L'éclat des Ombres - L'art en noir et blanc des îles Salomon (extrait)

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L’éclat des ombres L’art en noir et blanc des îles Salomon sous la direction de Magali Mélandri et Sandra Revolon


*musée du quai branly Stéphane Martin Président Karim Mouttalib Directeur général délégué Jérôme Bastianelli Directeur général délégué adjoint Yves Le Fur Directeur du département du patrimoine et des collections Frédéric Keck Directeur du département de la recherche et de l’enseignement

Dominique Arrighi Directeur comptable Céline Féraudy Directeur de l’administration et des ressources humaines Hélène Fulgence Directeur du développement culturel Catherine Ménézo-Méreur Directeur en charge du contrôle de gestion Nathalie Mercier Directeur de la communication Anne Picq Directeur des publics Elvire de Rochefort Directeur, conseiller du président pour le mécénat François Stahl Directeur des moyens techniques et de la sécurité

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CET OUVRAGE EST PUBLIÉ À L’OCCASION DE L’EXPOSITION

L’ÉCLAT DES OMBRES L’ART EN NOIR ET BLANC DES ÎLES SALOMON PRÉSENTÉE EN MEZZANINE EST DU MUSÉE DU QUAI BRANLY DU 18 NOVEMBRE 2014 AU 2 FÉVRIER 2015

Commissariat Magali Mélandri Responsable des collections Océanie, musée du quai Branly Conseiller scientifique Sandra Revolon Maître de Conférences, Aix-Marseille Université, CNRS, EHESS, CREDO 7308 Scénographie Agence Pylône – Jean-Paul Boulanger Conception graphique Tania Hagemeister Conception lumières Alain Chevalier Production – Direction du développement culturel – musée du quai Branly Direction!: Hélène Fulgence Coordination!: Agathe Moroval Production!: Anne Behr Régie des œuvres!: Marie-Julie Chastang Audiovisuel!: Guillaume Fontaine, Marc Henry Tirages photographiques!: Audrey Lagrue

Remerciements Nous sommes extrêmement reconnaissantes à l’ensemble des auteurs de ce catalogue d’avoir accepté de se lancer avec nous dans l’aventure de ce livre hybride, à la fois catalogue d’exposition et ouvrage d’anthropologie sur les cultures matérielles des îles Salomon. Nous adressons également nos remerciements aux prêteurs des institutions publiques françaises et européennes ainsi qu’aux prêteurs particuliers qui ont ouvert leurs collections et nous ont permis de présenter des pièces exceptionnelles au public du musée du quai Branly. Nous partageons la réalisation de cette exposition et de ce catalogue avec nos collaborateurs et amis aux îles Salomon, Lawrence Foana'ota, Patricia George, Tony Heorake, directeur du Musée national et tous ses collaborateurs, Geoffrey et Stephanie Hobbis, Esther Kasia, Luke Marks, Willy More, Kenneth Roga, James Dede Tuita, Silas, Kerry et Frank Waletofe, Lydia Sogabule, Warren Rura, Stanley Wagore et George Waimanu. Pour leurs conseils, leur soutien et leur aide bienveillants nous remercions chaleureusement Guillaume Alévêque, Sylviane Bonvin, Roger Boulay, Gilles Bounoure, Aurélie Brunelle, Lucie Carreau, Ludovic Coupaye, Neil Curtis, Marie Durand, Mark Elliott, Julia Ferloni, Jean-Emmanuel Frantz, Giles Guthrie, Rachel Hands, Steven Hooper, Crispin Howarth, Jeremy Jaud, Frédéric Joulian, Emmanuel Kasarhérou, Christian Kaufmann, Chantal Knowles, Sandrine Ladrière, Stéphanie Leclerc-Caffarel, Pierre Lemonnier, Johanne Lindskog, Andrew Mills, Constance de Monbrison, Alain de Monbrison, Elise Patole-Edoumba, Philippe Peltier, Claire Perrette, Anne Di Piazza, Rhys Richards, Maxime Rovere, Markus Schindlbeck, Claude Stefani, Nicholas Thomas, Wonu Veys, Beatrice Voirol, Gregory Young et Johanna Zetterstrom-Sharp. Merci à Tomi Ungerer, et à son vieux professeur. À la mémoire de Régine van den Broek d'Obrenan.

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Figure de proue, îles de Nouvelle-Géorgie, lagon de Roviana, xixe siècle Bois teinté, nacre, résine (noix de Parinarium), pigments, 29,5 cm Collecté par le comte R. Festetics de Tolna, 1895, Genève, musée Barbier-Mueller, inv. 4501-C Cat. 1


PRÉFACE

Les îles Salomon, archipel du Pacifique Sud, tiennent leur appellation de l’explorateur espagnol Álvaro de Mendaña y Neira qui crut, lorsqu’il accosta sur ces rives en 1568, avoir découvert Ophir, berceau des richesses du célèbre roi d’Israël. Ces îles, à défaut d’en abriter les trésors, héritèrent de son nom. L’exposition «!L’éclat des ombres. L’art en noir et blanc des îles Salomon!» propose aux visiteurs de découvrir un ensemble de 200 pièces exceptionnelles, dont certaines, présentées pour la première fois en France, ont été rassemblées à cette occasion. Figures de proue de pirogues de guerre, reliquaires, monnaies de plumes ou encore armes les plus diverses sont montrés au sein de cette exposition. Les caractéristiques visuelles des pièces exposées sont mises en lumière, valorisant ainsi le subtil jeu de contraste entre leur aspect brillant et leur aspect sombre, particulièrement signifiant pour les différentes cultures de l’archipel. Des photographies historiques issues des collections du musée du quai Branly complètent en outre la sélection d’œuvres, permettant d’illustrer l’impact des rencontres entre les voyageurs occidentaux et les habitants de l’archipel. Plusieurs musées européens – le musée Marischal de l’université d’Aberdeen, le musée des Cultures de Bâle, le musée Barbier-Mueller de Genève, le musée d’Archéologie et d’Anthropologie de Cambridge ou encore le musée de Maidstone – ont généreusement prêté des pièces majeures de leurs collections, dont certaines n’ont jamais voyagé depuis leur collecte. De plus, des musées français tels que le musée d’Aquitaine de Bordeaux, le château-musée de Boulogne-sur-Mer, le musée de Libourne, le Muséum d’histoire naturelle de Rouen, le musée de Minéralogie de l’École des mines et le Musée national de la marine à Paris ont accepté de nous confier des pièces exceptionnelles. Je tiens à leur adresser toute ma reconnaissance. Je souhaiterais, par ailleurs, remercier chaleureusement Magali Mélandri, responsable de collections Océanie au musée du quai Branly, et Sandra Revolon, ethnologue (Aix-Marseille Université CREDO) respectivement commissaire et conseiller scientifique de cette très belle exposition. Je tiens à leur faire part de ma gratitude pour la grande qualité de leur travail scientifique. Le catalogue de cette exposition qu’elles ont toutes deux dirigé rassemble des contributions des plus grands spécialistes de l’archipel, nous proposant ainsi un ouvrage de référence sur les îles Salomon. Mes plus vifs remerciements leur sont adressés. Enfin, je suis très heureux que cette exposition puisse être présentée au musée du quai Branly, offrant ainsi l’opportunité aux visiteurs de découvrir la richesse et la diversité de cet archipel, mais également la grande beauté des pièces provenant des îles Salomon. Stéphane Martin PRÉSIDENT DU MUSÉE DU QUAI BRANLY


SOMMAIRE

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L'ÉCLAT DES OMBRES. L'ART EN NOIR ET BLANC DES ÎLES SALOMON Magali Mélandri et Sandra Revolon

p. 20

Une archéologie de la culture matérielle

Peter Sheppard p. 28

Modèle de pirogue de guerre, îles de Nouvelle-Géorgie

Edvard Hviding p. 34 p. 38

Pectoral de chef, île de Vella Lavella

Jari Kupiainen

Les langues des îles Salomon, reflets des interactions sociales

Angela Terrill p. 44

Descripción de las Yndias Ocidentales, Juan de Torquemada

Magali Mélandri

Massue bouclier, Roromaraugi Île de Makira, début du xixe siècle Bois, fibres végétales, 138 × 41,5 × 4,3 cm Paris, musée du quai Branly, inv. 72. 53. 480 Cat. 2


p. 49

TRANSFORMATIONS

p. 145

p. 50

Des sculptures au croisement des influences. Quand les Mélanésiens rencontrent les Polynésiens

p. 146 Les couleurs de la métamorphose. La lumière comme mode d’action sur le monde

p. 62

Jari Kupiainen

Sandra Revolon

p. 56

Appui-tête, île de Rennell

p. 153 Bol cérémoniel et présence des morts

p. 59

Récit d’une collecte

Jari Kupiainen Christian Coiffier

Les artefacts de la guerre. Art, échange et politique pendant la Seconde Guerre mondiale

David Akin et Geoffrey M. White p. 74

p. 88

PERMANENCES

Les maisons-sanctuaires des Kwara’ae à Malaita

Ben Burt p. 80

Massue, île de Malaita

p. 85

Sentence de mort, meurtre et prestige

Pierre Maranda David Akin

Matérialiser les relations. Production et circulation des monnaies langalanga de Malaita

Pei-yi Guo p. 94

Monnaie de plumes, îles Santa Cruz

Géraldine Le Roux

p. 101 Parures corporelles de Malaita

Ben Burt

p. 110 Aquarelles de Léopold Verguet, île de Makira

Michael W. Scott

p. 114 Cultures alimentaires

Christine Jourdan

p. 124 Les vies des Nguzunguzu. Figures de proue de Nouvelle-Géorgie

Edvard Hviding p. 140 Bouclier, île de Santa Isabel

Johanna Whiteley

Magali Mélandri et Sandra Revolon

p. 156 Un monument éphémère!: la «!Barque blanche!»

