La Renaissance italienne à pleines dents (extrait)

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LA RENAISSANCE ITALIENNE À PLEINES DENTS

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Couverture : Sandro Botticelli, Portrait de Dante Alighieri, vers 1495, tempera sur toile, 54,5 x 39,8 cm, Collection particulière, Suisse. Les notes et les légendes des illustrations figurent en fin de volume.

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F B-M pour l’étude de la poésie italienne de la Renaissance

LA RENAISSANCE ITALIENNE À PLEINES DENTS

Édité par Nicolas Ducimetière et Michel Jeanneret

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PASSER LES MONTS Michel Jeanneret ’est une vieille histoire, une histoire répétée depuis plus de cinq siècles, que nous rejouons ici : le retour aux sources de pèlerins qui, passant les monts, découvrent les trésors de la péninsule. Pour les Français, la pérégrination commence avec les Guerres d’Italie, dès la fin du XVe siècle, et le flux ne s’arrêtera plus. Partis pour conquérir des territoires, les soldats de Charles VIII et de ses successeurs, jusqu’à Henri II, reviennent bredouilles, mais ce qui fut un échec politique et militaire sera l’amorce d’une révolution culturelle. Avec le passage des Alpes qui s’accélère, dans un sens comme dans l’autre, la Renaissance, en pleine expansion dans les terres du sud, va se répandre dans le nord de l’Europe. Et le miracle italien, contagieux, renouvellera de fond en comble la société, la pensée et les arts : ce sera l’aube des temps modernes. Des nobles quelque peu rustiques, des savants frottés de scolastique dévalent les montagnes pour découvrir des villes qui sont des musées, des élites lettrées et des mœurs raffinées, une modernité, dans la pensée et dans le style, qui dépayse et enchante. Blasés, gavés d’images, nous n’éprouvons plus aujourd’hui les émotions, de vigueur et de fraîcheur, qui furent les leurs. Essayons pourtant de rendre à ce premier contact son éclat et sa magie. Regardons avec les yeux des pionniers. D’une principauté à l’autre, sur le chemin de Milan jusqu’à Naples, le rôle des architectes et des artistes, dans l’aménagement du décor urbain, frappe les visiteurs ; sculpture, peinture, arts ornementaux et innovations techniques embellissent les villes et répandent le luxe jusque dans les demeures privées. Pareil environnement est encore rehaussé par la distinction des manières, le raffinement des conversa7

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L L Etienne Barilier

e suis assez fier de la mort qu’on m’attribue : j’aurais trop dansé, dit-on, le soir de mes secondes noces. Ce dont je suis moins heureux, c’est d’être mort, ou peu s’en faut, pour la postérité. Qui connaît encore aujourd’hui, savantes et savants à part, le De pulchro et amore d’Agostino Nifo, né en Calabre l’an 1469 probablement, et trépassé l’an 1538, sans nul doute, dans les circonstances glorieuses que j’ai dites, peut-être même après la danse, et des mains et des lèvres de sa jeune épousée ? Qui me lit ? Presque personne. Pourtant, mon ouvrage est décisif. Un séisme, un blasphème, clairement proféré dans le silence adorateur du culte platonicien-chrétien, à la face du prêtre ravi d’extase honnête, j’ai nommé Marsile Ficin : Dieu n’est pas la beauté. La bonté peutêtre, mais rien de plus. La beauté sensible n’est pas trace égarée de l’intelligible, cher Marsile ! S’abstraire du corps, s’arracher au corps, ce n’est pas rejoindre la beauté suprême, c’est la quitter à jamais. Nihil praeter hominem pulchrum dicendum est ; nihil erit pulchrum quod ad cupidinem non referatur. Rien ne peut être dit beau, sinon l’humain ; rien de beau n’ira sans désir.

Tels sont les mots que j’ose, moi, Agostino Nifo. Mieux : la beauté humaine, je l’ai décrite, chantée, détaillée, évoquant, en philosophe sans peur, son mystère le plus insaisissable et le plus éphémère : Nihil citius senescat gratia. Rien ne vieillit plus vite que la grâce.

