remerciements Je souhaite témoigner tout particulièrement ma reconnaissance à Sabrina Dubbeld qui, par l’intérêt qu’elle a manifesté pour l’œuvre de Juana Muller, m’a permis de mener à bien ce projet. Que soient aussi très vivement remerciés tous ceux qui ont généreusement apporté leur aide : Françoise et Michel-Georges Bernard ; Christian Briend, conservateur en chef au Musée national d’art moderne Georges-Pompidou, Paris ; Sylvestre Clancier ; Christian Demare, photographe ; Anne-Marie Gourier, cinéaste ; Christine Frérot, critique d’art, chercheur E H E S S ; Bruno Gaudichon, conservateur du musée de la Piscine, musée d’art et d’industrie André Diligent de Roubaix Mathilde Huet, ingénieur d’Études au service des Musées de France ; Martine Jeannet ; Marie-Françoise Le Saux, conservateur en chef des Musées de Vannes ; Philippe Leburgue, expert près la cour d’appel de Paris ; Thierry Martin ; François Le Moal-Muller ; Christine Manessier ; Jean-Baptiste Manessier ; Annette Rambaud-Lloyd Morgan ; Marie-Josée et Francis Villadier, conservateurs au musée d’Art et d’Histoire de Meudon.
Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art
directeur éditorial Nicolas Neumann responsable éditoriale Stéphanie Méséguer coordination éditoriale Laurence Verrand contribution éditoriale Karine Barou conception graphique Christophe Ibach fabrication Michel Brousset, Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros
Je dédie ce livre à ma fille Jeanne Manessier et ma petite fille Léna. anne le moal-muller
© Somogy éditions d’art, Paris, 2015 © François et Anne Le Moal pour l’œuvre de Juana Muller, 2015 © Adagp, Paris 2015 pour les œuvres de Constantin Brancusi et de Juana Muller
en 1
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de couverture
Juana Muller travaillant à La Tortue volante (1940-1945) de Brancusi, sculpture conservée à New York, Salomon R. Guggenheim Museum photographie de brancusi
i s b n 978-2-7572-0905-9
en 4
e
de couverture
avis aux lecteurs :
dépôt légal : mai 2015
L’atelier de Juana Muller
l’orthographe des manuscrits,
imprimé en Italie (Union européenne)
7, rue Jean-Ferrandi
cités dans cet ouvrage, a été respecté.
Juana Muller 1911–1952 destin d’une femme sculpteur
sous la direction de sabrina dubbeld
contributions de lydia harambourg michel-georges bernard
« Une œuvre d’art est un centre d’énergies et une concentration de forces, et l’acte de l’exécution de l’œuvre est essentiellement divin. Méfies-toi avant de laisser entrer chez toi un de ces corps irradiant nuit et jour. Maléfique ou bénéfiquement. Méfies-toi en, comme d’un être vivant, ç’en est un. Méfies-toi de l’art ! » juana muller
fig. 1 C h a n d e l i e r (1950-1951) et L’ O i s e a u (1950)
présentation des auteurs sabrina dubbeld achève sa thèse de doctorat dédiée à Étienne-Martin. Elle a enseigné à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense (durant son contrat doctorat de 2009 à 2012), à l’université Lumière Lyon- I I (2012-2013) et depuis 2011, elle est chargée de cours à l’université Paris IV -Sorbonne. Elle publie des articles consacrés à l’histoire de la sculpture du xx e siècle, à l’art entre 1939 et 1945 en Provence, et à l’art actuel. Parallèlement à ces activités, elle est aussi commissaire d’exposition : « L’Art au défi de l’espérance » (mairie de Paris, 2013), « Jacques Brown, un univers fantastique » (musée des Beaux-Arts de Vannes, 2013). Et elle a collaboré au commissariat de l’exposition « L’Atelier de Étienne-Martin » (musée des Beaux-Arts de Lyon, 2011). michel-georges bernard, né en 1944, est poète et écrivain d’art. Après des travaux universitaires sur la philosophie de Gaston Bachelard, il se consacre à l’enseignement. À partir de 1965, il publie des préfaces et des études sur les poètes Claude Aveline, Georges-Emmanuel Clancier, Jean Lescure, Louis Scutenaire ; les peintres ou sculpteurs Ancel, Bertholle, Simone Boisecq, Bouqueton, Eudaldo, Louttre.B, Manessier, Nallard, Oriach, Assumpció Oristrell, René Sintès ; les écrivains et artistes d’Algérie, Tahar Djaout, Jean Sénac, Baya, Benanteur, Guermaz, Tibouchi ; ainsi que des ouvrages sur Aksouh, Khadda, Le Moal et Maria Manton. lydia harambourg est historienne, écrivain, critique d’art, spécialisée dans l’art du xx e siècle. Correspondante de l’Académie des Beaux-Arts de l’Institut de France, elle est rédactrice d’une chronique hebdomadaire sur l’actualité des expositions dans La Gazette de Drouot depuis 1998. Elle a publié un Dictionnaire des peintres de l’école de Paris 1945-1965 (1993 rééditée en 2010 éditions Ides et Calendes), et de nombreuses monographies de peintres et sculpteurs modernes et contemporains, ainsi que des préfaces. Membre du S PA F , de l’ A I C A (Association internationale des critiques d’art) et du P E N Club (Poésie, Essai, Nouvelle), elle a été commissaire d’exposition et présidente de Salons (Angers, Mai). De 2007 à 2009, elle a été initiatrice et commissaire de la Biennale de sculpture de Yerres (Essonne).
Biographie
sabrina dubbeld
11
Juana Muller : la vie et le devenir des formes
lydia harambourg
Itinéraires croisés : Juana Muller et Jean Le Moal « Brancusi le disait toujours… »
michel-georges bernard
sabrina dubbeld
Correspondance Juana Muller – Brancusi
éditée par sabrina dubbeld
Catalogue
19 31 45 61
67
Visages et nus
68
Totems
96
Œuvres pour l’église de Baccarat
12 0
Dessins
132
Écrits sur l’art de Juana Muller Notes de travail
sabrina dubbeld
éditées par sabrina dubbeld
Témoignages
1 43 151 161
Expositions
16 4
Œuvres dans les collections publiques
16 6
Bibliographie
167
« J’ai tant de remords de ne pas avoir répondu à ta gentille lettre. J’étais très contente de voir que tu allais bien comme toujours là-bas dans ton pays. Très drôle les chroniques des vieux journaux de mode. Quelle différence d’époque, et si proche en années, mais deux guerres ont passé par là. Comme c’est précieux et comme c’est loin de nous. Malgré tout, je crois que notre époque, malgré ses horreurs, offre plus d’espoir pour ce qui est des choses essentielles dans l’homme. Je suis pour ma part, bien contente de vivre à notre époque où on se trouve réveillé d’un songe, au moment de payer ces dettes, pas très agréables, mais très réels. »
fig. 2 Juana Muller dans son atelier
18 août [s.d.] Lettre de Juana Muller à Mireille Rambaud
fig. 3 Juana Muller dans son atelier 7, rue Jean-Ferrandi vers 1950
Biographie 1911 Le 12 février à Santiago du Chili, Juana Muller naît d’Alfred Muller, négociant dans le textile, et de Johanna Reese Goldmann. Durant la Première Guerre mondiale, elle vit seule avec sa mère en Allemagne, loin de son père resté en Amérique du Sud (fig. 4). Les années suivantes, elle reviendra à plusieurs reprises en Europe, à l’occasion de voyages personnels. 1930–1936 De 1930 à 1933 1, Juana Muller poursuit ses études à l’école des Beaux-Arts de Santiago sous la direction de Julio Antonio Vasquez 2 puis de Lorenzo Dominguez, professeur dans cette institution à partir de 1931 (fig. 5). Très impliquée dans la vie de l’école, elle devient même 3 assistante de l’atelier de sculpture de 1933 à 1937 (fig. 6). De cette période chilienne subsistent des photographies de ses œuvres, princi palement des portraits dans lesquels Juana Muller s’efforce de capter la sensualité des visages qu’elle modèle dans la matière. Elle participe également à plusieurs concours et Salons, et ses envois sont couronnés de succès. Ainsi, elle obtient, en 1936, la deuxième médaille au Salon de Viña del Mar ainsi qu’un prix au Salon de Valparaíso (fig. 7). En 1937, elle gagne la 3 e médaille du Salon officiel chilien. Ses excellents résultats se soldent par l’obtention, en 1937, d’une bourse qui lui permet de se rendre en France. 1937–1938 Juana Muller s’installe à Paris. Elle vit rue Jules-Chaplain dans un studio « bien modeste et bien gentil » mais dont « l’installation [l’]empêche de travailler 4 » comme elle le souhaiterait. Elle fréquente un temps l’atelier Zadkine où elle perfectionne ses études d’après modèles vivants, principalement des nus. Plusieurs photographies de Marc Vaux attestent des recherches qu’elle mène alors. C’est une élève appliquée, attentionnée et très à l’écoute des conseils du maître. Elle écrira plus tard dans ses manuscrits que cet enseignement lui a permis d’acquérir « une certaine habilité [virtuosité] manuelle 5 ». Quant à Zadkine, il écrit, dans sa propre monographie, cette dédicace : « À Hansi [Juana] 6 Muller, la plus douée de mes élèves et au charmant être qu’elle est. En souvenir. Ossip Zadkine. 12 juillet 1938 7. » Au cours de cet été, Juana Muller voyage en Grèce, périple riche en découvertes artistiques, qui la marquera durablement. Elle est conférencière sur la croisière. Elle expose également, pour la première fois en France, au Salon d’automne de Paris. L’événement est salué par plusieurs articles dans la presse. Dans Le Mercure de France, le lecteur est invité à suivre l’évolution de cette artiste à l’avenir
sabrina dubbeld
encourageant : « Deux sculptures de Jeanne [sic] Muller […] croyons-nous témoignent de dons encore un peu dispersés, mais qui révèlent plus que des promesses 8. » Au Chili, la critique relaie aussi avec fierté le succès de sa protégée : « La sculpteur Juanita [sic] Müller triomphe à Paris. Le câble nous a transmis la nouvelle que Juanita Muller, la jeune sculpteur chilienne, qui depuis 1 an perfectionne ses études en Europe a fait un envoi au Salon d’automne de Paris, que la critique a jugé unanimement comme “la sculpture féminine la plus significative du Salon”. Pour ceux qui sont au courant du mouvement artistique européen, et de la grande importance que représente le grand “Salon d’automne” où exposent les célébrités indiscutables de l’art contemporain, le verdict de la critique française sur notre compatriote prend un caractère d’un remarquable triomphe. Parmi des milliers d’exposants de toutes les nationalités qui participent à ce salon prestigieux, des noms comme Matisse, Derain, Picasso, Bonnard, Despiau ou Maillol, et la jeune sculpteur chilienne n’est pas passée inaperçue et a obtenu la seule récompense de ce concours dans lequel il n’y a ni médailles ni autre genre de récompenses. Son nom a mérité d’être particulièrement remarqué par la critique. Pour flatteur qu’est ce triomphe, pour nous, cela n’est pas une surprise. Juanita [sic] Muller, depuis ses premières études dans notre école des Beaux-Arts a révélé un talent de premier ordre, et un esprit de travail et une culture qui l’a mise sur la voie. Elle a réalisé un progrès rapide. Son maître, le professeur Julio Antonio Vasquez, un de nos artistes les plus distingués, a entraîné cette personnalité de qualité dans un chemin de perfection qu’elle a complété de sa propre
fig. 4 1913, sur le bateau qui conduisait Juana Muller (enfant) et sa mère du Chili à l’Allemagne, vers Hambourg
fig. 5 Juana Muller D e s s i n d e l ’Ac a d é m i e d e s c u l p t u r e 1933 aquarelle sur papier 18,8 × 13,5 cm collection particulière
initiative, en travaillant ces derniers temps dans différentes académies en Europe, et en visitant les principaux centres d’art. Aujourd’hui, elle commence à récolter les fruits de son talent et de ses études jusqu’à ce que la critique française, au regard pénétrant, découvre l’excellence de ses œuvres. Argument clair pour réfuter les prédictions pessimistes de quelques détracteurs de l’art chilien actuel. C’est ce triomphe de Juanita [sic] Muller. Valeur indiscutable de la nouvelle génération des artistes nationaux au même niveau qu’Israël Roa ou de Samuel Romen qui réussissent aussi en Allemagne, ceci est un témoignage réconfortant pour ceux qui ont la foi dans l’avenir de nos arts 9. » Lorsque l’auteur évoque « différentes académies en Europe » dans lesquelles Juana Muller aurait travaillé, il s’agit vraisemblablement de l’atelier Zadkine et de l’Académie Ranson où elle fera de brèves apparitions. Là, elle rencontre le peintre Jean Le Moal qui suit les cours de sculpture dispensés par Charles Malfray et ceux de Roger Bissière qui avait ouvert un atelier de fresque. 1939 Elle fait la connaissance de Constantin Brancusi qui joua un grand rôle dans l’évolution de son travail. Dès lors, elle se rend régulièrement impasse Ronsin où le maître partage avec elle ses secrets d’ateliers et entame, autour de repas conviviaux, de longues discussions sur l’art, la philosophie et la spiritualité. Elle note dans ses carnets : « Il y a eu la rencontre de Brancusi et un certain changement a commencé en dehors de la sculpture. Quant à la sculpture même de Brancusi, elle m’était inaccessible. Mais le plus important se passait sur un autre plan que la sculpture 10. » Le sculpteur roumain, qui supporte difficilement que des assistants touchent à ses productions, accorde pourtant rapidement sa confiance à Juana Muller. Elle l’aide bientôt à la réalisation de La Tortue volante (1940-1945, 31,8 × 93 × 69 cm, The Salomon R. Guggenheim Museum, New York). La correspondance échangée entre
les deux artistes durant la Seconde Guerre mondiale illustre bien toute l’estime qu’ils se portent et l’amitié qui les lie. La jeune artiste lui raconte ses différents voyages, sa vie quotidienne, les difficultés qu’elle rencontre. Elle lui envoie ses pensées amicales, depuis Arles le 8 avril où elle voit « des sculptures romanes très belles 11 », ou même, très simplement, depuis son atelier le 2 mai 12. Ce dernier était alors situé 61, rue Mathurin-Régnier 13. Elle le conservera jusqu’à la fin du conflit 14. Il est difficile de retracer l’itinéraire exact de ses déplacements durant les mois qui suivent. Seuls subsistent quelques lieux mentionnés ça et là dans ses lettres. Dans l’une d’entre elles, elle évoque un voyage en Angleterre qu’elle aurait effectué à ce moment-là et qui l’aurait enchanté : « Je n’ai pas eu le courage de vous dire la dernière fois que je vous ai vu, que j’allais en Angleterre, vous auriez pu avec si juste raison me dire que c’était une folie ayant tout à travailler. Il est vrai que j’ai fait un voyage si beau, j’ai été vraiment heureuse, peut-être cela m’excusera-t-il à vos yeux 15. » Elle évoque également un séjour à Santiago au mois de novembre 16. Quelques temps auparavant, son père avait adressé une lettre à Zadkine car il craignait que « sa fille, Hansi Muller ne revienne pas au Chili 17 », une situation dangereuse en ces temps troublés.