Pierre Maranda

p. 165 La pêche à la bonite!: au cœur d’un maelström sacré

Michael W. Scott p. 170 Poteaux de maison cérémonielle, île d’Owaraha

Magali Mélandri et Sandra Revolon

p. 172 La métaphysique des particules

Michael W. Scott

p. 178 Bâton de danse, île de Malaita

Pierre Maranda

p. 180 Les formes topogéniques en Nouvelle-Géorgie

Tim Thomas

p. 190 Autel à la gloire du chef Ingova

Magali Mélandri

p. 194 Images hybrides

Deborah Waite

p. 206 Étoffe d’écorce battue, Île de Santa Isabel

Johanna Whiteley

p. 208 Poisson-reliquaire, île d’Owaraha

Deborah Waite

p. 211 Liste des œuvres exposées p. 217 Bibliographie


Personnage debout Île d’Ulawa (?) Début du xxe siècle (?) Bois 84,5 cm Ancienne collection André Breton Genève, musée Barbier-Mueller, inv. 4508 Cat. 3

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L’ÉCLAT DES OMBRES L’ART EN NOIR ET BLANC DES ÎLES SALOMON Sandra Revolon & Magali Mélandri

Les œuvres présentées dans l’exposition «!L’Éclat des ombres!» frappent par leur sobriété. Loin de l’exubérance des styles de Nouvelle-Guinée ou de Vanuatu, leur beauté grave intrigue et exerce sur le regard une ascendance magnétique. Formellement, elles ont en commun de mobiliser deux modes de figuration!: la figuration iconique, à travers laquelle les hommes cherchent à s’approprier les qualités (vitesse, orientation, prédation…) reconnues à certains êtres de la nature (frégate, sterne, requin…) qu’ils représentent de manière figurative ou stylisée!; et la figuration indicielle, par le biais de dispositifs visuels reposant sur l’usage récurrent des valeurs maximales de la gamme chromatique!: le maximum du clair – le blanc –, du sombre – le noir – et du coloré – le rouge. Quels que soient les matériaux employés (fibres végétales, plumes, coquillages, corail, écaille de tortue, ivoire) ou la technique mobilisée (sculpture, dessin, peinture, tressage), l’effet recherché semble toujours le même!: produire du contraste pour révéler un éclat. Cette centralité du façonnage de la lumière se rencontre dans nombre d’autres sociétés océaniennes. À Hawaii et aux îles Cook, les plumes rouges de passereaux (Vestiaria coccinea) recouvraient entièrement les «!images des dieux!» (Valeri 1985) et ornaient l’ensemble des objets associés aux déités et aux hommes influents, chefs et prêtres. À Tahiti, composé de plumes noires irisées de frégate, de celles, blanches, de phaéton, de centaines de lamelles de nacre et d’huîtres perlières entières, le costume de deuil porté par les prêtres imitait l’arcen-ciel et devait aveugler et produire un éclat comparable à celui du soleil ou d’un brasier (Babadzan 1993, p. 152-160, 165). Dans les sociétés mélanésiennes, les dimensions symbolique et esthétique liant les nacres au cycle de la mort et de la régénération traversent également les analyses anthropologiques. Parfois rehaussé de rouge, leur éclat est conçu comme la manifestation d’entités surnaturelles (Morphy 1989!; Gell 1992) ou le support d’une expérience psychoaffective des valeurs fondamentales de la société (Dalton 1996). Rouges et blanches, les décorations des proues de pirogues de Gawa (Massim, Papouasie-Nouvelle-Guinée) doivent quant à elles reproduire l’éclat des éclairs. Le pigment rouge y est associé à la lumière aveuglante, mouvante, du ciel par temps d’orage, à laquelle on reconnaît une dimension esthétique et un fort pouvoir d’attraction (Munn 1977, p. 49). Abordée par J. Clark (1991) chez les Wiru des Hautes Terres de Papouasie-NouvelleGuinée du point de vue de leur rôle dans le renouvellement de la fertilité, l’importance

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de l’iridescence a d’abord été soulignée par C. Lévi-Strauss dans les mythologies amérindiennes (1964-1971), puis par M. Mauzé (1999) dans les sociétés de la côte Nord-Ouest du continent américain, accordant à ce phénomène une portée transculturelle. Par quelles procédures techniques et rituelles les insulaires des Salomon parviennent-ils à façonner des dispositifs visuels particuliers!? De quelles instances l’éclat et son corollaire, l’éblouissement, sont-ils les indices!? De quelles propriétés ces effets sont-ils investis!? Ces questions traversent l’exposition et le catalogue que le musée du quai Branly a choisi de consacrer à cet art en noir et blanc des îles Salomon. Composé de quelque neuf cents îles et îlots, l’archipel mélanésien des Salomon, dans l’océan Pacifique Sud (carte p. 18-19), abrite une multitude de tendances culturelles héritées des peuplements papous, austronésiens et polynésiens échelonnés sur 29 000 ans. Écho de ces vagues migratoires passées, les 550 000 habitants du pays parlent aujourd’hui quatre-vingts langues différentes (infra Terrill, p. 38-42). Cette mer d’îles visibles les unes des autres est l’une des plus anciennes découvertes des explorateurs du Pacifique. En 1568, cinquante ans après la première traversée par Ferdinand de Magellan, Álvaro de Mendaña y Nera accosta les rivages de l’île de Santa Isabel en quête des trésors du roi Salomon, tandis que P. de Ortega Valencia et H. Gallego recherchaient eux aussi la Terra Australis Incognita censée équilibrer les masses terrestres de l’hémisphère Nord. Après deux siècles d’absence, les Européens se manifestèrent de nouveau. Les explorateurs – Carteret (1767), La Pérouse (qui sombra en 1788 au large de Vanikoro [îles Santa Cruz]) puis Shortland (1790) et d’Entrecasteaux (1792) – furent suivis par les baleiniers qui sillonnèrent dès 1800 les côtes de l’archipel. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, la venue des navires en quête de bêches-de-mer, de trochus, d’écaille de tortue, de coprah et d’huile de coco fut concomitante de l’installation des missionnaires et du recrutement forcé pour les plantations fidjiennes et australiennes. Le protectorat britannique dura de 1893 jusqu’à l’accession à l’Indépendance, en 1978. De ces contacts de plus en plus fréquents, la mémoire occidentale a d’abord retenu les naufrages – de La Pérouse à J. F. Kennedy –, ignorant presque toujours l’histoire locale, et les chroniques de voyages et les récits illustrés du milieu à la fin du XIXe siècle se concentrèrent sur la chasse aux têtes pratiquée dans l’ouest de l’archipel et les parcours insolites de quelques Européens. Le cœur des collections salomonaises conservées dans les musées est lié aux collectes de ces marchands, missionnaires et administrateurs coloniaux britanniques (Burt 2013), dont la présence influença la nature des objets qui circulaient jusque-là dans les échanges locaux. D’une part, en créant une demande pour certaines catégories d’objets, ils en stimulèrent la production et favorisèrent l’apparition d’innovations techniques et esthétiques. D’autre part, les Européens introduisirent de nouveaux matériaux (métal) et objets, par exemple des copies en porcelaine manufacturées en Allemagne des monnaies les plus prisées par les populations de l’ouest (infra Kupiainen, p. 34). La conversion au christianisme poussa les populations à abandonner, détruire ou céder les objets rituels aux Européens, et à la création d’une architecture et d’un mobilier liturgiques reprenant sur les autels, les crucifix et les églises certains traits stylistiques jusque-là réservés aux systèmes religieux préchrétiens, les motifs en zigzag (infra Burt, p. 75 et suivantes) ou les incrustations de nautile, par exemple (infra Kupiainen, p. 53). À partir des années 1920, l’arrêt de la chasse aux têtes s’accompagna de la confiscation et du rapatriement en Europe d’un grand nombre d’objets liés à ces pratiques, sans pour autant interrompre la fabrication des figures de proue nguzunguzu, très appréciées des collecteurs d’hier et des collectionneurs aujourd’hui (infra Hviding, p. 129). Complément contemporain de l’exposition, ce catalogue reflète deux orientations de l’anthropologie de la culture matérielle et de l’art des îles Salomon portant sur les relations multiples dans lesquelles les objets, et plus largement les images, interviennent ou qu’ils participent à créer. La première décrit et analyse la place des artefacts dans la vie ordinaire, cérémonielle, économique, politique, religieuse en les replaçant dans leur contexte historique. La seconde examine les processus conférant à certaines images la capacité de devenir agissantes au sein des relations sociales.

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Pectoral DAFIALAFA

Île de Malaita, populations Kwara’ae, Kwaio, Sa’a et Lau Début du xxe siècle Nacre, résine (noix de Parinarium), fibres végétales 20 cm Collection particulière Cat. 4

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Figure de proue Îles de Nouvelle-Géorgie, lagon de Marovo (?) xixe siècle Bois teinté, nacre, résine (noix de Parinarium) 20 × 8,7 × 12,2 cm Don prince Roland Bonaparte Paris, musée du quai Branly, inv. 71. 1887. 67. 7 Cat. 5

