K A N D I N S K Y 1933-1944 LES ANNÉES PARISIENNES (extrait)

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Ce catalogue est publié à l’occasion de l’exposition Vassily Kandinsky. 1933-1944. Les années parisiennes Musée de Grenoble, 29 octobre 2016 – 29 janvier 2017

EXPOSITION Commissariat : Guy Tosatto, conservateur en chef, directeur du musée de Grenoble Sophie Bernard, conservatrice, chargée des collections modernes et contemporaines CATALOGUE Coordination et conception : Sophie Bernard assistée de Camille Ducastel Nous souhaitons souligner l’engagement du personnel du musée de Grenoble et tout particulièrement : Conservation : Sophie Bernard, Valérie Huss, Valérie Lagier Régie des œuvres : Isabelle Varloteaux Assistante d’exposition : Cécile Brilloit Assistantes de conservation : Marie Alsberghe, Marion Rochet Communication : Marianne Taillibert, Christelle Giroud, Flore Ricoux Service des publics : Dany Philippe-Devaux, Naïma Ezzarouali, Audrey Pays Équipe des médiateurs : Pierre Bastien, Céline Carrier, Éric Chaloupy, Laurence Gervot-Rostaing, Loredana Gritti, Louise Josserand, Béatrice Mailloux, Olivier Marreau, Claire Moiroud, Marie-Laure Pequay, Reidunn Rugland, Frédérique Ryboloviecz Bibliothèque : Gérard Ponson Documentation : Estelle Favre-Taylaz, Anne Laffont Administration : Marie-Thérèse Barry, Cécile Mazet Comptabilité : Christine Poupart Secrétariat : Nathalie Guittat, Sylvie Mulassano, Sylvie Portz, Jeanine Scaringella Photographie : Jean-Luc Lacroix Direction des services techniques : Robert Damato Équipes techniques : Jean-Pol Bassuel, Mehdi Fahri, Michel Garcia, Noël Janard-Piraud, Chaouki Karmous, André Prats, Jocelyn Sémavoine, Georges Territorio, Jean-Alain Ziegler Accueil : Carole Chabat, Anne Hemet, Evelyne Manin, Patricia Tarallo © Somogy éditions d’art, Paris, 2016 © Musée de Grenoble, 2016 © Adagp, Paris, 2016 pour les œuvres et les écrits de : Anni Albers, Hans Arp, Jean Arp, Willi Baumeister, Max Bill, André Breton, Hugo Erfuhrt, Jean Hélion, Alberto Magnelli, Frank Stella © Archive Florence Henri / Galleria Martini & Ronchetti, Gênes © Courtesy Jeanne Bucher Jaeger, Paris © Droits réservés © Man Ray Trust / Adagp, Paris, 2016 © Pracusa S.A. © Staatsgalerie Stuttgart, Archives Will Grohmann © Successió Miró/Adagp, Paris, 2016 © Succession Picasso, 2016 © Succession René Char, 2016 Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Directeur éditorial : Nicolas Neumann Responsable éditoriale : Stéphanie Méséguer Coordination et suivi éditorial : Emmanuelle Levesque Paturel Conception graphique : Nelly Riedel Conception de la couverture : Pierre Girardier Contribution éditoriale : Renaud Bezombes Traduction : Philippe Buschinger Fabrication : Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros ISBN Somogy éditions d’art : 978-2-7572-1190-8 Dépôt légal : octobre 2016 Imprimé en République tchèque (Union européenne)

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KANDINSKY

1933-1944 LES ANNÉES PARISIENNES

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REMERCIEMENTS Cette exposition a pu être entreprise grâce au soutien permanent et à l’engagement personnel d’Éric Piolle, député-maire de Grenoble, et de son conseil municipal, auxquels s’adressent nos remerciements, ainsi qu’à Corinne Bernard, maire-adjointe chargée des cultures, qui a veillé avec la direction générale de la ville de Grenoble à son bon déroulement. Notre gratitude s’adresse également à JeanPierre Barbier, président du Département de l’Isère, ainsi qu’à Patrick Curtaud, viceprésident du Département de l’Isère, chargé de la culture et du patrimoine, qui soutiennent les actions du musée de Grenoble. Nos remerciements vont aussi à MarieChristine Labourdette, directrice du Service des musées de France, ainsi qu’à Michel Prosic, directeur régional des Affaires culturelles en Rhône-Alpes. Nous tenons à exprimer notre profonde reconnaissance au Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, pour l’ensemble des prêts exceptionnels consentis dans le cadre d’un partenariat établi avec le musée de Grenoble à l’occasion du quarantième anniversaire du Centre et nous souhaitons plus particulièrement remercier son Président, Serge Lasvignes et son directeur, Bernard Blistène. Notre gratitude s’adresse également à Angela Lampe, conservateur au département des collections modernes du Musée national d’art moderne pour son soutien, son expertise scientifique et ses conseils avisés. Nous souhaitons aussi remercier Brigitte Léal, directrice adjointe chargée des collections du Centre Pompidou, Jonas Storvse, conservateur au Cabinet d’art graphique ainsi que Christian Briend, conservateur, Clément Chéroux, conservateur au Cabinet de la photographie ainsi qu’Olga Makhroff, chargée des prêts et des dépôts pour l’aide précieuse qu’ils ont apportée à ce projet. Notre reconnaissance s’adresse par ailleurs à Didier Schulmann, directeur de la Bibliothèque Kandinsky ainsi qu’à son équipe et plus particulièrement à Nathalie Cissé, coordinatrice des prêts et à Brigitte Vincens, responsable des programmes de numérisation pour leur disponibilité et leur engagement. Nous remercions également vivement les auteurs du catalogue pour leur contribution scientifique à l’exposition, Angela Lampe ainsi que Marie Gispert, historienne de l’art, maître de conférences en histoire de l’art contemporain à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne et Guitemie Maldonado, historienne de l’art, professeur à l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris.

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Nos vifs remerciements vont enfin à Christian Derouet, conservateur général honoraire du patrimoine, spécialiste du fonds Kandinsky du Musée national d’art moderne, pour sa grande disponibilité et ses précieux conseils. Notre profonde reconnaissance s’adresse également à l’ensemble des institutions qui ont accepté de nous confier leurs œuvres. Centre de la Vieille Charité, Musée Cantini, Marseille Christine Poullain Galerie Jaeger-Bucher / Jeanne-Bucher, Paris Véronique Jaeger Fondation Maeght, Saint-Paul-de-Vence Olivier Kaeppelin Musée d’art moderne et contemporain de la ville de Strasbourg, Strasbourg Joëlle Pijaudier-Cabot Musée Zervos, Maison Romain-Rolland, Vézelay Christian Derouet Ainsi qu’aux prêteurs internationaux qui ont contribué généreusement à l’exposition : Museo Thyssen-Bornemisza – Madrid Guillermo Solana Galerie nationale Tretiakov – Moscou Zelfira Tregoulova Solomon R. Guggenheim Museum – New-York Richard Armstrong Museum Boijmans van Beuningen – Rotterdam Sjarel Ex Moderna Museet – Stockholm Daniel Birnbaum L’exposition Vassily Kandinsky. 1933-1944. Les années parisiennes a enfin reçu le soutien du Club des mécènes du musée de Grenoble (bioMérieux, Fondation Schneider Electric, Caisse d’Épargne Rhône-Alpes et Crédit Agricole Sud Rhône-Alpes) que nous remercions très chaleureusement. Cette exposition est reconnue d’intérêt national par le Ministère de la Culture & de la Communication / Direction générale des Patrimoines / Service des musées de France. Elle bénéficie à ce titre d’un soutien financier exceptionnel de l’État.

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SOMMAIRE AVANT-PROPOS

Le laboratoire de l’infini

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GUY TOSATTO

VASSILY KANDINSKY. LES ANNÉES PARISIENNES 1933-1944. CHRONOLOGIE

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SOPHIE BERNARD

ESSAIS

La synthèse parisienne

234

ANGELA LAMPE

Vassily Kandinsky et le « label parisien »

242

MARIE GISPERT

Un monde en soi. Les peintures concrètes de Vassily Kandinsky ou la « pulsation de la vie »

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SOPHIE BERNARD

Aux origines des formes et de la vie : Vassily Kandinsky et le biomorphisme

262

GUITEMIE MALDONADO

ANNEXES

Bibliographie indicative

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Liste des œuvres exposées

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Liste des illustrations

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Crédits photographiques

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Les notices du catalogue des œuvres ont été rédigées par : Sophie Bernard (SB ) Guy Tosatto (GT ) Les œuvres dont les légendes sont accompagnées d’un astérisque ne figurent pas dans l’exposition.

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LE LABORATOIRE DE L’INFINI « L’essentiel, pour moi, est de pouvoir dire ce que je veux, de raconter mon rêve. » Vassily Kandinsky, 1935

« Tu as changé mon deuil en une danse », Psaume 29 (12)

Kandinsky vient d’avoir soixante-sept ans lorsqu’il s’installe, avec Nina son épouse, à la fin du mois de décembre 1933 à Neuilly. Poussé à quitter l’Allemagne, où il vivait et enseignait au Bauhaus depuis 1922, par l’arrivée au pouvoir des nazis, c’est dans un petit appartement donnant sur la Seine qu’il trouve refuge. D’un caractère résolument optimiste, il envisage cet énième exil comme un nouveau départ et intitule de façon symbolique sa première peinture de 1934 Start. De fait, il s’agit bien d’une nouvelle période qui s’ouvre alors pour l’artiste, et même s’il pense tout d’abord qu’un retour en Allemagne sera possible, il pressent néanmoins, peut-être inconsciemment, que quoi qu’il advienne, c’est à l’ultime chapitre de son œuvre qu’il doit s’atteler désormais. Un chapitre en forme de synthèse qui relie chaque étape et style antérieurs pour constituer un langage, à la fois somme des précédents et totalement neuf. La dernière toile peinte en Allemagne durant l’été 1933 portait comme titre Développement en brun. Elle apparaît, sous son voile de deuil sépia, comme un adieu à la grammaire géométrique du Bauhaus, mais aussi telle une transcription de cette marée brune nazie qui recouvre désormais tout le pays jusqu’à dissimuler la lumière même du jour. Quelques formes toutefois conservent encore les couleurs d’antan et semblent une invitation à fuir ce monde sombrant dans la nuit. Paris est cette porte de sortie, qui brille encore de tous ses feux de berceau de l’avant-garde. Mais les années 1930 dans la capitale française n’ont plus le flamboiement qu’avait connu Kandinsky lors de son premier séjour en 1906. Pris en étau entre les deux courants dominants du moment, d’un côté le surréalisme dont André Breton est l’ambassadeur zélé, et de l’autre les abstraits avec les mouvements Cercle et Carré, puis Abstraction-Création, Kandinsky choisit de se tenir en retrait, tout en tirant, en fin observateur qu’il est, les leçons de chacun. Des premiers il retient la liberté dans l’invention et les formes molles et organiques d’un Dalí ou d’un Tanguy, l’utilisation également du sable mêlé à la peinture, des autres, et a contrario, la nécessité de ne pas tomber dans les dogmatismes mortifères du formalisme. Cela lui permet très vite de s’échapper du diktat « de la règle et du compas ». Plus isolé qu’il ne l’avait sans doute imaginé dans ce Paris qui ne sait pas l’accueillir comme le grand maître qu’il est, mais également plus libre, de cette liberté des exilés qui loin de toute attache arrivent à retrouver plus facilement leurs vraies racines, le peintre, moscovite de naissance, citoyen allemand depuis 1926, peut désormais se consacrer complètement à son art, avec sous les yeux les reflets changeants de la Seine et au loin la silhouette du mont Valérien. Dès les premières œuvres de 1934, son lexique formel se modifie et tout un monde issu des ouvrages de biologie – d’embryologie et de zoologie plus particulièrement – pour lesquels il se passionne, envahit ses compositions, les anime de mouvements incessants à l’instar de cellules palpitant sous les lentilles d’un microscope. Formes noires sur blanc (cat. 6) est en cela un manifeste, où la ligne courbe et les éléments biomorphiques règnent sans partage, dans une sorte de ballet aquatique, ludique et mystérieux. Cette éclosion organique qui constitue véritablement une des particularités de cette dernière période

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VASSILY KANDINSKY

1933-1944 LES ANNÉES PARISIENNES

Chronologie établie par Sophie Bernard 11

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KANDINSKY ET PARIS

À travers ses écrits, les expositions, la critique « L’essentiel pour moi est de pouvoir dire ce que je veux, de raconter mon rêve. Je considère la technique et la forme elle-même comme de simples instruments pour m’expliquer et, du reste, ce que je raconte n’a pas de caractère narratif ni historique, mais est de nature purement picturale. » Interview de Vassily Kandinsky pour Il Lavoro Fascista, 19351

« Cela fleurit, scintille, ondoie, rayonne dans ses peintures et ses poèmes. Cela parle de jeunes sangs, de pierres vieilles. Cela parle avec une pureté jamais vue et jamais entendue encore, à celui qui a des fins yeux et de fines oreilles… J’entends le bleu des violettes. Je vois le son de la lyre… Magnifiquement, des forces glaciales font face à des forces incandescentes, et dialoguent et miment avec verve. Cela monte et descend en rondes lumineuses à travers de célestes sphères, claires et sombres. Des voies lactées, telles de frêles herbes chuchotent dans les fonds infinis. Des mondes éclatent en des grains et des brins minimes, avec un bruit perceptible par l’œil seulement… Il évoque les forces des hauteurs et des profondeurs, les forces de la création pure. Il conjurait des forces originelles impérissables… Ces forces dissolvaient dans son œuvre le fond irréel de la réalité. Seul un tressaillement du monde palpable y subsiste. » Jean Arp, 19483

« La peinture abstraite quitte la “peau” de la nature mais ne renonce pas à ses lois. Permettez-moi le “grand mot” : les lois cosmiques. L’art ne peut être grand que lorsqu’il est directement lié aux lois du cosmos, et qu’il s’y soumet. Ces lois, on les ressent de façon inconsciente quand on s’approche de la nature, non pas de l’extérieur mais intérieurement, car il ne faut pas seulement voir la nature, il faut savoir la vivre. » Entretien de Vassily Kandinsky avec Karl Nierendorf, 19372

« On a envie de parler d’une éclosion mythique de formes primordiales, qui semblent évoquer par ses mouvements et ses structures fantastiques, mais surtout par certaines assonances de couleurs, une atmosphère asiatique, des types archaïques venant du fond des souvenirs ancestraux de l’artiste. […] Bientôt, le vent soufflera d’une autre terre. Grands lobes, chenilles bariolées d’une végétation de jungle, secs insectes, libellules du désert, ivraies de prairies vierges : l’air va se peupler de formes vraiment sans repères, anamorphoses que nous ne savons nommer que dans le Miroir erroné de nos mots. […] Il saura nous montrer que ce Wonderland est le seul vrai. À l’objet se substituent un monde sans couture, la jonction de l’interne et de l’externe, du spirituel et du sensible, “les lois de la nature”, le Cosmos. » Marcel Brion, 19604

« Il y a une grande variété de manières, motifs, schémas et configurations dans les œuvres tardives de Kandinsky, mais c’est une variété mécanique, non gouvernée par le style ou par le développement du style. Les œuvres en elles-mêmes restent des fragments, ou des fragments de fragments dont l’ultime signification est avant tout ce à quoi elles font allusion : dessin paysan, couleurs de l’Europe de l’Est, Klee, le monde de la machine… » Clement Greenberg, 19615 12

