La Beauté sauvera le monde. Quand l'Homme contemple l'Univers (extrait)

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À Chouchou mon talisman, en qui le beau et le bon s’unissent si naturellement

REMERCIEMENTS SPÉCIAUX Pierre-Henri Paulus, Pierre Joostens, Stefania Calandrini, Christophe Remy, Hans et Doris Erni, Florence Rasson, Eric Fourez, Patricia Jaspers, Patrick Marchetti, Georges Natsoulis, Jean-Marc Gay, Régine Rémon, Patrick Maurage, Les Amis du Musée des Beaux-Arts de Tournai

AVERTISSEMENT Cet ouvrage n’est pas un catalogue « scientifique » au sens classique du terme, mais plutôt un livre illustré accompagnant l’exposition « La beauté sauvera le monde » qui doit être considérée comme une création globale en soi, incluant à la fois des œuvres anciennes de grands artistes reconnus et des créations contemporaines réunies autour d’un même sujet et d’une même question : le regard porté par les créateurs sur le monde naturel qui les entoure, et la sublimation du réel qui en est le résultat. La nature particulière de ce catalogue est la raison pour laquelle le lecteur n’y trouvera ni bibliographie ni description individuelle des œuvres exposées, au-delà de leur seule fiche d’identité. Chacune fait sens en relation avec la catégorie « conceptuelle » dans laquelle elle trouve place au sein du parcours d’exposition, et qui définit les différentes subdivisions du livre lui-même. Jean-Pierre De Rycke


LA BEAUTÉ SAUVERA LE MONDE Quand l’Homme contemple l’Univers


CATALOGUE DE L’EXPOSITION

EXPOSITION

Coordination éditoriale Christine Dodos-Ungerer Conception graphique Michel Bareau Contribution éditoriale Anne-Marie Valet Fabrication Michel Brousset, Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros

Conception Jean-Pierre De Rycke Scénographie Jean-Pierre De Rycke, Michel Bareau et Pascal Le Brun, sur une structure originale de Jean-Marc Gay et Jean-Marc Huyghen Ligne graphique Michel Bareau Photographies Patrick Maurage, et I. R. P. A. — Bruxelles

© Somogy éditions d’art, Paris, 2013 © musée des Beaux-Arts de Tournai, 2013 Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art ISBN Somogy éditions d’art 978-2-7572-0654-6 Dépôt légal : avril 2013 Imprimé en Italie (Union européenne)


LA BEAUTÉ SAUVERA LE MONDE SOMMAIRE

LES ARTISTES ET L’ŒUVRE DE LA NATURE TEXTES D’ARTISTES

Joseph Lacasse Instant immuable 10 Hans Erni 11 Le Paradis est là ! (par Jean-Pierre De Rycke) Thierry Feuz L’enchantement de la nature 12 Oscar Piattella 13 Dire la peinture (traduit de l’italien par Stefania Calandrini) Platon Alexis Hadjimichalis Surfaces organiques compulsives 16 obsessionnelles structurées Éric Fourez Rien n’est 17

Avertissement 2 Préface 6 Introduction 7 Jean-Pierre De Rycke De la « transcendance » en art. Apollon Sol invictus en sauveur du monde

LA BEAUTÉ DU MONDE

REGARDS CROISÉS DE LA PHILOSOPHIE, DE LA SCIENCE ET DE L’ART [ESSAIS]

Patrick Marchetti Regards antiques, relais contemporains Georges Natsoulis L’harmonie des formes et les couleurs de la nature vues par un biologiste Jean-Pierre De Rycke « Le Monde est beau »… à l’infini. Mille et une formes de l’harmonie naturelle

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DÉROULÉ DES ILLUSTRATIONS

REGROUPEMENT DES ŒUVRES SUIVANT LES DIVISIONS DE L’EXPOSITION

In principio 37 La beauté convulsive 51 La beauté suggestive 75 Platon H. 101 Oscar Piattella 115 Apollon Sol invictus 129 Pascal Le Brun - Tom Frantzen - Alexandre Dang Thierry Feuz Guillaume Charlier

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LA BEAUTÉ SAUVERA LE MONDE PRÉFACE