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     P B  G ’ B Lina Bolzoni

l y a des lieux et des moments, des rencontres avec des livres, des peintures et des gens qui marquent notre vie, ainsi que l’histoire de chaque chercheur. Le lieu, comme la tradition antique de l’art de la mémoire le savait bien, sert à la fois le souvenir et la narration : il s’installe dans notre esprit aussi bien que dans l’espace du texte. J’ai été frappée par le fait que Leonardo Sciascia, pour raconter l’histoire de l’amnésique de Collegno, ait choisi comme titre de livre Théâtre de la mémoire, en s’inspirant, comme il l’a indiqué, de l’œuvre de Frances Yates1. Tout en reconnaissant que sa mémoire d’homme du XXe siècle ne peut que se calquer sur Proust et Pirandello, il recourt à une phrase tirée de la Rhetorica ad Herennium (III,16), « Constat igitur artificiosa memoria ex locis et imaginibus », « l’art de la mémoire est donc basé sur les lieux et les images, » et l’utilise comme une sorte de refrain, comme une formule qui dirige et structure son récit. Il me semble – si licet parva componere magnis – en parcourant mes recherches qui se sont prolongées sur plusieurs années et ont abouti au livre Il cuore di cristallo. Ragionamenti d’amore, poesia e ritratto nel Rinascimento2, que deux lieux me venaient régulièrement à l’esprit : Genève et New York, des villes qui ont joué un rôle important. Commençons donc par Genève, et par le matin où j’ai été admise à travailler dans la petite salle qui accueille la splendide collection de textes poétiques de la Renaissance italienne appartenant à la Fondation Barbier-Mueller. Pour reprendre les images initiales, 29

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C B F    Yves Bonnefoy

lorence, fin 1950. Un de mes plus chers souvenirs la via di Santo Spirito, le Borgo San Frediano, ces longues rues étroites de tout un hiver Oltr’Arno. La nuit venait. De pauvres lumières jaunes tombaient des échoppes sur la chaussée, où brillaient des flaques de pluie, parfois des plaques de neige. Les passants, je ne les remarquais pas, il faisait trop froid, ils se hâtaient, j’étais seul. Achetant souvent au seuil d’une épicerie un morceau d’un pain plat imprégné d’huile qu’on me disait la scacciata, bien que ce ne fût pas ce qu’on nomme ainsi en Sicile. Florence était presque toute sur l’autre rive du fleuve. J’habitais ce quartier – une pension via dei Serragli, avec au seuil du jardin de grandes vagues statues noircies par le temps et sur le mur blanc de ma chambre une vaste chromolithographie de la Transfiguration de Raphaël - et par ces voies ou d’autres semblables j’allais chaque soir ou presque à la Chiesa del Carmine retrouver les fresques de Masaccio et de Masolino de la chapelle Brancacci. À cette heure tardive la grande église était vide. Il n’y avait que le sacristain à claudiquer avec une petite lumière dans cette salle déjà très sombre. Tout à l’heure il viendrait me dire, avec ce faible feu dans ses mains, que maintenant on allait fermer. Mais j’aurais eu un grand moment tout à moi dans cet enclos des peintures que je pouvais éclairer de temps avec quelques lires. Pourquoi revenir aussi souvent dans ce lieu, et à une heure où les peintures étaient peu visibles ? En fait je les connaissais par cœur et ne les regardais plus qu’assez peu, c’était plutôt comme si je leur tenais compagnie.

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S J  Michel Butor pour Michel Jeanneret in memoriam Antonello de Messine (National Gallery de Londres)

I La porte

e tableau est encadré par un mur gothique percé d’une porte décorée en accolade surmontée d’un fleuron. Elle est à deux plans, l’intérieur étant un peu plus décoré avec un profil de chapiteaux. Les pierres sont à la fois symétriques en gros, mais pas dans le détail. Devant le seuil surélevé, se prélassent un paon et une perdrix accompagnés d’une écuelle métallique pour leur nourriture et leur boisson. Le paon est souvent symbole de l’orgueil, la perdrix de la sensualité. Ils sont exclus de l’intérieur du couvent, mais tolérés à son seuil et nourris dans le pardon. II L’architecture Ce doit être un couvent, mais on n’y voit personne à part le saint. Il semble parfaitement solitaire. Nous donnons dans une vaste salle gothique à au moins deux travées dans la profondeur, trois dans la largeur. Les colonnes gémellées sont surmontées de chapiteaux à têtes monstrueuses, comme si la voûte de l’église s’appuyait sur les cadavres 57

