La fabrique des saintes images - Rome 1580-1660 (extrait)

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Ce catalogue est publié à l’occasion de l’exposition « La Fabrique des saintes images. Rome-Paris 1580-1660 » présentée à Paris, au musée du Louvre, du 2 avril au 29 juin 2015.

Le papier utilisé pour cet ouvrage est fabriqué par Arjowiggins Graphic et distribué par Antalis.

En application de la loi du 11 mars 1957 [art. 41] et du Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992, toute reproduction partielle ou totale à usage collectif de la présente publication est strictement interdite sans autorisation expresse de l’éditeur. Il est rappelé à cet égard que l’usage abusif et collectif de la photocopie met en danger l’équilibre économique des circuits du livre. © Musée du Louvre, Paris, 2015 www.louvre.fr © Somogy éditions d’art, Paris, 2015 www.somogy.fr 1re de couverture : cat. 31 (détail) 4e de couverture : cat. 52 (détail) ISBN musée du Louvre : 978-2-35031-513-3 ISBN Somogy : 978-2-7572-0930-1 Dépôt légal : mars 2015 Imprimé en Italie (Union européenne)


La Fabrique des saintes images Rome-Paris 1580-1660 sous la direction de Louis Frank et Philippe Malgouyres


MUSÉE DU LOUVRE Jean-Luc Martinez Président-directeur Hervé Barbaret Administrateur général Xavier Salmon Directeur du département des Arts graphiques Vincent Pomarède Directeur de la Médiation et de la Programmation culturelle

Sous-direction de la Présentation des collections Fabrice Laurent Sous-directeur Soraya Karkache Chef du service des Expositions Sixtine de Saint Léger, Aurore Basly et Valentine Magne Coordinatrices d’exposition Karima Hammache-Rezzouk Chef de service suivi de projets

ÉDITION Sous-direction de l’Édition et de la Production Laurence Castany Sous-directrice Violaine Bouvet-Lanselle Chef du service des Éditions Fabrice Douar Coordination et suivi éditorial Mélanie Puchault Collecte de l’iconographie

Émilie Langlet Adjointe au chef de service COMMISSARIAT DE L’EXPOSITION

Anne Philipponat Scénographe

Louis Frank Conservateur en chef au département des Arts graphiques, musée du Louvre, Paris

Delphine Prévost Conducteur de travaux

Philippe Malgouyres Conservateur en chef au département des Objets d’art, musée du Louvre, Paris

EXPOSITION Direction de la Médiation et de la Programmation culturelle Michel Antonpietri et Aline François-Colin Adjoints au directeur

Aline Cymbler Chef du service des Ateliers muséographiques Karim Courcelles Adjoint au chef de service Sous-direction de la Médiation dans les salles Marina Pia-Vitali Sous-directrice Clio Karageorghis Chef du service Signalétique et Graphisme Frédéric Poincelet Graphisme Carol Manzano et Stéphanie de Vomécourt Coordination signalétique

ÉDITIONS SOMOGY Nicolas Neumann Directeur éditorial Stéphanie Méséguer Responsable éditoriale Michel Brousset, Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros Fabrication

Astrid Bargeton Suivi éditorial Renaud Bezombes Contribution éditoriale François Dinguirard Conception graphique et mise en pages


AUTEURS Louis Frank Conservateur en chef au département des Arts graphiques, musée du Louvre Catherine Loisel Philippe Malgouyres Conservateur en chef au département des Objets d’art, musée du Louvre Ginevra Odone Doctorante à l’Université de Lorraine, Nancy Marianne Paunet Historienne de l’art, Paris Olivia Savatier Sjöholm Conservatrice au département des Arts graphiques, musée du Louvre

PRÊTEURS DES ŒUVRES EXPOSÉES AU MUSÉE DU LOUVRE Que toutes les personnes qui, par leurs prêts généreux, ont permis la tenue de cette exposition trouvent ici l’expression de notre gratitude, ainsi que les collectionneurs qui ont préféré conserver l’anonymat. Nos remerciements s’adressent également aux responsables des institutions et établissements suivants : BELGIQUE Liège, Le Grand Curtius. Jean-Paul Gay, Philippe Joris, Soo Yang Geuzaine Lierre, église Saint-Grommaire. Filip Goemans. FRANCE Dijon, musée d’Art sacré et de la vie bourguignonne. Véronique Conort, Christine Peres. Magny-les-Hameaux, Musée national de Port-Royal-des-Champs. Philippe Luez. Montpellier, musée Atger. Hélène Lorblanchet. Paris Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la Photographie. Bruno Racine, Sylvie Aubenas

Musée des Arts décoratifs. Olivier Gabet, Agnès Callu. Musée du Louvre - Département des Arts graphiques - Département des Peintures - Département des Sculptures - Département des Objets d’art Musée du Petit-Palais. Christophe Leribault, Sophie Renouard de Bussierre Musée Rodin. Catherine Chevillot, Aline Magnin. Saint-Germain-en-Laye, musée municipal, Agnès Virole. Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon. Béatrix Saule, Bertrand Rondeau.


REMERCIEMENTS Que trouvent ici l’expression de notre très vive gratitude toutes les personnes qui, par leur fonction, leur aide, leur générosité, ont contribué à la réalisation de cette exposition et de son catalogue, et sans le concours desquelles ils n’auraient jamais vu le jour : Jean-Luc Martinez, Vincent Pomarède et Xavier Salmon, initiateurs du projet, et qui nous ont accordé leur confiance. Au département des Arts graphiques : Patricia Arnoult-Brohan, Delphine Aubert de Trégomain, Elisabetta Bartoli, Patrice Berthelot, Cécile Breffeil-Ducrot, Clotilde Chopard, Dominique Cordellier, Valérie Corvino, Rosemone Dehédin, Lyne Dionet, Brigitte Donon, Victoria Fernandez, Bénédicte Gady, Michèle Gardon, Carole Grandisson, Clarine Guillou, Séverine Lepape, Isabelle Leunuque, Laurence Lhinarès, Severine Morvant, Frank Olszewski, Anna di Pietra, Louis-Antoine Prat, Juliette Trey, Thanh-Thuy Trinh-Khac. Au département des Peintures : Sébastien Allard, Malika Berri, Olivier Boissard, Vincent Delieuvin, Martine Depagniat, Nicolas Milovanovic, Stéphane Loire. Au département des Objets d’art : Jannic Durand. Au département des Sculptures : Sophie Jugie, Pierre-Yves Le Pogam À l’atelier de restauration des dessins du Louvre : Valentine Dubard, Hélène Bartelloni, Laurence Caylux, Sophie Chavanne, Christelle Desclouds, Isabelle Drieu la Rochelle, Valérie Lee, Eve Menei, Gaëlle Plisson. À l’atelier de restauration des sculptures : Hélène Susini. À l’atelier de montage des dessins : Marlène Vernet, Beatrice Fena Zerbib, Dominique Boizot, Irène Julier. Au service des Ateliers muséographiques : Aline Cymbler, Cédric Breton, Soraya Kamano et Franck Poitte.

À l’atelier d’encadrement et dorure : Max Dujardin ; de montage d’objets d’art : Pascal Gouget ; de peinture et décoration : Éric Journée ; d’installation : Tony Abel ; d’éclairage : Sébastien Née – ainsi que tous leurs collaborateurs. À la sous-direction de l’Accueil et de la Surveillance muséographique : Christine Finance. Au service de Prévention et de Sécurité incendie : Capitaine Laurent Leclercq. Au service Programmes de médiation : Charlotte Chastel Rousseau, Sophie Hervet. Au service Communication visuelle et publicité : Laurence Roussel, Audrey Boulery, Elise de Beaucoudrey, Danielle Pintor, Isabel Lou Bonafonte. Au service de Presse : Sophie Grange, Céline Dauvergne. Au service des Concessions : Françoise Bonnevialle. À la rédaction de Grande Galerie : Adrien Goetz, Valérie Coudin. À la sous-direction de l’Auditorium : Stéphane Malfette, Monica Preti. A la sous-direction de la Présentation des collections : Fabrice Laurent, Karima Hammache-Rezzouk. À la sous-direction de la Médiation dans les salles : Marina Pia-Vitali, Clio Karageorghis, Carol Manzano, Frédéric Poincelet, Stéphanie de Vomécourt. À l’Établissement public de la Réunion des musées nationaux et du Grand Palais : Panthéa Tchoupani, Karine Berthemet, Laure Simonnet-Levigoureux, Gladys Pilastrini, Michel Urtado, Pierre Jaubert. Aux éditions Somogy : Nicolas Neumann, Marc-Alexis Baranes, Michel Brousset, Béatrice Bourgerie, Mélanie Le Gros, Stéphanie Méséguer.

À l’Académie de France à Rome : Éric de Chassey, Claudia Ferrazzi, Alessandra Montecchi. Nos remerciements vont également à ceux qui, de diverses manières, nous ont apporté leur aide bienveillante : Laurent Chastel, Jean-Marc Châtelain, FrançoisMarie et Pauline Frank, Nadine Gastaldi, Sylvie Gonzalez, Olga Medvedkova, Bernadette Pébereau et Alexandra d’Huart, Lina Propeck, Mickaël Szanto, Philippe Plagnieux, Bertrand Wilmart, Stefania Tullio Cataldo, Anne-Sophie Vergne. Nos pensées de particulière reconnaissance vont à Anne Philipponnat, qui a dessiné la belle et pure muséographie de l’exposition, à la très chère Violaine Bouvet-Lanselle, à l’excellent Fabrice Douar, dont la patience inaltérable a permis la réalisation du catalogue, à Mélanie Puchault, qui en a brillamment réuni l’iconographie, au photographe Michel Urtado, au graphiste François Dinguirard et à Astrid Bargeton. Nous ne saurions oublier le rôle déterminant qui, du premier au dernier instant, fut celui du service des Expositions, et ce que nous devons au talent et à l’inlassable énergie de Soraya Karkache, d’Aurore Basly, de Sixtine de Saint-Léger, de Valentine Magne et de Delphine Prévost. Qu’il nous soit enfin permis de redire la gratitude infinie qui est la nôtre envers tous ceux qui, à la direction de la Surveillance, protègent jour et nuit cette grande maison, ses portes et ses salles, et dont certains veilleront sur les œuvres exposées. Nous nous souvenons, parmi eux, d’Alain Luzieux, de sa passion des choses de l’esprit et de l’ardent désir qu’il avait de voir ces Saintes images.


PRÉFACE

L’exposition aujourd’hui proposée est la toute première de la nouvelle programmation que nous avons souhaité mettre en place, l’équipe du département des Arts graphiques et moi-même, après ma nomination au musée du Louvre à l’automne 2013. En raison de leur fragilité, dessins, pastels, miniatures et estampes ne peuvent être présentés de manière permanente. Aussi le département a-t-il pour mission d’organiser très régulièrement des expositions qui donnent accès aux œuvres et aident à mieux les comprendre. Ces événements témoignent le plus souvent d’un état du savoir et manifestent une volonté marquée de partager la connaissance. En fonction de la recherche, et de manière assez traditionnelle, nous les avons désirées monographiques ou thématiques, tout en veillant à régulièrement confronter les arts graphiques à d’autres œuvres ne relevant pas des mêmes techniques. « La Fabrique des saintes images » a été imaginée et conçue en ce sens. Non seulement, elle réunit une soixantaine de feuilles parmi les plus précieuses de la collection mais aussi une quinzaine de tableaux dont certains comptent parmi les chefs-d’œuvre de la peinture, à l’exemple de la Mort de la Vierge du Caravage, du Christ mort de Philippe de Champaigne ou du Repas de paysans de Le Nain. Elle fait également écho à l’exposition dédiée à « Poussin et Dieu » qui se déroule aux mêmes dates dans les espaces adjacents et invite à mieux comprendre ce qui fait la force du peintre des Sacrements et des Saisons. Après la crise religieuse du xvie siècle et son iconophobie, le catholicisme réaffirma à l’occasion du concile de Trente en décembre 1563 la légitimité des images et de leur présence au sein des lieux de culte où elles devaient être l’objet d’une vénération. Dans les années qui suivirent, l’art chrétien se reconstruisit en Italie sur la base d’une recherche dévote de pureté et de vérité. La péninsule insuffla alors de nouveaux modèles qui se caractérisèrent dans la Rome pontificale par une iconophilie triomphante tandis que dans la France gallicane l’amour des images se caractérisait par un principe de distance, de discrétion, d’immobilité, de mesure et de silence, en regard de la grandeur infinie de Dieu. Dans les heures tragiques que notre pays vient de connaître, on mesure aisément toute l’importance que l’image religieuse revêt encore aujourd’hui au sein de l’humanité. Les deux commissaires de l’exposition, Louis Frank et Philippe Malgouyres, l’ont parfaitement mesurée à l’aune des querelles du passé. Saluons donc leur effort pour mieux nous faire comprendre ce que furent à la fin du xvie siècle et au siècle suivant les enjeux de la fabrique des saintes images et laissons-les nous conduire au sein de l’œuvre des contemporains de Poussin.

Xavier Salmon Directeur du département des Arts graphiques


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SOMMAIRE

L’Image Louis Frank . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11 La serviette et le linceul, ou des images non fabriquées Philippe Malgouyres . . . . . . . . . . . . . . . . 24 ROME L’art après le concile, images et imagination Philippe Malgouyres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 56 Trois jubilés : 1600-1625-1650 Philippe Malgouyres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 68 Chantiers de la Contre-Réforme Catherine Loisel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 78 Le Caravage : le vrai et l’irreprésentable Philippe Malgouyres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 90 Baglione, rival du Caravage Philippe Malgouyres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97 L’évolution de la sensibilité religieuse Catherine Loisel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100 Les Bolonais au service de l’Église Catherine Loisel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106 Guido Reni ou le « divin mouvement des yeux » Philippe Malgouyres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 122 Gian Lorenzo Bernini en trois épisodes Philippe Malgouyres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 126 La gloire de Cortone, le baroque triomphant Catherine Loisel. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 142 Pierre de Cortone : ambassadeur du goût romain Philippe Malgouyres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 150 PARIS L’École française, le sentiment religieux et l’image Louis Frank . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 158 La Compagnie de Jésus : de Fontainebleau à Paris Marianne Paunet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 170 Vouet et les retables architecturés des églises de Paris Marianne Paunet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 176 Le Vœu de Louis XIII Marianne Paunet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 182 L’Hôpital de la Charité Marianne Paunet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 188 La tenture de Saint-Étienne-du-Mont Marianne Paunet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 192 Pierre de Bérulle Marianne Paunet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 196 Une estampe de dévotion Marianne Paunet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203 Les grands mays de Notre-Dame Marianne Paunet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 206 Les Chartreux Marianne Paunet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 214 La chapelle Le Roux et la tenture de Saint-Gervais-Saint-Protais Marianne Paunet . . . . . . . 220 Philippe de Champaigne et Port-Royal Marianne Paunet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 228 L’EUCHARISTIE L’eucharistie : la présence réelle et l’image ultime Philippe Malgouyres. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 238 Deux représentations de la Cène en Italie autour de 1600 Catherine Loisel. . . . . . . . . . . . . . . . 254 La Cène de la trahison Marianne Paunet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 257 Charité et dévotion eucharistique dans deux tableaux des frères Le Nain Olivia Savatier Sjöholm . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 264

