Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Coordination éditoriale : Laurence Verrand Conception graphique : Ariane Naï Aubert Fabrication : Michel Brousset, Béatrice Bourgerie, Mélanie Le Gros © Somogy éditions d’art, Paris, 2014 © Musée Gustave Moreau, Paris, 2014 ISBN 978-2-7572-0877-9 Dépôt légal : octobre 2014 Imprimé en Italie (Union européenne)
La Maison-musĂŠe
de
Gustave Moreau
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Remerciements Cette publication est réalisée à l’occasion de la rénovation du rez-de-chaussée du musée Gustave Moreau dans son état originel et de l’extension en sous-sol pour la création de réserves et d’un cabinet d’art graphique. Ces travaux, qui ont abouti en 2014, avaient été inscrits par le ministère de la Culture et de la Communication au Plan Musées en 2010. En tant que directrice du musée national Gustave Moreau, mes remerciements vont à tous ceux et toutes celles qui ont œuvré avec enthousiasme, détermination et constance pour que ces travaux aboutissent. Ils sont les plus importants jamais réalisés depuis l’ouverture du musée en 1903, et ceci grâce à l’implication des ministres de la Culture successifs, Frédéric Mitterrand et Aurélie Filippetti. Toute ma gratitude va à Vincent Berjot, directeur général des patrimoines, et MarieChristine Labourdette, directrice chargée des musées, pour leur soutien constant. Le suivi de ce chantier a été réalisé par Christophe Clément, sous-directeur adjoint de la politique des musées, et son équipe, ainsi que par Laurence Schlumberger-Guedj, architecte conseil. La communication a été assurée par François Muller et Françoise Brezet, au département communication de la Direction générale des patrimoines. Ma reconnaissance s’adresse également à l’ensemble des personnes siégeant au sein de la commission administrative du musée pour leur engagement fidèle : Marie-Christine Labourdette, Philippe Durey, Christian Fournand, Thierry Pellé, ainsi qu’Agnès Raffejeaud, Claire Bessède et Michel Palanque. Je ne saurais assez remercier l’Association des Amis du musée Gustave Moreau, en particulier sa présidente, Eva Constans, et sa secrétaire générale, Odile Porthault, pour leur aide financière conséquente et leur coopération amicale. Ma gratitude va tout particulièrement à l’équipe du musée Gustave Moreau qui s’est investie depuis des années avec persévérance et compétence dans cette entreprise, spécialement David Ben Si Mohand, secrétaire général du musée pour les questions administratives, financières et de communication, Carine Carrey pour la sécurité et l’accueil, l’équipe scientifique du musée, Christel Sanguinetti Feghali, Emmanuelle Macé, Samuel Mandin, Aurélie Peylhard, pour leur implication dans le reconditionnement des collections, la création de nouvelles réserves et le retour à l’état d’origine du rez-de-chaussée, ainsi que l’ensemble du personnel du musée Gustave Moreau pour son accueil du public et son professionnalisme. La proposition d’investir la totalité du sous-sol du musée et du jardin pour les transformer en réserves et cabinet d’art graphique revient à Bernard Bauchet, architecte. Que Bernard Bauchet et Sabine Kranz, architecte d’intérieur, soient ici remerciés pour la qualité des travaux qu’ils ont dirigés, tant pour les réserves et le cabinet d’art graphique que pour la restitution dans l’état originel du rez-de-chaussée. Je remercie également le personnel de l’Opérateur du patrimoine des projets immobiliers de la culture (OPPIC) pour le suivi des marchés et des travaux : Christophe Vallet, président, Jean-Pierre Dufay, directeur, et tout particulièrement Bertrand Desmarais, chef de projet, Marie Brajot et Frédéric Renaud, architectes, ainsi que Sylvie Lerat, responsable de la communication. Notre vive reconnaissance va à l’ensemble des entreprises qui ont travaillé à ce chantier. Je remercie également Florence Herrenschmidt, consultante en conservation préventive, pour l’étude menée pendant des années avec l’équipe du musée, et Sophie Besson, architecte
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programmiste, qui a réalisé l’étude de programmation. Laurence Caylux, restauratrice d’arts graphiques, nous a conseillés avec compétence pour le reconditionnement des œuvres d’art graphique et a dirigé le travail de Marion Chamonal et Elsa Gravé pour le dépoussiérage des collections. Chacune a mis tout son savoir-faire dans cet immense chantier. Véronique Sorano Stedmann, chef du service de la restauration des œuvres du MNAM-CCI, Centre Pompidou, a réalisé les relevés colorimétriques des salles du rez-de-chaussée et de l’accueil pour retrouver au plus près les couleurs d’origine. Elle a également été notre conseil pour le rangement des peintures en réserve. Hubert le Gall, muséographe, a été un précieux conseiller tout au long du projet. Qu’il soit ici vivement remercié, ainsi que pour le réaménagement de l’accueil du musée et de la restitution des couleurs originelles de l’entrée du musée, du premier escalier et du palier du premier étage. Je remercie très chaleureusement Jean-Paul Bessière, chef du département de l’Agence photographique, René-Gabriel Ojéda, responsable de la production photographique, et l’agence photographique de la Réunion des musées nationaux pour la campagne photographique des œuvres, ainsi que pour la fabrication des fac-similés des grands dessins du rez-de-chaussée. Thierry Richaud nous a assistés avec un immense savoir-faire dans toutes les étapes techniques de décrochage, de raccrochage et de sécurisation des collections. Catherine Dantan, assistée d’Aurélie Dudoué, a assuré avec un grand professionnalisme la communication de cet événement. Ma gratitude va également aux auteurs de cette publication, Geneviève Lacambre, Thierry Cazaux et Aurélie Peylhard, pour leur immense savoir sur le musée Gustave Moreau et le quartier de la Nouvelle Athènes. Nos remerciements vont enfin à Anne-Marie Agulhon, Catherine Ambroselli de Bayser, Sandra Boujot, Marie-Séverine de Caraman Chimay, Isabelle Colson, Laurie Cousseau, Philippe Couton, Adrien Didierjean, Catherine Dufayet, Philippe de Fabry, Isabelle Gaétan, Jacques Garcia, Jean-Jacques Gautier, Christophe Guillon, Frédérique Hamm, Éric Lemoine, François Lempereur, Stéphane Maréchalle, Frédéric Masvieil, Véronique Mattiussi, Andrea Narzt, Alain Prévet, Tony Querrec, Franck Raux, Christine Raynaud, Stéphane Roger, Gilles Rouault, JeanYves Rouault, Bernard Schotter, Aurélie Vertu. Cette publication a reçu le soutien financier de l’Association des Amis du musée Gustave Moreau et de la société Émeraude International.
Abréviations ADP : Paris, Archives départementales Arch. : archives d. : daté GM : Gustave Moreau HR : Henri Rupp LAS : lettre autographe signée MGM : Paris, musée Gustave Moreau n.d. : non daté s.n. : sans numéro
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Préface L’année 2014 fera date dans l’histoire du musée Gustave Moreau, avec la réouverture du rezde-chaussée donnant sur le jardin et la création de réserves et d’un cabinet d’art graphique. Le vœu de l’artiste fut « la réunion de ses collections dans sa maison, là où il a conçu et exécuté ses œuvres1 ». Le musée est, en effet, une invention du peintre, au même titre que ses œuvres. Il a valeur de testament et est conçu comme un édifice mixte : maison et musée. Les deux sont indissociables et dialoguent l’un avec l’autre pour mieux instruire le visiteur. Depuis son ouverture en 1903, aucun chantier comparable n’avait jamais été entrepris au sein de cette maison-musée léguée à l’État français par Gustave Moreau (1826-1898). À cette date, le visiteur du musée pouvait visiter le rez-de-chaussée ainsi que les ateliers des deuxième et troisième étages. En 1991, Geneviève Lacambre ouvrait à la visite les appartements du peintre au premier étage et, en 2003, pour célébrer le centième anniversaire du musée, nous ouvrions son cabinet de réception qui fut, avant son ouverture, le bureau du conservateur. En 2002, nous décidions de fermer le rez-de-chaussée en raison des cimaises délabrées avec le temps et d’œuvrer pour le rétablir dans son état originel. Le maître-mot de cette entreprise a été le respect de l’aménagement voulu par Gustave Moreau et mené à bien par Henri Rupp, son légataire universel. Il convenait de retrouver la couleur des cimaises d’origine et de respecter l’accrochage qui n’avait subi que de rares modifications. Une autre nécessité était apparue depuis longtemps, à savoir le besoin de réserves pour l’extraordinaire cabinet d’art graphique qui compte 10 000 dessins de la main du maître, ainsi que 3000 photographies et gravures. Les autres types de collection – sculpture, peinture, objets d’art – nécessitaient également un meilleur conditionnement. Des années ont été nécessaires pour mener à bien cette entreprise. Geneviève Lacambre, qui me précéda dans les fonctions de conservateur du musée Gustave Moreau, avait pensé faire construire sur le jardin le petit bâtiment qu’Albert Lafon, architecte désigné par Gustave Moreau pour transformer la maison familiale en musée, avait dessiné. Ce projet resta sans suite. Il fut de nouveau envisagé, puis abandonné. Bernard Bauchet, architecte, apporta l’idée ingénieuse de creuser la totalité du sous-sol et du jardin pour réaliser réserves et cabinet d’art graphique. Parallèlement, le rez-de-chaussée pouvait être restauré à l’identique dans le respect absolu de l’état originel, grâce à une étude colorimétrique des anciennes peintures existantes et à l’examen minutieux des archives du musée. Ce projet novateur et respectueux de l’aménagement originel pouvait s’engager. Parallèlement, fut mené à bien le travail considérable de reconditionnement des collections d’arts graphiques par une équipe enthousiaste et motivée. Cette étape de la vie du musée est capitale car elle permet le retour aux origines pour les œuvres présentées et une collection conservée selon les règles actuelles de préservation pour les œuvres en réserve. Notre devise fut celle qui guida l’architecte Félix Duban pour la restauration du château de Blois : « Tant de défauts apparaîtront aux yeux des autres qu’il n’en faut laisser aucun à ses yeux propres 2. » Que tous ceux et toutes celles qui ont œuvré à mes côtés pour ce grand chantier soient ici très chaleureusement remerciés. MARIE-CÉCILE FOREST 1. Lettre d’Henry Roujon à Henry Rupp, n.d., MGM. 2. Félix Duban. Les couleurs de l’architecte. 1798-1866, Blois, actes du colloque sous la présidence de Bruno Foucard, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001, p. 71.