Préface La beauté serait-elle un luxe et la rechercher, l’expression ultime de notre superficialité ? La beauté n’est-elle pas plutôt affaire d’émotion et d’authenticité ? Depuis que le monde est monde, un paysage peut nous emballer, la pureté d’un regard nous transpercer, une mélodie nous charmer. La beauté apaise et ravit nos sens. Sans doute, peut-elle même nous sauver. Après « l’Afrique rêvée » et « 101 chefs-d’œuvre », deux expositions qui avaient attiré au Musée des Beaux-Arts de Tournai un public important, « La Beauté sauvera le monde » suscite une nouvelle réflexion. Des œuvres d’exception pour une affirmation essentielle : oui, la beauté sauvera le monde. Elle a toujours torturé, interpellé, fait réfléchir les plus grands artistes. À travers une sélection d’œuvres pointues, de la Renaissance à nos jours, du Greco à Giacomo Balla, le Musée des Beaux-Arts nous donne à voir leur vision ou leur interprétation de la beauté. Une exposition troublante dans un lieu magique. Le Musée tournaisien, conçu par Victor Horta, est, lui aussi, exceptionnel, par la richesse et l’étendue de ses collections, par la majesté de son architecture. Grâce à la ténacité d’une poignée de passionnés et à l’intervention des pouvoirs publics, notre Musée est appelé à devenir une institution majeure dans la Fédération WallonieBruxelles, nous nous y employons.

Rudy Demotte Marie Christine Marghem Tarik Bouziane

Guillaume Charlier (Bruxelles 1854 — id. 1925)

Bourgmestre Première Échevin Échevine de la Culture

L’Eucharistie Non daté Bois Hauteur 1 m Tournai, Musée des Beaux-Arts

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LA BEAUTÉ SAUVERA LE MONDE AVANT-PROPOS

De la « transcendance » en art Apollon Sol invictus en « sauveur » du monde et l’oracle révélé Petit vade-mecum à l’usage de l’Atrium « La beauté sauvera le monde. » Alors que l’art récent est trop souvent envahi par la laideur, le cynisme ou le simple « concept » qui néglige la vocation esthétique première de cette expression universelle de l’humanité, il est temps que la poésie, l’harmonie et la transcendance spirituelle réinvestissent la création. Apollon est le dieu grec bien connu de la beauté – ne dit-on pas en effet : « beau comme un Apollon » ? –, de la lumière également qui irradie de ses rayons les ténèbres destructrices dans lesquelles de mauvais instincts, si nous n’y prenions garde, veulent ou peuvent nous entraîner. Il est la raison parfaite et l’inspiration « éclairée » par excellence, le Sol invictus (Soleil invincible) qui incarne l’esprit des muses qui le célèbrent.

solaire à leur dieu tutélaire, tandis qu’un énorme hippopotame-libellule défie les lois de la pesanteur en phase d’approche (Alexandre Dang et Tom Frantzen).

« Un lys poussait sur la rive du Tessin et le courant enleva la rive avec le lys »

Jean-Jacques Rousseau n’eût sans doute pas renié cette vision à la fois parnassienne et fantasmatique, lui pour qui le beau n’était que le bon mis en action, l’un et l’autre trouvant leur source commune dans la nature bien ordonnée (Jean-Baptiste Lemoine).

Léonard de Vinci

La trans-figuration de l’art accomplira la sublimation du visible dans un élan poétique réduit aux lois de l’équilibre naturel. Et la création plastique redeviendra ainsi ce qu’elle fut dès l’origine : une transformation esthétique de la réalité cosmique révélée à nos sens ébahis. En une parfaite « communion » du corps et de l’esprit régénérés [Guillaume Charlier, balcon de l’Atrium].

Au pied de la trilogie minérale-végétale-animale (Pascal Le Brun), Apollon sur son trépied dresse (et tresse) telle une couronne les fleurs épanouies de son inspiration – des roses, symboles de renouveau, d’amour et d’éternité – en direction du monde matérialisé par un œuf d’autruche suspendu au-dessus de lui, à l’intersection parfaite des lignes de force qui définissent les axes principaux du musée, métaphore des quatre éléments primordiaux de l’Univers. Tel est bien le sens allégorique de la composition spatiale mise en place au sein de l’atrium d’entrée, comme dans l’enceinte sacrée d’un naos (temple) antique où le grand mystère orphique se répand tel un oracle au milieu des célébrants. La beauté (Apollon) sauve donc le monde (l’œuf). Plus loin – mais de façon moins solennelle ! –, un champ de tournesols « durables » et « renouvelables » (bien de notre époque cette fois), en rotation perpétuelle sur leur axe-tige, qui prolongent l’enchantement en adressant un hymne

