© Somogy éditions d’art, Paris, 2014 © Musée des Beaux-Arts de Reims, 2014 Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Conception graphique : Stéphane Cohen Fabrication : Michel Brousset, Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros Contribution éditoriale : Marion Lacroix Suivi éditorial : Christine Dodos-Ungerer ISBN : 978-2-7572-0858-8 Dépôt légal : juillet 2014 Imprimé en Italie (Union européenne)
Jours de guerre et de paix Regard franco-allemand sur l’art de 1910 à 1930
Jours de guerre et de paix Regard franco-allemand sur l’art de 1910 à 1930 Musée des Beaux-Arts de Reims 14 septembre 2014-25 janvier 2015 Cette exposition est organisée par le musée des Beaux-Arts de Reims en coproduction avec le Von der Heydt-Museum de Wuppertal (Allemagne).
Cette exposition est reconnue d’intérêt national par le ministère de la Culture et de la Communication/Direction générale des patrimoines/Service des musées de France. Elle bénéficie à ce titre d’un soutien financier exceptionnel de l’État.
et du concours de
Cet ouvrage est coédité par la ville de Reims
des bâtiments, assisté de Ludovic Costa
Administration, ressources humaines et comptabilité
et Somogy éditions d’art.
et de leurs équipes, Joël Duval, directeur juridique,
Béatrice Ferrié, attachée d’administration,
assisté d’Annie Carry, Pauline Casetta
et Martine Martineau, responsable de la comptabilité
et Maryline Delorieux
et de la logistique, de la maintenance et de l’entretien, assistées de Hassen Abdellaoui, Véronique Cano,
Commissariat
Photographie
Jean-Luc Lejeune, Daniel Tarte et Oliva Valier
Christian Devleeschauwer et Maryline Bégat-Gilson Gerhard Finckh, directeur
Accueil, surveillance et sécurité
du Von der Heydt-Museum, Wuppertal
Service des Publics
Sandrine Martra pour l’équipe des agents
David Liot, directeur et conservateur en chef
Laure Piel, attachée de conservation, Élodie Castanou,
du patrimoine et Manuel Ferreirinho pour l’équipe
du musée des Beaux-Arts, Reims
médiatrice culturelle, Aline Pichavant, assistante,
de sécurité du musée : Angélina Amamri,
et Catherine Drouin-Pougeoise, enseignante relais
Virginie Brouardelle, Sonia Colleuil, Elie El Koleï,
Scénographie
Maryse Gogibus, Isabelle Gohier, Christelle Guissant,
Christophe Montagnier, scénographe-graphiste,
Communication
Malika Hamada, Muriel Hénon, Vanessa Hénon,
L’Atelier, Aubagne
Au musée des Beaux-Arts
Houcine Idami, Florence Jovet, Gabriel Koutouan,
Laure Piel, assistée d’Aline Pichavant
Fabrice Lerouge, Jocelyne Leroy, Caroline Murias,
À la ville de Reims
Serge Niquille, Mohamed Orchi, Emmanuel Pihet,
Jean-Yves Battagli, directeur
Daniel Roussel, Lidia Savart et Marie-Christine Thoyer
À Reims,
Conservation et recherche
Séverine Mercier, directrice adjointe
Catherine Delot, conservateur en chef
Marie Pfeiffer, chargée de communication
Secrétariat
Marie-Hélène Montout-Richard, attachée
Virginie Blum et Geneviève Dogué-Lapoire, attachées
Sylvie Leibel et Marie-Christine Tupin
de conservation, Francine Bouré, documentaliste,
de presse
assistées de Cécile Binet, Soumia Dehak
À la direction générale des Patrimoines, Paris
et Amélie Dubreuil pour la recherche
Christine André, responsable de la coordination,
et le suivi éditorial
service des Musées de France
Maxence Julien, attaché de conservation, assisté de Fabien Leroux pour l’inventaire
Mécénat
Catherine Arnold, attachée de conservation assistée
Au musée des Beaux-Arts
de Maryline Bégat-Gilson, Angélique Laurent,
Catherine Delot
Frédéric Lamidieu, régisseur adjoint,
À la mission Mécénat et partenariat de la ville de Reims
Hervé Demarest, Xavier Trédaniel et Laurent Weber
Laura Exposito del Rio, chargée de mission, assistée
pour la régie des œuvres
de Cécile Bouissou
Services de la ville de Reims
Protocole
Dominique Piat, direction de la Culture,
Karen Baillot-Vattier, directrice du Protocole,
Jean-Pierre Dubois, directeur de la Maintenance
assistée de Frédérique Tramolay
Remerciements
Les commissaires tiennent à exprimer leur profonde
du service des Musées à la direction générale
Ils remercient vivement toutes les structures
reconnaissance à toutes les personnes qui ont rendu
des Patrimoines, et Bruno Saunier, sous-directeur
éducatives, les enseignants et les personnels,
possible l’accomplissement de ce projet.
de la Politique des musées.
les écoles, collèges, lycées, grandes écoles
Ils remercient chaleureusement Arnaud Robinet,
Par ailleurs, que soient aussi remerciés très
et l’université de Reims Champagne-Ardenne,
député-maire de Reims, Catherine Vautrin, députée
sincèrement de leur soutien Florence Gendrier,
à l’académie et au rectorat de Reims, ainsi que
de la Marne et présidente de Reims Métropole, qui
directrice régionale adjointe assurant l’intérim
les structures du champ social et du domaine
ont soutenu ce projet important pour la Champagne,
de la direction régionale des Affaires culturelles
médical et du handicap : les maisons de quartier
Pascal Labelle, adjoint à la Culture, ainsi que,
de Champagne-Ardenne, et Patrick Le Chanu,
Chalet et Trois Piliers, Orgeval, Jean-Jaurès,
du côté allemand, Peter Jung, maire de Wuppertal,
conseiller pour les musées.
le centre de rééducation motrice pour infirmes
et Ursula Sinnreich, secrétaire générale,
moteurs cérébraux de Reims, l’institut
représentante de la Kunststiftung NRW.
Ils tiennent à souligner aussi l’engagement
médico-éducatif L’Éveil, le centre de jour
Ils soulignent l’implication d’Adeline Hazan
de Jean-Paul Bachy, président du conseil régional
Antonin-Artaud à Reims de l’établissement public
qui a validé ce projet lors de sa mandature.
de Champagne-Ardenne, Nathalie Dahm,
de santé mentale de la Marne, les établissements
Ils remercient aussi Catherine Martin, directrice
vice-présidente du conseil régional
d’hébergement pour personnes âgées dépendantes,
du projet Commémorations de la Première Guerre
de Champagne-Ardenne, chargée de la culture,
la résidence Clemenceau et Les Parentèles,
mondiale, et François Dupouy, directeur général
de la vie culturelle et du patrimoine, Marc Petry,
les associations Cinésourds, Valentin Haüy, Cultures
adjoint chargé du pôle du développement urbain,
directeur de la Culture au conseil régional
du cœur et Le Mars, aide aux victimes.
économique et culturel, Mireille Pinaud, directrice
de Champagne-Ardenne.
Ils saluent encore une fois le travail des encadrantes
de la Culture et du Patrimoine, Jean-Yves Battagli,
du projet artistique globalisé.
directeur de la Communication, Karen Baillot-Vattier,
Pour la programmation culturelle et la communication,
Tous ne peuvent être cités et certains ont pu être
directrice du Protocole, Jean-Pierre Dubois,
les commissaires et le service des Publics remercient
omis, et ils s’en excusent.
directeur de la Maintenance des bâtiments,
Reine Antoine, Gilles Baillat, Marc Bouxin, Sylvie Brun
Joël Duval, directeur juridique, et leurs équipes.
Michèle Champeaux, Nicole Charles, David De Keyzer,
Les commissaires et les collaborateurs scientifiques
Ils en profitent pour féliciter pour leur implication,
Jean-Marie Delabarre, Vincent Douvier, Clarisse Duclos,
n’auraient pu également mener ce projet sans
leur engagement et leur passion toute l’équipe
Sylvie Dumont, Jacqueline Eidelmann,
l’aide précieuse des passionnés et spécialistes, sans
du musée rémois et celle du Von der Heydt-Museum
Geneviève Esposito, Annie Faurie, Marie-Pierre Garbe,
leur disponibilité, leurs conseils, leurs écrits, leur
de Wuppertal, en particulier Heidemarie Hübschen
Serge Gaymard, Anne Gouzou, Éric Guérin,
patience. Ils tiennent aussi à rappeler l’investissement
et Brigitte Müller, sans lesquelles ce projet n’aurait
Gilles Herbillon et son équipe d’enseignants
de stagiaires, étudiants en histoire de l’art,
pu être envisageable.
concertistes et d’étudiants, Patricia Igier, Viviane Josa,
qui ont permis la redécouverte d’artistes du fonds
Philippe Labiausse, Ludovic Lagarde, Florence
de la guerre de 14-18 appartenant au musée des
Il est essentiel de rappeler que cette exposition
Lhermitte, Margot Linard, Vincent Marcoup,
Beaux-Arts de Reims. Pour cet immense travail,
bénéficie du label d’intérêt national du ministère
Françoise Mittelette, Pascal Moureaux, Magalie Ninin,
commencé depuis plus de dix ans, ils veulent
de la Culture et de la Communication et du soutien
Véronique Palot-Maillart, Alain Patrolin, Émilie Pernot,
remercier particulièrement Émilie Verzeaux
financier de l’État. À ce sujet, les commissaires
Frédérique Petit, Michèle Pinet, Delphine Quéreux-Sbaï,
et Junko Ota, mais aussi Virginie Bergeret,
témoignent leur entière gratitude à Aurélie Filippetti,
Jacqueline Roca, Alain Rollinger, Marie-José Solivellas,
Margot Carrion, Sarah Guézoul, Benjamin Menissier,
ministre de la Culture et de la Communication,
Yannick Tschens, Guy Valembois, Cécile Verdoni,
Philippe-Alexandre Pierre, Cyrielle Prévost et
ainsi qu’à Marie-Christine Labourdette, directrice
Yves Weeger, Isabelle Wintebert et Yamina Ziata.
Nadège Dauga, restauratrice.
Collections publiques et institutions
Musée national des châteaux de Versailles
Catherine Ambroselli de Bayser, Nicolas Beaupré,
En France
Musée Paul-Dubois – Alfred-Boucher, Nogent-sur-Seine
Peggy Bette, François Cochet, Cécile Coutin,
Archives départementales de la Marne
Musée Réattu, Arles
Yann Harlaut, Nicole Hartje-Grave, Gerd Krumeich,
Bibliothèque de documentation internationale
Palais du Tau, Centre des monuments nationaux,
Jacqueline Lalouette, Claire Maingon,
contemporaine (BDIC), Paris
Marie-Hélène Montout-Richard, Ulrich Pohlmann
Bibliothèque Forney, ville de Paris, Paris
Palais Galliera, musée de la Mode de la ville de Paris,
et Hendrik Ziegler.
Centre national des arts plastiques
Ils renouvellent leur vive reconnaissance
et de Trianon, Versailles
aux auteurs de ce catalogue,
Centre Pompidou Paris, musée national d’Art moderne/Centre de création industrielle, Paris
Concernant l’exposition, les commissaires tiennent
Reims
Paris Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la ville de Paris, Paris
à souligner l’implication conséquente de la Caisse
Château-musée, Dieppe
Service historique de la Défense, Vincennes
d’épargne Lorraine-Champagne-Ardenne, du cabinet
Cité de la céramique – Sèvres et Limoges
Ville de Villejuif, Villejuif
FCN, de l’Hôtel Cecyl, de la Maison Vranken-
Collection départementale Musées de la Meuse
Pommery, du Best Western Hôtel de la Paix et de
Collection du LAAC de Dunkerque. Donation
Ils tiennent aussi à exprimer toute leur gratitude
À l’étranger
de l’association l’Art contemporain, Dunkerque
la Maison Fossier à Reims.
Collection du musée de l’Hôtel-Dieu, Mantes-la-Jolie
Allemagne
Collection du musée international de la Parfumerie,
Ernst Barlach Haus-Stiftung Hermann F. Reemtsma
Grasse
Hamburg, Hambourg
à Nathalie Vranken, présidente du Cercle des
mécènes du musée des Beaux-Arts.
Historial de la Grande Guerre, Péronne
Heinrich-Ehmsen-Stiftung/Stadtgalerie Kiel, Kiel
Institut de France – Fondation Astor
Kunsthalle Recklinghausen, Recklinghausen
La Piscine – musée d’art et d’industrie André-Diligent,
Kunstmuseen Krefeld, Krefeld
Ils soulignent le rôle culturel et militant des
Roubaix
associations qui accompagnent le musée actuel et son avenir, Marie Descazaux, présidente
Mobilier national et manufactures nationales
de l’association du Grand Musée au Boulingrin,
des Gobelins, de Beauvais et de la Savonnerie
Münchner Stadtmuseum, Sammlung Fotografie, Munich Von der Heydt-Museum Wuppertal, Wuppertal
et Yves Laval, président de la Société des amis
Musée Bourdelle, Paris
des arts et des musées.
Musée Carnavalet – Histoire de Paris, Paris
Belgique
Musée d’Art et d’Histoire, Meudon
In Flanders Fields Museum Ieper, Ypres
Ils expriment enfin leur vive reconnaissance à toutes
Musée de Fécamp, Fécamp
les personnes responsables de collections publiques
Musée de l’Armée, Paris
et particulières qui ont accepté de se séparer pour
Musée français de la Carte à jouer, Issy-les-Moulineaux
un temps des œuvres exposées.
Musée de la Grande Guerre du Pays de Meaux,
Meaux
Collections privées et collections particulières
Collection famille de Gillès Collection Henry Dutailly
David Liot tient à nouveau à remercier
Musée de Soissons, Soissons
Fonds de dotation George Desvallières
chaleureusement son collègue Gerhard Finckh pour
Musée des Beaux-Arts, Rouen
Galerie Berès, Paris
cette fructueuse collaboration et pour les
Musée départemental de l’Oise, Beauvais
prestigieux prêts qui ont été accordés au musée
Musée national Clemenceau-de Lattre,
des Beaux-Arts de Reims.
Mouilleron-en-Pareds
Et toutes celles et ceux qui ont préféré garder l’anonymat.
Sommaire
Regards des commissaires
52
La littérature de guerre et les écrivains du front
en France et en Allemagne
14
L’art en deuil ?