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Mettant en lumière le foisonnement des langues, des fondements du pouvoir politique, des formes d’échanges ou des rapports au divin, l’ensemble des chapitres montre comment, prises dans des interactions multiples entre des îles parfois éloignées, mais unies par des relations et des échanges pacifiques ou violents, ces sociétés ont développé des systèmes de pensées et d’actions d’une extraordinaire diversité. Les articles complémentaires de P. Sheppard et d’A.!Terrill sont à ce titre particulièrement éclairants. Ils exposent les témoignages archéologiques et linguistiques des vagues de migration successives expliquant tout à la fois l’existence de racines culturelles communes, d’une certaine uniformité de la culture matérielle, et le développement de styles régionaux distincts, cristallisés autour de la chasse aux têtes de l’ouest, du culte de la bonite à l’est et, plus généralement, d’un ensemble de pratiques, de savoir-faire et de conceptions issus d’influences polynésiennes mais aussi micronésiennes (infra Sheppard, p. 24). La plasticité apparaît comme un autre trait essentiel de ces cultures et de leur histoire, car bien avant l’arrivée des Européens, puis lors de leur installation, des ajustements, des stratégies et des inventions ont permis à ces sociétés de se transformer en intégrant des éléments exogènes (matériaux, institutions, pratiques, concepts) qui, dans certains cas, se sont substitués aux cadres en place. Dans d’autres, ils s’y sont ajoutés, ce qui éclaire l’imbrication contemporaine des rituels anciens et de la religion chrétienne ou bien la coexistence d’une production de curios destinés à une clientèle occidentale avec l’usage rituel régulier d’autres objets. Ces mécanismes organisent ce catalogue. Chacun à leur manière, les chapitres réunis dans la première partie Transformations décrivent les conditions d’émergence d’une nouvelle catégorie d’objets – un «!art par destination!» produit par un groupe pour la consommation d’un autre (Malraux 1965 [1947]) –, consécutive à l’ouverture d’un marché tourné vers les Occidentaux. À travers des études de cas prises dans des régions au contexte culturel et historique contrasté (au centre, à l’ouest de l’archipel et dans les enclaves polynésiennes de Rennell et Bellona), les articles de D. Akin et G. White, de E. Hviding et de J. Kupiainen ont en commun d’analyser la production et/ou le commerce d’objets du point de vue des configurations relationnelles qu’ils ont impliquées entre les insulaires (producteurs d’objets, marchands, commerçants, intermédiaires) et les Blancs (missionnaires, soldats américains, collecteurs, collectionneurs, marchands). Peu connues, ces relations ont été déterminantes parce qu’elles ont joué un rôle considérable dans l’histoire de l’art salomonais, entraînant de nombreuses innovations stylistiques. Plus largement, elles ont contribué à des transformations majeures dans les systèmes religieux, politique et économique du pays, parmi lesquelles la conversion au christianisme, l’accession à l’indépendance et la pénétration de l’économie de marché. Les articles de B. Burt et P. Guo apportent d’autres éléments de compréhension de ces transformations. Ils révèlent comment des combinatoires de techniques, de systèmes esthétiques et d’usages associés à des objets (monnaies ou bâtiments) peuvent varier selon les circonstances et au fil du temps, conduisant parfois ces productions à changer de statut. Les contacts avec l’Occident sont aussi abordés par C. Jourdan qui livre une analyse de leurs effets sur les cultures alimentaires et révèle un double mouvement!: d’une part, l’abandon progressif des objets traditionnels par les familles installées en ville et, d’autre part, l’affirmation d’un imaginaire dans lequel cette culture matérielle du passé constitue pour elles un document pour l’histoire attestant des pratiques encore profondément chargées de contenus symboliques et identitaires. Poursuivant l’examen des logiques qui entourent les objets magiques dans l’est, le centre et l’ouest de l’archipel à partir d’ethnographies recueillies à des époques différentes (entre 1908 et 2011), la question de la continuité est approfondie dans la seconde partie de ce catalogue, intitulée Permanences. Il apparaît qu’au-delà de leurs différences et des transformations qu’ils ont connues, les artefacts décrits par S. Revolon et M. Mélandri, P. Maranda, M. Scott et T. Thomas sont liés par des caractéristiques communes!: tous ont fait l’objet d’un soin esthétique particulier!; ils ont généralement été fabriqués par des spécialistes et sont conçus comme le résultat de l’action conjuguée d’humains et de non-humains!; matérialisant et agrégeant au fil du temps des conceptions et des valeurs relevant des sphères politique,

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religieuse et économique, ils contribuent activement à l’articulation de ces grands champs du social, tout en participant à la restauration et au maintien de la cohésion sociale elle-même. Enfin, rejoignant la définition de l’art issue de la pensée séminale d’Anthony Forge (1970) et d’Alfred Gell (1992, 1998), ces dispositifs matériels autorisent les humains à produire des actions efficaces sur le monde. Une autre caractéristique, formelle celle-ci, relie ces objets!: le recours au contraste et à la brillance. Accordant un rôle fondamental à la perception que les humains ont de leur environnement, S. Revolon (infra, p. 148 et suivantes) propose de rapprocher ces dispositifs de ceux présents dans l’univers visuel des insulaires, pour lesquels ces événements constitueraient des signes, des indices de l’action des êtres invisibles. Appelée mana ou mena, cette capacité transformative est définie au fil des chapitres comme une «!force sociocosmique à la source de tout accomplissement!» (infra Maranda, p. 161), un «!pouvoir efficace!» (infra Scott, p. 175), une «!efficacité!» (infra Hviding, p. 125), ou encore «!une capacité d’action (…) reconnaissable à travers des événements compris comme le résultat de cette action, et saisissable à l’intérieur d’une relation entre les humains vivants et les entités surnaturelles!» (infra Revolon, p. 149). L’historienne de l’art D. Waite (infra, p. 199) rappelle à son tour toute l’importance à donner aux processus de transformation dans l’analyse du caractère hybride et composite des œuvres et propose de considérer la métamorphose comme le dénominateur commun aux traditions orales, visuelles et rituelles des sociétés salomonaises.

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Poursuis la pirogue, ondule comme la bonite Saute par-dessus les vagues Saute devant la pirogue Chien de chasse Mon poisson chasse tout le temps Mon poisson attrape la proue Mon poisson, serpent glissant dans la forêt Mon poisson court en ondulant Mon poisson court pour revenir Mon poisson court Que la pirogue résonne Mon poisson à la démarche de jeune fille Mon poisson court en colère Mon poisson court, que la pirogue résonne ! Mon poisson, orphie filante Mon poisson godille comme l’orphie Mon poisson ondule comme le poisson volant Mon poisson saute comme le poisson volant Mon poisson, serpent glissant dans la forêt Mon poisson flotte comme le bois léger Mon poisson fait courir la pirogue aujourd’hui Mon poisson avance au loin Mon poisson que le soleil ne monte pas Mon poisson, voici le but Mon poisson, que l’on coure et revienne Mon poisson ! aller sur l’océan ! Poursuis la pirogue ! aller sur l’océan ! Mon poisson ! aller sur l’océan ! Frappe la poupe ! aller sur l’océan ! Frappe la poupe de la pirogue, que ça explose ! « Magie de course » ‘are’are chant de pirogue, nuuha aana hote, île de Malaita

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159°

PAPOUASIENOUVELLE-GUINÉE

O C É A N

P A C I F I Nukumanu

Buka

Kilu Ontong Java Bougainville

Choiseul

Fauro Alu

S h or t la n d

Mono

Vella Lavella

Tr easu r y

Kolombangara

Santa Isabel

NouvelleGéorgie

Ranongga Simbo Ghizo

La g o n d e M a r o vo

Rendova La g o n de R o vi a na

D E

Tetepare

Vangunu Gatokae

A R C H I P E L R G N O U V E L L E - G É O

Gela

Fl o r i da

Savo

I E

Auki

Gavutu

Russell

Honiara

Malaita Maramasike S a’a

V a ta l u ma P os ovi Guadalcanal

Ulawa Ugi

D E S

M E R S A L O M O N

Bellona

Makira

M u n gi k i

S an Cristóbal

Rennell

Frontière géographique, écologique et archéologique Site archéologique N 200 km

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M u n gaba


163°

Q U E

S U D

CHINE

INDE

AUSTRALIE

Océanie proche

Sikaiana

Océanie lointaine 9°

Taumako Du f f

Reef Owaraha

Sa n ta A na

Aorigi S a n t a Ca ta l ina

Nendö

San t a C r u z

A R C H I P E L

D

Utupua Vanikoro

E S

S

A

N

T

A

C

R

U

Anuta Z

12° Fatutaka Tikopia

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UNE ARCHÉOLOGIE DE LA CULTURE MATÉRIELLE Peter Sheppard

Tout visiteur d’une exposition consacrée à la culture matérielle des îles Salomon sera frappé tant par les similitudes de matériaux, de couleurs et de formes que par l’immense diversité des styles et des éléments dominants, reflet de tendances et de modèles régionaux distincts. Ce double aspect résulte d’un certain nombre de facteurs. On peut citer, d’une part, la longue histoire partagée par les îles de cet archipel et l’influence structurante de leur géographie insulaire, et, d’autre part, les évolutions locales dues à une histoire et une conjoncture régionales. On peut regretter que la préhistoire des îles Salomon reste en grande partie à étudier, les fouilles archéologiques débutant sur quelques grandes îles seulement. Dans ce bref tour d’horizon, j’évoquerai quelques-uns des rares témoignages archéologiques dont nous disposons de manière à donner un aperçu des forces à l’origine des variations de la culture matérielle étudiée dans les chapitres suivants. Le cadre géographique La double chaîne formée par les principales îles de l’archipel (cf. carte p. 18-19) a vu le jour au cours de l’histoire géologique complexe des plaques tectoniques australienne et pacifique, qui se rejoignent le long de cette chaîne. Divers épisodes de subduction et de soulèvement de ces plaques créèrent une diversité géomorphologique et géologique considérable, qui généra à son tour une variation des ressources, comme en témoigne le cas du chert, présent dans le calcaire soulevé des profondeurs marines et communément utilisé pour la fabrication d’outils en pierre à Malaita et Ulawa, mais peu courant ailleurs. L’incidence peut-être la plus importante pour l’histoire de l’humanité fut l’émergence d’une double chaîne d’îles séparées par d’étroits bras de mer. Visibles entre elles, aucune des principales îles de l’archipel n’est à plus de soixante kilomètres l’une de l’autre, formant un ensemble qui s’étend au nord – avec quelques rares interruptions – jusqu’à l’archipel Bismarck de la PapouasieNouvelle-Guinée puis, au-delà, jusqu’à l’Asie du Sud-Est insulaire. Dans cette configuration, la pirogue permit les contacts entre les groupes d’îles ou portions d’îles reliés de fait par la mer. Les archéologues donnent à la partie de cette chaîne s’étendant jusqu’en Nouvelle-Guinée le nom d’«!Océanie proche!». Cette région fut peuplée au pléistocène supérieur1 par une population 1/ Entre 126000 et 12000 ans (note des éditrices).