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L  Nadeije Laneyrie-Dagen

e m’appelle Anna. A Mantoue, où j’ai passé l’essentiel de ma vie, on me nommait Diamantina. Voici 450 ans que le maître Andrea Mantegna m’a peinte. Depuis, je regarde le monde depuis le haut, mes pieds posés bien au-dessus du sol. Sur la fresque, je suis haute de trois pieds. Dans la vie, je n’en mesurais pas davantage. Dieu a voulu que je sois naine. Je suis née à Selva Gherdëina, dans les Dolomites, là où l’Adige prend sa source, et où l’on parle un dialecte appelé le ladino. Dans cette partie des Alpes, de Merano à Bressanone, vivent, dit-on, des crétins et des goitreux. Cela est vrai. Je suis un de ces produits monstrueux de la montagne. Un peu goitreuse, moins crétine qu’on ne l’a cru. On mange mal, dans la région qui fut la mienne. La viande des chèvres, celle des bouquetins que les hommes braconnent. Beaucoup de grain, mais souvent pourri par la pluie excessive, ou vert, rentré trop tôt de crainte qu’un orage ne gâche la récolte. Puis notre sang se gâte. Les vallées sont étroites, les pics malaisés à franchir : les paysans se marient entre eux. Ils vont chercher, au mieux, une fille dans un hameau voisin. Mais il n’y a que trois villages, dans la vallée où j’ai vu le jour. Ma mère avait épousé un de ses oncles : c’est dire que mon père était aussi mon grand-oncle. Je suis née la cadette. J’avais devant moi trois frères, et deux autres étaient morts. Mes aînés vivaient encore, je crois, quand Mantegna m’a peinte. Ils avaient épousé des cousines à des degrés divers. Une benjamine, venue au monde plusieurs années après, est restée fille. Elle est née presque sans sa raison, après un 71

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R-,    

Dominique Fernandez

ers 1540, Michel-Ange, qui avait alors dans les soixantecinq ans, envoya au jeune Tommaso dei Cavalieri un poème d’amour (sonnet 98) qui se termine par ce vers : « Resto prigion d’un cavalier armato » :

Se vint’ e preso i’ debb’esser beato, maraviglia non è se nudo e solo resto prigion d’un cavalier armato.

Le jeu de mots est d’une audace inouïe. Les trois vers signifient à peu près : « Puisque je ne trouve le bonheur qu’en étant vaincu et pris d’amour, qu’on ne s’étonne pas si, nu et seul, je reste prisonnier d’un cavalier armé. » Un traducteur, Adelin Charles Fiorato (Les Belles Lettres, 2004), a réussi ce beau tercet :

Si vaincu et pris je dois être heureux, ce n’est merveille que solitaire et nu je sois captif d’un chevalier en armes.

Mais pourquoi ajouter cette note : « Nu, c’est-à-dire sans armes » ? « Nudo e solo », on a parfaitement compris. Autre objection : « chevalier » est un terme trop « noble », qui ne rend pas la crudité de « cavalier », ni le jeu de mots. On sait que les poèmes de Michel-Ange ne furent publiés que bien après sa mort, par son petit-neveu, en 1623, époque de ContreRéforme et de répression morale. Ce n’est qu’en 1897 qu’on en eut 89