Nicolas Beaupré
David Liot
Maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Blaise-Pascal
Directeur et conservateur en chef du musée
de Clermont-Ferrand, membre de l’Institut universitaire de France, membre du
des Beaux-Arts de Reims
Centre international de recherche de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne
20
La guerre oubliée
60
Entre tombes et berceaux : regards ambivalents sur
Gerhard Finckh
les veuves françaises de la Première Guerre mondiale
Directeur du Von der Heydt-Museum de Wuppertal
Peggy Bette
Docteure en histoire contemporaine de l’université Lumière – Lyon II,
membre associé du Centre de recherches historiques de l’Ouest (CERHIO),
université Rennes II
66
Captivité de guerre
François Cochet
1. L’homme en guerre
68
Bouc émissaire ? L’empereur Guillaume II dans
les caricatures de guerre en France et en Allemagne
Hendrik Ziegler
Professeur d’histoire de l’art moderne et contemporain à l’université de Reims
Champagne-Ardenne 30
La Grande Guerre en France et en Allemagne
Gerd Krumeich
Professeur émérite à l’université Heinrich-Heine de Düsseldorf,
professeur associé à l’Institut d’histoire du temps présent
et vice-président du Centre international de recherche de l’Historial
de la Grande Guerre de Péronne
46
La loi des trois ans
François Cochet
Professeur des universités en histoire contemporaine à l’université de Lorraine
2. La Passion de Reims 48
Jean Jaurès et Raoul Villain : les (mauvaises) raisons
d’un assassinat
84
L’incendie d’une cathédrale au cœur
Jacqueline Lalouette
de la Grande Guerre
Professeur d’histoire contemporaine
François Cochet
94
Préserver, conserver et restaurer
172
Crayons d’enfer !
La cathédrale de Reims : une épreuve franco-allemande
La collection Lemétais ou la victoire des arts graphiques
surmontée
face à la guerre
Yann Harlaut
Marie-Hélène Montout-Richard
Docteur en histoire, consultant culturel à l’université de Reims
Attachée de conservation au musée des Beaux-Arts de Reims,
chargée des collections d’arts graphiques et du centre de ressources
Champagne-Ardenne
106
La beauté tragique des ruines
188
Camouflage sur toute la ligne
Un patrimoine, « mort pour la France »
Le rôle des artistes français et allemands dans l’art
David Liot
du camouflage
Cécile Coutin
Conservateur en chef honoraire
196
« Paysages lunaires de la mort » (Kurt Tucholsky)
Remarques sur la photographie pendant la Première
Guerre mondiale
Ulrich Pohlmann
Conservateur au Münchner Stadtmuseum, département de la photographie,
de Munich
3. L’art en guerre 208 Liste des œuvres exposées 122
Guerre, paix et vice versa : les artistes français dans
218 Bibliographie sélective
le climat fratricide de la guerre
219 Index des noms de personnes et de lieux
Claire Maingon
223 Mentions obligatoires et crédits photographiques
Maître de conférences en histoire de l’art contemporain
à l’université de Rouen
138
George Desvallières, peintre de combats
Catherine Ambroselli de Bayser
Petite-fille de George Desvallières, responsable du catalogue raisonné
de George Desvallières
152
Le choc de la réalité
Les artistes allemands dans la Première Guerre mondiale
Nicole Hartje-Grave
Docteure en histoire de l’art
Cat. 1
Jean GOULDEN Les Monts de Champagne : l’arbre Vers 1922 Huile sur contreplaqué 66 × 115,5 cm Centre national des arts plastiques Dépôt, Reims, musée des Beaux-Arts
10
Préface
Symbole d’une Europe réconciliée : deux musées – le Von der Heydt-Museum de Wuppertal
Aurélie Filippetti
et le musée des Beaux-Arts de Reims – se sont associés autour de l’art et de l’histoire.
Ministre de la Culture et de la Communication
L’originalité de la démarche des commissaires est de laisser dialoguer les œuvres des deux pays. Ainsi, Ernst Ludwig Kirchner, Otto Dix, Gert Wollheim côtoient George Desvallières, Jean-Louis Forain, Maurice Denis, Fernand Léger… Leurs œuvres rappellent que les souffrances et le désarroi furent partagés par les Allemands et les Français. On a longtemps oublié que des ensembles importants de peintures, dessins et gravures inspirés par la Grande Guerre sont conservés par les musées de France. Pour la première fois, ce projet donne l’occasion au musée rémois de présenter des œuvres qui évoquent non seulement les tranchées, mais aussi les destructions patrimoniales du nord-est de la France. Un grand nombre d’entre elles rend hommage à la cathédrale incendiée et bombardée, ainsi qu’à la ville de Reims, progressivement mutilée durant quatre ans, drame qui fut ressenti comme l’un des plus grands désastres culturels du xxe siècle. Cette exposition a aussi pour objectif d’aller au-delà de la guerre elle-même et d’évoquer les années prémonitoires d’avant-guerre, entre bellicisme et pacifisme, puis les Années folles, amères et tendues. Au-delà de la vie militaire, ce projet donne aux civils une place essentielle et rappelle le rôle vital joué par les femmes. Je ne doute pas que cette exposition aura un grand impact sur tous les publics, les enfants et les jeunes, grâce à la démarche pédagogique du musée rémois, récemment récompensée par le prix Jean Zay. Après avoir accueilli le président Charles de Gaulle et le chancelier Konrad Adenauer en 1962 et, récemment, en 2012, la chancelière Angela Merkel et le président François Hollande, la ville de Reims incarne assurément la paix. Ainsi, à la place des vitraux brisés par la guerre, ceux de Marc Chagall, installés en 1974, et d’Imi Knoebel, en 2011, en sont le symbole. Les échanges artistiques entre la France et l’Allemagne étaient naturels avant la Grande Guerre. Ils le sont résolument de nos jours et nous ne pouvons que nous en féliciter.
11
Cat. 2
Otto DIX Cratère d’obus aux fleurs (printemps 1916 devant Reims) De la série La Guerre 1924 Gravure sur papier 14,8 × 19,8 cm Wuppertal, Von der Heydt-Museum Wuppertal
12
Préface
Cette exposition franco-allemande consacrée à l’art et à la Grande Guerre est le fruit d’échanges
Arnaud Robinet
fructueux entre le Von der Heydt-Museum et le musée des Beaux-Arts de Reims. Sa dimension
Député-Maire de Reims
européenne a tout son sens à Reims, une cité qui est devenue symbole de paix. Cette démarche est unique en France, car les artistes des deux pays, célèbres ou inédits, dialoguent pour la première fois depuis près de cent ans. À Reims, ce projet a conduit à exhumer des réserves du musée des œuvres inattendues, souvent en mauvais état, qui sont en cours d’étude. Il met en évidence le potentiel patrimonial de notre musée et confirme une « mobilisation artistique » durant la guerre qui, longtemps, a été occultée. Notre ville révèle paradoxalement la dimension culturelle de la Grande Guerre : une cité progressivement détruite par mille cinquante et un jours de bombardements, sa cathédrale incendiée le 19 septembre 1914. Ce drame peut être considéré comme l’un des grands crimes culturels contre l’humanité, qu’il fallait replacer dans le contexte européen de cette époque apocalyptique. Pour notre ville, ce projet se doit d’être un message de paix et d’espoir adressé aux générations futures. Reims a su prouver que c’est par la culture et par l’art que les souffrances peuvent être dépassées. La reconstruction Art déco de la ville a été audacieuse, les autorités politiques de l’époque ayant attaché une grande importance à l’architecture et aux arts décoratifs de leur temps. Je rappelle que Reims, après avoir été le 7 mai 1945 le lieu de la reddition allemande, est naturellement devenue le symbole de la réconciliation franco-allemande. Ainsi, en 1962, le général de Gaulle et le chancelier Konrad Adenauer se sont retrouvés à Reims et ont participé à un office religieux célébré en la cathédrale, avant la signature du traité de l’Élysée en janvier 1963. Ce projet n’aurait pu avoir lieu sans la qualité des liens qui se sont établis entre les directeurs et les équipes des deux musées. Les visiteurs auront ainsi le privilège de découvrir une partie de la prestigieuse collection du Von der Heydt-Museum. Par ailleurs, sans les recherches éclairées des auteurs de ce catalogue et sans la générosité de nombreux prêteurs, jamais cette exposition n’aurait pu avoir une telle ampleur. Je tiens enfin à remercier très chaleureusement Peter Jung, maire de Wuppertal, et toutes les autorités politiques allemandes de leur soutien.
13
Cat. 3
Félix VALLOTTON Le Guetteur Planche de l’album C’est la guerre ! 1915 Gravure sur bois 17,6 × 22,3 cm Péronne, Historial de la Grande Guerre
14
Regards des commissaires
l’art en deuil ? Mon grand-père Adrien Liot est né en 1899 au Havre. Il ne m’a jamais parlé de la Grande Guerre, préférant
David Liot
souvent évoquer la Seconde Guerre mondiale et l’exode. J’ai récemment appris qu’il voulait s’engager comme volontaire en 1916 à dix-sept ans – ce que sa mère redoutait, ayant récemment perdu son autre fils, malade. Est-ce grâce aux interventions auprès des autorités militaires de Jeanne, mon arrière-grand-mère, qu’Adrien, finalement, se retrouva brancardier à l’hôpital havrais sous l’autorité de sœur Saint-Jean ? Seules quelques photographies, récemment découvertes, subsistent. Cent ans plus tard, de nombreuses familles françaises ont oublié cette période douloureuse…
Henri Barbusse décrit l’hébétude d’un poilu à la recherche de son village détruit : « Ben quoi ! on y est… C’est qu’on y est… En effet, nous n’avons pas quitté la plaine, cautérisée – et cependant nous sommes dans Souchez. Le village a disparu. Jamais je n’ai vu une pareille disparition de village. […] Ici, dans le cadre des arbres massacrés – qui nous entourent, au milieu du brouillard, d’un spectre de décor –, plus rien n’a de forme […] 1. » Du côté allemand, Ernst Jünger, dans ses Carnets de guerre, se désole : « On regarde par la fenêtre et l’on s’attriste en voyant ce qu’est devenu le nord de la France. Comme c’était différent ici, il y a cinq ans. Où estelle donc passée, cette plaisante culture de l’art de vivre, cette vie semblable à un long fleuve tranquille […] ? Ce vin rouge, ces miches de pain blanc floconneux et ces savoureux ragoûts de la cuisine du nord de la France, où sont-ils passés ? […] Disparus ! disparus, et peut-être à jamais. Sur le front, les villages détruits, les arbres déchiquetés, les puits effondrés, les champs tout retournés par les obus et recouverts d’une végétation désordonnée 2. » Ces deux témoignages, choisis parmi tant d’autres, rappellent que la Grande Guerre a été effroyable – la première guerre industrielle –, et qu’elle a eu, en France et en Belgique, entre autres, des conséquences inouïes sur le quotidien des civils, sur les paysages et sur le patrimoine bâti et culturel en général. En Champagne, et particulièrement à Reims, les stigmates du conflit sont toujours omniprésents. Jours de guerre et de paix est le titre de l’étape rémoise de cette exposition qui évoque aussi bien les zones de guerre que celles de l’arrière-front. Cette guerre était en effet totale. Au-delà de l’horreur des tranchées relatée par un grand nombre d’écrivains français et allemands, l’objectif de l’étape rémoise est de se centrer sur les coulisses et le quotidien de soldats et de civils mal préparés à ce conflit. Le contexte politique, la place des femmes et des enfants, les loisirs, les hôpitaux, les ruines… sont suggérés non seulement par des œuvres émouvantes d’artistes célèbres des deux pays, mais aussi par celles d’artistes méconnus et français, parfois missionnés par le ministère de la Guerre. René Druart, président de l’Académie de Reims, en cite un certain nombre dans son Iconographie rémoise de la guerre, publiée en 1921. Deux thématiques prennent une dimension particulière à Reims : le martyre de la Cité des sacres et l’ambivalence des années de la reconstruction. Folles et amères furent, des deux côtés du Rhin, les années d’après-guerre. 15
1 Henri Barbusse, Le Feu, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2013, p. 218. 2 Ernst Jünger, Carnets de guerre 1914-1918, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2014, p. 97.
L’anniversaire de l’incendie de la cathédrale du 19 septembre 1914, puis l’anéantissement progressif de la ville par mille cinquante et un jours de bombardements sont l’une des raisons de cette exposition, l’année de la commémoration de la Grande Guerre. « Reims est la plus grande ville française à avoir été pratiquement anéantie par la guerre », affirme Jean-Jacques Becker 3. Ce drame inscrit dans l’inconscient collectif européen le concept de crime patrimonial contre l’humanité. Il incarne d’emblée la dimension culturelle de cette guerre, dès les premières semaines du conflit, aussitôt médiatisée à des fins politiques sur un plan international. Un drame, instrumentalisé par chaque camp, que quatre-vingt-treize intellectuels allemands nient alors dans un manifeste. Un « […] fameux et abominable manifeste qui Fig. 1
Un petit écolier de Reims Dans L’Illustration Samedi 29 janvier 1916 Cliché de la section photographique de l’armée Collection particulière
souleva dans le monde civilisé une si formidable clameur de réprobation et de dégoût 4 », s’étrangle Armand Dayot dans sa revue en 1915. Cet incendie ravive le patriotisme français qui couvait depuis la guerre de 1870 et la perte de l’Alsace-Lorraine. Le 22 septembre, Anatole France n’hésite pas à écrire dans le journal La Guerre sociale : « Ils se sont ainsi couverts d’une infamie immortelle, et le nom allemand est devenu exécrable à tout l’univers pensant. Qui donc, sous le ciel, peut douter maintenant qu’ils sont les barbares et que nous combattons pour l’humanité 5 ? » Le martyre de Reims suscite des positions qui frisent le nationalisme, la guerre culturelle et celle de religion. Il efface radicalement les tentatives de Jaurès de sauver la paix en s’opposant à la loi des trois ans. C’est d’ailleurs le fils d’un greffier rémois, Raoul Villain, un personnage perturbé, qui l’assassine le 31 juillet 1914. En France, le patriotisme se radicalise inexorablement. La cathédrale de Reims, symbole de l’histoire de la France et de ses sacres, est un condensé incontournable du génie français pour Victor Hugo, Auguste Rodin, Antoine Bourdelle… La guerre exacerbe ce sentiment. L’incendie du 19 septembre provoque aussitôt un flot incessant de croquis, peintures et objets aux « variations quasi infinies 6 », méconnus en Allemagne et longtemps sous-estimés en France. La seconde thématique, profondément liée à la reconstruction rémoise des années 1920, interroge les Années folles, une période d’oubli et de résilience dans le nord-est de la France. Reims se transforme alors en laboratoire pour l’architecture et les arts décoratifs grâce, entre autres, à l’Union rémoise des arts décoratifs. La Cité des sacres se révèle, parallèlement à l’exposition parisienne de 1925, une vitrine pour l’architecture et les arts décoratifs français, alors que l’Allemagne, dès 1917, subit l’inflation et la misère. Les œuvres
3
Jean-Jacques Becker, « Reims dans la Grande Guerre », in Reims, 14-18. De la guerre à la paix, Strasbourg, La Nuée bleue, 2013, p. 13. 4
du pacifiste George Grosz sur les profiteurs de la guerre et les misérables de Berlin en sont le témoignage saisissant. Toutefois, même en France, l’époque des paillettes et des frivolités
Armand Dayot, « La cathédrale de Reims, 1211-1914 », numéro spécial de L’Art et les artistes. Revue d’art ancien et moderne des deux mondes, Paris, 1915, p. 60.
parisiennes est mal vécue dans les zones dévastées. À Reims, un grand nombre d’artistes
5
reconstruction. Roland Dorgelès rappelle ce décalage flagrant entre les Parisiens insou-
6
Anatole France, cité par Armand Dayot, ibid., p. 46.