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se déplaçant probablement en pirogues simples. La pirogue à pagaie – qui était encore récemment le principal moyen de transport mais aussi un symbole et un artefact culturels clés des îles Salomon (Haddon et Hornell 1936) – serait apparue à cette époque. Au-delà de l’Océanie proche, dont Ulawa et Owaraha (Santa Ana) forment la limite orientale, se situe la région connue sous le nom d’«!Océanie lointaine!», qui s’étend à l’est depuis la province de Temotu jusqu’à Hawaï et l’île de Pâques. S’aventurer dans cette région fut l’un des grands défis du peuplement de la planète. Cela supposait d’entreprendre une traversée de 400 km et de naviguer des jours durant, sans terre en vue, avant d’atteindre les premières îles de la province de Temotu, barrière maritime infranchissable pour les premiers colons. Rendue possible par l’usage d’embarcations plus élaborées – peut-être du type des pirogues à balancier et à voile Te Puke fabriquées à Taumako –, la première traversée jusqu’à Temotu ne remonte qu’à 3000 ans. C’est en raison de cet isolement que cette province conserve une histoire distincte, partiellement commune avec les principales îles du reste de l’archipel. Les racines de la culture insulaire salomonaise Le peuplement des îles de l’archipel Bismarck débuta au pléistocène supérieur, ainsi que l’atteste l’occupation de certains sites de la Nouvelle-Irlande datée de 39500 BP2 (Leavesley et Chappell 2004). Le premier déplacement vers le sud-est, à destination des îles Salomon du Nord, date de 29000 BP, époque à laquelle la grotte de Kilu sur l’île de Buka (cf. carte p. 18-19), au nord de Bougainville, fut occupée (Wickler 1995). Ces premiers arrivants étaient des chasseurs-cueilleurs nomades. Ils consommaient du taro sauvage et initièrent peut-être à terme quelques formes limitées de domestication des plantes et des animaux comme en témoignent, par exemple, le transport et l’implantation d’espèces animales mis en évidence sur quelques-uns des premiers sites de peuplement des îles Bismarck (Specht 2005). On ignore jusqu’où précisément ces premiers occupants descendirent dans la chaîne des Salomon. Durant le dernier maximum glaciaire, vers 18000 BP, quand le niveau de la mer était inférieur de cent mètres à son niveau actuel, un grand nombre d’îles de la chaîne des Salomon étaient reliées entre elles par la terre ferme. Bougainville (ou Bukidia) en était la plus étendue!: elle s’étirait alors de Buka aux îles de Gela (Florida), en passant par Choiseul et Santa Isabel, et était séparée de Guadalcanal par un étroit bras de mer. Théoriquement toutes accessibles à pied, les îles principales de Buka à Guadalcanal ont pu avoir été occupées dès le pléistocène supérieur. Cependant, aucun site datant de cette période n’a été découvert au sud de Buka. Le site le plus ancien au sud de Kilu se trouve dans la vallée du Poha, à l’ouest d’Honiara, sur l’île de Guadalcanal!: dans l’abri sous roche de Vataluma Posovi (cf. carte p. 18-19), des dépôts de petites quantités apparentes de déchets alimentaires atteste une longue séquence d’occupation débutant au milieu de l’holocène, après 6000 BP (Roe 1993, p. 64). Plus récents [horizon 3 (I et II)], d’autres dépôts datant d’environ 4500 BP contiennent les plus anciens témoignages d’une culture matérielle. Citons par exemple, outre un petit nombre d’éclats de chert, un fragment de bracelet d’avant-bras en coquillage ainsi que trois morceaux de coquille de Trochus taillés, peut-être des ébauches d’hameçon. Le fragment de bracelet et un autre fabriqué dans un matériau similaire – provenant d’un dépôt de la même période environ, trouvé sur le site voisin de Vataluma Tavuro (Roe 1993, p. 105) – sont les plus anciens découverts à ce jour aux îles Salomon. La ressemblance entre ces parures et celles connues pour la période historique indique que cette tradition remonte à fort longtemps. Si l’on postule que les habitants des îles Salomon parlaient tous des langues papoues et non austronésiennes avant 3000 BP, alors le port de bracelets d’avant-bras en coquillage ne serait pas simplement lié à l’introduction, plus récente, de la langue et de la tradition culturelle austronésiennes. Aujourd’hui, de Bougainville à l’île de Savo – située au large de la côte de Guadalcanal, à l’ouest d’Honiara – en passant par les Salomon occidentales, un petit nombre de langues papoues sont disséminées au milieu des langues austronésiennes, bien plus courantes. On n’en trouve aucune sur l’île de Guadalcanal ou plus à l’est. De nos jours, ces langues présentent une variabilité 2/ BP, Before Present signifie «!avant le présent!». Cette datation par le radiocarbone a établi l'année 1950 comme année 0 de référence (note des éditrices).

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Fig. 1. Poterie Lapita à décor de stries estampé, mise au jour à Nenumbo (îles Reef ) par Roger Green et datant d’environ 2900 BP.

considérable attestant qu’elles se sont diversifiées in situ au fil du temps. Des linguistes avancent l’idée d’une fragmentation remontant à plus de 10 000 ans. C’est peut-être la meilleure preuve que nous ayons aujourd’hui de l’ancienneté du peuplement des îles Salomon. Les archéologues ne déterrent évidemment pas des langues. Mais le fait qu’on ne trouve que des langues austronésiennes en Océanie lointaine, une région d’abord peuplée par des fabricants d’une poterie très spécifique (fig. 1), dite Lapita, du nom du site néo-calédonien où elle fut pour la première fois décrite, témoigne fortement en faveur d’un lien entre la tradition Lapita et la tradition austronésienne. Associée au début de la domestication des plantes et des animaux – notamment du taro, des cochons et des poules –, la tradition Lapita apparut dans l’archipel Bismarck vers 3400 BP (Kirch 1997). Cette domestication mais aussi la complexité de la culture matérielle Lapita – les décors élaborés des poteries, par exemple –, l’économie néolithique sédentaire et la sophistication exceptionnelle de la technologie des pirogues à voile permirent aux Lapita de s’aventurer dans l’environnement plus hostile de l’Océanie lointaine. Originaire d’Asie du Sud-Est insulaire, la tradition Lapita, associée à l’expansion des langues et de la culture austronésiennes au-delà de la région de Taiwan, débuta il y a un peu plus de 4000 ans. À l’issue de cette expansion, les langues austronésiennes allaient être parlées de l’île de Pâques et Hawaï jusqu’aux côtes de la NouvelleGuinée et à Madagascar. Les Lapita se déplacèrent tout d’abord vers l’est, quittant l’archipel Bismarck vers 3000 BP pour rejoindre directement par la mer les premières îles inhabitées de l’Océanie lointaine, dans les archipels Reef et Santa Cruz (province de Temotu), avant de poursuivre très rapidement leur voyage en direction du Vanuatu, de la Nouvelle-Calédonie, des îles Fidji et enfin des îles Tonga et Samoa. Leur arrivée aux îles Salomon occidentales semble postérieure, se situant autour de 2700 BP, à l’époque où apparurent dans cette région les premiers sites contenant des céramiques Lapita tardives. La culture Lapita ne s’est probablement jamais implantée dans les îles Salomon centrales et orientales (Sheppard 2011), bien que tous les habitants de cette région soient actuellement des locuteurs austroné-

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siens. Le lien entre la civilisation Lapita et la civilisation austronésienne n’est pas clairement aussi immédiat en Océanie proche qu’en Océanie lointaine. Hormis la poterie, qui continua à être produite dans les îles Salomon du Nord jusqu’aux temps historiques alors que sa production post-Lapita cessa rapidement dans les îles Salomon occidentales comme dans la province de Temotu, l’autre forme de culture matérielle qui pourrait avoir des origines Lapita est l’ornementation en coquillage, aujourd’hui très répandue dans tout l’archipel. Les coquillages peuvent en effet servir à la réalisation d’incrustations, de perles, d’anneaux à l’aspect et aux dimensions très diversifiés, de plaques et de disques ajourés mais aussi d’objets utilitaires, herminettes, hameçons ou racloirs, par exemple. Les Lapita se paraient de toute une variété de bracelets d’avant-bras en coquillage et autres objets composites constitués de fragments de coquillage (fig. 2). Ils utilisaient en outre des herminettes et des hameçons en coquillage (Szabó 2010). Les artefacts en coquillage de Vataluma Posovi indiquent peut-être que l’usage des coquillages aux îles Salomon est antérieur à la culture Lapita. Cependant, au cours de la période Lapita, apparaît pour la première fois quantité d’artefacts les plus divers, soigneusement exécutés. Selon Kirch (1988), les artefacts Lapita en coquillage constituaient une importante valeur d’échange, tout comme ceux de la Mélanésie insulaire d’époque historique. Ils étaient fabriqués sur certains sites spécifiques et largement distribués comme objets exotiques. Plus récemment, une minutieuse analyse réalisée par Szabó (2010) a montré que la plupart des sites Lapita ont livré des témoignages de l’existence locale d’un travail du coquillage. Il est cependant possible que la grande valeur des objets n’ait pas été le fruit d’une production restreinte mais provient de la difficulté de leur fabrication ou de leur assemblage et du savoir-faire requis. Peut-être procédait-on à leur

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25 mm

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F. Fig. 2. Artefacts Lapita en coquillage provenant de sites des îles Reef et Santa Cruz (province de Temotu). A. SE-RF-2 A-114 ; B. SE-RF-2 A-107 ; C. SE-RF-2 A-34 ; D. SE-RF-6 A-50 ; E. SE-SZ-8 A-1 ; F. SE-SZ-8 A-11.