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« En 1933 il [Kandinsky] abandonne l’Allemagne. C’est un départ définitif. Nous arrivons à Paris et c’est à Neuilly, au bord de la Seine, que Kandinsky, une nouvelle fois, recommence sa vie. Avec le même élan juvénile, le même enthousiasme, le même courage, il reprend ses pinceaux et poursuit son œuvre ininterrompue. Enfin libre, déchargé des obligations auxquelles il se donnait tout entier, il ne veut plus que peindre. Et c’est la dernière époque, celle où son génie déploie la plus riche inspiration. […] Années difficiles, cependant. Un nouveau conflit menace. La guerre l’affecte, mais la peinture est son refuge. Rien de tragique ne l’assombrit. On connaît peu Kandinsky, à ce moment, à Paris. Il n’est pas encore “parisien”. “Attendez dix ans, lui dit-on ; après vous serez des nôtres !” Son optimisme n’en est pas altéré. Son œuvre seule compte à ses yeux. Il sait que le temps va venir et qu’il est proche où [son œuvre] se révélera dans son ampleur et prendra sa vraie place. Kandinsky possédait la Sagesse qui ne précipite rien et mettait sa confiance dans l’avenir parce qu’il en portait, au fond de lui-même, une image assurée. Sa personnalité, le charme qui émanait de sa présence, une affabilité enjouée ont conquis ceux qui l’approchaient. Avant la fin de sa vie, il était devenu des “nôtres”. Il le sera toujours. » Nina Kandinsky, 19636

« Kandinsky lui-même voyait ses tableaux de la dernière étape comme une synthèse de la tête et du cœur, de la règle et de l’intuition, la synthèse de nombreuses expériences des sens. Ce qu’il ne ressentit pas lui-même, mais ce qui frappa ses amis fut la splendeur des couleurs de ses dernières œuvres. Il n’avait jamais oublié les cloches de Moscou et il se souvient tout à coup que sa famille avait émigré de la Sibérie la plus reculée vers Moscou. L’adjonction de sable à ses couleurs les rend plus précieuses encore et confère parfois à ses tableaux le caractère d’une broderie chinoise sur soie. […] Sa force ne diminue pas au cours des dernières années. Ses tableaux sont de plus en plus limpides, polyphones, multidimensionnés. […] Pendant toute sa vie Kandinsky a voulu exprimer le “mystérieux par le mystérieux”. Maintenant qu’il se rapproche de la mort – cet état suprême du mystère – il réussit sa dernière synthèse, celle de la vie présente et de la vie future. […] Et c’est la dernière époque, celle peut-être où son génie déploie sa plus riche inspiration. Elle apparaît comme un deuxième printemps des formes et des couleurs qui rivalisent de légèreté et de transparence, se multiplient, se renouvellent avec une fantaisie, une invention, une étrangeté mystérieuse qui étonnent et qui enchantent ». Will Grohmann, 19637

« Le vocabulaire de Kandinsky, tel qu’il apparaît dans cette suprême période, est donc d’une complète originalité. Et comme est celui d’un robuste et d’un pur artiste parvenu au comble de sa robustesse et de sa pureté, c’est un vocabulaire pullulant. […] Dans ces faux espaces, dans ces inconvenables milieux, qui ne sont ni l’air ni le firmament, ni la mer, les étranges formes apparaissent, néanmoins, comme flottantes. Flottantes, dansantes. Une bizarre énergie les pourvoit d’une nécessité de légèreté et de virtuelle ascension. Mais, je le répète, sans que nous puissions définir le milieu dans lequel se manifeste cette faculté d’ascension. Si en notre langage affectif nous risquions de leur appliquer une épithète juste, nous dirions qu’elles sont joyeuses. Et sans nul doute le sont-elles, et avec cette nuance de cocasse humour qu’on retrouve dans toute l’œuvre de Kandinsky et qui était propre à son âme singulière. Avec Kandinsky c’est toujours à l’âme qu’il faut revenir, puisque c’est de l’âme qu’il est parti. » Jean Cassou, 19638 13

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1933

L’EXIL À PARIS

Hugo Erfurth Vassily Kandinsky 1933 Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne

1. Voir les lettres de Gleizes et Mondrian à Kandinsky reproduites ci-après. Kandinsky sollicite notamment Mondrian et Gleizes pour l’envoi d’œuvres dont la vente viendrait en soutien au Bauhaus. Lire également la lettre que Vassily Kandinsky envoie à Hilla von Rebay le 30 janvier 1932, citée par Tracey Bashkoff dans « Kandinsky et “l’Amérique en général” », dans C. Derouet (dir.), Kandinsky, cat. exp. [Munich, Städtische Galerie im Lenbachhaus und Kunstbau, 25 octobre 2008-8 mars 2009 ; Paris, Centre Pompidou, 8 avril-10 août 2009 ; New York, Solomon R. Guggenheim, 18 septembre 200931 janvier 2010], Paris, Centre Pompidou, 2009, p. 293 : « La situation est très mauvaise ici en Allemagne, et il ne semble pas qu’elle aille en s’améliorant. Mais nous gardons courage. La Droite essaie de nouveau de couler le Bauhaus, mais sans succès. De ce point de vue, la situation s’est vraiment aggravée depuis quelques mois. Mais nous continuons à travailler dans le calme. […] Me conseilleriez-vous d’avoir une exposition à New York dans un proche avenir, ou en Amérique en général ? » 2. Lettre de V. Kandinsky à Hilla von Rebay, 1er février 1934, citée par T. Bashkoff, « Kandinsky et “l’Amérique en général” », art. cité, p. 294. 3. Lettre de V. Kandinsky à W. Grohmann, 4 décembre 1933, dans Barbara Wörwag, Annegret Hoberg, Wassily Kandinsky: Briefe an Will Grohmann 1923-1943, Munich, Hirmer, 2015, p. 376 : « Nous ne voulons pas quitter l’Allemagne pour toujours, ce que je ne pourrais pas admettre, car mes racines sont profondément ancrées dans le sol allemand. » 4. Lettre de V. Kandinsky à Alexandre Kojève, 6 octobre 1932, citée dans Vassily Kandinsky. Correspondances avec Zervos et Kojève, présentées par C. Derouet, Les Cahiers du Musée national d’art moderne, Hors-série/Archives, Paris, Centre Pompidou, 1992, p. 167. 5. Complément d’une lettre du 15 novembre 1936 [L’importance du rôle des surréalistes est souvent un peu exagérée], Fonds Kandinsky, Bibliothèque Kandinsky, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris, reproduite dans KandinskyAlbers. Une correspondance des années trente/ Ein Brief-wechsel aus den Dreißiger Jahren, texte établi et annoté par Jessica Boissel, trad. de l’allemand par Jeanne Etoré, Les Cahiers du Musée national d’art moderne, Hors-série/Archives, Paris, Centre Pompidou, 1998, p. 84-87. 6. Lettre d’Albert Gleizes à V. Kandinsky, 24 janvier 1933, Fonds Kandinsky, Bibliothèque Kandinsky, VK 163, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris. 7. Lettre de René Char à V. Kandinsky, 26 novembre 1933, Fonds Kandinsky, VK 116, Bibliothèque Kandinsky, Centre Pompidou, Musée national d›art moderne.

À l’arrivée au pouvoir d’Hitler, le Bauhaus (1919-1933), qui fut l’un des symboles de l’avant-garde et l’un des points d’ancrage de la modernité, ferme définitivement ses portes. Nous sommes le 20 juillet 1933. Vassily Kandinsky est alors avec Paul Klee, Theodor Lux Feininger, Walter Peterhans, Herbert Bayer et László Moholy-Nagy l’un des maîtres incontestés de l’école où il enseigne depuis 1922. Jusqu’à la fin de l’année 1933, celui qui fut le pionnier de l’abstraction se bat pour maintenir en vie une structure qui, désormais installée à Berlin-Südende, se trouve privée de ses subventions1. La dernière toile que peint l’artiste en Allemagne, Entwicklung in Braun (Développement en brun, août 1933 ; cat. 1), semble à bien des égards prémonitoire : ses tonalités sombres annoncent les années obscures à venir et la montée du nazisme. En 1933, l’heure est encore au départ. Le maître écrit alors à la collectionneuse Hilla von Rebay : « J’ai quitté l’Allemagne le cœur gros, car j’y vivais depuis 1897 et j’y avais implanté de solides racines2. » Apatride de nouveau condamné à l’exil, Kandinsky fait le choix de s’installer en France avec son épouse Nina. De tous ses collègues du Bauhaus, l’artiste est le seul à préférer Paris plutôt que d’envisager une nouvelle carrière aux États-Unis comme le firent Walter Gropius, Ludwig Mies van der Rohe, Walter Peterhans et Josef Albers. Sur le chemin du retour de longues vacances passées aux Sablettes près de Toulon, Kandinsky fait un détour par la capitale où il rencontre Marcel Duchamp, Tristan Tzara et Paul Éluard. En ces temps troublés, Kandinsky voit Paris comme une « nouvelle Babylone », la « capitale des arts », à même de lui ouvrir de nouveaux horizons. L’artiste n’est d’ailleurs pas un inconnu à Paris. Au cours de l’année 1906-1907, il a séjourné à Sèvres avec Gabriele Münter, et grâce au soutien du directeur des Cahiers d’art Christian Zervos, il a bénéficié de deux expositions à la galerie Zak en 1929 ainsi qu’à la galerie de France en 1930. C’est après un détour par Berne et une visite à Paul Klee que le couple arrive à Paris le 21 décembre 1933. Imaginant un prompt retour en Allemagne3, retiré en banlieue et libéré de ses activités d’enseignement, Kandinsky poursuit son combat pour l’art abstrait, affirmant vouloir se créer un monde « hors des passions politiques4 ». D’emblée, Kandinsky nourrit une relation ambivalente à la scène artistique parisienne dominée d’une part par Pablo Picasso, les surréalistes et leur chef de file André Breton et d’autre part par les tenants de l’abstraction géométrique. Il n’apprécie ni les orientations politico-philosophiques5 des uns, ni la rigueur formaliste des autres et pourtant, tout en affirmant sa position singulière à Paris, il leur accordera tour à tour sa confiance. Dès janvier 1933, vivant encore en Allemagne, Kandinsky avait rejoint le comité d’Abstraction-Création6. Mais il ne se reconnaît pas dans une vision de l’art abstrait dominée par la pensée de Mondrian. En dépit des critiques parfois caustiques qu’il émet à l’égard des surréalistes, c’est à leur contact, en s’inspirant de leurs formes libres, qu’il entamera sa dernière tentative de renouvellement plastique. C’est particulièrement aux écrivains et poètes que Kandinsky, ancien admirateur de dada, accordera son crédit, en illustrant entre autres Le Marteau sans maître7 de René Char et La main passe de Tristan Tzara.

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1933

EXPOSITIONS

[*] Josef Breitenbach Vue de la fenêtre de l’appartement des Kandinsky à Neuilly-sur-Seine 1938 Fonds Kandinsky Bibliothèque Kandinsky Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne

1

Kandinsky est invité à la sixième exposition pour l’Association artistique des surréalistes parisiens, le Salon des Surindépendants2, à la porte de Versailles [27 oct.-26 nov.].

Galka Scheyer, l’une des principales représentantes de Kandinsky aux États-Unis, expose The Blue Four [Kandinsky, Klee, Feininger et Jawlensky] à Los Angeles, au Los Angeles Museum [oct.].

PUBLICATIONS

Kandinsky expose deux fois à la Mayor Gallery à Londres dans le cadre de l’International Exhibition: A Survey of Contemporary Art [oct.] et dans une exposition collective aux côtés de Paul Nash, Ossip Zadkine et Tristram Hillier [déc.].

Paraît à Anvers un numéro de la revue Sélection, entièrement consacré à Vassily Kandinsky3.

[*] Anonyme Exposition « Cercle et Carré » à Paris, 23 rue de la Boétie Avril 1930 Fonds Kandinsky Bibliothèque Kandinsky Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne

[*] « Wassily Kandinsky », Sélection. Chronique de la vie artistique, cahier 14, 1933 Fonds Destribats Bibliothèque Kandinsky Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne

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L’ART •

À PARIS

La présence à Paris de Mondrian facilite la percée du néoplasticisme hollandais, qui s’avère être la tendance de l’art non-figuratif la mieux installée en France.

Le groupe Abstraction-Création organise son exposition au 44, avenue de Wagram (Barbara Hepworth, Étienne Béothy, Henri-Jean Closon, Luis Fernández, Jean Hélion, John Power, Enrico Prampolini, Kurt Seligmann, Sophie Taeuber-Arp, Georges Valmier) [2-14 fév.]. Le numéro 2 de la revue interroge la notion de modèle et le rôle de la nature dans la création abstraite4.

L’artiste hollandais César Domela (1900-1992) ainsi que Jean Leppien (1910-1944), élève de Kandinsky au Bauhaus, s’établissent à Paris.

[*] Anonyme Galka Scheyer et Vassily Kandinsky sur la terrasse de la villa Henning à Berlin 1933 Fonds Kandinsky Bibliothèque Kandinsky Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne

LA SCÈNE INTERNATIONALE

En Allemagne, la revue des libraires allemands publie la preOtto Freundlich (1878-1943) quitte l’Allemagne pour • mière « liste noire » officielle des artistes indésirables aux yeux •Paris. Pionnier de l’abstraction comme Kandinsky, membre des groupes d’abstraction « construite » parisiens, l’artiste alterne dans ses peintures et sculptures géométrie et formes organiques.

Kandinsky entretient une correspondance suivie avec le peintre Willi Baumeister (1889-1955), ancien élève puis professeur au Bauhaus. Exposé en 1927 à la galerie des Cahiers d’art, il est soutenu par Zervos qui voit en lui un des grands peintres étrangers à Paris.

Depuis 1930, Hans Arp (1887-1966) crée des sculptures qu’il qualifie de concrètes. Ses Concrétions « cherchent à rivaliser avec la nature, à se confondre avec ces formes anonymes et parfaitement pures, comme certains galets roulés par l’eau, comme certains nuages gonflés par le vent5 ».

de Goebbels et de la Chambre de la culture du Reich.

• • La Mayor Gallery de Londres ouvre l’exposition Exhibition of Recent Paintings by English, French and German Artists [1er-30 avr.]. • Paul Klee, contraint à l’exil, quitte sa chaire à l’Académie des beaux-arts de Düsseldorf pour sa ville natale, Berne. • Le Suisse Max Bill (1908-1994) rencontre Vantongerloo et s’installe dans la maison qu’il a construite à Zurich-Höngg. • À Moscou est organisée l’exposition Les artistes de la RSFSR (République socialiste fédérative soviétique de Russie) des

Interdit d’enseignement, Willi Baumeister s’installe à Stuttgart, sa ville natale. Ses peintures sont bannies, considérées comme « dégénérées ».

quinze dernières années, qui glorifie l’art soviétique et vilipende l’« art bourgeois ».

• AUX ÉTATS-UNIS À la fermeture du Bauhaus à Berlin, Josef Albers (1888-1976) • La galerie Pierre Loeb expose Arp, Calder, Hélion, émigre aux États-Unis. Il est nommé au Black Mountain College • Seligmann, Miró et Pevsner [9-24 juin]. (Caroline du Nord), école qui prône la synthèse des arts dans la La galerie Pierre Colle présente l’Exposition surréaliste lignée du Bauhaus de Dessau. Albers invite alors de nombreux •avec Arp, Duchamp, Éluard, Giacometti, Dalí, Magritte, artistes à participer à l’école comme John Cage ou de grandes Victor Brauner et Oscar Domínguez rejoignent le mouvement surréaliste.

Picasso, Man Ray, Tanguy, etc. [7-18 juin].

Pierre Loeb organise à la galerie Georges Bernheim Joan Miró. Dernières œuvres [30 oct.-13 nov.].

Création de la revue Minotaure par Albert Skira et Tériade [juin].

Parution d’un numéro bilingue des Cahiers d’art consacré à la rétrospective Léger au Kunsthaus de Zurich6. Will Grohmann, Wassily Kandinsky, Leipzig, Klinkhardt [und] Biermann, série Junge Kunst 42, 1924 Fonds Kandinsky Bibliothèque Kandinsky Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne

figures de l’avant-garde comme Clement Greenberg ; il enjoint également Kandinsky de venir le retrouver.