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L M ’O Adrien Goetz

l a fallu que je mette un peu d’ordre dans ma bibliothèque pour retrouver mes volumes de Pietro Bembo. Je les avais pour la plupart achetés en Italie, au temps où j’étais directeur de l’Académie de France. Je voulais avoir de beaux livres, mais aussi les auteurs que j’aime citer, comme des amis, autour de moi. Ces livres sont venus à Paris, mais je les ouvre moins souvent. Je n’avais jamais repris mes Bembo et là, près de mon feu, tout à l’heure, ils flamboyaient, des braises devant les flammes. J’ai une traduction de ses œuvres, reliée pour moi en moire rouge, la couleur de son manteau de cardinal, la couleur des passions ardentes. Bembo est un astre de feu. J’aime bien ses poésies italiennes, j’ai toujours eu du mal à le lire en latin, mais il me charme. Je déclamais autrefois ses chants à haute voix, dans mon atelier. Je sais que mon cher Raphaël a été son ami et cette seule idée me plonge dans des abîmes. Bembo a rédigé l’épitaphe du peintre ; je me demande qui composera la mienne. Je la sais par cœur. Je suis souvent allé la lire, au Panthéon, le plus bel édifice de Rome. C’est la première visite que j’ai faite quand j’y suis revenu, fuyant Paris et les critiques, fuyant les envieux, les médiocres, les superbes et les mauvais esprits qui voulaient me voir à terre : « Ille hic est Raphaël timuit quo sospite vinci rerum magna parens et moriente mori » - Ici repose Raphaël. Il fit craindre à la nature d’être vaincue par lui et, à sa mort, de mourir parce qu’il était mort. Je traduis comme je peux, pour essayer d’en faire une belle phrase, moi qui ne sais pas composer de 101

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U   M Carlo Ossola

e t’écris1… Non, si je t’écris, ce n’est pas par désespoir de manquer d’une monture pour venir jusqu’à toi, ô ma conscience. Mais néanmoins je le note dans ces papiers, car c’est celui qui est assiégé qui doit se préoccuper de ne pas être affolé pendant son temps de repos. Surveiller, scruter, examiner, décider : c’est ce que je dis dans mes livres consacrés à l’art de la guerre : « conseille-toi avec plusieurs des choses que tu dois faire, mais de ce que tu voudras exécuter, conseille-toi avec bien peu de gens ». Et à ce moment je dois débattre avec moi-même, seul à seul, car l’art de cette guerre est contre moi, au-dedans de moi. Devant moi, sur la table, j’ai toujours le De Principatibus terminé depuis des années : il n’est pas encore publié, ne peut pas être confié aux presses. Dans ce texte j’affirmais – et je l’affirmerai encore – « que l’offense qui se fait à l’homme lui doit être faite d’une manière qu’il n’en puisse tirer vengeance2 ». Serai-je capable de cela ? Je suis toujours hésitant entre la force et la prudence; je noue et renoue la même pensée : « car il est fatal de ne fuir jamais un inconvénient, sans tomber dans un autre. Or la prudence consiste à bien connaître la nature des inconvénients, et à prendre le moindre mal pour un bien3 »; et maintenant : « Il faut donc dans toutes nos résolutions choisir le parti qui a le moins d’inconvénients car il n’en est point qui en soit entièrement exempt4 ». Ainsi, je m’emballe dans ma prudence et j’y reste enveloppé comme dans une feuille de lotus… J’ai arrêté d’écrire pendant quelques jours, car cette question du « dictateur » me donne à penser : « étant la nomination du dictateur non 113

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P  N Pascal Quignard

u début du mois de juin 1345, à Vérone, un jeune moine apporta à Pétrarque des lettres de Cicéron que l’ensemble des lettrés, au cours du Moyen Âge, avait cru disparues à jamais. Il déroula sur la table le vieux rouleau de peau. Il lut. Il vit que c’était vrai : personne n’avait eu connaissance jusque-là de ce rouleau qu’il déroulait pieusement, avec délicatesse, l’aplatissant doucement, avec ses deux mains, sous ses yeux. Et il lut avec enchantement - ou plutôt il lit car la lecture, dès qu’elle est intense, dès qu’elle est fiévreuse, dès qu’elle devient effervescente, ignore le temps. L’excitation de Pétrarque est aussitôt à son comble. Le 16 juin il prend sa plume. Il se met à lui écrire en latin. Il veut remercier Cicéron d’avoir rédigé ces pages qu’il vient de découvrir. Franciscus Ciceroni suo salutem... François salue son cher Cicéron... Il évoque l’arrivée de ses lettres jusqu’à lui après un périple de mille quatre cents années. Il lui expose le cours du monde depuis qu’il l’a quitté. Il croit à la présence de celui à qui il s’adresse au-delà de la mort. Il reproche à Cicéron ses erreurs politiques, ses engagements discutables, ses lâchetés ahurissantes. Il évoque tout ce qui le gêne, ce qu’il ne comprend pas, ce qu’il admire, ce qu’il aime. Il loue sa mort incroyablement silencieuse et héroïque sur le bord de la mer à Gaëte. La fin de la lettre adressée par François Pétrarque à Marcus Tullius Cicero est extraordinaire : Apud superos ad dexteram Athesis ripam in civitate Verona Transpadane Italie, XVI kalendas quintiles anno ab ortu Dei illius quem tu non noveras, MCCCXLV. (Du monde des vivants, sur la rive droite de l’Adige, dans la cité de Vérone, en Italie transpadane, le 16 juin 1345 à dater de la naissance d’un Dieu que tu ne connus 123