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échange, comme c’était le cas pour les biens de valeur en coquillage des Salomon occidentales ou la monnaie de plumes rouges des îles Santa Cruz aux temps historiques. La seconde grande influence que connurent les îles Salomon fut celle d’une nouvelle vague de peuplement qui, venue de l’est, occupa ce qu’on appelle les enclaves polynésiennes, des îles isolées, situées en Mélanésie ou Micronésie mais habitées par des locuteurs polynésiens. Des langues polynésiennes très semblables sont parlées dans un certain nombre d’îles de l’archipel des Salomon!: Sikaiana, Luanguia (Ontong Java), îles Reef (Pileni, Nupani, Nukapu, Nifiloli, Matema), Taumako, Anuta, Tikopia, Rennell et Bellona. La présence de ces langues dénote l’arrivée massive de populations depuis la Polynésie occidentale (Pawley 1966), d’où le nom donné à ces quelques îles. Ce lien avec la Polynésie est attesté en archéologie par la présence, sur les enclaves polynésiennes, d’herminettes des îles Samoa (Leach et Davidson 2008). Dans les enclaves polynésiennes situées au nord, le long de la limite orientale des îles Salomon, l’étude de la culture matérielle, de la tradition orale et de certaines données biologiques a permis en outre de conclure à l’existence de relations continues avec la Micronésie. Le métier à ceinture qu’on trouve dans les enclaves polynésiennes de l’archipel des Salomon (Ontong Java, Sikaiana, Taumako et Tikopia), mais aussi dans les îles Santa Cruz, les îles Banks, le nord du Vanuatu et à Mussau (Riesenberg et Gayton 1952), a manifestement pour origine la Micronésie et, en fin de compte, l’Asie du Sud-Est. L’époque à laquelle ces nouvelles influences (populations, idées) s’exercèrent n’a pas été à ce jour précisément déterminée. Dans l’histoire de la plupart des enclaves polynésiennes faisant partie de l’archipel des Salomon, si ce n’est de toutes, la période prépolynésienne du peuplement est plus longue que la période polynésienne. Si l’influence polynésienne remonterait à 800-1000 apr. J. -C., du moins dans certaines îles du sud-est des Salomon, il faut l’envisager non pas nécessairement sous l’angle d’un événement unique mais plutôt sous celui d’un processus à long terme ayant peut-être commencé à cette époque. Leach et Davidson (2008), qui ont étudié en détail le cas de l’île de Taumako, n’ont pu mettre en évidence une rupture culturelle significative dénotant l’influence de nouveaux arrivants. Ils ont trouvé des herminettes des Samoa datant de 1350 environ apr. J. -C. ainsi que des preuves de l’utilisation de métiers à tisser à ceinture sur de grands disques en coquillage tavi, caractéristiques de la province de Temotu et courants à Taumako dans la seconde moitié de la période Namu (de 1000 à 1800 apr. J. -C.) (Leach et Davidson 2008, p. 223). Les origines de la diversité régionale de la culture matérielle Bien que des racines culturelles communes et la mise en œuvre de mêmes ressources (tels le blanc des coquillages et le noir de l’ébène) aient donné une certaine uniformité à la culture matérielle des îles Salomon, celle-ci présente une diversité liée à l’existence de styles régionaux distincts. La répartition géographique de ces styles résulte finalement en grande partie de la proximité géographique et de l’expansion culturelle de communautés dont le réseau d’influences se trouve renforcé par un système de navigation efficace. La répartition elle-même des styles des pirogues (Haddon et Hornell 1936) coïncide, autant que celle des langues, avec un découpage de la carte des îles sur la base du lien avec l’île voisine la plus proche (Terrell 1986). Les contacts entre ces îles groupées autour d’un même bras de mer ont donné naissance, du nord au sud de la chaîne des îles Salomon – à partir de la région constituée par l’île de Buka et les petites îles dont elle est séparée par des bras de mer –, à une série d’aires ou de traditions culturelles. Citons, par exemple, celle des Salomon orientales, qui s’étend d’est en ouest d’Owaraha à l’extrémité est de Makira puis jusqu’à Ugi et Ulawa. L’archéologie semble indiquer que l’échange de chert dans cette région est très ancien (Walter et Green 2011). Le chert provient probablement d’Ulawa, et son aire de répartition coïncide avec celle du culte de la bonite et du style artistique caractéristiques de cette région (Davenport 1968). Pour en savoir davantage sur le développement de ces traditions régionales, il faudrait entreprendre bien plus de travaux archéologiques et historiques que ceux actuellement en cours dans la plupart des régions. Après plus de quinze ans de recherches dans les îles Salomon occidentales (Sheppard, Walter et Nagaoka 2000, Walter et Sheppard 2006), nous sommes

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Fig. 3. Dépôt d’anneaux de coquillage associé à un reliquaire historique (structure 740, Kalikoqu), Nusa Roviana, lagon de Roviana, île de Nouvelle-Géorgie.

parvenus à émettre des hypothèses bien étayées quant aux origines de la tradition culturelle en relation avec la chasse aux têtes et la culture matérielle liée à cette dernière, notamment les biens de valeur en coquillage (Aswani et Sheppard 2003). À Roviana, sur la côte sud de la Nouvelle-Géorgie, l’apparition de la forme moderne du reliquaire recevant les crânes des défunts et celle des objets de valeur en coquillage déposés dessus (fig. 3) sont liées à la construction d’un grand fort ayant servi de base aux chasseurs de têtes de Roviana. Nous pensons que l’expansion de la chasse aux têtes mais aussi des formes culturelles et économiques liées à cette pratique dans tout l’archipel de la Nouvelle-Géorgie, et au-delà jusqu’aux îles de Santa Isabel et de Choiseul, fut sous-tendue par l’émergence, sur l’île de Roviana, d’une organisation politique en chefferies réclamant des têtes pour répondre aux besoins de mana3. Ainsi s’étendit une organisation puissante qui coopta ou anéantit ses voisins et créa une culture matérielle commune même dans des régions habitées par des locuteurs papous comme Vella Lavella. L’archéologie semble indiquer que l’expansion de cette culture s’est produite au XVIe siècle de notre ère, bien qu’elle ait pu être antérieure. Les premiers explorateurs espagnols mentionnèrent la présence à Santa Isabel, en 1568 apr. J.-C., 3/ D’abord défini par Codrington (1891) puis notamment par Fox (1924), Hogbin (1936), Firth (1940), Keesing (1982, 1984, 2000) et Kolshus (2013), le mana, mena ou nanama est tour à tour décrit comme une force, un liquide, une substance d’origine surnaturelle attachée aux êtres et aux choses, mais aussi un état ou une action en train de se faire (Keesing 2000, p. 442).

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de chefs qui portaient des anneaux semblables aux bakiha en coquille de tridacne (bénitier fossile) symbolisant à Roviana l’autorité des chefs (Amherst et Thomson 1901, p. 125 et infra Kupiainen, p. 34). Les anneaux de coquillage sont probablement bien plus anciens dans les îles Salomon occidentales. Cependant, les formes particulières connues pour la période historique correspondent peut-être à une évolution comparativement récente. Conclusion La majeure partie de l’extraordinaire culture matérielle des îles Salomon est périssable et ne peut être mise au jour par l’archéologie. Par sa diversité, elle reflète cependant une série de facteurs sous-jacents, que les spécialistes peuvent tenter d’étudier. Nous ne savons encore que très peu de choses. Il nous manque des données essentielles comme, par exemple, l’époque du tout premier peuplement. Et la période d’arrivée et d’expansion du peuplement Lapita dans les principales îles de l’archipel des Salomon reste un sujet de controverse. De nombreuses questions spécifiques doivent encore être étudiées telles que l’époque de la production de perles de coquillage en lien avec la fabrication de la monnaie de coquillage et des ceintures tafuliae à Malaita (Woodford 1908 et infra Guo, p. 88). Les petites îles du lagon de Langalanga, où ces perles sont produites, sont couvertes de débris de mèches faites de chert utilisées lors de leur fabrication. Des recherches archéologiques menées dans ces régions devraient permettre de retracer l’histoire de cette production, culturellement et économiquement importante pour les habitants de Malaita. Ces prospections, qui devront être conduites en collaboration avec les communautés locales et confrontées à l’histoire orale, restent à entreprendre dans la plupart des îles Salomon. Remerciements J’aimerais remercier le musée des îles Salomon de l’aide qu’il m’apporte depuis des années, ainsi que les nombreux collègues et étudiants de l’Université qui travaillent sur le terrain avec moi depuis 1989. Je remercie en particulier Richard Walter, de l’université d’Otago, avec lequel je travaille en étroite collaboration depuis 1996. Je remercie tout spécialement les nombreux villageois qui nous ont hébergés pendant que nous travaillions à Roviana, Rendova, Ghizo, Rannonga, Vella Lavella, Owaraha et Santa Cruz. Sans leur aide, rien n’aurait été possible. Enfin, j’aimerais remercier feu Roger Green, véritable pionnier de l’archéologie aux îles Salomon, qui m’envoya en 1989 sur les traces des Lapita. Les figures 2 et 3 sont des photographies de Tim Mackrell, du département d’anthropologie de l’université d’Auckland.

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Crâne d’ancêtre Îles de Nouvelle-Géorgie Début du xxe siècle Os, coquillage (Tridacna sp.), rotin 17 × 20,5 cm Ancienne collection britannique Collection particulière Cat. 6

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TRANSFORMATIONS


DES SCULPTURES AU CROISEMENT DES INFLUENCES QUAND LES MÉLANÉSIENS RENCONTRENT LES POLYNÉSIENS

Jari Kupiainen

Salomonais et Européens Cet essai analyse les influences exercées par les Européens sur la sculpture des îles Salomon. Il met aussi en lumière l’histoire des relations entre les habitants polynésiens de Rennell et Bellona et les Mélanésiens de l’île de Gatokae et du lagon de Marovo, à l’ouest des Salomon, en contact depuis le XXe siècle. Deux siècles après la découverte des îles Salomon par Álvaro de Mendaña, l’arrivée des premiers baleiniers dans les années 1790 permit d’établir des relations commerciales régulières entre les insulaires et les Européens, qui perdurèrent jusqu’en 1870, date de l’effondrement de l’industrie baleinière en Europe et aux États-Unis. À cette période, les passages de navires marchands le long des côtes salomonaises se firent de plus en plus fréquents, et de nouvelles relations commerciales durables se développèrent entre les autochtones et les Européens. À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, un nombre croissant de comptoirs permanents fut créé, jusqu’à l’établissement du protectorat britannique en 1893. De 1870 à 1910, plusieurs régions furent touchées par la traite de main-d’œuvre forcée – le «!blackbirding!» –, qui envoyait les Mélanésiens travailler dans les plantations du Queensland (Australie), de Samoa et des îles Fidji. Les enclaves polynésiennes de Bellona (Mungiki) et de Rennell (Mungaba), à l’extrême est des îles Salomon, demeurèrent en marge des réseaux commerciaux précoloniaux reliant la plupart des îles de l’archipel. Les premiers baleiniers arrivèrent par la baie de Kangava, à Rennell, dans les années 1790. Bellona, qui n’offrait pas de mouillage protégé, fut peu visitée. Seuls quelques hommes de ces deux îles furent recrutés pour des plantations étrangères, mais très vite la population résista à ces pratiques et les recrutements cessèrent (Kushel 1988!; Monberg 1992). En 1910, le meurtre de trois missionnaires anglicans venus convertir les habitants de Rennell conduisit au départ des missionnaires, qui quittèrent alors les deux îles. Au milieu des années 1930, l’Église adventiste du Septième Jour (Seven Day Adventist, SDA) et la Mission évangélique des Mers du Sud (South Sea Evangelical Mission) s’installèrent à leur tour à Rennell. Huit Rennellais furent envoyés à l’école missionnaire adventiste à Batuna, dans le lagon de Marovo, en Nouvelle-Géorgie (à l’ouest de l’archipel). Leur retour contribua à la conversion de l’ensemble de la population de Rennell. Fin 1938, les missionnaires de l’Église adventiste