Exposition Early Modern Architecture: Chicago 1870-1910 au Museum of Modern Art, New York [13 fév.-25 mars]. 1. Nous empruntons à Georgia Illetschko une partie des éléments de la chronologie des expositions établie dans son ouvrage Kandinsky und Paris. Die Geschichte einer Beziehung, Munich, New York, Prestel, 1997. Chaque année, il s’agit de mentionner les expositions personnelles ou collectives de Kandinsky. 2. Lettre de V. Kandinksy à Josef Albers, 9 juillet 1938, citée dans Kandinsky-Albers. Une correspondance des années trente, op. cit., p. 110 : « Je ne sais pas grand-chose des “Surindépendants”, ce qui constitue déjà un indice, dans la mesure où j’entends parler de toutes les choses vraiment importantes. J’ai l’impression que ce sont surtout les Surindépendants qui s’intéressent aux Surindépendants. » Voir aussi dans le fonds Kandinsky du Centre Pompidou : « Aus einem Brief: Die Bedeutung und die Rolle der Surrealisten wird oft etwas übertrieben », 15 novembre 1936 [Extrait d’une lettre : L’importance du rôle des surréalistes est souvent un peu exagérée]. 3. Sélection. Chronique de la vie artistique, cahier 14, « Wassily Kandinsky », 1933. 4. Conçu à partir de réponses à une enquête, il interroge : « Que pensez-vous de l’influence des arbres sur votre travail ? » Abstraction-Création, no 2, 1933, p. 1. 5. D. Vallier, L’Art abstrait, op. cit., p. 212. 6. Christian Zervos (éditeur), « Fernand Léger au Kunsthaus de Zurich », Cahiers d’art, no 3-4, 1933. 21

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1934 Anonyme André Breton et Vassily Kandinsky sur le balcon de l’appartement à Neuilly-sur-Seine Vers 1934 Fonds Kandinsky Bibliothèque Kandinsky Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne

KANDINSKY ET LES CAHIERS D’ART. FORMES « LIBRES » ET BIOMORPHISME. C’est conseillés par Marcel Duchamp que le 2 janvier 1934, Vassily et Nina Kandinsky s’installent à Neuilly-sur-Seine, 135 avenue de la Seine (aujourd’hui boulevard du Général Koenig), pour un exil qu’ils imaginent alors « temporaire ». L’appartement du couple est situé au sixième étage d’un immeuble nouvellement construit par la Caisse nationale des dépôts et consignations. Kandinsky crée son atelier dans le grand salon qui jouit d’une vue dégagée sur la Seine. Modeste, le logement est aménagé comme une forme de condensé de son existence : on y trouve les icônes russes, les sous-verre de la période de Munich-Murnau, le mobilier que lui avait offert Marcel Breuer au Bauhaus, ainsi que quantité de pots de peinture en verre et quelques objets d’art populaire russe et allemand. Coupé de son passé, l’artiste n’a plus accès à nombre de ses œuvres disséminées en Allemagne, à Moscou et aux États-Unis. Loin de l’effervescence de la capitale, il entame une vie discrète, rythmée par ses promenades au Bois de Boulogne et ses vacances estivales avec Nina1. « Sa vie simple, droite et nette, semble taillée sur un patron oublié par un siècle tourmenté2 », écrivait Christian Zervos. L’artiste n’en renouvelle pas moins son vocabulaire artistique et tisse des amitiés durables à Paris. Jusqu’en 1940, lié à la scène artistique parisienne et internationale, Kandinsky fréquente entre autres les surréalistes, Breton, Arp, Miró, Ernst, le galeriste Pierre Loeb, mais également Fernand Léger, Robert et Sonia Delaunay, Mondrian et Hélion. De jeunes artistes comme Ben Nicholson, Barbara Hepworth, Hans Hartung, Paule Vézelay et Max Bill rendent visite au pionnier de l’abstraction. Cela étant, comme l’indique Christian Zervos, rencontré en 1928 au Bauhaus à Dessau, « Chez nous, l’œuvre de l’artiste n’est pas encore à son rang ». Le directeur des Cahiers d’art s’attache alors à le faire reconnaître en lui organisant sa première exposition personnelle. C’est le début d’une étroite collaboration avec la galerie et la revue du même nom. Pour les remercier de leur soutien, Kandinsky offre et dédicace à Yvonne Zervos une œuvre en noir et blanc, à l’image de son nouveau style biomorphique, Formes noires sur blanc3 (cat. 6).

1. La Côte d’Azur, la Bretagne, la Normandie. Cf. Cartes postales, p. 270-271. 2. C. Zervos, « Notes sur Kandinsky. À propos de sa récente exposition à la Galerie des “Cahiers d’Art” », Cahiers d’art, no 5-8, 1934, p. 149. 3. La toile est aujourd’hui conservée au musée Zervos à Vézelay. Dédicacée au revers « A Madame Yvonne Zervos / avec des sentiments vifs de respect et d’amitié / cordiale / Kandinsky / Paris 1934. » 4. « Synthèse », terme utilisé par Will Grohmann et Nina Kandinsky pour qualifier les années parisiennes. 5. V. Kandinsky, « De l’art abstrait - IV. Réflexions sur l’art abstrait », Cahiers d’art, no 7-8, 1931, p. 350-353. 6. Voir p. 50-51 du présent ouvrage les planches encyclopédiques consultées par Kandinsky. 7. Lettre dactylographiée de Hans Arp à V. Kandinsky, 12 novembre 1933, Fonds Kandinsky, Bibliothèque Kandinsky, VK 81, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris, reproduite p. 27 de cet ouvrage.

Abandonnant progressivement les compositions géométriques peintes au Bauhaus de Dessau, l’artiste apporte de nouvelles couleurs à sa palette et donne corps à un nouveau répertoire formel, que l’on a parfois qualifié de « grande synthèse4 ». L’ une de ses premières œuvres, Start (collection privée, Bâle), en 1934 est synonyme d’un nouveau départ. Dès 1931, ses « Réflexions sur l’art abstrait » parues dans Cahiers d’art annonçaient ses nouvelles orientations : « Naturellement, la peinture abstraite peut, en dehors des formes dites géométriques, très rigoureuses, faire usage d’un nombre illimité de formes dites libres, et à côté des couleurs primaires, employer une quantité illimitée de tonalités inépuisables […]. Avec le temps, on démontrera à coup sûr nettement que l’art “abstrait” n’exclut pas la liaison avec la nature, mais qu’au contraire, cette liaison est plus grande et plus intime que ce ne fut le cas dans les derniers temps5. » En privilégiant les formes dites « libres » et en puisant son inspiration dans la nature, Kandinsky donne naissance à des compositions biomorphiques aux douces harmonies colorées. 1934 est véritablement une année de transition où l’on voit peu à peu disparaître les tableaux à tendance exclusivement « constructive » des années 1920. Des figures organiques comme empruntées au monde de la biologie moléculaire constellent ses œuvres comme Chacun pour soi (cat. 2), Brun (cat. 8), et Formes noires sur blanc (cat. 6). L’artiste se passionne alors pour l’astronomie tout comme pour l’iconographie zoologique et botanique observée dans les encyclopédies de sa bibliothèque (Die Kultur der Gegenwart)6. Le « Wonderland » (Marcel Brion) auquel il donne naissance rejoint les mondes en gestation de Miró et d’Arp dont il pouvait observer le travail à Paris. Comme Klee, Kandinsky cherche à rendre visibles les lois universelles de la nature. À l’aune de ces orientations nouvelles, son ami Hans Arp lui écrit alors : « Vous ouvrez la voie aux surréalistes7. » En 1934, l’adjonction de sable est la dernière innovation technique de l’artiste. Observant les œuvres de Braque, de Masson ou de Baumeister, Kandinsky en épuisera les possibilités jusqu’à l’automne 1936. Soucieux de parfaire son ancrage à Paris, l’artiste se révèle particulièrement fécond durant cette année 1934 en multipliant les aquarelles.

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1935 [*] Anonyme Vassily Kandinsky sur le balcon de l’appartement à Neuilly-sur-Seine Vers 1935 Fonds Kandinsky Bibliothèque Kandinsky Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne

UN INCOMPRIS À PARIS : KANDINSKY EN PORTE-À-FAUX ENTRE LES ABSTRAITS GÉOMÉTRIQUES ET LES SURRÉALISTES « Je suis déjà devenu un vrai Parisien. » C’est en ces termes que Kandinsky se confie à son ami l’historien d’art Will Grohmann, dans une lettre du 22 octobre 19351. Jusque-là Kandinsky imaginait pouvoir rentrer en Allemagne et regrettait que la scène parisienne fût si peu ouverte à l’abstraction. La deuxième exposition monographique que lui consacre Christian Zervos à la galerie des Cahiers d’art, rue du Dragon, améliore sensiblement la réception de son art à Paris. Définitivement, Kandinsky renonce cette année-là à s’installer aux États-Unis en déclinant l’offre d’artiste résident que lui fait son ancien collègue du Bauhaus Josef Albers, alors professeur au Black Mountain College. Fatigué, l’artiste n’a pas la force d’émigrer outre-Atlantique malgré l’insistance du recteur de l’école, John A. Rice2. En comparaison de la scène artistique française fermée à l’art abstrait, les collectionneurs tels que Solomon R. Guggenheim et Hilla von Rebay et plus généralement la scène artistique américaine le reconnaissent pourtant comme l’un des pionniers de l’abstraction et un brillant théoricien. À Paris, Kandinsky reste très réservé à l’égard du monde politique et se distingue par son absence d’engagement. Dans un contexte d’affirmation du réalisme socialiste par l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires, l’artiste continue de défendre une création universelle et dégagée des contingences sociales et politiques. Pour exprimer ses vues, il prend la voix d’un ouvrier auquel il prête ces propos : « Nous ne voulons pas d’art fabriqué spécialement pour nous, mais un art vrai, libre, le grand art3. » Son attachement à l’Allemagne et son souhait d’y revenir l’empêchent de condamner ouvertement le national-socialisme. Aussi son attentisme surprend-il comme son absence d’intérêt pour l’exposition des photomontages d’Heartfield présentée à la Maison de la culture. Ses prises de position artistiques ne sont pas davantage comprises4. Breton voit d’un mauvais œil le soutien du maître à l’Italien Marinetti qu’il vient acclamer le 4 avril 1935 à l’occasion de l’exposition futuriste organisée par la galerie Bernheim Jeune. Kandinsky entendait par les liens tissés avec les futuristes mieux s’opposer encore à la résurgence des cubistes sur la scène parisienne.

1. Cité dans Briefe an Will Grohmann, op. cit., p. 419 : « Sie sehen, ich bin schon ein echter Pariser geworden. » 2. Lettre de John A. Rice à V. Kandinsky, 18 février 1935, Fonds Kandinsky, Bibliothèque Kandinsky, VK 101, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris. Trad. de l’anglais par Mathieu Bernard, reproduite p. 72. 3. Réponse de Kandinsky à l’enquête : « L’art d’aujourd’hui est plus vivant que jamais », Cahiers d’art, no 1-4, 1935, p. 53. 4. Kandinsky assistera à une conférence donnée à l’École du Louvre par Marinetti : « Du futurisme à l’aéropeinture » et approuve le même jour le discours prononcé par Marinetti à la galerie Bernheim Jeune en avril. 5. Réponse de Kandinsky à l’enquête : « L’art d’aujourd’hui est plus vivant que jamais », op. cit. 6. Voir les listes de vocabulaire de Kandinsky, Fonds Kandinsky, Bibliothèque Kandinsky, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris. 7. Jean Cassou, « Kandinsky en France », dans Vassily Kandinsky 1866-1944 : exposition rétrospective, op. cit., p. 26. 8. V. Kandinsky, « Toile vide, etc. », Cahiers d’art, no 5-6, 1935, p. 117, reproduit p. 77 du présent ouvrage.

À nouveau exposées dans la galerie des Cahiers d’art à partir de juin et reproduites dans la revue du même nom, les toiles de l’artiste se teintent d’une poésie nouvelle, nourrie de multiples influences. Les peintures surréalistes comme les compositions aériennes des tenants du second futurisme semblent inspirer les peintures « cosmiques » du maître. Interviewé par Christian Zervos dans l’« Enquête sur l’art d’aujourd’hui » (1935)5, Kandinsky dit préférer à l’imposture de la couleur pure défendue par les abstraits géométriques des compositions complexes aux couleurs multiples. Sa ligne antigéométrique s’affirme tout particulièrement à l’occasion du salon Art et décoration de 1935 où Brun supplémenté (1935, cat. 13) se voit confronté à une toile de Mondrian. Séduit par les sonorités du français qu’il perfectionne alors6, l’artiste se met à donner des titres poétiques à ses tableaux où l’on perçoit l’ironie et l’humour du peintre. Kandinsky fait paraître dans le no 5-6 de la revue Cahiers d’art un essai poétique, « Toile vide, etc. », qui éclaire à bien des égards sa nouvelle esthétique comme le « vocabulaire pullulant »7 qui advient à Paris. Après sa « période froide », celle du Bauhaus, l’artiste confie ses envies de musicalité et de polyphonie : « Mon désir aujourd’hui est en tout cas : “plus large ! plus large !” Polyphonie comme le dit le musicien. […]. Pour réaliser un “rêve”, on n’a pas besoin de conte des “Bottes de sept lieues” ou de la “Belle au bois dormant”, ni même des phantasmes de l’objet quelconque, mais exclusivement de conte de fées purement pictural, de celui qui sait “conter” uniquement et exclusivement la peinture – par sa “réalité”8. »

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1935

Mouvement I

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1935 Huile sur toile Moscou, Galerie nationale Tretiakov

Mouvement I est incontestablement l’un des chefs-d’œuvre de cette période. Sa composition échevelée où, sur un fond sombre, prédomine le motif du cercle fait d’emblée songer à un amas d’étoiles, ce qui a très tôt conduit à évoquer la dimension cosmique de cette œuvre1. Un aspect qui n’est pas propre à ces dernières années puisque, déjà au Bauhaus, Kandinsky réalisait des peintures dans le même esprit2. Mais Mouvement I se révèle autrement plus complexe dans sa conception que les tableaux d’alors. Un trait qui, au demeurant, caractérise bien la période parisienne. Au sujet de son goût pour les formes circulaires, l’artiste s’explique notamment en 1930 dans une lettre à Will Grohmann où il écrit que le cercle « constitue une liaison avec le cosmique. Mais je m’en sers en premier lieu “formellement” […] Pourquoi le cercle me captive ? C’est qu’il est : 1. La forme la plus modeste mais qui s’impose sans scrupule ; 2. Précis mais inépuisablement variable ; 3. Stable et instable en même temps ; 4. Silencieux et sonore en même temps ; 5. Une tension qui porte en elle d’innombrables tensions ». Il ajoute plus loin : « Parmi les trois formes primaires (triangle, carré, cercle), c’est l’indication la plus claire sur le chemin de la quatrième dimension3. » Peut-être tient-on dans cette dernière phrase l’un des axes essentiels de sa recherche durant cette ultime décennie, la création d’un espace pictural qui soit également un espacetemps. Cela éclairerait en particulier sa propension à l’atomisation des formes, leur fractionnement à l’infini, mais aussi leur superposition, leur interpénétration, leur mise en abyme, de même que cela expliquerait sa prédilection pour les compositions flottantes ou, à l’inverse, compartimentées, autant d’éléments plastiques qui suggèrent une démultiplication d’événements dans une durée résultant non plus de temps successifs et quantifiables, mais à l’instar des théories de Bergson « d’une certaine épaisseur de durée qui se compose de deux parties : notre passé immédiat et notre avenir imminent4 ». Mouvement I apparaît dès lors comme la peinture d’un espace sans début ni fin, où toute chose, en état d’apesanteur, se frôle, se côtoie, se complète et se contredit, où le mobile et le statique échangent continuellement leur valeur, et où le clair et l’obscur miroitent d’une même lumière d’outremonde. Les motifs, qu’ils soient « durs » ou « mous », se concentrent autour des trois cercles de couleurs primaires et se déploient sous la forme libre de lignes serpentines à la blancheur laiteuse ou de figures géométriques subdivisées aux reflets irisés. Tout ici n’est plus qu’élan vital, mouvement, dans un espace sans limite et en un temps suspendu où les astres morts brillent autant que ceux qui viennent de naître. Peut-on imaginer que Kandinsky avait en tête la disparition récente, le 15 mai 1935, de son compatriote et néanmoins rival Malevitch, l’inventeur du suprématisme, lorsqu’il peignit ce tableau ? Quoi qu’il en soit sa dimension spirituelle n’échappa nullement à son épouse Nina qui le plaça, avec Accord réciproque, auprès de la dépouille mortelle de son mari et l’offrit quelques décennies plus tard avec deux autres tableaux à l’État russe. GT

