Remerciements L’auteur adresse ses remerciements à Nicolas Joly, Pierre Rosenberg, David Simonneau et Juliette Trey.
Note au lecteur Les citations des textes anciens sont modernisées selon l’usage actuel : les abréviations écrites au long ; les lettres majuscules, les accents, les apostrophes et la ponctuation adaptés. L’orthographe d’origine a été conservée, à l’exception des terminaisons en -oit,en particulier pour les verbes, qui ont été transcrites en -ait.
COLLECTION SOLO Conception de la collection Violaine Bouvet-Lanselle Suivi éditorial Catherine Dupont Contribution éditoriale Georges Rubel Iconographie Gabrielle Baratella et Suzanne Abou-Kandil Conception graphique de la couverture Quartopiano, musée du Louvre
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Conception graphique et maquette Marie Donzelli Fabrication Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros © Somogy éditions d’art, Paris, 2016 © Musée du Louvre, Paris, 2016 ISBN Louvre : 978-2-35031-537-9 ISBN Somogy : 978-2-7572-1156-4 Photogravure : Quat’Coul, Toulouse et Paris Dépôt légal : août 2016 Imprimé en République tchèque (Union européenne)
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COLLECTION SOLO DÉPARTEMENT DES SCULPTURES
Edme Bouchardon L’Amour se faisant un arc de la massue d’Hercule Guilhem Scherf Conservateur général au département des Sculptures
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Préface Depuis près de trois décennies, les éditions du Louvre consacrent la collection Solo à la découverte des chefs-d’œuvre du musée. La mise en valeur d’une pièce célèbre ou récemment acquise, restaurée ou présentée au cœur d’une exposition est l’occasion d’études nouvelles proposant une synthèse des derniers acquis de la recherche. Ce Solo est le troisième que nous livre Guilhem Scherf, après la Diane de Houdon et le Voltaire nu de Pigalle. Guilhem Scherf est assurément l’un des meilleurs spécialistes de la sculpture du XVIIIe siècle, qu’il aborde tant par des approches thématiques variées que par le genre exigeant des monographies d’artistes. En 2016, c’est à Edme Bouchardon qu’il consacre une exposition avec nos collègues du département des Arts graphiques, du musée J. Paul Getty à Los Angeles et du Fogg Art Museum à Cambridge (Massachusetts). Edme Bouchardon est l’un des artistes les plus importants et les plus passionnants du XVIIIe siècle, que l’on pense à la conception si originale de la fontaine de Grenelle ou à l’extraordinaire genèse du monument équestre de Louis XV. Mais L’Amour se faisant un arc de la massue d’Hercule mérite aussi tout notre intérêt, par les débats politiques et esthétiques qu’a suscités une sculpture finalement plus subversive que le charme de son sujet mythologique ne le laissait présager. Guilhem Scherf nous conte la genèse de l’œuvre, le scandale causé par sa présentation à Versailles – où cette image d’un Hercule à la puissance mise à mal par l’Amour ne pouvait que produire une résonance fâcheuse –, les critiques où se réexamine la question du modèle vivant, mais aussi la reconnaissance, voire le succès, que ce marbre virtuose finit par rencontrer. Sophie Jugie Directrice du département des Sculptures
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« […] l’Amour de Bouchardon qu’on admirera à jamais » Denis Diderot1
« On présenta au Roi jeudi dernier [le 20 août 1750], dans le salon de la Guerre, une figure faite par Bouchardon, fameux sculpteur ; c’est l’Amour âgé d’environ dix-huit ans, qui a déjà travaillé à la massue d’Hercule pour en faire un arc. Il essaye de la plier ; il a derrière lui une épée nue. La figure est de marbre blanc et fait honneur au sculpteur, dont la réputation est déjà fort connue. On ne dit point encore pour quel lieu cette figure est destinée2. » Ce fut un événement remarquable, soigneusement noté par le duc de Luynes, fidèle chroniqueur de la cour de Versailles, que l’installation dans le château d’une statue représentant l’Amour. Son auteur était un sculpteur déjà célèbre, le « fameux » Edme Bouchardon. Mais cette entrée en fanfare n’eut pas le succès escompté, et le marbre dut quitter Versailles. Pourquoi cette commande royale, soigneusement conçue et exécutée par le sculpteur le plus important de sa génération, déplut-elle au point d’être écartée peu de temps après sa livraison, avant d’être spectaculairement réhabilitée quelques décennies plus tard ?