fig. 6 Sculpture de Juana Muller (?) à Santiago du Chili
b i o g r a p h i e
fig. 7 Juana Muller vers 1936
« J’ai assez réfléchi, tout ce temps-ci et je n’ai qu’un grand désir, c’est de recommencer à travailler, mais vraiment sérieusement. Se mettre tout à fait dans la chose et ne plus en sortir. […] J’aimerais rentrer à Paris, dès que cela sera possible. Je crois que malgré tout ce serait préférable à rester en province. Et puis j’ai un si grand désir d’arriver 11, impasse Ronsin. J’ai l’impression qu’une fois arrivée, tout s’arrangera. Comme le but d’un long voyage. Combien de temps faudra-t-il encore attendre ? […] Je pense si souvent à l’Impasse Ronsin, ce souvenir me donne du courage et confiance dans l’avenir 24 », « J’ai hâte de revoir les beaux nuages de Paris, son ciel clair 25. » Son vœu sera enfin exhaussé quelques mois plus tard. 1940 En avril-mai 1940, elle habite quelques temps à Rives, non loin de Grenoble. Elle écrit à Brancusi : « Je travaille dans un grenier, une espèce de cage suspendue entre les arbres. C’est joli, il y a de l’air et du soleil 18 », « Et par moments, j’oublie la guerre quoique je vive dans une atmosphère des militaires [sic]. Dans ce milieu que je ne connaissais pas, je continue à aimer les Français qui sont toujours où qu’ils se trouvent le peuple le plus sympathique, comme vous l’avez dit un jour 19 ». Elle attend alors des réponses de l’État chilien pour l’officialisation de son mariage avec Sylvain Eliascheff : « Et je suis toujours pas mariée [sic]. Nous aurons bien voulu éviter cette situation mais elle nous est imposée par la guerre 20. » L’événement n’aura finalement pas lieu. 1941–1942 Durant les années 1941-1942, elle navigue d’une ville à une autre, recherchant des lieux de repli où elle serait à la fois en sécurité et où elle pourrait subvenir à ses besoins. En octobre 1942, on retrouve sa trace en Isère à Varces-Allièreset-Risset 21. Par la suite, elle se rend à « La Ferté 22 » qu’elle quitte peu de temps après en raison des bombardements qui font rage au mois de juin. Elle finit par habiter à Agen auprès d’amis de la famille. Les conditions de vie sont difficiles, le ravitaillement irrégulier : « Ici nous commençons à manquer un peu de tout. Il y a tant de réfugiés et militaires qui sont passés par ici ces dernières semaines. Pourtant, je suis parmi les privilégiés. Chez une amie, parmi des gens très gentils bien nourrie, bien logée le pays est très beau 23. » Mais bientôt, une seule pensée l’obsède : rentrer à Paris. Elle écrit à Brancusi :
1943–1945 En 1943, Juana Muller revoit Jean Le Moal qui vivait alors chez Jean Bertholle rue de Grenelle. L’attraction est immédiate et le couple se marie l’année suivante le 6 mai 1944 (fig. 8). Leur fille Anne naît en février. À partir de cette date, elle côtoie régulièrement les artistes de l’école de Paris : « J’ai rencontré Jean et ses camarades avec leurs recherches. Cela a été pour moi quelque chose de longuement désiré. Les recherches des gens qui étaient plus près de moi que les maîtres de l’esprit moderne 26 », « Là j’avais l’impression de recherches semblables aux miennes, la même tournure d’esprit 27 ». Elle participera à de nombreuses manifestations à leurs côtés. Ainsi, du 6 au 18 mai 1944, elle expose avec Le Moal, Manessier,
fig. 8 Mariage de Jean Le Moal et Juana Muller le 6 mai 1944 en haut de gauche à droite : Yette Jeandet, M. et Mme Pouillasse, ?, Simone Le Moal, Alfred Manessier, Micheline Bazaine, Mireille Rambaud, Jean Bazaine, Raymonde Singier, l’amiral Raymond Hillairet, Blanche Manessier, ? en bas, de gauche à droite : Thérèse Manessier, Jean Le Moal, Juana Muller, Jean-Baptiste Manessier, Elvire Jan.
fig. 9 En juillet 1945 à Larmor-Baden d e gauche à droite : Juana Muller, Alfred Manessier, Blanche Manessier tenant dans ses bras Jean-Baptiste Manessier, Simone Le Moal et Thérèse Manessier donnant le biberon à Christine Manessier
1947 Du 2 au 16 décembre, la galerie Jeanne Bucher organise une exposition collective des œuvres de Juana Muller, Bertholle, Étienne-Martin, Vera Pagava et François Stahly. Dans Combat, Charles Estienne commente l’exposition et s’attarde plus particulièrement sur la production des sculpteurs : « On appréciera l’humour original d’ÉtienneMartin, le sens poétique et plastique de Stahly, enfin l’accent secret, très personnel de Johanna [sic] Muller 32. » Singier, Tal-Coat et Étienne-Martin à la galerie Folklore à Lyon. Cette dernière était tenue par Marcel Michaud, le fondateur du groupe Témoignage. Dès 1945, Juana Muller se rendra souvent au moulin de Pen-an-Toul à Larmor- Baden que Jean Le Moal avait acheté en 1937 (fig. 10). Situé non loin de Vannes, il lui semble être comme « un endroit de rêve » où elle « voudrait bien revenir plus longuement 28 ». Ce refuge breton apparaît essentiel à plus d’un titre. D’une part, il s’agit d’un lieu de rencontres où cette génération d’artiste aime à se retrouver. D’autre part, l’architecture même du lieu, notamment ses volumes sculpturaux avec l’escalier hélicoïdal, la trouble et l’inspire dès sa première visite. Dans sa correspondance, elle évoque à plusieurs reprises la cheminée sculptée par Jean Le Moal qui rappelle le mobilier réalisé par Brancusi impasse Ronsin 29. Dans son travail d’atelier, l’artiste se consacre dorénavant à l’élaboration d’une série de Totems. Ces derniers s’accompagnent parfois de la réalisation de dessins préparatoires, alors qu’elle avait réservé jusqu’ici son œuvre graphique à l’étude de portraits, de paysages et de natures mortes. Les Totems présentent également des analogies avec des recherches formelles et artistiques des contemporains de la sculptrice. Ainsi, peuvent-ils être rapprochés des Personnages de Louise Bourgeois commencés au début des années 1950, des premières créations d’Alicia Penalba appartenant à la série Totem d’Amour (1952-1954), des productions de François Stahly ou encore de Gaston Chaissac 30.
1948 Juana Muller et Jean Le Moal emménagent 4, rue Bérite, un choix qui les rapproche de leur atelier respectif. La plupart de leurs amis vivent non loin de cette nouvelle résidence. Les rencontres impromptues se succèdent. Se retrouvent alors, autour de la même table, Henri-Georges Adam, Elvire Jan, Camille Bourniquel, Alfred Manessier… Ils sont bientôt rejoints par Eudaldo qui s’installe avec sa compagne, en 1949, boulevard de Vaugirard. Étienne-Martin fait découvrir à la jeune femme l’enseignement de Gurdjieff. Selon Marie-Thérèse Étienne-Martin, « il [le sculpteur] espérait [ainsi] la sauver de sa nostalgie 33 ». Le 9 août 1948, il note dans son agenda : « Juana m’a parlé de Tracol. Je suis tellement heureux pour une fois je peux peut être indirectement faire quelque chose pour un être 34. » Juana Muller suivra les groupes pendant plusieurs années : « Entre temps, j’ai rencontré le travail et ce qui a toujours été vague et à peine remarqué par moi devient un but précis, compris à ma façon très primairement 35. » Mars : naissance de François Le Moal.
1946 Elle participe pour la première fois au Salon de mai et y exposera régulièrement jusqu’en 1952. Pierre Descargues, dans ses comptes rendus, souligne la qualité de ses envois, notamment ses œuvres en bois, matériau dans lequel elle trouve, selon lui, « une poésie mystérieuse 31 ». Pour travailler à son art, elle s’installe alors rue Jean-Ferrandi.
fig. 10 Le moulin de Pen-an-Toul (Golfe du Morbihan) en 1937-1938 de gauche à droite : Jean Le Moal, le père de Jean Le Moal, Marie Le Moal, Blanche Manessier, Thérèse Simonnet, la belle-mère de Jean Le Moal, Elvire Jan
1949 Juana Muller présente son travail au Salon de la jeune sculpture. Elle renouvellera l’expérience les deux années qui suivent. 1950 Du 21 avril au 20 mai, Juana Muller expose à la galerie M.A.I. aux côtés d’Étienne-Martin, de François Stahly et de son amie Marie-Thérèse Pinto. Les artistes avaient eux-mêmes réalisé les cartons et les affiches d’expositions. Henri-Pierre Roché note dans son journal intime 36 : « 9 avril : PM [après-midi] avec Margot, visite aux Stahly et “collaboration” aux affiches jaunes et noires pour l’expo des 4 sculpteurs (fig. 51). Le jardin en fleurs. […] Étienne fait des affiches aussi ! » « 12 avril : Charmant Lunch Étienne. Tella et ses affiches pour l’expo ! Pinto Stahly. » Le critique d’art se charge de l’écriture du texte d’introduction figurant sur les cartons d’invitation. À propos de Juana Muller, il souligne : « Juana Muller est chilienne. Elle nous apporte des œuvres fermes sur leurs bases, élémentales, proches de l’informulé. Elle a dessiné et sculpté, elle aussi, dès son enfance. Elle a toujours vénéré les animaux. Elle a vécu d’abord au Chili, est venue à Paris en 1937. Sa Tête pour un tombeau aux yeux grands ouverts, et sa Cariatide énigmatique qui fait la moue, avec une paupière lourde, donnent une présence silencieuse. Vous la reconnaîtrez à ce qu’elle pensera visiblement à autre chose, avec une douce obstination. » Pour Gaston Diehl, chacune « de [c]es apparitions mérite l’attention » et « atteste de son cheminement, son expression ramassée, presque violente » 37. De 1950 à 1952, elle travaille avec François Stahly et Étienne-Martin à différents projets de sculptures et d’objets liturgiques pour l’église Saint-Rémy de Baccarat construite par l’architecte Nicolas Kazis. « Le souvenir de collaboration avec Johanna [sic] et aussi avec toi sont gravés dans ma mémoire, comme des souvenirs témoin. C’était un de ces moments rares de la vie marqué par nos échanges, nos espoirs, nos tentatives, qui même si elles sont restées embryonnaires, ont tant compté par la suite, et le regret que Johanna ne soit plus avec nous, m’a laissé une marque profonde 38 », écrit, bien des années plus tard, Stahly à Étienne-Martin.
1951 Durant l’été, Juana Muller et toute sa famille séjournent à Alba-la-Romaine chez le peintre et céramiste Eudaldo qui les accueille pour l’occasion. Ce dernier s’était installé dans le village un an auparavant. En peu de temps, Alba était devenue une véritable « cité des arts » où vivaient de nombreux artistes de toutes nationalités. L’engouement pour cette bourgade ardéchoise remontait à l’année 1948. André Lhote avait alors publié un article dans Combat 39 où il invitait les artistes à s’installer dans les « centaines » de « villages aux trois quarts abandonnés » qui « agonisent » en France. Il cite l’exemple de Gordes et de Marmande où il a acquis lui-même des propriétés ainsi que la ville d’Alba. De cette dernière, il évoque le charme particulier de ses « rues caillouteuses », « ses murs en damiers irréguliers » de « pierres noires et blanches » : « Les maisons abandonnées ont encore leur toit, ce qui est miraculeux : elles ne coûtent presque rien : quelques billets, ce qui est normal en ces temps où l’authentique beauté est méprisée. [...] Il n’est pas une demeure qui ne possède un vestige de la splendeur du xvi e siècle : ici une fenêtre à meneaux, là un encadrement de porte mouluré ou un linteau portant quelque inscription édifiante, ou à l’intérieur, une cheminée de pierre sculptée. […] Voici donc un village qui souhaite impatiemment sa résurrection. Quel est l’artiste, l’intellectuel possédant dans quelque fond de tiroir une ou deux douzaines de billets excédentaires, qui reculera devant l’œuvre enivrante à accomplir : sauver une belle maison ancienne, miraculeusement rescapée de la guerre et du mépris universel. » À la suite de cet « Avis aux touristes », plus d’une trentaine de maisons sont acquises.