1. « Mouvement I est généralement compris comme un tableau stellaire, et les rubans de nuages, le semis de points sur le fond sombre et sur les taches en formes de nuages, rouges, violettes et gris-vert expliquent cette association. Mais il y a encore d’autres structures, des cercles, des carrés et des polygones, qui ressemblent à des figures astronomiques, et tous les éléments formels sont en montée et vont en s’allégeant. » Will Grohmann, Vassily Kandinsky. Sa vie, son œuvre, Paris, Flammarion, 1958, p. 232. 2. « Cette composition cosmique, Mouvement I, est affiliée à un chef-d’œuvre peint à Dessau en 1926, Einige Kreise [Quelques cercles]. » Christian Derouet (dir.), Kandinsky, cat. exp. [Munich, Städtische galerie im Lenbachhaus und Kunstbau, 25 octobre 2008-8 mars 2009 ; Paris, Centre Pompidou, 8 avril-10 août 2009 ; New York, Solomon R. Guggenheim Museum, 18 septembre 2009-31 janvier 2010], Paris, Centre Pompidou, 2009, 3. Publiée en partie par W. Grohmann, dans Wassily Kandinsky, Briefe an Will Grohmann, 1923-1943, Munich, Hirmer, 2015, p. 189-190. 4. Henri Bergson, L’Énergie spirituelle. Essais et conférences [1919], Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2009.

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1936 Anonyme Jeanne Bucher à la fenêtre Vers 1940 Fonds Kandinsky Bibliothèque Kandinsky Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne

LA RENCONTRE DE JEANNE BUCHER. « MERVEILLEUX EST LE CERCLE1 » En 1936, Kandinsky trouve en Jeanne Bucher un soutien précieux et durable qui assoit son ancrage à Paris. L’exposition Kandinsky. Toiles récentes, aquarelles, graphiques de 19101935 – qui présente huit peintures (1934-1936) accompagnées de deux anciens portfolios gravés (Klänge, 1913, et Kleine Welten, 1922) – marque le début d’une collaboration étroite entre la galeriste alsacienne et l’artiste. Dans la modeste galerie, sise au fond d’une cour au 9 ter boulevard du Montparnasse, Kandinsky exposera alors auprès d’artistes plus jeunes comme César Domela ou Nicolas de Staël. C’est ici en décembre qu’André Dezarrois, conservateur du Jeu de Paume, rencontre l’ancien maître du Bauhaus. Le pionnier de l’art abstrait se plaint toutefois régulièrement d’un contexte peu favorable à la réception de son œuvre et d’une scène artistique française peu ouverte à l’abstraction. Kahnweiler, le célèbre marchand des cubistes, soutient Klee au même titre que Matisse, Picasso, Braque et Léger mais manifeste peu d’intérêt pour son travail. Devant ses peintures inclassables, la critique ne cesse de souligner le caractère singulier de son style. On fait souvent allusion à « l’esprit de Moscou » comme à « l’esprit d’Extrême-Orient »2 de ces peintures parisiennes proches en cela de décors de la céramique ou de motifs de textiles. « Il est significatif dans ce contexte que ce soit avec les artistes étrangers que Kandinsky noue le plus aisément des contacts, – en particulier avec Miró, Mondrian, Chagall, Magnelli, Max Ernst, Brancusi, Pevsner3 », rappelait son biographe Will Grohmann. C’est justement pour souligner la singularité de son travail dans les années 1930 que Kandinsky s’attelle avec énergie à la définition de son art, qu’il qualifiera désormais non plus d’« abstrait » mais de « concret ». Explorant tantôt l’infiniment petit, l’univers microscopique des cellules – Ligne blanche (1936, cat. 16) et Figure verte (1936, cat. 15) –, tantôt l’infiniment grand et l’immensité de la Voie lactée – Mouvement I (1935, Moscou, galerie Tretiakov, cat. 14) –, Kandinsky nous conduit à une plongée dans un « monde en soi » (A. Kojève), aussi vivant et concret que le monde visible qui nous entoure.

1. V. Kandinsky, « Toile vide, etc. », art. cité. 2. W. Grohmann, Vassily Kandinsky. Sa vie, son œuvre, Paris, Flammarion, 1958, p. 228. 3. Ibid., p. 222. 4. Photographies par Boris Lipnitski de V. Kandinsky devant courbes dominantes (1936) conservées à la Bibliothèque Kandinsky du Centre Pompidou. 5. Lettre de V. Kandinsky à Galka Scheyer, 29 mai 1936 : « La dernière flèche, est la supposition que les peintures de la période parisienne pourraient avoir été influencées par Arp et Miró. Avec la même justification, Barr aurait pu mentionner Corot à la place de Arp et Velazquez à la place de Miró… Je suis cela étant reconnaissant à Barr de ne pas trouver de filiation entre ma peinture et le cubisme. »

Exposés à la galerie de Jeanne Bucher, Courbe dominante (1936, New York, Solomon R. Guggenheim, ill. 4, p. 267) et Nœud rouge (1936, cat. 17) affirment la nouvelle esthétique biomorphique du maître, sa fantaisie grandissante et son affranchissement progressif de toute convention4. Quand Alfred Barr, le directeur du Museum of Modern Art, présente Kandinsky dans la grande exposition Cubism and Abstract Art (1936), il analyse le tournant « organique » de l’artiste comme le fruit de l’influence des jeunes Parisiens Miró et Arp5. Kandinsky en prend ombrage. Pionnier de l’abstraction à Munich et perpétuel inventeur de formes nouvelles, il tient à conserver son statut d’aîné et à souligner la prime originalité de ses créations parisiennes. Peut-être est-ce l’exil parisien et sa retraite à Neuilly qui invitent Kandinsky, alors plongé dans le souvenir des années 1910 racontées dans Rückblicke [Regards sur le passé, 1913], à reprendre le cycle de ses grandes compositions historiques commencées dans les années 1911-1913 et achevées en 1923. Renouant avec l’intensité des compositions lyriques de la période de Murnau, Composition IX (1936, cat. 18) révèle par ses couleurs acidulées, son dynamisme et ses formes contrastées, l’audace d’un Kandinsky libéré de toute entrave. Exposé au Jeu de Paume en 1938, Composition IX sera acquis par les musées nationaux en 1939.

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1936

Composition IX

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1936 Huile sur toile Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne

Dans son célèbre traité paru en 1911 aux éditions Piper, Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier, Kandinsky choisit de classer ses peintures en s’inspirant de la musicologie pour les intituler alternativement Impressions, Improvisations et Compositions. Dans la création des Compositions, « l’intelligence, le conscient, l’intention lucide, le but précis jouent […] un rôle capital ; seulement, ce n’est pas le calcul qui l’emporte, c’est toujours l’intuition ». On dénombre sept compositions peintes entre 1910 et 1914 dans la période dite « géniale » qui précède la Première Guerre mondiale. Installé à Paris, Kandinsky semble manifestement avoir renoncé à son mode de classement ancien. Il crée toutefois quelques compositions parisiennes (trois d’entre elles ont été détruites pendant la Seconde Guerre mondiale) comme Composition IX (1936) et Composition X (1939, Düsseldorf, Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen). Toutes de grand format, elles sont, à la différence des compositions de la période de Murnau, précédées de peu d’esquisses préparatoires. Christian Derouet avance que Kandinsky les intitule ainsi à des fins commerciales, en vue de raviver l’intérêt des marchands pour son œuvre dans une période de crise du marché de l’art. Sous-titrée L’Un et l’autre dans l’exposition de 1937 à Berne, Wassily Kandinsky. Französische Meister der Gegenwart, Composition IX présente des formes organiques sur un fond géométrique constitué de larges bandes diagonales multicolores – jaune, bleue, rouge, orangée et verte. Fond et forme, géométrie et biomorphisme s’opposent et se répondent dans cette peinture foisonnante et bariolée, animée par un souffle épique. Dans son organisation dynamique, Composition IX est très proche de Rayé, toile emblématique de l’année 1934 (New York, Solomon R. Guggenheim Museum, ill. 2, p. 265). Christian Derouet1 a souligné la parenté de cette peinture avec la série des Objets dans l’espace de Fernand Léger, qui lévitent sur des fonds géométriques et abstraits. Composition IX est acquise par l’État français en 1939. André Dezarrois, directeur du musée des Écoles étrangères, préfère cette œuvre parisienne déposée dès 1938 par Kandinsky au Jeu de Paume à la célèbre Composition IV réalisée du temps du Blaue Reiter (1911, aujourd’hui à la Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen). L’artiste accepte de baisser considérablement son prix, imaginant qu’on lui organisera une exposition rétrospective de son œuvre. La déclaration de guerre ne lui offrira pas cette occasion. SB

1. Christian Derouet, « Parties diverses, en attente de commentaire », dans Kandinsky. Album de l’exposition, cat. exp. [Paris, Musée national d’art moderne, 1er novembre 1984-28 janvier 1985], Paris, Centre Pompidou, 1984, p. 96. 100

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1937 Boris Lipnitzki Kandinsky assis à son bureau Vers 1937 Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne

KANDINSKY « TRIUMVIR » DE L’EXPOSITION DU JEU DE PAUME. L’ACQUISITION DE LIGNE BLANCHE (1936) L’année 1937 est restée gravée dans les mémoires par la tristement célèbre exposition d’art « dégénéré » qui ouvre en juillet à la Haus der Kunst de Munich : Entartete Kunst, Bildersturm vor 25 Jahren [Art dégénéré. 25 ans d’iconoclasme]. Condamnation des avant-gardes, la manifestation voue aux gémonies les plus grandes figures de l’art moderne. Kandinsky s’y trouve représenté par trois peintures et deux aquarelles. Dans le même temps, cinquante-sept de ses œuvres sont confisquées par les nazis pour être notamment vendues à l’étranger. C’est paradoxalement en ces temps tragiques que Kandinsky connaît en France comme sur la scène internationale un réel succès d’estime. Christian Derouet a qualifié Kandinsky de « triumvir » de la grande exposition du musée du Jeu de Paume Origines et développement de l’art international indépendant [juil.-oct.]1. La manifestation vient offrir une tribune aux artistes abstraits alors que triomphe au Petit Palais une exposition plus convenue, Les Maîtres de l’art indépendant, privilégiant les cubistes et la scène française. Aux côtés de Dezarrois et de Zervos, Kandinsky saisit cette opportunité pour asseoir sa vision de l’abstraction. À l’issue de l’accrochage, brouillé avec Zervos2, Kandinsky publie non plus dans Cahiers d’art mais dans la nouvelle revue de Gualtieri di San Lazzaro, XXe siècle, ses essais sur l’art concret. Exposée à la galerie Jeanne Bucher l’année précédente, Ligne blanche (1936), aquarelle biomorphique sur fond noir, avait attiré l’attention de Dezarrois qui décide de l’acquérir pour le musée du Jeu de Paume. En dépit du conservatisme ambiant, cet achat illustre la reconnaissance progressive bien que timide de Kandinsky. C’est la première œuvre du peintre à intégrer les collections publiques françaises. En Suisse, le musée de Berne consacre au maître sa dernière grande exposition, Wassily Kandinsky. Französische Meister der Gegenwart [Vassily Kandinsky. Maîtres français d’aujourd’hui]. Quatre-vingt-six de ses œuvres viennent dialoguer avec celles de grands noms de la modernité toutefois assez éloignés de l’abstraction (Maurice de Vlaminck, Henri Le Fauconnier, Roger de La Fresnaye, Othon Friesz, Raoul Dufy et Maurice Utrillo). Kandinsky en profite pour rendre visite à Paul Klee, alors très malade, ainsi qu’au couple de collectionneurs Hermann et Margrit Rupf dans l’Oberland bernois à Mürren.

1. « Kandinsky, “triumvir” de l’exposition du Jeu de Paume en 1937 », dans Paris-Paris. Créations en France 1937-1957, cat. exp. [Paris, Centre Pompidou, Grande Galerie, 28 mai-2 novembre 1981], Paris, Centre Pompidou, 1981, p. 64-68. 2. Christian Derouet a bien décrit les tensions qui opposent Kandinsky et Zervos autour de l’exposition du Jeu de Paume. Zervos oriente le projet selon ses vues et minimise le rôle de Kandinsky comme pionnier de l’abstraction. « Kandinsky et les Cahiers d’art (1927-1944) », dans C. Derouet (dir.), Kandinsky, op. cit., p. 306. 3. L’artiste bénéficiait d’un salaire annuel en échange de peintures. 4. Lettre de V. Kandinsky à W. Grohmann, 8 octobre 1933, dans Briefe an Will Grohmann, op. cit., p. 366 : « Nous voyons beaucoup de gens de l’art. Le marché de l’art…, mais les expositions (bien que rares) sont quand même organisées. Bientôt aura lieu une grande exposition Miró. » 5. Eduard Strasburger, Zellen- und Gewebelehre, Morphologie und Entwicklungsgeschichte [1. Botanischer Teil ; 2. Zoologischer Teil ; 3. Astronomie], Leipzig, Berlin, Teubner, 1913 (Die Kultur der Gegenwart). 6. Lettre citée dans C. Derouet et J. Boissel, Kandinsky. Œuvres de Vassily Kandinsky (18661944), op. cit., p. 354.