Cat. 35 (détail)

ANNEXES Notes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 270 Bibliographie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 280


LA FABRIQUE DES SAINTES IMAGES

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L’IMAGE Louis Frank

« Il est l’Image du Dieu invisible » Paul, Épître aux Colossiens, 1, 15

I « Il a pleu à Nostre Seigneur que j’aye eu quelquesfois cette vision : je voyois un Ange aupres de moy vers le costé gauche en forme corporelle, ce que je n’ay pas accoustumé de voir que rarement, quoy que souvent des anges m’apparoissent ; mais lors je ne les voy point qu’à la manière de la vision precedente. Or Nostre Seigneur voulut que je le visse de la sorte. Il estoit petit, fort beau, le visage si enflammé, qu’il sembloit estre de ces esprits sublimes qui paroissent tout ardens, je croy que c’est de ceux qu’on nomme Serafins – car ils ne me disent pas leur nom. Je voy bien toutesfois que dans le ciel il y a tant de difference entre cet Ange et cet autre, entre ceux-cy et ceux-là, que je ne pourrois jamais assez le donner à entendre. « Or je voyois qu’il tenoit en ses mains un long dard qui estoit d’or, et à l’extremité du fer, il paroissoit y avoir un peu de feu : il me sembloit que cet Ange me fichoit quelquesfois ce dard dans le cœur, et qu’il me navroit les entrailles ; et quand il le retiroit, je me les sentois emporter avec ce trait, demeurant toute embrazée d’un grand amour de Dieu. La douleur estoit si grande qu’elle me faisoit faire ces plaintes, mais d’autre part la douceur que je reçois de cette douleur est si excessive que je ne desire pas d’en estre privée, et que l’ame ne se contente de rien qui soit moins que Dieu. Ce n’est point une peine corporelle, mais une douleur spirituelle, quoy que le corps ne laisse point d’y participer beaucoup. Ce sont des propos d’amour, ou de certains retours de colloques amoureux, qui se passent entre l’ame et Dieu, qui sont si doux, que je supplie sa divine bonté d’en donner à goûter à ceux qui penseront que j’invente ces choses. « Les jours que cecy me duroit, j’estois comme interdite, et hebetée : j’eusse voulu ne rien voir et ne point parler, mais seulement m’embrasser et me serrer estroitement avec ma peine, laquelle estoit pour moy une gloire plus grande que toute celle qui se peut trouver dans les creatures. » Fig. 1 - Gian Lorenzo Bernini, La Transverbération de sainte Thérèse d’Avila, Rome, église Santa Maria della Vittoria

Vie de Thérèse de Jésus traduite par Cyprien de la Nativité de la Vierge, XXIX

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L'IMAGE

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LA FABRIQUE DES SAINTES IMAGES

LA SERVIETTE ET LE LINCEUL

ou des images non fabriquées Philippe Malgouyres

La violence des vagues d’iconoclasme protestant et plus largement la polémique sur la légitimité des images ont ravivé en Occident d’anciens débats, particulièrement virulents en Orient aux viiie et ixe siècles. La crise iconoclaste dans le monde byzantin, résolue en faveur des images, avait épuisé les débats possibles sur cette question : ce sont les mêmes arguments qui furent repris par les « iconophiles » au xvie siècle. De bien des manières, cette période éclaire sur la question des images ce qui se produisit en Europe à la fin du xvie siècle et dans les premières décennies du xviie. La défense des images trouva son axe central dans l’affirmation de la possibilité de représenter Dieu dans la personne du Christ, Dieu fait homme. Cette possibilité semblait sanctionnée par Dieu lui-même car le Christ avait laissé des empreintes miraculeuses de son visage. L’IMAGE NON FABRIQUÉE : UNE VERTIGINEUSE POSSIBILITÉ La venue du Christ dans le monde a laissé des traces : des paroles, transmises par les évangélistes, et même des images qui conserveraient le souvenir de ses traits. Malgré leurs diverses appellations (Sainte-Face, Mandylion, Véronique), ces images ont la même histoire : le Christ, sur terre, a miraculeusement imprimé son visage sur un linge. Les circonstances de ce miracle varient considérablement, mais s’inscrivent dans deux traditions parallèles. La première explique l’origine de l’image dans le désir d’avoir un portrait du Christ en son absence. La seconde met en rapport l’apparition de cette image avec le cycle de la Passion, l’agonie au jardin des Oliviers ou le chemin du Calvaire ; dans ce cas, le visage du Christ est douloureux, sanglant, couronné d’épines. La première tradition est plutôt associée au Mandylion et la seconde à la Véronique, la première à Byzance et la seconde à l’Occident. Mais, comme nous allons le voir, cette belle symétrie est une illusion : les deux traditions et les deux images se superposent et se confondent constamment. Nous préférerons donc le terme de Sainte-Face pour ces images, qu’il s’agisse des reliques, de leurs reproductions ou de leurs évocations, car c’est moins leur matérialité qui compte que le principe de leur existence. La possibilité de fabriquer et de vénérer les images ne va pas de soi dans le christianisme : les grandes crises de l’iconoclasme byzantin en Orient ou de la Réforme protestante en Occident en témoignent. Les arguments pour ou contre les images sont en fait 24


LA FABRIQUE DES SAINTES IMAGES

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LA SERVIETTE ET LE LINCEUL

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ROME

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LA FABRIQUE DES SAINTES IMAGES

L’ART APRÈS LE CONCILE images et imagination Philippe Malgouyres

Une fois admise la possibilité des images, reste la question lancinante de leur fabrication : comment créer cette image, et quel rôle revient à l’artiste dans ce processus ? On peut représenter le Christ ou la Vierge mais comment leur donner des traits alors que l’on ne connaît pas leurs visages ? Certes, il est admis qu’ils sont « représentables » puisque incarnés, mais les artistes peuvent-ils inventer de toutes pièces ces images, et, par le seul fait de les désigner comme telles, en faire des images valides pour le croyant ? La possibilité des images est une question distincte de leur légitimité ou de leur véracité. On a trop souvent mis en parallèle (et même expliqué) l’iconoclasme byzantin par les interdits du judaïsme et de l’islam alors que les ressorts en sont différents. Les iconoclastes n’interdirent pas la fabrication de toute image (les portraits par exemple) mais remirent en cause la possibilité de donner un visage au Christ. Comment une image inventée et fabriquée pourrait-elle représenter la Vérité, et être vénérée en tant que telle ? C’est à la lumière de ces interrogations que nous proposons de relire la condamnation par le concile de Trente des inventions des peintres. Elles ont été interprétées par les historiens dans une perspective stylistique, la réprobation des outrances du maniérisme ou plus généralement de la liberté de l’art de la Renaissance. Une grande attention a été portée dans notre discipline à ces problématiques formelles, mais nous proposons d’adopter ici un nouveau point de vue, qui est interne à l’image, et qui touche à sa conception. La question de la licence de l’artiste rejoint celle de son imagination, qui peut être incompatible avec la vraisemblance, voire avec la vérité. Le jésuite Louis Richeome, qui publia en 1598 un important ouvrage de réfutation des idées protestantes concernant le culte des saints, des reliques et des images, explique d’abord que la différence essentielle entre l’idole et l’image tient à la nature de la chose représentée, à sa véracité 1. Il donne ensuite deux règles aux artistes : « la première de ne rien peindre de nouveau de Dieu de sa propre fantaisie, ainsi se contenter des figures jà approuvées par l’Église […]. L’autre règle qu’il faut garder, est donnée par le Concile de Trente, après plusieurs autres : qui est, qu’il ne soit loisible d’exposer au temple & lieu sacré, aucune Image nouvelle, sans congé de l’Évêque 2 ». Ce contrôle de la production artistique par l’autorité ecclésiastique n’était pas nouveau non plus, puisqu’il figurait déjà à l’ordre du jour dans le deuxième concile de Nicée en 787. Pour ce qui est de l’invention, l’icône orthodoxe est la solution portée à ce problème : les peintres ont leur manière de peindre, leur style, signent et datent parfois leurs œuvres, mais ils restent fidèles à un schéma établi. Pas (ou peu) de place dans ce domaine pour l’invention iconographique. 56


L’ART APRÈS LE CONCILE : IMAGES ET IMAGINATION

Fig. 16 - Paolo Cagliari dit Véronèse, Le Repas chez Lévi (détail), Venise, Gallerie dell’Accademia

Nous soutenons que les restrictions assez modérées formulées par le concile de Trente regardent moins le style que ce problème de la vérité et de la vraisemblance 3. Une magnifique preuve nous en est donnée à Venise, dix ans après la clôture du concile. Le 18 juillet 1573, Paolo Veronese fut interrogé par l’Inquisition à propos d’une Cène peinte pour l’église des Dominicains, Santi Giovanni e Paolo 4. Le conflit est né du gros chien au premier plan que les commanditaires voulaient transformer en Marie Madeleine, ce que le peintre refusa. Ses juges lui demandèrent : Pourquoi y a-t-il un serviteur qui saigne du nez… des gens vêtus à l’allemande avec des hallebardes… des bouffons… des nains ? Ce à quoi le peintre répondit par la nécessité d’orner ce grand tableau de figures issues de sa propre imagination, une licence qui appartient aux poètes et aux fous. On lui rétorqua : Ne savez-vous pas qu’en Allemagne et autres lieux infestés par l’hérésie, on a coutume d’avilir et de tourner en dérision les choses de la sainte Église catholique ? Il ne s’agit donc pas seulement du décorum, il s’agit, si l’on a pris le parti des images, de l’assumer devant les détracteurs de celles-ci et de les rendre incontestables. Il n’était pas possible de corriger cet immense tableau dans le sens requis, il fut bien plus simple d’en changer le titre et d’en faire le Repas chez Lévi 5 (fig. 16). Cet épisode permet de comprendre que ce qui est en cause, c’est ce que Véronèse revendique, ou en tout cas offre en explication : la licence, l’imagination. Quant au style et à la théâtralité de Véronèse, ils furent la plus féconde source d’inspiration des grands décors religieux du xviie siècle. Cette dialectique, vérité/vraisemblance et imagination, permet de considérer autrement la question de la réception des œuvres du Caravage, ce que nous proposons de faire ici pour le plus scandaleux de ses tableaux, la Mort de la Vierge (voir cat. 14). 57


LA FABRIQUE DES SAINTES IMAGES

TROIS JUBILÉS 1600-1625-1650 Philippe Malgouyres

Depuis 1300, premier jubilé instauré par Boniface VIII, Rome est le théâtre, tous les vingt-cinq ans, d’une année sainte. Le pèlerinage à Rome assorti de certaines obligations permet d’obtenir une indulgence plénière, c’est-à-dire la rémission complète des peines temporelles attachées au péché (ou, pour simplifier, le temps de séjour au purgatoire). Les conditions d’obtention du jubilé, c’est-à-dire de cette indulgence, sont spécifiées dans la bulle pontificale qui promulgue l’année sainte. Elles sont toujours les mêmes : venir à Rome, se repentir de ses péchés, s’en confesser, recevoir la communion, faire de bonnes œuvres et visiter avec dévotions les « quatre églises » (Saint-Pierre, San Paolo fuori le Mura, San Giovanni in Laterano, Santa Maria Maggiore). Ces visites doivent s’accompagner de prières, d’abord devant le Saint-Sacrement, puis sur les reliques des saints. Les jubilés, qui provoquaient un afflux considérable de population dans la Ville éternelle, étaient aussi l’occasion de diverses réjouissances publiques ; Rome, tous les quarts de siècle, se montrait sous son meilleur visage. Elle est en tout cas consciente de celui qu’elle veut donner au monde : restaurations d’édifices antiques, nouveaux monuments, commandes prestigieuses donnent une image forte et précise des ambitions de la papauté. Nous nous proposons d’évoquer ici les trois jubilés qui marquèrent la période considérée par cette exposition : 1600, 1625 et 1650. Ils se déroulèrent sous trois pontifes on ne peut plus dissemblables et dans un contexte religieux et politique très différent. Ces moments privilégiés permettent de mesurer le chemin parcouru, les changements de sensibilité entre les générations et les mutations profondes de la pensée de l’Église catholique dans le domaine des arts. 1600 : CLÉMENT VIII ALDOBRANDINI Ippolito Aldobrandini (1536-1605) fut élu pape en 1592 et prit le nom de Clément VIII. Son élection marque un tournant en ce qu’elle marque une prise de distance par rapport à l’Espagne et aux pressions exercées par son souverain, Philippe II. Le nouveau pape est un fidèle de l’Oratoire : saint Philippe Néri fut son confesseur, remplacé ensuite par le cardinal Baronio. De saint Philippe Néri, il a appris à aimer visiter les catacombes, les tombes des saints des premiers temps, ce qu’il fait pieds nus, accompagné de Baronio. Le pape, qui vit dans une atmosphère de piété et de pénitence, entouré de crânes, est un juriste et un grand travailleur. Son pontificat, caractérisé par une extrême sévérité 68

Fig. 24 - Federico Barocci, L’Institution de l’eucharistie, Rome, église Santa Maria sopra Minerva


TROIS JUBILÉS : 1600-1625-1650

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LA FABRIQUE DES SAINTES IMAGES

CHANTIERS DE LA CONTRE-RÉFORME 1580-1600 Catherine Loisel

À partir de 1573, le pape Grégoire XIII entreprend de terminer le décor de la Cappella Paolina au Vatican, abandonné après l’intervention de Michel-Ange. Il charge Giorgio Vasari d’établir un programme pour les parois et la voûte. Celui-ci, comme pour l’iconographie de la coupole du Duomo de Florence, travaille en collaboration avec don Vincenzo Borghini. L’iconographie proposée mettait en parallèle l’Ancien et le Nouveau Testament mais faisait appel à des passages de textes apocryphes, ce qui explique le refus du pape, à une époque où, selon les directives du concile de Trente, les textes sacrés subissaient un contrôle rigoureux de leur authenticité. La réalisation du décor est confiée à Lorenzo Sabbatini qui exécute trois fresques entre 1573 et 1577 : La Lapidation de saint Étienne, La Guérison de saint Paul dans la maison d’Ananie et La Chute de Simon le magicien. En 1580, Federico Zuccaro reprend le décor avec la fresque du Baptême du centurion Cornelius, à gauche de la Crucifixion de saint Pierre de Michel-Ange. Entre 1581 et 1585, avec une interruption en raison de son bannissement de Rome, il exécute le décor complet de la voûte illustrant plusieurs épisodes des Actes des Apôtres – Pierre et Paul. Ainsi qu’il a été démontré 1, l’iconographie choisie était adaptée à la double fonction de la Cappella Paolina : chapelle du conclave au moment de l’élection de chaque pontife et lieu de la liturgie pascale d’adoration du saint sacrement. C’est ainsi que la dévotion des quarante heures, instituée par Clément VIII en 1592, débutait dans la Cappella Paolina le premier dimanche de l’avent. Le dessin de la Vision de saint Pierre à Joffé (cat. 8) a certainement été conçu par Federico Zuccaro en lien direct avec sa fresque du Baptême du centurion Cornelius par saint Pierre à Césarée, un épisode tiré des Actes des Apôtres : le soldat, vraisemblablement un Romain en garnison, donc un gentil, reçoit une vision qui lui intime d’aller faire chercher Simon (l’apôtre Pierre) à Joffé (actuelle Jaffa) où il loge 2. Celui-ci, concomitamment, est frappé par la vision d’une grande nappe nouée aux quatre coins dans laquelle apparaissent des animaux réputés impurs, « quadrupèdes et reptiles, et tous les oiseaux du ciel », et une voix lui donne l’ordre de les tuer et de les manger. Ayant saisi le sens profond de cet avertissement, Simon Pierre se rend à Césarée où il baptise Cornelius avec sa famille. Ce passage constitue une allégorie de la tolérance des premiers chrétiens envers les convertis non circoncis, les gentils, qui a ouvert la phase de prosélytisme du christianisme dans toute la Méditerranée. De même l’allusion aux animaux impurs correspond à l’abandon des interdictions de la loi mosaïque sur la nourriture. En définitive seule la scène du Baptême sera représentée 78