René Druart, L’Iconographie rémoise de la guerre, Reims, Éditions du Pampre, 1921, p. 3.
méconnus s’acharne à immortaliser des ruines qui, peu à peu, vont être gommées par la ciants et les sinistrés qui négocient leurs dommages de guerre. « Une tâche surhumaine Regards des commissaires. L’art en deuil ?
16
Cat. 4
Ernst Ludwig KIRCHNER Femmes dans la rue
s’accomplissait de jour en jour, dans dix départements de l’ancien front, et le reste du pays
1914 Huile sur toile 126 × 90 cm Wuppertal, Von der Heydt-Museum Wuppertal
paraissait l’ignorer . » 7
Outre l’anniversaire de l’incendie de la cathédrale, l’un des objectifs de cette exposition est d’amener le visiteur à décrypter simultanément des œuvres allemandes et des œuvres fran-
Cat. 5
çaises autour de cette souffrance partagée. Il s’agit de lui offrir la possibilité de revisiter des
Jacques-Émile BLANCHE
créations allemandes d’avant-garde et de découvrir des œuvres françaises oubliées depuis
Marguerite Decazes de Glucksbierg, princesse de Broglie
près de cent ans par des vis-à-vis jusqu’alors impensables.
Mai 1914 Huile sur toile 101 × 81 cm Paris, musée Carnavalet – Histoire de Paris
Cette démarche est le fruit d’échanges fructueux avec Gerhard Finckh, directeur du musée de Wuppertal : son enthousiasme et sa générosité ont été déterminants. L’étape organisée par le Von der Heydt-Museum de Wuppertal et celle de Reims conduisent ainsi à dégager deux regards qui se complètent et se respectent – l’un allemand et l’autre français. Deux expositions qui présentent, au-delà des grands mouvements artistiques, une sélection inédite d’œuvres de petits et grands maîtres, sur des thèmes similaires, sans hiérarchie. Autour de l’art et de l’histoire, ce panorama témoigne de la richesse des expériences artistiques de la guerre. Il révèle que, même si le réalisme domine, rares sont les œuvres qui relèvent de la pure narration ou du document, contrairement à ce qui a été souvent dit. Pour Reims, ce projet permet de faire connaître la collection oubliée du musée des BeauxArts, patiemment rassemblée au fil du xxe siècle – de l’après-guerre aux années 1980. Ce 17
Regards des commissaires. L’art en deuil ?
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Roland Dorgelès, Le Réveil des morts, Paris, Omnibus, 2013, p. 509.
Cat. 6
René de SAINT-MARCEAUX Gisant de l’abbé Miroy 1872 Bronze 200 × 89 × 34,5 cm Reims, hôtel de ville, service de l’état civil Dépôt, Reims, musée des Beaux-Arts
fonds de près de cinq mille numéros concerne à la fois l’iconographie rémoise de la guerre et la Grande Guerre dans son ensemble. La qualité de la collection Lemétais, achetée en 1971 par la ville de Reims, n’a rien à envier à celle du fonds Leblanc qui est à l’origine du musée de la Guerre du château de Vincennes. Se pose maintenant la question de la valeur artistique de ce patrimoine longtemps méprisé. Certains artistes ont fait partie des missions aux armées de 1917, sélectionnés selon les recommandations de Léonce Bénédite. Ce dernier prônait la sensibilité et l’émotion et défendait « l’expression de la guerre ». François Robichon 8 constate que la majorité est issue de l’esprit académique, bien qu’un pourcentage non négligeable puisse être qualifié de « moderne », tels les anciens Nabis. Il affirme que la peinture a encore un rôle à jouer dans la représentation de la guerre en 1917. Position à laquelle l’étape rémoise adhère, considérant que les « expériences artistiques » de la guerre ont à être assumées par les historiens de l’art, même si un grand nombre de leurs auteurs n’auront pas de postérité. Rappelons que les peintres allemands furent parfois rejetés au début des années 1920, avant de l’être à nouveau avec l’arrivée au pouvoir du national-socialisme. C’est le cas du peintre Otto Dix, dont les souvenirs de guerre firent scandale : un artiste obsédé par la « Passion » du soldat, qui réalise une célèbre série de gravures et exécute un triptyque démentiel et poignant sur la guerre, Der Krieg (La Guerre) (1932, Dresde, Staatliche Kunstsammlungen). Ses œuvres pathétiques entrent exceptionnellement en correspondance avec les fonds rémois. Le soldat blessé de Gert Wollheim, par sa posture christique, peut, sans hésitation, être confronté au Christ aux barbelés de George Desvallières.
8 François Robichon, « Les missions d’artistes aux armées en 1917 », Peindre la Grande Guerre, 1914-1918, Cahiers d’études et de recherches du musée de l’Armée (CERMA), no 1, 2000, p. 8.
La puissance expressive pourrait être la caractéristique principale d’un grand nombre d’œuvres sélectionnées. Ce que d’aucuns critiqueront, qualifiant ces œuvres de romantiques, Regards des commissaires. L’art en deuil ?
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Cat. 7
Lorenz CLASEN Germania montant la garde sur le Rhin 1860 Huile sur toile 200 × 159 cm Krefeld, Kunstmuseen Krefeld
et considérant qu’elles ont été réalisées par des artistes « planqués » à l’arrière-front. D’autres les trouveront médiocres ou répétitives après guerre, à une époque où le classicisme retrouve ses lettres de noblesse dans tous les pays et où le dadaïsme et le surréalisme rejettent le réel, préférant les forces obscures de l’inconscient. Menschenschlachthaus (L’Abattoir des hommes) est le titre allemand de l’étape de Wuppertal. La « Passion » du soldat est une thématique qui domine outre-Rhin. À Reims, le titre Jours de guerre et de paix rappelle que les français ont vécu entre front et coulisses, dans une région qui porte encore les cicatrices d’une apocalypse au quotidien. En Allemagne, la gravité et la folie de la guerre inspirent des œuvres engagées et anxiogènes. En France, certains poètes prennent leurs distances avec le réel. On ne peut s’empêcher de penser à Guillaume Apollinaire, celui qui mourra l’étoile au front et qui s’efforça, avec une fantaisie teintée d’un certain cynisme, de conjurer le malheur. En témoigne cette Carte postale 9 envoyée en 1915 au poète André Rouveyre : Je t’écris de dessous la tente Tandis que meurt ce jour d’été Où floraison éblouissante Dans le ciel à peine bleuté Une canonnade éclatante Se fane avant d’avoir été. 19
Regards des commissaires. L’art en deuil ?
9 Guillaume Apollinaire, Calligrammes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1967, p. 297.
Cat. 8
Otto DIX Repas dans la tranchée De la série La Guerre 1924 Gravure sur papier 19,6 × 29 cm Wuppertal, Von der Heydt-Museum Wuppertal
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Regards des commissaires
la guerre oubliée Mon père, Berthold Jakob Finckh, est né le 28 juin 1914 non loin de Spire (Speyer), dans la petite ville palatine de Maikammer, laquelle était placée sous la domination du roi Louis III de Bavière. Sa vie durant, il n’a jamais considéré comme important que son anniversaire ait coïncidé avec la date qui devait changer la marche du monde si durablement. Il ne fit allusion qu’une fois au fait qu’il était né le jour de l’attentat dont furent victimes le successeur au trône de l’Empire austro-hongrois, François-Ferdinand, et sa femme dans la ville serbe de Sarajevo – mais cette allusion resta plutôt anecdotique. J’étais alors confronté pour la première fois à la Première Guerre mondiale, dans le cadre d’un cours d’histoire. Il ne souhaitait apparemment que m’apporter un moyen mnémotechnique me permettant de mieux fixer cette date, historique dans le monde entier, dans mon esprit.
Sous le règne de Guillaume II, l’Allemagne sort des jeux d’alliances européennes mises en place par le chancelier impérial Otto von Bismarck, qui affirme son désir de gagner en importance dans la répartition mondiale des pouvoirs. Le point d’équilibre des forces politiques européennes s’était tellement déplacé, vers la fin du xixe et au début du xxe siècle, que les États frontaliers de l’Allemagne se sentaient menacés, alors même que l’Allemagne se voyait encerclée d’ennemis. L’Allemagne, comme l’Europe, se lança ainsi dans une course aux armements, afin de pouvoir faire face à une « prise d’armes » éventuelle, jugée à la fois nécessaire et inévitable par l’administration militaire et plébiscitée, si ce n’est provoquée, par les dirigeants. D’un autre côté, on ne peut nier que la crainte d’une guerre prochaine dominait largement, incitant des milliers de gens à appeler au pacifisme lors d’assemblées publiques. Après plusieurs crises européennes piètrement gérées, l’attentat de Sarajevo du 28 juin 1914 devait ainsi produire l’étincelle capable de faire exploser la poudrière latente qu’était devenue l’Europe depuis la démission de Bismarck en 1890. Toutes les tentatives visant à limiter la menace d’une guerre sur le plan local, ou à l’éliminer par voie diplomatique, furent vouées à l’échec en un temps record. Les États européens étaient tellement imbriqués par le jeu de leurs différentes alliances que l’« action punitive » prévue sur la Serbie eut un effet domino qui précipita les peuples européens dans la guerre en l’espace d’un mois. Thomas Schmid a ainsi observé, dans une critique du livre intitulé Die Schlafwandler. Wie Europa in den Ersten Weltkrieg zog (paru en français sous le titre Les Somnambules. Été 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre), de Christopher Clark, pour le journal Die Welt : « En gros, deux thèses sont actuellement défendues sur les origines de la Première Guerre mondiale. La première fait clairement porter la responsabilité de l’éclatement de la guerre sur l’Empire allemand, Guillaume II, ainsi que ses ministres et diplomates. C’est à la fois de manière consciente et naïve, sans crainte de la possible atrocité des conséquences, qu’ils auraient fomenté la guerre, par pure mégalomanie impériale. La deuxième thèse (certainement plus fondée) reste plus prudente et introduit l’idée selon laquelle les États ou Empires ayant concouru à l’éclatement de la guerre – l’Allemagne, l’Empire britannique, l’AutricheHongrie, la France, la Russie, la Serbie et, dans une moindre mesure, l’Italie – se seraient 21
Gerhard Finckh
Cat. 9
George DESVALLIÈRES La Parabole des aveugles Projet de vitrail rond Vers 1914 Huile sur papier marouflé 149 × 134 cm Beauvais, musée départemental de l’Oise
précipités naïvement dans la guerre et n’auraient pas été en mesure de supporter un événement tragique et local comme l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand et de son épouse, et de le dédramatiser sur le plan politique. » Cette interprétation s’avère certainement plus plausible, car elle n’est pas aussi univoque et monocausale que la première. Et Schmid de poursuivre : « Et l’on peut aussi voir l’ensemble des États à la veille de la Première Guerre mondiale comme étant tout à fait modernes. La guerre ne s’est pas contentée d’éclater, seule – pendant trente-sept jours, les diplomates ont voyagé et mené des négociations à travers toute l’Europe. Ils ont essayé de nouer des alliances et de limiter les effets du conflit 1. » C’est ainsi que Schmid aborde la célèbre « controverse de Fischer », qui a animé les discussions des historiens allemands dans les années 1960. L’historien hambourgeois Fritz Fischer, dans son livre intitulé Griff nach der Weltmacht (traduit en français sous le titre Les Buts de guerre de l’Allemagne impériale), avait développé la thèse selon laquelle « le gouvernement impérial allemand a[urait] déclenché la guerre par “ambition de prétendre au rang de puissance mondiale”, après un calcul méticuleux 2 ». Cette thèse fit à l’époque l’effet d’une bombe et divisa le cercle des historiens en deux camps. Cette controverse renforcée, 1 Thomas Schmid, « Zurück in die Zukunft, 1914 und die Folgen », Die Welt, 31 décembre 2012, p. 8, cité par Joachim Radkau, « Historiker mit schwerer Munition », Die Zeit, 9 janvier 2014, p. 43. 2 Cité par Joachim Radkau, « Historiker mit schwerer Munition », Die Zeit, 9 janvier 2014, p. 43.
précisée, modifiée, marque jusqu’aux plus récents développements de cette année 2014 la vision d’historiens aux multiples représentations de la Première Guerre mondiale, tels Christopher Clark, Gerhard Hirschfeld, Gerd Krumeich ou Herfried Münkler. C’est avant tout Krumeich qui a introduit un aspect nouveau dans la discussion : pour lui, certains des Regards des commissaires. La guerre oubliée
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Cat. 10
Wilhelm MORGNER Autoportrait no 8 1912 Huile sur carton 100 × 65 cm Wuppertal, Von der Heydt-Museum Wuppertal
acteurs de la crise de juillet 1914 étaient « tiraillés ». « Krumeich n’a de cesse d’identifier cette dynamique de fluctuation comme un véritable facteur en soi. Ce n’est pas pour rien que la “nervosité” est un leitmotiv non seulement dans les dossiers médicaux, mais aussi dans les documents politiques de cette époque-là 3. » Cette guerre, au cours de laquelle l’Europe souffrit et dans laquelle, bien vite, se trouva impliqué le monde entier, dura plus de quatre ans. Plusieurs actes de rébellion, comme les grèves en Allemagne et en France, les grandes mutineries dans l’armée française de 1917, la révolution d’Octobre en Russie, la rébellion des marins à Kiel en Allemagne, les troubles révolutionnaires en Autriche d’une part, et d’autre part l’échec de l’offensive allemande sur la Marne en juillet 1918, lié à une contre-offensive massive des Alliés, entraînèrent la fin inéluctable du conflit, mené à l’échelle mondiale, le 11 novembre 1918, à 11 heures. Même si, enfant, mon père n’avait eu droit à presque aucun compte rendu de la guerre qui soit digne de ce nom, celle-ci devait continuer à influer sur le cours de sa vie. Avant le début des hostilités, mon grand-père concentrait ses activités dans le commerce du champagne à Reims. Il quitta le Palatinat, occupé par la France après la guerre, avec sa famille afin de commencer une nouvelle vie dans le secteur du textile à l’Est, dans le Land, jugé plus « sûr », 23
Regards des commissaires. La guerre oubliée
3 Ibid. Voir également Volker Ullrich, Nun schlittern sie wieder. Mit Clark gegen Fischer : Deutschlands Konservative sehen Kaiser und Reich in der Kriegsschuldfrage endlich rehabilitiert, Die Zeit, 16 janvier 2014, p. 17.