Fig. 1 Pages suivantes Gustave Moreau, Ébauche, huile sur toile, Paris, musée Gustave Moreau, Cat. 1152 Fig. 2 Vue de la salle A et du couloir B au rez-de-chaussée, avec Ève au premier plan Fig. 3 Gustave Moreau, Femme et centaures, huile sur carton, Paris, musée Gustave Moreau, Cat. 845
Sommaire La Nouvelle Athènes
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THIERRY CAZAUX
De la maison au musée
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GENEVIÈVE LACAMBRE
Des œuvres pour le musée
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GENEVIÈVE LACAMBRE
Henri Rupp (1837-1918). La mise en œuvre des volontés de Gustave Moreau
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AURÉLIE PEYLHARD
Le rez-de-chaussée du musée Gustave Moreau. 2014, retour aux origines
93
MARIE-CÉCILE FOREST
Gustave Moreau et le dessin. Le journal d’une vie
109
MARIE-CÉCILE FOREST
Fig. 4 Escalier de l’atelier de Gustave Moreau, Albert Lafon architecte, 1895
ANNEXES
130
Bibliographie
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Index des noms propres
147
12 La Maison-musĂŠe de Gustave Moreau
La Nouvelle Athènes THIERRY CAZAUX
La naissance de la Nouvelle Athènes Il est un quartier de Paris, au pied de la butte Montmartre, qui, depuis le début du XIXe siècle, porte le nom étrange de Nouvelle Athènes ! Cette dénomination, désormais moins usitée, continue à évoquer l’esprit du Paris romantique, une ville au creuset de toutes les révolutions artistiques et intellectuelles car, comme le disait Victor Hugo, « Dieu a fait Rome pour l’homme ancien et Paris pour l’homme nouveau1 ». Le 18 octobre 1823, Le Journal des débats publie sous la plume de l’historien Dureau de La Malle l’acte de baptême de la Nouvelle Athènes. L’article intitulé « Clos Saint-Georges, ou Nouvelle Athènes » s’insère dans la rubrique « Lettre sur les nouveaux quartiers de Paris ». « Ce nouveau quartier, par la salubrité de l’air qu’on y respire, par les eaux vives qu’y apporte le canal de l’Ourcq, par son heureuse exposition au midi (et il est garanti au nord par la colline de Montmartre), par ses élévations modérées, par la belle vue dont il jouit, et qui se prolonge jusqu’au mont Valérien et aux coteaux boisés de Meudon, par sa situation près du centre des affaires et des plaisirs, dont il n’éprouve néanmoins ni le trouble ni l’embarras, semble offrir une retraite à la fois solitaire et vivante, et a bientôt attiré les poètes, les artistes, les savants, les voyageurs, les guerriers, les hommes d’État, qui cherchent un asile pour leurs méditations, ou un refuge contre les illusions trompeuses de l’ambition et de la gloire2. » Cette élogieuse description reflète une réalité concrète. D’ailleurs l’auteur demeure au 11, rue de La Rochefoucauld, il connaît donc bien son sujet… L’origine de cette dénomination ferait référence à la Grèce classique, remise au goût du jour depuis la fin du XVIIIe siècle, et à la sympathie entretenue depuis 1821 avec le peuple grec, dans sa lutte pour se libérer des Ottomans3. La Nouvelle Athènes est située entre la rue des Martyrs, la rue Saint-Lazare et la rue Blanche, avec comme centre de gravité la rue de la Tour-des-Dames (fig. 8). Cet ancien faubourg maraîcher, loti de propriétés de plaisance à la fin du XVIIIe siècle, fait l’objet d’une forte urbanisation entre 1820 et 1850. Le Journal des débats précise que « de nombreux jardins, plantés d’arbres odoriférants, y purifient l’atmosphère ; les merles et les rossignols y mêlent encore leurs chants au bruit des vers que l’on déclame ou que l’on compose4 ». L’élégance des maisons neuves, le charme bucolique des jardins et la proximité des « Grands Boulevards » expliquent que le quartier devienne le campo santo des artistes, cœur du romantisme parisien. Les chiffres confirment ce fait : si, en 1819, neuf artistes résident dans le quartier, ils sont quatre-vingts en 18505. Le peintre Charles-François Daubigny (1817-1878) rapporte d’ailleurs : « Figurez-vous que j’ai donné congé de mon atelier du quai d’Anjou, non sans regrets, car j’ai vécu là mes plus belles années. Mais Brame veut que je passe les ponts. Il m’a fait louer un atelier rue Notre-Dame-de-Lorette et me fournit des tentures, des tapis d’orient [sic] et des fauteuils Louis XV épatants. Je n’ai pas besoin de tout cela, mais il assure que je ne peux pas faire autrement6. »
Fig. 5 Détail du décor de style pompéien de la chambre de Mademoiselle Duchesnois au 3, rue de la Tour-des-Dames
14 La Maison-musée de Gustave Moreau
Derrière cette vision idyllique se profile le Paris des affaires et de la spéculation immobilière. Après le lotissement de la rue de la Tour-des-Dames au début des années 1820, viendront celui du quartier Saint-Georges et l’édification de l’église Notre-Dame-de-Lorette ; à quartier neuf, église neuve. Le fort accroissement de la population parisienne engendre une demande de logements. La nouvelle classe bourgeoise, avide de confort moderne, abandonne les anciens quartiers, insalubres. La génération romantique, chantre du vieux Paris, sera aussi le bâtisseur d’un Paris neuf, principale capitale du XIXe siècle.
La rue de la Tour-des-Dames, Champs-Élysées des arts En 1820, Jean Joseph Pierre Augustin Lapeyrière, receveur général des finances de la Seine, et l’architecte Auguste Constantin (1791-1842), domicilié 52, rue Saint-Lazare, acquièrent l’hôtel de Valentinois, rue Saint-Lazare. L’hôtel et une partie du jardin sont cédés au général de Montholon, ancien aide de camp de Napoléon Ier. L’autre partie du parc accueille le lotissement de la rue de la Tour-des-Dames. Les hôtels particuliers qui y sont édifiés constituent un manifeste du style néopalladien et attirent dès l’origine une société brillante, au sein de laquelle se distinguent trois comédiens et deux peintres. Au no 1, à l’angle de la rue de La Rochefoucauld, se dresse l’hôtel construit en 1820 pour le maréchal de Gouvion-Saint-Cyr, une élégante villa palladienne. La paternité de la bâtisse est partagée entre les architectes Auguste Constantin, maître d’œuvre d’origine, et Louis Visconti : ce dernier la transforme entre 1824 et 1826, à la demande de Mademoiselle Mars qui l’a achetée. Anne Françoise Boutet (1779-1847), dite Mademoiselle Mars, sociétaire de la Comédie-Française, est entrée au Théâtre-Français en 1799. Elle triomphe sur scène pendant tout l’Empire. Après une « traversée du désert » sous la Restauration, elle rebondit en interprétant les premiers drames romantiques, comme Hernani où elle incarne Doña Sol. « La première elle nous a révélé le drame de Dumas et le drame de Victor Hugo ; elle a marché avec son siècle, elle a ouvert le chemin à une littérature nouvelle7 », dit d’elle George Sand.