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se rendirent à Bellona, où ils convertirent les insulaires en quelques semaines (Monberg 1992). Pour manifester leur adhésion à cette nouvelle religion, les autochtones collectèrent et détruisirent tous les artefacts et tous les lieux liés à leur ancienne religion. Les sculptures traditionnelles de Bellona et de Rennell pouvaient être regroupées en quatre catégories renvoyant à la religion, la guerre, l’outillage et la vie quotidienne. L’appartenance d’une sculpture à l’une de ces catégories n’excluait cependant pas son appartenance à une autre. Par le passé, selon la catégorie à laquelle ils appartenaient, la production, l’usage et la conservation de ces objets étaient plus ou moins tabous et soumis à des restrictions. Le commerce inter-îles contribua à une diversification de leurs matériaux et de leurs motifs. Selon l’histoire locale, originaires de Polynésie, les ancêtres des actuels habitants de Rennell et Bellona seraient arrivés quelque vingt-six générations plus tôt (Kuschel 1988!; Monberg 1992). D’Ubea, lieu mythique originel, ils auraient apporté peu d’objets rituels et politiques, au nombre desquels figuraient les bâtons de chef sacrés utilisés dans les rituels (te) tapanihutu et te nga’akautu’uti. Les autres pièces sculptées – bâtons, massues de guerre, lances cérémonielles, spatules à chaux, bâtons de danse, colliers de dents de roussette (cat. 18), parures d’oreilles en coquillage, etc. – furent soit conçues à Bellona et Rennell, soit importées d’îles mélanésiennes voisines. Certains types d’armes arrivèrent vraisemblablement sur ces îles lors de raids menés par des groupes mélanésiens. La lance cérémonielle tao hakasanisani (cat. 22 p. 60), aujourd’hui symbole culturel de Rennell et Bellona, est un objet qui connaît les faveurs du marché. Elle fut inventée à Rennell vers le milieu du XIXe siècle par Tekiou, à qui Tehu’aingabenga, une importante déité, l’avait montrée en rêve. Tekiou lui dédia donc la première lance qu’il fabriqua. Sculptées à Rennell et échangées avec Bellona, ces lances furent rapidement adoptées sur les deux îles par le clan dominant Kaitu’u et employées par leurs prêtres haihenua lors de rituels. Certaines d’entre elles furent vendues à des visiteurs de passage tandis que d’autres restèrent sacralisées et exclusivement réservées à l’usage rituel. Ces dernières, appelées masahu, ne pouvaient être montrées à des étrangers. Lors de la conversion au christianisme, toutes les masahu furent

Collier Tu'upeka, île de Rennell Début du xxe siècle, dents de roussette, vertèbres de requin de récif, tissu, perles d’importation 11,5 × 6 cm. Collecté par l’expédition de la Korrigane, 1935 Paris, musée du quai Branly, inv. 71. 1961. 103. 103 Cat. 18

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détruites. Les quelques tao hakasanisani préchrétiennes actuellement conservées dans certains musées sont de rares exemples du style traditionnel de cette lance, que les artistes n’ont cessé de faire évoluer depuis les années 1960 (Kupiainen 2000). En 1943-1944, les Rennellais travaillèrent comme gardes-côtes aux côtés des soldats alliés en Nouvelle-Géorgie. À cette même période, la présence des Alliés à Rennell contribua à l’introduction du papier-monnaie. L’économie de marché ne se développa que lentement sur les deux îles, où les occasions d’utiliser «!l’argent des Blancs!» restèrent rares jusque dans les années 1970 et concernaient surtout les habitants émigrés à Honiara, la capitale, dans les autres îles de l’archipel (Christiansen 1975) ou à l’étranger. Appréciée pour ses magnifiques lagons, la région de la Nouvelle-Géorgie et en particulier de Marovo est aussi connue pour les raids guerriers dont elle était le théâtre à l’époque précoloniale. La chasse aux têtes y fut pratiquée jusqu’au tournant du XXe siècle et prit fin avec l’établissement du protectorat britannique. Solide et bien structurée, l’économie locale précoloniale reposait sur des monnaies de coquillage patiemment façonnées, sans outil de métal, à partir de coquille fossilisée de bivalves (Tridacna gigas). Les premiers échanges commerciaux avec les Européens datèrent de 1790 et la fréquence de passage des navires dans la région de Simbo et de Roviana eut une forte incidence sur les relations entre les groupes locaux. Cherchant à acquérir du métal sous toutes ses formes, les insulaires troquaient de l’écaille de tortue, du copra et de l’ivoire végétal contre des couteaux, des haches et des fusils. À partir de 1860, le tabac fut également très recherché. Les outils en acier et les armes ne tardèrent pas à être employés par les chasseurs de têtes, et la supériorité de ces armes sur leurs armes traditionnelles leur permit de rapporter davantage de crânes et d’esclaves. Cette recrudescence de main-d’œuvre augmenta considérablement la production de monnaies de coquillage, par ailleurs facilitée par l’utilisation d’outils de métal. Les expéditions guerrières accrurent la réputation et le pouvoir des chefs de guerre à la fin du XIXe siècle ainsi qu’au cours de la décennie suivante, pendant laquelle intervint une série de transformations culturelles et religieuses (Bennett 1987!; Hviding 1996!; Aswani 2000!; Bolton et Burt 2014). Habiles sculpteurs sur bois, les artisans du lagon de Marovo et de Nouvelle-Géorgie produisaient une vaste gamme d’objets utilisés dans les rituels, à la guerre, pour la navigation, la pêche, la chasse ou encore dans la vie quotidienne. La construction de pirogues de guerre en palplanches ornées des figures de proue toto isu/nguzunguzu (infra Hviding, p. 124) et d’autres éléments sculptés complexes nécessitait l’intervention d’experts qualifiés qui supervisaient le travail. Les sites sacrés étaient généralement gardés par de grandes statues de bois, et des massues de combat, des lances, des flèches et des boucliers étaient fabriqués en nombre, certains pour les raids des chasseurs de têtes et d’autres à des fins commerciales. Les villages du lagon de Marovo se spécialisèrent dans la production d’articles destinés à de plus vastes réseaux de commercialisation, notamment des monnaies de coquillage, des objets usuels et des denrées alimentaires locales (Liligeto 2006). À Biche, un village de Gatokae, la sculpture de bols traditionnels en pierre est un héritage de cette époque. À partir de la fin du XIXe siècle, des voyageurs et des officiers coloniaux collectèrent des artefacts sans se soucier de recevoir l’approbation des insulaires (Somerville 1897). Dès la fin des années 1920, conséquence de l’activité missionnaire, les artefacts associés à la guerre et à l’activité rituelle tombèrent en désuétude car ils ne correspondaient plus à aucun usage local. Dans les années 1940, les soldats alliés se mirent à acheter des artefacts en grand nombre, tant pour leur propre compte que pour celui de «!boutiques de souvenirs!» qui s’ouvraient sur d’autres îles. C’est ainsi que s’intensifia dans la région la production d’objets d’artisanat destinée à la commercialisation vers les Européens (infra Akin et White, p. 62). Kilivisi et la sculpture sur bois aux îles Salomon Cette production d’objets s’effondra à son tour après guerre avec le départ des soldats et, jusque dans les années 1960, peu de sculpteurs demeurèrent actifs. Missionnaire de l’Église adventiste originaire du port de Viru et descendant d’une lignée d’artistes