Cat. 11
Fernand LÉGER Trois Musiciens 1930 Huile sur toile 118 × 113,5 cm Wuppertal, Von der Heydt-Museum Wuppertal
du Bade-Wurtemberg. Ni mon père, ni mes grands-pères, dont l’un avait combattu près de Verdun et au Vieil-Armand, dans les Vosges, ne me parlèrent du conflit. La Première Guerre mondiale a entraîné la mort de plus de 20 millions de personnes ; pourtant, dans la mémoire collective allemande, elle occupe une place de moindre importance que la Deuxième Guerre mondiale. Dans le souvenir des Britanniques, des Français et des Belges, elle demeure la Grande Guerre, même s’ils n’oublient pas qu’elle est en partie à l’origine de la guerre de 1939-1945. En Allemagne, le souvenir du second conflit mondial se greffe sur la commémoration des souffrances causées par la Première Guerre mondiale 4, ce qui témoigne d’une perception différente des années 1914-1918. L’historien Arndt Weinrich a constaté à ce sujet : « Du point de vue de la symbolique et de l’image que se font les Allemands de leur république, la Première Guerre mondiale ne joue globalement, dans la culture politique allemande […], aucun rôle », alors même que, en revanche, « [la guerre a] acquis une importance particulière, tout à fait comparable à la Révolution française de 1789, dans le symbolisme de la Ve République 5. » Même si, à présent, cent ans après l’éclatement de la Première Guerre mondiale, les commémorations de cette catastrophe foisonnent à travers le monde, en autant de céré4 Voir, sur ce point, notamment Gerhard Hirschfeld et Gerd Krumeich, Deutschland im Ersten Weltkrieg, Francfort-sur-le-Main, S. Fischer, 2013, p. 7. 5 Cité par Romain Leick, « Offensive bis zum Äußersten », Der Spiegel, 13 janvier 2014, p. 42-48, ici p. 43.
monies anniversaires, cours universitaires, conférences, nouvelles publications, articles de journaux et de magazines et surtout expositions – et même si plusieurs aspects de ces événements qui ont bouleversé la marche du monde ont été examinés, en fonction des différents éclairages qui peuvent être portés sur ce phénomène aussi monstrueux qu’insaisissable –, Regards des commissaires. La guerre oubliée
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Cat. 12
Otto DIX À la beauté 1922 Huile sur toile 139,5 × 120,5 cm Wuppertal, Von der Heydt-Museum Wuppertal
une lecture globale et définitivement valable de cette « catastrophe originelle » du xxe siècle ne pourra néanmoins pas voir le jour facilement. Reims a été la première grande ville française à être exposée, en 1914, aux bombardements des troupes allemandes. Nombreux sont ceux qui ont alors trouvé la mort. En outre, la célèbre cathédrale, lieu de couronnement pendant des siècles des rois français – si importante dans l’identité nationale française – a été fortement endommagée. Le traumatisme résultant de ces lourdes pertes parmi la population civile et de la destruction de l’une des pièces majeures du patrimoine culturel de la civilisation occidentale est loin d’être surmonté aujourd’hui. Il conviendrait surtout de ne pas l’oublier. Dans les actes symboliques tels que la participation conjointe de Charles de Gaulle et de Konrad Adenauer à une manifestation organisée dans la cathédrale de Reims, enfin réhabilitée, le 8 juillet 1962, ou encore l’accolade cordiale entre la chancelière allemande, Angela Merkel, et le président français, François Hollande, le 8 juillet 2012 dans cette même cathédrale, le désir d’assurer la paix en Europe, de manière claire et durable, non seulement est perceptible, mais témoigne également des efforts accomplis afin de perpétuer le souvenir de ce qui s’est passé, ne serait-ce que pour tirer cette leçon de l’histoire : la guerre ne sera jamais une solution, quel que soit le problème. Dans ce contexte, on ne pourra jamais assez remercier le directeur du musée des Beaux-Arts de la ville de Reims d’avoir proposé au Von der Heydt-Museum de Wuppertal de traiter le thème crucial de la Première Guerre mondiale dans un projet commun d’exposition et de toucher ainsi un large public. Le Von der Heydt-Museum a en effet volontiers retenu cette proposition et a 25
Regards des commissaires. La guerre oubliée
conçu, en collaboration avec les collègues de Reims, une exposition qui met en lumière l’aspect franco-allemand de la Première Guerre mondiale et la destruction de la ville de Reims. Toutefois, on peut légitimement se poser la question suivante : comment transposer une guerre d’envergure mondiale dans un concept aussi limité, spatialement et temporellement, que celui d’une exposition ? Les musées spécialisés dans les beaux-arts, que ce soit le musée des Beaux-Arts de Reims ou le Von der Heydt-Museum de Wuppertal, se doivent de donner la part belle à la représentation dans les arts. Ce qui nous intéresse, c’est bien plus ce qui a inspiré les hommes, ce qu’ils ont pensé ou encore ressenti, ce qu’ils sont parvenus à mettre en forme eux-mêmes. Ce qui nous intéresse, c’est par conséquent de proposer quelques réponses à la question suivante : comment les poètes, les écrivains, les peintres et les dessinateurs ont-ils réagi à l’expérience directe de la guerre (ou à ce qui leur en avait été rapporté), autrement dit, comment ont-ils pu mettre en mots ou encore transposer, en qualité d’artistes, sur le papier ou sur la toile, l’inédit, cette situation sans précédent ? De fait, nous avons veillé à placer au centre de notre exposition commune la perception de la guerre par les artistes plasticiens. Nous avons également voulu nous demander comment des artistes tels que Max Beckmann, Otto Dix, George Grosz et bien d’autres, du côté allemand, et Pierre Bonnard, Maurice Denis, Georges Rouault et d’autres encore, du côté français, sont parvenus à traduire cet événement qui a bouleversé la marche du monde dans des œuvres d’art de renom ? Nous avons étudié de manière approfondie les littératures allemande et française, à l’aide d’œuvres parues pendant et après la guerre, pour mieux nous rendre compte de certaines similitudes capitales dans l’expérience de la guerre, qui se reflètent dans des termes tels que « saleté », « blessure », « mort », « gaz », « faim », « vermine », « puanteur », « bruits de tirs », ou encore dans la perception d’un « dégoût » général. Dans tous ces comptes rendus et romans – qu’il s’agisse de In Stahlgewittern (Orages d’acier) d’Ernst Jünger, de Der Wanderer zwischen beiden Welten (Le Vagabond entre les deux mondes) de Walter Flex, de Im Westen nichts Neues (À l’Ouest rien de nouveau) d’Erich Maria Remarque, de Krieg (Guerre) de Ludwig Renn, de Das Menschenschlachthaus (L’Abattoir humain) de Wilhelm Lamszus, de Heeresbericht (L’Ordre du jour) d’Edlef Köppen, ou encore de Menschen im Krieg (Hommes en guerre) d’Andreas Latzko, du côté allemand, ou du Feu d’Henri Barbusse, de La Peur de Gabriel Chevallier, du Diable au corps de Raymond Radiguet, de J’ai tué de Blaise Cendrars, ou encore de Ceux de 14 de Maurice Genevoix, du côté français –, la même question cruciale se pose inexorablement : pourquoi ? Cette même question anime les images de cette époque terrible. Notre exposition a pour vocation de relater les événements directement liés à la guerre et les conflits armés. Elle rend compte non seulement des multiples causes de cette guerre, de la vie et de la souffrance des
Regards des commissaires. La guerre oubliée
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gens à l’arrière du front, des destructions et des champs de ruines, de l’issue de la guerre, de la révolution en Allemagne et du renforcement des forces conservatrices dans la société, tout comme du malheur de chacun, mais encore de ceux qui ont su tirer profit de cette guerre. L’art sous toutes ses formes est ainsi placé au centre de nos observations. Des extraits de films documentaires, des photographies et autres supports permettent à chacun de faire sa propre expérience de l’histoire, de la chronologie et des atrocités de la guerre. Ces œuvres d’art laissent transparaître la manière dont les artistes ont perçu cette guerre, la manière dont ils en ont souffert, comment ils ont essayé de jeter sur la toile ces expériences frôlant l’indicible, et comment ils ont voulu soumettre l’ineptie des tranchées à un ordre formel, dans le dessin comme dans la photographie. Mais ces images racontent également le désespoir face aux événements et à leur cruauté, y compris dans des œuvres d’époque, comme le triptyque grand format Der Krieg (La Guerre) d’Otto Dix, achevé en 1924, qui ne saurait être que le terne reflet de ce que les artistes ont traversé. Cette guerre ne fut pas sans changer le visage de l’art, mais elle ne compromit pas pour autant son amélioration, comme celle du reste du monde. L’art devint juste autre : ce qui avait débuté avec tant de gaieté, de force et de jeux de couleurs, en particulier chez les expressionnistes allemands – il suffit pour s’en convaincre de se remémorer l’insouciance lascive des images d’été que ceux-ci peignaient encore jusqu’en 1914 au bord des lacs de Moritzburg ou de la mer Baltique – termina en un festival de couleurs tristes, traduisant leurs états d’angoisse, leur insécurité, leur manque de repères, leurs troubles psychiques, ou encore leur volonté de crier leur détresse à un monde qui n’avait ni temps ni intérêt à consacrer à ces œuvres d’art et à leurs créateurs, car il était en train de sombrer dans la tragédie. Ce même monde, si épuisé après la guerre, n’était pas même prêt à rendre hommage à ces souffrances jetées sur la toile par d’importantes commandes d’œuvres, alors même que ces artistes, qui disposaient jusqu’en 1914 de vastes réseaux de relations et d’amitiés à travers le monde et de reconnaissance mutuelle, se retrouvèrent après 1918 abandonnés, seuls avec leurs traumatismes. Il ne reste donc plus qu’à rejoindre le point de vue de Philippe Dagen lorsqu’il pose, dans son remarquable livre Le Silence des peintres. Les artistes face à la Grande Guerre, la question suivante, on ne peut plus justifiée : « Pourquoi donc si peu d’images de la guerre ? Une tragédie mondiale tue des millions d’hommes, ravage des pays entiers, ruine ceux qu’elle ne ravage pas et, néanmoins, elle pourrait presque passer inaperçue aux yeux de celui qui prétendrait reconstituer la chronique de la civilisation occidentale au moyen de ses œuvres d’art 6. » Ainsi avons nous sélectionné, pour Reims et Wuppertal, les œuvres d’art les plus importantes et les plus significatives parmi celles qui sont apparues à l’occasion de la Première Guerre mondiale, afin de les amener à « parler » dans le cadre de notre exposition, et afin qu’elles puissent – si incomplète et imparfaite que semble cette volonté – livrer leur propre version de l’atrocité de cette époque, à nous, public de contemporains. 27
Regards des commissaires. La guerre oubliée
6 Philippe Dagen, Le Silence des peintres. Les artistes face à la Grande Guerre, Paris, Hazan, 2012, p. 16.
1. l’homme
en
guerre
La Grande Guerre en France et en Allemagne Que serait-il advenu de la Première Guerre mondiale si la France et l’Allemagne n’y avaient
Gerd Krumeich
pas participé ou si l’un des pays – voire les deux – s’en était retiré ? Les démonstrations a contrario sont suspectes aux yeux des historiens et de leurs lecteurs, et l’on ne devrait pas s’y appesantir car l’histoire est la représentation de ce qui a été, et non de ce qui aurait pu être ou aurait dû être. Toutefois, pour donner aux faits leur juste mesure, il est parfois intéressant de poser de telles contre-questions, de manière à déterminer ce qui, dans l’histoire, relève de l’essentiel ou de l’accidentel, de la nécessité ou du hasard. Dans ce cas, la question ne semble donc pas aberrante. Une bonne partie de la guerre s’est déroulée en territoire français et, sur ce front, l’Allemagne fut et reste le pays le plus engagé – malgré tous les autres fronts et la généralisation de la guerre au monde entier. Pendant toute la durée du conflit, les armées française et allemande sont demeurées les deux principales
Pages 28 et 29 D’après Félix VALLOTTON, Le Guetteur (détail du cat. 3, repr. p. 14) Page 30 De gauche à droite D’après Otto DIX, Retour des troupes épuisées. Bataille de la Somme, et DIDIER, Soldats en marche (détails des cat. 14 et 13, repr. p. 33 et 32)
forces combattantes. L’un des deux pays n’aurait-il pas tenu aussi longtemps que la guerre aurait pris fin plus tôt. Cependant, elle s’étendit en France jusqu’à la fin de l’automne 1918, jusqu’à ce que le commandement suprême des forces armées allemandes arrive à la conclusion que son armée était au bord de l’effondrement. La guerre n’aurait pas pu non plus durer autant si les Français, tout comme le peuple allemand – unanime du début à la fin de la guerre à la grande majorité –, n’avaient pas été résolus à faire face jusqu’à la victoire, indifférents à la cruauté des pertes humaines et matérielles. L’Allemagne et la France en guerre étaient et restent le noyau de la Première Guerre mondiale. Depuis le début du xxe siècle, le planning militaire de l’état-major allemand s’orientait vers la prochaine ouverture de deux fronts en raison de l’alliance entre la Russie et la France. Le plan Schlieffen de 1905 prévoyait par conséquent de battre la France en un peu moins de quatre semaines pour consacrer l’ensemble des forces allemandes à lutter contre une Russie qui mettait du temps à s’engager dans la guerre mais qui devait s’avérer de plus en plus puissante. Ce planning montrait déjà ce qui devait être déterminant dans l’estimation qu’avait faite l’Allemagne de la France au moment où la guerre avait éclaté (et encore longtemps après, pendant l’affrontement), à savoir une sous-évaluation radicale des capacités françaises à résister à l’Allemagne sur la durée. De manière générale, on tenait les Français pour un peuple « décadent » qui, en 1913, n’atteignait que de justesse la barre des 40 millions d’habitants, alors que l’Allemagne était sur le point d’en compter 70 millions. L’armée française était généralement considérée comme « fougueuse » et offensive, mais en aucun cas comme capable d’opposer à l’Allemagne une résistance sérieuse 1. L’objectif du plan Schlieffen qui consistait à mettre la France hors de combat en quatre semaines en encerclant Paris avec deux armées de cent cinquante mille hommes chacune – en passant par la Belgique et le nord de la France – paraissait donc réaliste. Cela supposait nonobstant que les 31
1 Voir Friedrich von Bernhardi, Deutschland und der nächste Krieg, Berlin, 1913, p. 172 ; traduction française : L’Allemagne et la prochaine guerre, Paris, Payot, 1915, p. 142.