CHANTIERS DE LA CONTRE-RÉFORME (1580-1600)

cat. 8 Federico Zuccaro

(Sant’Angelo in Vado, 1540/1541 – Ancône, 1609)

La Vision de saint Pierre à Joffé Pierre noire, plume, encre brune, lavis brun. Collé en plein sur un montage du xviiie siècle à bande lavée verte. H. 0,226 ; L. 0,305 m Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques I, Inv. 11593

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LE CARAVAGE

le vrai et l’irreprésentable Philippe Malgouyres

Dans la querelle iconoclaste qui ébranla le monde byzantin, il faut prendre en compte ce qui est désigné comme image (icône en grec) : les iconoclastes sont hostiles à la plupart des images car elles sont fausses, mais acceptent sous ce mot d’autres objets : le signe de la croix, le corps des saints, l’Écriture ou le pain eucharistique, images (au sens d’objets sensibles) que l’on peut et l’on doit vénérer 1. La question de la vérité de l’image est bien plus importante que celle de sa légitimité : les comparaisons avec les interdits du judaïsme et de l’islam sont trompeuses car toute représentation n’était pas proscrite. On continua à faire des portraits et à peindre ou sculpter toutes sortes de créatures. Il ne s’agit pas de permettre ou non la confection d’images, mais de comprendre le statut de réalité qu’on leur donne, le danger étant celui de l’idolâtrie, c’està-dire de l’adoration d’une image fausse. Les iconoclastes, les Bris-Images pour reprendre le néologisme créé par le père Richeome 2, refusent la possibilité d’une image à la fois mimétique et vraie. Les iconophiles ont, au contraire, tenté de prouver la congruence parfaite du christianisme et des images, en accusant les iconoclastes d’être des juifs ou des musulmans 3. Le problème central est celui de la ressemblance entre l’image et son prototype, en quoi consiste cette ressemblance, et la possible vénération du prototype à travers l’image grâce à cette ressemblance. On ne peut donc assimiler l’iconophobie chrétienne, qui traverse sous diverses formes les millénaires, à un simple jeu de conjonctures historiques : c’est un questionnement profond du christianisme, récurrent sous des formes plus ou moins exacerbées. Outre la vérité incontestable des empreintes (voir p. 29), une vérité se trouve dans le monde sensible. Caravage a choisi de mettre à l’épreuve ce monde et les limites de l’art lui-même, qui s’y inscrit, en ne montrant rien que l’on ne puisse voir, tout en représentant l’action de l’esprit sur la matière. C’est l’objet de nombre de ses tableaux : la vocation et l’inspiration de saint Matthieu, la conversion de saint Paul, les pèlerins d’Emmaüs, etc. On pourrait objecter que ces sujets lui furent dictés par ses commanditaires, mais il n’en reste pas moins vrai que de tels sujets sont justement ceux privilégiés en cette période de doute et d’affirmation. Autrement dit des sujets qui traitent de l’irruption du sacré dans le monde profane, et son caractère éventuellement non reconnaissable pour qui ne reçoit pas la foi. Le principe de cette reconnaissance est qu’elle échappe tout ou en partie à l’expérience sensible : c’est la lumière abstraite qui frappe saint Paul sur le chemin de Damas, ce sont aussi les pèlerins aux pieds de la Vierge de Lorette, qui reconnaissent la sainteté dans cette ménagère sur le pas de sa porte 4. 90

cat. 14 Michelangelo Merisi, dit le Caravage

(Milan ? 1572 – Porto Ercole, 1610)

La Mort de la Vierge Huile sur toile H. 3,69 ; L. 2,45 m Paris, musée du Louvre, département des Peintures I, inv. 54


LE CARAVAGE : LE VRAI ET L’IRREPRÉSENTABLE

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BAGLIONE rival du caravage Philippe Malgouyres

En 1603, le général des Jésuites commanda à Baglione un immense tableau de près de huit mètres de haut représentant la Résurrection du Christ pour l’église du Gesù à Rome. L’œuvre resta assez peu de temps en place : en 1622, la canonisation de saint FrançoisXavier entraîna la création d’une chapelle à la place de l’autel où il se trouvait. Le tableau est perdu depuis, probablement détruit : c’est le sort le plus fréquent des très grandes toiles que l’on dépose. Cette grande esquisse 1, probablement rognée, a été mise en rapport depuis sa redécouverte en 1963 avec ce retable disparu (cat. 15). On pourrait s’interroger sur la raison d’être de ce tableau : un modèle de présentation pour le commanditaire ? Mais pourquoi en camaïeu ? Ne s’agirait-il pas plutôt d’un ricordo, ou d’une réduction destinée à la gravure ? Giovanni Baglione est autant passé à l’histoire pour ses litiges avec le Caravage que pour son œuvre pictural. La critique s’est souvent efforcée d’articuler sa personnalité stylistique en liaison avec le maître lombard. Longhi, qui publia cette esquisse en 1963, soulignait ce que la partie inférieure doit à l’art du Caravage, en particulier la figure de l’homme couché de dos au premier plan. Mais est-ce aussi évident ? Une telle figure repoussoir n’est qu’un poncif de peintre ; quant au clair-obscur, souvent invoqué, il n’est probablement qu’un artefact dû à la monochromie de l’esquisse. La disparition du retable rend tout jugement impossible sur ce point. Ici, la composition ne se comprend pas sans la Transfiguration de Raphaël, dont elle reprend la division horizontale, entre la vision céleste du corps transfiguré et l’agitation des hommes au premier plan. La référence est à la fois formelle et iconographique, puisqu’il s’agit dans les deux cas de montrer l’un des épisodes où le Christ incarné laisse paraître sa divinité. L’art autour de 1600 à Rome est d’une extraordinaire variété, cherchant sa propre rénovation et sa légitimité par différentes voies : le naturalisme brutal, la simplicité iconique ou le retour aux modèles les plus anciens, dont Raphaël. Faut-il vraiment mettre sur le compte d’une rivalité stylistique entre Baglione et le Caravage le scandale qui éclata après la mise en place de l’œuvre dans l’église ? Elle fut alors ridiculisée par une clique de peintres, à laquelle Baglione s’empressa de faire un procès pour diffamation. Il s’agissait du Caravage, d’Orazio Gentileschi, d’Onorio Longhi et de Filippo Trisegni. Ces « critiques » prirent la forme de poèmes satyriques particulièrement grossiers, composés par ce collectif probablement bien arrosé, auquel il faut ajouter Ottavio Leoni. Ces compositions « poétiques » débutent par une adresse à l’artiste dont le nom est déformé, comme dans un calembour de potaches : 97


BAGLIONE RIVAL DU CARAVAGE

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L’ÉVOLUTION DE LA SENSIBILITÉ RELIGIEUSE

l’exemple de cigoli et des carracci Catherine Loisel

Le dessin (cat. 16) à l’historique prestigieux puisqu’il a appartenu au grand historien de l’art bolonais Carlo Cesare Malvasia, auteur de la Felsina pittrice publiée en 1678, prépare un tableau de même composition commandé en 1612 par le légat pontifical à Bologne, le cardinal Maffeo Barberini, futur pape Urbain VIII 1 (fig. 32). Le sujet, extrêmement particulier, était lié à la destination de la peinture : une chapelle de l’église Sant’Andrea della Valle à Rome, le lieu où la matrone Lucina aurait retrouvé le corps du martyr et où avait été élevée une petite église, San Bastianello, détruite pour faire place au nouvel édifice. En dépit de la volonté clairement affichée du cardinal, la chapelle ne fut jamais aménagée, et le tableau resta dans la famille jusqu’à la fin du xviie siècle (voir p. 92). Il est maintenant au J. Paul Getty Museum à Los Angeles. Selon la légende, saint

Fig. 32 - Ludovico Carracci, Le Corps de saint Sébastien jeté dans la Cloaca Maxima, Los Angeles, J. Paul Getty Museum

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LES BOLONAIS AU SERVICE DE L’ÉGLISE Catherine Loisel

Génie universellement célébré de son vivant, Guido Reni, le « divin Guido », a fourni au travers des représentations religieuses dans ses tableaux et ses fresques le prototype de l’image de dévotion idéale. Malheureusement la vulgarisation de son œuvre dans ses dérivations les plus scolaires et les plus fades a totalement dénaturé la portée esthétique de ses inventions. S’appuyant sur un solide bagage culturel et sur une pratique intensive du dessin, il met au point un style personnel dès la fin de son apprentissage auprès des Carracci. Ses compositions, organisées géométriquement, rassemblent des figures toujours élégantes et vraisemblables qui donnent un accent profondément humain aux scènes religieuses. En les dépouillant de tout accessoire inutile, il réussit le tour de force de donner aux personnages de l’histoire sacrée une dimension monumentale exaltante immédiatement perceptible. Sa palette de couleurs, des tonalités claires et lumineuses, participe de cette volonté d’idéalisation. Le dessin du Louvre 1 (cat. 20) est une étude définitive pour Le Couronnement de sainte Cécile et saint Valérien, tableau peint en 1601 pour la Cappella del Bagno de la basilique Santa Cecilia in Trastevere sur commande du cardinal Paolo Emilio Sfondrato 2. En octobre 1599, le corps intact de sainte Cécile avait été retrouvé lors de fouilles dans la basilique et des travaux importants furent entrepris par le cardinal réformiste Sfondrato afin de promouvoir le culte de la sainte 3 dans un esprit de retour à une esthétique des premiers temps de la chrétienté dont participent la statue de la sainte martyre par Stefano Maderno, le tondo et Le Martyre de sainte Cécile de Reni. Il semble que le jeune artiste ait peint le tondo à Bologne, où il exécutait au cours de la même période, toujours pour Sfondrato, une copie de l’Extase de sainte Cécile de Raphaël alors conservée dans l’église San Giovanni in Monte à Bologne. On connaît plusieurs dessins de Francesco Vanni, conservés aux Offices, à Sienne et à Cologne, traitant le même motif. Cela pourrait indiquer une relation entre les deux artistes à propos de cette commande. Une fresque médiévale du xiie siècle, qui se trouvait dans l’église, a fourni la source de l’iconographie. Cette fresque fut par la suite détruite, mais elle est documentée par une copie d’Antonio Eclissi dans un Codex de la Biblioteca Vaticana daté de 1630 4. Les recherches graphiques de Vanni ont servi pour la gravure de Cornelis Galle, publiée en 1601, qui rassemble plusieurs épisodes de la vie de la sainte autour de l’image de son tombeau où figure la célèbre statue de Maderno. En adaptant l’héritage raphaélesque au souvenir des drapés raffinés de Parmigianino, Guido Reni réussit admirablement à proposer une image à la fois dépouillée et touchante. 106


LES BOLONAIS AU SERVICE DE L'ÉGLISE

cat. 20 Guido Reni

(Bologne, 1575 – 1642)

Un ange apporte les couronnes à sainte Cécile et à saint Valérien Pinceau et lavis brun, sur traits à la pierre noire. Collé en plein sur un montage du xviiie siècle. H. 0,192 ; L. 0,187 m Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques I, Inv. 1135

La fresque représentant Saint André conduit au martyre, sur la paroi gauche de l’Oratorio di Sant’Andrea al Celio, dans le complexe conventuel de San Gregorio Magno au pied de la colline du Celius, a été exécutée par Guido Reni en 1609 sur commande du cardinal Scipione Borghese, neveu du pape Paul V. Sur la paroi opposée, Domenichino peignit La Flagellation de saint André. Dans la littérature artistique du xviie siècle, ce décor, réunissant deux anciens élèves d’Annibale Carracci aux conceptions esthétiques complètement différentes, a bénéficié d’une grande attention. Dès sa réalisation, la fresque de Reni devait déjà être célèbre, à tel point que Rubens, sur le point de quitter Rome en 1609, en fit une copie dessinée, maintenant 107


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GUIDO RENI

ou le « divin mouvement des yeux » Philippe Malgouyres

Les Évangiles rapportent comment les soldats tournèrent le Christ en dérision après son arrestation : ils le vêtirent d’un manteau rouge, le couronnèrent d’épines et lui donnèrent un roseau en guise de sceptre, puis se prosternèrent devant lui en l’appelant roi des Juifs 1. Ce manteau rouge jeté sur ses épaules, que l’on devine à peine ici, est précisément désigné par saint Matthieu comme une casaque militaire (chlamys), d’une couleur criarde, mais par saint Jean, plus vaguement, comme un vêtement pourpre. Jean rapporte ensuite un épisode qui n’apparaît pas dans chez les trois autres évangélistes. Ponce Pilate désigna le Christ ainsi accoutré à la foule en disant : « Voici l’homme. » Cette phrase, traduite « Ecce homo » dans le latin de la Vulgate, est devenue le titre des images qui montrent le Christ revêtu de ces attributs royaux dérisoires. Puis Pilate, prenant peur, leur montra à nouveau le Christ assis sur une estrade, et leur dit, faisant écho aux insultes des soldats : « Voici votre roi. » Il ne s’agit plus d’humilier le Christ, mais d’exciter la rage de la foule. Les images que nous appelons Ecce homo, « Voici l’homme », sont très souvent des représentations de la fin de cet épisode : Ecce Rex vester, « Voici votre roi ». C’est le cas du tableau de Philippe de Champaigne 2 (fig. 38), qui montre le Christ assis au « Lieu du dallage » où se trouvait cette estrade avec, à l’arrière-plan, l’arcade qui existe toujours à Jérusalem dans le couvent franciscain de la Flagellation. Ce passage n’est pas seulement un des épisodes de la Passion : le Christ y est exhibé, désigné, nommé de deux manières différentes dans une sorte de mise en scène sinistre. Il n’est pas en train d’agir ou de parler, mais en train d’être vu, d’être montré. C’est un moment central de l’iconographie christique, image paradoxale puisqu’il est montré de manière dérisoire, en prisonnier grotesquement travesti (cette iconographie n’existe pas dans le monde orthodoxe). Ce qui est également frappant, c’est que le Christ ne nous regarde pas. Dans la plupart des autres images de dévotion, le contact s’établit par le regard : nous regardons et nous sommes vus. Ici, il n’y a pas de regard car il n’y a pas d’échange à ce moment : la foule ne reconnaît pas le Christ pour ce qu’il est et lui ne la regarde pas. Nous-mêmes ne reconnaissons pas le Christ quand il nous est montré : tel est le sens de cette image et de cette absence de communication entre le spectateur et le Christ. Il a le plus souvent les yeux baissés ou clos, comme chez Cigoli et le Caravage (voir cat. 17). Le Christ humilié par les soldats dans la Passion, le Christ qui s’est abaissé en devenant enfant (voir cat. 35 et 55) ou en s’offrant dans le pain eucharistique : autant de théophanies que les hommes ne savent pas reconnaître, où Dieu se montre en se dissimulant 3. 122

cat. 31 Guido Reni

(Bologne, 1575 – 1642)