Fig. 6 Façade sur rue de l’hôtel de Mademoiselle Mars Fig. 7 Façade de style néopalladien, sur le jardin, de l’hôtel de Mademoiselle Mars Page de droite Fig. 8 Aristide-Michel Perrot (1793-1879), « Quartier de la Chaussée d’Antin, 2e arrondissement », extrait du Petit atlas pittoresque des 48 quartiers de la ville de Paris, Paris, E. Garnot, 1834-1835. Collection particulière.
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16 La Maison-musée de Gustave Moreau
Fig. 9 Façade sur jardin de l’hôtel de Mademoiselle Duchesnois
Visconti réalise pour Mademoiselle Mars un décor pompéien somptueux, qu’agrémentent son portrait par François Gérard, ainsi que celui de son voisin Talma et le CharlesQuint au monastère de Yuste par Delacroix. La vie de la maison résonne de la célébrité de sa propriétaire. Le 21 mars 1827, Mademoiselle Mars y donne un grand bal costumé où se pressent près de douze cents invités. « Le bal de Mlle Mars a été l’un des plus magnifiques que l’on ait donnés depuis longtemps. La maison de cette inimitable actrice, décorée avec une richesse aussi élégante qu’extraordinaire, offrait un emplacement commode et parfaitement distribué : des salles de danse d’un côté, celles du banquet, des rafraîchissements d’un autre : toute la nuit une table servie avec la plus abondante et la plus délicate profusion8. » La soirée attire « tout ce que la capitale possède de plus remarquable en seigneurs français et étrangers, et autant en artistes, en banquiers9 ». Elle est émaillée de danses et de scènes charmantes improvisées, puis à minuit, « une députation de l’Olympe parut, et vint chanter des couplets, parmi lesquels un, en l’honneur de Mademoiselle Mars, finissait par ce vers : Mars et Vénus ne font qu’un10 ! » En 1838, Mademoiselle Mars cède son hôtel au comte de Sassenay, qui le revend deux ans plus tard au prince de Wagram, fils du maréchal Berthier. L’éminence sociale de cette famille, qui gardera la maison jusqu’à la fin du XIXe siècle, montre l’engouement pour ce lieu. De nos jours, si l’aspect extérieur demeure, le décor pompéien a été emporté dans les transformations réalisées par les Wagram sous le Second Empire. Autre personnalité de la scène parisienne, Catherine-Joséphine Raffin, alias Mademoiselle Duchesnois (1777-1835), entrée à la Comédie-Française en 1804, marque le 3, rue de la Tour-des-Dames. Sa carrière est déclinante lorsque, en 1820, elle fait édifier par Constantin un petit hôtel particulier, authentique bijou du style néopalladien, qui nous est parvenu quasiment intact. Sur rue, la façade concave qui enserre une cour en hémicycle rappelle un théâtre à l’antique (fig. 10). Sur jardin, en raison de la pente du terrain, l’élévation comporte un niveau supplémentaire (fig. 9). La salle à manger se trouve au rez-de-jardin. L’ordre dorique souligne les colonnes et pilastres encadrant les ouvertures du salon au premier étage. Au deuxième, une grande fenêtre desservant un balcon filant éclaire la chambre de la maîtresse de maison, qui abrite un merveilleux décor peint de style pompéien, toujours en place. Un soir de 1822, Alexandre Soumet, bibliothécaire du roi à Saint-Cloud, arrive avec Victor Hugo pour dîner chez Mademoiselle Duchesnois. Les deux amis frappent « à une petite maison de la rue de la Tour-des-Dames. Un escalier tournant éclairé d’une lampe d’albâtre les conduisit à un appartement dont l’ameublement Empire, ne pouvant être beau, était riche11 ». Sophie Gay participe au dîner. La poétesse parle à Victor Hugo de sa fille Delphine, jeune adolescente qui écrit aussi des odes. Elle souhaite organiser une soirée où ces « deux enfants de génie diraient des vers tour à tour12 ». En 1834, pour régler ses difficultés financières, Mademoiselle Duchesnois vend sa demeure et s’installe au 7, rue de La Rochefoucauld, où elle s’éteint en 1835. La maison du 3, rue de la Tour-des-Dames est habitée un temps par Alice Ozy (1820-1893), muse de Théodore Chassériau, actrice et
La Nouvelle Athènes
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De la maison au musée GENEVIÈVE LACAMBRE
L’architecte Louis Moreau (1790-1862) (fig. 17) et sa femme Pauline, née Desmoutier (18021884) (fig. 124), eurent deux enfants, un fils, Gustave, né en 1826, et une fille, Camille, née l’année suivante. Après la mort de leur fille en 1840, ils n’eurent d’autre but que d’assurer le meilleur avenir possible à leur fils, d’une santé fragile. Le 7 juillet 1843, Louis Moreau fait l’acquisition d’un bel immeuble de rapport situé au 12 de la rue Coquillière1 – qui existe toujours – près des Halles, avec quatre fenêtres en façade, sur un terrain de 159 m2, dont 15 m2 de cour à l’arrière. Le rez-de-chaussée est occupé jusqu’à la fin du siècle par un magasin de quincaillerie, puis de porcelaine au détail ; une porte bâtarde à droite ouvre sur une entrée menant à l’escalier pris sur la cour ; cette boutique rapporte un loyer plus important que chacun des quatre étages d’appartements bourgeois de près de 120 m2, le premier étage étant habité par le commerçant du rez-dechaussée. Le cinquième étage comprend trois petits logements et le sixième étage, dans les combles, accueille encore quatre locataires. Malgré les petits travaux à payer, cet immeuble assure un revenu régulier à Louis Moreau, puis à sa veuve en 1862, enfin à Gustave après la mort de sa mère le 31 juillet 1884. Henri Rupp, légataire universel, en hérite en 1900. La maison existe encore et le rez-de-chaussée est occupé depuis 1902, comme l’atteste son décor de mosaïque, par un café-restaurant, dans ce quartier très fréquenté, juste au nord de la Halle aux blés. Gustave qui a baigné, grâce à son père, dans la culture classique, prépare le baccalauréat – qu’il n’obtient pas –, puis, en raison de son aptitude au dessin, fréquente l’atelier du peintre néoclassique Picot, 34, rue de La Rochefoucauld, à l’angle de la rue La Bruyère2. Admis à l’École des beaux-arts le 7 octobre 1846, il quittera celle-ci en 1849, après deux échecs au prix de Rome. L’administration des beaux-arts lui accorde cependant en 1849 une première commande de copie pour 800 francs, d’après un Carrache du musée du Louvre, puis une seconde qu’il obtient de transformer en composition originale, grâce à l’appui de son père : ce sera une Piéta de grand format, actuellement non localisée, qui ne lui rapporte que 600 francs. Acceptée par le jury au Salon de 1852, elle est exposée dans le salon d’honneur au Palais royal. L’adresse de l’artiste est alors « rue de Laval, 28, avenue Frochot », où se trouve son atelier, voisin de celui de Théodore Chassériau, près de la place Pigalle. Au Salon de 1853, il indique une autre adresse – « rue des Trois Frères, 16 » (nom ancien de la rue Taitbout, entre les rues de la Victoire et Saint-Lazare), qui est le domicile de ses parents ;
Fig. 17 Anonyme, Photographie de Louis Moreau, père de Gustave Moreau, papier albuminé, Paris, musée Gustave Moreau, Inv. 15132 Page de gauche Fig. 16 Légende à venir, faux texte de Gustave Moreau, Paris, MGM, Cat. 69 ter
26 La Maison-musée de Gustave Moreau
Fig. 18 Albert Lafon, Façade du musée Gustave Moreau, planche XXXV, extraite du Recueil publié à l’occasion de la millième adhésion à la Société des Architectes diplômés par le Gouvernement, Paris, 1911