Edme Bouchardon, sculpteur du roi En 1750 Edme Bouchardon était à l’apogée de sa carrière3. Né à Chaumont (Haute-Marne) en 1698, il apprit aux côtés de son père, éminent architecte et aussi sculpteur4, les rudiments de son art. Il quitta l’atelier paternel en 1722 pour se rendre à Paris, où il devint 1. Edme Bouchardon (1698 – 1762) L’Amour se faisant un arc de la massue d’Hercule, 1750 Marbre – H. 1,73 ; L. 0,75 ; Pr. 0,75 m Paris, musée du Louvre, département des Sculptures, M.R. 1761
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1a. Edme Bouchardon L’Amour se faisant un arc de la massue d’Hercule Vue de dos
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1b. Edme Bouchardon L’Amour se faisant un arc de la massue d’Hercule Vue de profil
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2. Edme Bouchardon Faune endormi, 1726-1730 Copie d’après l’antique de la collection Barberini Marbre – H. 184 ; L. 142 ; Pr. 119 cm Paris, musée du Louvre, département des Sculptures, inv. MR 1921
élève de Guillaume Coustou. Ayant obtenu le premier prix de sculpture en août de cette même année, il partit pour l’Italie durant l’été 1723. Il resta à Rome de septembre 1723 à septembre 1732. Ce long séjour fut capital. Bouchardon compléta sa formation en étudiant la statuaire antique et les chefs-d’œuvre de l’art moderne italien, dessinant sans relâche5. Rapidement remarqué, il exécuta des sculptures importantes, parmi lesquelles un ensemble de portraits en buste inspirés aussi bien de compositions antiques (Philip von Stosch, 1727, Berlin, musée Bode) que des formules du grand âge baroque (Clément XII, 1731, Florence, collection Corsini). Sa copie en marbre, faite pour le roi, du Faune endormi antique de la collection Barberini (fig. 2), à grandeur de l’original, obtint un grand succès aussi bien à Rome qu’à Paris, où elle fut envoyée. Peu de temps après son retour en France, en janvier 1733, Bouchardon obtint un logement et un atelier au Louvre, signe incontestable de sa notoriété. Il reçut rapidement des commandes prestigieuses : de la part du roi (une statue de Louis XIV pour le chœur de la cathédrale Notre-Dame, qu’il n’exécuta finalement pas en marbre), et du curé de l’église Saint-
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3. Edme Bouchardon Fontaine des Quatre Saisons, 1739-1745 Marbre et pierre de Tonnerre Paris, rue de Grenelle
Sulpice (la Vierge de douleur, le Christ tenant sa croix et une série de statues d’apôtres, in situ). Agréé le 5 décembre 1733 à l’Académie royale de peinture et de sculpture, et donc désormais sculpteur du roi – un titre qui lui permettait d’exposer ses œuvres au Salon –, il fut reçu membre de l’institution en février 1745 avec un morceau de réception en marbre (le Christ tenant sa croix, musée du Louvre) ; il devint adjoint à professeur de l’Académie dès le 3 avril. Son activité est impressionnante et couvre des domaines variés. Outre la fontaine de la rue de Grenelle, qu’il exécuta pour la Ville de Paris – un chef-d’œuvre qui lui assura une gloire immédiate (fig. 3) –, et quelques travaux pour Versailles (décor du bassin de Neptune, basrelief pour la chapelle), Bouchardon exécuta régulièrement des dessins de médailles et de jetons en tant que dessinateur de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Dessinateur prolifique avidement collectionné par un réseau d’amateurs influents – Mariette, Caylus, Jullienne… (fig. 4) –, l’artiste livra un grand nombre de compositions à des graveurs et à des éditeurs d’estampes, ce qui accrut encore sa notoriété. Au moment où il travaillait à la longue élaboration de
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sa statue de l’Amour, de 1739 à 1750, il était considéré comme l’un des plus importants artistes de sa génération. Il mourut en pleine gloire en juillet 1762, moins d’un an avant l’inauguration en grande pompe, en juin 1763, de la statue équestre en bronze du roi, au centre de la place Louis-XV, l’actuelle place de la Concorde.