Jean-Pierre De Rycke

Apollon - lampadaire Tournai, Musée des Beaux-Arts Legs Van Cutsem

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Platon H. Microbe aviaire H5N1 Bruxelles 2012 Piquants de porc-épic et duvet de faisan Diamètre 45 cm Collection privéee


LES ARTISTES ET L’ŒUVRE DE LA NATURE TEXTES D’ARTISTES


LA BEAUTÉ SAUVERA LE MONDE LES ARTISTES ET L’ŒUVRE DE LA NATURE

Joseph Lacasse Instant immuable Le rêve est le premier instant où l’âme perce sans angoisse le monde invisible. C’est un instant sacré où les yeux de l’âme dégagent des ténèbres de multiples figures immobiles ; instant précis où le monde des esprits s’illumine peu à peu en nous ; instant immuable où la forme se dégage péniblement des profondeurs de la nuit. Des formes se rapprochent, s’éloignent, grandissent ou diminuent. Elles semblent se battre pour voltiger de branche en branche, semblables aux petits oiseaux. Alors le tableau peut se présenter à votre pensée dans la clarté. Pour ma part, je me suis souvent réveillé en sursaut, croyant voir flotter la terre sur la mer entourée de taches rouges, couleur de sang. Aucun être vivant ne m’était apparu, si ce n’est des os se détachant sur un ciel sans soleil. Un paon faisait la roue sur la tête d’un fémur. Que vat-il arriver s’il s’aperçoit qu’il n’y a plus de chaleur ni de lumière ? J’étais fasciné devant la fierté de cet oiseau : le désordre ne l’intéressait pas ; la nuit qui se prolongeait ne l’étonnait pas. Il fixait un point du firmament ou un ciel suspendu dans le vide. Qu’importe le point qu’il fixait : l’important pour moi était de le voir remuer, chanter, voler, boire le sang de son espèce. Son volume se détachait sur un ciel noir, ses plumes tatouées de perles précieuses se refermaient. Sa masse sous la pluie s’évanouissait. Au loin, devant ce spectacle, le coq soulevait le voile de l’aurore. Joseph Lacasse (Tournai 1894 — Paris 1975) Le Septième Jour de la Création 1929 Huile sur toile

Extrait du Journal de Joseph Lacasse — †1975, non daté

249 x 150 cm Collection Belfius

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LA BEAUTÉ SAUVERA LE MONDE LES ARTISTES ET L’ŒUVRE DE LA NATURE

Hans Erni Le Paradis est là ! Souvenir d’un bref entretien avec le pionnier de l’« abstraction-création » (13 avril 2011) Lumineuse matinée de printemps. Celui qui doit être considéré comme le dernier survivant majeur (né en 1909) de l’avant-garde artistique européenne durant l’entre-deux-guerres me reçoit dans sa maison-atelier sur les hauteurs de Lucerne. Représentant éminent du mouvement « abstractioncréation » et de « l’art concret » qui recherchèrent une forme de synthèse entre abstraction géométrique et surréalisme figuratif, l’artiste s’émerveille devant la lumière qui inonde, au-delà de la grande baie vitrée qui referme le salon et lui fait dos, la végétation luxuriante et renaissante de son jardin. « Le Paradis est là ! », s’exclame-t-il soudain. Fort de ses convictions radicalement humanistes et libres de toute référence religieuse, Erni professe une conviction philosophique proche du panthéisme. Tel est le sens profond de son cri spontané. Pourquoi attendre un monde meilleur alors que, si l’on regarde bien, le Paradis est à portée de nos yeux et de nos mains. Voilà bien sans doute une part du message subliminal que le peintre helvète a voulu transmettre dans son œuvre d’avant-guerre si épurée dans sa transcendance formelle de la réalité visible, naturelle ou virtuelle. Spiritualité… malgré lui ? Jean-Pierre De Rycke

Hans Erni (Lucerne 1909) Flora 1937 Huile sur toile 95 x 85 cm Hans Erni Stiftung

