en espérant la voir intégrée dans un lieu public. Elle rejoindra la collection du musée Groeninge de Bruges. Son activité d’alors est fortement empreinte de théosophie. Ainsi, à propos de son Prométhée (pp. 8, 11), dont il a fait une première étude à Glasgow, il écrit : « Ma conception de Prométhée est toute différente de tous les Prométhée connus. J’ai donné à cette figure son vrai sens ésotérique. Ce n’est pas le feu physique qu’il apporte à l’humanité, mais le feu de l’intelligence, symbolisé par l’Étoile à cinq points20. » Son expérience professorale de Glasgow est reconnue et appréciée : en janvier 1907, il est nommé premier professeur à l’Académie des beaux-arts de Bruxelles. À quarante ans, Jean obtient la commande de cinq grands panneaux décoratifs pour la salle de la cour d’assises du palais de justice de Bruxelles. Ce travail doit s’étaler sur cinq à six ans. Le panneau central de 11 mètres sur 4,50 mètres, La Justice, la Loi et la Pitié (p. 112), sera complété par deux compositions secondaires de 4 mètres sur 3 représentant Moïse avec les Tables de la Loi (La Justice de Moïse, p. 110) et le Christ rédempteur (La Justice chrétienne, p. 119). Deux autres panneaux symboliseront la justice terrifiante et torturante du passé (La Justice d’autrefois, p. 115) et la justice compréhensive et psychologique de l’avenir (La Justice moderne, p. 117).

COM BAT T R E , À NOU V E AU

Lorsque la guerre est déclarée en 1914, mon grand-père vient de terminer son dernier panneau pour le palais de justice. Son médecin lui conseille de prendre du repos à la mer, son foie étant sérieusement atteint. Jean se résout à l’exil en Angleterre avec quatre de ses enfants. Les deux aînés partent à la guerre, dont ils reviendront miraculeusement indemnes. À Londres, le conflit lui inspire une esquisse pour Les Forces (p. 103), tableau qu’il terminera en 1924. L’un de ses poèmes, dédié aux soldats d’Albert Ier, est lu lors d’une fête de la Ligue patriotique et des amitiés françaises le 14 avril 1917 au Queen’s Hall de Londres : « Comme un torrent d’amour, de courage et d’honneur, ceux qui se sont battus dans la sainte colère, tel un fils furieux dont on frappe la mère, et que, pour la défendre, on voit soudain debout, pour défendre le sol patrial jusqu’au bout21 ! » À son retour en Belgique, Jean peindra Les Mères (p. 98)– un groupe de femmes errant sur le champ de bataille où elles retrouvent leurs fils morts. Son dessin La Charité anglaise (p. 94) évoque l’accueil fraternel des Britanniques, symboliquement représenté par la figure d’une femme ouvrant les bras aux exilés terrifiés qui débarquent sur les côtes anglaises. 26




Femmes d’Éleusis, esquisse, 1931. Huile sur toile, 35,5 x 46 cm. Collection privée.

L’École du silence, 1929. Huile sur bois, 46,5 x 39 cm. Collection privée.


« Éprouver le tourment de peindre ou de dessiner en même temps que la souffrance d’écrire est une expérience intime qui tient parfois du drame22 », confie-t-il. Il n’empêche : élu en 1924 membre titulaire de l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique, classe des beaux-arts, section peinture, Jean publiera de nombreux essais dans le Bulletin de l’Académie ainsi que des notices à propos d’artistes disparus dans Annuaire Belgique. En 1923, mon grand-père travaille d’arrachepied pendant six mois pour terminer sa très grande toile Les Forces, symbolisant l’opposition entre les forces destructrices de la guerre et les forces de la paix. Par ailleurs, il ne perd pas de vue son désir d’intégrer des œuvres monumentales dans un espace public. À Bruxelles, les galeries de l’hémicycle des Arcades du Cinquantenaire sont vides de décoration. Jamais à court d’idées, Jean pense à les doter de mosaïques chatoyantes (p. 118). L’idée d’une œuvre collective autour de la glorification de la Belgique séduit ses confrères de l’art monumental : Albert Ciamberlani, Émile Vloors, Constant Montald, Omer Dierickx et Émile Fabry répondent à l’appel. Après de nombreuses difficultés pour parvenir à financer cet ouvrage de trente-six panneaux, la mosaïque de 120 mètres de long est mise en œuvre et terminée. À soixante ans, Jean publie son quatrième recueil de poésie, Le Chant dans la clarté. Il pense alors faire paraître un nouveau volume, intitulé Hors des mondes, qui ne verra pas le jour mais dont subsistent aujourd’hui tous les poèmes manuscrits. SA V I E À MONS