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de Gatokae et du lagon de Marovo, Kilivisi fut de ceux-là (Kupiainen 2000). Après guerre, il entreprit d’enseigner des techniques et des motifs inédits à des sculpteurs du lagon de Marovo désireux de développer la commercialisation de leurs œuvres. Sous son influence, ceux-ci apprirent à sculpter des figures marines (poissons, crocodiles, requins et dauphins) pour les vendre aux Européens, ainsi que des objets d’inspiration plus traditionnelle, en particulier les figures de proue de pirogues (nguzunguzu/toto isu). Bien connu des collectionneurs et des galeristes occidentaux, ce type d’objet est devenu l’un des symboles de la culture nationale des îles Salomon, reproduit à l’envi sur nombre de supports!: t-shirts, paréos, pièces de monnaie… Entre 1953 et 1955, Kilivisi quitta l’ouest pour s’installer à Bellona, où il officia en tant que missionnaire. Là encore, il ne tarda pas à encourager les hommes à sculpter des objets qui étaient ensuite transportés par les migrants vers Honiara, où ils étaient vendus aux Européens. Le savoir-faire des sculpteurs de Bellona et de Rennell n’était plus guère mis à profit depuis la conversion au christianisme de 1938 car, comme à l’ouest, les contextes d’usage des armes et des objets rituels avaient disparu. Il n’existait sur place aucun marché pour les sculptures et peu de navires accostaient à Bellona ou à Rennell depuis la fin de la guerre. Kilivisi réussit à raviver l’intérêt des Bellonais. Il leur enseigna des motifs de créatures marines et propagea des techniques qu’il avait popularisées sur les curios produits dans l’ouest – en particulier l’incrustation de pièces de nacre ouvragées à la surface des sculptures. Connue dans le reste de l’archipel, l’incrustation de coquillage n’était pas pratiquée par les sculpteurs de Rennell et Bellona. Elle y fut introduite avec le retour, en 1935, des premiers Rennellais partis à l’école missionnaire adventiste de Marovo (fig. 5 p. 54). Elle fut ensuite encouragée par la demande des soldats alliés friands de sculptures à décors incrustés. Au cours de la décennie suivante, Kilivisi soutint à son tour cette évolution, devenue aujourd’hui une spécialité dans laquelle excellent les sculpteurs de la région. Depuis la guerre, la sculpture sur bois à destination des Occidentaux s’est beaucoup développée, notamment dans les régions dominées par l’Église adventiste, parmi lesquelles Bellona, Rennell et le lagon de Marovo. Parallèlement à l’éradication de l’ensemble des pratiques, des idées, des lieux et des objets associés au système religieux antérieur à la conversion, les missionnaires du lagon de Marovo furent les premiers, dans les années 1920, à encourager la sculpture d’objets destinés aux Européens. Le rôle joué par l’Église SDA dans le développement de l’art salomonais évolua de nouveau en 1971 quand l’école secondaire adventiste de Betikama, à l’est d’Honiara, ouvrit ses portes. Un atelier de sculpture sur bois vit le jour, de même qu’une boutique, toujours en activité aujourd’hui, vendant des objets produits à Betikama mais aussi à Batuna et dans d’autres villages adventistes de l’archipel. L’école s’est aujourd’hui attachée plusieurs sculpteurs en résidence qui enseignent sur place leur savoir-faire et fabriquent des pièces destinées à la vente. Une partie des fonds ainsi générés finance l’établissement scolaire qui attire, depuis sa création, de jeunes adventistes du Septième Jour originaires de différentes îles. De nombreux élèves de Bellona, de Rennell et du lagon de Marovo s’y sont côtoyés et y ont appris entre autres des techniques artisanales. La modernisation de l’art Dans les décennies d’après-guerre, l’émergence de la ville d’Honiara devenue capitale coloniale attira les habitants de Bellona, de Rennell et du lagon de Marovo à la recherche d’un travail. Petit à petit se développa la vente d’objets aux expatriés, donnant naissance à un marché d’artisanat local. À partir du milieu des années 1960, le passage d’un petit nombre de touristes permit à ce marché de prendre de l’ampleur. La décennie suivante vit l’émergence d’un commerce plus important d’objets d’artisanat, devenu aujourd’hui un véritable marché de l’art professionnel, tourné vers l’export, en partenariat avec les galeries. Un des hauts lieux de la sculpture et de l’artisanat se tient depuis les années 1960 devant l’hôtel Mendana, à Honiara. C’est là en effet que, depuis des décennies, des artisans originaires des diverses provinces des îles Salomon vendent leurs productions aux touristes

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Massue SUBI

Île de Malaita Début du xxe siècle Bois, fibres végétales 64 cm Don Henri-Paul Vayson de Pradenne Paris, musée du quai Branly, inv. 71. 1950. 30. 333 Cat. 25

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Pectoral TEMA

Îles Santa Cruz Début du xxe siècle Coquillage (Tridacna sp.), écaille de tortue, fibres végétales D. 10,5 cm Collecté par Félix Speiser, 1913, Bâle, Museum der Kulturen, inv. Vb 1835 Cat. 47

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Parure de front DALA

Îles Salomon occidentales xixe siècle Coquillage (Tridacna sp.), écaille de tortue, fibres végétales 12 cm Anciennes collections James Hooper, Royal United Services Institute Museum, Londres, et H. Gibson (1893) Genève, musée Barbier-Mueller, inv. 4512-D Cat. 48

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Bol cariatide Île de Guadalcanal, côte nord Fin du xixe siècle Bois teinté (Alstonia scholaris), nacre, résine, graines 64 × 26 × 22 cm Legs Edouard-Victor Saint-Paul Paris, musée du quai Branly, inv. 71. 1977. 42. 1 Cat. 55

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Bol cariatide Île de Guadalcanal Fin du xixe siècle Bois teinté, nacre, fibres végétales teintées, coquillage (Tridacna sp., Cypraea sp.), résine 67 cm Ancienne collection Hein Collection particulière Cat. 56

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Figure de proue Île de Choiseul Fin du xixe siècle Bois teinté, nacre, résine (noix de Parinarium) 26 × 15 cm Ancienne collection Harold W. Scheffler Collection particulière Cat. 59

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Figure de proue Îles de Nouvelle-Géorgie Fin du xixe - début du xxe siècle Bois teinté, nacre, résine (noix de Parinarium) 30 cm Collection Alain Schoffel Cat. 61

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Bouclier Île de Santa Isabel xixe siècle Écorce, résine (noix de Parinarium), nacre 87,5 × 23 cm Ancienne collection Hunter Paris, musée du quai Branly, inv. 70. 2003. 4. 1 Cat. 69

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PERMANENCES


LES COULEUR S DE L A MÉTA MOR PHOSE L A LUMIÈR E COMME MODE D’ACTION SUR LE MONDE

Sandra Revolon

Au-delà de leur apparente diversité, les rites pratiqués par les Owa de l’est des îles Salomon poursuivent le même but!: enrôler les défunts puissants, les ataro, dans l’exécution des actions humaines et tenter d’exercer un contrôle sur la puissance générative de leur mana. Ces actions rituelles mobilisent l’usage d’objets de bois – «!bols des hommes!» (apira ni mwane) et grandes pirogues à bordages cousus et calfatés (gai ni waiau) – dont le réalisme des motifs sculptés, la qualité de la laque noire, des aplats de chaux et des fragments de nautile (Nautilus pompilius) appliqués sur leur surface, conditionnent l’efficacité. Imitant des interférences lumineuses observables dans l’atmosphère ou sur certains organismes vivants, et auxquels les Owa attribuent une origine non humaine, ces beaux objets figurent au premier rang des moyens déployés pour contrôler l’altérité constituée par les morts – et plus largement par les êtres invisibles – dans une société où les entités surnaturelles et la manipulation mesurée de leur puissance conditionnent la fertilité et le renouvellement de toute chose. À travers l’analyse de l’une des manières dont les humains capturent des qualités sensibles perçues dans la nature et les transforment en dispositifs matériels leur permettant de coordonner leurs actions avec celles d’êtres invisibles, cet article explore les modalités de l’efficacité des objets magiques owa. La lumière, un indice de l’agence surnaturelle Les phénomènes lumineux sont omniprésents dans l’environnement visuel des Owa!: dans le monde marin d’abord, où la concentration exceptionnellement élevée d’espèces génère une bioluminescence bien connue des navigateurs de la région qui l’emploient, notamment celle des coraux, depuis des temps lointains pour repérer les côtes la nuit (George 2012). Dans le monde céleste ensuite, dans cet archipel posé sur une zone de subduction où l’activité sismique et tectonique permanente génère des phénomènes électro-magnétiques variés et nombreux (Devereux 1989). Les humains ont tout loisir d’observer et d’intégrer dans leur univers conceptuel l’ensemble de ces phénomènes depuis leur île minuscule. Ainsi disposent-ils de plusieurs termes pour qualifier ce qui est lumineux. L’un d’entre eux, le verbe toga et sa forme nominale togatoga(na), désigne ce qui renvoie une lumière aveuglante et nécessairement reflétée, et recouvre des phénomènes produits par des surfaces et des matériaux très divers!: la peau des bonites et la marque qu’elle laisse sur la poitrine,

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Fig. 35. Lors d’une initiation (maraufu ni waiau), l’empreinte bleutée, irisée, de la bonite sur la peau du jeune novice. Île d’Aorigi, 2011

les épaules et le visage des jeunes garçons lors de l’initiation dont ils font l’objet sur cette île (Davenport 1981, Revolon 2003), l’aspect de l’océan à l’aube, au crépuscule ou lorsque la lune s’y reflète, certains nuages, l’apparence du nautile lorsqu’il est poli, ou encore la chaux de corail. Sur le plan de la perception, tous ces phénomènes ont en commun de donner à voir des interférences lumineuses et en particulier l’iridescence, ou irisation, une aberration chromatique liée à la propriété qu’ont certains corps de refléter la lumière solaire tout en la décomposant pour ne laisser paraître que certaines couleurs. Des irisations sont observables à la périphérie des nuages, prenant l’aspect d’un arc dont les couleurs sont engendrées par la lumière solaire filtrée par les gouttes d’eau contenues dans l’atmosphère. Irisées, les teintes crépusculaires sont elles aussi dues à l’absorption sélective des rayons solaires. Liée aux variations de l’indice de réfraction atmosphérique, la colonne lumineuse formée par le reflet de la lune sur la surface de l’océan produit un effet d’optique appelé scintillation. L’iridescence de la nacre provient quant à elle de la superposition de fines couches d’aragonite et de conchyoline, associées à des molécules ionisées d’eau qui, ensemble, réfléchissent les rayons lumineux et créent, selon l’angle de réfraction de la lumière, l’apparition ou

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Fig. 36. Le crépuscule est, pour les Owa, l’heure où les êtres, morts et vivants, sont indifférenciés. Île d’Aorigi, 2002

la disparition de certaines couleurs. Couverte de cellules pigmentaires iridophores, la peau des bonites diffracte la lumière et génère des nuances bleues et vertes iridescentes, celles-là mêmes qui marquent les novices lors des initiations. Fraîchement découpée, la chair de ces petits thons montre elle aussi des reflets iridescents. Constituée de carbonate de calcium, la chaux de corail présente des irisations proches de celles de la nacre. Autre phénomène lumineux visible dans la nature, la bioluminescence est une réaction biochimique permettant la production de lumière par certains êtres vivants!: le ver luisant, la luciole ou encore certains coraux. Dans les profondeurs marines, équipés d’organes photophores, les céphalopodes de haute mer, particulièrement les nautiles, produisent cette lumière froide qui efface leur silhouette dans les eaux faiblement éclairées des profondeurs. Réverbération, saturation, contraste, teintes crépusculaires, irisation, scintillation, luminescence!: tous ces phénomènes caractérisent l’ensemble des êtres, des artefacts, des lieux et des temporalités qui entretiennent une proximité avec les ataro, les entités invisibles, et auxquels les Owa associent leur présence. Certains nuages sont ainsi pensés comme la manifestation de défunts cherchant à nuire. Le crépuscule est le moment où les choses se confondent et où les êtres, morts ou vivants, croisés le long d’un chemin ou sur le rivage, sont indifférenciés. Les représentations associées aux bonites – dont les apparitions le long des côtes sont conçues comme une manifestation des entités surnaturelles (infra Scott, p. 165) – confèrent au sang de ces poissons des qualités particulières, puisqu’il est censé, comme le nautile et la chaux de corail, contenir du mana de manière immanente. D’autres coquillages portés en parures, telles les porcelaines (Ovulidae sp.) ou l’huître perlière (Pinctada maxima), sont considérés comme des véhicules de cette force. Ainsi, qu’ils soient visibles dans la nature ou de fabrication humaine, ces jeux de lumière rendent tangibles tout à la fois la présence des êtres invisibles, et en particulier des morts, et leur capacité d’action sur le monde, leur mana.