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LA BEAUTÉ SAUVERA LE MONDE LES ARTISTES ET L’ŒUVRE DE LA NATURE

Thierry Feuz L’enchantement de la nature J’ai toujours vu la nature et l’Univers comme un grand poème pictural. Après leurs interprétations infinies à travers l’histoire de l’art, je me posais la question de savoir s’il était encore possible de réinventer la nature par les moyens de la peinture en lui donnant une identité et une forme contemporaines. J’explore depuis plusieurs années les processus de création et de dégénération dans le monde végétal, dans la matière, dans les tissus ou les sédiments, dans la vie minuscule du détail et de l’infiniment petit. Avec une esthétique épurée et un procédé minutieux, je donne forme aux phénomènes de pollinisation et je mets en évidence la compétition qui oppose les processus de mutation et d’érosion, de propagation et de désintégration. Dans mes tableaux et mes sculptures, tout devient ainsi possible : l’insecte se transforme en une petite vrille avec une bulle et trois paillettes, ce qui semblait un pétale perd soudain sa cohérence et se présente comme une goutte éclatée, aux couleurs fuyantes. Cette vue poétique et microscopique de la nature est, comme l’appelait le lauréat du prix Nobel de chimie Ilya Prigogine, « un ré-enchantement du monde ». Les fonds unis blancs ou noirs laqués forment un étrange paysage botanique, théâtre d’un subtil jeu de lumières. Ces jeux de lumière prennent des formes multiples et explosives, et sont animés d’une force dynamique à l’image de notre Univers en expansion. Thierry Feuz Black Atlas I

Thierry Feuz Février 2013

2008 Laque et acrylique sur toile 190 x 140 cm Collection Rasson Art Gallery

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LA BEAUTÉ SAUVERA LE MONDE LES ARTISTES ET L’ŒUVRE DE LA NATURE

Oscar Piattella

Quelle indescriptible confusion naît lorsque nos pensées se réfugient dans l’idée du prochain presque inconnu ! Les difficultés seront à affronter de façon subjective et les biens seront à partager de façon objective. Pourronsnous ainsi survivre ? Et moi qui suis peintre, que suis-je tenu à mettre en commun ? Quels bénéfices dois-je partager avec le monde ? La peinture est là qui me demande pourquoi elle est là ; car elle est là à attendre le mot qui lui appartient, qui lui est profondément propre mais qui est aussi un écho des sons qui jaillissent de mon être au monde. C’est à moi, tel un chef d’orchestre la baguette en main et le regard vide rivé sur les musiciens immobiles mais prêts de donner voix à leurs instruments. C’est à moi de révéler leurs vibrations en attente, secrètement, à travers la parfaite connaissance des caractéristiques de chaque instrument. Je suis donc chef de tribu et les membres de la famille attendent l’acte primordial pour nous diriger tous vers la même source. Je ne dis pas du sentiment, du bon cœur, de la considération et du respect vers l’être humain mais d’une volonté qui procède le long d’un sentier qui a une direction unique, car l’origine s’est désormais perdue dans l’incompréhension de son naître indéfini. Comme l’eau qui coule, tantôt apparaissant tantôt disparaissant parmi les pierres, jusqu’à devenir ruisseau et puis torrent. On comprend là que ce peu d’eau, si modeste, était en fait la source d’un fleuve. L’artiste sait maintenant où se jettera ce fleuve et dans quel océan, sans port d’attache, sa vie s’accomplira tragiquement. Certes tragiquement, car maintenant il ne pourra que vivre l’espace de la folie.

Dire la peinture … je dis le temps de ma vie, de l’espace difficile à habiter, de l’air qui brûle mes poumons, des sentiments malsains qui versent, dans le monde, le sang faible des gens humbles et sans défense. Je dis qu’il n’y a plus rien à faire sur cette terre et l’arme du crime frappe, invisible, à partir d’un lieu inconnu et sans lumière. Il reste, ci et là, telles des oasis petites et précaires, des images de la superbe légèreté de la nature et quelque peu du mystère des choses qui apparaissent à l’improviste. Nous nous épuiserons dans la recherche du rapport banal avec une fleur et ça sera tout ce qui restera avant le vide absolu. Son parfum, si encore effluve il y aura, offrira le dernier rêve. La sensualité des pétales, si encore sensualité il y aura, fera revivre des moments d’amour de jeunesse. L’effluve des couleurs, si les poisons ne les auront pas dispersées, nous fera espérer que tout n’est peut-être pas perdu. Il est clair que la vie procède dans la direction d’un rapport si misérablement réduit que la pensée de la mort ne nous coûtera pas plus que ça. Cependant, même dans une telle situation, où le salut est loin d’être proche, il nous est donné de tenter de rendre grâces pour le peu de la vie que la vie nous a donné. Tout cet absolu est-il peut-être le destin de l’homme et du monde ? Je m’interroge alors sur le rôle qui appartient à chacun de nous, qui appartient à ceux qui s’opposent à une volonté de violence, qui battent en retraite horrifiés face à la mort donnée comme fatalité.