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P   Francisco Rico

ama est propter quam poetae, sicut propter amicas suas amatores, canunt » : les poètes chantent pour la gloire, comme les amoureux pour l’aimée1. Poète et prosateur de grand prestige, bénéficiant de l’autorité qui lui venait de ses relations régulières avec papes, rois et magnats, François Pétrarque avouait être mû par un immense appétit de gloire : faire l’objet de l’attention incessante du public était le prix à payer pour avoir atteint la gloire tant désirée. La curiosité qu’il suscitait était telle que ses admirateurs en venaient à lui voler ou à intercepter des lettres qui ne leur étaient pas destinées : « laissez-les faire […] qu’ils gardent nos lettres, pourvu qu’ils nous aiment et qu’ils admirent ce qu’ils volent. »2 Comme tous les mortels, il désirait être aimé mais, contrairement à d’autres, l’admiration qu’il voulait susciter n’obéissait pas uniquement à la vanité personnelle (dont il faisait toutefois preuve au plus haut degré), mais également à une nécessité intellectuelle. Le principal message de l’ensemble de ses proses était que les belles-lettres devaient représenter la base de toutes les connaissances humaines et que, contrairement à ce que l’on avait tendance à croire, elles constituaient un excellent vade-mecum pour l’authentique pietas chrétienne. Mais Pétrarque était conscient que les enseignements ne se transmettent pas uniquement à travers la doctrine : en raison de la séduction exercée par le style de vie de celui qui les propose, ils sont plus facilement assimilables lorsqu’ils se transforment en modèle existentiel. Il est donc compréhensible que les œuvres de sa maturité, des Familiares aux Seniles, affirment un certain subjectivisme et dégagent une charge autobiographique indiscutable. En effet, la plupart du temps, elles adoptent le profil d’un manifeste et visent la description d’une trajectoire exemplaire – de la 129

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L   L Cesare Segre

l se promenait parfois dans la ville de Ferrare en compagnie de sa petite-fille. – Grand-père, veux-tu me raconter ton altercation avec le pape, lorsqu’il avait menacé de te jeter dans le Tibre ? Dans l’esprit de la petite, Ludovico était une véritable machine à histoires. Et même si sa vie n’avait été ni particulièrement mouvementée ni spécialement aventureuse, il savait en saisir les moments les plus insolites, comme les années au cours desquelles il fut gouverneur de la Garfagnana, et la petite-fille l’imaginait volontiers dans cette région sauvage en selle sur son cheval, à la tête d’une poignée de soldats chargés de maintenir l’ordre et d’arrêter les fauteurs de troubles. Il est vrai que, tout au long de son séjour dans cette région, les faits de sang et les fusillades ne manquèrent guère. – Mais quand tu restais au calme dans la forteresse, qu’est-ce que tu faisais ? Il lui était difficile d’expliquer son sentiment de solitude, sa lassitude de représenter un gouvernement que ses sujets toléraient mal, ou peut-être même haïssaient. Il lui était également difficile de parler des quelques heures par semaine consacrées à la lecture (ou à l’écriture), à la lumière de bougies dégoulinantes de cire. À cause du froid qui descendait des Apennins, il fallait s’envelopper dans des couvertures même pendant la journée. Par moments, la petite-fille essayait de dévier la discussion vers des questions plus locales: même dans la vie des Ferrarais et des Romains 143