Cat. 13
DIDIER Soldats en marche 10 novembre 1917 Encre de Chine sur papier grainé Canson et Montgolfier filigrané à la molette 36,2 × 54,2 cm Reims, musée des Beaux-Arts
soldats allemands soient capables de tenir une cadence de 35 kilomètres de marche par jour avec plus de 30 kilos de bagages. Pour les jeunes paysans, rompus au travail, de l’époque, cela aurait été faisable, à condition seulement que l’ennemi n’y ait opposé aucune résistance et ait fui devant eux « comme un lapin ». C’est effectivement ainsi que l’on se représentait la situation. On retrouva la même sous-évaluation pendant la crise de juillet 1914, où les généraux allemands s’étaient montrés soucieux du fait qu’éventuellement la France aurait tout de même pu leur « glisser entre les doigts 2 ». Du point de vue français, la situation se révélait totalement différente. Pour les Français, l’Allemagne représentait – avec ses structures surpuissantes et sa domination économique et technique – le principal ennemi potentiel dont les velléités d’hégémonie européenne étaient susceptibles de constituer une menace. Cela ne s’était-il pas montré ad oculos dès 1911, alors que l’Allemagne, malgré tous les accords précédents, menaçait la France de guerre si elle n’obtenait pas une part convenable des biens français en Afrique ? Les deux États avaient pu à nouveau trouver un accord fin 1911, car aucune puissance n’était alors prête à entrer en guerre. En France, toutefois, une grande rancune était restée, rancune qu’exprima Georges Clemenceau en février 1912 lors de la ratification du traité du Congo, alors qu’il était, à l’époque, le chef de l’opposition de gauche au Sénat : « Nous nous sommes sincèrement efforcés de
2 Voir à ce propos Gerd Krumeich, Juli 1914. Eine Bilanz, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 2013, p. 166 ; traduction française à paraître chez Belin : Le Feu aux poudres. Qui a déclenché la guerre ? 3 Georges Clemenceau, La France devant l’Allemagne, Paris, Payot, 1918, p. 47.
préserver la paix. Nous la voulions parce que nous en avions besoin pour construire notre pays. Si la guerre nous était toutefois imposée, nous y serions prêts 3. » En janvier 1912 déjà, un cabinet « d’union nationale » avait été constitué. À sa tête, le Lorrain Raymond Poincaré, qui promit aux Français de faire attention qu’un tel chantage belliLa Grande Guerre en France et en Allemagne
32
Cat. 14
Otto DIX Retour des troupes épuisées. Bataille de la Somme
ciste ne se reproduise plus. Il voulait unir la nation et la fortifier pour pouvoir la mener à la victoire contre ses voisins. La France est un pays « pacifique mais ne craint pas la guerre », disait-il en septembre 1912 lors de son retour triomphal de Russie, où il avait été reçu comme
De la série La Guerre 1924 Eau-forte sur papier 35,5 × 47,8 cm Wuppertal, Von der Heydt-Museum Wuppertal
un chef d’État, avec tous les honneurs militaires. Armements et négociations entre la France, la Russie et l’Angleterre eurent pour conséquence que les Allemands se sentirent encore davantage encerclés par des voisins malintentionnés. C’est pourquoi ils commencèrent à penser de leur côté à s’en détacher tant que l’encerclement n’était pas encore parachevé. En 1913, la France et l’Allemagne se livrèrent à une véritable course aux armements. Pour l’emporter, les Français devaient à tout prix mobiliser l’ensemble de la population masculine. C’est pour cette raison que le service militaire fut prolongé d’un an complet, bien que le gouvernement redoute une forte résistance du Parlement et de l’opinion publique. L’armement fut ainsi légitimé par le fait que l’Allemagne planifiait d’envahir rapidement la France par surprise 4. Il n’était donc pas étonnant de constater un sentiment croissant de panique au sein de la population, particulièrement mis en lumière lors des incidents de Nancy et de Lunéville en avril 1913. À Nancy, en avril 1913, des voyageurs d’affaires allemands, taxés d’espionnage, furent pourchassés par une foule déchaînée et, quelques jours plus tard, alors qu’un dirigeable allemand atterrisait en catastrophe à Lunéville, on put observer une non moins grande excitation. Était-ce là le signal d’un raid allemand ? Ces incidents, réglés au moyen d’excuses réciproques et diplomatiques, sont cependant symptomatiques de l’extrême nervosité qui régnait au sein d’une population émue par les prétendues menaces de guerre de voisins tenus pour agressifs. Même les socialistes, rassemblés autour de Jean Jaurès – qui 33
La Grande Guerre en France et en Allemagne
4 À ce sujet, lire Gerd Krumeich, Aufrüstung und Innenpolitik in Frankreich vor dem Ersten Weltkrieg, Wiesbaden, Steiner, 1980.
pourtant étaient disposés à une conciliation avec l’Allemagne –, se déclarèrent prêts, en cas d’attaque allemande, à défendre la patrie. Bien que les relations franco-allemandes se soient un peu détendues à partir de l’automne 1913, la menace de guerre restait fermement ancrée. En atteste la crise de juillet 1914 où il paraissait clair aux Français que l’Allemagne voulait désormais réaliser ses plans – fomentés de longue date – qui consistaient à envahir la France. Le discours, resté célèbre, du président Poincaré, daté du 4 août, suscita en cela une approbation unanime : « Dans la guerre qui s’engage, la France aura pour elle le droit, dont les peuples, non plus que les individus, ne sauraient impunément méconnaître l’éternelle puissance morale. Elle sera héroïquement défendue par tous ses fils, dont rien ne brisera devant l’ennemi l’union sacrée et qui sont aujourd’hui fraternellement assemblés dans une même indignation contre l’agresseur et dans une même foi patriotique 5. » Les Allemands partageaient la même croyance. Le « discours au balcon » de Guillaume II, prononcé le 4 août depuis le château de Berlin, n’invoqua pas sans fondement le Burgfrieden (l’Union sacrée allemande) devant le danger. En effet, la règle prévalait déjà au Moyen Âge : dans une ville assiégée par l’ennemi, les querelles internes étaient proscrites, c’est-à-dire que, face à l’adversaire, tous les habitants doivent rester solidaires pendant toute la durée de la guerre, tous les conflits de partis ou de croyances n’ont plus lieu d’être. L’Union sacrée et le Burgfrieden signifiaient clairement que la France tout autant que l’Allemagne se croyaient être en situation de légitime défense. Malgré toutes les épreuves survenues entre 1914 et 1918, les deux parties s’y sont tenues. Les Français ont défendu leur terre comme un seul homme jusqu’en 1918 contre l’agresseur allemand. De même, malgré tous les soucis et les peines causés par les nombreux morts et blessés, les Allemands ne cessèrent pas de croire à la légitimité de la guerre pour la patrie. S’il est plus aisé à comprendre du côté de la France – les Allemands avaient, il est vrai, envahi la France, et devaient en être à nouveau chassés –, le consensus allemand autour de la question de la défense nationale exige de plus amples explications, car il ne semble pas avoir été pris véritablement en compte par les Français jusqu’à nos jours et reste depuis longtemps oublié en Allemagne. Bien que la guerre ait été géographiquement éloignée, les Allemands persistèrent dans leur conviction que le combat était légitime parce qu’il convenait d’empêcher l’incursion planifiée par l’ennemi. Les batailles de Verdun et de la Somme ne furent pas considérées comme des actions agressives ou de conquête. À l’exception des « Alldeutsch 6 », tapageurs mais en réalité assez marginaux, personne ne projetait de conquérir la France ou même de la « germaniser ». 5 Raymond Poincaré, Au service de la France, t. IV, Paris, Plon, 1927, p. 546. 6
Le Alldeutsche Verband (Ligue pangermanique) fut une association ultraconservatrice, préconisant l’extension impériale de l’Allemagne.
Les Allemands s’imaginaient que la guerre offensive menée en France et, à partir de 1916, la « guerre défensive » dans la Somme n’étaient pas une agression, mais constituaient plutôt un « mur de feu et de fer » afin d’empêcher les ennemis malintentionnés de pénétrer en Allemagne. De même, au sujet des grandes destructions en France, on disait généralement La Grande Guerre en France et en Allemagne
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Charles LÉANDRE
que les soldats étaient fiers d’empêcher une destruction similaire de l’Allemagne en étant présents dans les tranchées de la Somme et d’ailleurs. La campagne des Alliés contre la brutalité allemande était considérée par les Allemands comme totalement injuste. « Sommes-nous des barbares ? » demandait une affiche allemande officielle en 1914. Le « Manifeste des 93 » – manifeste rendu public en octobre 1914 par quatre-vingt-treize scientifiques et écrivains allemands de renommée internationale en réponse aux Alliés qui
Le Vainqueur terrassant le Monstre devant Verdun Dans l’album Jours de guerre et de paix 1914-1916, no 7/50 (pl. 12) 1916 Paris, Vallet & Le Prince Lithographie sur chine contrecollé sur papier Japon impérial ; remarque au crayon graphite ; serpente en fin papier vélin imprimée en typographie 57,1 × 44 cm Reims, musée des Beaux-Arts
leur reprochaient d’avoir marché sur la Belgique et le nord de la France comme avaient pu le faire les Huns – trouva une résonance toute particulière et durable. « Il n’est pas vrai que la lutte contre ce que l’on appelle notre militarisme ne soit pas dirigée contre notre culture, comme le prétendent nos hypocrites ennemis. Sans notre
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Hans THOMA Bataille navale 1915 Eau-forte sur papier 35,9 × 47,8 cm Wuppertal, Von der Heydt-Museum Wuppertal
militarisme, notre civilisation serait anéantie depuis longtemps. C’est pour la protéger que ce militarisme est né dans notre pays, exposé comme nul autre à des invasions qui se sont renouvelées de siècle en siècle 7 ». Le « Manifeste des 93 » eut des conséquences internationales terribles. Les contacts avec le monde scientifique furent rompus, les universitaires français exigèrent l’exclusion de leurs collègues allemands des organisations et commissions internationales, les titres de docteurs honoris causa et les chaires de professeurs honoraires des universités françaises furent retirés aux universitaires allemands. La « guerre des cultures » ne prit nullement fin avec l’armistice ou la signature du traité de Versailles. Ainsi les historiens allemands, par 35
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7 http://fr.wikipedia.org/wiki/Manifeste_des_93#Texte.
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Pierre-Émile LEGRAIN Les Travaux du congrès de Versailles Gouache et encre sur papier 62,9 × 47,8 cm Reims, musée des Beaux-Arts
exemple, ne furent à nouveau autorisés à participer au Congrès international des historiens qu’à partir de 1928 8. Georges Clemenceau condamna ce manifeste vers la fin de la guerre comme le « pire crime de guerre allemand ». Le reproche fait aux Allemands de s’être montrés d’une barbarie monstrueuse pendant la guerre trouve ses racines dans les horribles exactions commises à l’encontre des civils belges et français pendant l’offensive d’août 1914. Six mille cinq cents civils belges exécutés en à peine deux mois, dont plus de six cents à Dinant, quatre cent cinquante à Tamines et trois cents à Andenne, sont attribuables aux soldats allemands. En France, cinq cents civils furent fusillés par les troupes allemandes. Les Allemands étaient et restaient fermement convaincus que ces exécutions, de même que le fait de brûler des villages entiers, ne représentaient pas 8 Karl Dietrich Erdmann, Die Ökumene der Historiker. Geschichte der Internationalen Historikerkongresse und des Comité international des sciences historiques, Göttingen, Vandenhoek & Ruprecht, 1987 ; Brigitte Schröder-Gudehus, Deutsche Wissenschaft und internationale Zusammenarbeit, 1914-1928, Genève, Slatkine, 1966 ; Peter Hoeres, Krieg der Philosophen. Deutsche und britische Philosophie im Ersten Weltkrieg, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 2004, p. 110 sqq. 9
John Horne et Alan Kramer, 1914. Les atrocités allemandes, Paris, Tallandier, 2005.
des atrocités arbitraires, mais étaient légitimées par le droit de la guerre, puisque ces brutalités faisaient suite à des attaques de civils (francs-tireurs) contre des soldats allemands. La recherche historique a montré sans équivoque qu’il n’en était pas question et que les soldats allemands qui se croyaient pris au piège ont toujours eu affaire à des unités régulières, que ce soit la garde civique belge ou l’armée française 9. Toutefois, celles-ci menaient les combats en embuscade – depuis des arbres ou depuis des maisons –, ce qui ne contrariait pas les La Grande Guerre en France et en Allemagne
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Adrien SÉNÉCHAL
règles de la guerre, mais était perçu par les Allemands comme « illégitime ». On a en effet l’impression que les soldats allemands et leurs officiers avaient si peu compté sur une résistance sérieuse des Belges et des Français qu’ils considérèrent d’une certaine manière ce qui semblait être une surprenante et énergique résistance comme « illégitime ». De même, si les faits historiques nous paraissent clairs aujourd’hui, presque l’ensemble des Allemands étaient convaincus, pendant et après la Première Guerre mondiale, que les représailles en Belgique et dans le nord de la France ne contrevenaient pas au droit de la guerre. L’incendie de la très célèbre bibliothèque de Louvain est, aujourd’hui encore, l’exemple le plus connu de ces atrocités allemandes 10. Manifestement, les soldats allemands ont là aussi
La Passion de Reims, avec des textes de René Druart 1920 Imprimé In-8o Reims, bibliothèque du musée des Beaux-Arts
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Albert HAHN Louvain détruit Pinceau et encre noire sur papier 19,4 × 25 cm Reims, musée des Beaux-Arts
tiré sur d’autres soldats allemands dans la nuit, pris dans une psychose de franc-tireur où l’alcool avait sans doute sa part de responsabilité. Les conséquences de ces méfaits restent durables. Lorsque les Belges avaient reconquis Louvain après l’armistice, ils avaient suspendu une grande bannière dans les ruines de la ville : « Ici finit la Kultur allemande. » Un article du traité de Versailles stipulait d’ailleurs explicitement l’obligation de restituer les livres brûlés et de les remplacer par des exemplaires prélevés dans les bibliothèques allemandes, ce qui – dans la mesure du possible – fut respecté au cours des années qui suivirent. Le bombardement de la cathédrale de Reims a également été considéré comme un autre exemple des méfaits allemands du début de la guerre. C’est sous la plume du meilleur spécialiste français, François Cochet, que la question est traitée avec le plus de précision (voir p. 84-93). La guerre débuta par la prétendue « bataille des frontières » entre les troupes allemandes et françaises en Lorraine, dans les environs de Nancy. Sur ce front, les Français avaient préparé une grande offensive, qui se heurta en grande partie à l’artillerie et aux mitrailleuses allemandes dans une tentative aussi héroïque qu’insensée. Ce fut – on l’oublie souvent – l’un des épisodes 37
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10 Volker Wieland, Zur Problematik der französischen Militärpolitik und Militärdoktrin in der Zeit zwischen den Weltkriegen, Boppard am Rhein, Harald Boldt, 1973 ; Wolfgang Schivelbusch, Die Bibliothek von Löwen. Eine Episode aus der Zeit der Weltkriege, Munich, Carl Hanser, 1988.