fig. 11 Juana Muller, son père et sa fille Anne à Bâle en septembre 1946
fig. 12 Été 1951, Alba-la-Romaine de gauche à droite : Consuelo Araoz, François, Juana et Anne
16
1952 Le 4 mars, Juana Muller décède. Les funérailles ont lieu quatre jours plus tard. Le 9 mars, Henri-Pierre Roché note dans son journal intime : « Hier, talk avec Le Moal, Étienne et Claude et Annie sur la petite terrasse de la maison des Stahly : il [Le Moal] est sage et ordonné, adorait sa femme, des amis prennent pour un temps ses 2 enfants 40. » Un hommage, rédigé par Étienne- Martin et publié au nom du comité du Salon de la jeune sculpture, accompagne le livret de la manifestation : « Juana Muller appartenait à cette race d’êtres pour qui la vie n’est qu’une longue marche vers l’authenticité la plus totale. Sculpteur, son travail ne supportait aucun mensonge. Revenant à des formes très essentielles, son attitude était celle d’une créature infiniment ouverte et attentive à tout ce qui était, si peu que ce soit […] 41. » 1973 L’exposition « Trois sculpteurs : Juana Muller, Étienne Hajdu, Baltasar Lobo », consacrée à la production de ces trois artistes, est présentée au musée de Metz du 15 juin au 15 septembre puis au musée d’Histoire et d’Art du Grand-Duché de Luxembourg du 21 septembre au 14 octobre. La manifestation est remarquée dans la presse. Tous les critiques soulignent la force et la singularité du travail de Juana Muller : « Des trois, c’est Juana Muller, morte à 40 ans – l’âge où souvent naît l’artiste, commence l’œuvre – qui s’est le plus écoutée. Les coups qu’elle a portés au bois et à la pierre sont rudes et juvéniles. C’est ainsi qu’on se bat contre les images de son enfance qu’on cherche aussi
à s’approprier son passé. Juana Muller est sud-américaine. Et cela se sent, Femme aussi, mais cela se sent moins, tant son art est rugueux, envoûtant, fait de chêne et de ciment 42 », écrit François Jacquemont dans L’Est républicain. Dans Le Républicain lorrain, l’auteur insiste sur le mystère et l’aura qui se dégagent de ses créations : « Qu’elles soient taillées dans le bois ou la pierre, elles tendent toutes à s’inscrire désormais dans une composition hiérarchique, animée d’une vie secrète et frémissante. […] Pour leurs formes comme pour leurs valeurs expressives, ses œuvres sont à rapprocher de l’art des totems et des idoles primitives. Un sentiment d’angoisse y alterne avec une mystérieuse pureté, comme si l’artiste, dans sa recherche avait touché un monde étrange qui nous dépasse 43. » 1982 Dans son livre d’Introduction à la culture chilienne, Enrique Melcherts consacre un texte spécifique au travail de Juana Muller : « Les formes robustes et synthétiques de Juana Muller dans ses représentations d’inspiration naturaliste, la plasticité souple et les petits instants pris dans le monde sensible et justement proportionné qu’on apprécie dans Nina, dérivent bientôt vers des formes qui s’enracinent dans la terre. Devenues bloc enfermé dans ses contours, elles évoquent des structures de la nature américaine. Juana Muller donne à ses thèmes abstraits de nombreuses variations, où le jeu des lignes qui s’opposent, surfaces à peine ébauchées, fait surgir des formes travaillées par l’érosion 44. » 1984 Le musée d’Art et d’Histoire de Meudon organise sa première exposition personnelle. L’événement est salué par plusieurs articles dans la presse. Dans Nouvelles de France, Gaston Diehl met en avant la qualité de la manifestation qui offre, selon lui, « un éloquent résumé de l’œuvre si dense, si puissante de Juana Muller 45 ». Jean Rollin, lui, met à l’honneur son travail sculpté et plus particulièrement ses Totems : « Elliptique et grave, combinant harmonieusement des formes essentielles pour projeter dans l’espace son interprétation très originale du monde visible et ses rêves, Juana Muller célèbre la Terre, l’Oiseau, le Roi du jeu d’échecs, l’Enfance, des thèmes à portée de la main auxquels son sens inné de la grandeur confère une monumentalité et une noblesse singulières 46. » Quant à Guégan, il signe dans Ouest France un article plus rétrospectif où il aborde tour à tour ses portraits, ses études pour Baccarat, les Totems
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mais aussi sa maîtrise de la taille et l’élégance des tirages en bronze : « C’est la première fois que sont rassemblées autant de pièces de Juana Muller. Son destin mutilé y est pour quelque chose. Dans le grand calme des figures, au cœur d’un silence passionné, une lumière intime guetterait ici l’éveil : têtes et bustes méditatifs ou priant… énigme des mains ouvertes, offertes. C’est l’expression nue que la pierre pétrifie sous ces masques sereins comme en instance d’éternité. Mais la tragique torsion des corps du chemin de croix de Baccarat ? La crispation des silhouettes des petits calvaires totémiques où les enchevêtrements de crucifiés tordent l’espace le peuplant de douleurs ? C’est la même offrande pourtant d’une main au geste monumental. Tour à tour, par une taille masure que s’épure, ou par un modelé frémissant jusqu’à l’éthique, c’est la même main. Ici maîtresse en puissance, là tourmentant le bronze ou le bois. Une main émouvante de jeunesse et de présence qui – il y a trente ans de cela – tombait en plein élan de modernité près d’une œuvre abrégée par la mort. Une œuvre qui, aujourd’hui distante de son auteur, s’en serait affranchie pour s’accomplir dans un supplément d’autonomie, frappante, touchante d’actualité 47. »
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fig. 13 Jean, Anne, Juana et François Le Moal en Bretagne en 1950
Melcherts 1982. Ibid. Ibid. « Lettre de Juana Muller à Brancusi, sans date » (Muller / Brancusi). Correspondance Muller / Brancusi, fonds Brancusi B 15, Musée national d’art moderne, Paris ( M N A M ). Manuscrit de Juana Muller, archives Juana Muller. Juana Muller se fait parfois appeler « Hansi » [cf. lettre de Julio Antonio Gonzalez adressée à Juana Muller le 22 février 1950 et conservée dans les archives Juana Muller]. Il arrive que le sculpteur Stahly ou encore le critique Charles Étienne l’appelle également « Johanna ». Cf. le livre d’André de Ridder, Zadkine, Paris, éditions des Chroniques du jour, 1929, conservé dans les archives Juana Muller et annoté. Anonyme 1938 A . Anonyme 1938 B . Manuscrit de Juana Muller, archives Juana Muller. Muller / Brancusi, 8 avril 1939, fonds Brancusi B 15, op. cit. Muller / Brancusi, 2 mai 1939, ibid. : « l’adresse de mon atelier est 61, rue Mathurin-Régnier ». Ibid. « Je tâcherai de rentrer à Paris où j’ai conservé mon domicile », Muller / Brancusi, 2 juin [2 juillet barré] [pas d’année précisée], ibid. Muller / Brancusi, [s.d.], ibid. Muller / Brancusi, 7 novembre 1959, ibid. Lettre conservée dans les archives Zadkine et transmis par Sylvain Lecombe à Anne Le Moal. Muller / Brancusi, 19 avril 1940, fonds Brancusi B 15, op. cit. Ibid. Ibid. Muller / Brancusi, 9 octobre 1942, ibid. Muller / Brancusi, 5 juin [pas d’année précisée], ibid. Muller / Brancusi, 16 juillet [pas d’année précisée], ibid. Ibid. Muller / Brancusi, 15 juillet [pas d’année précisée], ibid.
26 Manuscrit de Juana Muller, archives Juana Muller. 27 Carnet manuscrit de Juana Muller, archives Juana Muller. 28 Lettre de Juana Muller à Elvire Jean daté du 11 septembre 1945, archives Juana Muller. 29 Lettre de Juana Muller à Thérèse Manessier datée du 3 septembre 1950 : « Nous avons cette année une cheminée à la maison que Jean a fait lui-même et qui marche admirablement et qui est très jolie. C’est un amusement pour nous et même quand il ne fait pas très froid, on est tenté de l’allumer pour sentir cette bonne chaleur du feu de bois. » 30 Il débute ses Totems en 1959. 31 Cf. le dossier de presse, archives Juana Muller (pas de date précise mais article rédigé entre 1946 et 1952, dans le cadre du Salon de mai). 32 Estienne 1947. 33 Cf. le manuscrit Étienne-Martin conservé dans le fonds ÉtienneMartin du musée d’Art moderne de la Ville de Paris, M A MVP / E M / M A N / N OT / J I N . 34 Ibid. 35 Manuscrit de Juana Muller, archives Juana Muller. 36 Journal d’Henri-Pierre Roché, archives du Harry Ransom Center, université d’Austin (Texas). 37 Diehl 1984. 38 Lettre de Stahly à Étienne-Martin du 28 avril 1973, archives ÉtienneMartin conservées chez MarieThérèse Étienne- Martin. 39 Cf. l’article d’André Lhote numérisé et diffusé sur www.alba-artistes-1950. com/histoire-artistes-alba.php (novembre 2014). 40 Journal d’Henri-Pierre Roché, archives du Harry Ransom Center, université d’Austin (Texas). 41 Hommage repris dans cet ouvrage, « Témoignages », par Étienne-Martin, p. 161. 42 Jacquemont 1973. 43 Anonyme 1973. 44 Melcherts 1982. 45 Diehl 1984 A . 46 Rollin 1984. 47 Guégan 1984.
fig. 14 L’atelier de Jean Le Moal 16, rue Le Verrier
Juana Muller : la vie et le devenir des formes la sculpture de juana muller atteste de l’élan vital de son art L’œuvre couvre une vingtaine d’années auxquelles un destin irrévocable a mis un point final en 1952. De 1937, année de son arrivée à Paris, à la date tragique du 4 mars 1952, Juana Muller aura réalisé son langage dont le caractère prégnant et la spécificité lui assurent une pérennité aux côtés des pionniers qui ont ouvert la voie de la modernité. Il ne fait aucun doute que sa proximité avec Zadkine, dans l’atelier duquel elle choisit de travailler à son arrivée à Paris en 1937, et surtout sa collaboration avec Brancusi n’aient influencé sa perception de la réalité de la sculpture et de l’art. Aussi différents soient ces maîtres, les modèles fondateurs de la sculpture moderne et ses compagnons de route, Étienne-Martin, François Stahly, tous ont en commun l’idée fondamentale de l’unité de l’esprit et de la matière, et celle du caractère vivant de la matière. C’est donc à l’éclosion de son art, à sa métamorphose, à la capacité de transformation de sa sculpture que nous assistons en reprenant son itinéraire. De ses études à l’école des Beaux-Arts de Santiago du Chili où elle est l’élève de Lorenzo Dominguez et de Julio Vasquez, dont l’enseignement classique lui inculque les bases solides du métier qui lui permettent de devenir professeur, elle apprend à travailler dans la discipline et aussi dans la ferveur. Ses acquis encore en gestation sont porteurs d’un espoir fécondé aux forces de l’esprit. L’œuvre, en gestation, est dans une évidence incertaine. son installation à paris va jouer le rôle de révélateur Pourquoi choisit-elle d’aller chez Zadkine ? Son atelier fait autorité. Installé rue de la Grande-Chaumière, « ce vieil atelier noir et sale connut le succès et devint presque une attraction », a raconté le sculpteur dans Le Maillet et le Ciseau, mémoires de ma vie (1968). Français, Américains, Hollandais, Belges, Italiens se retrouvent à l’écouter parler de sculpture, de sculpture vivante. Ce cosmopolitisme et ce pluriculturalisme ont dû plaire à Juana qui avait accompagné son père en voyage pour ses affaires en Europe, en Allemagne, en Italie,
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en Grèce et ces cultures dont elle s’imprégna la prédisposait à recevoir un enseignement ouvert, apte à fortifier ses acquis. Zadkine leur apportait « la vie singulière de l’objet animé ou neutre » et précise : « Je ne faisais que décrotter mes auditeurs, que les dépouiller de ce vêtement de tristesse et de myopie dont les avaient déjà affublés ceux 20
qu’on appelait alors les maîtres [...] et c’est avec un mot incendié et logique que je devais guérir, c’est-à-dire placer les jeunes rendus nus et neufs devant la respiration silencieuses et pourtant si éloquente de l’objet. » C’est à ce « déshabillage » du réel qu’elle fut confrontée. Ce qu’elle découvre, c’est ce que les formes expriment et subissent dans leur lente transformation. L’énigme de la forme, les jeux de lumière, leurs rapports et les effets produits sur notre perception entraînent un changement volumétrique appelé à bouleverser leur expressivité. Dans le Paris de l’après-guerre, le cosmopolitisme crée un brassage culturel unique, facilite les échanges, provoque des rencontres dans les académies libres de Montparnasse et ses cafés où se poursuivent des discussions animées. Juana Muller y fait la connaissance de ses compatriotes Marta Colvin et Marie-Thérèse Pinto, de l’Argentine Alicia Penalba avec lesquelles elle exposera au Salon de la jeune sculpture, créé par Denys Chevalier en 1949. Si le classicisme apaisé de ses portraits ne doit rien à l’expressionnisme lyrique de Zadkine, il participe cependant d’une constante qui a fait se développer la sculpture au cours des siècles. Plus près, c’est en France que l’art du portrait s’est le mieux perpétué. Rodin, Bourdelle, Despiau, et il ne faudrait pas oublier le sensible Carpeaux. Il faut se reporter aux premières sculptures de Zadkine taillées dans le bois et la pierre, les matériaux de prédilection de Juana Muller, pour retrouver un monde simple et primitif. Zadkine n’ignorait rien de la sculpture égyptienne, assyrienne, gréco-bouddhique, romane mise en lumière par des historiens de l’art. Henri Focillon venait d’écrire Vie des formes (1934), une étude phénoménologique sur la forme et la recherche des lois qui gouvernent la composition dans la sculpture médiévale. Il relève des phénomènes qui sont au cœur des préoccupations de Juana Muller. Lorsqu’elle écrira plus tard « l’opposition et en même temps le rapport qui s’établit entre la vie végétale et la vie des formes me touche beaucoup », n’est-elle pas en train de dire que la forme n’est pas une entité abstraite, mais qu’elle est mêlée à la vie et à ses phénomènes naturels ? Pour Focillon la nature crée des formes. Il précise : « La vie est forme, et la forme est le mode de la vie. Les rapports qui unissent les formes entre elles dans la nature ne sauraient être pure contingence [...] De même pour l’art. Les relations formelles dans une œuvre et entre les œuvres
j u a n a
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constituent un ordre, une métaphore de l’univers. » Il y a dans ces quelques lignes extraites de l’ouvrage cité plus haut de l’historien d’art, la clairvoyance d’une analyse que Juana Muller transpose intuitivement dans ses recherches. Un intuitif partage avec Henri Focillon. Une forme qui soit aussi simultanément construction de l’espace et de la matière.
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Juana Muller pratique la taille directe. Du bloc de pierre naissent des portraits, visages féminins, des nus d’un classicisme sobre à travers lesquels elle cherche moins une ressemblance physique qu’une vérité intérieure. Plus proche en cela de Gimond que de Zadkine, elle est convaincue que la sculpture n’est pas un art d’imitation. Créer ce n’est jamais imiter. Avec ses bustes féminins, elle est encore dans une démarche expérimentale de décantation. L’expression d’un buste est d’abord d’ordre plastique et naît de l’organisation des plans, des rythmes et des volumes. Comment concilier le charme du visage et la pensée sous l’angle plastique ? Par la synthèse issue des plans silencieux d’un visage impassible. Les visages sculptés dans la pierre par Juana Muller en font la démonstration puissante et sensible. Elle parvient à une création idéale traversée d’un sentiment de vie suggéré par le dynamisme plastique. Autrement dit, c’est à partir de l’organisation des contrastes et de l’équilibre des plans, des masses zet des rythmes que la figure prend un caractère sobre, une gravité intemporelle. Elle a compris intuitivement qu’un buste était d’abord une création pure, une transposition complète par l’esprit de la réalité perçue par les sens. Mais que ce qu’elle recherche est aussi de l’ordre de la beauté. Celle-ci ne retient de la réalité que les éléments sculpturaux, une réalité qui élimine et transforme d’autres facteurs, ouvre sur une stylisation de la forme dans son sens architectural. Les sculptures de la jeune femme sont ainsi naturellement empreintes d’une monumentalité, caractéristique de son art qui tend à une harmonie supérieure. Avec ses sculptures figuratives, elle est parvenue à un point d’équilibre, très subtil, entre la plastique et la réalité. Entre ce que nos sens perçoivent du réel et la vérité dont témoigne notre intelligence, notre vision du monde serait incomplète si l’imagination ne venait les nourrir. C’est par l’intuition que les portraits sculptés de Juana Muller sont animés par un sens de l’organisation originelle de la nature. Elle pressent bien le danger de chuter dans l’idéalisme ou dans l’académisme. Elle le contourne par l’équilibre harmonieux de formes géométriques qui sans rien enlever de la puissance de suggestion de la sculpture, et tout en la différenciant de la nature, l’élève avec évidence au rang de création indépendante.