Ecce homo, vers 1640 Huile sur toile, H. 0,59 ; L. 0,49 m Paris, musée du Louvre, département des Peintures I, inv. 528


GUIDO RENI OU LE «DIVIN MOUVEMENT DES YEUX»

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GIAN LORENZO BERNINI en trois épisodes Philippe Malgouyres

1625 : LA RESTAURATION DE L’ÉGLISE SAINTE-BIBIANE La petite église consacrée à sainte Bibiane fut fondée au ve siècle dans une maison particulière. Ce modeste sanctuaire se trouvait dans une position périphérique qui n’a guère changé ; l’église est aujourd’hui coincée derrière les voies de la gare centrale de Rome. Siège d’un couvent supprimé, dans un quartier populaire, elle ne semblait pas destinée à faire l’objet d’une splendide rénovation. Celle-ci fut causée par la découverte des reliques de la sainte à la veille du jubilé, le 2 mars 1624, découverte qui permit à Urbain VIII, élu l’année précédente, d’ouvrir ce chantier. L’opportunité était inespérée, au tout début de son pontificat, de restaurer une église très ancienne et de pouvoir l’inaugurer au moment du jubilé. Le nouveau pape s’inscrivait ainsi dans la continuité de la politique de Clément VIII : le culte des martyrs et de leurs reliques, la restauration des églises paléochrétiennes. Mais c’est une autre génération artistique qui fait là ses premiers pas, celle qui va dominer la scène romaine pendant un demi-siècle : Gian Lorenzo Bernini et Pietro da Cortona (voir cat. 37). La reconstruction de l’église fut en effet confiée au jeune Bernin, pour la première fois employé par Urbain VIII ; il dessina une nouvelle façade et conçut le maître-autel orné de la statue de la sainte. Cette statue, exécutée avec le concours de Giuliano Finelli, fut livrée en 1626. Elle est évoquée dans l’exposition par une terre cuite (cat. 32), copie réduite de l’original de marbre 1, qui témoigne de la grande fortune des créations de Bernin aux xviie et xviiie siècles. Le choix de placer une sculpture plutôt qu’une peinture sur le maître-autel était militant : il affirmait avec autorité la légitimité des images car la statue, qui évoque l’idole païenne, avait été la cible privilégiée des iconoclastes. Une statue de marbre en pied, drapée à l’antique, souligne à la fois l’ancienneté du sanctuaire et la tradition interrompue et invariante de l’Église catholique face aux images. Mais ce qui est encore plus audacieux, c’est la grande liberté de cette figure : vingt ans plus tôt, lorsque l’on érigea une statue en l’honneur de sainte Agnès dans la basilique paléochrétienne qui lui est dédiée, on le fit à partir du remploi d’un fragment de statue antique, que Nicolas Cordier restaura et compléta 2. Le remploi légitimait l’existence de la statue, qui s’inscrivait ainsi dans la longue histoire de la basilique. Ici, rien de tel : c’est une statue moderne, qui n’est à l’antique que par son sujet, mais qui n’en imite pas les formes ni le style. Ce changement de relation entre christianisme et Antiquité, qui prit place dans les années 1620, est particulièrement lisible à Sainte-Bibiane. 126

Fig. 39 - Intérieur de l’église Sainte-Bibiane, Rome

cat. 32 D’après Gian Lorenzo Bernini (Naples, 1598 – Rome, 1680)

Sainte Bibiane Terre cuite H. 0,617 ; L. 0,265 ; Pr. 0,20 m Paris, musée du Louvre, département des Sculptures, RF 1601


GIAN LORENZO BERNINI EN TROIS ÉPISODES

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LA GLOIRE DE CORTONE le baroque triomphant Catherine Loisel

La découverte des corps de Santa Dafrosa et de ses filles Bibiana et Demetra en 1624, sous l’autel de l’église Santa Bibiana, a donné l’impulsion à la restauration de l’église. Santa Dafrosa, épouse du martyr Flaviano, avait été décapitée sous le règne de Julien l’Apostat en 362. L’événement eut lieu au tout début du règne du pape Urbain VIII Barberini, occasion pour le souverain pontife d’appliquer sa politique d’affermissement du culte des martyrs de la foi et de restauration ambitieuse des lieux de culte. Les travaux d’embellissement furent confiés au Bernin qui allait créer également la sculpture de la sainte homonyme. Deux Toscans furent chargés du décor à fresque, Agostino Ciampelli et le jeune Pietro da Cortona, dont le chantier dura de décembre 1624 à juillet 1626. L’artiste complétera son travail avec le tableau représentant Santa Dafrosa, toujours en place dans l’église. Ciampelli (1565-1630) peignit la partie droite de la nef, découpée en trois scènes (Olympina fait construire l’église, Les Funérailles de Bibiane, La Mort de Bibiane), ainsi que les deux figures de Dafrosa et Olympina dans des niches. Symétriquement, Cortona représenta La Flagellation de Bibiane, Bibiane refuse d’adorer les idoles et La Mort de Demetria, ainsi que les deux figures de Demetria et Flaviano. Un chantier aussi prestigieux échut à l’artiste qui venait tout juste de commencer sa carrière grâce à la reconnaissance de son talent par des amateurs de premier plan, notamment la famille Sacchetti. Auparavant, Cortona avait brillamment participé au décor du Palazzo Mattei, sous l’égide de Pietro Paolo Bonzi, de 1622 à 1624, et avait reçu, en 1623, une commande du prince Filippo Colonna, La Résurrection du Christ et de la famille de Filippo I Colonna, son premier tableau documenté, conservé à la Galleria Colonna. Le jeune Pietro avait eu la chance d’entrer dans l’atelier de Baccio Ciarpi, peintre d’obédience toscane, mais aussi membre de la congrégation de l’Oratoire, qui fut pour lui un maître attentif, un exemple de piété et de charité, encourageant son goût pour l’étude inlassable d’après les maîtres et d’après l’antique. Grâce à ce parrainage professionnel et religieux, l’artiste bénéficia de rencontres essentielles pour son avenir au sein de la haute société romaine attirée par la culture spirituelle et les passions intellectuelles du milieu des Oratoriens. De plus, la fréquentation de la Chiesa Nuova, avec ses tableaux de Federico Barocci, de Rubens et de Guido Reni, ainsi que de l’église San Girolamo della Carità, le premier lieu de résidence de Filippo Neri à Rome, où se trouvait le tableau de Domenichino, La Dernière Communion de saint Jérôme, fournit à la réflexion de l’artiste un bagage pictural de première importance pour la maturation de son style. L’étude pour le torse de sainte Bibiane au moment de la flagellation (cat. 37), 142


LA GLOIRE DE CORTONE

cat. 37 Pietro Berettini da Cortona (Cortona, 1596 – Rome, 1669)

Sainte Bibiane Sanguine, collé en plein sur une page d’album H. 0,213 ; L. 0,193 m Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques I, Inv. 14777 Fig. 45 - Pietro da Cortone, La Flagellation de sainte Bibiane, Rome, église Santa Bibiana

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PIERRE DE CORTONE ambassadeur du goût romain Philippe Malgouyres

Comme Bernin, Pierre de Cortone connut de son vivant une gloire européenne. Son inépuisable créativité, ses talents de décorateur furent à la mesure des vastes chantiers qui lui furent confiés. Pour décrire la diffusion de son style, son langage théâtral et élégant, sa touche rapide, son coloris clair, les historiens de l’art ont inventé le « cortonisme », qui se propagea bien au-delà de l’Italie, que Pierre de Cortone ne quitta jamais. Cette diffusion de son esthétique se fit grâce à ses nombreux collaborateurs, disciples et imitateurs (voir cat. 39), mais aussi à ses tableaux répandus en Europe et à l’abondance des gravures créées d’après ses compositions. Après sa conversion brutale sur le chemin de Damas, saint Paul resta aveugle 1. Sur l’ordre de Dieu, Ananie lui imposa les mains et lui dit que le Seigneur Jésus qui lui était apparu sur la route l’avait envoyé afin qu’il recouvrît la vue et fût rempli de l’Esprit saint. Paul, guéri de sa cécité, reçut immédiatement le baptême des mains d’Ananie. Si la conversion de Paul, avec l’apparition du Christ et sa chute de cheval, fut fréquemment représentée, il n’en est pas de même pour sa guérison, un sujet étonnamment rare, alors que le recouvrement de la vue après l’aveuglement est central dans cet épisode paradigmatique du passage des ténèbres à la lumière. Ce sujet fut choisi pour l’un des retables de l’église romaine des Capucins, Santa Maria della Concezione. L’église, construite à partir de 1626 aux frais de la famille Barberini, constitue l’un des premiers chantiers du pontificat d’Urbain VIII, dont la magnificence ne fut pas sans causer des difficultés avec les pères de l’Ordre, des franciscains réformés, austères et ennemis du luxe. Le cardinal Antonio senior, frère du pape Urbain VIII et capucin, en supervisa la construction et commanda l’extraordinaire série de retables, qui pourrait à elle seule illustrer le mécénat des Barberini : on y trouve tout ce que Rome compte de plus moderne et de plus talentueux : Guido Reni, Giovanni Lanfranco, le Dominiquin, Andrea Sacchi et Pierre de Cortone. C’est ce dernier qui peignit vers 1630 Saint Ananias rendant la vue à saint Paul 2 (fig. 48). Les sujets des retables, comme le maître-autel, s’inscrivent dans la tradition de l’Ordre : les saints franciscains (François, Antoine de Padoue, Félix de Cantalice 3), la Nativité et la Passion du Christ, l’Immaculée Conception. Seule la première chapelle à gauche, avec le tableau de Pierre de Cortone, tranche par son sujet. Bien sûr, les figures des apôtres Pierre et Paul, tous deux enterrés à Rome et piliers de l’Église catholique, font alors l’objet d’un culte redoublé. Mais ici, ce n’est pas Paul qui est au centre – il n’est pas encore baptisé – mais la figure d’Ananie, dont les reliques étaient conservées à 150


PIERRE DE CORTONE

cat. 42 D’après Pierre de Cortone (Paris ? fin du xviie siècle ?)

Saint Ananias rendant la vue à saint Paul Bronze H. 0,68 ; L. 0,47 m Paris, musée du Louvre, département des Objets d’art I, inv. OA 5597

Saint-Paul-hors-les-Murs et à Sainte-Praxède (il est fêté le même jour que la conversion de saint Paul). Pierre de Cortone synthétise les trois moments évoqués dans les Actes des Apôtres : la guérison, la descente de l’Esprit-Saint et la réception du baptême. Le futur apôtre, mains tendues, semble le chercher à tâtons. La noble simplicité de la composition et son élégance à l’antique lui valurent un succès immédiat. Le nombre des sacrements dans l’Église catholique, fixé à sept depuis le xiie siècle 4, fut réaffirmé par le concile de Trente, face aux protestants qui ne retenaient que ceux instaurés par le Christ, la Cène et le baptême. Si l’eau est le vecteur du baptême, le pain et le vin ceux de l’eucharistie, d’autres sacrements sont réalisés par une onction 151


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PARIS

Cat. 52 (détail)

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L’ÉCOLE FRANÇAISE le sentiment religieux et l’image Louis Frank

Fig. 1 - Michel Van Lochom, Pierre de Bérulle, Paris, coll. part.

« La bouquetiere Glycera sçavoit si proprement diversifier la disposition et le melange des fleurs, qu’avec les mesmes fleurs elle faisoit une grande varieté de bouquets, de sorte que le peintre Pausias demeura court, voulant contrefaire à l’envy cette diversité d’ouvrage, car il ne sçeut changer sa peinture en tant de façons comme Glycera faisoit ses bouquetz ; ainsi le Saint Esprit dispose et arrange avec tant de varieté les enseignemens de devotion qu’il donne par les langues et les plumes de ses serviteurs, que la doctrine estant tousjours une mesme, les discours neantmoins qui s’en font sont bien differens selon les diverses façons desquelles ils sont composés. Je ne puis certes, ny veux, ny dois ecrire en cette Introduction que ce qui a dejà esté publié par nos predecesseurs sur ce sujet. Ce sont les mesmes fleurs que je te presente, mon Lecteur, mais le bouquet que j’en ay fait sera different des leurs, à raison de la diversité de l’agencement dont il est façonné. « Ceux qui ont traitté de la devotion ont presque tous regardé l’instruction des personnes fort retirées du commerce du monde, ou au moins ont enseigné une sorte de devotion qui conduit à cette entiere retraitte. Mon intention est d’instruire ceux qui vivent es villes, es mesnages, en la cour, et qui par leur condition sont obligez de faire une vie commune quant à l’exterieur, lesquels bien souvent, sous le pretexte d’une pretenduë impossibilité, ne veulent seulement pas penser à l’entreprise de la vie devote, leur estant advis que comme aucun animal n’ose gouster de la graine de l’herbe nommée Palma Christi, aussi nul homme ne doit pretendre à la palme de la pieté chrestienne, tandis qu’il vit emmi la presse des affaires temporelles. Et je leur monstre que comme les meres-perles vivent emmi la mer sans prendre aucune goutte d’eau marine, et que vers les Isles Chelidoines il y a des fontaines d’eau bien douce au milieu de la mer, et que les piraustes volent dedans les flammes sans brusler leurs aisles, ainsi peut une ame vigoureuse et constante vivre au monde sans recevoir aucune humeur mondaine, trouver des sources d’une douce pieté au milieu des ondes ameres de ce siecle, et voler entre les flammes des convoitises terrestres sans brusler les aisles des sacrez desirs de la vie devote. Il est vray que cela est mal aisé, et c’est pourquoy je desirerois que plusieurs y employassent leur soin avec plus d’ardeur qu’on n’a pas fait jusques a present, comme tout foible que je suis, je m’essaye par cet escrit de contribuer quelque secours à ceux qui d’un cœur genereux feront cette digne entreprise. » 159


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LA COMPAGNIE DE JÉSUS de la chapelle du château de fontainebleau au retable de l’église de la maison professe à paris Marianne Paunet