il expose cette année-là un tableau de grand format, Cantique des cantiques, une commande de 2 000 francs de l’administration, envoyé au musée de Dijon. Ces modestes succès incitent ses parents à le mettre à l’abri des déménagements incessants, au gré des locations, en faisant l’acquisition dans l’élégant quartier de la Nouvelle Athènes d’une petite maison, toute proche de leur domicile, sise sur le côté pair de la rue de La Rochefoucauld. En 1852, elle porte le no 14, mais, seize ans plus tôt, on la reconnaît sous le no 8 sur le plan de l’îlot Chantereine de l’atlas Jacoubet3. Si le côté impair est largement construit avec des immeubles de rapport où se trouvent déjà des ateliers d’artiste et des hôtels particuliers avec jardin, de grands espaces de verdure se trouvent encore du côté pair. Cette petite maison est située au coin sud-ouest d’un vaste domaine destiné à de nouveaux lotissements. L’architecte Pierre-Marie Marcel est chargé en mars 1852 de la vente par lots de cette propriété qui s’étend des deux côtés de la rue d’Aumale, nouvellement tracée. Elle avait été acquise sous la Révolution par le marquis Fortia d’Urban4, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, puis était passée à sa mort, en 1843, à un lointain cousin, originaire de Carpentras, Paul Louis Antoine de Padoue de Seguins Pazzis, décédé à Nevers le 10 février 1849. Ce sont ses deux enfants, Élisabeth Pauline de Seguins Pazzis, veuve d’Anne Marie Pierre Andras, comte de Marcy, et Xavier Edmond de Seguins, marquis de Pazzis, également installés dans la Nièvre, qui en héritent et la vendent alors. Au sud, le domaine mitoyen, qui appartenait au marquis Astolphe de Custine, est vendu le 5 février 1853 à Jean-François Bartholony, un banquier suisse, fondateur la même année, avec son frère, du Conservatoire de musique de Genève ; tous deux ajoutent des constructions nouvelles sur le jardin et entreprennent une restauration générale en 1853. On accède au 12 de la rue de La Rochefoucauld par une porte cochère encadrée de deux pavillons à droite et à gauche qui servent au concierge. Sur une photographie du début du XXe siècle (fig. 18), l’une de ces constructions modestes apparaît, débordant sur le nouvel alignement de la rue. Elles seront remplacées en 1916 par l’immeuble du siège central de la Compagnie des forges et aciéries de la Marine. Avant même l’acquisition, dès le 14 août 1852 comme l’atteste un croquis daté5, Louis Moreau envisage de remplacer le mur haut de l’ancien domaine par un mur bas surmonté d’une grille (fig. 19) et d’y adjoindre un escalier latéral pour que son fils puisse accéder directement à l’atelier prévu au dernier étage. Il est intéressant de noter que l’acte de vente du lot no 1 en date du 9 septembre 1852, établi chez Maître Bellet6, notaire à Paris (1, rue Jean-Jacques-Rousseau), est d’abord rédigé au nom de « M. et Mme Moreau » ; tandis que l’allusion à madame Moreau est barrée, Louis Moreau, qui a très certainement engagé cette affaire, signe pour son fils « GMoreau ». Ce dernier se déplace le 4 février 1853 pour le règlement financier qui était prévu le 1er février et signe la quittance « Gustave Moreau ». Il est alors domicilié « rue de Laval, 28 ». Ce n’est évidemment pas lui qui débourse la somme totale de 45 750 francs, ses revenus étant encore trop modestes.
De la maison au musée
En contrepartie, il doit loger ses parents jusqu’à l’extinction de la dette. Ils y passeront tous trois le reste de leurs jours. Un bail de trente ans est même signé en décembre 1854 par Moreau fils à son père, moyennant 20 000 francs par an7. Le dossier du cadastre8 donne quelques précisions sur cette petite maison « construite en 1829, reconstruite en 1853 » et fait état de constructions nouvelles. En sa qualité d’architecte, c’est Louis Moreau qui s’en charge. Il y avait au nord du jardin une porte donnant sur le parc voisin que l’on atteignait par quelques marches (fig. 20) ; cette porte devait disparaître comme le confirme l’acte de vente. Sur le lot no 2 mitoyen au nord, un nouvel immeuble est d’ailleurs construit dès 1853 à l’alignement de la rue avec un jardin à l’arrière qui permet l’entrée de la lumière par les fenêtres du côté nord, tant au rez-de-chaussée que dans les étages du 14. Il semble aussi qu’un mur fermait vers l’est le passage latéral au nord de la maison et qu’il est supprimé pour donner accès au jardin arrière compris dans le lot no 1. La superficie totale de ce lot est de 309 m2. La hauteur du mur délimitant le nouveau « jardin à conserver sans construction » ne doit pas excéder « trente-deux décimètres », soit 3,20 mètres. Ce qui sera fait. Dès le 1er octobre 1852, Gustave Moreau, qui a mandaté son père pour l’aménagement de la maison, annonce au locataire du rez-de-chaussée, M. Desazars, les troubles de jouissance que cela risque d’occasionner. Il déménagera sans doute peu après. Voici ce qui est envisagé : « le 3e étage lambrissé converti en étage carré pour faire un atelier de peintre et ses dépendances […] escalier particulier pour mener à cet atelier un mur dans la cour pour faire un passage conduisant de la rue à cet escalier le mur de clôture sur la rue baissé avec grille en fer dessus prolonger le bâtiment dans la largeur de la terrasse qui couvre la cuisine et une partie de l’appartement du rez-de-chaussée […] »
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Fig. 19 Louis Moreau, Projet de grille (entrée du 14, rue de La Rochefoucauld), 1852, encre noire, encre brune et crayon sur papier, Paris, musée Gustave Moreau, Inv. 16098
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Des œuvres pour le musée GENEVIÈVE LACAMBRE
Alors qu’il n’a pas encore le moindre succès et que son père est mort depuis quelques mois, Gustave Moreau, qui cherche à tirer parti de ses nouvelles connaissances de l’art du passé étudié pendant son voyage de deux ans en Italie de 1857 à 1859, se pose la question du sort de son œuvre. Il écrit en effet sur une feuille d’étude représentant Samson et Dalila : « Ce soir 24 Xbre 1862 – je pense à ma mort – et au sort de mes pauvres petits travaux & de toutes ces compositions que je prends la peine de réunir – séparées elles périssent, prises ensemble elles donnent un peu l’idée de ce que j’étais comme artiste et du milieu dans lequel je me plaisais à rêver1. » Dans son testament rédigé le 6 octobre 1883, Pauline Moreau, la mère du peintre, donnait les instructions suivantes, au cas où elle mourrait après son fils : « Les travaux de mon fils de toutes sortes achevés ou non ainsi que ses études d’après les maîtres etc. etc. devront être mis en lumière par les soins de mes exécuteurs testamentaires qui feront vendre sans exception en vente publique tous ces ouvrages après exposition faite dans un local quelconque. « Cette exposition sera payante et le produit en sera donné à la caisse de l’association des artistes peintres sculpteurs dont mon fils fait partie. On emploiera pour les frais de cette exposition publique encadrements gardiens, etc. la somme nécessaire sans parcimonie [soulignés] et sans veiller à l’économie [soulignés]. Je m’en rapporte pour que ces choses soient faites convenablement à mes exécuteurs testamentaires qui connaissent mes plus intimes pensées. Les choses qui n’auraient pas été jugées dignes d’être exposées seront partagées entre mes exécuteurs testamentaires qui pourront en disposer à leur volonté je leur lègue à cet effet avec droit d’accroissement entre eux2. » Notons que l’un des deux exécuteurs testamentaires est « Monsieur Henri Rupp, propriétaire à Châteaurenard (Loiret)3 ». Gustave Moreau survit à sa mère qui meurt à 82 ans le 31 juillet 1884, et Henri Rupp (1837-1918), que Moreau connaissait déjà en 18484, sera son exécuteur testamentaire. Après la mort de sa mère en 18865, Rupp redevient un proche collaborateur de l’artiste dans les années 1890. En 1883, l’artiste était d’accord avec sa mère, n’envisageant nullement de transformer sa maison en musée. L’idée d’une vente apparaît encore dans le cahier où il décrit, à partir du 17 septembre 1884, le contenu de sa maison, se limitant presque exclusivement au premier étage qu’il occupait avec sa mère : « Tous ces tableaux, aquarelles et dessins sont à retirer pour mettre à ma vente ainsi qu’il est mentionné dans mon testament, aucun [sic] tableaux, aquarelles, esquisses, dessins originaux ou copiés de moi ou d’autres ne faisant partie du mobilier et ne pouvant jamais y être compris6. » Il avait déjà entrepris, peut-être en vue de cette rétrospective posthume, de faire agrandir six compositions entreprises avant le voyage d’Italie ou dans les années 1860. Il note dans un carnet de comptes, en décembre 1882, au nom de son marchand de couleurs OttozHenry successeur, qui lui fournit aussi des fusains ou du « papier à calque » :