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C’est auprès de Brancusi qu’elle va poursuivre sa quête d’une sculpture qui prend ses distances avec la figuration, sans rompre avec l’essentiel, dans son effort continu de donner forme à l’esprit en s’ouvrant à des sensibilités nouvelles. Brancusi qui proclame : « C’est en taillant la pierre que l’on découvre l’esprit de la matière. La main 22
pense et suit la pensée de la matière. » En travaillant dans l’atelier du sculpteur roumain, la jeune Juana a certainement été convaincue que c’est bien de cela qu’il s’agit. Brancusi avait une vision intuitive de l’univers et de l’existence. La sculpture devait avoir une fonction spirituelle dont le principe fondateur est caché dans la matière. Cette matière originelle, que ce soit la pierre ou le bois, le rôle de l’artiste est d’être à son écoute. Des préoccupations qui s’inscrivent dans la modernité dont Juana Muller et ceux dont elle fait la connaissance à l’Académie Ranson, autour de Jean Le Moal qu’elle épousera en 1944, Alfred Manessier, Jean Bertholle, François Stahly, ÉtienneMartin, vont être les interprètes engagés en résonance avec une époque qui se cherche et s’ouvre à des expressions nouvelles. La forte amitié qui va lier Brancusi à sa jeune collaboratrice est attestée par leur riche correspondance. Celle-ci aura sur le développement du travail de Juana une imprégnation féconde notamment avec le partage de thèmes proches de ceux de son grand aîné. La monumentalité et la proximité de la nature sont des points de convergence entre les deux artistes. La spiritualité et les mythes constituent un autre pôle sensible. La puissance hiératique de ses têtes participe du monde des formes dans l’esprit, identique en son principe au monde des formes dans l’espace. Dégrossi avec une énergie transmise par la main qui reste l’instrument le mieux pensé, le bloc va révéler au fur et à mesure de la taille directe opérée par les ciseaux et les pointes, des volumes en ronde bosse, monolithiques, relativement symétriques, équilibrés autour d’un axe et sans point de vue privilégié. Juana Muller retrouve sous ses mains un ensemble de structures et de formes tel celui à partir duquel les architectes du Moyen Âge
concevaient leur édifice. Pour le sculpteur, il s’agit d’atteindre au monumental, et Juana l’atteint par la mise à jour de l’architecture qui se devine à travers les formes. Cela sera pleinement acquis dans les œuvres futures. Quelles que soient les dimensions de la sculpture, celle-ci aspire au plein air : « Mes sculptures, particulièrement, je souhaiterais les placer dans un jardin. » Son vœu a été exaucé avec la mise en place dans le jardin de sculptures du musée d’Art et d’Histoire de Meudon de La Terre [cat. 45], un bronze fondu d’après un agrandissement en plâtre réalisé par Antoine Poncet. Pour Juana Muller il ne s’agit pas de réactualiser une tradition mais d’approfondir un héritage, de le renouveler aux sources vives d’une création authentique en le dynamisant. La puissance d’abstraction et de synthèse sont manifestes dans une tête posée sur un socle. Sa tridimensionnalité radicale contraste avec des surfaces lisses, continues et lumineuses. Les cubistes avaient sensibilisé notre regard à la simplification et à la géométrisation des volumes. L’impact des arts archaïques (l’art ibérique, l’art assyrien, l’art égyptien et les arts asiatiques) sur Brancusi, qui les découvre au Louvre et aux musées Guimet et Cernuschi, a trouvé chez Juana des similitudes esthétiques et mythiques puisées dans son pays natal. La frontalité de cette tête [cat. 23] inscrite dans le respect du bloc rectangulaire d’origine, ses dimensions brutes pour un syncrétisme des éléments stylistiques et iconographiques sans qu’aucun d’eux ne soit prééminent, manifestent la volonté d’une exigence transcendante. Quant au socle, il faut sans doute y voir l’adaptation d’un principe cher à Brancusi, hérité de Rodin, l’un et l’autre variant socles et sculptures selon le principe d’une combinatoire des parties séparées qui restent interchangeables. Ici l’autonomie de la sculpture est renforcée par un petit parallélépipède placé entre la tête et le socle conventionnel. Une autre tête, aux traits archaïques délibérés [cat. 26], se détache d’un fond dans un haut relief. Exceptionnelle dans l’œuvre de Juana Muller, cette sculpture l’est à plusieurs titres. En premier lieu, la référence aux civilisations lointaines qu’elle partage avec Brancusi et surtout cette volonté de rappeler les liens qu’entretient la sculpture avec l’architecture pour un possible dialogue. Ici la tête est surmontée d’un parallélépipède dont la fonction supposée serait de s’intégrer dans une corniche. Cette combinaison inversée du socle dans la sculpture renvoie à « l’espace-limite » dont parle Henri Focillon. La forme est délibérément resserrée dans un espace qui limite son expansion. En amenuisant le relief jusqu’à un méplat, en supprimant l’excès des saillies absorbées dans une masse unique, l’expression
fig. 15 Juana Muller La Crèche vers 1948 bois J o s e p h : h. 15 ; l. 5 ; p. 5 cm J é s u s : h. 8,5 ; l. 5,5 ; p. 3,3 cm L a Vi e r g e : h. 11 ; l. 5 ; p. 6 cm collection particulière
fig. 16 Juana Muller Sans titre vers 1943-1944 pierre h. 27,5 ; l. 21 ; p. 19 cm collection particulière
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fig. 20 L’ O i s e a u (1950) dans le jardin de Bellevue, vers 1953-1955
Itinéraires croisés : Juana Muller et Jean Le Moal I
michel-georges bernard
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Né en 1909, c’est en 1924 que Jean Le Moal découvre, encore lycéen, la sculpture dans un livre sur Athènes qui lui est offert. Déjà il dessine et copie des gravures : il commence alors à réaliser des bas-reliefs en plâtre, des sculptures en terre, des médailles et des pyrogravures. Lorsqu’il s’inscrit en 1926 à l’école des Beaux-Arts de Lyon, il hésite ainsi entre l’architecture que lui conseille la raison paternelle et la sculpture qui l’attire davantage, pour choisir finalement la section d’architecture intérieure. Fréquentant assidûment le musée du Palais Saint-Pierre, il ne cesse de se rapprocher de la peinture et réalise en 1928 ses premières toiles sur le motif en Bretagne. Installé en février 1929 à Paris, effectuant des copies au Louvre, notamment de Cézanne et de Chardin, il y fait la connaissance d’Alfred Manessier. Il rencontre ensuite Jean Bertholle et ÉtienneMartin qui lui apprend la création d’un atelier de fresque par Roger Bissière à l’Académie Ranson. Le Moal décide de s’y inscrire, avec son ami Manessier, et en devient rapidement le massier, apprenant aux élèves à préparer le mortier et les enduits. Dans l’atelier de sculpture, dirigé par Charles Malfray qu’assiste semblablement Étienne-Martin, il répond durant trois ans à son impulsion initiale en réalisant une série de plâtres dont beaucoup seront, sauf heureuse exception (Femme debout ou La Sauterelle, 1935-1936, Lyon, musée des BeauxArts), égarés ou détruits, seules les œuvres aux dimensions les plus modestes, pour la plupart des nus (Nu allongé cubiste, 1936, et Femme nue assise, 1936-1938, Meudon, musée d’Art et d’Histoire), se trouvant conservées. L’Académie, fondée en 1906 par le peintre Paul Ranson et transférée après sa mort au 7, rue Joseph-Bara, dans le quartier de Montparnasse, avait été confiée en 1932 à Harriet Cérésole, ellemême ancienne élève, femme du monde cultivée de nationalité suisse. Recevant des jeunes artistes de l’Europe entière, elle y pratique une sorte de mécénat, ne demandant aucun droit, alors que les tarifs de l’Académie sont assez élevés, à ceux, tel Le Moal, qui s’y attachent durablement ou qu’elle sait démunis. C’est en 1937 à l’Académie Ranson que Jean Le Moal et Juana Muller se rencontrent pour la première fois. Ils n’auront pas l’occasion de faire avant six ans davantage connaissance.
II Juana Muller, qui signe ses premières œuvres Hansi Muller, née à Santiago en 1911, poursuit ses études à l’école des Beaux-Arts puis y enseigne et participe dès 1936 à Valparaíso à une première exposition collective. Après plusieurs voyages en Europe, notamment en Grèce, 32
elle s’installe à Paris en 1937 où elle fait, en 1938, une conférence sur « Les Escales d’Ulysse ». La même année, un article du Mercure de France témoigne en décembre que ses sculptures sont favorablement accueillies. Après avoir fréquenté un moment l’atelier de Zadkine, impressionnée, notera-t-elle, « par l’émotion qu’il y a dans ses figures 1 », elle commence, dans les premiers mois de 1939, de travailler auprès de Brancusi. Le sculpteur vient d’achever en Roumanie la réalisation de l’ensemble monumental de Târgu Jiu, qui réunit La Colonne sans fin (fig. 33), la Porte du baiser et La Table du silence (fig. 35), et travaille à une nouvelle version de son Phoque. Le maître et sa jeune élève se liant d’amitié, Juana Muller devient familière du 11, impasse Ronsin. Au-delà de ses encouragements, Brancusi, avec qui elle réalise la dernière de ses sculptures, La Tortue volante (fig. 31), lui donne pierre et bois pour travailler dans son propre atelier, 61, avenue Mathurin-Régnier, près du petit appartement où elle loge au 49. Les lettres de Juana Muller, recensées par Sabrina Dubbeld, dans les archives de Brancusi, permettent de suivre ses déplacements au long des années de guerre, entre Santiago en novembre 1939, Grenoble, La Ferté-Saint-Aubin et Agen, Paris en 1941 puis, à nouveau, la région de Grenoble. Un journal chilien rend compte en 1942 de sa participation au Salon officiel de Santiago, signalant qu’elle a auparavant exposé à Paris deux de ses œuvres au Salon d’automne, une au Salon des indépendants. Le critique exprime ses doutes : « Ne pas vouloir être esclave de canons séculaires, basés sur le respect de l’anatomie, n’implique pas l’idée qu’elle doive être systématiquement ignorée ou dépréciée. » Les sculptures, bustes et visages le plus fréquemment féminins, qu’elle réalise alors manifestent en effet combien Juana Muller s’est décisivement orientée, en marge du réalisme académique, vers une épuration des formes qui renforce leur expressivité. L’art « donne la certitude de vivre », écrit-elle en 1943, rentrée à Paris, dans le cahier qui demeure l’une des rares traces de ses écrits : « Il me semble que si on s’égare dans la sculpture c’est plus grave que si on se trompe et on se perd dans la vie. Par la sculpture on se sauve ou on se perd. » Une plus longue note précise la signification de sa démarche inquiète : « Notre civilisation occidentale est arrivée à un
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point où tout n’est que lieu commun et l’art moderne (tout vrai art a été toujours moderne) en reste une épave. À l’époque où nous vivons, nous demandons à un tableau autre chose que la représentation de certains objets qui dans notre vie animale flattent nos sens. […] L’art a toujours été un apanage religieux et dans notre époque où les religions, au sens littéral du mot, sont en faillite, il continue de l’être et les artistes sont les prophètes et les pythonisses de notre mystique. » Elle exprime en revanche son aversion pour toute sculpture dont le seul souci serait de devenir « un apanage d’intérieurs bourgeois ». Dans sa vision exigeante de la création Juana Muller réclame ainsi des peintures « une poésie qui nous sort du domaine du déjà vu et du déjà connu. En peinture il existe comme dans le langage des lieux communs, terriblement communs. Pourtant un jour ils n’étaient pas encore ce qu’ils sont maintenant, pas encore convention mais expression nécessaire. » C’est une démarche parente qu’elle rencontre chez les jeunes peintres qui commencent alors d’exposer, principalement à la Galerie de France. Opérant une synthèse des libérations survenues dans les champs de la couleur, depuis Gauguin jusqu’au fauvisme, et de la forme, de Cézanne au cubisme, ils refusent la seule représentation des apparences mais ne se satisfont pas davantage du maniement de surfaces strictement géométriques. Au bord de la nonfiguration, ils désirent établir une relation à la nature qui, la visant comme obliquement, en construise des visions neuves. « L’autre jour je suis allé voir Singier et Manessier », note encore Juana Muller en novembre 1943, « Là j’avais l’impression de recherches semblables aux miennes, la même tournure d’esprit ». Les a-t-elle déjà rencontrés, est-elle allée leur rendre visite ou, plus probablement, voir leurs toiles dans quelque accrochage ? Si elle n’évoque pas Le Moal, c’est vraisemblablement qu’il en est absent, n’étant pas encore rentré à Paris.
III À partir de 1937, les multiples activités de Jean Le Moal l’ont engagé parfois longuement hors de la capitale. À l’occasion de l’Exposition internationale de Paris qui ouvre en mai, il participe avec Bertholle et Manessier, sous la responsabilité de l’architecte Aublet et de Bissière, à la décoration extérieure du pavillon des Chemins de fer et Transports aériens et, avec Jean Bazaine, en réalise une autre pour le hall du pavillon des Auberges de Jeunesse. Pendant l’hiver 1938, Le Moal, Bertholle et Zelmann préparent celle du plafond de 1 400 m 2 de l’un des pavillons français de l’Exposition de New York et partent
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fig. 31 Juana Muller travaillant à La Tortue volante (1940-1945) de Brancusi, sculpture conservée à New York, Salomon R. Guggenheim Museum photographie de brancusi
« Brancusi le disait toujours… »
sabrina dubbeld
Lorsque Juana Muller arrive à Paris en 1937, après l’obtention d’une
Brancusi sentait, et il m’en a fait
bourse pour se rendre dans la capitale, elle travaille un temps dans
part, que Joana [sic] faisait partie,
l’atelier d’Ossip Zadkine. C’est vraisemblablement à la suite de cet
comme lui, de la grande « tradition »
apprentissage qu’elle décide de faire la connaissance de Brancusi.
de l’art où l’apparente modernité
À cette époque, les jeunes artistes chiliens connaissaient parfaitement
n’est qu’un accident inévitable
bien les grands noms de l’art moderne et le contexte artistique fran-
pour toute œuvre authentique 1.
çais. Depuis le xix e siècle, la culture française s’était répandue parmi la classe bourgeoise, et les intellectuels cultivaient « un gallicisme incontestable », allant jusqu’à « écri[re] en français et francise[r] leurs noms 2 ». Les goûts artistiques parisiens envahissent peu à peu Santiago. En 1863, neuf ans après la fondation de l’École nationale de sculpture, l’État met en place un programme d’attribution de bourses d’études à destination de l’Europe 3. Les meilleurs élèves partent étudier en France, ce qui renforce encore les liens tissés entre les deux pays. Lorsque Juana Muller suit ses cours de sculptures à Santiago, elle est donc entourée spirituellement des maîtres de l’avant-garde parisienne. Elle est mise en contact avec leur travail et leurs recherches par l’intermédiaire de ces enseignants qui ont déjà eux-mêmes voyagé en France. Par la presse chilienne, elle peut aussi suivre toute l’actualité artistique européenne. À cette époque, cette dernière sert de relais essentiel entre les arts des deux continents, en publiant des comptes rendus d’expositions parisiennes et les prix obtenus lors des différents Salons. Au verso d’une photographie conservée dans les archives Juana Muller se trouve une liste de noms d’artistes constituée par sa mère. Parmi eux figure « Brancoussi », ce qui laisse penser que son nom ne lui était pas inconnu, voire qu’elle prévoyait de le rencontrer au terme de son voyage. En 1938, Lorenzo Dominguez, un de ses deux professeurs de l’Académie, séjourne lui aussi à Paris afin de fréquenter les ateliers de Bourdelle, Brancusi et Maillol. Peut-être a-t-il joué un rôle dans la rencontre qui intervient au cours des années 1938-1939 entre le sculpteur roumain et la jeune chilienne. Par la suite, Juana Muller travaillera quelques temps impasse Ronsin, comme en témoignent ses souvenirs qu’elle relate dans les lettres adressées à Brancusi durant la Seconde Guerre mondiale 4. Malheureusement, il n’existe aucune trace des réponses qu’elle reçoit de son correspondant. Au début du conflit, elle ne cesse de lui faire part de son envie de rentrer à Paris afin de travailler auprès de lui.