François Ier fit de l’ancienne église du couvent des Mathurins – encore appelés Trinitaires de l’ordre de la Très Sainte Trinité et de la Rédemption des Captifs –, fondé sous le règne de saint Louis, la chapelle palatiale du château de Fontainebleau 1. Henri IV paracheva sa reconstruction en 1605, en faisant élever le mur du chœur et voûter la nef 2. Martin Fréminet, revenu d’Italie en 1603 afin de succéder à Étienne Dumonstier comme peintre et valet de chambre du roi, fut sollicité d’en concevoir le décor (fig. 52). Après avoir proposé un premier programme iconographique destiné à un « plat-fond » – donc logiquement antérieur à 1605 3, année où la chapelle fut voûtée –, Fréminet commença les travaux en 1608 4. Voici comment Pierre Dan, auteur du Trésor des merveilles de la maison royale de Fontainebleau, décrit ces peintures en 1642 : « Le premier tableau commençant la teste de la voute… represente Dieu, qui voulant punir l’iniquité des hommes selon l’excez de leurs crimes, et sauver les bons, commanda au juste Noé de dresser une arche pour flotter sur les eaux… Or comme par ce premier tableau l’on recognoist le courroux et la justice de Dieu sur la terre, par le second est aussi representé un autre châtiment dans le ciel contre Lucifer et ses complices, justement precipités dans les abymes de l’enfer par l’archange Michel, assisté des anges Michel et Uriel… Au troisieme tableau posé dans le milieu de la voute, se void l’image de Dieu environné des Puissances célestes… accompagnées de la Justice et de la Misericorde, qui semblent interceder pour la conservation du genre humain… Le quatrieme tableau est comme l’Ange Gabriel s’incline devant Dieu pour recevoir le commandement de l’ambassade pour la reparation du genre humain… Au cinquième tableau… se void comme les anciens peres retenus au Limbe, reçoivent avec d’extremes allegresses les nouvelles du mystere de l’Incarnation du Fils de Dieu… Le reste de ce dessein se termine par un tableau de l’Annonciation de la Vierge, qui est en la paroi derriere le grand autel. Or parce que dans le fond de la voute il reste quatre grandes ovales séparées et trois petites… là sont representez les quatre Elemens qui peuvent bien estre du corps de ce sujet, puisque ce sont les premieres et principales parties dont le monde est composé, simples comme la Divinité, par qui toutes choses commencent, et en qui elles se resolvent… Les autres figures et tableaux de cette voute sont sujets détachez qui ne dépendent pas expressément de ce dessein 5. » 170

Fig. 52 - Château de Fontainebleau, vue de la chapelle de la Trinité avec le retable et la voûte

cat. 44 Martin Fréminet (Paris, 1567 – 1619)

Projet pour le retable de la chapelle de la Trinité au château de Fontainebleau Pierre noire, plume et encre brune, lavis brun, aquarelle, rehauts de blanc H. 0,465 ; L. 0,335 m Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, RF 2361 bis


LA COMPAGNIE DE JÉSUS

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VOUET

et les retables architecturés des églises de paris Marianne Paunet

La paroisse Saint-Nicolas-des-Champs conserve l’un des derniers retables architecturés parisiens du xviie siècle encore intègres (fig. 56), Saint-Laurent et Saint-Joseph-desCarmes, actuelle chapelle de l’Institut catholique1, abritant les deux autres exemplaires. C’est pour le retable de Saint-Nicolas-des-Champs que Simon Vouet exécuta sa première commande publique après son retour d’Italie à Paris, en 1627 : l’Assomption de la Vierge, dont la date d’exécution, 1629, est très lisiblement portée sur la première marche au-dessous du sarcophage. Cette œuvre inaugure une formule nouvelle dont le succès donnera à Vouet une primauté dans le genre, et marque les débuts de sa fructueuse collaboration avec le sculpteur Jacques Sarrazin. En 1635, il réitérera la formule pour la prestigieuse paroisse Saint-Eustache, livrant deux peintures, le Martyre et l’Apothéose de saint Eustache, destinées à orner le retable du maître-autel de la grande église. Le retable architecturé monumental est une pièce emblématique du mobilier liturgique au xviie siècle. Outre ses fonctions cultuelles, il affirme des principes dogmatiques essentiels à l’heure de la Réforme catholique. En manière de réponse à la controverse calviniste, sa conception vise à légitimer les images, à justifier les reliques, à exalter le Saint Sacrement, et à réaffirmer de la sorte autant de modes de présence et d’accès au monde divin 2 récusés par le parti protestant. À Saint-Eustache, deux châsses se trouvaient auprès des statues de sainte Agnès et saint Eustache placées dans les niches du retable. Quant à la visibilité du Saint Sacrement, elle est assurée par la création de modèles monumentaux de tabernacles, le plus répandu ayant la forme d’un tempietto dont la coupole déborde sur le tableau central du retable. Mais si l’Eucharistie doit être ainsi mise en valeur et placée au lieu le plus noble de l’église, les théories ne s’accordent pas toutes à la placer sur l’autel principal où l’on célèbre la messe. À Saint-Eustache, elle est ainsi conservée au revers du retable. Matérialisations monumentales du dogme, les maîtres-autels et les retables conçus pour les églises parisiennes sont dérivés de formes romaines élaborées au siècle précédent 3. Les modèles, très proches, de Saint-Nicolas-des-Champs et de Saint-Eustache (fig. 57 et 58), respectivement attribués à Clément Métezeau et à Jacques Lemercier 4, consistent en un corps central articulé à deux corps latéraux, aux colonnes adossées à des pilastres, surmontés d’un attique et d’un fronton. Ces architectures, que l’on retrouve aux façades des édifices religieux ou aux frontispices des ouvrages imprimés, déploient de manière ordonnée tout un ensemble de représentations, supports de dévotion mais également de discours religieux. 176


VOUET ET LES RETABLES ARCHITECTURÉS DES ÉGLISES DE PARIS

Fig. 57

Fig. 56

Fig. 56 - Paris, église Saint-Nicolasdes-Champs, retable, état actuel, vue d’ensemble Fig. 57 - Jean Marot, Le grand autel de Saint-Nicolas, Paris, bibliothèque de l’INHA, collections Jacques-Doucet Fig. 58 - Jean Marot, Maistre autel de Saint-Eustache, Paris, bibliothèque de l’INHA, collections Jacques-Doucet

Fig. 58

Le tableau principal du retable, dédié à l’usage collectif lors de la célébration de la messe, est associé à des images latérales secondaires. Il s’agit en général de sculptures faisant l’objet de dévotions propres à l’église et mieux appropriées à la prière individuelle. Elles endossent le rôle d’intercesseur à double titre : médiatrices spirituelles, elles sont également des admonitrices, indiquant, par le geste ou la position du corps, la scène centrale – ici l’Assomption de la Vierge. Sujet fréquent des maîtres-autels parisiens, au même titre que l’Annonciation ou la Présentation au Temple, l’originalité de son traitement par Vouet réside dans la dissociation finale en deux registres d’une composition primitivement continue, telle que l’illustre le dessin préparatoire du Louvre (cat. 46). Entre ces deux niveaux, l’espace transitoire – correspondant à la modénature de l’entablement – est le lieu où s’opère le mystère de la transformation des corps terrestres et mortels en 177


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LE VŒU DE LOUIS XIII Marianne Paunet

En 1635, la France s’engageait officiellement dans la guerre de Trente Ans. Ce conflit politique et religieux, primitivement limité aux états de la couronne d’Autriche, s’était étendu au Saint Empire puis à toute l’Europe. Il avait eu pour origine les ambitions d’un prince de la maison de Habsbourg, Ferdinand II, qui voulut substituer à la tradition fédérale et élective de l’Empire une monarchie héréditaire et catholique. Ferdinand II entra donc en guerre contre les princes-électeurs réformés allemands, au premier rang desquels le Palatin Frédéric V, chef de l’Union évangélique. Or la lutte contre les Habsbourg d’Autriche et d’Espagne, dont les possessions enserraient le royaume de France, fut la grande affaire de la politique extérieure de Louis XIII et de Richelieu. Le roi s’allia donc avec les princes protestants, au grand mécontentement du parti dévot. En déclarant la guerre à Philippe IV d’Espagne, Louis XIII et son ministre engagèrent « une politique paradoxale, paradoxalement moderne, qui [fit] passer, en première ligne, la raison d’État avant la raison de Chrétienté » 1. La lente élaboration du Vœu de Louis XIII, qui consacrait la France à Dieu par l’intercession de la Vierge, s’inscrivit dans ce contexte. Elle eut pour objectif premier de rassurer les consciences catholiques. « On prie Dieu à Paris, dans tous les couvens, pour le succez des armes de V. M. On estime que, si elle trouvoit bon de faire un vœu à la vierge avant que ses armées commencent à travailler, il seroit bien à propos. On ne prétend pas que ce vœu soit de difficile exécution. Les dévotions qui se font maintenant à Nostre-Dame de Paris sont très grandes ; s’il plaist à Vostre Majesté s’obliger […] d’y donner une belle lampe, et la faire entretenir à perpétuité, ce sera assez, et je me charge du soin de faire exécutter sa volonté en ce sujet. Un redoublement de dévotion envers la mère de Dieu ne peut produire que de très bons effects 2. » Ce premier vœu, suggéré par Richelieu au roi le 19 mai 1636, fut accompli à NotreDame le 9 octobre suivant. Le 10 novembre, les Espagnols capitulaient à Corbie : les sentiments de piété et de reconnaissance envers Dieu en furent exaltés. Ce qui fit écrire au juriste Grotius, s’adressant au chancelier Oxenstiern en novembre 1637 : « Le Roi, au commencement de cette année, a consacré par un vœu sa personne et son royaume à la Sainte Vierge. Il ne doute pas de devoir rapporter à ce vœu 182


LE VŒU DE LOUIS XIII

Fig. 60 - Philippe de Champaigne, Le Vœu de Louis XIII, Caen, musée des Beaux-Arts

tous les succès obtenus par lui cette année sur toute la frontière de la France. Non seulement il se prépare à ériger en l’honneur de la Vierge un autel de quatre cents mille francs dans l’église cathédrale de cette ville, mais il veut aussi que le jour qui tombe au milieu du mois d’août et qui tient son nom de l’Assomption – ainsi qu’ils l’appellent – de la Vierge, soit célébré avec beaucoup plus de dépense qu’auparavant 3. » Une première rédaction manuscrite du Vœu est datée d’octobre 1637. Un second état fut élaboré, puis un troisième, à la fin de décembre 1637, avant que Sublet de Noyers ne prépare la quatrième et ultime version, substituant le terme de Déclaration à celui de Vœu. Réuni à Saint-Germain-en-Laye le 10 février 1638, le Conseil expédia les lettres patentes officialisant cette Déclaration du Roy, qui prend la bien-heureuse Vierge pour protectrice de ses Estats 4, publiée la même année 5. Louis XIII y promettait l’érection d’un autel à Notre-Dame, ainsi qu’une image de la Vierge « qui tienne entre ses bras celle de son précieux Fils descendu de la Croix ; nous – poursuivait le roi – serons representez aux pieds, et du Fils et de la Mère, comme leur offrant nostre Couronne et nostre Sceptre ». 183


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L’HÔPITAL DE LA CHARITÉ Marianne Paunet

La Vierge, tel un prêtre à l’autel assisté de deux anges, présente le corps du Christ déposé en un geste de consécration et d’offrande. Cette iconographie sacerdotale de la Vierge fut particulièrement à l’honneur dans l’art de la Réforme catholique. Les clous et la couronne d’épines, instruments de la Passion, gisent sur le sol, tandis que, derrière la Pietà, se dresse le montant de la croix dont la traverse est tenue hors du champ de l’image. Les troncs d’arbres éclatés et les coins qui la bloquent dans la terre du Calvaire exaltent en regard les vertus du bois sacré de la Croix, comme toute la liturgie du vendredi saint : Crux fidelis inter omnes Arbor una nobilis Nulla silva talem profert Fronde, flore, germine. Dulce lignum, dulci clavo, Dulce pondus sustinens

Croix fidèle Arbre noble entre tous ! Nulle forêt ne produit ton pareil Quant au feuillage, à la fleur et au fruit. Doux bois soutenant, par ce doux clou, ce doux fardeau !

L’image surprend par la mystérieuse juxtaposition de deux espaces. À l’arrière-plan, on aperçoit deux rangées de lits en vis-à-vis, sous la perspective d’une galerie voûtée. Aucune peinture connue n’est associée à ce dessin, stylistiquement daté des environs de 1645 1, et sa destination reste hypothétique. En 1685, Charles Le Maire, dans son ouvrage sur la ville de Paris, décrivait ainsi l’hôpital de la Charité : « L’hôpital où sont les malades est composé de trois grandes infirmeries à cinquante lits chacune ; depuis le printemps jusqu’à l’automne on en fait une quatrième, pour les pauvres qui sont attaqués du mal de la pierre. Ces infirmeries sont bien meublées, et toute la ville de Paris admire la propreté avec laquelle on y traite les malades, qui sont tous dans un lit séparé. Autour de ces salles on voit plusieurs excellents tableaux faits par de très habiles peintres, savoir par Tetelin, la Hire, le Brun, de Seve, etc. 2. » La Déploration (cat. 51) préparerait-elle donc l’un des tableaux de l’hospice de la Charité, dont elle offrirait précisément une vue ? L’hypothèse semble devoir être étayée par une 188

cat. 51 Laurent de La Hyre (Paris, 1606 – 1656)

La Déploration dans un hôpital Pierre noire, lavis gris, rehauts de blanc H. 0,366 ; L. 0,293 m Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, Inv. 27487


L’HÔPITAL DE LA CHARITÉ

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LA TENTURE de saint-étienne-du-mont Marianne Paunet

La paroisse Saint-Étienne-du-Mont est étroitement et historiquement liée à l’abbaye Sainte-Geneviève. Mentionnée pour la première fois en 1150 ou 1153, elle fut établie sur la censive abbatiale, où la première église fut construite vers 1222. Or l’abbaye, qui jouissait de nombreux privilèges, bénéficiait des droits de seigneurie sur les terres qu’occupait la paroisse, laquelle devait en conséquence acquitter cens et redevances envers les religieux. Cette dépendance fut contestée plusieurs fois par les marguilliers, administrateurs laïcs du conseil de fabrique et gestionnaires des intérêts temporels de la paroisse, qui revendiquaient une plus grande autonomie 1. En 1624, le cardinal de La Rochefoucauld réforma Sainte-Geneviève, qui devint le siège de la Congrégation de France, des chanoines réformés de Saint-Augustin. Cette réforme raviva les prétentions des religieux. Ils voulurent outrepasser les dispositions de l’accord établi en juin 1202, qui donnait le droit de présentation de la cure à l’abbé 2, mais attribuait en contrepartie les droits paroissiaux à l’évêque. En conclusion d’une série de procès partis d’une querelle protocolaire en 1638, le verdict définitif trancha le 8 avril 1653 en faveur des paroissiens, soutenus depuis 1640 par l’archevêque de Paris. Le contrôle de l’abbaye sur le conseil de fabrique fut désormais limité : il devint impossible au prieur-curé, qui conservait un rôle honorifique au sein de la fabrique, de présider les élections et les redditions de comptes des marguilliers 3. L’importante commande de la tenture de la vie de saint Étienne fut décidée par les marguilliers en cette époque conflictuelle, au milieu des années 1640. Elle montre que l’embellissement de l’église n’appartenait pas nécessairement à l’initiative du clergé, comme on a pu le penser jusque dans les années 1980 4, mais au conseil de fabrique. Elle ne souligne que davantage la volonté des marguilliers de prendre une part active dans la vie de la paroisse, à l’heure où les génovéfains réformés, connaissant une vigueur nouvelle, entendaient imposer leur patronage. Le 23 juillet 1646, contrat fut passé avec un premier lissier, le « maître peintre et tapissier » Antoine Le Sueur, frère d’Eustache, pour une tenture qui devait orner les parois de la nef. Il fut bientôt rompu, et c’est à Pierre Laneron, « Maître de manufacture des tapisseries du Roy », que s’adressèrent les marguilliers. Ils conclurent un second marché le 14 décembre 1648 5. Pour l’exécution des dix-sept tapisseries, le lissier devait d’abord produire des cartons, modèles au format définitif, en respectant scrupuleusement les compositions de Laurent de La Hyre (cat. 52, 53 et 54), à qui revenait le contrôle de 192

cat. 52 Laurent de La Hyre (Paris, 1606 – 1656)