Fig. 43 Gustave Moreau, Les Licornes (détail), huile sur toile, Paris, musée Gustave Moreau, Cat. 213
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Fig. 44 Gustave Moreau, Les Licornes, huile sur toile, Paris, musée Gustave Moreau, Cat. 213 Page de droite Fig. 45 Vue du troisième étage du musée avec, de gauche à droite, Hélène glorifiée, Narcisse, La Vie de l’humanité et La Débauche
« travaux faits 1° agrandissement des Prétendants 2° agrandissement de Thestius 3° id. Hésiode 4° id. Tyrtée 5° id. Muses voyageuses 6° id. Mages fourni châssis de toutes ces toiles plus un châssis nouveau [barré] ordinaire pour prétendants id pour thestius plusieurs locations (2 ou 3) d’ouvriers pour travailler au rangement de l’atelier7 ». Ces six tableaux sont maintenant exposés dans le grand atelier du deuxième étage et, s’il y travailla dans les années suivantes, la trace de ces agrandissements reste visible, certains étant encore, par endroits, inachevés. Il note même, sans doute dans les derniers mois de sa vie, « en voie d’exécution » au bas de deux d’entre eux8. En janvier 1885, lorsqu’il se remet enfin de la perte de sa mère après plusieurs mois d’inaction, Moreau accepte de recevoir pour la première fois un de ses fervents admirateurs, le critique Joséphin Péladan qui, plus tard, se remémore cette visite : « Il m’apparut exclusivement occupé du souci de m’éconduire avec égards. Je ne pus obtenir, et je ne crois pas qu’on ait obtenu davantage, que de voir ce qui était au mur. Il m’assura que jamais personne ne lui avait paru aussi digne que moi de comprendre son art, mais qu’il était plus jaloux des deux cents toiles cachées dans son hôtel qu’un Khalife de ses femmes, et qu’enfin à les laisser voir, il cesserait aussitôt lui-même de s’y plaire. Je recueillis de cet entretien une seule formule vraiment intéressante : “je veux, dit-il, accumuler les idées évocatrices dans mes œuvres de façon à ce que le possesseur d’un unique ouvrage puisse y retrouver une fomentation renouvelée ; et mon rêve serait de faire des iconostases plutôt que des peintures proprement dites. D’année en année, j’ajoute des détails augmentatifs selon que l’idée vient à mes deux cents œuvres posthumes, car je veux que mon art apparaisse tout d’un coup, et tout entier, un moment après ma mort9”. » C’est d’ailleurs peu après cette visite qu’il reprend son projet de polyptyque sur La Vie de l’humanité (fig. 41), daté de 1886, mais pour lequel il existe des dessins datés de 1879 : il peint deux séries de neuf petits panneaux, et la version finale10, somptueusement encadrée avec, en lunette supérieure, Le Christ rédempteur, montre une évolution dans l’iconographie : les trois panneaux du registre central sont consacrés à Orphée, tandis que, dans l’autre version de même format, il représente, de part et d’autre d’Orphée charmant les animaux, deux évocations d’Hésiode et la muse, le matin et le soir11. En juillet 1887, l’artiste reçoit la visite de son ami Émile Straus accompagné du baron Edmond de Rothschild, qui souhaite acquérir Les Licornes (fig. 44). Dans une lettre du 14 juillet 1887, Straus rapporte : « Quant au Bon Edmond, il est ravi de son tableau, soyez sûr, et plusieurs fois dans le chemin suivi, en vous quittant, il m’a répété… Gustave Moreau, Gustave Moreau est le plus grand peintre des temps modernes. » Mais le collectionneur souhaitait que le tableau soit « fini » et Moreau renonce dès 1888 à s’en défaire, le signe
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Fig. 52 Gustave Moreau, L’Apparition, huile sur toile, Paris, musée Gustave Moreau, Cat. 222 Page de droite Fig. 53 Gustave Moreau, Salomé dansant, huile sur toile, Paris, musée Gustave Moreau, Cat. 211
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Henri Rupp La mise en œuvre (1837-1918) des volontés de Gustave Moreau AURÉLIE PEYLHARD
L’assistant de Gustave Moreau « Quant au bon Henri, il ne manque jamais sa visite quotidienne, il conserve au patron une tendresse filiale ; ainsi mon Tatave, si tu n’as pas d’enfants légitimes, tu pourras en adopter un dont le dévouement ne te fera jamais défaut1. » Cette phrase, écrite par Louis Moreau à son fils Gustave en 1858, laisse présager la fidélité de celui qui devint le légataire universel du peintre quarante ans plus tard, puis l’administrateur du musée Gustave Moreau. Henri Rupp est né le 24 février 1837 à Paris2. Il est le deuxième enfant de Frédéric Guillaume Rupp (1801-1863), commis négociant en papiers peints né à Spire, et de Thérèse Flore Ruby (1802-1886), ouvrière en dentelle3. Un dessin de Gustave Moreau daté 1848 représente le jeune Henri de dos (fig. 64)4, dessinant sous le regard bienveillant de celui qu’il surnommait son « patron » et chez lequel il fut placé en apprentissage. À cette époque, Moreau, âgé de 22 ans, est encore élève à l’École des beaux-arts. Si l’on ignore la date et le contexte exacts de leur rencontre, on peut supposer que Rupp fut introduit auprès du peintre par l’intermédiaire de son père qui était peut-être en relation d’affaires avec celui de Moreau, architecte-voyer de la ville de Paris. De onze ans son cadet, l’adolescent éprouve un « mélange de tendresse et de vénération » pour Moreau et affirme sa « foi » en « l’homme destiné à relever cette pauvre peinture qui tombe en faiblesse5 ». Sa vocation artistique précoce est contrariée, peut-être en raison des problèmes de santé de son père qui l’obligent à travailler dans l’entreprise familiale6 de devants de cheminée au moment du départ en Italie de Gustave Moreau. Affecté à des tâches administratives, le jeune Henri se plaint de l’ennui au « meilleur de tous les patrons7 » et regrette les temps idylliques passés à ses côtés : « […] c’était un grand bien pour moi de vivre avec vous. Vous êtes certainement l’homme qui possède le plus d’empire sur moi, auquel j’obéis le plus volontiers. Avec mon manque d’instruction, le peu de lectures que je puis faire, le peu d’appui et de direction que je trouve dans le milieu dans lequel je vis, je sens bien combien j’ai besoin d’un guide. Je commence à comprendre combien il est difficile de faire son expérience tout seul ; jusqu’à présent je ne sais de la vie qu’une chose : c’est que cela consiste à faire précisément le contraire de ce qu’on désire ; ce n’est pas consolant. J’ai envie de faire de la peinture ; je fais de la tenue de livres toute la journée8. » S’il doit également renoncer à rejoindre son mentor en Italie, « convaincu de la mauvaise disposition de [s]on étoile9 », il lui prouve sa sollicitude en rendant des visites régulières à ses parents et en les aidant à préparer leur voyage10. Il propose à Louis Moreau de récupérer ses propres créances auprès de ses clients italiens pour ne pas perdre d’argent en change et s’occupe de certaines de ses affaires en son absence11. La correspondance adressée à Moreau durant cette période permet de suivre le parcours de Rupp autour de sa vingtième année.