françois stahly
45
Elle devra attendre plusieurs années pour que son souhait soit exhaussé. Selon Friedrich Teja Bach 5, elle participe alors à l’élaboration de La Tortue volante (1940-1945) (fig. 31). Après 1945 et jusqu’à sa mort, les deux artistes entretiennent cette amitié féconde. Elle lui présente François Stahly qui assistera « le mage » pour la 46
conception d’un Coq monumental dans le cadre d’une commande publique de la ville de New York. Tous les trois aiment à se rassembler avec Jean Le Moal pour partager un repas au côté des bronzes miroitants et des marbres : « Mes souvenirs de notre chère amie Joana [sic] Muller sont, jusqu’à ce jour, restés vivant et inoubliables. Ils se rattachent particulièrement à mes souvenirs avec Brancusi, car c’est Joana et Jean Le Moal qui m’ont fait connaître Brancusi sous un nouveau jour, à peine perçu par les “apologètes” du sage de l’impasse Ronsin où la saveur et le rituel d’un repas préparé par Brancusi pour honorer ces deux jeunes artistes, encore ignorés du public, créaient l’étincelle de l’amitié, et faisaient oublier, pour un moment, toute subjectivité de part et d’autre 6. » À l’exception d’une monographie parue en 1987 7, aucun ouvrage consacré à Brancusi ne mentionne sa proximité avec Juana Muller, pas même ceux qui accordent une grande place à la vie de l’atelier. C’est d’ailleurs le contraire qui se produit pour les documents portant sur l’artiste chilienne. Tous les auteurs mentionnent leur rencontre et l’impact déterminant qu’a eu celle-ci pour son œuvre ultérieure : « Attirée par l’évolution de l’art moderne, elle se passionne pour la recherche d’un nouveau langage plastique. En cela, l’amitié qu’elle noue avec Brancusi lui sera d’une aide précieuse. Abandonnant une expression sensible par trop directe, son œuvre progressivement s’intériorise 8. » « Si Brancusi l’a influencée, Juana Muller ne va pas jusqu’à cet extrême du dépouillement, de la pureté, de la concision que le maître impose à ses marbres et ses bronzes polis. Par contre, le primitivisme, le côté artisanal qu’il a dans ses sculptures en bois, elle les accuse, donnant à ses œuvres des apparences plutôt frustres et populaires, comme si elles étaient le produit d’une civilisation archaïque. Qu’elles soient empreintes de gravité, voire d’hiératisme, qu’elles puissent évoquer des objets cultuels pour des sociétés fort éloignées de la nôtre, impossible de ne pas les reconnaitre 9. »
« b r a n c u s i
l e
d i s a i t
t o u j o u r s… »
« Elle [Juana Muller] fait la connaissance de Brancusi, dont la rencontre marque un tournant décisif dans sa démarche créatrice 10. » Néanmoins, ces commentaires s’avèrent incomplets. Ils n’expliquent pas suffisamment en quoi cette rencontre s’avère essentielle, les modifications qui s’opèrent ensuite dans son travail, ni les liens qui unissent les deux artistes, encore moins l’enseignement prodigué par le maître. Il s’agira, pour nous, ici, de répondre à ces questions. Afin de mener à bien cette étude, nous nous appuierons sur l’apport de documents inédits, notamment les écrits de Juana Muller où les occurrences à Brancusi sont légion, ainsi que les lettres qu’elle lui fait parvenir entre 1939 et 1943. Par ailleurs, nous nous livrerons à l’analyse des œuvres que le sculpteur du Baiser lui a offertes, principalement des photographies en noir et blanc. Enfin, nous comparerons leurs productions respectives. Cette recherche présente également l’avantage de mieux renseigner la pensée de Brancusi et l’enseignement qu’il dispensait à ses élèves. C’est d’autant plus important que, comme l’affirme Margit Rowell, « nous connaissons mal les idées de Brancusi sur la sculpture 11 » : « D’après tous les témoignages, l’homme fut laconique et s’exprimait par aphorismes destinés davantage à confondre son interlocuteur qu’à l’éclairer. Il n’a presque pas écrit, et ses lettres contiennent surtout des considérations pratiques. Il donnait peu d’interviews et demandait à ceux qui lui rendaient visite de n’écrire sur lui qu’après sa mort 12. » En outre, bien peu d’assistants ont travaillé à ses côtés et parmi eux, rares sont ceux à avoir laissé un témoignage. Même Isamu Noguchi, qui a accompagné le grand maître durant l’année 1926, confie lors d’une conférence en 1976 : « Mon souvenir de la conversation de Brancusi, est, hélas, fragmentaire 13. » L’expérience de Juana Muller s’avère donc primordiale, surtout que les recherches récentes tendent à prouver que Brancusi « voulait laisser des traces 14 » : « Il se sentait en effet investi d’une richesse qu’il se devait de transmettre aux générations futures 15 », précise Doïna Lemny. l’impasse ronsin au quotidien Le récit de Noguchi, arrivé dans l’atelier de Brancusi à l’âge de vingtdeux ans à la suite de l’obtention d’une bourse de la Guggenheim Foundation, permet de se représenter la vie quotidienne à l’atelier pour les assistants et les étapes de leur apprentissage. Dans son témoignage, le jeune artiste met l’accent sur la bienveillance et la patience de son aîné : « Il était très généreux pour moi et toujours avec un
47
fig. 37 Juana Muller entrant dans son atelier 7, rue Jean-Ferrandi, vers 1950
Correspondance Juana Muller – Brancusi
éditée par sabrina dubbeld
Extrait de la correspondance entre
Miss Cook a été très gentille à la gare,
m’excuser, c’est pas cela mais je sens
Juana Muller et Brancusi conservée
en m’invitant d’aller la voir, et je pense
tellement le besoin de vous en parler,
au Musée national d’art moderne
passer un de ces jours-ci.
maintenant, il me semble que cela aurait
Excusez-moi d’écrire si à la hâte
été la seule chose à faire, la seule chose
mais je voudrais que cette lettre parte
qui aurait donné de la joie, mais j’étais
aujourd’hui, jour pour que vous ayez
butée. // Je tâche de me mettre dans la joie
enfin de mes nouvelles.
au moins pendant le travail.
carte postale manuscrite
Si vous avez un moment libre, je serais
Je n’oublie pas vos paroles et c’est la
encre bleue
très heureuse de recevoir de vos nouvelles.
meilleure chose que j’apporte de là-bas.
Avignon, 8 avril 1939
L’adresse de mon atelier est 61, rue Maturin
Mon atelier est resté tel que. J’ai donné l’avis
Cher monsieur Brancusi,
Régnier. Je vous envoie mes meilleurs
à M. Atteni, toutes les pierres et
Hier j’ai fait une visite à cette ville
souvenirs. Juana
bois que vous m’avez donné [sic] et dont
dans le fonds Brancusi.
splendide, Arles, où il y a des sculptures
61
je n’ai pas su profiter sont là, si seulement
romanes très belles.
je pouvais y retourner.
Le soleil se fait attendre un peu mais
lettre manuscrite
Et maintenant Brancusi je vous ai parlé
je suis quand même très contente d’avoir
encre noire, papier pelure
comme j’aurai voulu le faire il y a
connu ce pays, aussi j’espère que vous ne
Santiago, 7 novembre 1939
longtemps.
m’en voulez pas trop d’être une paresseuse.
Cher Brancusi,
J’espère que votre vie n’a en rien changé
Avec mes meilleures salutations.
Il faut que je vous écrive aujourd’hui, vous
avec les évènements, que le moulin [?]
Juana Muller
vous fâcherez peut-être en recevant cette
sur la lune reste toujours pareil comme
lettre mais je vous en prie, lisez la tout de
les choses éternelles.
même. Il y a si longtemps que j’aurais aimé
Je vous remercie d’avoir lu ces mots, de
lettre manuscrite
vous écrire, mais j’étais trop bête, je laissais
ne pas trop m’en vouloir, si vous voudriez
encre noire
passer le temps. Mais maintenant qu’il y
seulement me regarder comme dans le[s ?]
À l’atelier, 2 mai 1939
a tant de distance entre nous et que j’ai été
moment que j’étais [?], je serais si heureuse.
Cher Monsieur Brancusi,
assez punie par les évènements, donnez-
Bien affectueusement. Votre Jeanne Muller
Je vous écris enfin dans mon atelier.
moi un petit moment.
Santiago de Chili
Vous ne vous imaginez pas comment
Vous ne savez pas combien ce qui est arrivé
Casilla 2257
j’y suis heureuse. Je suis en train de
entre nous par ma faute, a pesé sur moi, tout
faire très soigneusement les 5 surfaces
ce temps-ci. Si vous voudriez me pardonner,
de ma pierre qui est tellement jolie.
seulement en pensées sans me dire un mot,
lettre sans date
Tout dans mon atelier me rappelle à vous,
je crois que je le sentirais, et j’en serais
manuscrite, encre noire
il y sont les overalls, la belle couverture,
tellement heureuse.
Moi pour le moment j’ai tout perdu
le crayon rouge, etc. [Atteni ? 1] a été
Ce que vous avez été pour moi, je le sens de
sûrement je ne méritais pas tout ce que
très aimable et servitial [sic : serviable ?].
plus en plus. Peut-être a-t-il fallu la distance
j’avais là-bas. Vous aviez comme tout
J’espère que vous avez fait un excellent
et le temps pour en mesurer toute la beauté.
prévu en me disait que j’étais f…. dans
voyage et qu’à votre arrivée tout a marché
Vous qui me connaissez, vous seul pouvez
mon studio 3 Pourtant il était bien modeste
bien. Je regrette beaucoup nos conversa tions
savoir que j’en ai vraiment souffert.
et bien gentil mais évidemment son
et les petits déjeuners du lundi.
Je ne sais pas si vous [n’]avez jamais reçu
installation m’empêchait de travailler.
Je vous ai mis la semaine dernière un câble
une lettre de Chavenay que je vous ai écrit
Et c’était tout ce que vous me disiez toujours
// 2 au sujet de l’embarquement de votre
avant de vous téléphoner. En vous parlant
si j’aurais bien travaillé, je serais peut-être
sculpture qui heureusement a été sauvée.
il me semblait que je vous avais perdu et
encore là, et malgré toutes les angoisses
Comme j’aimerais savoir le sort de
je ne sais pas pourquoi je ne suis pas passé
de la guerre, j’y serais mieux qu’ici.
la phoque [sic], si elle est bien arrivée !
chez vous avant de partir. Je ne veux pas
Aussi, je n’ai pas eu le courage de vous dire
6 2 la dernière fois que je vous ai vu que j’allais en Angleterre vous auriez pu avec si juste raison me dire que c’était une folie ayant tout à travailler. Il est vrai que j’ai fait un voyage si beau, j’ai été vraiment heureuse, peut-être cela m’excusera-t-il à vos yeux. Au commencement de septembre je pensais encore rester en France. Mais tout d’un coup, précipitamment, j’ai pris mon passage de retour dans le plus noir et le plus complet désespoir. Je n’ai dit au revoir à personne sauf les gens chez lesquels j’étais. Vous auriez dit que c’était un départ qui me ressemblait. Lorsque je pense maintenant au temps que j’ai passé près de vous, cela me semble un rêve. Je travaille un tronc de chêne et [manuscrit coupé]
aurait-elle poussé encore une fois ? J’ai
Je pense souvent à vous et avec beaucoup
une très belle chienne loup. Elle est gentille
d’affection en souhaitant que vous êtes
et douce et parfois il ne lui manque que de
en très bonne santé et très bien,
parler alors elle aboie. // Et je suis toujours
Juana
pas mariée. Nous aurons bien voulu éviter cette situation mais elle nous est imposée par la guerre. On fait une enquête au Chili,
carte postale
comme le Chili est loin, cela est long ï.
encre bleue
Je travaille dans un grenier, une espèce
18 Juin 1942
de cage suspendue entre les arbres.
Cher Brancusi,
C’est joli, il y a de l’air et du soleil.
Il y a longtemps que je ne vous ai pas
Je ferai peut être un saut à Paris
écrit mais ce n’est pas par oubli. Je pense
prochainement.
souvent à vous et j’espère de tout mon
J’espère, cher Brancusi, que vous allez
cœur que vous allez bien et que vous êtes
très bien et je vous envoie mes respectueuses
en bonne santé.
amitiés.
De moi je peux vous dire que je vais bien
Juana Muller
et que j’ai maintenant un atelier.
Rives
Bien affectueusement.
Isère Hôtel Terminus lettre manuscrite
carte postale
encre noire
encre bleue
Rives, 19 avril 1940
carte pneumatique
Allière et Risset, le 9 octobre 1942
Cher Brancusi,
encre noire
Cher Brancusi,
Me voilà déjà deux mois à Rives, un petit
Paris, le 27 [1941]
Il y a bien longtemps que je ne vous ai pas
pays près de Grenoble. Je ne vous avais pas
Cher Brancusi,
écrit mais je pense souvent à vous et
écrit, pensant toujours aller à Paris et
Je m’en vais quelques jours à la campagne.
si je vous écris c’est parce que cela me
pouvoir vous dire bonjour personnellement.
Peut-être le grand air me changera le
fait tellement plaisir, quoique je n’ai
Aujourd’hui, il fait une journée splendide,
caractère. Je ne passe vous dire au revoir
rien de jolie à raconter. Je fais la cuisine
il a plu plusieurs jours suivants et
parce que je suis tout à fait Miss Muller,
et mes meilleurs plats sont ceux que
maintenant la campagne est rayonnante.
alors je m’en vais la promener un peu.
je vous ai vus préparer.
Il y a plein de fleurs dans les prés et tout
Je t’embrasse
Le plus beau, c’est la vue que j’ai de toutes
respire la gaité et la joie de vivre. Et par
Juana
ces fenêtres un paysage grand ouvert,
moment, j’oublie la guerre quoique je vive
des champs et des nuages dans le fond.
dans une atmosphère des militaires.
Mon père a été bien malade [illisible :
Dans ce milieu que je ne connaissais pas,
carte postale, encre bleue
effacé (par les intempéries ?)]
je continue à aimer les Français qui sont
[Juana Muller, 14 grande rue,
Juana.
toujours où qu’ils se trouvent le peuple
chez Mme Bouvier, Grenoble]
le plus sympathique, comme vous l’avez
Le 18 mars 1942
dit un jour. Maintenant que le beau temps
Cher Brancusi,
lettre manuscrite
est venu, j’espère que vous n’aurez plus
Vous vous étonnerez peut-être de me
encre noire
d’ennuis avec l’humidité dans votre atelier.
savoir toujours par ici. Je vais très bien,
Cher Brancusi,
La dernière fois que je vous ai vu, vous étiez
mais j’ai bien regretté de ne pas vous
Je mène « la vie de château » depuis une
ennuyé à cause de cela. Et Miss Blanche
avoir vu avant mon départ.
semaine. Cela a été très pénible au début.
c o r r e s p o n d a n c e
j u a n a
m u l l e r – b r a n c u s i
Une vraie maison de fous, qui manque
lettre manuscrite
J’y suis restée en disant que cela me
d’autorité. Il y a eu les évasions des
encre noire
permettait de faire un peu de marche.
malades, du personnel de parti, un car
Hôtel de la Croix Blanche,
Car le pays est à 6 km du château. Le matin
de déménagement tombé dans un fossé,
5 juin, La Ferté-Saint-Aubin (Loiret)
je vais donc à pied à la maison, j’y passe
enfin tous les empoisonnements. Parfois
Cher Brancusi,
la journée et je regagne ma chambre d’hôtel
cela devenait plutôt humoristique. Entre
Quel nouveau horreur que ce
le soir. Comme cela, à force de marcher,
nous, je crains beaucoup pour l’avenir
bombardement de Paris !! Il paraît
cela va mieux. Le soir après le 5 e km,
de l’affaire ; je le regrette pour Sylvain.
qu’il y a une bombe qui est tombée dans
ça va nettement mieux.