L’Imposition des mains aux sept diacres. Étude pour la tenture de Saint-Étiennedu-Mont Pierre noire, lavis gris H. 0,365 ; L. 0,550 m Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, Inv. 27504

cat. 53 Laurent de La Hyre Saint Étienne devant le Sanhédrin Pierre noire, lavis gris H. 0,380 ; L. 0,568 m Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, Inv. 27507


LA TENTURE DE SAINT-ÉTIENNE-DU-MONT

cat. 52

cat. 53

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PIERRE DE BÉRULLE le carmel réformé, l’enfance du christ et la madeleine Marianne Paunet

La première maison française de l’ordre réformé de Notre-Dame du Mont-Carmel fut établie dans un ancien prieuré bénédictin de la rue Saint-Jacques. Cette fondation était le résultat de l’intérêt que l’on portait à la spiritualité de Thérèse d’Avila dans le cercle de Madame Acarie. La grande mystique, proche de Jean de Quintanadoine, premier traducteur des œuvres de Thérèse, avait été favorisée d’apparitions de la sainte. Elle mit dès lors toutes ses énergies à introduire l’Ordre en France, et c’est ainsi que, le 15 octobre 1504, Pierre de Bérulle revint d’Espagne avec six carmélites, dont Anne de Jésus et Anne de Saint-Barthélemy, qui avaient été les compagnes de la Mère. Quatre autres couvents s’installèrent à Paris, rue Chapon, rue de Vaugirard – les Carmes déchaux de Saint-Joseph –, rue des Archives – les Carmes-Billettes – et, plus tard, en 1683, place Maubert. Ce furent finalement trente-deux établissements de carmélites et de carmes réformés qui virent le jour en France entre 1604 et 1623 1. Le Carmel de la rue Saint-Jacques était composé des carmélites espagnoles et de quelques jeunes femmes de haute naissance préparées par Madame Acarie. Madeleine de SaintJoseph, prieure du couvent à partir de 1608, puis de 1624 à 1635, enrichit considérablement l’ornementation de l’église conventuelle. Peuplée de nombreuses images, celle-ci compta bientôt parmi les monuments les plus admirés de la ville 2. Un événement particulier vint inaugurer sa réfection au tournant des années 1630. On y redécouvrit une antique image de la Vierge qui avait été, disait-on, peinte d’après la première effigie mariale en France, apportée à Paris par Denys l’Aréopagite. Madeleine de Saint-Joseph la fit restaurer et la vénérait presque tous les jours 3. Le décor de l’église, dédiée à l’Incarnation, témoignait d’un programme cohérent 4. Il s’ordonnait autour du Saint Sacrement et de sujets propres à l’ordre du Carmel, relatifs au prophète Élie, son mythique fondateur. Philippe de Champaigne exécuta les fresques de la voûte, sous la direction de Madeleine de Saint-Joseph, au tournant des années 1630. Outre l’imposant tabernacle que décrit une célèbre anecdote de Fréart de Chantelou, le maître-autel donnait à contempler le mystère de l’Incarnation sous les espèces de l’Annonciation de Guido Reni, offerte par Marie de Médicis, et aujourd’hui conservée au Louvre (voir fig. 21), tandis que les parois de la nef illustraient les épisodes de la Vie du Christ en douze tableaux. À main gauche, en entrant dans l’église, figuraient le Christ apparaissant aux trois Maries (fig. 69 et cat. 55) et l’Entrée du Christ à Jérusalem de Laurent de La Hyre 5, sollicité à l’occasion de la seconde campagne de travaux, dans le cours des années 1650, aux côtés de Jacques Stella et de Charles Le Brun 6. 196

cat. 55 Laurent de La Hyre (Paris, 1606 – 1656)

L’Apparition du Christ aux trois Maries. Étude pour le tableau du Carmel de la rue Saint-Jacques Pierre noire, lavis gris H. 0,356 ; L. 0,230 m Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, Inv. 27488

Fig. 69 - Laurent de La Hyre, L’Apparition aux trois Maries, Paris, musée du Louvre, département des Peintures


PIERRE DE BÉRULLE

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UNE ESTAMPE DE DÉVOTION Marianne Paunet

Jean, âgé, se penche sur la rédaction de l’Apocalypse, dans l’île de Patmos, secondé par son symbole, l’aigle. Un indice iconographique se trouve au-dessus de la tête du saint, à l’arrière-plan : « Il parut encore un grand prodige dans le ciel : Une femme qui estoit environnée du soleil, qui avoit la lune sous ses pieds, et sur sa teste une couronne de douze étoiles. Elle estoit grosse et elle crioit comme estant en travail, et sentant les douleurs de l’enfantement. Un autre prodige parut ensuite dans le ciel : Un grand dragon roux qui avoit sept testes et dix cornes, et sept diadêmes sur ses sept testes. Il entraînoit avec sa queue la troisième partie des étoiles du ciel, et il les fit tomber sur la terre. Ce dragon s’arresta devant la femme qui devoit enfanter, afin qu’ayant enfanté il devorât son fils. Elle enfanta un enfant masle qui devoit gouverner toutes les nations avec une verge de fer ; et son fils fut enlevé à Dieu, et au thrône de Dieu. Or la femme s’enfuit dans le desert, où elle avoit un lieu que Dieu luy avoit préparé, afin qu’on l’y nourrît durant mille deux cent soixante jours… « Le dragon donc voyant qu’il avoit esté précipité sur la terre, commença à persecuter la femme qui avoit mis au monde l’enfant masle. Mais on donna à la femme deux aîles d’un grand aigle, afin qu’elle s’envolast au desert en son lieu, où elle est nourrie un temps, des temps, et la moitié d’un temps hors de la presence du serpent. Alors le serpent jetta de sa gueule après la femme comme un fleuve pour l’entraisner et la submerger dans ses eaux. Mais la terre aida la femme, et s’estant entr’ouverte elle engloutit le fleuve que le dragon avoit vomi de sa gueule. Le dragon donc se mit en colere contre la femme, et il alla faire la guerre à ses autres enfans qui gardent les commandemens de Dieu et qui demeurent fermes dans la confession de Jesus Christ. Et il s’arresta sur le sable de la mer 1. » L’exégèse médiévale a diversement interprété l’apparition de la Mulier amicta sole, de la « Femme revêtue de soleil ». Parfois elle est la Vierge – le soleil symbolisant le Christ, le croissant Jean-Baptiste, précurseur du Christ, les douze étoiles les douze apôtres, et les deux ailes les deux Testaments ou les deux mains du Christ en croix. Parfois elle est l’Église, tandis que l’enfant, le Christ, est ravi au ciel par son ascension. « De là vient l’extraordinaire fortune de cette vision qui évoquait à la fois la Vierge et l’Église 2. » Mais le 203


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développement de son iconographie au Moyen Âge s’explique également par la doctrine de l’Immaculée Conception, qui voulait que, seule parmi l’humanité, la Vierge eût été conçue exempte de la tache du péché originel. Cette pensée s’est diffusée à partir du xiie siècle, depuis les abbayes bénédictines du sud de l’Angleterre. En France, elle trouva chez Bernard de Clairvaux et Thomas d’Aquin ses plus fameux opposants 3. Combattue par les dominicains, elle fut ardemment défendue par les franciscains, notamment par Jean Duns Scot. Jusqu’alors comprise comme une image de la maternité virginale de Marie, la Mulier amicta sole prit alors, à mesure que progressait la controverse, la signification de sa conception immaculée. À la fin du xve siècle, cette iconographie illustrait l’Ave sanctissima Maria, prière récitée à l’occasion de la fête de la Conception, solemnité de plus en plus populaire et que le pape franciscain Sixte IV approuva par les bulles Cum praeexcelsa (1477) et Grave nimis (1483). Le concile de Trente, suivant ces constitutions, déclara en sa cinquième session ne pas comprendre la Vierge immaculée dans son décret sur le péché originel. Le dogme de l’Immaculée Conception ne sera proclamé que par Pie IX (Ineffabilis Deus, 8 décembre 1854). La Mulier amicta sole s’inscrit ici dans une mandorle de feu, elle est couronnée des douze étoiles et ses pieds reposent sur le croissant de la lune. Elle porte également les deux ailes qui lui permettront de s’échapper au désert, plus rares au regard du type iconographique ordinaire de l’Immaculée tel qu’il se fixe au xviie siècle et se diffuse en Espagne : la Vierge planant dans une gloire céleste sur le croissant de lune, les pieds posés sur un globe écrasant le serpent. L’image de La Hyre est aussi plus archaïque : l’attitude d’orante de la Vierge évoque les représentations médiévales du thème 4. Il n’en reste pas moins qu’elle renvoie également, dans sa victoire sur le serpent, à la lutte contre l’hérésie protestante. « En écrasant la tête du serpent, elle a, à elle toute seule, écrasé toute la perversité des hérésies 5 ». Le dessin de La Hyre (cat. 58) est préparatoire à une estampe de Gilles Rousselet qui s’inscrit, avec les figures de Jean-Baptiste, Sébastien, Benoît, Scholastique, Geneviève et François d’Assise, dans une suite gravée de sept saints. L’ensemble des dessins préparatoires à cette série passèrent à la vente Mariette de 1775 6. Quatre d’entre eux sont connus à ce jour 7. Le mode de représentation est toujours relativement similaire : le personnage, dans un état de vision, d’oraison ou de méditation, se tient dans un espace unifié qui évoque en général un épisode marquant de sa légende.

cat. 58 Laurent de La Hyre (Paris, 1606 – 1656)

Saint Jean à Patmos, et la Femme de l’Apocalypse Sanguine H. 0,353 ; L. 0,238 m Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, Inv. 27482

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LES GRANDS MAYS de notre-dame Marianne Paunet

Les soixante-seize grands mays de Notre-Dame de Paris sont des tableaux votifs qui furent offerts chaque année à la cathédrale par les orfèvres de la confrérie de Sainte-Anne, entre 1630 et 1707. Treize d’entre eux ont retrouvé leur lieu d’origine et sont visibles dans la basilique. Les trente-sept autres sont conservés dans des églises de province ou dans diverses collections publiques, pour la plupart au musée du Louvre et au musée des Beaux-Arts d’Arras 1. Ces œuvres monumentales, réalisées par les plus fameux peintres de leur temps, témoignent de la faveur exceptionnelle en laquelle étaient tenues les images au xviie siècle. Elles sont la forme ultime d’une pratique religieuse qui prend sa source dans une tradition populaire médiévale et qui évolua au long de trois siècles. D’après un texte daté de 1546, la première cérémonie du may fut célébrée en 1449 : « L’an mil quatre cens quarente neuf, aucuns notables personnages, maistres orfèvres en ceste ville de Paris, eurent dévotion de présenter, le premier jour de may à l’heure de mynuict, tous les ans ledict jour, un may devant le portail de l’Eglise Nostre-Dame de Paris, en l’honneur et révérence de Dieu et de la glorieuse Vierge Marie, mère de Dieu 2. » À l’origine, le may était un arbre offert le premier jour du mois de mai. Cette coutume séculaire, liée au renouveau de la nature, était diffusée dans toute l’Europe. Bien qu’en 1579 le concile de Milan fût venu perturber cette tradition en interdisant les calendimaggio, les « calendes de mai », en Italie du Nord, ces fêtes restèrent toujours indépendantes du calendrier liturgique et gardèrent un caractère profane 3. Aussi l’originalité de la cérémonie du may de Notre-Dame réside-t-elle dans l’intégration à ces festivités du culte de la Vierge. « May, écrit Furetière, est aussi un arbre ou gros rameau de verdure, que par honneur on plante devant la porte d’une personne qu’on veut honorer le premier jour de may. Cette ceremonie n’est plus guere en usage qu’à la campagne et chez les artisans, comme maçons, mareschaux, boulangers, imprimeurs, etc. Neantmoins les clercs de la Basoche vont encore planter solemnellement un may dans la court du Palais tous les ans ; et les orfevres presentent à la Vierge un grand tableau qu’on appelle le tableau de may, qu’on attache ce jour-là à la porte de l’Église 4. » 206


LES GRANDS MAYS DE NOTRE-DAME

Fig. 73 - Anonyme, Vue de l’intérieur de Notre-Dame avec le tabernacle du may, Paris, musée Carnavalet

À la fin du xve siècle, lorsque les orfèvres de la compagnie du May et la confrérie de Sainte-Anne formèrent une seule et même association 5, la cérémonie bascula définitivement dans le champ religieux. Bien que le même cérémonial eût été suivi jusqu’au xviie siècle, la forme du may se sophistiqua peu à peu. À la fin du xve siècle, un tabernacle à six faces, chacune creusée d’une niche ornée d’un tableautin, et suspendu à la voûte de la nef, complétait le dispositif du « grand arbre », ouvrage en bois sur lequel était planté un arbre réel, ou structure sur laquelle on appliquait des branches à la cire fondue. Ces tableautins illustraient divers sujets de l’Ancien ou du Nouveau Testament sur un support textile. Ils étaient accompagnés de « petits escripteaux », portant une série de six sixains calligraphiés et enluminés expliquant les sujets peints, et d’un chant royal ou « grand escripteau », composant une sur-ballade, forme lyrique remontant à l’époque médiévale. En 1608, les tableautins furent remplacés par de petits tableaux sur bois, installés dans un nouveau tabernacle à trois faces 6. Par extension, on les désigna sous le nom de mays. Dès 1605, un quatrain avait remplacé les écriteaux, et un sonnet dédié à la Vierge les chants royaux. En avril 1630, les orfèvres firent savoir au chapitre de Notre-Dame qu’ils souhaitaient offrir au mois de mai suivant un grand tableau de onze pieds 7. Les désormais grands mays devaient toujours être accompagnés de leur poème explicatif, dont la métrique fluctua selon les années, et du traditionnel sonnet à la Vierge. 207


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LES CHARTREUX Marianne Paunet