Outre-Atlantique, depuis notamment son élection comme président de la Société Anonyme en 1923, l’artiste continue de bénéficier de solides soutiens. Pendant quelques années, l’enthousiasme à son égard de la baronne Hilla von Rebay et de Solomon R. Guggenheim, le plus grand collectionneur américain de son œuvre, avait été remarquable et sans égal. Toutefois c’est en 1937 que le couple renonce au contrat conclu avec le peintre3. Kandinsky continue cependant d’être soutenu par différents galeristes new-yorkais et californiens – Galka Scheyer à Redding, Israel B. Neumann à Los Angeles et Karl Nierendorf à New York. Alors que se multiplient dans l’Europe des années 1930 des expositions conjuguant art abstrait et surréalisme, tendances géométrique et biomorphique, Kandinsky conceptualise la voie qu’il emprunte – notamment par des œuvres comme Trente (1937, cat. 21) et Bagatelles douces (1937, cat. 22) – et affirme son abstraction biomorphique au contact de Miró4 et d’Arp. Les expérimentations autour de l’automatisme renforcent également son intérêt pour le pouvoir des éléments organiques et zoomorphiques (Groupement, 1937, cat. 24). Ses peintures se peuplent encore davantage de figures marines, de courbes cellulaires ou de micro-organismes observés notamment dans les volumes de la grande encyclopédie qu’il possède, Die Kultur der Gegenwart5 [La culture du présent]. À ces influences scientifiques s’ajoute, semble-t-il, la contemplation quotidienne du paysage parisien qui nourrit l’imaginaire de Kandinsky. À Will Grohmann, l’artiste écrit le 3 décembre 1937 : « À travers la fenêtre de mon atelier, que vous connaissez maintenant, je vois une lumière incroyablement belle, harmonie grise aux accents colorés très doux, très sonores6. »

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1938 Anonyme Vassily Kandinsky et Otto Freundlich devant la galerie Jeanne Bucher 3 juillet 1938 Fonds Kandinsky Bibliothèque Kandinsky Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne

« J’AI LE SENTIMENT QUE L’“AIR DE PARIS” EST TRÈS BON POUR MOI. » (Lettre à Hermann Rupf)

En août 1938, les passeports allemands de Vassily et Nina Kandinsky arrivent à échéance et le couple doit, pour regagner l’Allemagne, prouver l’aryanité de ses ancêtres. Kandinsky entame alors des démarches de naturalisation en France auprès de Pierre Bruguière. Amateur d’art contemporain ayant prêté sa plume aux Cahiers d’art, le juge d’instruction de Tours se rapproche de l’artiste en lui apportant son soutien dans une suite de procédures complexes1. Dans ces temps de désespérance, Kandinsky ne s’exprime guère sur l’Allemagne nazie et reste à l’écart de toutes les manifestations de 1938, orchestrées pour contrer la grande exposition d’« art dégénéré » organisée l’année précédente à Munich. Comme l’indique Christian Derouet, « le seul acte de solidarité que nous lui connaissons fut de poser devant le photographe avec Otto Freundlich, qui mourut en 1943 au camp de concentration de Lublin/Majdanek, à la sortie de la galerie Jeanne Bucher où un hommage protestataire lui avait été rendu2 ». En passe de devenir citoyen français, Kandinsky manifeste ouvertement son attachement à Paris. À son nouvel ami le banquier et collectionneur suisse Hermann Rupf, il écrit en décembre : « J’ai le sentiment que l’“air de Paris” est très bon pour moi. En dépit de mon abstraction, je dépends tellement de mon “environnement”… De toutes les grandes villes que je connais, celles où je me sens le plus profondément enraciné sont Moscou et Paris3. » À Josef Albers, il se confie par ailleurs : « Depuis quelques mois, nous sommes citoyens français – pour répondre à votre question. Et nous nous en sommes beaucoup réjouis, car nous avons toujours été francophiles ; nous aimons beaucoup le pays et nous sommes très heureux de lui être organiquement liés, ne serait-ce que parce que nous avons l’intention d’y rester définitivement4. »

1. « 25 lettres de Kandinsky à Pierre Bruguière », dans C. Derouet, « Notes et documents sur les dernières années du peintre Vassily Kandinsky », art. cité, p. 92-99. 2. C. Derouet, « À Paris, 1933-44 », art. cité, p. 256. 3. Lettre à Hermann Rupf, 5 décembre 1938, Archives Rupf, Kunstmuseum, Berne, citée dans Sandor Kuthy, « Kandinsky – Briefe an Hermann Rupf, 1931-1943 » [Kandinsky, Lettres à Hermann Rupf, 1931-1943], Berner Kunstmitteilungen, no 152-153, 1974, p. 13-14. 4. Lettre de V. Kandinsky à J. Albers, 26 janvier 1940, citée dans Kandinsky-Albers. Une correspondance des années trente, op. cit., p. 139-140. 5. V. Kandinsky, « L’art concret », XXe siècle, no 1, mars 1938, p. 9 ; « La valeur d’une œuvre concrète », XXe siècle, no 5-6, février-mars 1939. 6. André Breton, préface au catalogue d’exposition de la galerie Guggenheim Jeune en 1938 [titre original : « Some Appreciations of the Work of Wassily Kandinsky »], reprise dans Le Surréalisme et la peinture, Paris, Gallimard, 1965, p. 286. 7. Kandinsky est abonné aux revues surréalistes et connaît bien le mouvement depuis sa naissance en 1924. 8. Sérénité, 1938, huile sur toile, collection particulière en dépôt au Kunsthaus, Zurich ; RoethelBenjamin, 1984, cat. no 1092. 9. En 1938 et 1939, l’artiste fait apparaître le médium autrement (les termes « aquarelle » ou « peinture » figurent dans deux registres d’inventaire différents) dans le titre de ses œuvres.

En 1938, brouillé avec Zervos après l’exposition du Jeu de Paume, Kandinsky s’associe à d’autres revues comme Verve et Transition. L’artiste s’emploie en outre dans les écrits qu’il fait paraître à redéfinir son travail sous le signe de « l’art concret », notamment dans la revue XXe siècle 5. Le terme avait été employé par Van Doesburg dès 1930 dans un climat d’opposition au surréalisme et à Seuphor pour le groupe et la revue du même nom. Hans Arp l’utilise également pour qualifier ses créations conjuguant abstraction et biomorphisme. Kandinsky perçoit ses peintures concrètes comme un monde en soi, un univers pictural aussi vivant et concret que le monde visible. L’infléchissement du travail de Kandinsky à Paris vers des compositions « cosmiques » dont le raffinement extrême confine au merveilleux – Entassement réglé (cat. 27) – ne pouvait que séduire le chef de file du surréalisme. Breton, malgré les diversités de point de vue qui l’opposent à Kandinsky, rend ainsi un très bel hommage à l’œuvre visionnaire de l’artiste dans le catalogue de l’exposition organisée à Londres aux Burlington Galleries. « Une certaine ponctuation, inventée par Kandinsky, ne fait qu’un du ciel constellé, de la page de musique et des œufs de tous les nids6. » L’abstraction spiritualiste de Kandinsky7 conserve toutefois un sens du détail et du contrôle qui contraste avec la place réservée au hasard et à l’automatisme dans les productions des acteurs du mouvement. L’artiste s’intéresse dans le même temps à l’abstraction américaine, qu’il découvre à l’occasion des cours qu’il suit à l’École du Louvre. Pour Kandinsky, les années 1935-1938 auront constitué un âge d’or. L’artiste pouvait encore se fournir en toiles ; il utilisait des formats oblongs adaptés aux mesures de son atelier. Cette année-là, comme une forme d’antidote au contexte troublé, Kandinsky peint une œuvre au titre évocateur, Sérénité (1938)8. C’est le huitième et plus grand tableau de l’année avec Composition X qu’il achèvera en janvier 19399.

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1939 Hannes Beckmann Portrait de Kandinsky Vers 1933-1935 Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne

L’ACQUISITION DE COMPOSITION IX PAR LE JEU DE PAUME. « LA VALEUR D’UNE ŒUVRE CONCRÈTE » À l’issue de longues démarches, Vassily et Nina Kandinsky obtiennent la nationalité française en juin 1939. Ils la doivent à Pierre Bruguière, mais également au soutien d’André Dezarrois et de Jean Cassou. Kandinsky écrit le 24 février 1939 au directeur du musée du Jeu de Paume : « Enfin il devient toujours plus nécessaire pour moi d’avoir à Paris une grande exposition rétrospective. Nous en avons déjà parlé et je sais bien que vous n’auriez rien contre une pareille exposition au Jeu de Paume. […]. Dans ce cas fort agréable pour moi, je me contenterai de 5 000 francs pour Composition IX. » S’ils n’organisent pas cette exposition, Georges Huisman, le directeur général des Beaux-Arts, et André Dezarrois passent au-dessus de toute commission pour intégrer Composition IX dans les collections du musée des Écoles étrangères. C’est un pas de plus vers la reconnaissance officielle de l’artiste. En 1939, l’artiste signe avec Composition X (Düsseldorf, Kunstsammlung NordrheinWestfalen) un de ses derniers grands formats. Dans le même temps, il s’attelle à la réalisation de nombreuses gouaches où se détachent d’étranges motifs biomorphiques sur papier noir. Au printemps, Kandinsky peint Complexité simple - Ambiguïté (cat. 30). Frank Stella y verra une œuvre annonçant l’expressionnisme abstrait, emblématique d’une nouvelle conception de l’espace pictural1. Participant au Salon des Réalités Nouvelles, Kandinsky approfondit sa définition de l’art concret. Loin de tout dogmatisme, il érige la « fantaisie » en mot d’ordre et prône une abstraction qui serait une « musique symphonique »2. Sa peinture reflète sa croyance en l’avènement d’un monde totalement spiritualiste, en opposition au rationalisme ou au cartésianisme défendus par les tenants de l’abstraction géométrique. Son dernier grand texte théorique, « La valeur d’une œuvre concrète », rédigé pour la revue XXe siècle paru en 1939, réaffirme ainsi le rôle du sentiment et de l’irrationnel en peinture. L’artiste s’exprime encore plus librement dans la préface qu’il rédige pour le London Bulletin de mai 19393 : « En un mot : il faut être naïf. Vous souvenez-vous qui a dit “soyez simples comme le sont les enfants” ? » La fraîcheur, l’ingénuité et la beauté céleste de ses peintures (Vers le bleu (1939, cat. 32) déconcertent alors que l’Europe s’achemine vers la Seconde Guerre mondiale.

1. F. Stella, « Commentaire du tableau Complexité simple - Ambiguïté », art. cité, p. 84. 2. V. Kandinsky, « La valeur d’une œuvre concrète », art. cité, p. 378. 3. Wassily Kandinsky, « Préface » (Paris, en avril 1939), London Bulletin, no 14, mai 1939, p. 2. 4. Référence citée par V. E. Barnett, « Les années parisiennes, 1933-1944 », dans Vassily Kandinsky : rétrospective, cat. exp. [Saint-Paul-de-Vence, Fondation Maeght, 4 juillet-10 octobre 2001], Saint-Paul-de-Vence, Fondation Maeght, 2001, p. 194. La lettre, écrite en allemand, est datée du 14 avril 1939 et appartient à The Blue Four Galka Scheyer Archives, au Norton Simon Museum de Pasadena, Californie.

Le couple Kandinsky passe ses vacances estivales dans le Sud à La Croix-Valmer, près de Saint-Tropez. Comme l’écrit Vivian Endicott Barnett, en dépit de la situation politique internationale, Kandinsky poursuit sa vie réglée et sa quête de formes nouvelles avec un optimisme qui contraste avec le climat ambiant. À Galka Scheyer, sa galeriste californienne, il écrit : « Ma femme et moi restons optimistes. Nous ne voulons pas croire au risque d’une guerre4. » Le 1er septembre, l’Allemagne envahit la Pologne. La GrandeBretagne et la France déclarent la guerre à l’Allemagne le 3 septembre. C’est le début de la Seconde Guerre mondiale. En pleine occupation allemande, Kandinsky met à l’abri soixante-quinze de ses toiles dans le sud de la France, dans la maison d’un ami.

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1939

Complexité simple - Ambiguïté

[cat. 30]

1939 Huile sur toile Musée de Grenoble Dépôt du Musée national d’art moderne, Centre Pompidou, Paris

Lorsque Kandinsky s’installe à Paris en décembre 1933, il a soixante-sept ans. Pour lui, cet énième exil se présente, consciemment ou inconsciemment, comme le dernier chapitre d’un parcours artistique qui l’a conduit de la représentation de scènes inspirées par le folklore russe dans un style Art nouveau (Jugendstil) à l’invention d’un art abstrait expressionniste d’un chromatisme flamboyant, jusqu’à la géométrisation – et la théorisation – de ce nouveau langage plastique dans le cadre de son enseignement au sein du Bauhaus. S’échelonnant sur les trois décennies précédentes, ses œuvres apparaissent d’une richesse et d’une diversité formelles extrêmes sans pour autant – et c’est là sans doute la force de ce grand maître – que la cohérence de l’ensemble n’en pâtisse. Cependant, dès les premières toiles qu’il recommence à peindre en 1934, l’artiste semble vouloir rassembler ses diverses manières et sources d’inspiration pour créer ce que notamment son biographe Will Grohmann qualifiera de « grande synthèse »1. Son objectif est, semble-t-il, à partir d’une relecture systématique et d’une conjugaison de ses différents styles, d’aboutir à une forme inédite, synthèse de ses recherches passées et, ce faisant, langage nouveau d’un monde en devenir. Avec son titre délicieusement paradoxal et sa composition dense et touffue, Complexité simple est un bel exemple de ce dernier défi que s’est fixé Kandinsky. On y trouve des lignes droites et courbes, des figures géométriques, tels le trapèze, le cercle et le rectangle, des éléments biomorphiques, bref, tout le répertoire formel habituel qu’utilise le peintre. La composition est, comme souvent, centrée dans le tableau pour ménager sur les bords une zone vide qui à la fois circonscrit les motifs et leur donne une respiration, un principe de mise en page que l’on relève dès les années 1910. Elle apparaît cependant particulièrement riche et « complexe » car l’artiste non seulement juxtapose et superpose ses formes, mais il joue des transparences pour les faire s’interpénétrer, comme c’est le cas dans la partie supérieure gauche avec la construction géométrique dans l’esprit du Bauhaus. L’ensemble devient un tout compact et en même temps mouvant, grâce à une touche mouchetée et vibrante qui anime et déforme chaque élément de façon quasiment impressionniste : une manière utilisée dans nombre de tableaux de la période russe. Cette vibration est accentuée par le traitement du fond – un bleu outremer, que le peintre a recouvert d’un blanc poudreux, pour ménager autour des motifs un halo sombre et tremblant. La gamme colorée enfin, qui rappelle les tonalités acidulées des œuvres de ses débuts et ses racines russes, décline avec suavité le rose tyrien, le bleu ciel, le parme, le vert amande et le jaune d’or. Le tableau, véritable mosaïque de styles et de temps différents, apparaît en définitive comme un organisme vivant, baroque et chamarré, qui tente de faire cohabiter les contraires, suscite toutes sortes de rythmes brisés faits d’assonances et de dissonances, pour accéder à une harmonie fugace et ambiguë. GT 1. Will Grohmann, Vassily Kandinsky. Sa vie, son œuvre, Paris, Flammarion, 1958, p. 227. 15 0

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1940 Anonyme Vassily Kandinsky et un groupe de personnes masquées devant la maison de Paul Nelson à Varengeville 1940 Fonds Kandinsky Bibliothèque Kandinsky Centre Pompidou, Musée national d’art moderne

L’EXODE. BLEU DE CIEL. LE VOYAGE À VARENGEVILLE-SUR-MER MIRÓ ET LES CONSTELLATIONS Après avoir visité l’exposition Chagall à la galerie MAI (Meubles, architecture, installations), nouvellement créée par les Zervos, Kandinsky, réconcilié avec le couple, les accompagne à Varengeville-sur-Mer sur la côte normande. Au printemps 1940, la petite ville réunit pendant quelques mois Braque, Miró et l’architecte Paul Nelson. Kandinsky rend visite au maître catalan en compagnie de Magnelli. Les semis d’animalcules qui constellent alors les toiles du maître, comme le célèbre Bleu de ciel, semblent directement inspirés des Constellations (1940-1941) du peintre catalan2. Le prodigieux foisonnement de ses peintures où l’artiste se laisse aller à de véritables fantaisies morphologiques, illustre le surgissement des images dans son esprit comme son intarissable imagination. En dépit de sa quête continuelle du « spirituel dans l’art », le cœur de l’inspiration du maître demeure la nature vivante, visible, organique, régie par les « lois cosmiques ». Après l’offensive allemande du 10 mai 1940, le gouvernement français s’installe à Vichy dans la France non occupée. Jusqu’en août, Nina et Vassily se réfugient alors dans les Hautes-Pyrénées à l’hôtel Bellevue de Cauterets. C’est là que le couple apprend le 29 juin la mort de Paul Klee1. La nouvelle affecte profondément Vassily Kandinsky. L’artiste retrouve les vicissitudes de l’exode, coupé de ses principaux collectionneurs et marchands américains, Hilla von Rebay et Solomon Guggenheim, Galka Scheyer, Karl Nierendorf et Israel B. Neumann. Si Kandinsky craint la réquisition de son appartement de Neuilly, il n’est finalement pas inquiété et se remet à l’ouvrage dès août 1940. En dépit de la pénurie de matériel et de la coupure du chauffage dans son atelier, Kandinsky continue à créer sur des supports de fortune – petits panneaux de bois et cartons d’un format standard – des compositions aux accents lyriques et ludiques. Cette année-là, il peint une quarantaine d’aquarelles sur carton et date scrupuleusement ses compositions. Avec l’année 1940, commence, a-t-on dit, la « dernière période russe » de Kandinsky. Moins en cheville avec la scène parisienne, isolé dans son appartement, principalement lié à son épouse Nina et à son neveu Alexandre Kojève, l’artiste laisse libre cours à son imagination dans des compositions graphiques dont le raffinement et la préciosité des couleurs ravivent tant le souvenir des années passées à Moscou (1915-1921) – Sans titre (1940, cat. 36) – que son goût pour les arts extra-européens.