Mais il aurait mieux fait à mon avis
la légation du Chili, et de Santiago
Personne n’a l’air d’avoir pris cela à mal
de fermer la maison. Il y aura des frais
on a élevé une grande protestation, c’est
et pour moi c’est déjà un grand avantage.
à faire à ne plus en finir.
bien peu de chose une protestation.
C’est le lac qui m’a conseillé. Je fais pas
L’endroit est merveilleux, une forêt
Je suis inquiète pour vous Brancusi,
trop voir que je suis contente car je crains…
de vieux sapins, un parc abandonné mais
vous ne voulez pas descendre dans
Sur cette route nationale que je prends
plein de pittoresque. J’ai jamais trouvé
les abris et je crois que cela vaut tout
chaque jour, on n’en finit pas de voir
un air aussi parfumé.
de même mieux. Je voudrais tellement
des pauvres réfugiés. C’est comme si cette
Le matin je vais me laver à une fontaine
savoir comment vous allez, si rien n’est
guerre ne laisse rien sur place. Des chars
et j’y fais quelques exercices de respiration.
cassé dans l’atelier, si vous n’avez pas
et des chars conduisant des paysans belges,
C’est le meilleur moment de la journée ;
été impressionné.
des vieux, des enfants.
Si on pouvait avoir l’esprit affranchi
Je pense très souvent à vous. Parfois
Si je pouvais faire un saut 11 impasse
et ne goûter que la beauté de l’endroit on
vous vous approchez un peu de moi, mais
Ronsin ! On y oublie un moment
serait très heureux ; mais les gens abiment
pas tout à fait. Peut-être que je ne sais pas
et on y reprend courage.
tout moi y compris naturellement.
vous appeler comme il faut.
Pour aujourd’hui je vous dis au revoir
Il y a une jeune fille, la sœur de l’une
Près du château, il y a un lac entouré des
Mes respectueuses amitiés
des doctoresses, qui est venue pour ne pas
sapins, avec des nénuphars et des roseaux.
Juana
rester seule à Paris. Elle est la seule chose
Quand il fait beau, il est infiniment paisible,
qui a un peu de l’insouciance du paysage.
et il ressemble à la chanson du roi Futa [sic].
Mais personne l’aime ici.
J’y vais comme à quelque chose de défendu,
lettre manuscrite
On dit que // elle est une paresseuse parce
tellement c’est beau.
encre noire
qu’elle ne s’agite pas toute la journée.
Vous allez être déçu de moi, je n’ai pas
Cher Brancusi
Je suis très contente qu’elle soit là, cela
encore commencé à travailler. Il y a avait
Je me suis brouillée avec la belle-mère.
m’empêche de tomber dans ma misère.
une partie des malades que l’on a réinstallés
J’avais le ferme propos de ne pas le faire
Malgré tout, je crois avoir bien fait de venir.
à Nogent et puis aujourd’hui à cause
et cela est venu malgré moi, dans le pire
Jusqu’ici je me suis enfoncée de plus
du bombardement on les a fait revenir
moment. J’aurais mieux fait de ne pas
en plus dans l’idiotie. Je vais tâcher
au château. Ca fait que tout ce va et vient
venir. Ah, quelle histoire !
de m’affranchir en esprit. Je ne me pose
a recommencé. On était beaucoup mieux
Mon hôtel a été réquisitionné, j’ai trouvé
aucune autre tâche pour le moment.
les autres jours avec moins de monde.
une chambre chez des particuliers,
Je veux qu’un jour Brancusi vous soyez
Enfin ce n’est pas une raison pour empêcher
mais je ne sais pas encore comment je vais
content de moi.
les gens de regagner la campagne.
m’organiser pour manger il y en a tant
Je vous enverrai un mot de temps à autre
Pour ma part, j’ai fait un coup d’État. //
de réfugiés dans le village que l’on manque
cela me permettrait de me sentir plus
Et sans en avoir l’air de rien comme
de tout.
près de vous, je vous envoie tout ce que
vous m’avez toujours recommandé.
Si vous êtes encore à Paris, Brancusi,
j’ai de mieux comme pensée, Juana.
Un jour qu’il y avait trop de monde
envoyez un petit mot, vous me ferez
Je n’arrive toujours pas à effleurer les choses
à la maison on m’a demandé d’aller
si plaisir.
désagréables sans qu’elles me touchent, mais
coucher dans le pays à l’hôtel pour une nuit.
Il m’est très difficile de bouger d’ici.
cela viendra.
12 juin
catalogue
Visages et nus
double page précédente fig. 38 L’atelier 7, rue Jean-Ferrandi
cat. 1 Po r t r a i t d u f i l s d ’A n t o n i o Va s q u e z avant 1937 bronze œuvre réalisée au Chili l o c a l i s at i o n i n c o n n u e
Nus et visages féminins constituent des thèmes essentiels dans la sculpture de Juana Muller. Les approches plastiques qu’elle en développe successivement permettent de suivre le parcours qui la mène d’une figuration de plus en plus transposée à la non-figuration. Au-delà de Otilia [cat. 3] et du visage [cat. 4] conservés au musée des Beaux-Arts de Santiago, la plupart des sculptures que réalise de 1930 à 1937 Juana Muller, lorsqu’elle fréquente, élève puis assistante, l’école des Beaux-Arts, sont aujourd’hui non localisées 1. La quinzaine de photographies qui en gardent les traces figurent toutes de jeunes femmes, leurs bustes [cat. 2, 3 et 4] ou leurs visages [cat. 6 et 7], hormis les portraits du fils de Julio Antonio Vasquez, son premier professeur [cat. 1], et vraisemblablement de Lorenzo Dominguez, le second [cat. 3]. Ces thèmes, dominant alors dans les académies, sont les premiers qu’ait abordés l’artiste et les seuls qu’elle ait développés en ces années. À travers la beauté sereine de l’expressivité de ses modèles aux traits tour à tour harmonieux ou plus accusés [cat. 7 et 16], Juana Muller y apparaît soucieuse de saisir au plus intense l’éclat d’une existence chaque fois personnelle et, à travers elle, de la présence humaine elle-même au milieu du monde. Travaillant à partir de 1937 à Paris dans l’atelier de Zadkine puis auprès de Brancusi, effectuant en 1938 un nouveau voyage en Grèce, Juana Muller demeure fidèle à ces thèmes féminins. Otilia et sa Femme assise [cat. 10], la première œuvre selon les archives chiliennes qu’elle crée à Paris, sont exposées en 1939 au Salon des artistes indépendants. D’autres jeunes femmes sont représentées debout [cat. 13], accoudée [cat. 11] ou accroupie jouant du violon [cat. 9]. De cette époque datent également plusieurs bustes [cat. 12] et ce qui pourrait constituer un autoportrait [cat. 8]. Les traits de ces visages à mesure se simplifient [cat. 17, 18 et 22], tendent à se désindividualiser [cat. 14 et 15], les détails s’effacent sous des volumes épurés, les chevelures se rident en rythmes délivrés du naturalisme immédiat [cat. 16]. Les matières mêmes de la terre, du bois ou de la pierre [cat. 19 et 20] que commence alors à travailler Juana Muller accentuent l’évolution qui achève de détourner son regard de toute anecdote pour l’accommoder sur la réalité première des formes. Au long des années de guerre, Juana Muller développe librement son expression, selon l’enseignement même de Brancusi, en marge de l’art ascétique de son maître. Si le Masque qu’elle sculpte dans
c ata l o g u e
69
Vi s a g e s
e t
n u s
cat. 25 Tête évidée vers 1944-1945 pierre h. 37 ; l. 20 ; p. 21 cm collection particulière
90
cat. 26 Tête romane [s.d., avant 1950] pierre h. 55 ; l. 20 ; p. 18 cm collection particulière
c ata l o g u e
95
Vi s a g e s
e t
n u s
Totems
cat. 32 Dessin de sculpture (Le Roi d’échec) vers 1950 crayon sur papier 21 × 27 cm archives juana muller
Dans les écrits de Juana Muller, la question du lien entre spiritualité et art tient une place essentielle. Pour elle, « tout art devrait être magique 1 » et « la sculpture [en particulier] est un objet magique ayant une vertu propre, toujours la même, un sens surnaturel, sacré ».
cat. 33 [Étude pour « Le Roi d’échec »] vers 1944-1945 plâtre h. 82 ; l. 50 ; p. 41 cm collection particulière
Ce qu’elle entend par « magique », c’est précisément ce « qui opère avec le surnaturel. Le surnaturel, [étant] pour nous, le Dieu ou le diable » en somme « ce qu’il y a de vraiment essentiel ». À notre époque où la religion « au sens littéral [serait] en faillite », il est encore plus important que les créateurs tiennent leur rôle d’intercesseur : « L’art a toujours été un passage religieux et dans notre époque […] il continue de l’être, et les peintres et les artistes en général, ce sont les prophètes et les devins et les pythonisses de notre mystique moderne. » Ces idées rejoignent celles défendues par Brancusi, artiste qui l’initiera également à la philosophie extrême-orientale au début des années 1940. Les peintres et sculpteurs du groupe Témoignage, tels ÉtienneMartin, Le Moal, Manessier, Stahly, partagent également cette philosophie. Juana Muller les côtoie régulièrement à partir de 1943. Pour les membres du groupe, depuis la Renaissance, la société occidentale est profondément décadente car elle a perdu toute valeur spirituelle. Il s’agit avant tout d’être à l’origine d’un renouveau qui permettrait d’établir une filiation directe avec les œuvres anciennes et traditionnelles, et engendrerait la création d’un art de signification plus que de représentation. Cette démarche s’appuie sur la spiritualité, l’ésotérisme, la philosophie du Moyen Âge, les arts orientaux et primitifs, ainsi que sur certains mouvements d’art moderne. Dans ses notes manuscrites, Juana Muller discute leur point de vue sur l’art, qu’elle confronte à sa propre vision de la création. Quant à son cheminement spirituel personnel, il est marqué, dans un premier temps, par la religion catholique, puis par la philosophie de Gurdjieff, dont elle suit les groupes après la Seconde Guerre mondiale. À propos de sa foi chrétienne, elle écrit dans ses carnets : « [lorsque] je me tourne vers le catholicisme […] un apaisement se produit et je recommence à travailler une sculpture d’une façon très modeste avec un certain calme intérieur. » En revanche, de l’enseignement « du philosophe de la forêt », elle retient avant tout le savoir théorique dont elle s’efforce d’appliquer les préceptes dans sa création : « Que ce soit comme aux mouvements, qu’on coupe l’espace », « Je pourrais dire
c ata l o g u e
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To t e m s
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To t e m s
cat. 54 Sans titre vers 1949-1951 bois h. 60 ; l. 20 ; p. 13 cm collection particulière
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cat. 55 Sans titre 1949-1951 bois (chêne) h. 67 ; l. 19 ; p. 12 cm collection particulière
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Œuvres pour l’église de Baccarat
cat. 60 Étude pour le chemin de croix de Baccarat 1950-1951
Le 7 octobre 1944, un violent bombardement s’abat sur la ville
cat. 61 Étude pour le chemin de croix de Baccarat 1950-1951
1
de Baccarat en Meurthe-et-Moselle . « La belle mendiante », église construite en 1853, s’effondre. Le prêtre et douze de ses paroissiens périssent dans le sinistre. La municipalité et la paroisse décident de reconstruire un édifice en l’honneur de saint Rémy, à l’emplacement
fusain sur papier 139 × 40 cm musée d’art et d’histoire, meudon
fusain sur papier 139,5 × 41,5 cm musée d’art et d’histoire, meudon
même de l’église détruite. Jules Criqui, architecte de la commune, effectue plusieurs études en ce sens. En octobre 1949, se joignent à lui, les architectes M. Gonnard et M. Laquenaire. Leur collaboration aboutit à l’établissement de plusieurs plans au cours de l’année 1950, validés par la Direction de l’architecture du ministère. Mais un événement tragique bouleverse la construction : Jules Criqui est victime d’un accident mortel le 2 avril 1951. M. Gonnard propose alors de poursuivre les travaux avec M. Kazis, architecte parisien. L’Administration des finances refuse : seul Kazis sera officiellement nommé chef des opérations. Ses avant-projets reçoivent l’approbation de l’évêché en août 1951 et celle de la municipalité un mois plus tard. L’église est édifiée selon un plan traditionnel en forme de croix et son architecture est placée sous le signe symbolique du triangle. L’architecte choisit d’employer le béton, matière sobre, pierre des bâtisseurs modernes. Pour la décoration, il s’entoure d’une équipe de peintres et de sculpteurs qu’il sélectionne par l’intermédiaire d’un concours. François Stahly rapporte : « Nous avons tenté Étienne-Martin, Joanna [sic], et moi-même une expérience de travail en commun pour l’église de Baccarat. Nous avions chacun fait une proposition séparée : Étienne-Martin, un chemin de croix ; Joanna [sic] des fonds [sic] baptismaux et moi-même des vitrauxreliefs. Nous avions décidé, que chacun de nous travaillera [sic] sur l’un des trois projets acceptés, en commun. Lorsque nos projets ont été acceptés, Joanna [sic] n’était plus avec nous et c’est ainsi que j’ai entrepris la réalisation de ces vitraux-reliefs avec ÉtienneMartin, Delahaye, et Poncet se sont joints à notre travail collectif. Le souvenir de Joanna nous a accompagnés tout le long de ce travail 2. » En réalité, Juana Muller ne s’est pas limitée à l’étude de fonts baptismaux, elle a aussi travaillé à la réalisation du mobilier liturgique (tabernacles [cat. 78], chandelier [cat. 79], etc.) ainsi qu’au chemin de croix sculpté pour lequel elle a conçu plusieurs œuvres en terre cuite [cat. 68 et 69], en plâtre et une série de fusains [cat. 60–67].
c ata l o g u e
cat. 62 Étude pour le chemin de croix de Baccarat 1950-1951 fusain sur papier 59,5 × 19,5 cm collection particulière
cat. 63 Étude pour le chemin de croix de Baccarat 1950-1951
121
fusain sur papier 59,5 × 20 cm collection particulière
Œ u v r e s
p o u r
l ’ é g l i s e
d e
B a c c a r a t
Elle y détaille avec minutie chacune des stations de la croix. L’ensemble est saisissant et opère la synthèse de ses recherches artistiques. Ainsi, par leur forme générale, les œuvres en terre peuvent être rapprochées de sa série Totems. Guégan les qualifiera d’ailleurs de « petits calvaires totémiques ». En outre,
cat. 64 Étude pour le chemin de croix de Baccarat 1950-1951 44 × 20 cm fusain sur papier collection particulière
Juana Muller, qui s’intéressait au rendu de l’anatomie humaine depuis le début de sa formation, parvient ici à animer ses figures, les rendre tout à fait vivantes. Les coups de crayons et les contours des personnages, leur confèrent leur pleine expression. La critique soulignera, lors de l’exposition rétrospective organisée en l’honneur de l’artiste à Meudon en 1984, la grande expressivité qui s’en dégage : « Mais la tragique torsion des corps du chemin de croix de Baccarat ? La crispation des silhouettes des petits calvaires totémiques où les enchevêtrements de crucifiés tordent l’espace, le peuplant de douleurs ? 3 » Le nombre et la diversité d’études attestent de l’importance qu’avait ce projet pour Juana Muller. C’est qu’elle a toujours cru dans l’œuvre d’art totale, la réalisation de travaux collectifs qui opérerait la synthèse entre sculpture et architecture : « Architecture et statuaire doivent former une unité qui résulte d’une idée qui serait à la base de toute l’activité de l’homme, comme cela a été le cas aux grandes époques de la sculpture 4. » Baccarat constituait à ses yeux une occasion unique. sabrina dubbeld
1 Pour l’histoire de la démolition puis de la reconstruction de l’église de Baccarat, cf. Archives municipales Baccarat, dossier construction de l’église Saint-Rémy de Baccarat ; Archives départementales Meurtheet-Moselle, cote 14 W 655 ; Archives diocésaines Meurthe-et-Moselle, église Saint-Rémy de Baccarat. 2 Lettre de François Stahly, datée du 28 avril 1973, copie dans les archives Juana Muller. 3 Guégan 1984. 4 Manuscrit Juana Muller, archives Juana Muller.