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Jean-Louis FORAIN
Henri JACQUIER
Fritz KLIMSCH
Le Général Pétain
Joseph Joffre – Maréchal de France
Quartier-Maître général Ludendorff
Huile sur bois 61 × 49,8 cm Reims, musée des Beaux-Arts
1915 Huile sur toile 80 × 65 cm Centre national des arts plastiques Dépôt, Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon
1916 Bronze 44 × 22 × 26 cm Wuppertal, Von der Heydt-Museum Wuppertal
les plus sanglants de la Première Guerre mondiale. Les Français, par exemple, perdirent à eux seuls vingt-sept mille hommes dans la seule journée du 27 août 1914. Face à cette situation qui obligeait les troupes françaises à se retirer, les Allemands crurent trop tôt que les Français étaient en déroute, et c’est pourquoi ils modifièrent leur plan d’encerclement de Paris par l’aile droite de l’armée et se lancèrent dans une « course-poursuite » vers le sud-est. Cela contraignit cependant l’aile droite de l’armée d’attaque allemande à bifurquer vers la gauche, à environ 30 kilomètres avant la capitale, de manière à prendre en tenaille les troupes françaises – supposément en fuite – à l’aide de l’autre armée d’attaque, les poursuivant vers le sud-est, et ainsi à les anéantir. Le général commandant von Kluck n’avait néanmoins pas saisi que, d’une part, les Français, certes en situation de repli, n’étaient pas en déroute, et que, d’autre part, cette « bifurcation » avait ouvert une brèche dans le flanc de la première armée devant l’énorme fortification de Paris, où les attendaient cent cinquante mille soldats prêts au combat. Le chef de l’état-major français, Joffre, reconnut la possibilité de frapper les Allemands sur leur flanc et ordonna la formation d’une nouvelle armée d’attaque. Pour une partie de ces transports, on fit appel aux taxis parisiens. Le mythe des taxis de la Marne est resté vivace puisqu’il insiste sur l’imbrication du front et de l’arrière, des soldats et des civils, ces derniers participant ainsi activement à l’effort de guerre. La contre-offensive massive des troupes françaises et du corps expéditionnaire britannique entre le 6 et le 10 septembre contraignit les Allemands à se retirer jusqu’à l’Aisne. Le rêve d’une victoire éclair sur la France s’était envolé.
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Pierre CHATILLON
Gilbert GAUTIER
Hindenburg
Clemenceau – Le Tigre
1916 Aquarelle, lavis de gouache et crayon noir sur papier couché satiné 49,9 × 32,7 cm Reims, musée des Beaux-Arts
Vers 1919 Métallographie en couleurs, héliogravure sur papier (224/500) 29 × 40 cm Mouilleron-en-Pareds, musée national Clemenceau-de Lattre
Après cela, la plus grande confrontation franco-allemande fut la bataille de Verdun (à partir de février 1916). Elle devint le symbole de l’incomparable massacre entre les deux nations. Même la proportion des pertes humaines à Verdun a pris un aspect mythique : on parle souvent de sept cent mille morts. Comme le montrent les études de Gérard Canini, il s’agirait plutôt de cinq cent mille morts et disparus, répartis à parts égales dans les deux camps 11. Ce chiffre se rapporte à un laps de temps compris entre le 21 février et le 9 septembre 1916 12, et laisse deviner l’importance et l’intensité de cette bataille qui fut, avec la bataille de la Somme, l’opération la plus sanglante de la Première Guerre mondiale. Contrairement à celle de Verdun, la bataille de la Somme (à partir du 1er juillet 1916) fut pour les Allemands une guerre purement défensive. Pour parer à l’offensive des Britanniques et, dans une moindre mesure, des Français, ils avaient développé, depuis l’enlisement du front, fin 1914, un énorme système de défense, par la construction de bunkers et de blockhaus sur lesquels vinrent se briser les troupes britanniques, provoquant d’effroyables pertes. Les Allemands étaient et restèrent longtemps très fiers de ces infrastructures défensives. On rappelait toujours – et la propagande allemande s’en fit l’écho – qu’on avait construit dans la Somme un « mur de feu et de fer » contre lequel les attaques de l’ennemi échouaient. De cette manière aurait été évitée une incursion des Britanniques et des Français en Allemagne, épargnant aux Allemands les horreurs de l’artillerie de guerre et les ravages dans les villes et villages qu’avait connus la France. 39
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11 Gérard Canini, Combattre à Verdun. Vie et souffrance quotidiennes du soldat, 1916-1917, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1988. 12 Reichsarchiv (dir.), Sanitätsbericht über das deutsche Heer im Weltkrieg 1914-1918, t. III, Berlin, Reichsarchiv, 1936, p. 49.
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André DEVAMBEZ Ruines rue de la Mazel Huile sur bois 15 × 11,9 cm Reims, musée des Beaux-Arts
Le film Bei unseren Helden an der Somme (Chez nos héros de la Somme), tourné en 1917, est un bon exemple de ce genre de propagande 13. La prétendue furie destructrice des troupes françaises et anglaises avait été « documentée » à partir de supports iconographiques manipulés recueillis dans les villes et villages du nord de la France. Le soldat allemand apparaissait, dans le film, comme le défenseur de sa patrie, mais aussi en tant que gardien des irremplaçables trésors artistiques de la France. Les Français et les Britanniques, s’ils bombardaient les villes où les Allemands s’étaient installés, devaient donc n’avoir aucune considération pour les bâtiments historiques et les musées. Il appartenait à cette opération de « sauvetage » de stocker les objets en lieu sûr et c’est pourquoi les trésors artistiques ont été souvent « exportés » en Allemagne. Ce sauvetage, opéré par des spécialistes allemands, ne prévoyait toutefois pas de rapatrier toutes les œuvres d’art à la fin de la guerre… Contrairement à cela, la déportation des femmes et des filles françaises de Lille en mars 1916 était aussi aléatoire que cruelle – et totalement insensée de surcroît. Le bureau de commandement local voulait libérer les villes occupées et constamment attaquées par les Anglais et les Français des « bouches inutiles », ainsi que des « perturbateurs et des alarmistes ». Pour l’administration militaire en zone de combat, ces catégories de personnes étaient en effet assez dérangeantes. Les déportations vers l’intérieur de l’Empire allemand se déroulèrent dans des conditions souvent terribles. Maria Degrutère, institutrice à Lille, en dresse un portrait dans son journal intime : « 23 avril [1916] : Triste jour de Pâques. Les vivres se font de plus en plus rares, nous aurons pour dîner du pain et du riz n’ayant pas trouvé autre chose. […] Pendant la nuit les Allemands réveillent les habitants du quartier pour contrôler la feuille de recensement. Enfin pour compléter les Allemands font partir dans d’autres pays occupés des familles entières qui ne demandaient qu’à rester chez elles. On le fait à Roubaix, Tourcoing, Lille. On commence par Fives. Tous les habitants doivent se tenir prêts, on leur donne 1 h ½, ils ont droit à 35 kgs de bagages, mais il faut emporter des ustensiles de cuisine. Pour les empêcher de se révolter, on installe des mitrailleuses dans les rues et en attendant le départ on les enferme dans l’église et les écoles. Vive émotion partout et panique dans les environs. […] Cet enlèvement dure toute la semaine à Lille. Chaque jour des soldats allemands (20 par maison) baïonnette au canon arrivent dans un quartier vers 3 heures du matin, font lever tout le monde et emmènent des hommes, mais surtout des femmes et des jeunes filles de 20 à 35 ans pour les conduire on se sait où. Il y a des scènes indescriptibles, des heures d’angoisse et d’agonie pour les mères à qui on arrache ainsi les enfants. Plusieurs personnes s’évanouissent, d’autres deviennent folles […] 14. » Ces déportations et l’incorporation de force de dizaines de milliers de travailleurs belges irritèrent l’opinion publique jusque dans les pays neutres. La pression internationale permit 41
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13 Rainer Rother, « Vom “Kriegssofa” zum “Flug an die Front” », in Rainer Rother (dir.) Die letzten Tage der Menschheit. Bilder des Ersten Weltkrieges, Berlin, Deutsches Historisches Museum, Ars Nicolai, 1994, p. 197-206 ; Susanne Brandt, Vom Kriegsschauplatz zum Gedächtnisraum. Die Westfront, Baden-Baden, Nomos, 2000 ; Gerhard Hirschfeld, Gerd Krumeich et Irina Renz (dir.), Die Deutschen an der Somme, 1914-1918. Krieg, Besatzung, verbrannte Erde, Essen, Klartext, 2006. 14 Journal intime de Maria Degrutère, in Annette Becker (dir.), Journaux de combattants et civils dans la France du Nord pendant la Grande Guerre, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 1998, p. 197.
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Jean-Georges CORNÉLIUS La Patrie Champagne 1917 Huile sur carton 50 × 62,5 cm Péronne, Historial de la Grande Guerre
aux femmes et aux filles déportées de retourner rapidement à Lille. De même, le transfert des travailleurs belges vers l’Allemagne fut rapidement suspendu. Néanmoins, ces agissements résonnaient comme un avertissement fatidique de la brutalité de l’occupation allemande. La guerre aérienne que se livrèrent l’Allemagne et la France est moins connue. L’accusation fallacieuse du gouvernement allemand en août 1914, lors de la déclaration de guerre à la France, qui indiquait que les avions français avaient bombardé Nuremberg relève, sous bien des aspects, du mythe. Cette accusation mensongère a dû être corrigée plus tard. À partir de 1915, toutefois, les avions eurent un rôle grandissant dans la guerre entre la France et l’Allemagne. Le coup d’envoi en fut donné le 15 juin 1915 par vingt-trois avions français qui larguèrent cent sept bombes sur Karlsruhe, tuèrent trente personnes et en blessèrent soixante-huit. La France justifia cette attaque faite contre des civils allemands par les actes de violence allemands commis à Verdun et à Nancy. Près d’un an plus tard, le 22 juillet 1916, une attaque aérienne française frappa à nouveau Karlsruhe. Une bombe tomba sur un cirque et tua deux cent soixante personnes, dont beaucoup d’enfants. De même, le mitraillage de Paris, le jour du Vendredi saint
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Heinrich EHMSEN
en 1918, par le « Lange Max », ressemblait à une attaque aérienne en raison de sa longue portée de 130 kilomètres. Chaque nouvelle attaque portée contre des civils était légitimée par la preuve des cruautés perpétrées précédemment par l’ennemi sur la population civile de l’adversaire. Ce fut là un moment important dans le processus de totalisation de la Première Guerre mondiale et dans celui de l’hostilité qui s’installait entre la France et l’Allemagne. Même une fois la guerre finie, cette inimitié accumulée eut un effet persistant. Même si l’on tend, avec le recul, à oublier la violence, l’aversion profonde, voire la haine qui régnaient entre la France et l’Allemagne, cela témoigne bien de la réalité de 1918. Selon l’avis des Alliés, l’Allemagne portait l’entière responsabilité de cette guerre meurtrière, provoquée par son agression. Le 16 juin 1919, peu de temps avant la remise à la délégation allemande des conditions de paix, Clemenceau expliquait : « Dans l’opinion des Puissances alliées et associées, la guerre qui a éclaté le 1er août 1914 a été le plus grand crime contre l’humanité et la liberté des peuples qu’ait jamais commis consciemment une nation se prétendant civilisée […]. La conduite de l’Allemagne est à peu près sans exemple dans l’Histoire de l’Humanité. La terrible 43
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Mort à la guerre I (dans les tranchées) 1919 Huile sur bois 24 × 32,5 cm Kiel, Heinrich-Ehmsen-Stiftung/Stadtgalerie Kiel
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Henry GAZAN Réfugiés en marche Aquarelle, lavis de gouache et rehauts d’encre de Chine sur papier grainé Arches Fidelis 36 × 54,1 cm Reims, musée des Beaux-Arts
responsabilité qui pèse sur elle se résume dans le fait qu’au moins sept millions de morts gisent enterrés en Europe, tandis que plus de vingt millions de vivants témoignent, par leurs blessures et leurs souffrances, du fait que l’Allemagne a voulu, par la guerre, satisfaire sa passion pour la tyrannie 15. » En outre, lors de l’ouverture de la conférence de paix, le 18 janvier 1919, le président français, Raymond Poincaré, réclamait des « sanctions pour les responsables 16 ». Ce sont ces avis fondamentaux qui conduisirent à la rédaction de l’article 231 du traité de Versailles, largement controversé et rebaptisé « article sur la responsabilité de guerre », lequel stipulait que l’Allemagne et ses alliés devaient payer pour l’intégralité des dommages découlant de leur « agression ». Mais cette restitution matérielle ne suffisait pas aux vainqueurs, ils voulaient en fait juger l’Allemagne. Tous les vainqueurs étaient d’accord sur ce point, à une nuance importante près. Aux yeux de Wilson, tous les Allemands ne pouvaient être rendus responsables, la faute étant bien plus à rejeter sur les dirigeants allemands,
15 La Paix de Versailles, vol. II. Notes échangées entre la conférence de la paix et la délégation allemande […], Paris, Les Archives de la paix, s.d. (1919). 16 Raymond Poincaré, Messages, discours, allocutions, lettres et télégrammes, t. II, Paris, Bloud et Gay, 1920, p. 133.