Fig. 61 Anonyme, Portrait d’Henri Rupp assis, photographie, Paris, musée Gustave Moreau, Inv. 16395
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Fig. 62 Gustave Moreau, Instructions pour Henri Rupp et étude pour « Jason », crayon graphite sur papier vergé beige, Paris, musée Gustave Moreau, Des. 12740 Page de droite Fig. 63 Gustave Moreau, Portrait d’Henri Rupp adolescent tenant une caricature de Gustave Moreau à la palette, crayon graphite sur papier crème collé sur papier beige, Paris, musée Gustave Moreau, Des. 12805-18 Fig. 64 Gustave Moreau, Portrait d’Henri Rupp, 1848, crayon graphite sur papier crème collé sur papier bleu, Paris, musée Gustave Moreau, Des. 12716 Fig. 65 Gustave Moreau, Portrait d’Henri Rupp, plume, encre brune et lavis d’encre brune sur papier, Paris, musée Gustave Moreau, Cat. 447
Celui que Gustave considère encore comme un enfant, s’étonnant même de la qualité des lettres qu’il lui envoie, devient un grand jeune homme, bon danseur, joueur mais insatisfait de sa situation professionnelle et nostalgique du temps passé auprès de Moreau. Conscrit, il tire au sort un mauvais numéro à la fin de l’année 1857 et se voit obligé de faire les frais d’un remplaçant au service militaire. Le décès de son père en 186312 le précipite à la tête de l’entreprise familiale et marque le début d’une période sombre. Marié l’année suivante à Edmée Louise Marie Joly13, fille d’un propriétaire de Châteaurenard dans le Loiret, il connaît le malheur d’être veuf quelques jours après la naissance de leur fils Firmin, en juillet 186514. L’enfant, placé en nourrice à Châteaurenard, meurt à son tour à l’âge de six mois15. L’année suivante, le décès de son beau-père Firmin Joly, qui lui lègue l’usufruit de ses biens meubles et immeubles, fait de lui un rentier tout en lui donnant de nouvelles responsabilités. Sa présence régulière dans le Loiret devient nécessaire pour gérer ses biens, notamment des vignes, et la direction de l’entreprise familiale l’oblige à effectuer de fréquents allers-retours entre la capitale et Châteaurenard, où il vit avec sa mère. En 1870, tandis que Moreau s’engage dans la 6e compagnie du 6e bataillon de la Garde nationale avant de renoncer en raison d’un rhumatisme articulaire16, Rupp s’enrôle dans la 2e compagnie du 52e bataillon, aux côtés de son cousin Henri Eugène17. Il est alors distingué comme « volontaire de beaucoup d’entrain », mérite qui lui vaut d’être inscrit sur la liste des propositions pour la médaille militaire18. De retour à Châteaurenard en février 1871, il propose
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Le rez-de-chaussée 2014, retour du musée Gustave Moreau aux origines MARIE-CÉCILE FOREST
Au soir de son existence, Gustave Moreau devient le conservateur et le muséographe du musée qu’il aménage en vue du legs à l’État français de sa maison et de la totalité des œuvres qu’elle renferme. « Conserver toujours ma maison avec ce qu’elle renferme 1 » : tel est son objectif. Le parti pris de l’artiste est celui de l’accumulation. Afin de restituer le rez-dechaussée dans l’état originel de l’ouverture au public en 1903, nous avons été amenés à nous intéresser de manière précise à cet étage de la maison-musée léguée par Gustave Moreau en 1897 et ouverte au public cinq ans après son décès. Dans une note écrite à la fin de sa vie et intitulée « Reste à faire2 », il écrit : « Terminer le rez-de-chaussée. » Aussi laconique et lapidaire soit-elle, cette note indique indubitablement que Moreau avait commencé sa réflexion et sans doute même le tri des œuvres qu’il souhaitait voir présentées à cet étage. Dans une autre note tout aussi capitale, il donne ses instructions post mortem à Henri Rupp3. Non seulement il demande à celui qu’il désigne dans son testament comme son légataire universel de diriger les travaux de muséographie et de catalogage de ses œuvres, mais également de séjourner dans la galerie et le salon du premier étage et plus seulement au rez-de-chaussée. Il est donc autorisé, par Moreau lui-même, à quitter le rez-de-chaussée pour s’installer à l’étage supérieur, ce qui signifie qu’il devient, en quelque sorte, le maître de maison. La confiance totale qu’il accorde dans cette missive à son cher Henri est digne d’un frère. Aurélie Peylhard ressuscite avec brio dans cet ouvrage l’importance primordiale d’Henri Rupp, sans qui le musée Gustave Moreau n’existerait pas. Si Rupp occupait le rez-de-chaussée avant le décès du peintre, qu’en fut-il après ? Les différents inventaires – après décès en 1898 et des collections en 1904 –, ainsi que les mémoires de travaux exécutés en 1899 et les deux premiers catalogues publiés en 1902 et 19044 permettent d’établir ce que l’on appellerait aujourd’hui une « traçabilité » quant à leur occupation au tournant du siècle. Il apparaît très nettement que l’occupation en temps que maison va laisser place à l’occupation en tant que musée. De la maison, il reste toutefois encore aujourd’hui des éléments qui rendent chaleureuses ces pièces exiguës : cheminée, lambris, parquet, jardin. Dans l’inventaire après décès, la chambre de Rupp est clairement désignée, ainsi qu’un petit atelier, une pièce sur le jardin, deux chambres de débarras. Ces pièces contiennent du mobilier – lit, pendule, table-bureau, etc. –, ainsi que de nombreux cadres. En 1899, les mémoires de travaux indiquent encore une occupation domestique. Celui de peinture, vitrerie, dorure est capital5. Il a permis de restituer ces pièces au plus près de leur aménagement d’origine et a été confronté aux relevés colorimétriques réalisés en 2013 par Véronique Sorano et son équipe. Ce mémoire nous apprend que les lambris étaient de couleur brun Van Dyck et les pièces tendues de « rouleaux bulle vieux rose ou grenat ». La restitution actuelle permet donc de retrouver, au plus près de la vérité historique,
Fig. 79 Vue du rez-de-chaussée depuis la salle C
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Fig. 80 Panneau du meuble à peintures de la salle D avec, de haut en bas, Sapho, Le Bon Samaritain et Le Roi David
l’harmonie colorée de ces espaces. Elle renoue avec la polychromie originelle caractéristique du XIXe siècle. Dans le premier catalogue publié en 19026, il est fait mention des œuvres figurant dans les « Salles du rez-de-chaussée », sans que les salles elles-mêmes soient individualisées et nommées pièce par pièce. Lors de la nouvelle publication de ce catalogue en 1904 et des éditions suivantes, la désignation actuelle prend forme. Elle perdure aujourd’hui. Chaque pièce est désignée par une lettre allant de A à F. La dénomination domestique est définitivement abandonnée dans les publications au profit de la seule dénomination muséale. Cette même année, l’inventaire du musée est achevé. Il conserve l’appellation domestique d’une maison d’habitation. Il y est fait mention d’un vestibule, d’un couloir, d’une salle à manger, d’un salon, d’une chambre à coucher, d’une chambre noire que nous pouvons identifier respectivement comme les salles A, B, C, D, E et F mentionnées dans le catalogue de 1904. Si Gustave Moreau fait de son vivant le premier tri entre ce qui doit être présenté et ce qui doit être mis en réserve, c’est Henri Rupp qui va véritablement aménager le rez-de-chaussée. Il y met toute son énergie. Avec l’aide de Georges Rouault (fig. 74) et George Desvallières (fig. 75), qui seront les deux premiers conservateurs du musée après avoir été les élèves du maître, il n’a qu’un seul objectif : « servir l’art et la mémoire de Gustave Moreau7 ». Avant même l’ouverture du musée, un ouvrage paru en 1900 d’un certain Hellé, intitulé Au musée Gustave Moreau, mentionne pour la première fois les salles du rez-de-chaussée et notamment les copies faites d’après les maîtres, ainsi qu’une série d’ébauches personnelles8. En novembre 1902, un journaliste écrit avoir visité le rez-de-chaussée sous la houlette de Rupp qui lui aurait montré le tableau le plus ancien du musée, à savoir une représentation de deux chevaux se battant, qu’il dit être daté de 18409 (fig. 81). La juxtaposition – pour ne pas dire confrontation – d’œuvres très anciennes de la carrière de Moreau et d’œuvres de la fin de sa vie est caractéristique du rez-de-chaussée. Une description plus précise de ces espaces paraît dans Le Petit bleu de Paris au moment de l’ouverture au public en janvier 1903 : « Une petite porte, au rezde-chaussée, donne accès à quatre petites salles garnies de dessins et d’esquisses, dont l’une est consacrée aux copies des maître [sic] d’Italie. Une particularité du musée est celle-ci : les murs, garnis déjà du haut en bas de toiles et de dessins, s’ouvrent comme des armoires aux portes nombreuses, à chacune desquelles est fixée une nouvelle toile : on dirait d’immenses albums de 3 mètres de haut10. » Ce dernier article donne une idée succincte mais fidèle de ces espaces dans leur aménagement originel et tels qu’ils le sont encore aujourd’hui. L’une des particularités exceptionnelles du musée Gustave Moreau est que l’accrochage, pensé par l’artiste lui-même – son dessein –, a été respecté jusqu’aujourd’hui. Ici, ainsi que dans les grands ateliers, Moreau a souhaité présenter et mélanger les trois facettes de son talent : peintures, dessins et aquarelles. Le vestibule (salle A) présente de grands dessins préparatoires à ses œuvres et encadrés comme des peintures. Ainsi d’une longiligne Ève très ingresque (fig. 83) ou d’un