c ata l o g u e
123
cat. 65 Étude pour le chemin de croix de Baccarat 1950-1951 55,5 × 38 cm fusain sur papier collection particulière
cat. 66 Étude pour le chemin de croix de Baccarat 1950-1951 54 × 38 cm fusain sur papier collection particulière
cat. 67 Étude pour le chemin de croix de Baccarat 1950-1951 49,5 × 38 cm fusain sur papier collection particulière
Œ u v r e s
p o u r
l ’ é g l i s e
d e
B a c c a r a t
Dessins
cat. 80 Sans titre [s.d.] stylo noir 26,3 × 20,4 cm collection particulière
« Faire des volumes, faire des lignes si on dessine, s’amuser à faire des volumes, à faire des choses qu’on puisse aimer, qui rendent les jours banals, merveilleux, qui sont comme des fées qui dansent au bord d’un lac enchanté, qu’on ne voudrait jamais plus quitter 1. » Bien que la critique se soit focalisée sur son travail sculptural, Juana Muller a bien plus dessiné qu’elle n’a taillé le bois ou modelé le plâtre. Dans ses écrits sur l’art, elle évoque souvent la question du travail pictural et graphique, qu’elle porte en haute estime : « La poésie se trouve située dans cette région de l’esprit et non dans l’immédiat et cela a été le travail des peintres, s’inspirant de la nature, de transporter, l’accidentel, le sensuel dans le domaine de l’infini 2. » Jusqu’à la fin des années 1940, la majorité de ses croquis n’appartient pas à la catégorie de dessins de sculpteur à proprement parler. En effet, il ne s’agit ni d’études de sculptures, ni d’œuvres créées dans le but d’opérer seulement au traitement du volume dans l’espace 3. Tous les thèmes sont représentés, depuis la nature morte jusqu’aux vues de paysage, en passant par des recherches autour de l’anatomie humaine, des dessins de mode, représentations d’animaux et même d’enfants. Elle croque sur le vif tous les éléments du monde qui l’entoure. Il n’existe aucune hiérarchie quant au choix de ses sujets : « C’est au fond la même chose de dessiner un modèle ou un arbre ou un poêle, mais pour moi je suis plus frappée par l’arbre et la figure, et encore, car j’ai vu des petites barques sur la Seine qui étaient si légères, si gracieuses ! 4 » Les arbres attirent irrésistiblement son attention. Elle aime les contempler et capter leur essence sur la page : « Les arbres sont des hommes qui ne bougent pas et les hommes des arbres qui marchent. Les végétaux sont plus près des hommes que les bêtes 5. » L’artiste dessine régulièrement, sur tous les supports : carnets, enveloppes, feuilles volantes, papier calque. Elle expérimente également toutes les dimensions, depuis le modeste cahier de poche jusqu’aux œuvres les plus ambitieuses, ainsi que toutes les techniques : encre, crayons de couleur, stylo bleu ou noir, fusain ou encore le collage. Cette activité, pratiquée de manière spontanée, la libère de ses tensions et l’aide à surmonter ses difficultés face à la sculpture. Elle marque des pauses bienvenues dans un univers sculptural exigeant :
c ata l o g u e
133
cat. 81 Sans titre [s.d.] encre sur papier 13 × 20,5 cm collection particulière
cat. 82 Dessin sans titre issu d’un carnet de dessins [s.d.] encre sur papier 21 × 24,7 cm (carnet fermé) collection particulière
cat. 83 Dessin sans titre issu d’un carnet de dessins [s.d.] encre sur papier 21 × 24,7 cm (carnet fermé) collection particulière
D e s s i n s
« Il faudrait pouvoir s’oublier dans le dessin et dans toute chose. Comme je désire m’anéantir dans les choses ! […] Il faut que je continue le dessin et cela me distraira de la sculpture 6. » À partir de 1945, date à laquelle Juana Muller débute sa série Totems, et aborde par la même occasion la sculpture de plus grande dimension, sa production graphique se métamorphose. Pour la première fois, elle ressent le besoin de traduire, sur le papier, les recherches qu’elle conduit dans la matière. Dès lors, les croquis accompagnent l’évolution des œuvres
cat. 84 Sans titre [s.d.] crayon sur papier 21 × 15,5 cm collection particulière
cat. 85 Sans titre [s.d.] collage de papiers découpés sur papier 22,5 × 14 cm collection particulière
en trois dimensions, qu’il s’agisse de L’Oiseau [cat. 41 et 42], du Roi d’échec [cat. 33], des Totems [cat. 47 et 53], des études pour le mobilier [cat. 60–67] ou pour les stations du chemin de croix sculpté de Baccarat [cat. 73 et 74]. Cette dernière série occupe une place particulière dans sa production. Elle atteint un degré d’achèvement encore inégalé jusqu’alors. Les traits sont précis, et expriment une grande tension. Cette virtuosité témoigne de la maturité artistique de Juana Muller, alors au sommet de son art.
sabrina dubbeld
1 Manuscrit Juana Muller, archives Juana Muller. 2 Ibid. 3 Christian Briend, « Les dessins », in : cat. exp. Henri Gaudier-Brzeska dans les collections du Centre Pompidou (Paris, Centre Georges-Pompidou, 24 juin – 14 septembre 2009), Paris, éditions Centre Pompidou, 2009, p. 46. 4 Manuscrit Juana Muller, archives Juana Muller. 5 Ibid. 6 Ibid.
c ata l o g u e
135
D e s s i n s
fig. 39 Juana Muller dans son atelier
Écrits sur l’art de Juana Muller Cette édition rassemble les écrits inédits de Juana Muller consacrés à l’art et conservés, aujourd’hui encore, dans la famille Le Moal. L’ensemble du fonds comprend différents dossiers de photographies, des coupures de presse, des correspondances ainsi que des manuscrits. Dans ces derniers figurent quelques carnets et plusieurs dizaines de feuillets manuscrits isolés. Aucun d’entre eux n’est daté précisément mais on peut affirmer que leur rédaction a lieu tout au long de sa carrière française. En effet, à la lecture des pages, il est possible de retracer toutes les grandes étapes de sa vie. Tour à tour, l’artiste évoque son expérience chez Zadkine, l’enseignement de Brancusi, sa rencontre avec les peintres de la « seconde école de Paris », et la philosophie de Gurdjieff dont elle suit les groupes de travail après la Seconde Guerre mondiale. Les ratures, les biffures, les repentirs et les annotations se multiplient tout au long des pages. Il s’agit manifestement de documents intimes que l’artiste ne prévoyait pas de diffuser en l’état. Ils semblent être destinés uniquement à son usage personnel. Les mots viennent au fil de sa pensée, de manière extrêmement spontanée. C’est pourquoi il apparaissait primordial de ne pas morceler les textes, ni même d’effectuer un classement par trop thématique. Ce choix préserve toute la fraîcheur et la sensibilité de son écriture singulière. Quant aux propos même de l’artiste, ils sont transcrits tels quels, sans aucune modification. L’orthographe originale a été conservée, de même que ses tournures de phrases et les expressions qui lui sont personnelles. Ses spécificités de langage rendent la lecture et le récit tout à fait vivant. Ces manuscrits offrent des clefs inédites pour appréhender son travail. Ainsi, ils révèlent toute l’étendue de ses recherches artistiques et mettent en exergue ses racines esthétiques, les artistes et les œuvres qui l’ont le plus influencée. Ils nous renseignent également sur ses procédés créatifs, en particulier l’élaboration de certaines de ses sculptures. Ce témoignage est d’autant plus précieux qu’aucun entretien de l’artiste n’a jamais été publié à ce jour, ni même aucun article traitant spécifiquement de sa production. Pour les historiens de l’art du x xe siècle, il s’agit aussi d’une source qui permet de mieux comprendre les aspirations de cette génération de sculpteurs d’après-guerre.
sabrina dubbeld
L’art, c’est cette joie qui nous donne plus encore que l’amour la certitude de vivre. juana muller
1 43
écrire son art Ses écrits rendent compte de l’introspection permanente de Juana Muller. À la lecture de ses notes, on se représente ses journées de travail, ponctuées par de longs intervalles de pratiques réflexives. Un jour, elle cherche à déterminer le moment propice pour créer, un autre 144
la meilleure forme à donner à une sculpture, et le lendemain les éléments qu’elle doit retravailler ou auxquels elle doit tout simplement songer : « Il faudra reprendre la forme féminine et voir où est le manque », « Il faut reprendre le portrait de Mireille Rimbaud », « Penser au portrait de B. en pierre très librement », « Il faudrait rester dans cet état », « Réfléchir qu’est ce qui fait qu’une chose est décorative. Où est la limite ? Les influences A , B , C dans l’art. La ressemblance ». Aucune œuvre de sa production n’échappe à ce frénétique questionnement : « L’Oiseau [cat. 43] aussi est une chose franche. Dans la Figure féminine, il y a déjà la même hésitation. C’est un prétexte à l’architecture. La figure n’est [ni] une architecture, ni une sculpture à la forme humaine. Le problème est de nouveau posé dans la dernière chose en plâtre. À quel point faut-il retrouver dans ce jeu des formes l’anatomie humaine ? » « En outre, ce bois est quelque chose de mesquin et timide, aucune liberté ni aucune envolée mais ça c’est moins grave que le malentendu quant à la forme parce que ça correspond à quelque chose de pas net dans la pensée. Il y a quelque chose à résoudre là pour moi-même [de] très important. » De même, lorsqu’un critique publie un commentaire à propos de sa production dans un compte rendu d’exposition, elle le décortique, l’analyse, ce qui donne lieu à de nouvelles remises en question : « Critique de la jeune sculpture [ :] correspond un peu à ce que j’avais déjà pensé au sujet de ma sculpture (être prisonnier). Est-ce un homme ? Est-ce une architecture ? Peut-être les deux. C’est là où il y a quelque chose de pas assez clair, [d’ambigu : écrit au-dessus]. Peut-être la petite esquisse en pierre à ce sujet est plus franche. C’est une architecture. » Parfois, son manque de confiance en elle prend le pas sur la raison et elle porte alors des jugements sévères sur ses capacités artistiques, sur sa propre création. La reconnaissance et l’amitié des grands maîtres auraient pu l’aider à surmonter ses craintes, mais il n’en est rien. Elle confie même : « Peut-être que le fait d’avoir fréquenté quelques vrais artistes, cela m’a rendu prétentieuse : je voudrais
é c r i t s
s u r
l ’ a r t
d e
j u a n a
m u l l e r
tellement devenir ou redevenir un peu sensible. » Ailleurs, elle se reproche de se consacrer insuffisamment à son art, de ne pas savoir se lancer à corps perdu dans la création en train de se faire : « Et puis j’ai compris aussi que mon terrible défaut est de ne pas être généreuse, dans le sens de donner entièrement à quelque chose, pour cette chose elle-même et sans arrière-pensée. » Elle pointe aussi souvent du doigt « son orgueil » qui serait la conséquence directe de ses angoisses et qui la handicaperait au quotidien : « Mais il me faut être humble. Mon Dieu, fais donc que je comprenne ce mot d’humilité malgré mon apparente timidité. Je suis si orgueilleuse et avec de l’orgueil, on se ferme les portes à tout. Je travaille et je travaille sans résultat, j’ai l’impression de quelque chose de stérile et j’ai l’impression que dans un autre état, tout en travaillant moins le résultat serait beaucoup mieux. » Elle juge son travail souvent insatisfaisant : « J’ai un peu dessiné cette semaine. Mais toujours pas assez sérieusement. Je ne m’engage toujours pas assez », « La sculpture doit dégager quelque chose de plus grand que tout le reste, devant quoi tout le reste devait se taire. Naturellement, ce n’est pas le cas pour la mienne ». Cette anxiété ne doit pas occulter sa force et sa personnalité. Au contraire, cette rigueur témoigne de son perfectionnisme, de l’effort et de l’énergie qu’elle consacre à la sculpture et à l’écriture. D’ailleurs, cette dernière est parfaitement intégrée au processus créatif. L’artiste a besoin de « mettre au clair » ses pensées, de les coucher sur le papier, afin de mieux cerner ses difficultés et les dépasser : « L’essentiel c’est de se voir, c’est de voir sa misère. Je suis cela, mais je ne suis pas que cela, et je peux accéder à quelque chose de totalement différent en me dépassant infiniment par des efforts correspondants. » Un même carnet peut avoir été rédigé à des époques éloignées, comme en témoignent les différentes graphies et le passage d’une langue à une autre. Ce procédé laisse penser que l’artiste conservait précieusement ses manuscrits et aimait y revenir, les consulter et les réutiliser. Peutêtre relisait-t-elle alors ses notes antérieures, ce qui lui permettait de réfléchir de nouveau aux problèmes posés. L’élaboration de l’œuvre chez Juana Muller est donc véritablement le fruit d’un lent et patient travail de méditation, de formulation, et de remise en question à l’écrit : « Mais je vais réagir et je ne veux pas perdre mon espoir et mon courage. Demain je me mettrai au travail dans un autre esprit que jusqu’ici sans m’impatienter, sans crier au feu, en ne faisant que le mieux possible. Ce n’est pas ce que je ferai actuellement qui compte mais ce que j’aurais étudié et travaillé patiemment. »
fig. 40 Juana Muller Dessin de sculpture (Sans titre) stylo noir sur papier calque 20 × 26 cm archives juana muller
fig. 42 Juana Muller en Grèce en 1938
Notes de travail
éditées par sabrina dubbeld
No t e s un feuillet manuscrit
le surnaturel. Le surnaturel, pour nous,
à l’architecture. La figure n’est
stylo plume encre bleue
c’est Dieu ou le diable. C’est ce qu’il y a
ni une architecture, ni une sculpture
21 × 13,5 cm
de vraiment essentiel pour nous (c’est
à la forme humaine. Le problème
Chaque recherche est comme une aventure
le plus central de notre être).
est de nouveau posé dans la dernière
passionnante. Tout ce qui a rapport avec
Ce qui est important, c’est la précision
chose en plâtre. À quel point faut-il
cela est chaud et indispensable comme
avant tout, le pire ennemi c’est l’hésitation
retrouver dans ce jeu des formes l’anatomie
la vie même. Rien n’y est gratuit.