l’empereur Guillaume II et sa camarilla. Le fait que l’empereur s’était, entre-temps, résigné à l’exil et que des tendances démocratiques commençaient à poindre en Allemagne aurait ainsi dû, selon Wilson, être également pris en compte. Pour une écrasante majorité de Français, il n’y avait toutefois aucune différence entre l’empereur et le peuple. L’Allemand resta ainsi La Grande Guerre en France et en Allemagne
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Victor PROUVÉ Noël pour la grande paix qui vient 1918 Lithographie en couleurs sur papier 75 × 56 cm Collection Henry Dutailly
surnommé, longtemps après la guerre, le « Boche ». Aussi, l’occupation de la Rhénanie, directement après la guerre, comme celle de la Ruhr, en 1923, apparurent comme une revanche de l’occupation de guerre qui avait humilié les Français quatre années durant 17. La politique de Locarno, attachée aux noms d’Aristide Briand et de Gustav Stresemann, marqua donc un nouveau chapitre dans les relations entre la France et l’Allemagne, comme noyau d’une Europe pacifiée. Ce fut une évolution formidable après un demi-siècle de guerre, de psychoses de guerre et d’« inimitié héréditaire », particulièrement tenace après 1871 et l’annexion de l’Alsace-Lorraine. Un accès à une compréhension mutuelle, à laquelle nous nous sommes habitués de nos jours, ne fut toutefois possible qu’après l’expérience d’une deuxième guerre, encore bien plus meurtrière. Cependant, après 1945, il aura fallu attendre encore près de trois décennies avant qu’en 1984 ne s’achève le processus de conciliation par un geste aussi spontané que symbolique. Helmut Kohl et François Mitterrand se recueillirent, main dans la main, devant l’ossuaire de Douaumont, près de Verdun. Ainsi, Verdun reste la plus grande bataille de la Première Guerre mondiale opposant Allemands et Français, mais aussi le symbole de la réconciliation définitive des deux nations. Nous avons aujourd’hui fait un pas de plus dans l’action symbolique, puisque, depuis trois ans, le drapeau allemand flotte sur le fort de Douaumont à côté de celui de la France et de l’Union européenne. Il n’y aura plus jamais de guerre entre les deux nations au cœur de l’Europe. 45
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17 Gerd Krumeich, « Der Ruhrkampf », in Gerd Krumeich et Joachim Schröder (dir.), Der Schatten des Weltkriegs. Die Ruhrbesetzung 1923, Essen, Klartext, 2004.
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René de SAINT-MARCEAUX Plaque commémorative de la loi des trois ans 1913 Plâtre Ø 93,5 cm, 13 cm Reims, musée des Beaux-Arts
la loi des trois ans En France, la dernière grande loi militaire date de 1905 et fixe la durée du service militaire à deux ans. La situation démographique française oblige le Conseil supérieur de la guerre à proposer, en mars 1913, un allongement du service à trois ans afin de pouvoir compenser la dénatalité française. Certaines rumeurs avancent en effet que les Allemands pourraient aligner (avant la mobilisation) huit cent cinquante mille hommes, alors que les Français en alignent cinq cent vingt mille. Les débats parlementaires sont extrêmement vifs entre « troisanistes » et « antitroisanistes », coupant la France en deux, comme au temps de l’affaire Dreyfus, mais selon des clivages politiques différents. La Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), animée par Jean Jaurès, est hostile au projet, non par pacifisme, mais parce qu’elle souhaite une formation accrue de la réserve plutôt que l’allongement de la durée d’active. Une petite fraction du parti radical rejoint les socialistes. Dans l’autre camp, la majeure partie des radicaux, le centre droit et les nationalistes sont favorables au passage à trois ans. Albert de Mun et Georges Clemenceau, pourtant éloignés idéologiquement, soutiennent tous les deux le projet. C’est dans le cadre du houleux débat portant sur les trois ans que les socialistes organisent, le 25 mai 1913, la fameuse réunion du Pré-Saint-Gervais où Jaurès s’exprime. Finalement, la loi est votée par la Chambre des députés, le 19 juillet (par trois cent cinquante-six voix contre deux cent quatre), puis par le Sénat (5 août). Les débats sur la loi des trois ans ressurgissent au moment des élections législatives du printemps 1914.
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François Cochet
jean jaurès et raoul villain : les (mauvaises) raisons d’un assassinat La dernière journée de Jaurès Le 29 juillet 1914, au meeting de Bruxelles organisé par le Bureau socialiste international, Jaurès dénonça les diplomaties qui « sembl [aient] avoir juré d’affoler les peuples » ; s’il comptait surtout sur l’organisation et la solidarité du prolétariat international pour empêcher la guerre, il ne négligeait pas l’action au plus haut niveau politique. Dans l’après-midi du 31 juillet, il rencontra Abel Ferry, sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, insista auprès de lui sur la nécessité de contenir la Russie et annonça son intention de se battre pour la paix. Il se rendit ensuite à la Chambre, où il apprit que l’Allemagne venait de déclarer « l’état de danger de guerre ». Puis il alla à L’Humanité et partit dîner avec ses collaborateurs au café du Croissant. Il songeait à son article du lendemain, dans lequel, selon l’opinion communément retenue, il aurait fustigé les gouvernants et les diplomates et dégagé la responsabilité des socialistes pour le cas où la guerre éclaterait. Mais cet article ne vit jamais le jour car, à 21 h 40, une main écarta le brise-bise (sorte de store léger) obturant la fenêtre devant laquelle Jaurès était assis. Deux coups de feu furent tirés ; touché par la première balle, Jaurès mourut en quelques minutes. L’assassin s’enfuit et un agent de police, de faction à quelques mètres, l’arrêta au passage. Les motivations de l’assassin L’opposition de Jaurès à la loi des trois ans (1913) Pendant qu’il emmenait l’assassin au commissariat, l’agent l’interrogea sur les raisons de son geste et reçut cette réponse : « Parce qu’il a voté contre la loi de trois ans. » En 1913, Jaurès s’était en effet opposé au projet de loi portant le service militaire de deux à trois ans pour contrebalancer l’infériorité démographique de la France par rapport à l’Allemagne. Pour lui, comme il l’avait exposé dans L’Armée nouvelle, la défense nationale devait reposer sur un recours plus grand aux réservistes ; dans cet ouvrage est aussi présentée l’importance de la patrie et sa compatibilité avec la solidarité internationale.
Fig. 3
Portrait de Raoul Villain Août 1914 Cliché réalisé pendant sa garde à vue par l’identité judiciaire parisienne 14,9 × 9,9 cm Castres, Centre national et musée Jean-Jaurès
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Jacqueline Lalouette
Son hostilité aux trois ans, de même que l’attitude qu’il avait adoptée lors des crises avec l’Allemagne en 1905 et 1911, lui attirèrent la haine des nationalistes ; il fut caricaturé, injurié, menacé de mort. Par sa réponse, l’assassin montrait la force de cette exécration. Au commissariat, puis devant le juge d’instruction, il refusa de dévoiler son identité, mais fut finalement trahi par un télégramme trouvé dans sa poche. Il s’appelait Raoul Villain ; né en 1885, il était le fils cadet du greffier en chef du tribunal civil de Reims, qui demeurait dans une maison cossue de la rue Piper. Quant à sa mère, Marie-Adèle Collery, elle était internée depuis 1889 à l’asile d’aliénés de Châlons-sur-Marne, où elle avait effectué un premier séjour en 1887. L’amour de l’Alsace-Lorraine Fig. 4
Portrait de Jean Jaurès 23 novembre 1924 Tissé sur un ruban de soie et inséré dans un cadre de carton orné de gorges 14 × 9 cm Collection particulière
Le 10 août 1914, comme le rappela le président de la cour d’assisses lors de son procès – qui ne se déroula qu’en mars 1919 –, Villain écrivit à son frère : « J’ai donc abattu le porte-drapeau, le grand traître de l’époque de la loi de trois ans, la grande gueule qui couvrait tous les appels de l’Alsace-Lorraine. » Apparaît ainsi le deuxième motif de Villain : le sort de l’Alsace-Lorraine. Durant l’instruction de son procès, il déclara au juge : « Dès mon enfance, la question de l’Alsace-Lorraine s’est emparée de mon esprit. Rien de ce qui y touchait ne me laissait indifférent et toutes les fois que je vous ai parlé, dans mes interrogatoires, de l’intérêt patriotique que j’attachais à la loi de trois ans, je n’ai peut-être pas assez dit que la source en était précisément cette question de l’Alsace-Lorraine. » En septembre 1911, Villain avait visité l’Alsace, où il avait ressenti « les sentiments d’affection [des Alsaciens] pour la patrie commune » ; au Haut-Kœnigsbourg, il avait été révolté par « le regard insultant des sentinelles allemandes » et avait souhaité tuer Guillaume II. Cet amour pour l’AlsaceLorraine le poussa à adhérer, tardivement d’ailleurs, en janvier 1914, à la Ligue des jeunes amis de l’Alsace-Lorraine. Cette association comptait dans ses rangs des monarchistes, des bonapartistes et des nationalistes patentés, mais accueillait aussi de fermes républicains mus par leur amour des « provinces perdues », d’où étaient originaires plusieurs membres du comité de parrainage. Renault de Chaumont-Quitry, président de la Ligue, ne se montrait pas favorable à une guerre de revanche ; en mars 1913, il affirma ainsi qu’il ne fallait pas « désirer une chose aussi terrible » que la guerre, que celle-ci viendrait « à son heure » et qu’alors « quelle que soit l’étincelle qui ait provoqué l’incendie, ce jour-là, se posera la question de l’Alsace-Lorraine 1 ». Jean Jaurès, lui, était hostile à une reconquête de l’Alsace-Lorraine par les armes. Il pensait que ces provinces reviendraient à la France,
1 Bulletin trimestriel de la Ligue des jeunes amis de l’Alsace-Lorraine, nos 3-4, avril-juillet 1913, p. 28. 2
Voir la déposition de Georges Weill, in Le Procès de l’assassin de Jaurès [PAJ], Paris, éditions de L’Humanité, 1920, réimpression Pagala, 2010, p. 79-85.
à plus ou moins long terme, grâce aux progrès du socialisme et à la fin de l’impérialisme militaire allemand ; il était favorable à une étape intermédiaire, la transformation de l’Alsace-Lorraine en un État confédéré autonome, dans le cadre de l’Allemagne 2. Ainsi, le fossé entre les positions de Jaurès et celles de la Ligue sur le devenir des deux provinces Jean Jaurès et Raoul Villain : les (mauvaises) raisons d’un assassinat
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était sans doute moins profond que ne l’imaginait Villain ; dans les deux cas, leur retour à la France s’imposait, mais, pour Jaurès, la guerre devait être absolument exclue. Il récusait la notion de guerre pour le droit des peuples et n’admettait que les guerres pour la sauvegarde des frontières, en cas d’agression. Jaurès, responsable de la démoralisation de l’armée Un troisième motif guida encore Villain : la démoralisation de l’armée, dont il fut témoin durant son année de service militaire accompli à Bar-le-Duc en 1906-1907 3 , puis durant une période d’instruction militaire, en 1913. Dans ces deux circonstances, il aurait été choqué par l’antimilitarisme des soldats ; d’après lui, son amour de la patrie lui aurait valu toutes sortes d’avanies. En fait, selon un témoignage rapporté en 1919, Villain fut une tête de Turc durant son service militaire pour des raisons d’ordre religieux et non patriotique : il appartenait alors au Sillon de Marc Sangnier, était très pieux, faisait publiquement ses prières, ce qui provoquait l’agressivité de ses compagnons de chambrée 4. En 1913, il fut choqué de voir les réservistes lire L’Humanité ; il connaissait les thèses de Jaurès sur le désarmement et sur le recours à la grève contre la guerre ; sans doute, comme tant d’autres, n’avait-il pas compris que, dans l’esprit de Jaurès, la grève devait être déclarée simultanément dans les pays concernés. Dès lors, Villain considéra Jaurès « comme le plus grand ennemi de l’idée française et de notre puissance militaire 5 ». Le 29 juillet 1914, de retour de Reims où il avait assisté aux obsèques de sa grand-mère paternelle, aliénée elle aussi, il vit des manifestations contre la guerre se dérouler dans Paris. Dans sa pension de famille, il constata que le domestique, un Allemand, lisait L’Humanité. Tous ces éléments le poussèrent à tuer Jaurès. L’absence de repentir de Villain Incarcéré pendant quatre ans et huit mois, Villain fut détenu à la Santé jusqu’en août 1918. Transféré à Fresnes, Villain fut jugé à la fin du mois de mars 1919 et acquitté, en partie sur la base de sa double hérédité et de son état psychologique et mental. Il avait fait preuve d’un léger repentir durant l’instruction, mais ces dispositions ne durèrent pas. De retour à Reims, il se présentait comme celui qui avait « tué J. 6 ». En 1926, il expliqua à son banquier pourquoi, quelques années plus tôt, il avait emprunté le nom d’un aïeul, Alba : il était « tenu, écrivit-il, à
3 Villain était alors élève de l’École nationale d’agriculture de Rennes et, comme les élèves de nombreuses écoles, ne devait qu’un an de service et non deux.
une certaine réserve de par l’affaire pour laquelle [il avait été] acquitté par le jury de la Seine
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(châtiment de Jaurès en pleine action de trahison) 7 ». En 1933, Villain s’établit à Ibiza. Il fut lui-même assassiné en septembre 1936, par des anarchistes ou des républicains espagnols, qui connaissaient, ou non, son passé, ou bien encore par un brigadiste français (les sources divergent). 51
Jean Jaurès et Raoul Villain : les (mauvaises) raisons d’un assassinat
Récit d’un dénommé Mousnier, tué au combat, rapporté par Jean Longuet, in PAJ, op. cit., p. 186. 5
Ibid., p. 24.
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Maurice Hollande, Portraits champenois, Reims, Michaud, 1977, p. 216.