Le rez-de-chaussée du musée Gustave Moreau
Tyrtée11 (fig. 82) préparatoire à la peinture du deuxième étage. Alors que l’accrochage voulu par Moreau n’est ni thématique, ni chronologique, il est toutefois hautement instructif. Il donne l’idée de ce que fut la technique de travail de l’artiste, à savoir que nombre de dessins sont préparatoires à ses peintures. Le parcours se poursuit ensuite en traversant un petit couloir (salle B) qui dessert trois pièces tapissées de haut en bas d’œuvres de toutes les périodes. Dans ce désordre apparent, on peut toutefois discerner un ordre sous-jacent. Ainsi, ce qui fut autrefois une salle à manger avec une cheminée et que nous désignons aujourd’hui comme la salle C est un véritable cabinet des merveilles en grande partie dédié aux arts graphiques (fig. 94). Reprenant le principe en vigueur dans les grands ateliers des dessins qui sortent de la « muraille » et que l’on feuillette comme un livre, cette même présentation est adoptée pour présenter les copies qu’il fit en Italie entre 1857 et 1859, période durant laquelle la copie constitua l’essentiel de sa vie laborieuse (fig. 86). La similitude de cette présentation hautement originale est en cohérence avec le reste du musée. Elle permet également de présenter ingénieusement un nombre considérable de dessins puisque, malgré l’exiguïté des lieux, cette salle renferme 647 dessins, pour la plupart des copies d’après les
FIG. 81 Gustave Moreau, Postillon et Chevaux, huile sur toile, Paris, musée Gustave Moreau, Cat. 798
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À la mémoire de Marie-Rose
À la fin de sa vie, Moreau se fit le conservateur de son œuvre avec des souhaits de classement et de catalogage. « Garder et ordonner », tel fut son parti pris pour l’ensemble de sa collection. Le nombre considérable de dessins conservés – près de 15 000 – s’explique par une vie vouée au travail et à la recherche incessante. « Le développement de mon être par l’effort1 » fut son but. Les représentations qu’il laissa de Giotto découvrant le dessin (fig. 97) apparaissent, au vu de cette immense collection, comme symboliques de sa vocation précoce de dessinateur. Dans sa jeunesse, âgé de 32 ans, lors de son voyage en Italie, il écrivait déjà à ses parents : « Mes croquis les plus insignifiants même me préoccupent beaucoup2. » Il les garda toute sa vie, depuis le carnet du premier voyage en Italie en 1841, dans lequel il dessine chevaux, paysages, monuments (fig. 103), jusqu’aux ultimes dessins pour Les Lyres mortes en 1897 (fig. 111, 113). Une note sur Les Chimères3, tableau resté inachevé à la mort de sa mère en 1884, résume parfaitement sa technique de travail. L’exécution du tableau proprement dit est précédée de nombreux dessins préparatoires (fig. 98). Il s’explique : « Ce tableau a été composé et dessiné sans arrêt dans l’espace de quatre mois. Sans arrêt, sans rature et comme une écriture courante, longtemps médité et conçu, avec tous les croquis d’après nature faits depuis longtemps à l’avance4. » Le dessin lui tient lieu de journal intime. Il donne une vue plus large de son œuvre que sa peinture. Ainsi voit-on apparaître dans la collection d’arts graphiques des genres absents de celle-ci. Les portraits réalistes ou caricaturaux y sont nombreux alors que Moreau ne réalisa que de rares portraits peints de ses parents. Les portraits dessinés permettent de connaître l’intimité de l’artiste, notamment à travers les très beaux portraits de sa
Page de gauche Fig. 96 Boîte contenant des craies de couleur provenant de chez G. Edouard, ayant appartenu à Gustave Moreau, Paris, musée Gustave Moreau, Inv. 16257-45 Fig. 97 Gustave Moreau, Giotto, mine de plomb sur papier calque contrecollé, Paris, musée Gustave Moreau, Des. 780 Fig. 98 Gustave Moreau, Chimère, plume et encre noire sur papier calque contrecollé, Paris, musée Gustave Moreau, Des. 3130
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A NNEXES Biographie de Gustave Moreau par sa mère Manuscrit de la main de Pauline Moreau, Paris, musée Gustave Moreau, Arch. PM2
Gustave Moreau est né le six avril 1826 à 9 heures du matin, dans la maison de Mr [deux mots illisibles] rue des Sts-Pères en face de la rue de Lille et qui portait alors le no 3. Il était fort chétif, mais bien conformé et très nerveux. Jusqu’à huit mois il donna de vives inquiétudes à son père et à sa mère – il fallait le promener toute la nuit en le berçant et en chantant sans parvenir souvent à l’endormir. Malgré cette santé délicate il était d’une vivacité extrême et d’une intelligence rare à cet âge. Il parlait et marchait à 10 mois. Agile comme un singe il faisait l’étonnement de tout le monde, car il était grand comme une botte.
Son père Louis Moreau fut nommé architecte du Dpt de la Haute-Saône en 1827 et allat [sic] s’établir à Vesoul avec sa femme et son enfant. L’air de ce pays fit grand bien à Gustave et quoique restant toujours très petit, il prit de la force et sa santé se raffermit. Il aimait les chevaux avec passion et son plus grand amusement était de monter sur un grand cheval à bascule et de faire mille évolutions. Il lui arriva une petite aventure à l’âge de 24 mois qui rappelle l’histoire du petit Poucet. Son père et sa mère étaient en visite chez le Marquis de Marmier qui avait sa propriété à Ray sur les bords de la Saône. Mme de Marmier avait exigé que l’enfant accompagna ses parents. Un matin que ces Messieurs partaient pour la chasse Gustave descendit avec le domestique pendant que celui-ci causait probablement en surveillant mal l’enfant. Gustave suivit de loin les chasseurs et arriva dans les champs. Ce qui arriva on ne peut le savoir ; mais après l’avoir cherché toute la journée dans tout le château, les communs, le parc, Mme de Marmier avait même envoyé ses domestiques faire des recherches aux environs de [mot illisible], tout fut infructueux. Ce ne fut qu’à 4 heures du soir qu’un brave paysan le ramena dans sa voiture. Il l’avait trouvé endormi dans un champ près de la route. Comme il allait chercher du sable dans la forêt il avait pris l’enfant qui dit-il, n’était nullement effrayé et ne parlait que d’aller à la chasse et avait fait sa besogne en ramenant Gustave qui était enchanté de cette partie de plaisir. Pendant cette escapade Mme de Marmier avait persuadée [sic] à Mme Moreau que Gustave était allé se promener avec la femme de chambre et les petits orphelins que cette dame faisait élever au château. Ce n’est qu’au retour des chasseurs qu’on osa avouer à Mme Moreau toutes les inquiétudes qu’avait données cet enfant. Aussi Mr de Marmier en le faisant sauter sur sa jambe ne l’appelait plus que le Petit Poucet. En 1830 M. Moreau quoiqu’ayant été destitué pour ses opinions libérales fut prié pour des travaux de rester à
Annexes
Vesoul. La révolution ayant éclaté il revint à Paris avec sa famille et ne tarda pas à être nommé architecte voyer et architecte du ministère des travaux publics et de l’intérieur. C’était un homme d’esprit [mot barré] aimant les arts. Sa femme était bonne maîtresse [?] et d’un caractère très impressionnable. Gustave les aimait avec passion surtout sa mère qu’il ne pouvait quitter. Cependant il fallut se décider à le mettre au collège, il entra à 12 ans au collège Rollin où il y resta 2 ans. Ce temps fut pour lui le plus malheureux de sa vie, [mot barré] étant très timide, très petit pour son âge il souffrit du contact de ces jeunes condisciples plus forts et élevés d’une manière plus mâle. La mort de sa sœur en 1840 décida ses parents à le reprendre près d’eux. Ce fut peu de temps après
[deux mots barrés] qu’il fit avec sa mère et son oncle et sa tante un voyage en Italie. Depuis l’âge de huit ans il ne cessait de dessiner tout ce qu’il voyait. Aussi pendant ce voyage il fit des croquis, des vues, des personnages, des chevaux en quantité et rapportait un album assez intéressant à son père. Son goût pour le dessin prit alors un grand empire sur lui ; mais son père ne consentit jamais à ce qu’il interrompit ses études, il était obligé pour dessiner de patience ce n’était que le soir après sa rentrée des classes qu’il allait à l’atelier de [manque un nom] dessiner le modèle. Enfin après son baccalauréat son père lui laissa toute liberté surtout après avoir soumis à Mr Dedreux Dorcy une esquisse peinte représentant Prynée devant ses juges. Ce fut vers cette époque 1844 qu’il entrat [sic] dans l’atelier de M. Picot.