(conversation de Gilioli et Corbusier).
humaine ? Et en faisant abstraction
B. [Brancusi] a trouvé l’essence des choses
Que ce soit comme aux mouvements,
[manuscrit vraisemblablement coupé].
et en fait de la vie. Le rythme profond
qu’on coupe l’espace. Que ce soit figuratif
correspondant à chaque créature.
ou non question de mode, ça n’a pas
Où en est l’abstraction là ?
d’importance. C’est cette précision que
un feuillet manuscrit
Brancusi voulait apprendre à ses élèves.
stylo plume encre bleue
Réfléchir qu’est ce qui fait qu’une chose est
21 × 13,5 cm
un feuillet manuscrit
décorative. Où est la limite ? Les influences
Il faudra travailler de petites choses
stylo plume encre bleue
A, B, C dans l’art. La ressemblance.
en matière. Pas le plâtre, pas grand,
20,5 × 13,5 cm
151
ça me limite trop. De petits morceaux
De la terre cuite chamotée [sic]. Il est
de bois, de petits cailloux, et aller loin
important de travailler des esquisses,
un feuillet manuscrit
dans le finissage. De petites esquisses
on peut découvrir bien des choses en elles,
stylo plume encre bleue
en terre glaise. Ne s’occuper que de
ce sont les instants nés de nous-mêmes.
21 × 13,5 cm
ce que j’ai décidé. Ce qui est important,
Il faudra reprendre la Forme féminine
Critique de la jeune sculpture [ :]
[c’est] de travailler un petit peu tous les
et voir où est le manque (ne pas introduire
correspond un peu à ce que j’avais déjà
jours, qu’il n’y ait pas des trous dans cette
un élément architectural extérieur).
pensé au sujet de ma sculpture (être
chaîne de jours qui finissent par devenir
Les cheveux pourraient mieux faire.
prisonnier). Est-ce un homme ? Est-ce une
quelque chose.
Ne pas travailler dans le plâtre ou très
architecture ? Peut-être les deux. C’est là
accidentellement. La taille directe d’après
où il y a quelque chose de pas assez clair,
une petite esquisse. Faire plusieurs choses
[d’ambigu : écrit au-dessus]. Peut-être la
en même temps. Reprendre quelque chose
petite esquisse en pierre à ce sujet est plus
abandonnée il y a longtemps. Penser au
franche. C’est une architecture. Peut-être
portrait de [ ?] B. en pierre très librement.
cela peut s’apparenter à ce que cherche
(fig. 43)
Gilioli en ce moment où Martin [Étienne-
un feuillet manuscrit
Martin] dans son couple en bois où il n’y a un feuillet manuscrit
plus traces d’anthropomorphisme. Il faut
crayon de papier
voir ce qui me correspond. Ou bien une
21 × 27 cm
sculpture qui suggère encore la forme
[…] Chez Martin [Étienne-Martin] on
humaine quoi que très transformée, ou
trouve ce point d’intériorité (qui est comme
une sculpture qui n’a plus aucun rapport
le rappel) dans l’ouragan. Il a parlé l’autre
avec l’anthropomorphisme. Il ne suffit pas
jour de l’objet magique. Je sens cela, tout
d’introduire des éléments architecturaux
art devrait être magique. C’est le contraire
dans la sculpture à réminiscence humaine.
du joli. À quoi ça sert le joli ? Comment
Mais il ne faut pas s’arrêter entre les deux.
pourrait-on définir ce qui est magique
L’oiseau aussi est une chose franche.
vraiment par son esprit, non par l’anecdote ?
Dans la Figure féminine, il y a déjà
La magie, c’est celui qui opère avec
la même hésitation. C’est un prétexte fig. 43 Feuillet manuscrit de Juana Muller stylo plume encre bleue sur papier 20,5 × 13,5 cm archives juana muller
stylo plume encre bleue
un feuillet manuscrit
à faire des choses qu’on puisse aimer,
20,5 × 13 cm
stylo plume encre bleue
qui rendent les jours banals, merveilleux,
Il faut la confrontation, même ne serait-ce
21 × 13,5 cm
qui sont comme des fées qui dansent au bord
que pour détruire les illusions. La solitude
On a toujours le temps de faire la sculpture.
d’un lac enchanté, qu’on ne voudrait //
est mauvaise. Les choses sont ce qu’elles
Ce n’est pas forcément un travail de géant.
jamais plus quitter. Ce n’est pas ce que nous
sont, on fait ce qu’on peut. L’essentiel
Preuve les sculptures de Giacometti qui
voulons dire qui intéresse, mais ce que nous
c’est de se voir, c’est de voir sa misère.
ont pourtant une vie intérieure si forte.
avons écouté (ce que nous avons découvert),
Je suis cela, mais je ne suis pas que cela,
J’ai eu une forte impression en voyant son
ce que nous ne faisons que transmettre et
et je peux accéder à quelque chose
exposition. Il y a là ce silence, cette poésie,
chacun le transmet un peu différemment
de totalement différent et me dépassant
cette voix qui s’adresse non pas à nos sens
parce que ses sens sont faits différemment.
infiniment par des efforts correspondants.
mais à ce qu’il y a de plus profond en nous.
Toutes les choses sont égales en face de
Ce mystère qui flotte autour des choses,
l’absolu, que des stades différents d’une
ce que j’ai toujours cherché.
même matière. Les arbres sont des hommes
un feuillet manuscrit
Je veux arriver chez moi à quelque chose
qui ne bougent pas et les hommes des arbres
stylo plume encre bleue
de vrai, quelque chose qui soit libre de
qui marchent. Les végétaux sont plus près
21 × 13,5 cm
la personnalité qui ne passe pas la pirouette.
des hommes que les bêtes. Si je faisais une
[…] À quel point la chose ne se refroidit-
Cette terrible manie de faire la pirouette…
échelle des valeurs, je dirai[s] qu’il y a les
elle pas et ne devient-elle pas décorative ?
Arriver à faire quelque chose qui soit
arbres, les hommes et de là la fin des bêtes.
Il faut essayer les deux, aller jusqu’au
l’équivalent d’une détente, d’un grand
Mais pas seulement les arbres, il y aurait
bout dans chaque chose.
soupir, qui nous descend de notre position
aussi les minéraux et en dernier le feu,
En outre, ce bois est quelque chose
forcée et cramponnée et vous mette au sol.
l’eau et l’air. // Sortir les choses, qu’elles vous dirigent
de mesquin et timide, aucune liberté
ailleurs, violemment, qu’on sente un
ni aucune envolée mais ça c’est moins grave que le malentendu quant à la forme
un feuillet manuscrit
dépassement, une nostalgie. Qu’on puisse
parce que ça correspond à quelque chose
21 × 27 cm
mettre les choses au milieu d’une grande
de pas net dans la pensée.
C’est ces choses que la peinture et
plaine dans une nuit étoilée ou encore face
Il y a quelque chose à résoudre là pour
la sculpture doit [doivent] nous dire.
à la mer, ou encore face à la course d’autres
moi-même [de] très important.
Faire le silence, exprimer la naissance
planètes. Si on faisait abstraction de tout
Il faut reprendre le portrait de M. [Mireille
d’idées. Avec des formes volumes purs,
et on placerait les choses sur la croûte
Rambaud]. Il y a là quelque chose à tirer.
assemblés avec amour dans cet état de
terrestre de façon qu’elles ne déplaceraient
B avait dit quand je lui ai dit que je
grâce qui est comme une robe de dimanche,
dans l’espace à une grande vélocité, en
n’arrivais pas à la faire comme elle était :
dans cet état où le laid même et la douleur
regardant l’espace habité par d’autres
« Mais elle pourrait être faite autrement. »
même devient beau, où il n’existe plus
mondes qui sont les habitants de l’infini
Cela donne beaucoup de liberté.
de laid ni de douleur.
[sic]. Et il y en a eu autant qu’il y a des
Travailler dans un sens d’une investigation
Tout est une question de propositions,
hommes sur la terre et ils ont leurs lois
et sans penser au résultat, ne pas s’engager
de mesures. Il n’y a pas autres choses,
et peut-être ont-ils leurs organisations
dans une exposition.
d’hésitation dans les formes, c’est terrible.
et tout comme nous. Peut-être s’aiment-ils,
Faire n’importe quoi mais en prendre les
souffrent-ils, se réalisent-ils plus ou moins.
responsabilités, ne pas s’occuper ni du beau,
Peut-être y-a-t-il des autres artistes.
ni du sentiment ni de la ressemblance, ne s’occuper que de faire des volumes, le reste vient seul. Faire des volumes, faire des lignes si on dessine, s’amuser à faire des volumes,
n o t e s
d e
t r ava i l
un feuillet manuscrit (déchiré)
trois pages manuscrites
passait sur un autre plan que la sculpture.
encre noire
stylo plume encre bleue
À cette époque, je fis un peu par hasard
21 × 25,5 cm
et crayon de papier
ou la chose perdue était retrouvée avec des
La peinture qui n’a pas de raison d’être
21 × 27 cm
moyens plastiques qui m’avait proposés //
et celle qui se justifie par elle-même.
Le 23 mai
Brancusi était d’accord avec les nouvelles
Les tableaux : des particules d’esprit
Je ressens un besoin de mettre au clair des
matières que je commençais à travailler.
accrochées à nos murs pour nous rappeler
choses. Une impression que trop de choses
Nouvelles identifications sentimentales
qu’au-delà de notre vie routinière et
en moi restent vagues. En ce moment plus
m’ont barré de nouveau la suite. Il est
raisonnante, il y a ce domaine infiniment
particulièrement, quant à la sculpture.
venu la guerre. Des moments d’affolement
inconnu et merveilleux dans lequel
Je suis étonnée de voir comme rien
se suivirent avec certains moments de
se trouve d’ailleurs notre origine…
n’est bien formulé à ce sujet. Tout est
certitude chez B. [Brancusi]. Une année
Nous nous sentons délivrés dans la mesure
instinctif (est-ce la même chose que dire
à Grenoble qui était à tout point de vue
[où] nous touchons à l’esprit universel,
automatique ?). Il n’y a qu’une chose qui
désastreuse. J’avais pourtant toujours gardé
à Dieu. Quand nous nous oublions et nous
est comme une constante mais c’est plutôt
comme une nostalgie de ce qui semblait
écoutons parler les choses, nous sortons
une sensation qu’une idée, elle existait
complètement perdu. J’ai alors recommencé
nous entrons dans l’état de grâce.
même pour moi avant la sculpture et
seule la sculpture à Paris avec toutes ses
Les tableaux sont comme des sollicitations
je l’ai retrouvée dans le travail. Je suis
difficultés, ses tâtonnements et d’un manque
auxquels nous nous prêtons plus ou
effrayée de voir le peu de temps qu’elle a été
d’entraînement, d’un isolement extérieur
moins, selon leur force et leur profondeur
présente dans ma sculpture et de constater
complet et vidé intérieurement. Dans cet
et selon notre affinité avec eux.
les grands laps de temps où toutes sortes
état, j’ai rencontré Jean et ses camarades
L’impression [est] ressentie devant le talent
d’autres recherches s’étaient substituées
avec leurs recherches. Cela a été pour moi
et elle est ressentie dans son absence.
à elles. Elle avait pointé dans la tête
quelque chose de longuement désiré. Les
L’exubérance d’imagination. La volonté,
de Maria Valerina tout au début de ma
recherches des gens qui étaient plus près
aller jusqu’au bout. Ne rien laisser dans
sculpture ; ensuite, pendant des années,
de moi que les maîtres de l’esprit moderne.
le vague. D’un côté et le vague et la mollesse
la recherche était devenue extérieure
Alors il vient mon mariage, la coupure,
de l’autre.
jusqu’à la rencontre de Claris où il y avait
la fatigue, la déception, où tout a semblé
J’ai été si étonnée de la vie qui conserve
eu une espèce de développement soudain
sombrer dans le désespoir. Je suis une
les choses même très transposées.
dans une sculpture par un départ intérieur
mégère affolée, hargneuse. Dans ce trou,
Chez le mauvais peintre, l’abstraction
et où j’ai éprouvé un goût qui m’avait
je me tourne vers le catholicisme et un
conduit à l’absence de vie.
été déjà connu, il s’était accentué pour la
apaisement se produit et je recommence
Chauvin.
première fois. Ensuite, et cela correspondait
à travailler une sculpture d’une façon très
Des choses sans mystère malgré leur
avec mon attitude intérieure, il y a eu
modeste avec un certain calme intérieur.
abstraction. Raisonnable et comme
un dispersement de cette nouvelle force
Et puis ça se développe un peu. Entre
il faut très dans la ligne d’art française.
et dans cet état je suis arrivée à Paris où
temps, j’ai rencontré le travail et ce qui
Des choses qui ne m’appellent pas.
ce dispersement est arrivé à son paroxysme.
a travers toujours était [été ?] vague
Dans cet état-là, j’ai travaillé chez Zadkine
et à peine remarqué par moi devient
acquérant une certaine habilité (virtuosité)
un but précis, compris à ma façon très
toute manuelle qui a encore rendu plus
primairement. Le reste est trop près pour
difficile les choses.
que je puisse parler avec la même liberté. //
Ensuite, il y a eu la rencontre de Brancusi
Je ne sais si ce n’est une fatigue, beaucoup
et un certain changement a commencé
de choses me retournent dans la tête.
en dehors de la sculpture. Quant à la
Si quelqu’un me demandait pourquoi
sculpture même de Brancusi, elle m’était
je fais cette sculpture et pas une autre,
inaccessible. Mais le plus important se
je ne saurais pas quoi répondre.
fig. 47 Juana Muller dans son atelier
Témoignages Juana Muller est chilienne. Elle nous apporte des œuvres
« Juana Muller appartenait à cette race d’êtres pour qui
fermes sur leurs bases, élémentales, proches de l’informulé.
la vie n’est qu’une longue marche vers l’authenticité la plus
Elle a dessiné et sculpté, elle aussi, dès son enfance. Elle
totale. Sculpteur, son travail ne supportait aucun mensonge.
a toujours vénéré les animaux. Elle a vécu d’abord au Chili,
Revenant à des formes très essentielles, son attitude était
est venue à Paris en 1937. Sa Tête pour un tombeau aux yeux
celle d’une créature infiniment ouverte et attentive à tout
grands ouverts, et sa Cariatide énigmatique qui fait la moue,
ce qui était, si peu que ce soit.
avec une paupière lourde, donnent une présence silencieuse.
C’est au seuil de ce prestigieux royaume où la multiplicité
Vous la reconnaîtrez à ce qu’elle pensera visiblement à autre
n’est plus une contradiction, mais une nourriture qu’elle
chose, avec une douce obstination
œuvrait lentement et douloureusement ces sculptures
henri-pierre roché1
témoins, à la fois extraordinairement présentes et calmes. Maintenant que cette œuvre restée à son aurore ne peut plus être achevée par des mains de chair, elle devra se poursuivre et s’accomplir dans le cœur de ceux qui seuls sauront y lire le message exemplaire dont elle témoigne, fait de courage, d’humilité et de certitude. Juana Muller dont l’art apparaît comme le résultat d’un équilibre rare entre une conception intelligente et une exécution sensible a laissé plusieurs textes d’un grand intérêt dont nous regrettons de ne pouvoir publier que ces quelques lignes. »
étienne-martin
fig. 48 Manuscrit d’Étienne-Martin consacré à Juana Muller fonds étienne-martin conservé au musée d’art moderne de la ville de paris, mamvp/em/man/not/jua3
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