À Émilie Leclercq, mon grand-père écrit : « Le dieu vaincu par l’amour, couleurs somptueuses… Une première idée du rythme plastique réalisé, la toile mesure 4 mètres de haut par 1,50 mètre de large et forme un 30


panneau décoratif… L’œuvre a été inspirée par notre amour23… » À soixante-six ans, il s’établit à Mons avec elle, sans cesser d’écrire, de peindre et d’exposer. « J’ai repris ma liberté d’âme24 ! », s’enthousiasme-t-il. De cette année 1933 date aussi Le Rêve d’amour, un grand triptyque qu’il exposera à la Société royale des beaux-arts. Encore combatif malgré son âge, il s’implique dans la défense des artistes en militant pour la création d’un conseil supérieur des beaux-arts. Alors qu’il a pris sa pension de l’Académie des beaux-arts de Bruxelles en janvier 1938, ses contacts avec son ami Clovis Piérard s’intensifient à travers une collaboration journalistique régulière entre 1938 et 1939 dans le journal La Province, dont Piérard est le directeur. La guerre sonnera la fin de cette association. Jean publie alors Au-dessus des neutralités, la conscience et, dans une lettre du 2 septembre 1939, lance à son ami : « Je suppose que la presse belge est encore une presse libre et qu’il est encore permis, malgré les recommandations, d’appeler un chat un chat, un Hitler un bandit et un Staline un scélérat… Je ne crois pas que notre neutralité ne va guère jusqu’à devoir se taire devant le crime25. » Il monte encore une exposition de ses dernières œuvres à la salle Saint-Georges de Mons et vient de terminer une toile de grand format, La Roue du monde (p. 37), lorsque la ville est bombardée par les Allemands. Le 5 mai 1940, la Belgique est envahie. Le 15 mai, à soixantetreize ans, il part pour la France, dans l’Allier, où il assiste « à la déroute finale26 ». À son retour, les autorités allemandes le somment de justifier ses activités hors des frontières belges pour qu’il soit rétabli dans ses droits d’académicien. Choqué par ce nouveau conflit, il peint Le Fléau (p. 34), travaillant autant que possible : dès qu’il aura du charbon pour chauffer son atelier, déclare-t-il alors, il commencera une grande toile, Les Âmes errantes.

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DE GAUCHE )

Des ténèbres à la lumière, 1929. Huile sur toile, 205,5 x 93,5 cm. Collection privée. (CI - CONTR E)

L’Extase de Dante, 1935. Huile sur toile, 159 x 53,5 cm. Collection privée.

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NOVAT EU R SE LON SON I DÉ A L