1. Lettre de V. Kandinsky à W. Grohmann, 10 avril 1941, dans Briefe an Will Grohmann , op. cit., p. 467-468 : « Les dernières nouvelles de Madame Klee datent de l’été (juillet) – annonce de la mort et longue lettre. Certes, nous attendions sa mort, mais nous étions malgré tout bouleversés. Klee aurait pu vivre et créer longtemps. » 2. Guitemie Maldonado, Le Cercle et l’amibe. Le biomorphisme dans l’art des années 1930, Paris, CTHS, coll. « L’Art & l’essai », 2006, p. 111. « Miró relève à ce propos l’importance du matériau qui “procure le choc qui suggère la forme tout comme les fissures dans un mur suggéraient des formes à Léonard de Vinci”. Le processus décrit ici est amorcé dans la série des Constellations, réalisée par Miró en 1940-1941 et où le papier, frotté pour le rendre rugueux, suggère des “formes curieuses dues au hasard”. »

Du spirituel dans l’art, le célèbre traité de Kandinsky, paru aux éditions Piper en 1911, n’est toujours pas traduit en France. C’est en 1940 que Giovanni Colonna di Cesaro le fait paraître en Italie sous le titre Della spiritualità nell’arte particolarmente nella pittura pour les Edizioni di « Religio », à Rome. Si les États-Unis, par l’entremise d’Alfred Stieglitz, en publient dès 1912 des extraits dans Camera Work, la France ne fera traduire qu’en 1949 l’ouvrage du maître, révélant par là même la reconnaissance tardive de l’artiste.

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1940

Bleu de ciel

[cat. 34]

1940 Huile sur toile Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne

Bleu de ciel, et non Bleu du ciel. Avec cette composition féerique et céleste, aux allures de tapisserie de mille-fleurs, Kandinsky oublie en 1940 la guerre et l’Occupation. Le bleu de l’azur, celui qu’il voit à travers la fenêtre de son atelier au-dessus du mont Valérien et celui qu’il admire en bord de mer, apparaît ici constellé d’étranges animalcules. L’artiste se souvient peut-être de ses impressions de Normandie, du « ciel d’un bleu tendre, dans lequel le vent chassait les nuages de toutes les couleurs1 »… Des figures multicolores, de petits êtres festifs, d’étranges animaux bigarrés flottent dans l’éther de cette peinture des origines. Comme l’écrivait Grohmann, « Il ne cherche pas le fantastique objectif » mais le « pur conte pictural », qu’il crée avec la « réalité matérielle des moyens picturaux »2. Usant de couleurs lumineuses qui viennent conférer à sa peinture la splendeur des émaux ou des miniatures perses3 et multipliant les esquisses préparatoires, Kandinsky se transforme en démiurge, inventeur de son propre monde qui prend ici la forme d’un ballet aérien de créatures inventées ad libitum. À son arrivée à Paris, Kandinsky se montre quelque peu réticent vis-à-vis des surréalistes. À travers les Cahiers d’art et Zervos, et par son amitié avec Breton, il assimile toutefois leur esthétique. Il observe ainsi les travaux de Tanguy et de Max Ernst exposés à la galerie rue du Dragon. Et c’est bien pour revoir Miró que l’artiste part à Varengeville-sur-Mer en mars 1940. On ne peut, à la vue de Bleu de ciel, ignorer l’admiration vouée par Kandinsky à l’auteur des Constellations (1940-1941)4. Dans les années 1930, les recherches scientifiques permettent à bien des artistes de porter un nouveau regard sur le monde visible. Kandinsky consulte ainsi des encyclopédies sur l’infiniment grand du cosmos5 – celui des corps célestes – mais aussi sur l’infiniment petit – celui du monde cellulaire, au point d’affirmer que « l’art est subordonné aux lois cosmiques6 ». Constellé d’étranges pictogrammes, Bleu de ciel est aussi une immense page d’écriture. Comme l’indique Matthias Haldemann, Kandinsky s’est toujours servi dans son œuvre tardif « de l’aspect figuré du signe comme élément d’écriture hiéroglyphique secret et indéchiffrable7 ». La critique de l’époque, à travers la plume de Georges Limbour, se montre toutefois réservée et un rien caustique, comme le rappelle Christian Derouet : « J’ai toujours trouvé du charme aux croquets d’appartement : les couleurs se superposent sur les maillets et les buts, enrubannent les boules, et les arceaux, les chevauchent, en agréables architectures. Les dessinateurs de tissus font aussi des trouvailles précieuses pour les robes et les corsages. De tels éléments sont prêts à prendre leur vol, transfigurés sous le souffle fantaisiste, mais non tempétueux de l’imagination8. » SB

1. Propos de Vassily Kandinsky cité par Nina Kandinsky dans Kandinsky et moi, trad. de l’allemand par J. M. Gaillard-Paquet, Paris, Flammarion, 1978, p. 239. 2. Will Grohmann, Vassily Kandinsky. Sa vie, son œuvre, Paris, Flammarion, 1958, p. 224. 3. Au sujet de son intérêt pour les miniatures perses, une lettre relate la visite d’une exposition de miniatures perses (cf. lettre à Will Grohmann du 11 février 1935, dans Wassily Kandinsky, Briefe an Will Grohmann, 1923-1943, Munich, Hirmer, 2015, p. 411). 4. Il s’agit des vingt-trois gouaches réalisées par Miró lors de son exil à Varengeville-surmer au début de la Seconde Guerre mondiale. 5. Planche VI, image de comète, dans Johannes Hartmann, Astronomie, Leipzig, Berlin, Teubner, 1921 (Die Kultur der Gegenwart, Teil 3, Abteil. IV, bd. 3). 6. Vassily Kandinsky, « La valeur d’une œuvre concrète », XXe siècle, no 5-6, février-mars 1939. 7. Matthias Haldemann, « Théâtre de l’image. L’abstraction de l’abstraction de Kandinsky », dans Christian Derouet (dir.), Kandinsky, cat. exp. [Munich, Städtische galerie im Lenbachhaus und Kunstbau, 25 octobre 2008-8 mars 2009 ; Paris, Centre Pompidou, 8 avril-10 août 2009 ; New York, Solomon R. Guggenheim Museum, 18 septembre 2009-31 janvier 2010], Paris, Centre Pompidou, 2009, p. 280. 8. Georges Limbour dans Le Spectateur des arts – revue paraissant aux éditions René Drouin (no 1, décembre 1944) –, cité par Christian Derouet, « Notes et documents sur les dernières années du peintre Vassily Kandinsky », Les Cahiers du Musée national d’art moderne, no 9, 1982, numéro spécial « Paris-Paris, 1937-1957 », p. 84-107.

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1941 [*] Jacques Faujour L’étagère contenant des pots de pigments dans l’atelier de Vassily Kandinsky à Neuilly-sur-Seine 1981 Fonds Kandinsky Bibliothèque Kandinsky Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne

KANDINSKY RENONCE À L’EXIL AMÉRICAIN. AQUARELLES ET DESSINS À L’ENCRE En 1941, à l’instar de Max Ernst, André Breton et Yves Tanguy, Kandinsky est tenté de quitter l’Europe pour les États-Unis. Avec Nina, l’artiste figure sur la liste de l’Emergency Rescue Committee1 mais il se sent trop âgé pour émigrer2. Et l’accueil assez distant qu’Alfred Barr, le directeur du Museum of Modern Art, fait à ses peintures parisiennes ne l’encourage pas à traverser l’Atlantique. Alors, malgré la guerre, Kandinsky poursuit ses expositions à Paris, ainsi qu’à distance à Los Angeles et New York. Émigrer aux États-Unis lui aurait certainement permis de retrouver une certaine assise, notamment auprès de son principal collectionneur Solomon R. Guggenheim, mais aussi de précieux soutiens comme ceux de Karl Nierendorf et de son ancien élève du Bauhaus, Josef Albers. Depuis 1912 et plus particulièrement sa participation à l’Armory Show en 1913, Kandinsky bénéficiait d’une attention particulière de la part des collectionneurs américains. La période de la guerre est donc particulièrement difficile pour Kandinsky. En raison de la censure, les lettres échangées avec son ami l’historien d’art Will Grohmann et le collectionneur Hermann Rupf sont de moins en moins nombreuses. Il est également plus difficile pour l’artiste de garder des liens avec ses principaux galeristes et marchands outre-Atlantique. Ses amis désertent Paris. Fuyant la zone occupée par les Allemands, le couple Arp s’est installé à Grasse. Les Delaunay, après avoir quitté Paris pour l’Auvergne en 1940, s’installent à Mougins en 1941. Dans cette période de pénurie Kandinsky remplit des carnets de croquis de dessins méticuleusement détaillés. Au cours de l’année 1941, il réalise trente-cinq gouaches et aquarelles ainsi qu’un grand nombre de dessins à l’encre de Chine3. La guerre n’entrave en rien l’imaginaire de l’artiste qui se livre à des compositions féeriques et vibrantes comme Actions variées (1941, cat. 39), entièrement constellée de figures de fantaisie multicolores surgissant du néant de la toile à l’image de la recréation d’un monde. Alors que Kandinsky se sent très isolé à Paris, Hans Arp et Max Bill l’associent à la réalisation d’un projet de portfolio de gravures qui sera publié l’année suivante par les éditions du groupe d’art non-objectif Allianz. Le portfolio réunit de nombreux représentants et défenseurs de l’art concret et s’intitule non sans raison 10 Origin. Il s’agit en effet pour ces artistes d’interroger les origines et fondements de l’abstraction. Aux côtés des neuf estampes réalisées par Hans Arp, Max Bill, Sonia Delaunay, César Domela, Leo Leuppi, Richard Paul Lohse, Alberto Magnelli, Sophie Taeuber-Arp et Georges Vantongerloo, Kandinsky réitère sa vision prophétique d’un art régi par les « lois cosmiques ».

1. Centre américain de secours, à Marseille. Fondée aux États-Unis par les émigrés allemands comme Thomas Mann ou Albert Einstein, l’organisation avait recruté le journaliste anti-nazi Varian Fry surnommé « l’Ange gardien américain » pour venir en aide aux artistes et intellectuels désireux de quitter l’Europe. 2. Lettre de Varian Fry à V. Kandinsky, 7 mai 1941, citée par V. Endicott Barnett, « L’artiste se réinvente. Changements, crises, tournants », dans C. Derouet (dir.), Kandinsky, op. cit., p. 258 : « M. Barr voudrait surtout que vous preniez avec vous toutes vos toiles, en particulier vos anciennes œuvres. » Fonds Kandinsky, Bibliothèque Kandinsky, VK 114, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris. 3. Kandinsky, Carnets de dessins 1941, Paris, Karl Flinker, 1972, avec une introduction de Gaëtan Picon. 170

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1942 [*] Boris Lipnitzki Vassily Kandinsky replaçant un pot de pigments sur une étagère Vers 1937 Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne

« EN MANQUE DE TOILES, JE FAIS DE PETITES CHOSES SUR DU CARTON ANCIEN » (Kandinsky, lettre à Pierre Bruguière, 16 octobre 1942)

La Seconde Guerre mondiale et les difficultés matérielles qu’elle suscite sont paradoxalement propices au renouvellement du vocabulaire plastique de nombreux artistes et à une inventivité qui contraste avec le contexte historique. Abandonnant la peinture, César Domela réalise des reliefs à l’aide de matériaux en tous genres ; Victor Brauner crée des peintures à la cire et au brou de noix ; Alberto Magnelli s’engage dans la production de collages et d’ardoises gouachées. À partir du milieu de l’année 1942, Kandinsky peint exclusivement sur de petits formats en bois, carton ou contreplaqué. Le peintre affectionne tout particulièrement les cartons photographiques du début de siècle. Il s’en entretient avec Pierre Bruguière dans une lettre du 16 octobre 1942 : « Je travaille comme d’habitude, mais en manque de toiles, je fais de petites choses sur du carton ancien1. » L’artiste peint toutefois encore de rares mais importantes huiles sur toile comme Tensions délicates (Londres, collection J. Shafran) réalisée au cours de l’été 1942, ainsi qu’Accord réciproque2. L’œuvre de l’ultime période de Kandinsky met tout particulièrement au jour le processus créatif de l’artiste, qui, à l’aide de dessins et de croquis, échafaude des compositions complexes, pullulantes comme en devenir à l’image de la nature même. Kandinsky poursuit plus avant ses expérimentations dans le domaine graphique, conjuguant diverses techniques (huile, ripolin, gouache et encre). Il se consacre également à la réalisation de textiles (ill. p. 190 et 191), en collaborant à la réalisation de quelques modèles coloriés pour le fabricant de tissus Jean Bauret, de la société industrielle de la Lys. Les tapisseries qu’il observe dans les musées français et peut-être le souvenir des textiles russes expliquent ce goût pour les semis de motifs formant un continuum décoratif. Alors que la barbarie dévaste l’Europe, l’art de Kandinsky, en cette dernière période, a tout de celui d’un émailleur ou d’un brodeur. Poétiques et liés aux cosmos comme Bleu de ciel (1940, cat. 34) ou Balancement (1942, anciennement galerie Maeght)3, les thèmes choisis, souvent joyeux, indiquent l’optimisme indéfectible de l’artiste et son déni du tragique de l’époque. Kandinsky, pleinement dévoué à son travail, refuse de porter attention à la dégradation des conditions de vie. Il écrit à Pierre Bruguière dans une lettre datée du 14 mars 1942 : « En général, nous n’avons pas de raisons sérieuses de nous plaindre. Nous avons parfaitement bien vu le bombardement du 3 mars par nos fenêtres et nous étions assez naïfs pour le prendre assez longtemps pour un feu d’artifice merveilleux […]. Tout cela ne m’empêche pas de travailler dur4. » Si Une fête intime (1942, cat. 55) conserve encore un caractère ingénu et semble détaché de la réalité, Accord réciproque (janvierfévrier 1942, cat. 52) reflète davantage la lutte d’un artiste en prise avec l’âge et la guerre.