Du dernier tiers du xvie siècle aux années 1630, l’ordre des Chartreux fut fort actif en France. Sur près de soixante ans, il fonda dix monastères, pour la plupart établis en ville. Bien que la maison mère de l’ordre érémitique eût été construite au désert, en 1084, dans une vallée confinée du massif de la Grande Chartreuse, ses bastions s’étaient rapprochés de la vie séculière au cours du xiiie siècle, lorsque la chartreuse de Vauvert fut fondée aux abords de Paris, en 1257 1. Les chartreux ouvrirent les portes de leurs retraites et ornèrent leurs cloîtres de peintures répondant aux fins de l’édification des fidèles. Le petit cloître de la chartreuse de Paris (fig. 78) fut ainsi décoré d’une Vie de saint Bruno peinte à fresque, dès le milieu du xive siècle, qui fut remplacée par une série de peintures sur toile en 1508. Après la reconstruction du cloître par le prieur dom Augustin Joyeulx, entre 1640 et 1643, Eustache Le Sueur fut chargé de l’exécution d’un nouveau cycle, composé de vingt-deux panneaux sur bois 2 alternant avec autant de cartouches explicatifs en vers latins, supportés par des termes et des figures d’anges en grisaille, de huit tableaux d’angle représentant des vues ou des plans de chartreuses célèbres (Pavie, Rome, etc.), ainsi que d’une image de la Vierge 3. Au xviie siècle, d’autres chartreuses se dotèrent d’ensembles illustrant la vie de saint Bruno, mais de moins grande ampleur. François Perrier peignit à fresque dix épisodes de la vie du saint sur les murs du cloître de la chartreuse de Lyon, dans les années 1630 4. Vers 1680, Claude II Audran et Antoine Bouzonnet-Stella, auquel succéda Louis Licherie, exécutèrent les douze tableaux sur toile et les douze cartouches en grisaille du cloître de la chartreuse de Bourgfontaine, qui furent détruits sous la Révolution 5. Contrairement à l’iconographie retenue pour le cycle peint par Perrier et que décrit Guillet de Saint-Georges, c’est ici la légende de Raymond Diocrès, célèbre prédicateur parisien du xie siècle, qui introduit la vie du fondateur (cat. 62 et 63). Ce récit était contesté à l’heure où les tenants d’une hagiographie moderne insistaient sur l’exigence de l’historicité. Le théologien Jean de Launoy, esprit critique, surnommé le « dénicheur de saints », réfuta, dans la Vraie cause de la retraite de saint Bruno, la tradition qui tenait Diocrès responsable (bien malgré lui) de la vocation de saint Bruno. Il s’agissait, affirme Launoy, d’une invention de Jean Gerson ou de saint Antonin de Florence, datant du début du xve siècle. À quoi la Dissertation sur les débuts des chartreux du jésuite Jean Colombi opposa des témoignages anciens, qui remontaient au xiie siècle 6. 214

Fig. 78 - Gabriel Pérelle, Vue de la Chartreuse de Paris, Versailles, musée national des châteaux de Versailles et de Trianon


LES CHARTREUX

cat. 62 Eustache Le Sueur (Paris, 1616 – 1655)

cat. 62

Les Funérailles de Raymond Diocrès Huile sur bois, transposée sur toile H. 1,93 ; L. 1,30 m Paris, musée du Louvre, département des Peintures, inv. 8026

cat. 63 Eustache Le Sueur Raymond Diocrès Pierre noire, rehauts de blanc H. 0,230 ; L. 0,410 m Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, Inv. 30713 cat. 63

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LA CHAPELLE LE ROUX

et la tenture de saint-gervais-saint-protais Marianne Paunet

Dans la nuit du 31 mai 1528, à Paris, une Vierge à l’Enfant de pierre sise à l’angle d’une rue, en face de la porte derrière l’église du Petit Saint-Antoine, sur le mur de la maison de Louis de Harlay, seigneur de Beaumont, fut mutilée. Les deux têtes furent coupées et dissimulées, et le corps de la Vierge frappé de plusieurs coups de couteau. Jamais on ne retrouva les auteurs du sacrilège, qui fut cependant immédiatement imputé aux hérétiques. Une série de processions réparatrices furent organisées entre le 2 juin et la cérémonie solennelle de rétablissement de l’image, le 12, en présence du roi et de la cour. François Ier, de ses propres mains, remplaça la Vierge suppliciée par une Vierge d’argent. Déposée à Saint-Gervais, la Madone aux membres épars devait y accomplir dans la suite des miracles sous les vocables de Notre-Dame de Souffrance et de NotreDame de Délivrance 1. En 1590, Pierre Acarie, alors marguillier de Saint-Gervais, obtint la concession de la chapelle qui l’abritait. À cette époque, le conflit était au plus fort entre la Sainte-Ligue, dont Acarie était un membre très engagé (ce qui lui vaudra plus tard quelques années d’exil), et Henri IV, qui assiégeait Paris. Que le choix de Pierre Acarie se fût porté sur un tel symbole n’est sans doute pas fortuit. L’acquisition de chapelles privées par les paroissiens les plus fortunés, qui furent souvent marguilliers, témoigne de leur engagement en faveur de leur paroisse. De ce fait, ils contribuèrent activement à l’embellissement de l’église. René Le Roux, conseiller du roi et premier marguillier de Saint-Gervais-Saint-Protais depuis 1647, obtint en 1650 la concession d’une chapelle à bâtir dans le collatéral nord de l’église, après que l’on eut agrandi le flanc nord – le long du cimetière, raison pour laquelle ces chapelles furent appelées « charniers » 2. La conséquence de ces travaux fut une parcellisation de l’église, dont une grande partie de la surface était occupée par les confréries et les fidèles. René Le Roux et son épouse, Françoise Le Camus, entreprirent de décorer leur chapelle et y fondèrent deux messes par semaine. Ils s’adressèrent à Eustache Le Sueur, peu de temps après le succès de son may de Notre-Dame. Le Sueur conçut une Déposition de croix en tondo et un parement d’autel, ainsi que les dessins du double vitrail sur le thème de la Vie des saints Gervais et Protais. Les compositions centrales figuraient La Flagellation de saint Gervais et La Décollation de saint Protais (cat. 67), entourées par des sujets secondaires illustrant, entre autres, L’Apparition des saints Gervais et Protais à saint Ambroise et Saint Ambroise cherchant les reliques de saint Protais 3. 220


LA CHAPELLE LE ROUX ET LA TENTURE DE SAINT-GERVAIS-SAINT-PROTAIS

À la même époque, Le Sueur se vit proposer une autre commande pour Saint-Gervais. On ne sait si Le Roux fut l’artisan de cette commande, mais sa charge de premier marguillier rend la chose assez vraisemblable, ainsi que les travaux entrepris dans sa chapelle vers 1651. Le marché d’exécution des six cartons de tapisserie de la Vie des saints Gervais et Protais fut conclu le 24 mars 1652. Dès le 2 décembre 1651, les marguilliers avaient délibéré

cat. 67 Eustache Le Sueur (Paris, 1616 – 1655)

La Décollation de saint Protais, étude pour le vitrail de la chapelle Le Roux, à Saint-Gervais-Saint-Protais Pierre noire, plume et encre brune, sanguine Mise au carreau H. 0,384 ; L. 0,556 m Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, MI 1102

« que par les charités des paroissiens et les soings des précédents marguilliers, l’eglise de Saint-Gervais par la suitte de plusieurs ciecles avoit esté construite dans la magniffisance et dans l’ordre qui se voit à présent, que les paremens y avaient esté adjoutés plus beaux qu’en aucune aultre eglise de cette ville, que par la dilligence de messieurs les marguilliers de present en charge avoit esté faict une nouvelle decoration pour l’entrée du chœur et croisée de ladite eglise, en telle sorte qu’il ne reste rien à desirer pour l’entier parfaict ornement qu’une tapysserie dans le chœur qui puisse correspondre à la disposition du lieu, que le sujet le plus convenable et le plus souhaicté par les principaux paroissiens est le martyre de leurs patrons saint Gervais et saint Prothais, que feu M. Tallon, curé de ladite eglise, dont la memoire est respectée par tous lesdicts paroissiens, en a cy devant donné les desseings, que lesdicts sieurs marguilliers avoient faict recherche des plus excellents ouvriers et avoient choisy entre les peintres le sieur Lesueur, qui est en grande estime, et entre les tapyssiers le sieur Laurent qui demeure aux galleryes du Louvre, lequel a faict plusieurs aultres grands ouvrages de cette qualité en ceste ville, que cette despence monte à 22.000 livres, savoir 4.000 livres pour les desseings du peintre et 18.000 livres pour la fabrique de la tapysserie 4… » 221


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PHILIPPE DE CHAMPAIGNE et port-royal Marianne Paunet

Le monastère de Port-Royal, sis en Porrois, fut construit au xiiie siècle dans la vallée de Chevreuse. Cette fondation votive, à l’initiative de Mathilde de Garlande et d’Eudes de Sully, évêque de Paris, fut bientôt placée sous la juridiction de l’ordre de Cîteaux. Dès 1223, une bulle pontificale lui octroya le privilège de recevoir en retraite des séculières souhaitant faire pénitence sans se lier par des vœux, ce qui fut encore la coutume au xviie siècle, aux heures les plus troubles de Port-Royal des Champs 1. En prélude à ce moment si célèbre de l’histoire du monastère, il faut évoquer sa réforme par Angélique Arnauld, installée le 5 juillet 1602, à l’âge de dix ans. Mère Angélique compta parmi la « légion de magnifiques abbesses », selon le mot de l’abbé Brémond, qui rétablirent l’observance dans l’ordre de Saint-Benoît en France, entre 1570 et 1670 2. Elle entreprit cette réforme en 1609, imposant notamment la clôture aux moniales. La fermeture au monde des portes de l’abbaye, le 25 septembre 1609, est connue sous le nom de « Journée du Guichet ». Angélique refusa l’entrée du couvent à son propre père, épisode relaté par Sainte-Beuve et qui fit dire à M. Arnauld : « Oh ! Pour le coup, nous en tenons vraiment ! en voilà une encore qui se mêle de nous alléguer les Conciles et les Canons 3 ! » En 1624, Port-Royal des Champs devint trop exigu pour les sœurs. Elles s’installèrent à Paris, dans l’hôtel de Clagny, construit par Pierre Lescot à l’extrémité du faubourg Saint-Jacques, et se placèrent sous l’autorité de l’archevêque de Paris. Antoine Le Pautre éleva là une nouvelle église, consacrée en 1648, et qui fut dédiée au Saint-Sacrement. Il y dressa un chœur incurvé 4, à l’autel orné d’une Cène eucharistique peinte par Philippe de Champaigne, dont l’identification est encore débattue. En 1635, Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, devint confesseur de Mère Angélique. Disciple de Bérulle et de Condren, Saint-Cyran était ami de Cornelius Jansen, évêque d’Ypres et auteur d’un volumineux traité sur la grâce, l’Augustinus. Il fut en peu de temps le maître spirituel de toute la communauté. En 1638, Antoine Le Maistre et Robert Arnauld d’Andilly, neveu et frère d’Angélique, séduits par l’idéal de rigueur morale et de primitivisme que Saint-Cyran faisait prévaloir à Port-Royal, partirent s’installer dans le vallon de Chevreuse, aux abords de l’ancien couvent, bientôt suivis par Lancelot, Nicole, Le Maistre de Sacy et Le Nain de Tillemont : ce fut le début de l’aventure des Solitaires. La publication de l’Augustinus par les amis de Jansénius (1640), celle de la Fréquente Communion par Antoine Arnauld (1643), la censure d’hérésie dont 228


PHILIPPE DE CHAMPAIGNE ET PORT-ROYAL

Fig. 87

Fig. 87 - Louise-Magdeleine Horthemels d’après Nicolas Bocquet, Vue de l’abbaye de Port-Royal des Champs, Magny-les-Hameaux, Musée national de Port-Royal des Champs Fig. 88 - Louise-Magdeleine Horthemels d’après Nicolas Bocquet, Intérieur de l’église de l’abbaye de Port-Royal des Champs, Magny-les-Hameaux, Musée national de Port-Royal des Champs Fig. 88

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cat. 73 Philippe de Champaigne Le Christ mort Huile sur bois H. 0,68 ; L. 1,97 m Paris, musée du Louvre, département des Peintures, inv. 1128

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PHILIPPE DE CHAMPAIGNE ET PORT-ROYAL

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L’EUCHARISTIE

Cat. 82 (détail)

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L’EUCHARISTIE

la présence réelle et l’image ultime Philippe Malgouyres

L’INSTITUTION DU SACREMENT : LE PAIN ET LE VIN Le soir avant d’être arrêté, partageant un dernier repas avec ses disciples, le Christ bénit du pain et le leur donna en disant : « Ceci est mon corps. » À la fin du repas, il fit de même avec la coupe de vin : « Ceci est mon sang, le sang de l’Alliance nouvelle versé pour la multitude. » Marc, Matthieu et Luc rapportent ces mots, avec quelques variantes 1, mais l’évangéliste Jean, qui raconte de manière très détaillée ce dernier repas, n’en parle pas. Les paroles si simples prononcées par le Christ, « Ceci est mon corps… Ceci est mon sang » et l’injonction de boire et de manger ces aliments ont été les mots les plus controversés, les plus âprement discutés de l’histoire, et une source de scissions et d’hérésies dans l’Église. Il est impossible de résumer la nature et la complexité de ces débats, qui touchèrent chacun des mots : « ceci », « est », « mon corps », « du pain » ou « un pain », etc. Guillaume de Saint-Thierry a composé au début du xiie siècle un traité sur ce sujet, De Sacramento Altaris, et constatait que cette question, même chez les Pères de l’Église, « est si douteuse et embarrassante, et parfois tout à fait contradictoire entre eux 2 ». La doctrine de l’Église catholique s’est précisée au cours d’une longue élaboration souvent rendue nécessaire par les opinions hétérodoxes, même si les théologiens prétendent qu’elle n’a pas varié. Selon cette doctrine, le pain et le vin offerts par le prêtre lors de la messe changent de substance sous l’effet du Saint-Esprit lorsque les paroles de la consécration sont prononcées. L’apparence et le goût de ces aliments (« les accidents » selon la physique d’Aristote) ne sont pas transformés, mais leur substance, leur réalité ontologique est modifiée : ils deviennent véritablement corps et sang du Christ, un dogme connu sous le nom de transsubstantiation, ou changement de substance. En conséquence, le Christ est véritablement présent dans les « espèces consacrées », c’est-à-dire le pain et le vin : c’est le dogme de la Présence réelle du Christ dans l’Eucharistie. Au cours de l’histoire du christianisme, le sacrement de l’eucharistie n’a pas toujours occupé la même place : il est absent du Credo, la profession de foi des Églises chrétiennes élaborée dans les premiers siècles, et semble alors moins important que le sacrement du baptême 3. Dans le baptême, Dieu est présent de manière spirituelle, mais il se fait tangible dans l’eucharistie : il rentre ainsi en relation avec l’homme incorporé, sensoriel, comme le font les images à leur manière. On peut constater un certain parallélisme entre culte eucharistique et vénération des images. En Occident, l’établissement de la 238


L’EUCHARISTIE

Fig. 91 - Raphaël, La Messe de Bolsène, Vatican, Palais apostolique, chambre d’Héliodore

fête du Corpus Domini en 1264, qui marque le début officiel de la dévotion au pain consacré, correspond au moment où le visage du Christ se multiplie dans l’art. Le pape Urbain IV, qui institua cette fête, fut aussi, selon la tradition, l’introducteur de l’une des premières Sainte-Face en Occident, au début du xiiie siècle, l’icône de la cathédrale de Laon (cat. 1). Le xviie siècle catholique, fasciné par le visage du Christ, fut aussi un fervent adorateur de l’hostie. En revanche, les Églises protestantes refusèrent cette adoration du pain et s’opposèrent également à la vénération des images. PROTESTANTS ET CATHOLIQUES La doctrine de la Présence réelle a été exprimée avec beaucoup de force par le concile de Trente, non pas qu’elle fût nouvelle (elle fut formulée au concile de Latran en 1215), mais parce que la question fut l’une des plus débattues par les protestants. Ce fut aussi une cause de dissension entre eux, dans la difficulté de définir de quelle manière le Christ (ou son corps et son sang) était présent dans ce sacrement 4. Les conciles, depuis le Moyen Âge, s’étaient à plusieurs reprises prononcés sur ce dogme, en réponse à des propositions hétérodoxes (aux conciles de Rome en 1079 et de Constance en 1415). Andreas Rudolf Bodenstein, dit Carlstadt (1486-1541), pionnier de la Réforme et l’un des premiers destructeurs des images en Allemagne, fut aussi le premier à célébrer l’Eucharistie d’une manière réformée pour le Noël de 1521 : sans vêtements liturgiques, mais en costume profane, sans le rituel de l’élévation du pain et du vin, et enfin en laissant communier au gré de chacun sous les deux espèces 5. L’Église catholique ne permettait qu’au célébrant de le faire, les fidèles ne pouvant que recevoir le pain. Ce dernier aspect fut l’un des points les plus douloureux de la séparation des Églises car le concile ne voulut pas concéder aux catholiques allemands de communier aussi au calice. Lorsque Carlstadt devint pasteur à Orlamünde en 1523, il précisa sa position théologique, refusant, comme d’autres théologiens de la Réforme, dont Zwingli, toute présence du Christ dans le sacrement autre que spirituelle, ce qui le mit en opposition à Luther qui, en 1526, écrivit contre lui un traité sur le « sacrement du corps et du 239