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LA BEAUTÉ SAUVERA LE MONDE LES ARTISTES ET L’ŒUVRE DE LA NATURE

Chaque acte de sa propre vie le mènera à se confronter avec son propre travail. Il ne pourra y échapper ni dans les choix supérieurs ni dans les choix du quotidien. La peinture aura toujours la priorité. Sa domination sera tellement absolue que même la mort ne pourra jamais être considérée comme renoncement suprême : l’artiste est la peinture et c’est la peinture qui doit s’accomplir, qui doit se construire.

C’est ainsi que se fait la peinture, entre l’égarement de la puissance créatrice et l’hallucination due à l’impossibilité de récupérer le sens de l’éternel, entre un réel incontestable et la conscience de sa propre existence et de l’existence de l’autre, entre un rêve et un nuage. Quand on parle de peinture, il est inexplicable que les œuvres qui la représentent restent comme étrangères. En d’autres mots, parler de peinture est une chose, parler d’images en est une autre. Le « cadre » ne fait pas toujours la peinture tout comme un peintre n’arrive pas toujours au cœur de la peinture. Tout cela, à mon avis, parce qu’il ne la sait pas. Ou alors, même s’il la sait, il n’a pas les capacités de la rendre évidente, c’est-à-dire que les moyens techniques ne la représentent pas.

N’est-ce pas ici tout le mystère de la poiesis, dans l’artiste prêt à affronter une existence faite de peines, de souffrances, de tourments à cause de la conscience que la vie devient vie exclusivement à l’instant où elle reflète son travail ? Quelle autre discipline prévoit un parcours non seulement de difficultés normales mais aussi d’un destin inéluctable ?

Le mystère de la peinture accomplie se forme dans l’équilibre entre « la savoir » et « la savoir faire ». Seul le peintre qui opère dans sa vérité d’existence possède, à chaque instant, dans la réalité et dans le rêve, dans la lumière et dans l’obscurité, la vision claire de son destin : c’est à partir de son destin que doit être conduite son œuvre car, même si elle sera tournée en dérision et oubliée, tôt ou tard elle apparaîtra dans toute sa lumière du plus profond du silence de l’éternité où elle gisait en secret dans l’attente de mortifier l’homme pour son grand péché de présomption et pour le « sommeil de la raison ».

La vie pour la peinture et la peinture pour la vie : voilà la vérité de l’artiste. C’est dans cette vérité que réside sa libération – ou peut-être la nôtre – du frisson de l’existence. Ici naît le concept de « beauté » que l’artiste poursuit. Ce concept ne se réfère pas à l’œuvre même s’il l’effleure. Or, si les motivations écartent la beauté comme objectif ou si la beauté est une composante mineure de l’œuvre, alors il s’agit simplement de « vérité à outrance », c’est-à-dire le seul concept d’appartenance absolue à la peinture qui fait de la vérité de l’artiste la vraie « beauté ». Et l’œuvre ? Quelles sont les qualités qui l’accomplissent pour nous garantir que la vérité soufferte, la volonté de puissance ont planté un germe dans l’histoire de l’éternité ? Car on le sait bien, pour la peinture, créatrice du doute, toutes les certitudes de l’Univers ne pourraient suffire à en garantir la validité.

C’est que malheureusement il n’y aura jamais d’humanité sans péché et alors, après d’épuisantes batailles, il deviendra aussi dépositaire d’une indicible résignation certainement pas par rapport à la peinture mais par rapport à son ultérieur destin. Il devra accepter ces deux destins, se résigner et combattre, se résigner et résister, se résigner et sans arrêt renaître : il veillera sur la peinture et les tourments de la résignation le rendront immortel.

C’est ici que réside le mystère, dans le sentiment d’impuissance dû à la perfection non accomplie et, plus encore, dans l’angoisse générée par le doute que la forme de l’achèvement ne se soit pas réalisée.