Fig. 125 Anonyme, Portrait de Gustave Moreau, photographie, Paris, musée Gustave Moreau, Inv. 15134. Dans la chambre à coucher de l’artiste, les portraits photographiques de la mère et du fils sont exposés à deux reprises dans le même cadre. Page de gauche Fig. 124 Anonyme, Portrait de Pauline Moreau, photographie, Paris, musée Gustave Moreau, Inv. 15133
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Adolphe Brisson « Promenades et visites. L’ami du peintre »
Le Temps, no 14857, samedi 2 décembre 1899, p. 2
Je viens de vivre trois heures inoubliables. Je désirerais communiquer au lecteur les émotions fines et rares que j’ai ressenties. Mais pourrai-je en fixer sur le papier la délicatesse ? Comme je passais rue La Rochefoucauld devant l’hôtel de Gustave Moreau, j’ai voulu revoir les richesses qu’il y a laissées. J’ai eu la bonne fortune de rencontrer la personne qui a accepté la charge de veiller sur elles. C’est un vieillard, le meilleur ami du peintre et son légataire universel. Il se nomme Henri Rupp ; il a des yeux infiniment doux, une voix discrète, le visage intelligent, l’esprit orné. On m’avait, avec raison, vanté son extrême courtoisie. Je comptais lui poser quelques questions superficielles sur la vie et l’œuvre de Moreau, et soudain notre conversation a pris un tour intime et confidentiel. Je croyais connaître Gustave Moreau. Je savais de lui ce qu’on en répète un peu partout : qu’il était triste, hautain, misanthrope, qu’il s’enfermait par sauvagerie et par orgueil, dans la retraite, défendant à quiconque l’accès de sa demeure, protégeant jalousement son labeur contre la curiosité ; qu’il était, en somme, un maniaque de génie, ce que jadis on appelait un « original ». Cette opinion perçait dans mes paroles, et je découvris que M. Henri Rupp en était affecté. Je discernai dans son regard comme un reproche. – Hélas ! s’écria-t-il, que d’erreurs ont été répandues sur Moreau ! Combien peu de gens ont pénétré son cœur et son caractère ! Si je vous contais sa réelle histoire, si je vous montrais ce que j’ai là, dans ce meuble, si je vous lisais ses lettres, si je vous confiais les carnets de notes où il a déposé au jour le jour le plus pur de sa pensée. Quelle surprise ce serait pour vous ! Et quelle révélation !… J’ai pressé M. Henri Rupp de céder à cet heureux mouvement et de rétablir la vérité sur les points où elle était altérée… Un moment, il m’a paru troublé, hésitant… Puis brusquement il s’est décidé. Il a ouvert le tiroir de son bureau ; il en a extrait cinq ou six calepins proprement recouverts de toile cirée, une enveloppe, fatiguée aux angles, et jaunie. Il a posé la main sur ces objets et m’a dit avec une gravité singulière :
– Toute l’âme de Moreau est là ! Je me suis assis à son côté. Aux murs, des études, des esquisses, des dessins, d’anciennes toiles dormaient sous la lumière apaisée. Dans la maison close, un grand silence régnait, ponctué par le tic-tac de l’horloge. M. Henri Rupp a commencé son récit… – L’homme supérieur ne peut s’abstraire de ses origines. Il ressemble à son père ou à sa mère, et parfois à tous les deux. Le père de Gustave Moreau exerçait la profession d’architecte. Il avait gagné une assez grosse fortune qu’il reperdit en des spéculations malheureuses et fut réduit, pour vivre, d’accepter une humble situation. Il endura ces revers avec fermeté et trouva chez Mme Moreau un égal courage. Cette femme, habituée au luxe d’une existence aisée, se résigna vaillamment à la pauvreté. Cette mondaine devint la plus simple et la plus active des ménagères. Gustave Moreau eut donc, sous les yeux, dès ses plus jeunes ans, des exemples de vertu. Il apprit à aimer, à respecter le travail. La peinture l’attirait. Son père ne cherchait pas à contrarier sa vocation ; il craignait qu’elle ne fût mal dirigée ; il constatait chez son fils des audaces, des velléités d’indépendance qui ne laissaient pas de l’effaroucher. Il le conduisit un jour dans le palais de la Cour des comptes, et là, devant les compositions de Chassériau, Gustave lui tint un discours extraordinaire : – Je rêve, lui dit-il, de créer un art épique qui ne soit pas un art d’école. M. Moreau comprit que l’adolescent était marqué de l’empreinte divine ; il le laissa marcher à sa guise. Et, dès lors, Gustave Moreau entra dans la voie où il devait persévérer jusqu’à sa mort. Sa vie est un rêve qui a duré près de soixante ans. Il s’en alla en Italie ; il y compléta son éducation. Il revint s’installer à Paris et n’en bougea plus. Il avait loué dans l’avenue Frochot, un modeste atelier voisin de celui de Chassériau. En 1852 il se transporta, rue La Rochefoucauld, au domicile de ses parents. Il les vénérait ; il était leur fierté et leur joie ; il menait auprès d’eux, une existence
Annexes
Fig. 126 Gustave Moreau, Autoportrait, encre de Chine sur toile, Paris, musée Gustave Moreau, Cat. 234
méditative et presque cloîtrée. Quelquefois, atteint d’un découragement subit, il jetait ses pinceaux, il dégringolait l’escalier, fuyant la besogne ébauchée. Son père, attentif, le rappelait : – Gustave, où vas-tu ? – J’y renonce. – Veux-tu remonter, mauvais sujet ! Il le ramenait devant la toile, soutenait l’assaut de sa méchante humeur, y répondait gaillardement. L’orageuse discussion se terminait en une embrassade. – Voici, poursuit M. Rupp, une réflexion que M. Moreau le père avait inscrite à Rome au bas d’un croquis : « La vraie philosophie serait de ne pas aller chercher au loin, dans des pays étrangers, la solitude, mais de se l’assurer chez soi, par la régularité des mœurs et la discipline du travail. » Ce conseil avait impressionné Gustave. Il le copia de sa main, il y conforma ses habitudes. Et c’est en cela qu’il subit
l’influence de son père. II était, comme lui, probe, loyal, imaginatif, consciencieux. Quant à sa mère, il avait pour elle une adoration infinie. Il eut le bonheur de la conserver jusqu’à la plus extrême vieillesse. Ne pouvant se faire entendre d’elle, à cause d’une certaine dureté d’oreille dont elle était incommodée, il lui développait les sujets de ses ouvrages, en des pages qui sont des modèles de précision et d’élégance lyrique. « Pour maman, avait-il coutume de répéter, j’ai toujours deux ans. » Chaque soir, avant qu’elle s’endormît, il déposait un baiser sur son front. Elle s’éteignit, une nuit, sans secousse, ainsi qu’une lampe dont l’huile est tarie. Le lendemain, Gustave Moreau, en apprenant la fatale nouvelle, tomba dans un morne désespoir. On craignit pour sa raison. Il s’enfuit aux Tuileries ; il erra dans le jardin où la chère défunte l’avait si souvent conduit, alors qu’il était enfant. Et à l’aspect de ces lieux, pleins de souvenirs, ce fils sexagénaire éclata en sanglots. Désormais, il ne put se résoudre à franchir le seuil de la chambre, où les êtres qu’il avait aimés étaient morts ni de l’étroite salle à manger, où ils avaient vécu, tous ensemble, tant d’heures sereines. Il ferma cet appartement et ne l’habita plus que par l’esprit ; ce fut la chapelle où communia sa piété filiale. – Ces pièces sont intactes, inviolées, ajoute M. Rupp. Rien n’y a été changé. Et, peut-être, est-ce pour les protéger contre une profanation que Gustave Moreau a légué son immeuble à la sollicitude de l’État. Aussi longtemps que je serai là, ses intentions seront respectées. La voix de M. Rupp est tremblante. En vain s’efforce-t-il de l’affermir. Elle est gonflée et mouillée de larmes… Gustave Moreau eut deux immenses douleurs : la perte de sa mère fut la première… La seconde… Je voudrais, sans offenser la pudeur de sa mémoire, indiquer ce que fut cette épreuve et quelle action elle exerça sur le développement de son art et de sa sensibilité. Je parlerai avec précaution de ces choses que, seuls, les familiers du peintre ont connues… II fut donc frappé, à peu d’années d’intervalle, par un double deuil. Il vit s’évanouir une âme sœur de la sienne, créature d’élite, à qui vingt-cinq ans d’une intimité indissoluble l’avaient uni. Elle lui avait tout donné. Il lui avait tout rendu. Elle emportait une moitié de lui-même. Il la soigna avec fièvre ; il souffrit, à son chevet, les plus violentes affres du désespoir. Il recueillit son dernier soupir. Il tomba dans l’accablement qui suit les catastrophes irréparables. Ce qu’il y avait de meilleur en lui s’effondrait.
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