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U   ’I B

 I     F Lionello Sozzi J’allai chez Sa Majesté, prince bon et unique au monde; arrivé en sa présence je lui embrassai les genoux et reconnaissant, il me releva. (La vie de Benvenuto Cellini)

’était un beau matin de printemps: pour être exact, on était le 15 mai 1539. Sur la colline de Fourvière et le long du Rhône, les arbres étaient en fleurs et les prés verdoyants. Partout les oiseaux chantaient. Lyon était en liesse: François Ier roi de France, qui ne se déplaçait habituellement qu’entre le Louvre, Fontainebleau, Tours, Amboise et autres lieux du genre, se promenait ce jour-là par voie fluviale, avec toute sa cour, naviguant sur la Saône, de Lyon à l’Île Barbe, à bord d’une élégante goélette. Il avait prévu une halte sur l’île pour célébrer, selon la coutume annuelle, le saint patron, saint Martin, à qui l’abbaye était consacrée. Il assisterait ainsi à la messe dans l’église de Notre-Dame, suivrait ensuite la procession et passerait une journée entière sur l’île, avec toute sa suite, entre danses, musique, chants et spectacles: le célèbre luthiste italien Alberto da Ripa jouerait les airs délicieux des musiciens en vogue et égayerait les participants avec gigues et courantes, passacailles et gavottes. À vrai dire, il n’était pas prévu que le roi en personne participe à la sortie. Pour cette raison, son lieutenant* était de la partie. Cependant, le roi réussit finalement à se libérer de ses engagements. Il était donc là, majestueux et imposant, avec le beau manteau d’hermine 151

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M  R : F    Edna Stern

ans l’année 1580-1581, Montaigne entreprend un voyage qui le mène de son fief près de Bordeaux jusqu’en Italie, plus particulièrement à Rome, en passant par l’Allemagne et la Suisse. Il est accompagné d’un secrétaire, qui commence à tenir le journal de leur voyage. En décembre 1580, à son arrivée à Rome, Montaigne congédie le secrétaire et se charge désormais lui-même de la rédaction de cette chronique. Je déambulais dans Montpellier, où je devais donner un concert dans la soirée, lorsque je fus attirée par une petite librairie, où je tombai sur un exemplaire de ce Journal de Voyage. De retour à l’hôtel, je me mis à le feuilleter. Mais peu à peu, les caractères d’imprimerie commencèrent à dessiner les contours d’une diligence, ou j’étais assise en pleine conversation avec Montaigne, Gesualdo et Palestrina ! Palestrina : « Je ne me mêle pas des affaires religieuses, pourquoi donc les cardinaux se mêleraient-ils de musique ? Savez-vous que lors du Concile de Trente ils se sont réunis en assemblée extraordinaire pour débattre de l’interdiction de la polyphonie en faveur du plainchant ? L’affaire date de vingt ans déjà, mais elle m’interpelle encore. La question était-elle si importante qu’il fallût lui accorder une discussion spéciale, alors que la chrétienté était accablée de tant d’autres problèmes ? Qu’on veuille me dicter la manière correcte de composer m’avait alors apparu comme une insulte. »

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O 

F     G B Carlo Vecce

l y a plusieurs années, lors d’un travail de recherche dans les Archives d’État de Venise, un épais dossier poussiéreux atterrit on ne sait comment sur ma table, avec une référence ne correspondant pas à celle que j’avais demandée. Il était désormais trop tard pour signaler l’erreur aux archivistes. La salle était presque déserte, la lumière faible, parfois blanchie par les éclairs de la tempête qui faisait rage à l’extérieur, avec le bruit de la pluie battante. Intrigué par ce dossier, je déliai ses lacets afin d’en fouiller l’intérieur. Parmi la montagne de papiers, mon attention fut attirée par un sachet de toile contenant une liasse de feuilles pliées. Le sceau, désormais décollé, était celui de l’Inquisition vénitienne de la fin du XVIe siècle. La feuille de garde présentait l’écriture soignée d’un greffier de chancellerie : Venetiae, die XXVI de mense Maii 1592. Coram supradictis conductus quidam vir communis staturae cum barba castanea, aetatis et aspectu annorum quadraginta circiter, cui delato iuramento de veritate dicenda, qui tactis scripturis iuravit etc. Et cum moneretur ad dicendum veritatem antequam ulterius interrogaretur, dixit ex se : Je vais dire la vérité : j’ai à plusieurs reprises été menacé d’être convoqué devant ce Santo Offizio, et j’ai toujours considéré cela comme une blague, car j’ai toujours été prêt à me justifier. Subdens ad interrogationem : L’année passée, je me trouvais à Francfort lorsque j’ai reçu deux lettres de Monsieur Gioanni Mocenigo (omissis) Interrogatus sur son nom et prénom, de qui il était le fils, sa patrie et nation, sa profession et celle de son père, respondit porrigens aliquam scripturam.