En 1944, Jean confie à Armand Eggermont : « J’essaie d’être novateur selon mon idéal et non selon une tendance particulière et de mode. Quand je dessine ou peins, ce qui me préoccupe le plus, c’est la mesure dans laquelle je peux exprimer un sentiment, une pensée, dans une forme plastique et une couleur expressive. Je conçois mon œuvre comme un poème. Je ne sépare pas la peinture de la poésie27. » Dans une autre lettre qu’il lui a adressée un peu plus tôt, il s’étonne, non sans humour : « J’ai appris que la Coopérative artistique, s’étant souvenue que j’en suis son fondateur (il y a cinquante ans), a cru bon de placer mon effigie à l’étalage des magasins de la rue du Midi. Me voilà en pleine réclame commerciale : c’est un petit phénomène de me voir, moi, le moins pratique des hommes, fonder une institution utilitaire28. » Le 4 septembre 1944, le palais de justice de Bruxelles est bombardé. En réponse à un courrier d’un M. Bourguignon de la Coopérative artistique, il exprime son désarroi : « En hâte, ce mot pour vous dire que j’ai bien reçu votre lettre, laquelle m’a trouvé en pleine et douloureuse émotion de l’incendie du palais de justice et de la perte totale de ma principale œuvre décorative de la cour d’assises ! En effet, cinq grands panneaux ont disparu dans les flammes du palais ! Cinq belles années de ma vie d’artiste anéanties par les ignobles vandales d’Hitler29… » Une nouvelle salle des assises sera conçue, où les esquisses des cinq panneaux remplaceront les œuvres détruites dans le bombardement. En 1946, son tableau Les Forces trouvera une place dans la galerie de la salle des Pas-Perdus, où il se trouve toujours. L E R ETOU R À BRU X E L L E S

Jean revient vivre à Bruxelles. Il confie dans une lettre à sa femme Marie : « Je sens déjà une grande ombre noire descendre sur toutes

Le Dieu vaincu par l’amour, étude, c. 1930. Fusain rehaussé de sanguine, 94 x 35 cm. Collection privée.

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mes pensées : c’est le remords qui vient… » À M. Bourguignon, il écrit encore : « Je ne suis pas encore tout à fait remis du choc des émotions que j’ai subi, ces jours derniers, en m’évadant définitivement de Mons, où la rupture est totale, et de retrouver brusquement Mme Delville, ma pauvre femme, mes fils, mes filles et leurs enfants !… Il me faudra encore du temps pour remettre de l’ordre dans ma vieille vie d’artiste bouleversée30. » Il peint alors La Vision de la paix (p. 35), en quelque sorte son testament pictural. Mais, vaincu par l’âge, il commence à renoncer à certains projets. Ainsi, le 15 août 1948, il informe Armand Eggermont : « Changement radical : je renonce définitivement à l’exposition de Forest. Motif : je ne vois pas la possibilité de remplir la salle. Trop de toiles manqueront et diminueront l’intérêt artistique. De plus, mon état de santé ne me permet plus de supporter les fatigues31. » Néanmoins, il continue à publier des textes qui interrogent le devenir de l’art : Que sera l’art de demain ? ; L’Esthétique peutelle devenir une science ? ; La Conscience artistique ; Les Valeurs esthétiques ; Le Rôle social de l’artiste. À peine un an avant sa disparition, Jean se livre ainsi à M. Bourguignon : « Je deviens perclus de jour en jour !… Peut-être est-ce le commencement de la fin ? En tout cas, je dois vous dire un cordial adieu à vous tous et présenter mes meilleurs souhaits de prospérité à la Coopérative artistique en vous exprimant à tous mes plus profonds sentiments d’amitié32 ! » À quelques jours de sa mort, il est informé de la mise en place définitive des grandes esquisses de la Justice dans la nouvelle salle de la cour d’assises. Il décède à Forest le 19 janvier 1953, à un quart d’heure de son anniversaire de naissance. Le Dieu vaincu par l’amour, c. 1930. Gouache sur papier, 83 x 32 cm. Collection privée.

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Le FlĂŠau ou La Force, 1940. Huile sur toile, 135 x 194 cm. Bruxelles, Galerie Uzal.


La Vision de la paix, 1947. Huile sur toile, 100 x 120 cm. Collection privĂŠe.