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LA BEAUTÉ SAUVERA LE MONDE LES ARTISTES ET L’ŒUVRE DE LA NATURE

Mais il faut aussi dire la peinture. Il n’y a jamais eu de grand artiste qui n’ait su dire son travail et qui n’ait été conscient de son génie. Même si la parole ne garantissait pas l’authenticité de sa peinture, elle ouvrirait de toute façon au dialogue qui est la clé pour pénétrer dans le marasme de son être mystère. Il est indéniable que, s’il ne restait qu’un seul mot pour la définir, ce serait le mot « mystère » dans toutes ses acceptions, parmi lesquelles celle renfermée dans le concept tout aussi inexprimable de « poésie ». C’est justement la poésie qui rend authentique chaque expression spirituelle. Je ne parle pas de poésie raffinée, de poésie savante qui rend maîtres les artistes qui la possèdent, mais je parle d’une envie de s’exprimer de façon simple, d’une pensée légère sur les choses du monde, d’une réflexion active sur les pensées du quotidien, d’une curiosité qui porte à un minimum d’enquête sur sa propre existence. Je parle de la poésie qui vit entre les plis d’une vie qui s’exprime cependant à travers le sens de l’histoire, de la continue transformation de la nature. La poésie renferme le salut du « peu » des choses car ce peu est déjà l’absolu de leur apparence. Ce n’est qu’en cherchant la poésie de cet absolu que la « peinture » sera accomplie dans son intériorité et dans notre extériorité.

le chemin sera toujours tellement difficile que beaucoup déclareront forfait avant d’atteindre cette destination qui se perd dans les brumes d’un éternel insoluble. Voilà pourquoi la peinture ne peut être vécue à travers le jeu. Lorsque l’art capture le cœur et la volonté d’un être, cela signifie que l’ange qui veille sur chacun de nous a changé de client et, pire encore, que pour certains il a ouvert les portes de l’Enfer. C’est le point de départ de l’intrigant dialogue avec l’existence, l’engagement de toute une vie à la recherche des motivations de notre présence en ce monde. C’est le moment où la peinture peut nous venir en aide, justement dans le fait d’être devant nous avec la magie de sa création qui reflète le phénomène et le doute de notre présence.

Si la peinture est révélation poétique de ce qui n’existe pas, comment la reconnaître lorsqu’elle apparaît ? Je crois que cela dépend de certaines caractéristiques comme l’intuition et la sensibilité, qui agissent à partir d’un espace qui ne nous appartient pas, selon des temps que nous ne pouvons contrôler. Lorsque l’espace et le temps coïncident, dans le firmament de l’art apparaît son monde, le monde du dernier sacrifié, pour nous donner la magie de l’inexistant. C’est alors que commence le rapport fécond entre sa pensée et le repentir de l’humanité. Chacun boira donc à cette source selon sa propre soif. Il est certain que

Oscar Piattella Octobre 2012

Oscar Piattella Luce di bandiera 2006 140 x 140 cm Collection privée

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LA BEAUTÉ SAUVERA LE MONDE LES ARTISTES ET L’ŒUVRE DE LA NATURE

Platon Alexis Hadjimichalis Surfaces organiques compulsives obsessionnelles structurées pour arriver aux surfaces que vous voyez. Je n’invente rien, je mets en scène, je dévoile la nature et c’est en m’appuyant sur elle que je crée.

Si, au dix-neuvième siècle, il y a eu en Grande-Bretagne un mouvement restituant l’esthétique dans l’art, il n’y a pas eu à ma connaissance de mouvement équivalent concernant l’art contemporain à la fin du vingtième siècle.

Ces Surfaces organiques compulsives obsessionnelles structurées (SOCOS) ont une présence « animale ». Même s’il s’agit de fragments d’animaux morts, leur morbidité est transcendée et ils ramènent de la vie, une fois recyclés. C’est bien là le paradoxe de ces « natures mortes ».

En effet, après les années révolutionnaires et prolifiques du début du vingtième siècle, à partir des années 1980, une partie de la création artistique s’est orientée vers des mouvements conceptuels privilégiant le choquant et la laideur. Un art consumériste très « mode » et dépendant souvent davantage des flux financiers que d’autre chose. La Nature reste pour moi une source inépuisable d’inspiration et d’harmonie où la beauté reprend ses droits et, à mon avis, s’inscrit tout à fait dans l’abstraction et l’organisation du chaos qui est l’apanage de l’art contemporain. Cette « artialisation » de la nature est devenue ma passion. Mon œil est un microscope qui révèle et fait voir la peau d’un melon ou celle d’un poisson ou une aile de papillon comme de la matière organisée. Ces matières organiques présentent en effet intrinsèquement une certaine géométrie, texture ou assemblage de couleurs qui provoquent chez moi un choc esthétique m’évoquant ce que j’ai pu voir ici ou là dans l’art contemporain. Cette révélation de la beauté des choses de la nature est le point de départ de ma démarche. Ensuite, il me suffit d’assembler ces matières organiques comme un puzzle et d’en dégager l’organisation ou la géométrie aléatoire

Platon H. Restes de lotus Hanoi 2008 120 x 120 cm Collection privée

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LA BEAUTÉ SAUVERA LE MONDE LES ARTISTES ET L’ŒUVRE DE LA NATURE

Éric Fourez Rien n’est

On peut percevoir autre chose… la vie, sa fragilité… la nature et son caractère imprévisible.