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F I Marina Warner

orsque Montague Rhodes James était dans sa dernière année à Eton, le tristement célèbre public school anglais qui, aujourd’hui encore, prépare les élites du pays à occuper les plus hautes sphères de l’argent et du pouvoir, un nouveau buffet d’orgue devait être installé dans la chapelle, au milieu de la nef, entre le chœur et le vestibule. Un jour, pendant l’office matinal, le jeune Monty aperçoit sur le mur, dans un coin de la salle, des images jusqu’alors cachées derrière les stalles: deux figures féminines, sombres et presque effacées, sur des piédestaux en trompe l’œil. Tête nue, les cheveux flottants, vêtues de longues robes blanches - des vierges du paradis ! La révélation est éphémère. Bientôt, on installe le nouvel orgue et son buffet de bois ouvragé, les stalles retrouvent leur emplacement premier, et les personnages peints disparaissent à nouveau. Ce qu’a entraperçu le jeune James, âgé alors de dix-huit ans mais déjà un fin connaisseur de choses anciennes, doté d’un talent imaginatif exceptionnel, c’est un vestige du décor ancien de la chapelle d’avant la Réforme. Il ne l’oubliera jamais. Cette apparition cristallise les passions du futur érudit : les saints cachés lui annoncent qu’il existe, sous l’étoffe du plus anglais des bastions du pouvoir et du privilège, une autre image, une autre histoire, un autre visage. L’image du filigrane est évoquée par Jorge Luis Borges pour expliquer la structure sous-jacente de ses récits si complexes, tandis que cette même analogie inspire plus tard à Italo Calvino une métaphore pour les épiphanies que procurent l’art et la littérature à ceux qui les aiment 199

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T   MICHEL JEANNERET Passer les monts

7

ETIENNE BARILIER La Lippina

14

LINA BOLZONI Genève et New York : deux lieux de mémoire pour Pietro Bembo et Ginevra de’ Benci

28

YVES BONNEFOY Cappella Brancacci : Florence et la poésie

40

MICHEL BUTOR Saint Jérôme lisant, suivi de Renaître

56

NADEIJE LANEYRIE-DAGEN La Naine

70

DOMINIQUE FERNANDEZ Re-naissance, mais de quoi ?

88

ADRIEN GOETZ La Météorite d’Orgueil

100

CARLO OSSOLA Un soliloque de Machiavel

112

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PASCAL QUIGNARD Pétrarque à Naples

122

FRANCISCO RICO Pétrarque sur scène

128

CESARE SEGRE Le Secret de Ludovico

142

LIONELLO SOZZI Une fête sur l’Île-Barbe Les Italiens à la Cour de France

150

EDNA STERN Montaigne à Rome : fantaisie à quatre voix

168

CARLO VECCE Ombre profonde Fragments de la jeunesse de Giordano Bruno

178

MARINA WARNER Filigrana Italiana

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NOTES

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TABLE DES ILLUSTRATIONS

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Direction éditoriale : Professeur Michel Jeanneret, président du Conseil de la Fondation Barbier-Mueller pour l’étude de la poésie italienne de la Renaissance, et Nicolas Ducimetière, secrétaire du Conseil de Fondation Iconographie : Caroline Gibert Graphisme : Dominick Emmenegger, Vitamine Traducteurs : Moreno Berva et Viviane Lowe Photogravure et impression : Musumeci SpA, Quart (Aoste) Imprimé en Italie (Union Européenne) ISBN 978-2-7572-1038-3 Dépôt légal : août 2016

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