1. Ce texte est la première étape d’une biographie que je souhaite continuer à développer et à compléter dans un proche avenir, en lien avec le catalogue de ses œuvres. Les contacts que j’ai pu tisser avec des historiens de l’art, collectionneurs, musées, galeries, restaurateurs ont été et seront encore tellement enrichissants pour comprendre qui était Jean Delville. Je les en remercie chaleureusement. 2. Lettre de Jean Delville à Clovis Piérard, Mons, 13 septembre 1941. Collection privée. 3. Albert Ciamberlani, « Notice sur Jean Delville », in Annuaire de l’Académie royale de Belgique, t. 120, 1954, pp. 181-182. 4. Jean Delville, Curriculum vitæ, 1944. Bruxelles, musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Archives de l’art contemporain en Belgique, fonds Armand Eggermont. 5. Loc. cit. 6. Loc. cit. 7. Loc. cit. 8. Loc. cit. 9. « Notre Jeannot est peintre. » Loc. cit. 10. Loc. cit. 11. Loc. cit. 12. FN, « Causerie artistique », in Journal de Bruxelles, 20 mars 1887, p. 1. 13. Jean Delville, « Dialogue entre nous », in Le Mouvement littéraire, n° 36, 23 juillet 1893, pp. 283-287. 14. Lettre de Jean Delville à Jules Du Jardin, sl, 2 mars 1894. Bruxelles, Archives générales du Royaume, fonds d’Art belge, 889. 15. Lettre de Jean Delville à Émile Vauthier, Bruxelles, 1er juillet 1895. Collection privée. 16. Camille Lemonnier, L’École belge de peinture 1830-1905 [1906], Bruxelles, Labor (Espace Nord), 1991, p. 212. 17. Carte postale de Jean Delville à Lodewijk Mortelmans, Bruxelles, 12 février 1898. Anvers, Archief en Museum voor het Vlaamse Cultuurleven, 62671/38. 18. Lettre de Jean Delville à Lodewijk Mortelmans,

Bruxelles, 5 juillet 1898. Anvers, Archief en Museum voor het Vlaamse Cultuurleven, 62673/5. 19. Lettre de Jean Delville à Émile Vauthier, Bruxelles, 27 juin 1900. Collection privée. 20. Jean Delville, Curriculum vitæ, op. cit. 21. Jean Delville, Aux soldats d’Albert Ier, version autographe de la poésie publiée dans L’Indépendance belge le 19 avril 1917. Collection privée. 22. « Préface », in Jean Delville, Splendeurs méconnues, Bruxelles, Oscar Lamberty, 1922, pp. 5-6. 23. Lettre de Jean Delville à Émilie Leclercq, Forest, 17 septembre 1930. Collection privée. 24. Lettre de Jean Delville à Ray Nyst, Mons, 17 mai 1935. Bruxelles, Archives et Musée de la Littérature, 3825/3. 25. Lettre de Jean Delville à Clovis Piérard, Mons, 2 septembre 1939. Collection privée. 26. Lettre de Jean Delville à Lodewijk Mortelmans, Mons, 6 mars 1942. Anvers, Archief en Museum voor het Vlaamse Cultuurleven, 62673/38. 27. Lettre de Jean Delville à Armand Eggermont, Mons, [après le 20 avril 1944]. Bruxelles, musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Archives de l’art contemporain en Belgique, fonds Armand Eggermont. 28. Lettre de Jean Delville à Armand Eggermont, Mons, 22 mars 1944. Bruxelles, musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Archives de l’art contemporain en Belgique, fonds Armand Eggermont. 29. Lettre de Jean Delville à M. Bourguignon, Mons, 20 septembre 1944. Collection privée. 30. Lettre de Jean Delville à M. Bourguignon, Forest, 4 juin 1947. Collection privée. 31. Lettre de Jean Delville à Armand Eggermont, Forest, 15 août 1948. Bruxelles, musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Archives de l’art contemporain en Belgique, fonds Armand Eggermont. 32. Lettre de Jean Delville à M. Bourguignon, Forest, 14 mai 1952. Collection privée.

La Roue du monde, 1940. Huile sur toile, 298,4 x 231,1 cm. Anvers, musée royal des Beaux-Arts, inv. 2607.

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La photogravure a été réalisée par Quat’Coul (Toulouse). Cet ouvrage a été achevé d’imprimer sur les presses de Labanti & Nanni (Italie) en janvier 2014.



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