La longue exécution d’une commande royale Au Salon de 1739, qui ouvrit le 25 août, jour de la Saint-Louis, Bouchardon exposa un « modèle en terre cuite d’une statue qui [devait] être exécutée en marbre pour le Roy, représentant l’Amour qui, avec les armes de Mars, se fait un arc de la massue d’Hercule : fier de sa puissance, et s’applaudissant d’avoir désarmé deux divinitez si redoutables, le fils de Vénus témoigne, par un ris malin, la satisfaction qu’il ressent de tout le mal qu’il va causer6 ». L’œuvre lui avait été commandée par le directeur des Bâtiments du Roi, Philibert Orry, en compensation de l’abandon de la statue en marbre de Louis XIV7. Le sculpteur présenta au Salon de 1746 un nouveau modèle, en plâtre, expliquant dans le livret que celui de 1739 « n’était qu’un premier travail, qui ne donnait que la pensée. Le modèle qu’on expose aujourd’hui est plus épuré ; tout y est arrêté et fait d’après nature ; et c’est sur ce modèle que la statue de grandeur naturelle s’exécute en marbre pour le Roy8 ». La perte de cette terre cuite de 1739 – que l’on ne peut pas identifier avec la médiocre petite réduction non autographe du musée de Bayonne9 – ne nous permet malheureusement pas de nous représenter l’aspect de ce « premier travail ». Libéré après l’achèvement de la fontaine de Grenelle en 1745, Bouchardon put en effet reprendre son projet et montrer au Salon de 1746 un modèle plus 4. Edme Bouchardon Jeux d’amours et un amour tirant à l’arc Dessin à la sanguine – D. 7,4 cm Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, collection Mariette, Inv. 23 860.
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abouti, que nous reconnaissons peut-être sur le portrait du sculpteur peint par Drouais en 1758 (fig. 5), et qui pourrait être celui de la collection Mariette, dessiné par Gabriel de Saint-Aubin10 (fig. 6 et 7). Un texte très précieux – une « proposition de paiement sur les fonds de l’exercice de 1750 » –, fondé sur un mémoire de Bouchardon, nous dévoile de manière très vivante les étapes de la réalisation de la statue, « ouvrage fait avec un soin extraordinaire ». Le grand intérêt de ce document mérite qu’il soit cité presque intégralement :
5. François Hubert Drouais (1727 – 1775) Portrait d’Edme Bouchardon, 1758 Huile sur toile – H. 129 ; L. 97 cm Paris, musée du Louvre, département des Peintures, INV. 4108
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« En 1740, cette figure fut ordonnée par M. Orry. En 1745, le sr Bouchardon en commença les études, après s’être rempli de son sujet et avoir assuré sa pensée par une première esquisse en terre. Un grand nombre de desseins [sic] d’après nature et d’après plusieurs modèles ont suivi, d’où a résulté un modèle en terre cuite de 2 piés de proportion [soit 65 cm], et un autre de 5 piés ½ de haut [soit 1,79 m], tous deux entièrement faits par l’auteur. Ces modèles ont été moulés. On en a tiré des plâtres entiers et par partie et, pour plus de perfection, on a aussi moulé des corps vivans, des bras, des jambes et autres parties, tous travaux indispensables à quiconque veut imiter la nature et ne se point égarer dans l’exécution en marbre, opérations qui ont occupé pendant plus de quinze mois un mouleur et deux manœuvres. Ces préparations faites, le travail de marbre a commencé au mois de juillet 1747 et a continué jusqu’au 12 mai 1750 que la statue s’est trouvée finie. L’ébauche a été faite par un élève sculpteur, servi par un garçon d’atelier, toujours sous la direction du sr Bouchardon. La figure étant dégrossie, le sr Bouchardon ne s’en est point désemparé jusqu’à ce qu’elle ait été terminée, ayant remanié le marbre totalement, et son scrupule a été poussé jusqu’au point de ne pas se fier à ceux qui sont dans l’usage de poncer et de polir les statues ; nonobstant la longueur et l’ennui de cette opération, craignant qu’on altérât les contours, dans le même point de vue, le sr Bouchardon s’est réservé tous les 6. Gabriel de Saint-Aubin (1724 – 1780) Croquis à la pierre noire, d’après le modèle en terre cuite de l’Amour de Bouchardon, dessiné sur un catalogue de la vente de la collection Mariette, 1775 Boston, Museum of Fine Arts