1. « 25 lettres de Kandinsky à Pierre Bruguière », dans C. Derouet, « Notes et documents sur les dernières années du peintre Vassily Kandinsky », art. cité, p. 96. 2. Roethel-Benjamin, 1984, cat. no 1125 3. Roethel-Benjamin, 1984, cat. no 1124. 4. Lettre de V. Kandinsky à Pierre Bruguière, dans T. Bashkoff, « Kandinsky et “l’Amérique en général” », art. cité, p. 296. 186

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1942

Une fête intime

[cat. 55]

1942 Huile et tempera sur carton Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne

Peinte en 1942, Une fête intime est une œuvre de petit format réalisée sur carton, un petit théâtre de l’intimité dont la douce scénographie se déploie sur un fond gris-bleu. Depuis ses débuts à Munich, Kandinsky croyait en la vie autonome des images, et en la liberté des figures créées par l’art. Le dynamisme des peintures parisiennes est à cet égard saisissant. Les motifs semblent transiter d’une image à l’autre, libérés de toute entrave, conférant une unité toute particulière aux peintures de cette décennie. Pour Kandinsky, l’objet est un « trompe-l’esprit » qu’il préfère remplacer par des « formes purement picturales » (« La valeur d’une œuvre concrète », 1939). Une fête intime incarne bien le « monde en soi » (Alexandre Kojève) inventé par Kandinsky1. Dans ce décor onirique, dominé par un astre immense, grand disque jaune citron, une forme de balancier maintient en équilibre instable des lampions ou cylindres cannelés. « Le jaune […] a la capacité spéciale de “monter” toujours plus haut et d’atteindre les hauteurs insupportables à l’œil et à l’esprit » écrivait l’artiste dans son essai intitulé « L’art concret » (1938). On ne sait en réalité s’il faut s’en tenir à la dimension presque enfantine de cette toile. Ambigu, l’artiste semble encore rechercher tantôt « dans l’inquiétude, la tranquillité », tantôt « dans la tranquillité, l’inquiétude » (« Toile vide, etc. », 1935). Mystérieuse et délicate, Une fête intime distille une atmosphère étrange qui révèle en 1942 la position particulière de Kandinsky, partagé entre son déni du conflit et son optimisme sans faille. « À des amis qui s’inquiétaient un jour des conséquences d’un terrible bombardement qui avait lieu une nuit [il avait répondu] qu’il avait assisté aux splendeurs et aux magnificences d’un superbe feu d’artifice », raconte Christian Zervos. SB

1. Alexandre Kojève, Les Peintures concrètes de Kandinsky, Bruxelles, La Lettre volée, 2001, p. 31. 200

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1943 1944 Exposition « Étapes de l’œuvre de Wassily Kandinsky », cat. exp. [Paris, galerie L’Esquisse, 7 novembre-7 décembre 1944], Paris, L’Esquisse, 1944 Fonds Kandinsky Bibliothèque Kandinsky Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne

LA DERNIÈRE EXPOSITION DE KANDINSKY À LA GALERIE L’ESQUISSE DOMELA, DE STAËL ET MAGNELLI. LA « GRANDE SYNTHÈSE » En 1943, alors que l’Ouest parisien est bombardé et que les Alliés visent les usines de BoulogneBillancourt, non loin de Neuilly, Kandinsky se réfugie à Rochefort-en-Yvelines. La mort d’Oskar Schlemmer, ancien compagnon du Bauhaus, le touche beaucoup comme celle, survenue accidentellement, de Sophie Taeuber-Arp à laquelle il consacre alors un texte émouvant. Jusqu’à la fin de sa vie, l’artiste ne cesse de défendre une conception prophétique de l’art. L’article qui paraît un an avant sa mort dans la revue XXe siècle puis dans 10 Origin (1942) illustre une vision inchangée et romantique de l’art nourrie de spiritualité. « [L]’art possède […] une qualité exclusive de deviner dans l’“aujourd’hui” le “demain”, force créatrice et prophétique1. » Kandinsky est actif jusqu’en mars 1943 avant que la maladie ne l’épuise. Il continue de dessiner dans des carnets et peint sur des supports de fortune. Les toiles se font rares. Ses peintures s’assombrissent tant dans leurs couleurs que dans leurs titres : Ténèbres (1943)2 , Inquiétude (1943)3 et Isolation (1944)4. Christian Derouet, du reste, a très bien décrit cette toute dernière période du peintre. « En 1943, avec une boulimie étonnante, il se consacrait à une peinture de chambre qui lui donnait l’illusion de peindre à l’huile, mais où il perdait la légèreté et l’instantanéité de ses œuvres sur papier. Ces exercices de survie étaient sa “résistance” à la détérioration progressive de sa condition physique, aux stupides offenses de la critique et à l’avilissement de la vie artistique de l’époque5. » Malgré l’exil et la guerre, Kandinsky aura néanmoins peint assidûment, jusqu’en 1944, en tout plus de trois cent cinquante œuvres. On décompte cent quarante-quatre toiles parisiennes, environ deux cent vingt aquarelles et gouaches et des centaines de dessins. Ses écrits extrêmement touchants témoignent alors de son engagement sans faille pour l’abstraction. Au cours de ses ultimes années, la galerie Jeanne Bucher puis la galerie L’Esquisse exposent l’artiste aux côtés de Domela, de Staël et Magnelli. Will Grohmann puis Nina Kandinsky ont dans le sillage de l’artiste qualifié de « grande synthèse » cette dernière période où le peintre atteint le « zénith de la création ». Kandinsky lui-même voyait ses tableaux de la dernière étape comme « une synthèse de la tête et du cœur, de la règle et de l’intuition, la synthèse de nombreuses expériences des sens6 ». S’y trouvent dans le même temps réunis la fulgurance des premières œuvres abstraites peintes du temps du Blaue Reiter et de l’avènement de Du spirituel dans l’art, les couleurs des années russes et le vocabulaire géométrique du temps du Bauhaus. La dernière période est donc non seulement la synthèse des précédentes mais un renouveau, un « hymne à une jeunesse retrouvée » (Nina Kandinsky).

1. 10 Origin, op. cit. 2. Ténèbres, huile sur toile, 58 × 42 cm, collection particulière, anciennement galerie Maeght, Paris. 3. Inquiétude, 1943, huile sur carton, 58 × 42 cm, collection particulière. 4. Isolation, 1944, huile sur toile, 58 × 42 cm, collection particulière. 5. C. Derouet, « Notes et documents sur les dernières années du peintre Vassily Kandinsky », art. cité, p. 87. 6. W. Grohmann, « Kandinsky – Synthèse », art. cité.

Avec la distance qui le caractérise et souvent avec humour, Kandinsky parvient à s’affranchir des codes et des règles dans cette production atypique qui a longtemps dérouté la critique. Libéré de ses obligations d’enseignement, indifférent aux règles, il aura laissé surgir du néant de la « toile vide » les visions troublantes de son imaginaire. Après la Libération, Kandinsky meurt le 13 décembre âgé de soixante-dix-huit ans à son domicile de Neuilly d’une attaque cérébrale. La photographe Rogi André a fixé la dernière effigie du peintre dans un cliché d’une grande force. Allongé entre deux grandes toiles, Mouvement I (1935, cat. 14) et Accord réciproque (janvier-février 1942, cat. 52), Kandinsky semble flotter dans l’éther et rejoindre le cosmos. Comme l’indiquera Henri-Pierre Roché dans le catalogue de l’exposition qui se tiendra à la galerie Drouin en 1949 : « Kandinsky est resté à travers tout, constamment orienté par sa mystique propre et par son souci du cosmique. » Il est enterré au cimetière de Neuilly aux côtés de son épouse Nina, qui fut sa compagne durant vingt-sept ans de 1917 à 1944.

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LA SYNTHÈSE PARISIENNE ANGELA LAMPE

[*] Ill. 1 Étude pour la couverture de l’Almanach Der Blaue Reiter 1911 Aquarelle, encre de Chine et gouache sur papier Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne

1. Christian Zervos, « Notes sur Kandinsky. À propos de sa récente exposition à la Galerie des “Cahiers d’Art” », Cahiers d’art, no 5-8, 1934, p. 154. 2. Lettre à Alfred Barr, 16 juillet 1936, citée d’après la traduction française dans Andrei Nakov, Kandinsky secret – l’énigme du premier tableau abstrait, Dijon, Les Presses du réel, 2015, p. 339. Voir aussi la traduction d’Annegret Hoberg, « Vassily Kandinsky : abstrait, absolu, concret », dans Christian Derouet (dir.), Kandinsky, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, 2009, p. 218. 3. Georgia Illetschko, Kandinsky und Paris, Munich, New York, Prestel, 1997, p. 153-172. 4. Ibid., p. 157. 5. Vivian Endicott Barnett, « The Essential Unity of Kandinsky’s Pictorial Modes », dans Kandinsky at the Guggenheim, New York, Abbeville Press, 1983. Voir aussi Matthias Haldemann, Kandinskys Abstraktion. Die Entstehung und Transformation seines Bildkonzepts, Munich, Wilhelm Fink, 2001.

Il est devenu habituel de distinguer quatre étapes dans la carrière de Vassily Kandinsky, qui correspondent aux grands jalons de sa vie : les débuts à Munich avec la création du Blaue Reiter (Cavalier bleu), le retour en Russie après l’éclatement de la Grande Guerre, l’enseignement au Bauhaus et, enfin, les dernières années passées dans la capitale française. Aussi son œuvre est-il lu à travers le prisme de différents environnements et de contextes nouveaux, dans lesquels l’artiste évolue et, en chaque lieu, se réinvente. Son parcours s’inscrivant moins dans une continuité que dans une succession de ruptures et de tournants, il s’agit dès lors de faire ressortir les changements et les particularités stylistiques qui caractérisent une période donnée. Cela vaut tout particulièrement pour la dernière étape de sa vie, qui suit l’installation du peintre à Neuilly en décembre 1933. Avec ses joyeuses constellations biomorphiques et une douceur chromatique inédite, l’œuvre tardif de Kandinsky est considéré comme une nouvelle phase bien distincte, signe d’une mutation profonde. Christian Zervos affirme dans les Cahiers d’art que l’influence de la nature sur l’œuvre de Kandinsky « n’a jamais été aussi sensible que dans les toiles peintes à Paris. L’atmosphère, la lumière, la légèreté du ciel de l’Ile-de-France transforment totalement l’expression de son œuvre1 ». Cette évaluation est partagée par l’artiste lui-même, lorsqu’il écrit en 1936 à Alfred Barr que Paris, avec « sa merveilleuse lumière (puissante-douce), a assoupli ma palette ». Selon Kandinsky, « d’autres couleurs sont venues, d’autres formes, tout à fait nouvelles », mais il concède avoir déjà utilisé certaines d’entre elles « des années auparavant. Tout cela, bien sûr, inconsciemment. Une autre “direction de la touche” est également venue, souvent tout bonnement une nouvelle technique »2. Plus nuancé que son ami Zervos, l’artiste suggère une antériorité des formes présentes dans son vocabulaire parisien. Sa nouveauté apparaît dès lors plus relative. Rares pourtant sont les chercheurs à s’être penchés sur les constantes de l’œuvre de Kandinsky, sur la reprise de motifs, sur la rémanence de schémas de composition ou sur la persistance de certains thèmes. En ce qui concerne la période parisienne, il faudrait mentionner en premier lieu Georgia Illetschko, qui consacre le dernier chapitre de son ouvrage de référence, Kandinsky und Paris, à la survivance de l’iconographie munichoise3. Établissant un parallèle entre les situations historiques vécues par l’artiste, en quête d’une nouvelle ère spirituelle, dans l’une et l’autre ville sous la menace de la guerre, elle s’intéresse en particulier au motif du cavalier. Dès ses débuts, Kandinsky représente des chevauchées qui, par la suite, deviendront l’emblème de son célèbre Almanach du Blaue Reiter, comme en témoigne l’étude destinée à figurer sur la couverture (1911, Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, ill. 1). Or cette figure rédemptrice – serait-ce un saint Georges en ascension ? – se retrouve selon l’auteur sous une forme stylisée en haut à gauche de la toile Violet-Orange, 1935 (New York, Solomon R. Guggenheim Museum, ill. 2), où elle avance en direction de deux diagonales – des lances ? – derrière lesquelles une forme serpentine sur fond noir pourrait évoquer le dragon de la légende. Dans un autre tableau, Isolation, de 1944 (Collection particulière), l’une des dernières œuvres de Kandinsky, la représentation d’un cavalier portant une lance – très proche d’un saint Georges sur une peinture sous verre exécutée en 1911 – est, selon Illetschko, plus aisément lisible encore4. L’intérêt de ce type de comparaisons iconographiques nous semble cependant limité, la ligne de partage entre reprise intentionnelle et similarité fortuite n’étant pas toujours facile à tracer. À l’instar de Vivian Endicott Barnett qui, dès 1983, a consacré une longue et rare analyse à l’unité picturale dans l’œuvre de Kandinsky5, il s’agit plutôt, à notre sens, d’orienter la réflexion vers un plan plus général. La spécialiste américaine a démontré que les débuts

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VASSILY KANDINSKY ET LE « LABEL PARISIEN » MARIE GISPERT

[*] Ill. 1 Anonyme Vassily Kandinsky sur le balcon de l’appartement à Neuilly-sur-Seine Vers 1935 Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne

1. Lettre de Vassily Kandinsky à Josef Albers, 21 janvier 1935, citée en français et en allemand dans Kandinsky-Albers. Une correspondance des années trente/Ein Briefwechsel aus den Dreißiger Jahren, texte établi et annoté par Jessica Boissel, trad. de l’allemand par Jeanne Etoré, Les Cahiers du Musée national d’art moderne, Hors-Série/Archives, Paris, Centre Pompidou, 1998, p. 45. Cet essai doit beaucoup aux travaux antérieurs sur Kandinsky et la France. Voir à ce propos, outre l’ouvrage précédemment cité : Christian Derouet, « Kandinsky et les Cahiers d’art (1927-1944) », dans Kandinsky, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, 2009, p. 306-323. Sur Kandinsky et Paris, voir Georgia Illetschko, Kandinsky und Paris. Die Geschichte einer Beziehung, Munich / New York, Prestel, 1997. Sur la période parisienne de Kandinsky, voir C. Derouet et J. Boissel (dir.), Kandinsky. Œuvres de Vassily Kandinsky (1866-1944), cat. exp., Paris, Centre Pompidou, 1984 ; C. Derouet, « Kandinsky in Paris: 1934-1944 », dans Kandinsky in Paris: 1934-1944, cat. exp., New York, Solomon R. Guggenheim Foundation, 1985, p. 12-60 ; C. Derouet, « Kandinsky, “triumvir” de l’exposition du Jeu de Paume en 1937 », dans Paris-Paris. Créations en France 1937-1957, cat. exp., Paris, Centre Pompidou, 1981, p. 64-68. Voir également les correspondances publiées de Kandinsky : Vassily Kandinsksy. Correspondances avec Zervos et Kojève, présentées par C. Derouet, Les Cahiers du Musée national d’art moderne, Hors-Série/ Archives, Paris, Centre Pompidou, 1992. 2. Kandinsky participe au Salon d’automne de 1904 à 1907 et au Salon des indépendants en 1907 et 1908, puis à nouveau en 1911 et 1912 3. Lettre de V. Kandinsky à Will Grohmann, 4 décembre 1933, citée dans Karl Gutbrod, « Lieber Freund… » Künstler schreiben an Will Grohmann. Eine Sammlung von Briefen aus fünf Jahrzehnten, Cologne, DuMont Schauberg, 1968, p. 62. 4. Lettre de V. Kandinsky à Josef Albers, 21 janvier 1935, citée en français et en allemand dans Kandinsky-Albers. Une correspondance des années trente, op. cit., p. 45. 5. Le déroulé détaillé des relations entre les deux hommes a été étudié par Christian Derouet dans C. Derouet, « Kandinsky et les Cahiers d’art (1927-1944) », art. cité, et Vassily Kandinsksy. Correspondances avec Zervos et Kojève, op. cit.