La première pièce de 420 x 200 cm est née de la curiosité que j’ai eue de voir apparaître une reproduction de trace à ce format.

Photographier des traces sous tous leurs angles, recueillir un maximum d’informations pour rentrer à l’atelier avec un maximum de documents.

Ce format dépasse notre champ de vision ; celui qui l’exécute se trouve dans la situation d’un abstrait.

Les documents photos recueillis doivent être nets et précis.

Cette toile achevée, je l’ai découverte en prenant du recul, ce fut le choc.

Même les flous doivent être nets. Je me retrouvais là où j’avais pris la photo. Il s’agira dès lors de concentrer le travail sur la notion de perception… : vu, pas vu, aperçu et, avec une pareille pratique, tenter d’approcher la réalité.

Les toiles, perçues comme des tableaux jusqu’alors, devenaient autre chose. Je réalisais la possibilité de pouvoir se promener dans le paysage, de le faire sentir mieux, d’approcher la réalité. Il s’agissait d’un champ à parcourir.

Rien n’est blanc. Rien n’est noir. Rien n’est écrit. Rien n’est décidé.

Je pensais alors : « Si celui qui regarde pouvait s’y noyer. » Je pense que le merveilleux de la vie est de pouvoir encore découvrir et de pouvoir encore être étonné.

Je pensais encore qu’il ne fallait plus chercher à représenter mais plutôt essayer de faire sentir l’ambiance de cette nature et pour qui connaît la mer du Nord, le mot n’est pas vain.

Extrait de l’ouvrage Éric Fourez. Conversation avec Baudouin Oosterlynck, Éditions Tandem, 2013.

L’hiver, dans la brume, lorsque l’on se promène sur le banc de sable, qu’on n’aperçoit pas l’eau mais qu’on entend rugir la mer…

Éric Fourez Trace 398-F60 Avril 2002 Huile sur toile 200 x 420 cm

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Image de notre univers 380 000 ans après le Big Bang Photographie ESA and the Planck Collaboration

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Almanach de Gotha Les Saisons

Vincent Van Gogh juillet 1882 Il y a en moi une harmonie et une musique calme et pure.

ca 1814 Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on a remarqué dans les œuvres de la nature la plus parfaite analogie, malgré la diversité qu’elle se plaît à présenter à nos yeux. Cette conformité ne se trouve pas moins dans ses procédés que dans sa forme. Le grand se représente dans le petit, et le petit dans le grand, toujours avec d’autres modifications à la vérité, mais l’un toujours visiblement semblable à l’autre. Toutes les créatures vivantes naissent, croissent et périssent. Les plus petits corps sur la terre et les plus grands dans le ciel sont coordonnés par les mêmes lois ; c’est pourquoi chaque corps forme un monde à part, et chaque monde est à son tour un membre du système des mondes, de même que ce dernier est un membre de l’Univers.

John Constable IPour moi, peindre n’est qu’un autre mot pour sentir […] Caspar David Friedrich Le peintre ne doit pas peindre seulement ce qu’il voit en face de lui, mais aussi ce qu’il voit en lui-même […]

Georges-Henri Seurat L’art, c’est l’harmonie

Franz Marc L’art n’est rien d’autre que l’expression de notre rêve ; au plus nous nous abandonnons à lui, au plus près nous nous approchons de la vérité cachée des choses

Giacomo Balla et Fortunato Depero Reconstruction futuriste de l’univers 1915 Nous voulons réaliser cette fusion totale pour reconstruire l’univers en lui donnant une nouvelle allégresse, c’est-à-dire en le recréant intégralement.

Jean-Jacques Rousseau Julie ou la Nouvelle Héloïse 1761 J’ai toujours cru que le beau n’était que le bon mis en action, que l’un tenait intimement à l’autre, et qu’ils avaient tous deux une source commune dans la nature bien ordonnée.