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DEUX REPRÉSENTATIONS DE LA CÈNE Catherine Loisel

Au service du cardinal Hippolyte d’Este, Muziano a fourni plusieurs scènes de la vie du Christ en 1561 et a traité pour lui le thème de la dernière Cène dont un dessin du Louvre constitue un témoignage (inv. 5097). Plus tard, il a fourni le présent dessin 1 (cat. 79) au graveur Cornelis Cort, qui l’a reproduit à l’identique et dans le même sens dans sa gravure de 1568. Le thème, d’une considérable importance dans la peinture vénitienne de cette époque, est traité par Muziano de manière tout à fait orthodoxe, en accord avec les préconisations du concile de Trente. En plaçant l’agneau sacrificiel au centre de la table, à côté du calice de vin, l’artiste explicite visuellement la signification profonde du message eucharistique, fondement de la doctrine catholique : la consécration du vin par le Christ et son identification avec l’agneau du banquet pascal. La connaissance de l’œuvre de Titien est évidente dans la version de Muziano, à tel point qu’un voyage à Venise autour de 1560 semble tout à fait probable même s’il n’est pas documenté. Par ailleurs, Cornelis Cort était devenu à cette époque le graveur attitré de Titien et connaissait ses dernières œuvres. Dans cette composition parfaitement organisée, enserrée dans une architecture élégante et rigoureuse, l’artiste enveloppe ses figures de drapés antiquisants. Tout en cherchant à varier les expressions des apôtres, il réussit à isoler subtilement la figure du Christ. L’aspect très régulier de la surface pourrait indiquer, selon l’hypothèse convaincante de John Marciari, que Cort a contre-éprouvé le dessin afin de pouvoir le graver en respectant le sens de lecture et le travail de l’ombre et de la lumière. De nombreuses copies de la gravure ont été éditées, à l’identique ou inversées 2 (fig. 96), et l’impact de cette composition a été considérable. Ainsi, lorsque Angelo da Orvieto doit exécuter une des fresques de la Scala Santa en 1587, il s’inspire clairement de la formulation de Muziano. Créateur avec son cousin Ludovico et son jeune frère Annibale de l’académie des Carracci à Bologne au début des années 1580, Agostino est resté longtemps oublié des historiens, et il a surtout été cité pour son corpus de graveur. Après avoir diffusé en les gravant de nombreuses œuvres de Correggio, Veronese, Tintoretto, il s’est livré avec succès à la gravure d’invention. Cependant, on sait désormais qu’il a participé aux cycles de fresques qui ont assis la réputation des Carracci au Palazzo Fava et au Palazzo Magnani à Bologne. Une de ses œuvres maîtresses, La Dernière Communion de saint Jérôme pour l’église de la Certosa de Bologne, exécutée autour de 1592, a consacré 254

Fig. 96 - Anomyme, d’après Cornelis Cort, La Cène, Rotterdam, Boijmans van Beuningen Museum

cat. 79 Girolamo Muziano

(Acquafredda, 1532 – Rome, 1592)

La Cène Sanguine. Collé en plein sur un montage d’ordonnance de la collection Jabach. H. 0,359 ; L. 0,310 m Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques I, Inv. 5096


DEUX REPRÉSENTATIONS DE LA CÈNE

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LA CÈNE DE LA TRAHISON la cène eucharistique et la cène archéologique Marianne Paunet

L’Église catholique voit dans l’Eucharistie non seulement le sacrement ultime d’action de grâce et le mémorial de la Passion, mais l’actualisation permanente du sacrifice de Jésus, ainsi que la présence réelle du corps et du sang du Christ sous l’apparence des saintes espèces du pain et du vin. L’exaltation du Saint Sacrement (le mot désigne l’Eucharistie, mais on l’emploie couramment pour parler de la seule hostie) est l’un des traits de la Réforme catholique et de son iconographie. C’est alors qu’à l’ancienne représentation de la Cène, centrée sur le moment où Jésus annonce la trahison de Judas : « Ayant dit cela, Jésus fut troublé en son esprit et il attesta : “En vérité, en vérité, je vous le dis, l’un de vous me livrera.” Les disciples se regardaient les uns les autres, ne sachant de qui il parlait. Un de ses disciples, celui que Jésus aimait, se trouvait à table tout contre Jésus. Simon-Pierre lui fait signe et lui dit : “Demande quel est celui dont il parle.” Celui-ci, se penchant alors vers la poitrine de Jésus, lui dit : “Seigneur, qui est-ce ?” Jésus répond : “C’est celui à qui je donnerai la bouchée que je vais tremper.” Trempant alors la bouchée, il la prend et la donne à Judas, fils de Simon Iscariote. Après la bouchée, alors Satan entra en lui. Jésus lui dit donc : “Ce que tu fais, fais-le vite.” Mais cela, aucun parmi les convives ne comprit pourquoi il le lui disait. Comme Judas tenait la bourse, certains pensaient que Jésus voulait lui dire : “Achète ce dont nous avons besoin pour la fête”, ou qu’il donnât quelque chose aux pauvres. Aussitôt la bouchée prise, il sortit ; il faisait nuit 1. » et dont Léonard de Vinci avait donné le modèle classique au réfectoire de Santa Maria delle Grazie, se substitue la Cène eucharistique, où le Christ-prêtre consacre le pain et le vin et donne la communion aux disciples : « Or, tandis qu’ils mangeaient, Jésus prit du pain, le bénit, le rompit et le donna aux disciples en disant : “Prenez, mangez, ceci est mon corps.” Puis, prenant une coupe, il rendit grâces et la leur donna en disant : “Buvez-en tous car ceci est mon sang, le sang de l’alliance, qui va être répandu pour une multitude en rémission des péchés. Je vous le dis, je ne boirai plus désormais de ce produit de la vigne jusqu’au jour où je le boirai avec vous, nouveau, dans le Royaume de mon Père 2.” » 257


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Dans cette iconographie de combat contre la Réforme protestante, laquelle niait toute valeur aux sacrements, rejetait la messe et refusait l’idée de la transmutation des espèces, l’accent était mis sur la consécration ou sur la communion des apôtres. La Cène peinte par Simon Vouet pour la basilique de Lorette 3 se rattache à la seconde catégorie (cat. 81 et fig. 97). Le Christ-prêtre y offre le pain consacré – son propre corps – à l’un des disciples. Certains détails préfigurent encore la trahison, comme le chien ou la couleur jaune de la tunique de Judas, au premier plan. La Cène attribuée

cat. 81 Simon Vouet

(Paris, 1590 – 1649)

La Cène de la basilique de Lorette Pierre noire, sanguine, lavis brun, lavis de sanguine Mise au carreau à la sanguine et à la pierre noire H. 0,283 ; L. 0,184 m Donné sous réserve d’usufruit par Georges Pébereau en 2009 Paris, musée du Louvre, département des Arts graphiques, RF 54738

Fig. 97 - Simon Vouet, La Cène, Lorette, Museo antico tesoro, Santuario della Santa Casa

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CHARITÉ ET DÉVOTION EUCHARISTIQUE dans deux tableaux des frères le nain Olivia Savatier Sjöholm

C’est au cours du souper à Emmaüs que les deux disciples reconnurent Jésus sous les traits du mystérieux voyageur qui les avait accompagnés sur leur chemin depuis Jérusalem, le jour de la Résurrection. « Et il advint, comme il était à table avec eux, qu’il prit le pain, dit la bénédiction, puis le rompit et le leur donna. Leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent… mais il avait disparu de devant eux » (Luc, 24, 30-31). Matthieu Le Nain a représenté les trois hommes réunis autour d’une table couverte d’une nappe blanche (cat. 84), sur laquelle sont disposés un pain rond et du vin clairet servi dans un verre à pied. Ils sont entourés d’adultes et d’enfants dont certains engagent avec le spectateur un dialogue silencieux. La remarquable similitude de la composition avec celle du Repas de paysans (cat. 85) oriente l’interprétation de ce dernier tableau qui reste à bien des égards, malgré sa célébrité, énigmatique 1 : elle invite à considérer le second comme une « transposition profane » du premier 2. Si la scène religieuse s’apparente aux tableaux paysans des frères Le Nain dont elle emprunte certains personnages, les dimensions imposantes et la gravité solennelle de la toile profane relèvent du registre sacré. Nous proposons de lire le Repas de paysans à travers les enseignements traditionnellement associés par l’Église au récit évangélique des pèlerins d’Emmaüs (Luc, 24, 13-35) : l’incitation à l’hospitalité et à la charité et la promotion du sacrement eucharistique. Depuis saint Augustin, la lecture de l’épisode du Souper à Emmaüs est pour les prédicateurs l’occasion d’exhorter les fidèles à l’hospitalité : « Jésus entre chez eux, il devient leur hôte, et ils reconnaissent dans la fraction du pain celui qu’ils n’avaient point reconnu pendant tout le temps qu’il faisait route avec eux. Apprenez donc à pratiquer l’hospitalité ; vous lui devrez de reconnaître le Christ. Ne savez-vous pas qu’en recevant un chrétien, c’est Jésus-Christ lui-même que vous recevrez ? » (sermon 236, 3). L’étude des vêtements et du mobilier du Repas de paysans, confrontés par les historiens aux descriptions des inventaires après décès, incite à y reconnaître une scène de charité : le maître de maison, au centre, entouré de sa femme et de ses enfants, reçoit deux pauvres auxquels il offre du pain et du vin 3. Une table a été dressée à la hâte dans un intérieur qui dénote une certaine aisance, si l’on en juge par la vitre ouvragée et le lit à colonnes couvert d’un baldaquin de velours frangé et doré à l’arrière-plan. La mise soignée du propriétaire des lieux, son grand col de laine, sa barbe et sa moustache « à 264


CHARITÉ ET DÉVOTION EUCHARISTIQUE DANS DEUX TABLEAUX DES FRÈRES LE NAIN

la royale » en vogue sous Louis XIII contrastent avec les vêtements rapiécés du paysan à gauche et, plus encore, avec les guenilles de l’homme assis à droite. C’est sous les traits de ce dernier que se dissimule l’image du Christ. Assis avec humilité, l’homme a ôté son chapeau et sans doute ses sabots. Les mains jointes dans une attitude de profond recueillement, il est l’objet de la charitable sollicitude de son hôte, qui le contemple avec miséricorde et s’apprête à lui tendre un verre de vin 4. À l’opposé des figurations grotesques et repoussantes des scènes de genre contemporaines, peintes ou gravées, cet homme représente le pauvre idéal, incarnation des vertus chrétiennes de patience, d’humilité et de piété. Il correspond au « pauvre honteux », celui qui refuse de mendier et que les œuvres de bienfaisance se proposent alors de secourir. Cette image christique du pauvre est celle défendue par les grands réformateurs catholiques de la première moitié du xviie siècle, à l’heure où les mauvaises récoltes répétées et leur cortège de famines et d’épidémies ne cessent d’approfondir la misère des couches populaires. Les élites spirituelles du pays se mobilisèrent pour leur porter assistance et la Compagnie du Saint-Sacrement, une société secrète de notables, laïcs et ecclésiastiques, fut créée en 1630 dans le but de fédérer leurs actions charitables. Elle compta parmi ses membres les esprits les plus brillants et les plus zélés de la Contre-Réforme, tels Bossuet ou saint Vincent de Paul. Mais c’est Charles de Condren (1588-1641), le successeur de Pierre Bérulle à la tête de l’Oratoire, qui laissa l’empreinte la plus vive sur la Compagnie dont il fut l’un des initiateurs. Outre les fondations d’institutions charitables était encouragée l’aumône individuelle, conçue comme une source d’édification spirituelle pour les confrères. Inspirée par la théologie de Bérulle qui accorde une place centrale au mystère de l’Incarnation, la dévotion de la Compagnie du Saint-Sacrement se concentrait sur les états les plus humiliants du Christ, l’« état d’hostie », mais aussi celui de pauvreté. Car Dieu est caché dans les pauvres « à peu près comme sous les especes de l’adorable Eucharistie », selon les termes d’un autre confrère et éminent réformateur, saint Jean Eudes, qui « les regardoit comme les sacremens du Sauveur » 5. Côtoyer les pauvres offrait non seulement au dévot la possibilité de contempler le Dieu caché sous leurs traits mais encore d’imiter le Christ dans son abaissement 6. Accueillir les pauvres à sa table était dans ce contexte une pratique dévotionnelle courante. Gaston de Renty (1611-1649), sans doute le laïc le plus influent au sein de la Compagnie, prit l’habitude en 1641 de recevoir deux pauvres à déjeuner deux fois par semaine, comme nous l’apprend son biographe 7. Dans sa Vie de Monsieur de Renty publiée en 1651, SaintJure livre une description de ces « dîners » qui correspond étroitement à la scène peinte par Le Nain : « […] lorsqu’il était à Paris, après avoir entendu la Messe, il allait à la porte de S. Antoine prendre ceux [les pauvres] qui ne faisaient que d’arriver, lesquels ayant aimablement salué, il les amenait avec soi dans son logis, et si c’était en hiver, il les faisait aussi tôt chauffer, et en tout temps asseoir, puis avec une affection cordiale, qui reluisait en son visage et en tout son maintien, et avec une grâce merveilleuse il leur enseignait ce qu’il faut savoir des mystères de la très Sainte Trinité, de l’Incarnation de notre Seigneur et du Saint Sacrement. Il les instruisait ensuite brièvement à se bien confesser, à bien communier, en un mot à bien vivre, et après l’instruction il leur donnait à laver et les faisait mettre à table, où il les servait lui-même, tête nue, et dans un respect qui ne se peut dire, et mettait sur la table les plats qu’il se faisait apporter par ses domestiques et par ses enfants, à quoi madame sa femme mettait beaucoup la main : il imposait silence pendant qu’ils dînaient […] 8 ». La promotion de la dévotion eucharistique, ainsi placée au cœur de l’action charitable des confrères de la Compagnie, est aussi l’autre lecture traditionnelle du Souper d’Emmaüs, celle que privilégie l’Église à partir de la Contre-Réforme en réponse aux attaques 265



NOTES

ANNEXES

Cat. 4 (détail)

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