« Autrefois, je pensais qu’il était possible de réussir sans passer par Paris, c’était une grossière erreur. Sans le “label parisien”, il est véritablement impossible d’avoir une renommée “internationale”1. » Cette lettre écrite par Kandinsky de Paris à Josef Albers, qui a choisi quant à lui d’émigrer aux États-Unis, dit assez l’importance de Paris pour l’artiste. Après un premier séjour à Sèvres avec sa compagne Gabrielle Münter de juin 1906 à juin 1907 et quelques participations aux salons parisiens2, c’est là qu’il choisit de s’installer lorsqu’il s’exile d’Allemagne en 1933. Les raisons en sont évidemment politiques mais le lieu d’émigration correspond donc aussi à la volonté de s’imposer sur la scène française. Le peintre est très clair sur ce point dans la lettre qu’il adresse au critique d’art Will Grohmann au moment de son départ pour la France, fin décembre : « Nous nous sommes longuement interrogés : où aller ? Suisse ? Italie ? Amérique ? Paris ? Comme la situation du marché de l’art n’est nulle part très favorable aujourd’hui, nous nous sommes décidés pour Paris, qui reste malgré tout le centre artistique du monde et qui offre les meilleures opportunités pour vivre de la vente d’œuvres3. » Cet intérêt pour Paris comme marché potentiel et lieu de consécration est visible dès les années 1920. La correspondance de Kandinsky avec Christian Zervos montre en effet un souci constant d’organiser des expositions parisiennes. Il est par ailleurs très attentif à la réception de ces expositions : « Ça saurait [sic] très important pour moi d’avoir une grande exposition à Paris (naturellement avec un certain succès !), puisque c’est Paris qui fait le “marché” et c’est justement là où on reçoit une satisfaction “moral” [sic] complaite [sic]. Mais pas au prix de concessions dégoûtantes4. » Afin d’éviter ces « concessions dégoûtantes » et d’obtenir à Paris la reconnaissance qu’il appelle de ses vœux, Kandinsky s’appuie sur plusieurs réseaux à géométrie variable. L’un des plus significatifs est celui qui gravite autour de la revue Cahiers d’art et de son rédacteur en chef Christian Zervos, qui rencontre pour la première fois Kandinsky au Bauhaus à Dessau en 1926, alors qu’il rendait visite à Klee5. C’est Will Grohmann, historien et critique d’art allemand, ami du peintre6, qui est chargé d’écrire le premier article monographique important, publié en 19297 et suivi de plusieurs autres dans Cahiers d’art. Il est également responsable du numéro spécial de la revue belge Sélection consacré à Kandinsky en 1933 et diffusé en France8. Il semble même que l’article de 1929 soit une initiative de Grohmann. Kandinsky souffrait en effet de l’intérêt plus grand que Zervos portait à Klee et la parution de l’article du critique allemand est très longtemps retardée. Cela n’empêche cependant pas le peintre d’en apprécier le contenu puisqu’il écrit au critique à ce propos : « Le peintre ne se réjouit généralement pas du compliment mais de ce qui touche juste. Et cela, vous l’avez touché9. » Les illustrations qui paraissent dans Cahiers d’art jouent elles aussi un rôle essentiel dans la connaissance de l’art de Kandinsky en France. Outre la volonté d’inédit de Zervos, elles semblent être choisies en fonction de l’avancée de leur diffusion en France, participant ainsi de leur reconnaissance. Le premier article sur Kandinsky, paru en 1929, est illustré de seize reproductions récapitulant, dans l’ordre chronologique, les différentes périodes de l’artiste afin de donner une idée générale de sa production. En revanche, après les premières expositions de Kandinsky, dès lors davantage connu des lecteurs de la revue, le choix des illustrations est différent. Il s’agit alors de faire le point sur les productions récentes, comme dans l’article que Zervos consacre en 1934 à une exposition de la galerie des Cahiers d’art10. Outre les articles des Cahiers d’art, paraît, en 1931, la belle monographie de Will Grohmann11. Dans son édition de luxe elle présente, en plus des soixante-quatorze reproductions d’œuvres, un bois en couleurs original et plusieurs planches en noir12. Encore une fois cependant, c’est la monographie sur Klee qui est

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UN MONDE EN SOI

Les peintures concrètes de Vassily Kandinsky ou la « pulsation de la vie1 » SOPHIE BERNARD

[*] Ill. 1 Vassily Kandinsky Illustration pour 10 Origin / Jean Arp, Max Bill, Sonia Delaunay, César Domela, Wassily Kandinsky, Leo Leuppi, Richard Paul Lohse, Alberto Magnelli, Sophie Taeuber-Arp, Georges Vantongerloo, Zurich, Allianz-Verlag 1942 Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne

1. Vassily Kandinsky, « De l’art abstrait - IV. Réflexions sur l’art abstrait », Cahiers d’art, no 7-8, 1931, p. 351. Cahiers d’art a donné la parole aux artistes par le biais d’enquêtes : l’« Enquête sur l’art abstrait » s’est ainsi répartie sur six numéros de l’année 1931 et comprenait des réponses de Mondrian, Léger, Kandinsky, Arp, etc. 2. Ibid., p. 350. 3. Ibid., p. 352-353. 4. Christian Derouet, « Baumeister et Cahiers d’art. Un prêté pour un rendu », dans Willi Baumeister et la France, cat. exp. [Colmar, musée Unterlinden, 4 septembre-5 décembre 1999 ; Saint-Étienne, Musée d’art moderne, 22 décembre 1999-26 mars 2000], Paris, Réunion des musées nationaux, 1999, p. 84. 5. Georgia Illetschko, Kandinsky und Paris. Die Geschichte einer Beziehung, Munich, New York, Prestel, 1997, p. 17-34. 6. Marie Gispert, « Kandinsky et le “label parisien”. Stratégies de diffusion d’un peintre abstrait étranger dans le Paris de l’entre-deuxguerres », Cahiers du musée national d’art moderne, no 125, automne 2013, p. 82-105. 7. Lorsque Kandinsky arrive à Paris, la scène artistique se partage entre les surréalistes conduits par André Breton et les tenants d’Abstraction-Création. Michel Seuphor, chef de file du second mouvement, combat ardemment le premier : « J’entends par surréalisme... ce petit morceau de merde que chacun a dans son cœur pour citer un des leurs et non le moins bourgeois » (AbstractionCréation, no 1). Kandinsky lui-même n’hésite pas à vilipender les surréalistes dans un texte de 1936, « Le rôle des surréalistes a été exagéré ». « Aus einem Brief: Die Bedeutung und die Rolle der Surrealisten wird oft etwas übertrieben », 15 novembre 1936 [Extrait d’une lettre : L’importance du rôle des surréalistes est souvent un peu exagérée] Fonds Kandinsky, Bibliothèque Kandinsky, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris. 8. Dora Vallier, L’Art abstrait [1967], Paris, Hachette, coll. « Pluriel », 2012, réimprimé en janvier 2016, p. 196. 9. Christian Zervos, « Notes sur Kandinsky. À propos de sa récente exposition à la Galerie des “Cahiers d’art” », Cahiers d’art, no 5-8, 1934, p. 149.

« Créer une œuvre, c’est créer un monde. » Vassily Kandinsky, Regards sur le passé, 1913

Lorsqu’au début des années 1930 Kandinsky fuit l’Allemagne pour Paris, l’abstraction connaît une situation quelque peu paradoxale. On la confond volontiers avec un art froid, désincarné et géométrique. L’enquête intitulée « De l’art abstrait - IV »2 que publie le rédacteur en chef des Cahiers d’art Christian Zervos en 1931 est à ce titre révélatrice des débats de l’époque. Tribune ouverte aux grandes figures de l’abstraction, elle est une invitation à prendre la défense d’un « art accusé » d’être « inexpressif et cérébral à l’excès », de privilégier les « tons purs » et les « dessins géométriques » aux dépens de l’émotion, et in fine d’avoir engagé l’art « dans une impasse ». Jamais en effet Zervos, qui rencontra Kandinsky au Bauhaus à l’occasion d’une visite à Paul Klee en 1928, ne put envisager l’abstraction autrement que sous l’angle de sa liaison avec le monde sensible. Et le pionnier de l’abstraction, fidèle à sa conception spirituelle de l’art, répondit à l’enquête de l’éditeur sur le ton de la profession de foi, affirmant que l’art abstrait était avant toute chose « pulsation de la vie ». « Les peintres “abstraits” sont les accusés, c’est-à-dire qu’il leur faut se défendre. Ils doivent prouver que la peinture sans “objet” est vraiment de la peinture et a le droit d’exister à côté de l’autre. […] Quelques-unes de nos peintures “abstraites” actuelles sont au meilleur sens du mot douées d’une vie artistique : elles ont la pulsation de la vie, le rayonnement et exercent une action sur l’intérieur de l’homme par l’intermédiaire de l’œil. D’une manière purement picturale. De même, il n’y a parmi les innombrables peintures actuelles sans objet que quelques-unes, qui soient douées de vie artistique, au meilleur sens du mot3. » Cette « vie artistique », Kandinsky la convoque et la défend dans un contexte bien particulier, celui, comme l’indiquait Christian Derouet, de la « “gué-guerre” aujourd’hui oubliée que se livrent ouvertement, du moins à Paris, les abstraits dits aussi “concrets” et les tenants du surréalisme4 ». Même s’il collabore ponctuellement au tout début des années 1930 aux activités des associations Cercle et Carré puis Abstraction-Création, s’il est par ailleurs invité par les surréalistes à participer au Salon des surindépendants en 1933, l’artiste – Christian Derouet, Jessica Boissel, Georgia Illetschko5 et plus récemment Marie Gispert6 l’ont rappelé – est assez isolé et s’identifie peu à leurs problématiques. L’abstraction spiritualiste que défend le pionnier de l’abstraction se révèle dans ses fondements bien différente du cubisme et du néoplasticisme qui occupent alors le devant de la scène artistique. Et s’il est admiré par le chef de file du surréalisme André Breton, Kandinsky émet des réserves vis-à-vis d’un mouvement dont il saisit mal les enjeux7. Dans un temps de musèlement de l’art moderne, à une époque où les avant-gardes sont en quête de définitions et d’historicisation, et alors que les utopies constructivistes sont en crise, bien des artistes vont tenter de dépasser certaines polarités de la scène artistique pour affirmer un goût de l’hybridité, une forme de « syncrétisme » artistique et un refus des systèmes. Les peintures parisiennes de Kandinsky, mystérieuses et équivoques, adviennent dans ce contexte et c’est sous la bannière de l’art « concret » que l’artiste, alors très proche de son neveu le philosophe Alexandre Kojève, entend démontrer leur singularité. L’« art concret » dans les années 1930 est un terme volontiers choisi par les représentants de l’abstraction qui souhaitent réinsuffler une âme à une pratique noyée dans son goût de l’élémentarisme et de la pureté. « L’abstraction systématisée est

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AUX ORIGINES DES FORMES ET DE LA VIE VASSILY KANDINSKY ET LE BIOMORPHISME GUITEMIE MALDONADO

[*] Ill. 1 Boris Lipnitzki Vassily Kandinsky dans son atelier à Neuilly-sur-Seine devant Courbe dominante 1938 Fonds Kandinsky Bibliothèque Kandinsky Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne

1. Christian Derouet, « Notes et documents sur les dernières années du peintre Vassily Kandinsky », Les Cahiers du Musée national d’art moderne, no 9, 1982, numéro spécial « Paris-Paris, 1937-1957 », p. 86. 2. Vassily Kandinsky, « Toile vide, etc. », Cahiers d’art, no 5-6, 1935, p. 117. 3. Kandinsky, lettre à Pierre Bruguière en date du 2 février 1941, reproduite dans « 25 lettres de Kandinsky à Pierre Bruguière », dans C. Derouet, « Notes et documents sur les dernières années du peintre Vassily Kandinsky », art. cité, p. 94. 4. Christian Derouet les a étudiés dans « Kandinsky in Paris: 1934-1944 », dans Vivian Endicott Barnett et C. Derouet (dir.), Kandinsky in Paris: 1934-1944, cat. exp., New York, Solomon R. Guggenheim Foundation, 1985, p. 37-40. Il remarque, entre autres, qu’ils sont alors presque toujours composés de deux mots.

Vassily Kandinsky a passé la dernière décennie de son existence dans une situation pour le moins contrastée. Si ses pairs reconnaissaient en lui le pionnier de l’art abstrait, il faisait toujours les frais d’une critique globalement réfractaire à ce mode d’expression. Émigré d’Allemagne à Neuilly-sur-Seine après la fermeture du Bauhaus par le régime nazi et devenu citoyen français en 1939, il n’en restait pas moins, pour nombre de commentateurs, l’artiste russe par excellence, pétri de l’influence d’un Orient plus ou moins vague. Décrit comme un « marginal dans le milieu artistique parisien1 », il y vécut dans un isolement aussi volontaire que forcé par les circonstances et si l’œuvre qu’il a produite alors a longtemps été déconsidérée, il n’en déploie pas moins un vocabulaire plastique de formes aux contours souples et évocatrices – biomorphiques – largement partagé à l’époque, chez les abstraits comme chez les surréalistes, sans parler d’artistes qui, comme son ami Jean Arp, ont pris une part active aux expérimentations des avant-gardes, sans jamais toutefois laisser enfermer leur art dans les limites d’une quelconque définition. Le parcours de Kandinsky affiche une même aspiration à la liberté, laquelle ne faiblit nullement durant son ultime étape parisienne : il le rappelle à l’occasion – et c’est ainsi que le plus souvent on le présente –, il « [s]’entretien[t] [à l’époque] avec ces choses abstraites depuis vingt-cinq ans environ2 ». C’est ce rôle historique qui lui vaut, entre autres, de figurer dans l’exposition Cubism and Abstract Art organisée au Museum of Modern Art en 1936, à la rubrique « Expressionnisme abstrait », puis un an plus tard, dans la section consacrée à l’« art non-figuratif » de l’exposition parisienne Origines et développement de l’art international indépendant et enfin de participer, en 1939 à Paris, à la première exposition des Réalités Nouvelles qui, dans leurs éditions de l’après-guerre, ont évolué en salon officiel de l’art abstrait. Mais il publie également un texte, « Toile vide, etc. », dans une livraison des Cahiers d’art en grande partie consacrée au surréalisme et milite activement, à partir de la fin des années 1930, pour l’idée d’un « art concret », mettant ainsi en acte le refus de toute « terminologie définitive » qu’il formule en 1941 dans une lettre à Pierre Bruguière : « L’absence de terminologie précise pour ce qu’on appelle l’art abstrait et que vous nommez “réel” et moi “concret”, cette absence est une preuve de la grande force vitale de cet art qui se trouve en développement et a des perspectives infinies3. » Croire assez en ces perspectives et en ce développement pour les mettre en œuvre et leur donner forme – contre les différents avis de décès prononcés, régulièrement et avec plus ou moins d’impatience, par la critique contemporaine –, là n’est pas le moindre signe de cette grande force vitale, dont il s’agira d’examiner les manifestations et les enjeux dans l’œuvre produite par Kandinsky à Paris dans les années 1930 et jusqu’à son décès en 1944. Ambiguïté Le terme ambiguïté fournit un titre alternatif à l’œuvre Complexité simple (1939, cat. 30) que désigne cet oxymore par lequel il est tentant d’ailleurs de résumer l’orientation générale suivie par Kandinsky dans l’entre-deux-guerres et sous laquelle, en outre, on peut regrouper toute une famille parmi les titres qu’il donne alors à ses tableaux. Tout autant que le vocabulaire plastique, la titraison constitue en effet l’un des traits saillants de la période4. Outre Composition IX (1936, cat. 18), qui ajoute l’œuvre peinte en 1936 à la liste de celles que l’artiste élit comme des jalons essentiels dans sa production, on relève un certain nombre de schémas récurrents. Certains titres distinguent, au sein de la composition, un élément – forme-clé, couleur dominante – qui donne, pourrait-on dire, le ton à l’ensemble : Ligne blanche (1936, cat. 16), Deux Points verts (1935, cat. 12), Brun supplémenté (1935, cat. 13), Autour du cercle (1940, New York, Solomon R. Guggenheim Museum) ou encore Surfaces réunies (1934, cat. 11). La pratique n’est pas nouvelle chez l’artiste, elle date de sa découverte de l’abstraction et insiste sur la logique mise en œuvre

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