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coups de trépan, comme étant les plus difficiles et les plus risquables et ceux qui mettent le plus d’esprit dans le travail du marbre. Soutenu par l’espérance de plaire au Roi, il n’a été rebuté d’aucune des difficultés inséparables de l’exécution d’une statue de l’espèce de celle-ci, dont presque toutes les parties sont en l’air, lui offrant à chaque instant et à chaque coup d’outil de nouveaux dangers. De plus cette figure est isolée, conséquemment il n’y a aucune des parties qui n’ait dû et qui ne soit travaillée à fonds et au plus fini ; aussi peut-on dire que cette statue seule a exigé le même ouvrage qu’un groupe de plusieurs figures et qu’il a fallu mettre le temps à profit pour, dans l’espace de quatre ans deux mois, achever un morceau de cette importance et aussi terminé. Pendant tout ce temps, outre un élève sculpteur et un garçon d’atelier, a été continuellement employé un serrurier pour forger et tremper les outils que le marbre égrise à chaque instant […]11. » Ainsi, avant d’attaquer la taille du marbre proprement dit, préalablement dégrossi, Bouchardon utilisa une première esquisse en terre, des dessins « d’après nature et d’après plusieurs modèles », deux modèles en terre (le premier approximativement au tiers des proportions et le second à grandeur de la statue finale), des moulages en plâtre faits sur les modèles en terre et aussi d’après « des corps vivants ». L’artiste fut continuellement aidé dans son travail par un élève sculpteur, un garçon d’atelier et un serrurier. Il fut gratifié d’une rémunération exceptionnelle : 15 000 livres, auxquelles s’ajoutèrent 6 000 livres de gratification. 7. Gabriel de Saint-Aubin (1724 – 1780) Croquis à la pierre noire, d’après le modèle en terre cuite de l’Amour de Bouchardon, dessiné sur un catalogue de la vente de la collection du prince de Conti, 1777 Paris, Bibliothèque nationale, département des Estampes, Réserve
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1 c, d, e, f. Edme Bouchardon L’Amour se faisant un arc de la massue d’Hercule (détails)
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La statue12 montre l’Amour interrompant son travail pour essayer l’élasticité de son arc, déjà taillé aux deux tiers (fig. 1 c) ; un arc dont la force sera redoutable puisque extrait de la massue d’Hercule et travaillé avec le glaive de Mars (fig. 1 d). Son sourire (fig. 1 e) indique sa satisfaction. L’œuvre a été sculptée dans un bloc de marbre à grain fin avec des veines grises qui animent la surface. Le tronc d’arbre servant d’indispensable appui à la statue est en grande partie caché par l’énorme masse de la peau du lion de Némée (tué par Hercule) (fig. 1 f). Le travail de taille est d’une virtuosité inouïe, notamment le rendu des ailes, dont l’épaisseur s’affine vers le bas. Les outils auxquels le mémoire fait allusion ont été utilisés avec légèreté : gradines, ciseaux, trépans, utilisés pour fouiller et détailler les volumes. Bouchardon a multiplié les accessoires (l’arc, le carquois et les flèches de l’Amour, le casque emplumé et le glaive de Mars avec son fourreau, la massue d’Hercule et la peau du lion, le tronc d’arbre,
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les copeaux de bois et la corde destinée à tendre l’arc jonchant la terrasse) et les détails contrastés de texture (les cheveux bouclés, la peau lisse, le carquois orné de rinceaux, etc.) avec un raffinement inouï. « Les trous peuvent atteindre cinq centimètres de profondeur et sont parfois parallèles à la surface, dont ils ne sont séparés que de quelques millimètres […]. Toutes les surfaces ont été poncées puis polies, excepté celles de la base, la peau du lion, les plumes du casque et le tronc13. » La statue témoigne ainsi d’un travail très raffiné de différenciation de matières qui exprime au mieux la sensibilité de l’artiste et son goût marqué pour l’achèvement des formes14 : « Il aimait le fini15. » On lit sur le baudrier du glaive la date d’achèvement fièrement apposée par l’artiste : PAR EDME BOUCHARDON DE CHAUMONT en Bassigni / FAIT en 1750
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