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LÉONCE LEGENDRE

Léonce Legendre (Bruges 1831 — Tournai 1893) Périmèle, nymphe de Capri 1864 Huile sur toile 118 x 219 cm Tournai, Musée des Beaux-Arts

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PAUL JOUVE

Paul Jouve (Marlotte 1878 — ? 1973) Panthère Vers 1920 Crayon, aquarelle, estompe et rehauts de gouache 21 x 19 cm Collection privée

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la beauté CONVULSIVE HENRI FANTIN-LATOUR

Henri Fantin-Latour (Grenoble 1836 — Buré 1904) Roses Huile sur toile 50 x 61 cm Tournai, Musée des Beaux-Arts

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la beauté CONVULSIVE JAN BRUEGEL, DIT DE VELOURS

Jan Bruegel, dit de Velours (Bruxelles 1568 — Anvers 1625) Paysages forestiers Huile sur cuivre 13 x 20 cm (2 x) Tournai, Musée des Beaux-Arts

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la beauté CONVULSIVE EL GRECO

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la beauté CONVULSIVE ALFRED DE KNYFF

Alfred De Knyff (Bruxelles 1819 — Paris 1885) Paysage forestier Fusain et rehauts de gouache 59 x 53 cm Tournai, Musée des Beaux-Arts

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la beauté CONVULSIVE CLAUDE MONET

Claude Monet (Paris 1840 — Giverny 1926) Le Cap Martin à Antibes 1884 Huile sur toile 65 x 81 cm Tournai, Musée des Beaux-Arts

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LA BEAUTÉ SUGGESTIVE CASPAR DAVID FRIEDRICH

Caspar David Friedrich (Greifswald 1774 — Dresde 1840) Paysage à l’arc-en-ciel 1809-1810 Huile sur toile 70 x 103 cm Essen, Folkwang Museum

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LA BEAUTÉ SUGGESTIVE JOSÉ MARÍA BRACHO Y MURILLO

José María Bracho y Murillo (Séville 1827 — [?] 1882) Fleurs sur une table 1867 Huile sur bois 50 x 65 cm Tournai, Musée des Beaux-Arts

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LA BEAUTÉ SUGGESTIVE ANONYME FLAMAND

Anonyme flamand Première moitié du XVIIe siècle Composition végétale 1637 Huile sur bois 49 x 65 cm Tournai, Musée des Beaux-Arts

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LA BEAUTÉ SUGGESTIVE HENRI FANTIN-LATOUR

Henri Fantin-Latour (Grenoble 1836 — Buré 1904) Pois de senteur Huile sur toile 41 x 31 cm Tournai, Musée des Beaux-Arts

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LA BEAUTÉ SUGGESTIVE ÉMILE GALLÉ

Émile Gallé (Nancy 1846 — id. 1904) Plaisir noir. Baudelaire Inscription gravée sur le vase, d’après Les Fleurs du mal (1857 ?) 1896, date à laquelle Gallé crée un cabinet intitulé « Les fleurs du mal » Tournai, Musée des Beaux-Arts

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LA BEAUTÉ SUGGESTIVE FRANZ MARC

Le grand souci de l’artiste allemand est avant tout la recherche de pureté, une pureté nécessairement un peu naïve et primitiviste qu’il projette de façon privilégiée sur le monde des animaux, en parfaite harmonie avec le cadre naturel au sein duquel ils vivent, loin de l’aliénation galopante de la civilisation industrielle qui envahit alors l’Europe occidentale et dont le premier conflit mondial si ravageur est le reflet.

La trop courte vie de Franz Marc fauché dans les combats de Verdun en 1916 rend d’autant plus attachante son œuvre empreinte d’une empathie profonde et spirituelle avec la nature.

Franz Marc (Munich 1880 — Verdun 1916) Chevaux bleus 1910 Détrempe sur papier collé sur carton 61 x 82 cm Liège, BAL

Proche de Kandinsky avec lequel il sera un des fondateurs du mouvement expressionniste munichois « Der Blaue Reiter », en 1911, Marc veut exprimer une vision profondément spiritualisée de l’art et de la réalité naturelle dans laquelle – fidèle à la tradition symboliste de Gauguin – formes et couleurs ont davantage valeur de métaphores, ce qui les apparentera également au fauvisme contemporain.

Avant de mourir, il avait livré cette profession de foi en forme de testament : « Je recherche une communion panthéiste avec la vibration et le flux du sang de la nature, dans les arbres, dans les animaux, dans l’air […]. » JPDR

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LA BEAUTÉ SUGGESTIVE FRANS SNYDERS

Frans Snyders (Anvers 1579 — id. 1657) (attribué à) Étude de chevreuil Huile sur papier 35 x 42 cm Tournai, Musée des Beaux-Arts

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