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Matérialiser la dimension performative de l’action Conçu comme une capacité d’action potentiellement illimitée, reconnaissable à travers des événements compris comme le résultat de cette action, et saisissable à l’intérieur d’une relation entre les humains vivants et les entités surnaturelles, le mana1 est un phénomène transversal dans l’univers conceptuel owa, tout comme la lumière qui, dans certaines de ses manifestations physiques, biologiques et artefactuelles, en constitue l’indice visible. Pour les Owa, le mana est issu de la transformation, au moment du décès d’une personne, d’un principe vital, appelé afigona, défini comme «!la partie vivante de l’être!», à l’origine de toute forme de vie. De son vivant, une personne ne possède pas de mana de manière immanente et n’en produit pas. Elle possède en revanche cette «!partie vivante!» – afigona – qui, au moment de la conception de l’embryon (apena, l’enveloppe charnelle), l’anime en lui apportant sa dimension visible, son «!image!» (anunu, distincte du corps lui-même, apena), et un souffle (manawana). Aucune de ces composantes ne contient de mana. C’est au moment du décès que la partie vivante afigona se métamorphose en un être invisible (ataro) qui quitte l’enveloppe charnelle et qui possède, lui, du mana de manière immanente. Afigona et mana s’apparentent donc à deux états d’un même principe!: sous sa forme «!vivante!», afigona anime la chair au moment de la conception et maintient en vie le corps qu’il habite!; sa transformation en un être surnaturel animé de mana entraîne une métamorphose du corps qui devient cadavre. Cinq jours après ce changement d’état, l’altération des chairs permet à la partie visible du corps, l’anunu, de se détacher à son tour et de quitter le monde des vivants pour toujours. Le corps est alors définitivement vidé des principes qui le tenaient en vie et peut être inhumé. Visuellement, l’une des premières manifestations du changement d’état d’un corps passant de la vie à la mort est l’apparition d’une irisation sur la chair crue. Particulièrement courant sur la viande de thon, ce phénomène est sans doute également observable sur la chair humaine mise à nu. Effet instable et animé, l’iridescence semble donc constituer pour les Owa tout à la fois l’indice de cette métamorphose et la composante visible de phénomènes conçus comme dotés d’une capacité d’action, aptes à mana-iser ou dans un état de mana-ité. Plus généralement, les interférences lumineuses pourraient être conçues comme la manifestation perceptible du caractère performatif de l’action. Imiter la nature pour reproduire le monde S’accomplissant indépendamment de toute action humaine et non humaine, le changement d’état du principe afigona-mana est nécessaire à toute forme de vie mais son origine et ses modalités d’action restent mystérieuses et son contrôle par les humains, impossible. Il en va autrement du mana qui, moyennant le déploiement de dispositifs matériels complexes, coûteux (Schaeffer 2009) et plurisensoriels (Lemonnier 2012), peut être capté temporairement ou de manière définitive par les vivants, lesquels, ainsi, s’attribuent un rôle et une responsabilité dans la reproduction des conditions nécessaires à l’existence et au maintien de la vie sur terre. Parmi ces dispositifs figure l’onction de cellules iridophores de bonites sur la peau des jeunes garçons lors de l’initiation. D’autres procédures permettent ensuite aux hommes adultes qui le désirent d’incorporer stricto sensu le mana d’un ataro puissant qui restera fixé à leurs os bien après leur propre mort. Cette transmission peut avoir lieu entre un père et son fils, d’oncle à neveu ou entre deux frères, de plusieurs façons. L’une d’entre elles consiste, pour les deux protagonistes, à partager une noix d’arec mêlée de feuilles de Piper et de chaux que le porteur de mana mâche en premier après avoir prononcé la formule rituelle adéquate. Il peut aussi déposer la mixture dans l’entaille pratiquée sur le bras de son successeur afin qu’elle se mélange à son sang. Le mana est alors placé dans le corps du récipiendaire de manière définitive. On dit d’un homme vivant qui a incorporé le mana 1/ Codrington 1891!; Drew, Fox 1915!; Fox 1924!; Hogbin 1936!; Firth 1940!; Ivens 1972!; Keesing 1982, 1984, 2000!; Kolshus, 2013.

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Charme BARAVA

Île de Santa Isabel, village de Kia xixe - début du xxe siècle Coquillage (Tridacna sp.) 43 × 30 cm Collecté par le révérend Stanley Howard Cambridge, Museum of Archaeology and Anthropology, inv. 1922. 999 Cat. 85 Ce type d'objet est courant aux îles Salomon occidentales, où les plaques ajourées sont appelées de manière générique barava mais portent divers autres noms régionaux, comme porobatuna à Roviana et sarubangara à Choiseul. Ces plaques sont composées d’un anneau de coquillage ou d’une série d’anneaux sur lesquels sont assises des figures anthropomorphes, le tout disposé selon un schéma généalogique ou fractal.

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Charme BARAVA

Île de Choiseul xixe - début du xxe siècle Coquillage (Tridacna sp.) 31 × 14 cm Collecté par Eugen Paravicini, 1929 Bâle, Museum der Kulturen, inv. Vb 7517 Cat. 86

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Charme VOVOSO

Île de Nouvelle-Géorgie, lagon de Roviana, village de Songgiana xixe - début du xxe siècle Coquillage (Tridacna sp.), bois, fibres végétales 75,5 × 45,5 × 2,5 cm Collecté par l’expédition de La Korrigane, acheté par M. et Mme Van den Broek à Gèso Râgomo, 1935 Paris, musée du quai Branly, inv. 71. 1961. 103. 50 Cat. 87 Ce charme comporte une baguette de bois sur laquelle a été fixée une série de petites plaques de coquillage (barava et pagosia). La forme de ces plaques s’inspire de celle de modèles plus complexes, appelés porobatuna (cat. 85 p. 186) et constitués d’un anneau de coquillage au sommet duquel est assise une figure anthropomorphe représentant un esprit. Dans les pagosia et barava, l’anneau est remplacé par un simple trou ou demi-cercle, et les figures sont représentées sous forme de têtes, d’indentations ou de dentelures constituant le bord supérieur de ces plaques planes.

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Fragment de pirogue Îles de Nouvelle-Géorgie, île de Ramata xixe siècle Bois, pigments 79 × 25,3 cm Collecté par Somerville, 1893-1894 University of Oxford, Pitt Rivers Museum, inv. 1885, 22-161 Fig. 55

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Pectoral Île de Guadalcanal, village d’Aola xxe siècle Nacre, écaille de tortue, fibres végétales 61,5 × 13 cm Collecté par Eugen Paravicini, 1929 Bâle, Museum der Kulturen, inv. V 7195 Cat. 100

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Poisson-reliquaire Île d’Owaraha Bois teinté, crâne L. 210 cm Collecté par l’expédition de La Korrigane, 1935 Paris, musée du quai Branly, inv. 71. 1961. 103. 56. 1-5 Cat. 103

Ce poisson-reliquaire contenant le crâne d’un notable fut collecté sur l’île d’Owaraha (Santa Ana) par les membres de l’expédition de La Korrigane (supra Coiffier, p. 59). Du 6 au 9 juillet 1935, ceux-ci se rendirent dans les villages de Natagera et Gupuna, où se situait autrefois le principal territoire du clan Pagewa, le clan du requin (de Coppet 2001, p. 75 et 130). Placés sur des pieux dans les hangars à pirogues (aofa) (cat. 95 p. 196), les poissonsreliquaires (airi) étaient réservés à l’époque préchrétienne aux crânes des hommes de haut rang. Les hangars à pirogues appartenaient aux membres du clan résidant dans le village. Le statut de chacun de ces hommes au sein de la communauté, la pêche à la

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bonite et l’initiation des garçons pubères (maraufu) forment le contexte auquel se rattachaient ces poissons-reliquaires (supra Waite, p. 194). Ce reliquaire figure au nombre des quelques exemplaires d’Owaraha faisant référence à Karemanua qui, d’être humain, se transforma en requin. La petite figure humaine transpercée par les longues mâchoires de ce grand poisson pourrait être Kakafu, le jeune frère de Karemanua, que celui-ci tua après s’être métamorphosé (supra Waite, p. 194). Les poissons-reliquaires représentent un poisson imaginaire fort puissant localement appelé airi, dont la forme hybride rassemble l’espadon et le poisson voilier. La nature composite de ce poisson-reliquaire peut être


interprétée comme une référence possible au rite de passage (maraufu) mobilisant la puissance particulière attribuée à la bonite, et au cours duquel les jeunes garçons deviennent des hommes. La référence au meurtre de Kakafu par son frère aîné Karemanua pourrait être une métaphore selon laquelle Kakafu était trop jeune pour assister au processus de transformation initiatique et devait donc être supprimé. Mais elle pourrait aussi renvoyer à un événement totalement différent. Un poisson-reliquaire sculpté par Tarofimana, du village de Natagera, à Owaraha, fait ainsi référence à la mort violente d’un homme nommé Okuo (Davenport 1968, p. 12). Quand les hommes partaient en mer, il leur

était fréquent de croiser des esprits (ataro) qui prenaient pour l’occasion l’apparence de requins. Ceux-ci pouvaient se comporter de manière hostile envers les hommes qui n’appartenaient pas au clan Pagewa et, à l’inverse, favoriser les membres de ce clan, en maîtrisant par exemple les bancs de bonites convoités par les pêcheurs. Le reliquaire présenté ici instaure donc un dialogue entre une présence visible (celle du grand poisson composite) et une présence invisible (celle du requin), dialogue qui ne peut être saisi qu’à la lumière du contexte culturel dans lequel s’inscrit cet objet.

Deborah Waite

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