7 Lettre écrite à son banquier et reproduite par La Tribune de Paris, 1er juin 1926.
la littérature de guerre et les écrivains du front en france et en allemagne La guerre de 1914-1918 s’est accompagnée d’une véritable logorrhée verbale et visuelle. Un
Nicolas Beaupré
fleuve de mots et d’images s’est déversé sur les sociétés en guerre. Le conflit, qualifié de Große Zeit (« Grande Époque 1 ») en Allemagne ou encore de « Grande Guerre » en France, se devait d’être représenté et raconté. Du simple soldat aux artistes consacrés, ils furent des millions, en utilisant les moyens les plus divers, de la correspondance familiale et intime en passant par le dessin, la photographie, le cinéma ou la peinture, à tenter de donner un sens à l’époque bouleversée qu’ils traversaient, souvent de manière tragique. Parmi eux, une catégorie d’« auteurs » acquit rapidement une certaine légitimité à dire et à raconter la guerre. Il s’agissait de ceux que l’on nomma rapidement les « écrivains combattants » en France ou encore les Frontdichter (« poètes du front ») en Allemagne. Ils se distinguaient de leurs collègues par le fait que la représentation de la guerre véhiculée par leurs œuvres se fondait sur une expérience vécue sur le front. En 1914, les milieux intellectuels, auxquels appartenaient les écrivains, furent, en France comme en Allemagne, sans doute parmi ceux qui s’enthousiasmèrent le plus pour la guerre. On sait aujourd’hui que cet enthousiasme 2 ne fut pas une réalité partagée par l’ensemble des couches sociales ; les sociétés étaient plutôt résolues à se défendre que débordantes de joie à l’idée de partir à l’offensive. Pourtant, dans les classes intellectuelles, il ne manqua pas de jeunes et de moins jeunes pour proclamer haut et fort leur patriotisme voire leur nationalisme. Le début de la guerre s’accompagna ainsi d’un déferlement de textes en prose ou en vers, souvent publiés dans les journaux, saluant l’entrée en guerre et prenant fait et cause pour la patrie. En Allemagne, le critique Julius Bab, proche du socialisme, lui-même auteur de poèmes de guerre, fut l’un des premiers à s’intéresser de près à ce qu’il qualifia de poetische Mobilmachung (« mobilisation poétique »). Se livrant à de savants calculs, fondés sur des enquêtes menées auprès des journaux, il affirma qu’en août 1914 au moins cinquante mille poèmes par jour furent écrits en Allemagne, ce qui représentait 1,5 million de poèmes pour ce seul mois, une centaine d’entre eux étant finalement publiés chaque jour. Ce phénomène était pour lui la preuve que l’Allemagne, loin d’être barbare comme le prétendaient ses ennemis, était au contraire un pays de haute culture 3. Si on ne dispose pas dans le cas français de
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1 Wolfgang G. Natter, Literature at War. 1914-1940. Representing the « Time of Greatness » in Germany, New Haven et Londres, Yale University Press, 1999.
Leonetto CAPPIELLO
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Dessin pour la couverture de l’édition originale du livre de Guillaume Apollinaire Le Poète assassiné 1916 Fusain, aquarelle et gouache sur papier 59,5 × 39,5 cm Collection particulière
3 Julius Bab, Die deutsche Kriegslyrik, 1914-1918, Stettin, Norddeutscherverlag für Literatur und Kunst, 1920, p. 25-26.
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Jean-Jacques Becker, 1914. Comment les Français sont entrés dans la guerre, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1977 ; Gerhard Hirschfeld, « Deutschland im August 1914 », in Damals Redaktion (dir.), Der Erste Weltkrieg, Darmstadt, WBG, 2013, p. 31-40.
Fig. 5
Erich Maria REMARQUE Im Westen nichts Neues (À l’Ouest rien de nouveau) 1929 Berlin, Propylaën Verlag Livre 18 × 15 cm Wuppertal, Von der Heydt-Museum Wuppertal
Fig. 6
chiffres équivalents et si le phénomène, pour avoir existé, fut sans doute de moindre intensité, une étude recensait tout de même au moins deux mille cent vingt auteurs français ayant publié des poèmes de guerre entre 1914 et 1918. L’engagement patriotique ne demeura pas uniquement dans le domaine verbal. Dans les milieux littéraires français et allemand, beaucoup n’attendirent pas d’être appelés sous
Georges HAUTOT
les drapeaux pour partir au combat. Beaucoup, qui étaient trop jeunes ou trop âgés, ou
L’Œuvre de Gustave Téry publie Le Feu, notes d’un combattant par Henri Barbusse
encore déclarés inaptes, multiplièrent les démarches pour partir au front. En Allemagne,
Affiche publicitaire pour la parution du Feu d’Henri Barbusse Lithographie en couleurs sur papier 72 × 120 cm Péronne, Historial de la Grande Guerre
Hermann Löns et Richard Dehmel, respectivement âgés de quarante-huit et de cinquante et un ans, demandèrent à être enrôlés. D’abord réticentes, les autorités militaires acquiescèrent, conscientes du bénéfice symbolique de cet engagement. Artur Kutscher, lui-même mobilisé en 1914, nota dans son carnet : « Dehmel est lui-même engagé volontaire. Son portrait en caporal que j’ai vu dans une revue a quelque chose de tragique. Cette grande époque nous trouve, nous-mêmes, grands 4. » La génération expressionniste, plus jeune, ne fut pas en reste. On peut citer ici, parmi d’autres, Fritz von Unruh, Gerrit Engelke, Walter Heymann, Rudolf Leonhard. La France connut un phénomène similaire avec des écrivains déjà âgés, comme Adolphe Retté ou Henri Barbusse. Celui-ci n’hésite pas à prendre la parole dans le journal socialiste L’Humanité pour expliquer publiquement les raisons de son engagement : « Voulez-vous me compter parmi les socialistes antimilitaristes qui s’engagent volontairement pour la présente guerre. […] Notre victoire sera l’anéantissement du repaire central de césars, de kronprinz, de seigneurs et de soudards qui emprisonnent un peuple et voudraient emprisonner les autres. Le monde ne peut s’émanciper que contre eux 5. »
4 Artur Kutscher, Kriegstagebuch, vol. 1, Munich, C. H. Beck, 1915, p. 147. 5 Henri Barbusse, Paroles d’un combattant, Paris, Flammarion, 1920, p. 7-8.
D’autres, qui auraient normalement pu échapper au service, firent tout ce qui était en leur pouvoir pour partir au front. Jean Cocteau et Henri Ghéon, qui avaient été réformés pour raison médicale, parvinrent ainsi à s’engager dans une ambulance de la Croix-Rouge en La littérature de guerre et les écrivains du front en France et en Allemagne
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Fig. 7
Guillaume APOLLINAIRE Les obus miaulent en boche comme chats-volants en débauche 20 avril 1915 Carton imprimé en couleurs, manuscrit à l’encre (au verso d’une carte postale) 13,5 × 9,2 cm Péronne, Historial de la Grande Guerre
partance. Dans le cas de la France, de nombreux écrivains étrangers qui vivaient à Paris avant la guerre choisirent de prendre les armes pour leur patrie d’adoption, comme Blaise Cendrars, Ricciotto Canudo ou encore Guillaume Apollinaire. À ces engagés volontaires s’ajoutèrent ceux qui, plus nombreux encore, étaient mobilisables en août 1914 et qui furent immédiatement appelés sous les drapeaux. Les premiers mois de la guerre étant particulièrement meurtriers, avec des taux de pertes qui furent les plus importants de toute la guerre, l’année 1914 fut marquée par le décès de nombre d’écrivains de renom ou de jeunes auteurs en devenir, comme du côté français Charles Péguy, Alain-Fournier ou du côté allemand Hermann Löns, Ernst Wilhelm Lotz, Ernst Stadler et Alfred Lichtenstein. Les mois et les années qui suivirent confirmèrent le très lourd tribut payé par les milieux littéraires à la guerre de chaque côté du front. En Allemagne, la seule génération expressionniste perdit plus de vingt de ses représentants. En France, l’Association des écrivains combattants, créée en 1919, publia dans les années 1920 une anthologie en cinq volumes de cinq cent soixante écrivains morts à la guerre. Cette hécatombe, si elle n’en fut pas le seul facteur, contribua à asseoir la légitimité de ceux qui écrivaient depuis le front, d’autant plus que la mort des écrivains était souvent largement médiatisée. Les écrivains devenus combattants, qui se mirent à publier récits et fictions, poèmes et journaux de guerre, furent peu à peu rejoints par des soldats qui, dans les tranchées, 55
La littérature de guerre et les écrivains du front en France et en Allemagne
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Jean COCTEAU et Paul IRIBE Le Mot # 18 Revue du 1er juin 1915 Impression sur papier 44 × 56 cm Péronne, Historial de la Grande Guerre
Fig. 8 Photographie montrant Henri Barbusse, le buste sorti d’un abri, mangeant sur le rebord ; au second plan, un soldat français portant un brassard avec l’emblème de la Croix-Rouge 18,5 × 13,8 cm Tirage argentique sur papier Péronne, Historial de la Grande Guerre
se découvraient une vocation d’écrivain. Ernst Jünger et Maurice Genevoix font partie de ceuxlà, précisément à cause de la guerre qu’ils menèrent sur le front. Les critiques littéraires, mais également le grand public, souvent sevré d’information concernant le front ou bien las de la presse quotidienne, trop censurée ou trop partiale, contribuèrent également à l’émergence et à la légitimité de cette nouvelle catégorie d’auteurs. Les livres de guerre des écrivains du front remportèrent en effet souvent de grands succès en librairie, dépassant fréquemment les cent mille voire deux cent mille exemplaires vendus, comme dans le cas de Walter Flex en Allemagne ou d’Henri Barbusse en France. Les éditeurs ouvrirent alors leurs catalogues aux témoignages et aux poèmes du front ou même créèrent des collections dédiées à ce type de livres. Les prix littéraires, tels le prix Kleist en Allemagne ou le prix Goncourt en France, furent décernés à des écrivains sur le front ou étant passés par le front. Tous ces facteurs se conjuguaient pour faire émerger, en France, en Allemagne, mais aussi dans beaucoup de pays belligérants, une vogue pour la littérature combattante qui culmina pendant les années de guerre. Elle déclina ensuite après 1918, mais les genres liés à l’expression de l’expérience du front ne disparurent toutefois pas totalement. D’autres voix se firent entendre, notamment dans des ouvrages qui n’avaient pu paraître pendant le conflit en raison de leur tonalité pacifiste, comme les livres des Allemands Paul Zech et Fritz von Unruh. La fin des années 1920 et le début des années 1930 correspondirent également
La littérature de guerre et les écrivains du front en France et en Allemagne
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à une période de renouveau pour la littérature de guerre, avec des écrits d’auteurs plus jeunes qui livraient, par le truchement de la fiction, une vision souvent désenchantée de la guerre, tels Jean Giono, Gabriel Chevallier, Louis-Ferdinand Céline ou Erich Maria Remarque. Il ne faudrait toutefois pas exagérer le triomphe de la littérature pacifiste à cette période, notamment en Allemagne où elle fut fortement concurrencée par une littérature nationaliste et revancharde qui obtint, elle aussi, de beaux succès de librairie dans l’après-guerre, à l’instar des livres de Werner Beumelburg, Paul Oskar Höcker, Hans Zöberlein, voire, dans une moindre mesure, Ernst Jünger. Pendant le conflit lui-même, la littérature patriotique domina, en tout cas dans les premières années du conflit. Le poème de Heinrich Lersch Soldatenabschied (Le Départ du soldat), est représentatif des débuts du conflit vus par la littérature de guerre : […] Nous sommes libres, Père, nous sommes libres ! Au fond de notre cœur, la vie s’embrase, Si nous n’étions pas libres, nous ne pourrions l’offrir. Nous sommes libres, Père, nous sommes libres ! Et toi-même jadis, n’as-tu crié sous les balles : L’Allemagne doit vivre, même si nous devons mourir 6 ! […] Certes, l’expérience du front amena peu à peu certains écrivains à prendre leurs distances avec leur attitude initiale vis-à-vis du conflit, comme ce fut le cas pour Fritz von Unruh en Allemagne ou Léon Werth en France. Mais cette évolution fondée sur une forme de désillusionnement, si elle exista, ne saurait être généralisée. Elle fut toutefois plus prononcée en Allemagne, où nombre d’écrivains expressionnistes abandonnèrent plus rapidement et plus radicalement leur enthousiasme belliciste de 1914. En France, où l’armée se battait au cœur même d’un pays qui avait déjà beaucoup souffert des destructions et où dix départements subissaient une dure occupation, le refus de la guerre restait plus difficile à formuler. Si certains livres, comme celui de Barbusse, dépeignaient avec une grande compassion les misères du front, beaucoup d’ouvrages versaient à l’inverse dans un nationalisme chauvin où l’image de l’ennemi pouvait parfois être aussi radicalement dégradée que dans les textes issus de l’arrière. De fait, le plus souvent, l’opposition politique à la guerre prit sa source loin du front, par exemple en exil en Suisse où pacifistes internationalistes et dadaïstes pouvaient crier leur haine de la guerre, ou bien encore dans l’après-coup, une fois la guerre terminée. 6 Heinrich Lersch, Herz ! aufglühe dein Blut, Gedichte im Kriege, Iéna, E. Diederichs, 1916, p. 14-15
La tonalité patriotique des œuvres ou du moins leur absence d’engagement contre la guerre entre 1914 et 1918, qui ne fut donc qu’en partie le résultat de la censure, n’empêcha cependant La littérature de guerre et les écrivains du front en France et en Allemagne
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Fig. 9
Henri MONTASSIER L’Heure a découvert la machine à finir la guerre Affiche publicitaire pour le feuilleton de Régis Gignoux et Roland Dorgelès paru dans le journal L’Œuvre Atelier Ch. Didier, Paris (impr.) Lithographie en couleurs sur papier 160 × 120 cm Péronne, Historial de la Grande Guerre
pas les écrivains de raconter la guerre souvent sans complaisance et de manière bien plus réaliste que leurs collègues de l’arrière. En rendant compte de la guerre des tranchées, des grandes batailles, des souffrances des combattants, mais aussi de leurs espérances, ils se faisaient en quelque sorte leurs porte-parole autoproclamés auprès d’une population désirant en savoir plus sur ce que vivaient les pères, les maris, les fiancés, les frères, les fils mobilisés. De manière générale, les écrits du front, en prose ou en vers, furent une tentative, par les moyens qu’offre la littérature, de se confronter à la mort de masse et à la violence de guerre, souvent pour faire face tantôt au traumatisme qui arrête le temps et répète l’horreur, tantôt au contraire à l’oubli qui l’efface, comme l’écrit André Pézard en 1918 : « Personne ne sait plus ce qu’est la peur et la souffrance, quand c’est passé. Les gens de l’arrière n’arriveront jamais à nous voir dans toute notre horreur. On se représente mal les souffrances des autres, on se résigne vite à leur malheur ; on se résigne presque aussi vite au sien propre et on l’oublie plus vite que les autres… presque 7 ! » C’est sans doute dans ce « presque » que se loge cette tentative de maîtrise de la violence de guerre par le verbe et les arts, qui est au cœur des grandes œuvres que nous a léguées la littérature de guerre française et allemande et plus largement la confrontation des artistes à l’expérience de guerre. 59
La littérature de guerre et les écrivains du front en France et en Allemagne
7 André Pézard, Nous autres, à Vauquois (1918), Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1992, p. 180-181.